Optimisation fiscale agressive d'entreprises du secteur de la vieillesse
Publication de la réponse au Journal Officiel du 16 novembre 2021, page 8303
Question de :
Mme Frédérique Dumas
Hauts-de-Seine (13e circonscription) - Libertés et Territoires
Mme Frédérique Dumas attire l'attention de M. le ministre de l'économie, des finances et de la relance sur l'optimisation fiscale agressive pratiquée par des entreprises intervenant dans le secteur de la vieillesse et de la dépendance (Ehpad et assurances vie), sur l'opacité de la traçabilité de leurs investissements ainsi que sur les conséquences des investissements réalisés par des institutions publiques françaises aux cotés de fonds d'investissements étrangers sur la souveraineté nationale et le respect des engagements internationaux de la France. La crise du covid-19 a jeté une lumière crue sur les conditions de vie et d'hébergement des résidents d'un certain nombre d'Ehpad. En France, 7 436 établissements d'hébergement accueillent un peu plus de 605 000 personnes âgées dépendantes. Ces chiffres devraient augmenter de manière exponentielle dans le futur. Le constat concernant la pénurie de personnels est alarmant. La pénibilité de leur activité, l'absence de réelle reconnaissance et la faiblesse des rémunérations ne peuvent que contribuer à amplifier cette situation. Le Gouvernement a annoncé mi-janvier 2020 une stratégie globale en faveur de la prévention de la perte d'autonomie pour les années 2020-2022, qui devrait concerner quelque 200 000 personnes. C'est dans ce contexte que le journaliste et lanceur d'alerte Maxime Renahy a mené une enquête très complète qui a permis de mettre en lumière des pratiques extrêmement préjudiciables aux citoyens et aux contribuables. Il s'avère que la rentabilité du secteur (Ehpad et assurance-vie) est très forte et que ce sont bien des centaines de millions d'euros qui sont transférés vers des paradis fiscaux. Les entreprises leaders dans ce marché de la vieillesse et de la dépendance sont en effet organisées en « poupées gigognes », très souvent domiciliées au Luxembourg, à Jersey ou vers d'autres paradis fiscaux, et les flux d'argent deviennent alors intraçables. À cet égard, un important groupe d'Ehpad en France, D., a transféré au moins 105 millions d'euros au Luxembourg entre mars 2017 et mars 2019. En effet, l'actionnaire majoritaire de ce groupe est le fonds britannique I., qui contrôle la chaîne d'Ehpad au travers d'une structure domiciliée à Jersey, un territoire réputé pour son opacité financière et sa fiscalité avantageuse. Or la Caisse des dépôts et des consignations a apporté de facto une caution à ces montages en investissant dans le groupe avec le concours d'un fonds d'État émirati. Le fondateur de ce groupe est à la tête d'une fortune qui a dépassé en 2019 le milliard d'euros, selon les informations du magazine Challenges, qui le classe à la 95e place du palmarès des Français les plus riches. En France, D. est détenu par plusieurs holdings fonctionnant en cascade : H., est elle-même détenue par C., elle-même détenue par F., elle-même détenue par la société K., à la tête du groupe. Si K. est détenue à 33,86 % par S., la holding du fondateur, son actionnaire majoritaire, T., est une société luxembourgeoise. Ce troisième groupe d'Ehpad français est donc détenu majoritairement par une société basée au Luxembourg. Les 55 % des parts qu'elle détient dans K. représentent quelque 128 millions d'euros (128 645 601 d'euros). Par ailleurs, T. a prêté pour plus de 570 millions d'euros (570 615 978) à K.. La quasi-totalité de cette somme (569 672 437 euros) a pris la forme d'obligations convertibles. À ce titre, ce sont plus de 85 millions d'euros d'intérêts (34 607 692 du 2 mars 2017 au 31 mars 2018 et 51 186 196 du 1er avril 2018 au 31 mars 2019) ont été ainsi transférés du groupe d'Ehpad, K., vers la société T. au Luxembourg. En France, K., la société qui émet les obligations, déduit de son bénéfice les intérêts qu'elle verse aux obligataires T.. Mais ces obligataires sont vus de l'autre côté de la frontière comme des actionnaires, qui sont exonérés sur les dividendes qu'ils perçoivent. On a en quelque sorte non seulement une double non-imposition - c'est-à-dire que rien n'est imposé nulle part - mais en plus, en France, on déduit les intérêts du bénéfice imposable. Un schéma similaire permet de faire remonter de l'argent de K. à une autre filiale, la société luxembourgeoise U. : entre mars 2017 et mars 2019, plus de 20 millions d'euros (20 043 932) remontent depuis K., à un taux d'intérêt de 11 %. Ces emprunts ont finalement permis de transférer plus de 105 millions d'euros vers le Luxembourg en un peu moins de deux ans. Or, d'une part, les taux d'intérêt élevés sont interdits par les directives européennes et, d'autre part, dans la réalité, les taux des crédits aux entreprises atteignent aujourd'hui un niveau historiquement bas. Les ramifications de D. et de ses actionnaires ne s'arrêtent pas au Luxembourg : par l'intermédiaire de plusieurs sociétés luxembourgeoises appartenant au fonds britannique I., T. est in fine contrôlée par une structure basée à Jersey - la plus grande des îles anglo-normandes réputée pour sa fiscalité plus qu'avantageuse. À une problématique d'optimisation fiscale agressive s'ajoutent par ailleurs des atteintes graves à la souveraineté nationale. En effet, outre le fait d'avoir apporté de facto sa caution à de tels montages financiers en investissant dans D., la Caisse des dépôts et consignations l'a par ailleurs fait avec le concours d'un fonds d'État émirati qui a lui-même investi dans une société d'armement russe. Avec 33,86 %, la société S. est l'autre actionnaire significatif de K., tête-mère française du groupe. S. est contrôlée à 76 % par une société, elle-même détenue par une holding, elle-même détenue par une société qui appartient au fondateur de D.. En 2014, le Caisse des dépôts et consignations et le fonds souverain de l'émirat d'Abu Dhabi ont créé un fonds d'investissement commun, FEF Capital (Franco Emirati Fund Capital). Ce fonds a investi en 2017 dans la holding du fondateur du groupe, S., à hauteur de 100 millions d'euros. Le FEF Capital détient désormais 11 % du capital de la holding (ses titres sont valorisés à plus de 42 millions d'euros) et se retrouve donc actionnaire indirect de D.. Or la Caisse des dépôts et consignations est une institution publique, placée sous le contrôle direct du Parlement et censée investir à « long terme au service de l'intérêt général et du développement économique des territoires ». Le FEF Capital est doté de 300 millions d'euros. le partenariat doit permettre d'investir dans des sociétés françaises et de soutenir leur développement à l'international. En 2017, la gestion du FEF Capital est finalement transférée de la CDC International Capital (filiale de la CDC) à Bpifrance International Capital, une filiale de la banque publique d'investissement, dont le capital est détenu par la CDC et l'État. Il est très difficile d'obtenir des renseignements sur la manière précise par laquelle la CDC et le fonds émirati investissent dans D.. Les comptes de 2018 de la CDC International Capital n'ont par exemple pas été publiés. Dans les comptes 2018 de FEF Capital, il est par ailleurs précisé qu'il s'agit d'une SASU, une société par actions simplifiée unipersonnelle, qui ne peut donc avoir qu'un seul actionnaire. Or de multiples communiqués de presse indiquent bien que FEF Capital est détenu à la fois par Bpifrance International et le fonds émirati. En France, l'encours des contrats d'assurance-vie avoisine les 1 800 milliards d'euros - une somme près de 8 fois supérieure au budget de l'État en 2019. Un important groupe d'assurances français investit l'argent des épargnants, via un fonds contrôlé depuis Jersey, dans le même fonds émirati. Une partie des assurances-vie françaises finance ainsi le fonds souverain de l'émirat d'Abu Dhabi, lui-même investisseur du Softbank Vision Fund, un fonds d'investissement dédié aux nouvelles technologies qui a perdu 16 milliards d'euros pendant la crise du covid-19. En 2018, l'ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn confirmait l'augmentation des aides publiques à destination des Ehpad : « Les moyens alloués aux Ehpad sont passés en dix ans de 5 à 10 milliards d'euros par an ». C'est donc ainsi que les impôts des Français financent indirectement des structures à l'opacité redoutable, implantées ou liées à des États connus pour leur opacité financière et leur fiscalité plus qu'avantageuse, réalisant des investissements sans contrôle. Cela alors que les besoins concernant le financement de la dépendance liée à la maladie et à la vieillesse sont devenus exponentiels. En 2017, la société française d'investissement privé A. a injecté 2,5 milliards de dollars dans le fonds émirati. A. a investi par le truchement du fonds B., qu'elle contrôle. Les fonds B. proviennent en partie de la société française M., qui a annoncé un investissement de 269 millions d'euros dans B., dont 33 % ont déjà été libérés. M. est l'une des filiales dans lesquelles le groupe d'assurances français précité investit l'argent des assurances-vie souscrites par les épargnants. Une partie des investissements de M. (filiale du groupe d'assurances), qui investit dans le fonds B., est contrôlée depuis Jersey. B. , déclarée en Écosse, est en fait administrée à Jersey. Ces juridictions à la fiscalité séduisante ne sont pas uniquement utilisées pour échapper à l'imposition : elles permettent aussi d'anonymiser les transactions et les montages financiers. Ainsi, les comptes de B. ne sont pas disponibles. Impossible donc pour un épargnant d'obtenir des preuves des investissements réalisés ou d'accéder aux comptes des sociétés offshore dans lesquelles l'épargne est placée. Le groupe A. a déclaré appliquer des règles très strictes pour l'ensemble de ses investissements et a exclu le fait de réaliser tout investissement dans l'armement de manière directe ou indirecte, c'est-à-dire aussi via des fonds qui investiraient dans l'armement. Pourtant, le groupe a par ailleurs admis qu'il est possible que le fonds émirati ait investi dans des hélicoptères en Russie ou dans le Vision Fund du japonais Softbank mais qu'il l'ignore. Baser une structure au Luxembourg ou à Jersey alors que l'activité essentielle est réalisée en France a des conséquences significatives pour les finances publiques. D. use de l'ingénierie financière qui consiste à édifier des sociétés-écrans, pour dégager une hyper-rentabilité tout en échappant à l'administration fiscale et aux règles comptables en vigueur en France. Dans la mesure où il est impossible d'obtenir de manière naturelle des informations essentielles comme la destination de l'argent des assurances-vie contractées en France ou de l'argent des contribuables lorsque les sommes transitent par des structures offshore et que la nature des contrôles réalisés par les différents intervenants sont déficients, Mme la députée demande à M. le ministre de bien vouloir lui apporter des réponses aux questions suivantes. Pourquoi l'État français, actionnaire indirect d'une chaîne d'Ehpad D., cautionne-t-il de fait qu'une partie des profits soit transférée au Luxembourg via les sociétés T. et U., contrôlées in fine par une structure du fonds I. domiciliée à Jersey, connu pour sa fiscalité avantageuse ou via des montages financiers comme le remboursement d'intérêts de dette à des taux prohibitifs et alors que la problématique de la vieillesse et de la dépendance vont peser de manière de plus en plus importante indiqué sur les finances publiques ? Pourquoi Bpifrance et la Caisse des dépôts et consignations, bras armés de l'État français, collaborent-ils à travers un fonds d'investissement commun, avec un fonds souverain d'Abu Dhabi qui achète de l'armement français mais aussi de l'armement russe, via Russian Helicopters, et ce, malgré l'embargo européen sur la Russie, donc au mépris des engagements internationaux ? Pourquoi l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), chargée de surveiller l'activité des banques et assurances en France n'est-elle pas en mesure, comme elle l'a fait savoir, de vérifier la solidité des investissements réalisés avec l'épargne des Français et de tracer les sommes transférés dans les paradis fiscaux via des sociétés offshore ? Elle lui demande de bien vouloir répondre sur ces points.
Réponse publiée le 16 novembre 2021
La Direction générale des finances publiques a fait de la lutte contre la planification fiscale agressive un objectif prioritaire, et ce depuis de nombreuses années. En matière d'impôts directs, les derniers résultats chiffrés du bilan 2019 du contrôle fiscal international font apparaître des résultats globaux de 5,7 milliards d'euros en base, en progression de plus de 12 % par rapport à 2018 (5,1 milliards). Ces résultats se caractérisent par une méthode reposant sur la mise en œuvre par l'administration des dispositifs votés par le Parlement visant l'évasion fiscale en matière d'impôts directs, associée à la valorisation et l'exploitation des informations échangées dans le cadre des directives et traités internationaux d'échange d'informations fiscales en vigueur ratifiés par la représentation nationale, notamment la DAC1 pour les revenus d'activités, la DAC2 pour les comptes bancaires, la DAC3 pour les rescrits et la DAC4 pour les rapports pays-par-pays. La mise en œuvre des outils anti-abus vise aussi bien les particuliers que les entreprises qui se livreraient à une planification agressive dommageable pour le budget national et représente la plus grande part des contrôles suivis de rectifications en matière de contrôle fiscal international (plus de 4 milliards d'euros), répartis comme suit : - transferts de bénéfice intra-groupe (article 57 du CGI) : près de 4 milliards d'euros en base - domiciliation fiscale et établissements stables (article 4B du CGI pour les personnes physiques et 209-I pour les personnes morales) : près de 300 millions d'euros en base - dispositifs anti-abus visant les régimes fiscaux privilégiés (articles 209 B du CGI ; 238 A du CGI ; 123 bis du CGI) : près de 655 millions d'euros en base Par ailleurs, le développement des échanges automatiques d'informations fiscales et l'exploitation des données ainsi obtenues, adossés à plusieurs plans de contrôle, ont permis de généraliser l'application de l'amende prévue à l'article 1736 IV du code général des impôts relatif aux comptes bancaires à l'étranger non déclarés, dont le rendement a progressé de 3 M€ en 2018 à 17,5 M€ en 2019. En dépit de la crise sanitaire, les instructions de l'administration fiscale ont porté à l'attention des directions d'enquête et de contrôle le fait que certains groupes étaient susceptibles de réorganiser leur activité et de remettre en cause la répartition de leurs bénéfices ou la fiscalisation de certains produits sur le territoire national. De même, les contrôles coordonnés relatifs à la détention de comptes à l'étranger non déclarés initiés par la direction générale des finances publiques (DGFiP) depuis 2016 se sont poursuivis, conformément aux orientations nationales de reprise de l'activité du contrôle fiscal en juillet 2020. Il en va de même vis-à-vis des montages agressifs et des fraudes portant gravement atteinte à la souveraineté budgétaire. Par ailleurs, le service du contrôle fiscal renforce l'exploitation des données issues des échanges obligatoires par de nouveaux outils favorisant la transparence fiscale et notamment celles relatives aux montages transfrontières potentiellement agressifs (DAC6) qui sont échangées entre états-membres de l'Union européenne depuis le 1>er >janvier. Enfin, le maintien à un niveau significatif des opérations de contrôles internationaux coordonnés visent à contribuer à conforter une dynamique qui, en dépit du contexte actuel, est favorable au contrôle fiscal international. Concernant plus particulièrement les sociétés offshore, la direction générale des finances publiques travaille avec certaines juridictions inscrites sur la liste française des États et territoires non coopératifs à la résolution de dossiers issues notamment des Panama Papers. Elle veille à la qualité et à la quantité des informations transmises, au moyen de réunions bilatérales, et pourra ainsi aider à la prise de décision sur leur maintien ou leur retrait sur cette liste. Enfin, la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) de la direction générale des finances publiques compte parmi ses services opérationnels des brigades nationales d'investigation qui sont chargées de détecter les mécanismes frauduleux notamment des grandes entreprises et de conduire des enquêtes en vue de proposer des contrôles spécifiques. Les activités sur lesquelles portent ces investigations touchent tous les secteurs de l'économie.
Auteur : Mme Frédérique Dumas
Type de question : Question écrite
Rubrique : Entreprises
Ministère interrogé : Économie, finances et relance
Ministère répondant : Économie, finances et relance
Signalement : Question signalée au Gouvernement le 21 juin 2021
Dates :
Question publiée le 15 septembre 2020
Réponse publiée le 16 novembre 2021