Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, à huis clos, de M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin (ministère de l’économie et des finances) 2

– Présences en réunion................................20


Jeudi
9 février 2023

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 10

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 9 février 2023

La séance est ouverte à onze heures quarante.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nos deux auditions de la journée seront consacrées aux circuits financiers illégaux que des puissances étrangères ou des groupes transnationaux pourraient utiliser pour commettre leurs méfaits. Les financements illégaux peuvent servir l’ingérence ; l’ingérence peut, au rebours, avoir pour finalité de créer des circuits financiers opaques au profit d’entités extérieures criminelles ou étatiques.

Nous recevons ce matin M. Guillaume Valette-Valla, directeur du service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins, plus connu sous le nom de Tracfin. Comme pour les autres acteurs de la communauté du renseignement, cette audition se déroule à huis clos. Elle fera l’objet d’un compte rendu qui pourra être publié sous le contrôle de M. Valette-Valla. Je rappelle à tous l’obligation de discrétion à laquelle nous sommes tenus concernant les informations qui seront apportées au cours de cette réunion.

Monsieur le directeur, je vous remercie d’être venu répondre à nos questions. Tracfin est le bras armé du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dans la lutte contre la fraude financière. Notre commission d’enquête voulait donc vous entendre pour disposer d’un tableau précis des techniques et des moyens que des puissances étrangères ou des groupes transnationaux peuvent utiliser, directement ou indirectement, pour attenter à nos intérêts. Nous souhaitons aussi savoir si vous estimez suffisants et pertinents les moyens dont dispose votre service ou si notre commission devrait proposer que des moyens supplémentaires vous soient alloués.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Guillaume Valette-Valla prête serment.)

M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin. Les stratégies d’influence et d’ingérence sont nécessairement financées par des sommes, petites et grandes, et le service chargé du renseignement financier rattaché au ministre de l’économie et des finances dispose à cet égard de ses propres sources d’information grâce aux déclarations de soupçon adressées par les professionnels financiers et non financiers assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Connaître l’action que nous menons est donc intéressant pour nourrir votre réflexion sur l’évaluation des menaces et les moyens d’y remédier ou de les entraver.

Certains cas rapportés par la presse entrent directement dans le champ de votre commission d’enquête : le « Fifagate », avec la procédure ouverte par le ministère de la justice des États-Unis au sujet de l’ingérence et de l’influence exercées par certains pays telle la Fédération de Russie pour se voir attribuer l’organisation de la Coupe du monde ; plus récemment, le « Qatargate » au sein du Parlement européen, qui a conduit à des opérations des services de renseignement financier et de l’autorité judiciaire belges ; mais aussi, en 2019, des opérations d’influence et d’ingérence chinoises visant à entraver le déroulement démocratique des élections fédérales au Canada. Ces exemples d’interventions extranationales illustrent la prégnance de l’ingérence et de l’influence. Tracfin, service de renseignement de Bercy, appréhende cette question de façon opérationnelle et conduit ses investigations en application des codes qui régissent son activité : le code de la sécurité intérieure et surtout le code monétaire et financier, qui nous donne des prérogatives particulières.

La menace, pour ce qui concerne l’objet de votre commission d’enquête, a désormais un caractère hybride, s’agissant notamment des véhicules juridiques ou financiers utilisés par les États et par des puissances étrangères directement ou indirectement liées à leurs gouvernements. On voit une manifestation de cette évolution dans l’affaire judiciarisée en Belgique, qui met en cause le Qatar par le biais d’organisations non gouvernementales (ONG) qui auraient en France le statut d’associations loi de 1901. L’hybridité de la menace tient aussi à la diversité des techniques utilisées. Cela explique que Tracfin, service de renseignement financier, a pour spécificité la technicité, fondée sur une maîtrise du droit et du chiffre, de ses collaborateurs, qui n’œuvrent pas sur le terrain ; c’est ce qui nous distingue des autres services de renseignement.

Le droit lui-même peut désormais être un instrument d’influence et parfois d’ingérence ; en l’espèce, on ne parle plus de puissances orientales mais de grandes puissances qui, de l’autre côté d’un grand océan, essaient d’appliquer leur législation extra territorialement, tout particulièrement en matière de probité et de lutte contre la corruption. Notre service a contribué, avec d’autres, à tenter d’entraver ces ingérences pour protéger certains de nos concitoyens et certaines de nos entreprises, qu’elles opèrent en France ou à l’étranger.

Par son fondement juridique de Tracfin, petit service qui compte 200 collaborateurs, a une double nature. En sa qualité de service de renseignement, notre direction a des missions précisément définies par les textes ; elles impliquent que l’ensemble des collaborateurs du service sont habilités par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Nous sommes soumis à des secrets, et nous rendons compte à la délégation parlementaire au renseignement. Mes propos seront donc nécessairement prudents et limités aujourd’hui pour garantir les secrets auxquels notre action directe ou celles de nos partenaires nationaux sont attachées, mais nous en rendrons évidemment compte à l’instance qui nous contrôle, comme il est indispensable dans une démocratie.

Nous avons rejoint la communauté du renseignement sur décision du premier coordonnateur national du renseignement en raison de notre capacité à détecter les flux financiers abondant les opérations terroristes qui menaçaient nos intérêts vitaux. Nous sommes, depuis lors, un service de renseignement du premier cercle, particulièrement pour ce qui concerne l’ingérence.

L’ingérence est, pour nous, le noyau dur des phénomènes concentriques qu’embrasse votre commission, puisqu’on parle de tentatives de pénétration agressives, parfois clandestines, de puissances étrangères  sachant que dans le cercle des États il n’y a pas d’amis mais seulement des intérêts, et cela vaut même pour ceux qui sont réunis au sein d’organes supranationaux dans lesquels la France est engagée depuis plusieurs décennies sur le continent européen.

Soit directement, soit en partenariat avec la DGSI, nous traitons de trois thématiques. La première est l’ingérence économique, à laquelle j’ai fait allusion en évoquant les entraves mises à l’application en France du principe de l’extraterritorialité des lois américaines. Nous avons signalé un certain nombre de dossiers à ce sujet au procureur de la République financier. Il vous en parlera peut-être plus aisément que moi, qui suis soumis au secret des enquêtes que le Parquet national financier peut diligenter sur le fondement des signalements de Tracfin, particulièrement sur ce thème.

Nous traitons aussi de l’ingérence visant différents cercles de décision français. Nous ne sommes pas en première ligne puisque le contre-espionnage ou la lutte contre cette forme d’ingérence a été historiquement le travail de feue la direction de la surveillance du territoire et aujourd’hui de la DGSI. Mais Tracfin, par ses capacités de détection de vecteurs financiers, est susceptible de signaler à ses partenaires des dossiers pouvant illustrer cette ingérence. Trop souvent, la presse se focalise sur l’ingérence visant des élus nationaux ou locaux, mais des affaires récentes intéressant des organisations multilatérales, par exemple en matière d’investissement, doivent aussi appeler l’attention sur les agents publics titulaires non élus. C’est un de nos axes de travail.

Notre troisième axe de travail concerne l’ingérence dite cultuelle. Tracfin a fait état, dans ses rapports publics, de certaines actions menées à ce sujet. Parfois, les chefs des services de renseignement tendent, si je puis dire, à voir le verre négativement plein en ce domaine, jugeant la menace croissante et hybridée. Or la législation récente, notamment la loi confortant le respect des principes de la République adoptée le 24 août 2021, a eu un effet massif et, de notre point de vue, très positif : concrètement, la détection par notre service de financements étrangers d’associations cultuelles radicalisées s’est très fortement réduite.

Voilà ce qu’il en est de la mission la plus récente de Tracfin. Nous en avons une autre, celle pour laquelle le service a été créé : Tracfin est une cellule de renseignement financier au sens du code monétaire et financier. Je décrirai notre activité à ce titre en vous disant, pour commencer, ce que nous ne sommes pas. D’abord, nous ne sommes pas un service du ministère de la justice et ne travaillons pour des enquêtes diligentées par des juges d’instruction ou des procureurs, qui disposent pour ce faire des services de gendarmerie et de police. Ensuite, nous ne travaillons pas d’initiative. Cette précision importante doit être gardée à l’esprit pour comprendre ce que la législation nous autorise et ne nous autorise pas à faire : puisque, juridiquement, nous ne pouvons travailler que si nous avons une information en base, nous ne fondons nos travaux ni sur les déclarations de lanceurs d’alerte ni sur des articles de presse.

Quelles sont les informations de Tracfin en base ? Tracfin est nourri par les déclarations de soupçon reçues des 200 000 déclarants de France, qui représentent quarante-huit professions hétérogènes, par exemple les agents sportifs – ce qui est très intéressant pour traiter de sujets tels que le Fifagate – et surtout les professions du chiffre et du droit, soit, pour plus de 90 %, les établissements financiers et les banques.

Pour les PPE, tels les députés ou certains fonctionnaires figurant sur la liste établie par le droit communautaire et reprise en France, ces établissements doivent faire preuve d’une particulière vigilance. Cela signifie que lorsque des opérations à leurs yeux suspectes interviennent au débit ou au crédit d’un compte de l’une de ces personnes, ou lorsqu’elles procèdent à des achats de biens immobiliers ou matériels, le conseiller clientèle de la banque, le notaire chargé de conclure l’opération, l’avocat qui conseille demanderont à leur client, parce que cela s’impose à eux, de justifier l’identité du cocontractant ou la nature de la prestation effectuée. Il résulte de cette obligation légale que nous recevons chaque année plus de 160 000 déclarations de soupçon. Il nous revient alors soit de lever le soupçon de blanchiment, soit de confirmer qu’une infraction a été commise : abus de bien sociaux lorsqu’il s’agit d’un dirigeant d’entreprise, abus de confiance s’il s’agit d’une association loi de 1901. Nous sommes tenus d’agir sur le fondement de déclarations de soupçon ; il y a là une forte limite à l’action du service.

Il en est une autre : à la différence d’autres directions, Tracfin travaille en chambre. Nous ne sommes pas sur le terrain, nous n’interrogeons jamais aucune des personnes suspectées par une banque d’avoir commis une infraction, nous ne plaçons personne en garde à vue. Nos procédures sont secrètes, et nous nous enorgueillissons que pas une fois en plus de trois décennies d’histoire du service une déclaration de soupçon n’ait été rendue publique. C’est une garantie précieuse pour deux raisons. D’une part, ce partenariat public-privé sui generis entre les banques et la cellule de renseignement financier, en France comme partout dans le monde, implique la confiance des déclarants. D’autre part, il ne s’agit que de bribes de soupçons, et l’entité publique que nous sommes se doit d’éviter de participer à l’avènement d’une société du soupçon généralisé en rendant publique sa banque de données. Nous essayons par tous les moyens, juridiques et de conviction, d’appeler l’attention sur le fait que les déclarations qui nous sont faites ne constituent qu’une banque de soupçons – pas plus, pas moins.

C’est donc sur la base des déclarations de soupçon reçues de professionnels en France et d’informations émanant de nos homologues étrangers que nous sommes susceptibles de lancer des investigations.

Nous recevons quelque 165 000 déclarations par an et, toutes vérifications faites, nous adressons plus de 3 000 notes d’information et de renseignement aux administrations et aux services partenaires, dont, selon les années, 500 à 600 signalements à l’autorité judiciaire, notamment le Parquet national financier et le Parquet national antiterroriste, en suggérant des entraves judiciaires aux agissements constatés.

Tracfin sert la communauté du renseignement, et fait des signalements au Parquet national financier lorsqu’il l’estime nécessaire après analyse, enrichissement, croisement des données en sa possession, exercice de ses droits de communication, interrogation de ses partenaires à l’étranger. Même s’il y a moins de transactions en espèces aujourd’hui, le fait que Tracfin suive les flux financiers à travers la planète, notamment dans les juridictions les moins coopératives, est utile à l’écosystème administratif en matière d’atteintes à la probité. Les investigations de Tracfin sont à l’origine, selon les années, de 15 % à 20 % des dénonciations de corruption d’agents publics à l’étranger ; notre contribution est donc substantielle.

Sur le plan national, notre activité est constante mais le nombre d’affaires est très faible. Je l’ai dit, de 165 000 déclarations de soupçon annuelles résultent quelque 3 000 notes dont 500 signalements à l’autorité judiciaire – dont 16 signalements pour des faits de corruption en 2021, 18 en 2020, 11 en 2019. Il faut donc ramener ce sujet à sa juste proportion et je ne décrirai pas la menace corruptive comme virulente. Avons-nous observé, ou nos déclarants ont-ils observé, des ingérences brutales d’un pays étranger visant à corrompre un élu ou un haut fonctionnaire – par exemple, un virement de la banque centrale de Russie ou d’une banque liée à l’État russe vers le compte d’un élu ou d’un agent public ? Jamais.

Avons-nous été amenés, au cours des quinze dernières années, à signaler à la justice des versements qui nous paraissaient provenir d’entités liées, directement ou indirectement, à des pays étrangers ? Oui, mais dans un nombre de cas infinitésimal, et sans que nous ayons juridiquement les moyens de dire s’il s’agissait d’ingérence ou de transactions commerciales habituelles – des cessions de créances, par exemple, lorsqu’il s’agit de personnes morales liées au financement de la vie politique.

Enfin, notre service a aussi pour tâche de détecter le financement étranger des lieux de culte. Je vois que vous avez notre rapport d’activité sous les yeux, madame la rapporteure. Vous y aurez lu, page 77, la description d’un cas d’ingérence manifeste. Le service a détecté, puis dénoncé à ses partenaires administratifs compétents, le financement – en cascade opacifiée pour masquer l’identité du donneur d’ordre –, par la représentation diplomatique en France d’une puissance méditerranéenne, d’une association cultuelle qui elle-même finançait un groupe scolaire attentivement suivi par les services en raison de son manque de respect des principes républicains. Dans ce cas précis, nous avons détecté l’ingérence étrangère et avons permis, avec les autres services compétents, de l’entraver.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué ne pouvoir utiliser ni les articles de presse ni, contrairement à vos collègues américains, les renseignements donnés par les lanceurs d’alerte. Ressentez-vous cet empêchement juridique comme un manque pour votre service ? Pouvoir agir en prenant pour base les déclarations de lanceurs d’alerte vous serait-il utile ? Je ne parle pas de zozos racontant n’importe quoi dans des lettres anonymes mais de gens sérieux, ayant travaillé dans une banque, une organisation ou le milieu politique. Quelles informations vous permettent de lancer une investigation ?

M. Guillaume Valette-Valla. Vous l’avez compris, les modalités de travail que j’ai décrites concernent uniquement le volet anti-blanchiment de notre activité datant de la création du service ; pour celle de nos missions qui date de 2008, les modalités de coopération, de requête, d’interconnexion des systèmes d’information des services de renseignement du premier cercle font l’objet d’un contrôle par ailleurs.

Le décret du 9 mai 1990 a créé une cellule de renseignement financier au sens juridique du terme. Dans ce cadre, le processus repose d’abord sur un partenariat public-privé. Quarante-huit professions dont, bien sûr, les professions bancaires, jugées par nos pairs étrangers très accomplies dans leur appréciation des risques, établissent une cartographie des risques en fonction des zones géographiques et des opérations visées, selon qu’il s’agit, par exemple, de blanchiment par le jeu dans les casinos ou d’achats d’assurance vie à la Caisse d’épargne par certains vecteurs. En bref, toutes sortes de paramètres sont intégrés dans les systèmes d’information des directions de la conformité des grandes banques et des grandes compagnies d’assurances, qui génèrent, automatiquement ou avec le concours de salariés de ces directions, les déclarations de soupçon que nous recevons en très grand nombre.

Nous recevons également chaque année environ 3 000 informations de soupçon provenant des autres administrations : signalement de l’administration fiscale qui a eu connaissance d’un avoir bancaire non déclaré à l’étranger, signalement d’un préfet… Ainsi, le Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie nous a récemment signalé des propositions suspectes de placements à Nouméa par des financiers selon lui liés à la Chine.

Sur la base de cette très importante masse de données, fruit de ces deux types d’informations, intégrée dans notre système d’information lui-même auditable par nos pairs, nous engageons nos enquêtes. Elles s’ouvrent toutes par le numéro d’enregistrement de la déclaration de soupçon ou de l’information de soupçon issue du signalement d’une administration ou d’une cellule sœur étrangère. Ce préalable a toujours fermé la porte à d’autres sources d’information. C’est la position traditionnelle du service de refuser d’intégrer des informations provenant de la presse ou des lanceurs d’alerte, et nous ne revendiquons pas d’extension parce que nous ne voulons pas que notre base de données soit « polluée » par des informations de différentes natures.

Les déclarations de soupçon transmises à Tracfin représentent un coût pour l’industrie financière, les avocats, les notaires, qui passent du temps à rédiger les documents requis. L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, institution dépendant de la Banque de France, contrôle la juste application par les banques de leurs obligations de déclaration, sous la menace de sanctions disciplinaires ou financières très fortes ; cela a un coût. Il en va de même pour les organes de contrôle propres aux autres professions assujetties, qui vérifient la bonne application de l’obligation de déclaration à Tracfin, sur la base des informations dont dispose le conseiller clientèle ou le notaire qui va opérer, de ce qui n’est qu’un soupçon – mais ce soupçon n’est pas une information sans conséquence, puisqu’il est auditable. Notre situation ne serait pas la même si nous devions intégrer dans notre banque de données les informations provenant de lanceurs d’alerte dont nous n’avons ni le temps, ni les ressources, ni les moyens juridiques de qualifier le propos.

Cela dit, nous travaillons en chambre mais pas dans un bunker ; nous consultons évidemment les sources ouvertes et prenons en considération les délits dévoilés. Nous avons bien entendu travaillé sur les diverses fuites d’informations – leaks –, mais nous n’allons pas les chercher. À mon sens, cette passivité doit être maintenue pour garantir la qualité de la base de données de Tracfin et la qualité des informations que nous adressons à nos interlocuteurs, qui ne sont pas du recyclage de produits journalistiques. C’est ainsi, je pense, que le perçoivent nos partenaires, dont l’un de nos grands « clients finaux », le procureur national financier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Soit. Cependant, on peut penser que les branches professionnelles ne font peut-être pas toutes les déclarations de soupçon qui devraient être faites, soit en raison de conflit d’intérêts, soit qu’une faute pénale ou une erreur interne grave ait été commise – on en a vu lors de la crise financière et, aux États-Unis notamment, des lanceurs d’alerte salariés de banques ont fait des déclarations très utiles. J’entends vos arguments, mais que se passerait-il si vous aviez plus de moyens ? Deux cents agents traitent 165 000 déclarations de soupçon et rédigent 3 000 notes et de 300 à 500 signalements chaque année ; pour le profane, la charge de travail semble considérable. Si vous disposiez de moyens financiers et humains supplémentaires, votre position sur les lanceurs d’alerte serait-elle la même ou cela vous permettrait-il d’ouvrir votre champ d’investigation, tout en restant passifs puisque vous n’iriez pas plus démarcher que vous ne le faites à présent ?

M. Guillaume Valette-Valla. Tout directeur d’administration ne peut qu’accueillir favorablement la perspective d’une recommandation parlementaire visant à renforcer ses moyens… Mais, étant à la tête d’un service du ministère des comptes publics, je connais les contraintes et je ne formule pas de vœu particulier.

Agents d’un service de renseignement, tous les collaborateurs du service travaillent sous anonymat. L’identité d’une poignée seulement d’entre nous est révélée, dont la mienne, et je reçois au moins une fois par mois des messages de prétendus lanceurs d’alerte. Je suppose que vous êtes également destinataires de courriers signalant des faits ou dénonçant des crimes dont les auteurs disent avoir été victimes ou témoins. En de tels cas, la bonne manière de faire est de transmettre ces signalements à l’autorité judiciaire qui procédera à la qualification des faits et aux interrogations nécessaires, pas à Tracfin, service administratif qui, je le redis, n’interroge ni les déclarants ni les personnes suspectées. C’est une garantie de la qualité de nos signalements. Nous la voulons la meilleure possible et elle a été évaluée en ce sens, mais ce n’est pas plus que cela. Par ailleurs, des lanceurs d’alerte sont parfois eux-mêmes les objets de services de puissances étrangères – des cas sont documentés. Le Parlement a voulu encadrer et protéger les ONG et les lanceurs d’alerte mais il arrive aussi qu’il y ait des dérives qui peuvent amener à s’interroger au regard du thème de votre commission d’enquête.

En résumé, le service de renseignement financier de la France a suffisamment de canaux d’information et n’a pas besoin de dispositions juridiques nouvelles pour mettre en œuvre la législation relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’apprécie la précision de vos réponses. Vous avez mentionné un faible nombre de signalements de soupçon de corruption. J’aimerais connaître votre sentiment sur l’état de la corruption du personnel politique, des partis, de leurs permanents et conseillers, mais aussi des hauts fonctionnaires et des agents publics – par exemple dans les autorités administratives indépendantes qui ont acquis un très fort pouvoir ces dernières années. Les commissaires ont-ils lieu de s’inquiéter de l’ampleur de la corruption en France ou peuvent-ils se rassurer ? Les institutions de la République nous protègent-elles correctement de ces dérives ou faut-il les renforcer ?

M. Guillaume Valette-Valla. J’ai été auditionné récemment par une commission qui, au sein de l’OCDE, travaille, à l’initiative des États-Unis, sur la kleptocratie. Ces travaux nous permettent de nous comparer, et une brève rétrospective montre que l’État français, en 2023, n’a plus rien à voir avec ce qu’il était en 2003. Ce serait mentir que ne pas considérer comme très positive l’évolution qui a conduit le Parlement, au moins cinq fois au cours des dernières années, à modifier substantiellement le cadre et les obligations qui s’appliquent à tous les acteurs que vous avez mentionnés, créant pour cela des institutions ex nihilo et les dotant de moyens. Cette évolution fait que l’évaluation tant par nos partenaires de l’OCDE – qui travaille en ce moment à la révision de la convention de Mérida relative à la lutte contre la corruption des agents publics à l’étranger – que par le Groupe d’action financière (GAFI), dans un rapport publié en mai 2022 au terme d’un processus long de deux ans et demi pendant lequel toutes les administrations et tous les services, autorité judiciaire comprise, ont été mis à contribution, a été extrêmement positive pour la France.

S’agissant des élus au plan national, je vois mal ce que l’on peut proposer de plus car, et c’est heureux, doivent être conciliés les principes à valeur constitutionnelle de respect de la vie privée, de proportionnalité, d’utilité et de pertinence. En bref, tous les dispositifs déclaratifs et d’investigation ont été mis en œuvre pour garantir la probité des élus. Cela interdira-t-il qu’un cas se produise néanmoins parce que quelqu’un aura décidé de ne pas respecter les normes qui s’appliquent à lui ? Non, à l’évidence, mais cela, de mon point de vue, n’est plus vraiment dans les mains du législateur, qui élabore des normes générales. Dans le même esprit, ce n’est pas parce que le code pénal prohibe l’assassinat que, lorsque des meurtres ont lieu en France, on vient interroger le législateur qui a écrit la disposition interdisant la commission de tels actes.

Pour Tracfin, la menace de corruption des élus au plan national, membres du Gouvernement et du Parlement notamment mais pas eux seulement, est incomparablement plus faible en France qu’ailleurs, y compris dans des pays voisins auxquels on ne songe pas. Ainsi en sommes-nous encore à essayer de collaborer avec la cellule de renseignement financier allemande qui est dans une situation complexe et sans responsable depuis plusieurs mois ! Dans ce pays, la situation des élus, sur le plan fédéral comme dans les Länder, telle que la rapportent plusieurs enquêtes ou révélations, est celle qui prévalait dans la France du début des années 1990 : n’y existe aucune des organisations créées par le législateur français. L’appréhension par nos partenaires européens est à l’état embryonnaire, mais le Qatargate a fait surgir des velléités de création d’institutions similaires à celles que le Parlement français a installées : déontologue qui vous conseille, ici, dans l’exercice de votre mandat, autorité administrative indépendante, juridiction spécialisée… La France est indubitablement très en avance pour ce qui concerne les dispositifs anticorruption relatifs aux élus nationaux.

La situation est peut-être un peu moins favorable s’agissant des élus au sein des collectivités territoriales, mais l’appréciation du risque fluctue selon les lieux. Dans quelques jours, le ministère rendra publique l’analyse nationale des risques en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, et un chapitre de ce document concernera « les îles ». Certains indicateurs ont en effet conduit le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme à considérer que les départements et régions d’outre-mer sont, en matière de blanchiment en général, dans une zone de risque particulière. De même, l’appréciation du risque n’est pas la même pour toutes les régions de métropole, ni donc, probablement, la situation de leurs élus et des fonctionnaires qui travaillent auprès d’eux. Le risque n’est pas uniformément réparti et rassembler tout le monde en une seule catégorie traduirait imparfaitement la réalité telle que nous l’appréhendons.

Aborder la situation des agents publics nous éloigne beaucoup du champ de votre commission d’enquête, mais c’est un enjeu d’intérêt pour nous, s’agissant notamment de certains agents titulaires exerçant des fonctions d’autorité. Je prendrai l’exemple de la Belgique : au port d’Anvers, certains fonctionnaires amenés à contrôler des flux de marchandises et de capitaux sont en première ligne, susceptibles à l’évidence de se trouver dans des situations qui les mettent aux marges du droit pénal relatif aux atteintes à la probité ; je pense être assez clair. C’est un sujet d’intérêt pour la direction générale des douanes et d’autres services, si bien qu’assurément nous aurons à investiguer cette dimension au cours des prochaines années.

Mais en discutant la semaine dernière, à Dakar, lors de la réunion bisannuelle des 167 cellules de renseignement financier mondiales, avec mes homologues canadien et même américain, me venait à l’esprit l’expression « quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console ». Objectivement, en cette matière, on se console très fortement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Certains pays sont-ils distinctement plus préoccupants que d’autres ? Vous avez mentionné, sans doute à juste titre, la Russie. Pouvez-vous définir à quel point la Russie ou des satellites de l’ancienne Union soviétique sont impliqués dans ce type d’actions ? Est-ce que d’autres zones sont concernées mais sous-estimées par la presse ? Des flux proviennent-ils d’entités établies sur le territoire de partenaires traditionnels de la France, par exemple l’Allemagne dont vous avez évoqué la faiblesse des institutions en ce domaine ? Quelle est votre appréciation du risque relatif au financement des ONG et, par ce biais, à l’influence qu’elles peuvent exercer sur notre territoire ? Pendant très longtemps, les ONG ont été assimilées, en France, à de sympathiques associations de statut loi de 1901, ce qui a créé une certaine confusion empêchant toute critique, même quand, de toute évidence, elles présentaient un problème. Ce n’était pas le cas dans le monde anglo-saxon, où la critique est plus libre.

M. Guillaume Valette-Valla. Les associations, personnes morales, sont susceptibles d’être détectées et déclarées par les professionnels, notamment les banques. Pour l’essentiel, les déclarations de soupçon qui nous sont faites sont sans lien direct avec l’objet de votre commission : nous n’avons pas reçu de déclarations de grandes banques commerciales françaises nous indiquant avoir vu transiter depuis le compte bancaire de l’ambassade de Russie ou du Qatar en France le financement de telle ONG qui publie des prises de position politiques dans les grands journaux. Peuvent avoir un écho avec l’objet de votre commission des mouvements de fonds inexpliqués, souvent sur les comptes de dirigeants, laissant le conseiller clientèle penser à un usage à des fins personnelles. L’essentiel des déclarations concernant les associations ont à voir avec leur activité, soit qu’elle paraisse non conforme à son objet parce que lucrative, soit qu’il y ait soupçon de travail dissimulé ou suspicion d’abus de confiance. Sur cette base, nous investiguons en consultant notre banque de données et nos partenaires, en France et à l’étranger – en 2020, nous avons interrogé nos partenaires étrangers au sujet de plusieurs milliers cibles. En suivant les mouvements de fonds autant que nous le pouvons, y compris dans les juridictions les moins coopératives, et en déterminant le patrimoine de telle ou telle entité physique ou morale, nous caractérisons parfois ces abus de confiance.

Il nous est arrivé, mais le nombre de cas se compte sur les doigts d’une main, de soupçonner que des fonds participaient effectivement d’une stratégie d’influence, soft power ou hard power. J’ai évoqué le financement cultuel, mais c’est évidemment le cas dans d’autres affaires, dont un dossier relatif à la Russie que nous avons signalé il y a deux ans au parquet de Paris. Une enquête préliminaire a été ouverte sur laquelle je n’ai pas d’information et qui est d’ailleurs couverte par le secret. Elle visera, d’une part, à cerner le volet mis à jour par Tracfin et à déterminer s’il y a eu ou non abus de confiance, blanchiment d’abus de confiance, de fraude fiscale ou d’un crime. La justice, avec ses moyens propres, définira si ces faits objectifs s’inscrivent dans un schéma d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation –. On mentionne aujourd’hui la prise illégale d’intérêt dans les atteintes à la probité, mais elle n’a pas de lien à proprement parler avec l’interférence ou l’ingérence. Feue l’incrimination de haute trahison perdure en matière pénale mais elle est hors du champ de votre commission puisque liée aux opérations d’un État à des fins militaires ou d’opérations armées. Les Anglo-Saxons utilisent le terme « interference », que l’on trouve dans les publications du département d’État au sujet de sites de médias chinois ou d’opérations russes.

Les types d’ingérence diffèrent selon les puissances considérées. Pour les États-Unis et le Royaume-Uni, de ce dont Tracfin a eu à connaître au cours des dernières années et de ce que l’on comprend aussi de l’activité des autres services de renseignement, il s’agit pour l’essentiel d’ingérence et d’influence économiques. Cela se manifeste notamment par les velléités de grands pays de déstabiliser nos entreprises ici même, ou leur activité à l’étranger, notamment aux États-Unis, par la menace de l’application de leur propre droit. J’ai évoqué la norme anticorruption, mais cela vaut aussi pour les normes en matière boursière ou comptable, matières arides qui participent d’une stratégie offensive d’influence et de mise sous pression de nos entreprises, notamment celles qui exercent à l’étranger ou exportent. Un autre sujet d’intérêt particulier pour Tracfin est l’activité dite forensic des cabinets de conseils privés. Dans l’exercice de leur activité, ces cabinets mettent à nu les entreprises nationales, leurs intérêts, leurs secrets de fabrication, le comportement de leurs dirigeants, toutes informations susceptibles d’être captées par d’autres pays, car il y a peu de cabinets forensic souverains en France. Il y a là un risque d’influence et d’ingérence.

Au Moyen-Orient et en Afrique, le service a connu, au cours des quinze ou vingt dernières années, dans toute la panoplie de ses activités, une grande variété d’acteurs et de pays concernés, dont la situation est évidemment différente selon qu’il s’agit de la Syrie ou des pays africains subsahariens, ou encore du Liban qui, il fut un temps, avait une action soutenue. Comme nos collègues, nous avons bien sûr trouvé les pays du Golfe au cours d’investigations portant sur des influences politiques – on en voit un exemple au Parlement européen – mais aussi économiques, ce que l’on sous-estime quelque peu.

Je mentionnerai aussi les deux pays autoritaires sinon totalitaires, pour reprendre le terme d’Hannah Arendt, que sont la République populaire de Chine et la Fédération de Russie. Ce sont à l’évidence des agents majeurs d’influence et d’ingérence, qui utilisent toute la panoplie et toute l’hybridité des potentialités d’influence et de défense de leurs intérêts vitaux et politiques sur l’ensemble du spectre, l’ensemble du continent et l’ensemble des pays alliés au sein du G7 et du G20. C’est évidemment un sujet que d’autres services que Tracfin surveillent, contrôlent et entravent avec tous les moyens dont ils disposent, alliés quand cela est nécessaire aux Five Eyes.

Ces deux pays opèrent différemment. Les dirigeants russes, ceux des services de renseignement compris, demeurent marqués par leur passé soviétique. Ils mènent des actions très planifiées, très hiérarchisées, très pénétrantes et très agressives.

La question chinoise s’est posée plus récemment – il y a quand même une bonne décennie. La pénétration est moins directe car l’organisation est moins centralisée et cette réticularité complique singulièrement la captation du renseignement. Tracfin peut être amené à constater une transaction que les autres services interprètent, avec leurs capteurs propres, comme une tentative d’opération en France d’un service de renseignements dépendant de Moscou. Les choses sont beaucoup plus difficiles dans le cas de la République populaire de Chine, dont les opérations sont plus diffuses : il y a à la fois moins d’agents à proprement parler ou quasiment toute la communauté. L’ingérence chinoise revêt également un caractère économique : le développement de la Chine lui apporte des capitaux considérables qui, par des véhicules d’investissement directs et indirects, sont susceptibles d’entrer au capital de certaines industries qui doivent être protégées parce qu’elles sont très proches de notre base de souveraineté. Des auditions ultérieures vous apporteront peut-être des précisions à ce propos car notre appréhension du phénomène est fondée sur nos capteurs, lesquels sont limités.

À ce sujet, les spécialistes du renseignement disent que les signaux Tracfin sont « faibles », au sens où nous n’allons pas rencontrer dans une chambre d’hôtel, un conseil d’administration ou l’antichambre d’un palais gouvernemental une source humaine qui nous dira qu’une certaine opération va être décidée. Mais ces signaux sont fiables et solides : nous ne rapportons pas des propos plus ou moins crédibles mais des transactions bien réelles, tel un financement opacifié opéré entre Hong Kong et les Seychelles et qui revient en France par un mécanisme de blanchiment classique. Ces opérations, ces flux, ces détentions de fonds existent. Là est notre contribution, limitée mais réelle, à l’évaluation de la menace et à l’entrave des grandes puissances agissant en France.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre exposé très instructif fait apparaître combien l’appareil de défense et de protection de l’État et des valeurs républicaines, renforcé au cours des vingt dernières années, est maintenant solide, comme l’ont constaté le GAFI et l’OCDE. C’est rassurant pour les élus de la nation, mais cela n’empêche pas quelques interrogations. Vos échanges avec les cellules de renseignement financier étrangères sont-ils équilibrés ? Comment s’organise la coopération avec vos homologues de pays qui ne sont pas de grandes démocraties ? Quelles sont vos relations avec l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) ? Vous indiquez dans votre rapport d’activité que la vigilance est de mise pour les transferts de cryptoactifs ; pouvez-vous nous en dire plus sur vos moyens à ce sujet ?

Enfin, un ancien ambassadeur de France a déclaré publiquement il y a quelques mois que lorsqu’il occupait cette fonction en Russie, « personne n’ignorait » les allées et venues « d’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques » qui « ne repartaient pas les mains vides ». Cette affirmation fait-elle écho à des informations sur lesquelles Tracfin aurait travaillé ?

M. Guillaume Valette-Valla. La coopération avec nos 166 homologues étrangers emporte une forte plus-value pour notre service, pour la communauté du renseignement et aussi pour l’administration fiscale dont les recherches, en dépit de la multiplication des accords internationaux, sont très souvent entravées quand les flux ou les opérations ont lieu à l’étranger. C’est pourquoi nous sommes si sollicités par nos partenaires, qui voudraient avoir un accès direct à nos banques de données. Cette coopération internationale prend une dimension opérationnelle au sein du groupe Egmont. Dans ce cadre, des réunions thématiques sont organisées, notamment au sein d’une instance de coordination européenne. La coopération est très dynamique, dans les deux sens. Ainsi, en 2021, Tracfin a reçu près de 2 000 informations et demandes de ses partenaires étrangers et les a interrogés sur plusieurs milliers cibles.

Nos homologues les plus importants, numériquement et qualitativement, sont les Luxembourgeois et les Belges. Ces derniers ont joué un rôle essentiel après les attentats de 2015, une partie du transport ayant eu lieu entre nos deux pays. Tracfin a une permanence « alerte attentat » pour fournir à tout moment à la DGSI les éléments d’identification qui lui sont nécessaires. Cela a été très utile, avec nos collègues belges, dans la lutte antiterroriste. Nous avons d’autres dossiers en cours avec eux dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée du haut du spectre, dont les trafics de stupéfiants ; ils transitent pour beaucoup par Anvers et Rotterdam et des flux physiques et financiers sont parfois portés à la connaissance de notre homologue belge. Le Luxembourg est le premier de la classe, parce qu’y est installé le centre juridique de PayPal et que cette entreprise fait des déclarations de soupçon à notre homologue luxembourgeois, que nous pouvons interroger. Notre coopération avec les Luxembourgeois est remarquable. Nous entretenons aussi d’excellents rapports avec nos homologues irlandais pour d’autres plateformes, cryptoactifs compris.

Nos relations sont nettement moins favorables avec nos homologues de pays autoritaires ou de pays au sujet desquels nous pouvons avoir un doute sur l’indépendance ou l’autonomie de la cellule de renseignement financier à l’égard de l’exécutif. Nous discriminons les CRF étrangères les plus sensibles et pour lesquelles la coopération opérationnelle doit être assortie d’une une extrême prudence. Imaginons que la cellule de renseignement financier d’un pays du Maghreb nous demande de dresser la cartographie des avoirs détenus par une personne qui se trouverait, par hasard, être un opposant politique, ou qui vivrait avec un opposant politique, ou qui serait un journaliste résidant en France. Alors même que nous sommes soumis au principe de réciprocité, nous examinerons cette requête de manière mesurée, dans les délais qui peuvent être ceux de toute administration, pour tenter d’éviter que les autorités en question disposent de ces informations. Cette vigilance vaut pour d’autres pays, car des pouvoirs autoritaires peuvent utiliser des données en notre possession pour attenter à la vie de proches demeurés au pays des personnes visées par les demandes de coopération.

La coopération est nulle avec notre homologue russe depuis le début de la crise. Cette cellule de renseignement financier a été suspendue de ses droits au sein du groupe Egmont après nous avoir adressé des requêtes visant – c’est une illustration de l’utilisation des services de renseignement financier étrangers dans leur dimension internationale au service d’une politique d’ingérence – à conforter ou à documenter les objectifs politiques russes, de façon, comme souvent, assez directe, puisque la demande de coopération, à laquelle nous n’avons évidemment pas répondu, visait à cartographier tous les avoirs du gouvernement ukrainien.

La coopération avec nos homologues étrangers, extrêmement sensible, suit des procédures de validation interne, et nous ne sortons les informations nationales que nous ont communiquées nos déclarants qu’avec une extraordinaire prudence.

Nous n’avons pas de contact direct avec l’OLAF.

J’appelle par contre l’attention de votre commission sur la création en cours d’une agence européenne de lutte anti-blanchiment (AMLA). Cette évolution impose notre vigilance, notamment pour éviter l’interconnexion des bases, mais c’est désormais un fait acquis. Cette agence sera chargée de traiter des sujets d’intérêt européen en lien avec l’OLAF et avec deux autres entités avec lesquelles nous avons déjà une amorce d’échanges opérationnels : Europol et le Parquet européen, compétent pour les fraudes aux intérêts financiers de l’Union. Nous sommes en passe de signer un accord de partenariat avec la délégation française du Parquet européen.

Par ailleurs, l’accord s’est fait à Bruxelles sur le règlement européen portant sur les marchés de cryptoactifs (MiCA). Ce cadre réglementaire est essentiel pour tout service de renseignement financier. Quand Tracfin a été créé en 1990, seuls existaient les échanges de monnaie fiduciaire, les virements et les chèques. Aujourd’hui, dans un nombre incalculable des dossiers dont nous avons à connaître apparaît l’usage direct ou indirect d’actifs numériques dans des opérations que Tracfin peut porter à la connaissance de ses partenaires – des fraudes aux finances publiques, par exemple. Le Parlement a heureusement adopté une proposition de loi prévoyant des moyens renforcés de lutte contre la fraude au compte personnel de formation (CPF), objet de fraudes massives : nous avons en portefeuille entre 300 et 400 millions d’euros d’enjeux financiers à ce sujet. C’est que la création du CPF a facilité l’introduction de réseaux de criminalité organisée, ceux-là mêmes qui, depuis un pays moyen-oriental voisin du Liban, avaient organisé la fraude aux quotas carbone. Une grande partie de leurs transactions se font et sont opacifiées par le biais d’actifs numériques. Enfin, des dossiers anciens, pour partie classifiés, portent sur le recours aux actifs numériques pour financer le terrorisme ; nous avons détecté du financement sur zone de combattants djihadistes français par ce biais.

Tracfin doit impérativement être en mesure d’affronter cette évolution technologique. Nous disposons de quelques outils et de ressources à cette fin, mais la veille doit être permanente et nous devons avoir les ressources humaines nous permettant de comprendre la révolution en cours, faute de quoi le service deviendrait aveugle, qu’il s’agisse de l’activité des criminels et des terroristes que je viens d’évoquer ou d’autres délinquants dont le segment d’activité est très éloigné du champ de votre commission. Ainsi, Tracfin est le principal pourvoyeur de signalements au Parquet de Paris sur l’acquisition au plan national de vidéos pédopornographiques. Il s’agit pour l’essentiel d’achats de live streaming – des viols commis en direct en Asie du Sud-Est – sur le dark web, payés en cryptoactifs pour l’équivalent de 50 euros. Tracfin et ses déclarants doivent pouvoir identifier ces tout petits montants et Tracfin en suivre les rebonds pour transmettre les dossiers à l’autorité judiciaire et permettre aux services de police de remonter les réseaux et de les casser. Sur les crypto-monnaies, la vigilance est nécessaire. Ce serait manquer la révolution en cours que jeter l’opprobre sur le secteur dans son entier, mais il a un volet problématique que Tracfin doit pouvoir cerner.

S’agissant des déclarations d’un ancien ambassadeur de France, la question à laquelle je peux répondre est la suivante : au-delà de cette affaire, qui en tout état de cause serait couverte par le secret, des déclarants assujettis ont-ils fait part en certaines occasions à Tracfin de suspicion de blanchiment d’infractions indéterminées laissant à penser qu’un paiement a été opéré sans contrepartie économique identifiable ? Telle est là la traduction juridique des propos que l’ambassadeur a tenus publiquement, et la réponse à cette question est : « Oui, c’est arrivé. » Nous avons reçu quelques déclarations à ce sujet, qui ont été instruites dans les termes que je vous ai indiqués et qui, à ma connaissance, sont traitées dans le cadre d’enquêtes diligentées par le parquet de Paris.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les cibles de ces enquêtes sont-elles des personnes physiques, des personnes morales, des personnalités politiques, des partis politiques ?

M. Guillaume Valette-Valla. Tracfin n’est pas le seul pourvoyeur de signalements à l’autorité judiciaire à ce sujet, et je ne peux me prononcer que sur nos dossiers. Au cours des toutes dernières années, cela a-t-il touché directement des partis politiques ? Non. Cela a-t-il touché des femmes et des hommes politiques en exercice ? Non. Cela a-t-il touché d’anciennes femmes, d’anciens hommes politiques ou d’anciens responsables publics ? Oui.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez fait part de vos difficultés avec votre homologue russe depuis la crise russe, ou ukrainienne…

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine

M. le président Jean-Philippe Tanguy. …mais, avant cela, pouviez-vous obtenir des informations de cette cellule de renseignements financiers, ou pas du tout ? Si l’on vous avait déclaré des versements suspects faits par une entreprise du secteur énergétique, un oligarque ou un porte-flingue russes à un acteur privé français et que vous l’interrogiez à ce sujet, cette agence d’État fournissait-elle les informations demandées ou semblait-elle protéger ces acteurs, ce qui ferait planer un soupçon d’ingérence ?

M. Guillaume Valette-Valla. Je m’efforce d’avoir une vision rétrospective, car la guerre a commencé quand j’ai pris mes fonctions. On m’a rapporté que la collaboration avec notre homologue russe était plutôt bonne dans les instances internationales institutionnelles, plutôt correcte dans les instances opérationnelles d’échanges et plutôt conforme dans la relation bilatérale. Mais nous savions évidemment que le directeur du Tracfin russe est très proche des autorités au plus haut niveau. Nous traitions donc ses demandes et formulions les nôtres avec une grande prudence, parce qu’interroger au sujet d’une personne, c’est attirer sur elle l’œil du service étranger. Aussi ne le faisions-nous que de manière parcimonieuse, et cette coopération opérationnelle très réduite ne me permet pas d’apprécier pleinement leur bienveillance.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Quelle proportion de votre activité concerne les PPE ?

M. Guillaume Valette-Valla. Je n’ai pas la statistique précise en tête ; elle vous sera fournie. Mais je sais que, parmi les quelque 165 000 déclarations annuelles des assujettis, notamment les établissements bancaires et les compagnies d’assurances, celles qui concernent des PPE sont en nombre résiduel – à mon avis, quelques centaines au plus, toutes catégories, tous sujets et tous territoires confondus, PPE étrangères comprises, puisque des étrangers qui sont parfois des PPE sont propriétaires de biens immobiliers en France. Rapporté à l’ensemble des déclarations, c’est extrêmement peu.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). En ce cas, estimez-vous suffisante la vigilance de vos partenaires privés, les banques notamment, sur les ramifications possibles ? On sait qu’un pays étranger ou une ONG financée par un pays étranger voulant s’attirer les bonnes grâces d’une certaine personne passera généralement par des proches. Par exemple, des ONG finançant des associations cultuelles peuvent cibler des élus locaux qui, plus que les élus nationaux, sont en mesure de faciliter l’implantation d’établissements cultuels en délivrant des permis de construire ou en faisant voter un accompagnement financier lors des délibérations du conseil municipal, départemental ou régional. Estimez-vous suffisante la surveillance exercée par vos partenaires privés ? Sont-ils assez réactifs, sachant qu’une association peut se créer très vite et très facilement ? L’intendance suit-elle pour bien faire remonter l’ensemble des informations à votre service ?

M. Guillaume Valette-Valla. La qualité du partenariat public-privé qui fonde le travail de tous les Tracfin du monde est une question cruciale et un sujet d’évaluation par nos pairs dans le cadre du GAFI. Nous sommes nous-mêmes évalués sur la qualité des informations que nous fournissons à nos déclarants sur les fraudes émergentes et les sujets d’intérêt pour le service. Nous devons nous améliorer sur ce point, ce pour quoi l’un des volets de notre plan stratégique pour les trois prochaines années est de mieux nourrir la relation partenariale avec les déclarants pour mieux les aiguiller dans leur détection. Le degré de vigilance des déclarants en France est considéré par le GAFI comme « très mature », soit, en français courant, très bon, voire excellent pour les banques et les assurances qui fournissent plus de 90 % des déclarations Tracfin et qui ont été conduits à se doter de directions « conformité » pour apprécier les risques. Leur multiplicité – risques prudentiels, risques environnementaux et risques LCB-FT – fait qu’il y a maintenant des formations ad hoc dans les écoles de commerce et dans les établissements eux-mêmes. Le dispositif français pour cette catégorie de déclarants nous a valu des félicitations à l’international, ce qui est remarquable.

Mon appréciation diffère légèrement pour les acteurs du marché de l’art et du marché immobilier. Peut-être avez-vous à l’esprit des transactions à l’occasion de ventes et de reventes d’objets d’art et de tableaux qui sont des véhicules de blanchiment, par exemple quand le bénéficiaire ultime de la somme d’argent est un ancien homme politique objet d’une influence d’une entité nationale ou parfois étrangère. La maturité du secteur des marchands d’art est à notre sens perfectible, comme le montre le nombre extrêmement modeste de leurs déclarations. Il en résulte que, pour l’instant, rien n’est plus facile que d’acheter une œuvre d’art sans être interrogé sur les ressources qui le permettent, alors que l’acquisition de cette œuvre d’art en espèces n’est peut-être qu’un élément d’un schéma corruptif à dimension d’influence ou d’ingérence étrangère. Le secteur de l’art doit progresser ; pour cela, nous devons mener des actions pédagogiques d’information et de formation mais aussi de régulation.

Concourent au fonctionnement du marché immobilier des officiers ministériels publics qui jouissent du meilleur des deux mondes : les bénéfices privés et la protection publique par le monopole de l’exercice de la profession notariale. Or notre service reçoit des notaires 3 000 déclarations de soupçon annuelles. Sachant qu’il y a environ 7 000 notaires en France, lesquels participent chaque année à la conclusion de trois millions d’opérations immobilières, cette discordance bêtement mathématique nous fait nous interroger. Ces interrogations se sont amplifiées au premier semestre 2022 lors de la création, que nous avons coordonnée, de la task force chargée de mettre en œuvre les sanctions contre les oligarques russes. Nous avons constaté que, particulièrement dans les zones à risque et pour des populations à risque de nationalité étrangère, une simple recherche sur Google pourrait amener le notaire de l’acquéreur ou les opérateurs de la transaction immobilière à se dire : « C’est suspect. Je fais une déclaration de soupçon, cela ne m’engage pas et cela me libère de ma responsabilité pénale au cas où, un jour, on me dit qu’en opérant cette vente, je me suis rendu complice d’une opération de blanchiment. » Dans ce secteur aussi, l’appréhension des risques et la juste application par cette profession des obligations auxquelles elle est soumise depuis des décennies sont perfectibles mais on relève une amélioration récente et sensible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La famille de l’émir du Qatar a acheté en 2007 l’hôtel Lambert à Paris, y réalisant de grands travaux de réaménagement qui ont fait polémique, et il est apparu que certaines protections avaient permis à l’acquéreur de se dispenser de procédures réglementaires relatives au respect du patrimoine. On sait que des conventions fiscales lient notre pays aux pays du Golfe. Portez-vous un regard particulier sur certaines conventions fiscales, notamment celles qui nous lient à des pays autoritaires ? Ces textes facilitent-ils votre travail ou favorisent-ils les risques en supprimant certaines procédures qui nous protégeraient si ces conventions n’existaient pas ?

M. Guillaume Valette-Valla. Ma connaissance des conventions fiscales n’est pas telle que je puisse les évaluer. Mais du point de vue d’un service anti-blanchiment, plus complète est l’uniformisation des règles par le haut, c’est-à-dire calquée sur des normes européennes, notamment françaises, mieux s’en trouve notre coopération opérationnelle avec nos homologues. Même si les échanges ne se font pas selon un principe de réciprocité strict, ils sont parfois compliqués avec certains pays, par exemple Israël, qui présente un intérêt pour nous dans la lutte contre la criminalité organisée. Que les normes ou les concepts soient équivalents dans notre droit fiscal et dans le droit fiscal national de la cellule de renseignement financier considérée facilite notre travail : si un certain revenu n’est pas imposé dans le pays en question, il nous sera difficile d’obtenir des éléments portant sur cette matière mais qui concernent la France. C’est tout l’objet des négociations en cours à l’OCDE visant à uniformiser les règles fiscales, notamment celles qui concernent les personnes physiques. Toutefois, s’agissant des avoirs bancaires à l’étranger, la situation n’est plus ce qu’elle était il y a encore quelques années : les échanges automatiques entre les administrations fiscales ayant beaucoup progressé, nous recevons nettement moins de notifications.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La fameuse ONG Qatar Charity aurait financé un certain nombre de centres islamiques. Les ONG à visée cultuelle et culturelle sont-elles particulièrement surveillées ? Si elles le sont, estimez-vous que tout va bien ou suscitent-elles l’inquiétude de votre service ?

M. Guillaume Valette-Valla. Dans ce domaine aussi, certaines informations, certaines opérations et certains programmes sont classifiés ; nous en rendrons compte à la délégation parlementaire au renseignement le cas échéant. De façon générale, ce type de structure fut un sujet d’interrogation et d’action des services, dont Tracfin pour le volet détection et entrave du financement, concernant le pays que vous avez évoqué. Ce le fut aussi, à la même époque, pour la Turquie qui a eu une action de cette sorte assez offensive, en France et ailleurs, selon une stratégie publiquement assumée. Mais, je le redis, la loi d’août 2021 a été puissamment dissuasive et des financements de ce type ne nous sont quasiment plus signalés, ce qui est extrêmement positif. Nous considérons que cette menace, très élevée il y a quatre ou cinq ans, est maintenant très fortement réduite.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le financement du terrorisme d’extrême droite préoccupe visiblement le Gouvernement, à juste titre si la menace est réelle. Avez-vous repéré des financements depuis l’étranger de groupes ou d’individus terroristes ou d’associations qui pourraient utiliser notre législation pour couvrir des activités condamnables ? En avez-vous repéré venant en particulier de Russie ou d’autres pays autoritaires, ou des fonds provenant de groupes américains qui diffusent une idéologie suprémaciste et raciste ? Ou ces agissements concernent-ils d’autres pays mais pas spécialement la France ? Êtes-vous en mesure de quantifier ce phénomène ?

M. Guillaume Valette-Valla. Dans ce domaine aussi, une partie de l’activité de Tracfin est classifiée et je ne pourrai pleinement répondre à ce sujet que dans un autre cadre. Mais le service a effectivement eu connaissance de menaces de subversion violente de diverses origines politiques. Nous visons à protéger les intérêts fondamentaux de la nation, c’est-à-dire l’intégrité du territoire et la sécurité physique de nos concitoyens, quel que soit le motif allégué par l’organisation, les individus ou les groupes d’individus. Il est vrai que lors des attentats commis à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, on a constaté des liens entre un individu radicalisé et certaines théories politiques à l’international. Mais, s’agissant d’une mouvance gazeuse, il est périlleux pour le directeur de Tracfin d’établir des liens de causalité ; ils ne seraient pas pertinents au regard des informations dont je dispose.

Nos déclarants sont attentifs à la menace provenant de ce segment du spectre terroriste. Mais, comme pour le terrorisme islamiste, les détections de nos capteurs et de nos partenaires montrent que la menace n’est plus aussi organisée et structurée qu’elle a pu l’être. Elle provient désormais de « loups solitaires », ou de personnes au profil psychiatrique extrêmement perturbé. Dans la quasi-totalité des attentats commis ou déjoués au cours de la dernière décennie, la proportion de maladie psychiatrique est considérable, quel que soit le motif allégué. Nos déclarants sont sensibles à cet aspect des choses : si une personne considérée comme fragile sur le plan psychiatrique se présente à la Caisse d’épargne pour retirer brutalement tous ses avoirs et tient des propos inconsidérés avant d’aller acheter du matériel et des bonbonnes de gaz, une déclaration nous sera faite que nous traiterons très vite, et nous nous en ouvrirons à nos partenaires dans une approche préventive classique. Des épisodes de ce type existent, mais ils sont en nombre heureusement assez faible pour que je puisse vous rassurer.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. De l’autre côté du spectre politique, des mouvements d’inspiration prétendument écologistes, souvent anglo-saxons, professent une certaine violence dans leur défense de la cause animale. Cette violence est jusqu’à présent verbale, mais l’attaque de certaines professions a été l’occasion de comportements individuels particuliers : ainsi a-t-on vu il y a quelques années place de la République, à Paris, des gens se faire marquer au fer rouge. Avez-vous connaissance, dans ce cadre, de mouvements financiers venus de l’étranger ? En Allemagne, on a constaté que certains mouvements écologistes avaient été financés par des lobbies énergétiques – par exemple, Gazprom a financé la propagande en faveur du gaz. Est-ce que ce type de manœuvres concerne la France ?

M. Guillaume Valette-Valla. Ce qui se passe là est assez similaire à ce qui vaut pour le mouvement précédemment évoqué. Au sein du groupe Egmont, une instance de coordination traite de la menace dite UG-UD – ultra-gauche-ultra-droite –, émanant de catégories hétérogènes d’individus extrêmement violents. Je le répète, les comportements signalés à TRACFIN sont plutôt ceux de personnes isolées ou fragiles qui se trouvent un motif pour tenter de commettre des actions violentes. Ces individus font l’objet de déclarations de soupçon, suivies d’un enrichissement Tracfin et d’un signalement aux autorités compétentes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors du rachat par des entreprises américaines d’actifs français stratégiques, des dirigeants des entreprises concernées ont été accusés sans preuves de corruption par le département de la justice des États-Unis. Vous est-il arrivé de craindre que des informations que vous aviez communiquées par le passé aux États-Unis sur certains de nos compatriotes ou sur des personnalités étrangères occupant des responsabilités dans des entreprises françaises cibles de puissances occidentales soient retournées contre nous ?

M. Guillaume Valette-Valla. Je vous l’ai dit, la coopération opérationnelle à l’international est très codifiée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La notion de « personne politiquement exposée » est assez strictement définie. L’entourage au sens large des femmes et des hommes politiques, les dirigeants de collectivités locales par exemple, n’entre pas dans ce champ. En conséquence, ces personnes ne sont pas soumises à l’obligation de déclaration alors qu’elles pourraient être les vecteurs de tentatives de corruption ou d’approches diverses. Tracfin a-t-il eu à connaître de situations éveillant le soupçon sur l’entourage large d’une formation politique ou d’un grand élu territorial ou national ?

M. Guillaume Valette-Valla. Oui, car les banques sont très vigilantes au sujet des PPE, qualifiant parfois ainsi, à bon escient, des gens qui sortent de ce cadre strict. De ce fait, nous avons été informés de situations qui ont donné lieu à des signalements à l’autorité judiciaire, et des affaires ont été jugées ou sont en cours de jugement. Le statut de PPE est apprécié de manière assez large mais assez proportionné et l’état du droit tel qu’il est appliqué est satisfaisant du point de vue de mon service.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pour autant que vous puissiez me répondre, ces personnes avaient-elles été approchées par une puissance étrangère en particulier ou plusieurs pays étaient-ils à la manœuvre ?

M. Guillaume Valette-Valla. Une des missions de Tracfin est de lever le doute, et vous aurez observé que nous ne confirmons les doutes que dans la proportion relativement faible de 3 000 cas sur 160 000 déclarations. Par ailleurs, l’essentiel des déclarations de soupçon et des vérifications du service concernant les PPE sont des atteintes à la probité au sens large qui n’ont pas nécessairement de lien avec une puissance étrangère, des faits corruptifs simples, commis à l’échelle de la commune ou du département, par exemple. Dans un petit nombre de cas, nous avons effectivement eu à connaître d’une pénétration opérée par le biais de l’entourage, un entourage généralement assez proche pour qu’il ait un intérêt objectif à l’opération conduite. Mais les cas de ce genre sont en nombre extrêmement limité, inférieur, je pense, à celui des doigts d’une main.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le directeur, je vous remercie pour vos réponses précises et, plus largement, pour votre engagement au service de notre pays dans une mission compliquée et très prenante.

 

La séance s’achève à treize heures trente-cinq.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Éric Bothorel, Mme Mireille Clapot, Mme Caroline Colombier, M. Pierre-Henri Dumont, Mme Anne Genetet, Mme Hélène Laporte, Mme Constance Le Grip, M. Kévin Pfeffer, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusés. – M. Ian Boucard, M. Charles Sitzenstuhl.