Compte rendu
Commission d’enquête
sur le coût de la vie
dans les collectivités territoriales
régies par les articles 73 et 74
de la Constitution
– Audition, ouverte à la presse, de M. Michaël Goujon, professeur à l’Université Clermont Auvergne, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, Institut de recherche sur le développement et Centre d’études et de recherches sur le développement international 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Françoise Rivière, responsable de la cellule Économie et stratégie au Département Afrique de l’Agence française de développement (AFD) 16
– Présences en réunion................................33
Jeudi
16 mars 2023
Séance de 10 heures
Compte rendu n° 2
session ordinaire de 2022-2023
Présidence de
M. Guillaume Vuilletet,
Président de la commission
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La séance est ouverte à 10 heures.
(Présidence de M. Guillaume Vuilletet, président de la commission)
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La commission auditionne M. Michaël Goujon, professeur à l’Université Clermont Auvergne, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, à l’Institut de recherche sur le développement et au Centre d’études et de recherches sur le développement international
M. le président Guillaume Vuilletet. Nous ouvrons la première audition de notre commission d’enquête relative au coût de la vie dans les collectivités territoriales et à la vie chère dans les outre-mer, territoires dans lesquels l’inflation est forte, voire extrêmement forte, notamment pour les produits alimentaires (plus de 38 % en Martinique, par exemple), et se cumule avec un niveau de coût de la vie déjà très élevé. Les conséquences sociales sont importantes puisque quatre à cinq personnes sur dix affirment ne pas pouvoir faire un repas.
Nous accueillons M. Michaël Goujon, professeur à l’Université Clermont Auvergne, chercheur au Centre national de recherche scientifique, à l’Institut de recherche sur le Développement et au Centre d’études et de recherches sur le développement international.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le professeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Michaël Goujon prête serment.)
M. Michaël Goujon, professeur à l’Université Clermont Auvergne. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir convié à une audition dans le cadre de votre commission d’enquête relative au coût de la vie dans les outre-mer, sujet important s’il en est, tant au niveau social que politique. Je mesure la responsabilité qui est la mienne aujourd’hui dans cette intervention devant votre commission.
Je suis enseignant-chercheur en économie à l’université Clermont-Auvergne, située à Clermont-Ferrand, au sein du Centre d’études et de recherches sur le développement International (Cerdi) qui travaille sous la tutelle du Centre national de recherche scientifique (CNRS). L’activité de l’équipe à laquelle j’appartiens au sein du Cerdi porte essentiellement sur des questions de développement économique et principalement dans les pays en développement. Nous employons des méthodes d’analyses appliquées qui utilisent systématiquement des données statistiques et nos études sont résolument tournées vers la production de recommandations relatives aux politiques économiques.
Dans le passé, j’ai travaillé pendant deux ans à l’université de La Réunion, ce qui m’a conduit à m’intéresser non seulement aux problématiques de développement des outre-mer, mais également et plus généralement aux petites économies insulaires. Je mène ces analyses depuis une quinzaine d’années, toujours au sein d’une équipe, avec des collègues de la métropole et ultramarins. Nos travaux portent sur des questions non seulement de développement économique, mais également de développement humain, d’inégalité et de vulnérabilité, tant économique que face aux changements climatiques.
Au cours de nos analyses, nous utilisons et nous produisons des indicateurs statistiques, composites ou synthétiques, qui visent à mesurer et à chiffrer des concepts complexes et multidimensionnels. L’objectif de ces indicateurs consiste à mesurer des niveaux (des écarts de développement, par exemple) et des évolutions dans le temps. Ils permettent d’établir des comparaisons entre les territoires et d’informer le public et les décideurs, le plus simplement possible, de sorte à les guider dans l’élaboration de leurs politiques économiques. Certains indicateurs peuvent également être utiles à la décision d’allouer des financements aux pays ou aux territoires les plus vulnérables.
La plupart de ces indicateurs sont élaborés par des institutions internationales. Il en est ainsi notamment de l’indicateur de développement humain (IDH), de l’indicateur de pauvreté humaine, de l’indicateur de vulnérabilité économique, qui sont construits et produits par les Nations unies. Notre travail consiste à calculer ces indicateurs notamment pour les petits territoires ou les petites îles qui ne sont pas membres de l’Organisation des Nations unies, tels que les territoires français d’outre-mer, qui ne sont donc pas couverts par les études des Nations unies. Je travaille sur ces indicateurs en collaboration avec des collègues de l’université de La Réunion, principalement.
À Clermont-Ferrand, nous produisons également des indicateurs plus « originaux », tels que l’indicateur relatif aux vulnérabilités face aux changements climatiques, construit par la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), fondation reconnue d’utilité publique, associée au Cerdi. Cet indicateur est actuellement en cours d’intégration dans un plus vaste système d’indicateurs des Nations unies. Le calcul de cet indicateur a été étendu de sorte qu’il couvre des îles non souveraines, notamment les départements et collectivités français d’outre-mer.
Dès lors, je ne dispose pas d’une connaissance fine et spécifique d’un territoire particulier, mais plutôt une vue d’ensemble dont j’espère qu’elle vous sera utile.
Votre enquête porte sur le coût de la vie dans les territoires d’outre-mer, question qui renvoie non seulement à la problématique des prix des biens et des services, mais également au contenu du panier de consommation de ces biens et services.
Par ailleurs, les questions de prix touchent aux conditions de l’offre. Il s’agit alors d’analyser le comportement des producteurs, des transporteurs et des distributeurs. Cependant, il convient également de s’intéresser à la demande, c’est-à-dire au comportement des consommateurs.
Pour autant, il ne s’agit pas, dans cette enquête, de se limiter à des comparaisons de moyennes ou d’écarts moyens, mais d’intégrer aux débats les questions d’inégalités, c’est-à-dire de dispersion des revenus et de la consommation autour de la moyenne. Il convient donc d’analyser non seulement le coût de la vie dans les territoires d’outre-mer, mais également ses conséquences.
Au-delà, cette question aborde la problématique plus large des conditions de vie. À mon sens, il importe de ne pas limiter l’analyse au périmètre financier (prix et revenus) et de l’élargir aux domaines de la santé et de l’éducation, notamment, voire du logement et de l’accès à l’emploi.
Enfin, le questionnement relatif au coût de la vie est historique et récurrent. Il est amplifié dans notre court terme en raison de l’inflation globale que nous avons subie au cours de l’année 2022. Pour autant, cela nous conduit également à considérer le long terme et les défis qu’il présente. À titre d’exemple, l’analyse des impacts du changement climatique est cruciale, car les petites économies insulaires sont particulièrement exposées et vulnérables à ces évolutions climatiques. Ce phénomène influe fortement et clairement sur le coût de la vie, notamment sur l’augmentation des prix des produits alimentaires, qui ne s’atténuera pas dans les années à venir. Le prix de l’eau et le prix de l’énergie augmenteront également si les conditions de production et de consommation actuelles ne sont pas modifiées.
M. le président Guillaume Vuilletet. Selon vous, existe-t-il un lien entre la vulnérabilité des territoires d’outre-mer et les insuffisances constatées dans ces territoires en termes de concurrence ?
Par ailleurs, comment prendre en compte l’économie informelle qui existe sur ces territoires ? Elles concernent des populations probablement encore plus fragiles et dont le mode de consommation est peut-être différent et davantage soumis à des fluctuations de prix.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Monsieur le professeur, je vous remercie, car vous avez présenté un résumé très intéressant quant à la manière d’aborder la question du coût de la vie dans nos territoires d’outre-mer. Je rappelle que le périmètre concerné est vaste, situé sur plusieurs océans, et qu’il représente la France dans le monde. Il comporte non seulement les départements, régions et collectivités uniques qui relèvent de l’article 73, mais également l’ensemble des collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution. Dans ce cadre, dès lors que nous abordons la question des conditions de vie et des niveaux de vie, il importe de s’intéresser aux services d’État, aux services publics, mais également aux services territoriaux qui participent aussi à la dignité humaine, au fonctionnement de notre société et de nos peuples dans nos territoires.
Ma première question, d’ordre général, porte sur les caractéristiques de l’ensemble de ces petits territoires aux économies insulaires. Avez-vous identifié non seulement des points communs, mais également de grandes différences entre ces économies de petite taille ?
M. Michaël Goujon. J’ai pris connaissance du rapport pour avis budgétaire de M. Hajjar et du rapport d’information de M. Adam et de Mme Guion-Firmin. Les informations qu’ils contiennent sont tout à fait pertinentes. On y retrouve les grandes caractéristiques communes aux petites économies insulaires, à savoir qu’elles sont petites en termes de population et d’économie et qu’elles sont insulaires, caractéristique structurelle commune. Par ailleurs, elles sont éloignées géographiquement non seulement des zones économiques les plus importantes, mais également du « pouvoir métropolitain », terme qu’il est de coutume d’utiliser pour qualifier leur isolement.
Les départements et les collectivités d’outre-mer, comme l’ensemble plus large des petites économies insulaires, présentent ces caractéristiques communes d’économie de petite taille, d’insularité et d’éloignement géographique, mais d’autres vulnérabilités socioéconomiques accompagnent ces caractéristiques communes. Lorsque nous produisons nos indicateurs, nous mesurons la petitesse, l’insularité, l’éloignement géographique et les vulnérabilités. Les mesures pratiquées sur l’ensemble des économies insulaires affichent des scores ou des notations très défavorables, confirmant qu’elles sont plus vulnérables que les grands pays continentaux. Néanmoins, nous constatons également des différences entre les notations au sein de cet ensemble d’économies insulaires que représentent les départements et collectivités d’outre-mer. Les niveaux de vulnérabilité diffèrent dans un ensemble globalement très vulnérable. Il existe notamment des différences évidentes de taille de population. Si vous le souhaitez, je vous ferai parvenir des documents d’appui qui vous permettront de visualiser les petites économies les plus vulnérables dans cet ensemble relativement hétérogène.
Au-delà de ses caractéristiques structurelles communes, mais qui montrent une relative hétérogénéité, les départements et les collectivités d’outre-mer présentent des particularités non seulement politiques et sociopolitiques, mais également en ce qui concerne leurs modèles de développement. Dans cet ensemble très large de petites économies insulaires, les départements et les collectivités d’outre-mer se caractérisent par un niveau de souveraineté plus faible que les autres, bien qu’on puisse considérer différents degrés dans cette caractéristique, y compris au niveau du groupe constitué par les départements et les collectivités d’outre-mer. Ce modèle de développement, globalement partagé par les départements et les collectivités territoriales, les distingue de certaines autres petites économies insulaires. Très succinctement, ce modèle de développement est basé sur des transferts publics relativement importants d’une métropole. Dès lors, le niveau de développement des départements et des collectivités d’outre-mer est plus élevé que leurs comparateurs proches et souverains en ce qui concerne non seulement les revenus, mais également le développement humain qui intègre la santé et l’éducation, notamment. Les transferts publics leur permettent également d’afficher une avance technologique plus importante.
S’agissant du lien entre la vulnérabilité économique, qui peut être mesurée par nos indicateurs, et les insuffisances constatées dans ces territoires en termes de concurrence, notre indicateur de vulnérabilité économique renvoie aux facteurs structurels qui sont très bien détaillés dans les rapports de fond et d’information. Je rappelle que les indicateurs que nous développons sont relativement simples et qu’ils visent à obtenir des mesures qui permettent de comparer les territoires entre eux, sur des concepts complexes et multidimensionnels. Néanmoins, ils se veulent transparents, lisibles, compréhensibles et utilisables par la société civile par les décideurs publics. Ils font apparaître des liens avec les facteurs structurels du coût de la vie, tels qu’ils sont décrits dans les documents de fonds et d’information. Il y est notamment relevé, de manière évidente, que la petite taille de la population, et donc la taille de l’économie, accentue la vulnérabilité des territoires, parce qu’ils absorbent plus difficilement les chocs auxquels ils sont soumis, qu’ils soient d’ordre économique ou climatique.
En outre, la petitesse de l’économie peut également expliquer le niveau plus élevé du coût de la vie. En effet, faute de pouvoir profiter d’économies d’échelle, les coûts de production sont plus importants. L’éloignement génère des coûts de transport importants, notamment sur les produits importés.
Enfin, la petitesse de l’économie et l’éloignement entraînent l’apparition d’oligopoles, voire de monopoles, capables de profiter des économies d’échelle, de produire à des coûts unitaires plus faibles que les petites unités de production. Néanmoins, en situation d’oligopoles ou de monopoles, ces entreprises peuvent exercer un pouvoir de marché en gonflant leurs marges de manière déraisonnable. Ce constat pourrait faire l’objet de mesures imposant à ces entreprises de réduire leurs marges.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Je travaille en tant que parlementaire à déconstruire le conditionnement mental et certains éléments de langage de la relation entre la France et nos territoires. Dès lors, le mot « métropole », selon moi, n’est pas un mot convenable aujourd’hui parce qu’il n’existe ni centre ni périphérie. Nous évoluons dans la dignité, dans le respect de la légalité en tant que personne. Dès lors, effectivement, je préférerais que nous évoquions la « France hexagonale » et que nous évitions d’employer le mot « métropole », bien qu’il existe une relation forte, dans le respect de la République - dans le respect de la République, j’insiste -, entre nos territoires et nos peuples.
M. le président Guillaume Vuilletet. C’est en effet le terme que nous retenons généralement.
Par ailleurs, j’anticipe sur la frustration qui sera forcément la nôtre à la fin de cette heure qui se révélera trop courte, et je vous indique que nous n’hésiterons pas à vous transmettre des questions par écrit de sorte que vous puissiez compléter vos réponses et votre propos.
M. Jean-Hugues Ratenon (LFI-NUPES). Monsieur Goujon, vous avez déjà évoqué les principaux facteurs qui participent au maintien du coût élevé de la vie. Pourriez-vous développer votre propos par écrit ?
Sur nos territoires nous soulevons très souvent le problème des taxes et notamment l’octroi de mer dont l’objectif consiste à protéger les productions locales. Comment expliquez-vous qu’il ne joue pas totalement son rôle initial ? A-t-il une incidence sur le coût des produits ? Dans l’affirmative, à quelle hauteur ?
Les pays français dits d’outre-mer, et La Réunion en particulier, auraient-ils plus à gagner en commerçant avec les bassins géographiques respectifs ? Quels seraient les éventuels impacts sur les prix ? Cette piste n’a pas, ou peu, été privilégiée jusqu’à maintenant. Pour quelles raisons, selon vous ? Existe-t-il des freins et où ?
Face à l’exigence de qualité des consommateurs et à l’envol des prix, l’autonomie alimentaire de nos différents territoires est-elle viable ? Selon vous, quels pourraient être les secteurs à fort potentiel d’exportation de nos différents territoires, tant dans l’Hexagone et en Europe que régionalement ?
Régulièrement, nous pointons du doigt l’opacité dans l’élaboration des marges et, par voie de conséquences, des prix, notamment au niveau de la chaîne de fournisseurs et de l’acheminement des produits. Avez-vous des éléments à nous transmettre à ce sujet ?
Depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, autant les collectivités en matière d’aménagement et de construction d’infrastructures, que les particuliers dans la construction d’immobilier, sont confrontés à la flambée des prix liée à l’augmentation du coût des matériaux. Est-il possible d’évoquer un effet d’aubaine ? Dans l’affirmative, pour quelles raisons ? Comment cela se traduit-il dans la structuration des prix et quel est l’impact sur le portefeuille des particuliers ?
Vous avez exercé comme chercheur associé à l’Université de La Réunion. Quel peut être le rôle de l’université dans l’évolution du coût de la vie des étudiants, notamment réunionnais ? Quelles peuvent être ses préconisations pour les étudiants ?
Vous avez collaboré à une étude sur la vulnérabilité comparée des territoires ultramarins, parue en 2015. Depuis cette date, plusieurs événements marquants ont touché les territoires d’outre-mer (Covid, guerre en Ukraine, etc.). Dès lors, pourriez-vous nous indiquer si les données contenues dans votre étude ont évolué sur nos territoires et quels ont été les impacts de ces évènements ?
M. Jean-Victor Castor (GDR-NUPES). Je suis député de Guyane. monsieur le président et monsieur le rapporteur, cette commission d’enquête aurait mérité une rapide introduction détaillant ses objectifs, la méthode envisagée, l’intérêt et l’utilité des auditions.
Monsieur le professeur, vous nous avez indiqué que vous aviez une vision macro et assez générale de chaque territoire, mais que vous n’en aviez pas une connaissance très fine. Dans l’ensemble de vos propos, vous évoquez l’insularité. Or, je vous rappelle que la Guyane n’est pas une île, ce qui pose un problème quant à l’angle sous lequel vous envisagez d’analyser les questions du coût de la vie en Guyane. En outre, les îles présentent également des différences très importantes. Par exemple, la réalité de l’île Saint-Martin est particulière puisqu’elle est coupée en deux : un territoire français et un territoire autonome hollandais.
Dès lors, il me semble qu’il serait tout de même intéressant d’adopter une méthode qui permette d’affiner l’analyse à l’échelle de chaque territoire de sorte à aboutir à des résultats corrects et à des préconisations sérieuses.
En Guyane, nous sommes préoccupés par le coût de la norme et le coût des lois. La Guyane est considérée comme un territoire européen, d’une superficie équivalente à celle du Portugal, adossé au Brésil qui est une grande puissance. Il est certes important que nous puissions bénéficier des fonds européens de sorte à aménager notre territoire, mais à titre d’exemple, nous ne pouvons pas commercer avec le Brésil, qui est une grande puissance agroéconomique située à nos frontières. Dès lors, nos éleveurs sont en souffrance ; ils rencontrent des difficultés à nourrir leurs bêtes, mais ils peuvent acheter les produits alimentaires uniquement en Europe.
Dans votre démonstration, lorsque vous mentionnez l’insularité, je m’interroge : une insularité par rapport à qui et à quels pays ? Si vous évoquez l’insularité par rapport à la France et par rapport à l’Europe, évidemment, cela pose un problème. Force est donc de constater que nos méthodes et nos approches sont toujours les mêmes et elles aboutiront fatalement au même résultat. Très concrètement, la Guyane – tout comme probablement les autres territoires - a besoin de commercer.
Pour que cette commission – une parmi tant d’autres – ait de l’intérêt, il importe de mettre l’accent sur des aspects qui n’ont jamais été étudiés.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je tiens à préciser qu’aucune commission d’enquête n’a jamais été diligentée à ce sujet. Vous ne pouvez pas affirmer qu’il y en a eu de nombreuses. Le travail que nous menons est utile. N’entamez pas cette mission en dévalorisant son travail. Je trouve votre positionnement extrêmement déplaisant. Dès lors, je vous demande de poser votre question. Une audition est en cours ; nous reviendrons sur la méthode ultérieurement.
M. Jean-Victor Castor (GDR-NUPES). Vous ne m’empêcherez pas de dire ce que je pense. J’affirme que de nombreuses commissions d’enquête ont été diligentées.
M. le président Guillaume Vuilletet. Aucune commission d’enquête n’a travaillé à ce sujet.
M. Jean-Victor Castor (GDR-NUPES). Mon propos était plus général. Je dis tout simplement qu’il est important d’aborder les commissions d’enquête sous un angle différent de celui qui consiste à rattacher systématiquement et uniquement les territoires à l’Europe et à la France, ce qui poserait un problème. J’ai donc dit ce que j’avais à dire.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Je reconnais qu’un préalable serait en effet nécessaire. Toutes les questions sont légitimes. Néanmoins, il n’est pas souhaitable d’utiliser le temps de l’audition pour traiter des questions de méthode, bien que je comprenne parfaitement vos remarques. Si vous estimez ne pas disposer de suffisamment d’informations, je vous propose de nous réunir à un autre moment. Le temps du match n’est pas le temps de l’entraînement. Dans le moment présent, nous procédons à une audition sur un sujet précis.
Je vous rappelle que nous devons analyser le cas de dix territoires. L’objectif consiste à étudier chaque territoire spécifiquement. En effet, la Guyane n’est pas une île. Néanmoins, neuf des dix territoires sont insulaires, au sens que chacun est une île entourée d’eau. Il importe d’être vigilant quant à la sémantique que l’on utilise, car le même mot peut évoquer des choses différentes pour chacun de nous.
Cher collègue, je vous confirme que nous réglerons l’ensemble des problématiques de méthode. Vous nous avez rejoints plus tardivement et, de fait, vous ne disposez pas d’informations suffisantes sur le contenu de notre commission. Vos remarques sont pertinentes, notamment pour ce qui concerne votre territoire, et nous étudierons la Guyane au même titre que l’ensemble des autres territoires. Toutefois, nous avons organisé l’audition d’un spécialiste qui s’est libéré pour nous communiquer des éléments macro et il n’est pas souhaitable de gaspiller cette heure d’audition. Si cela ne vous dérange pas, les questions de méthode que vous nous soumettez seront traitées en dehors de l’audition.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je précise que nos réunions de commission d’enquête ne seront pas exclusivement consacrées à des auditions. Nous organiserons naturellement des moments d’échange sur le fond de notre sujet.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Nous avons estimé qu’il existait un véritable intérêt à ouvrir la commission aux parlementaires des territoires d’outre-mer qui n’en sont pas membres. Je tiens à saluer cette initiative du président. Cependant, il va de soi que si nous élargissons notre assemblée à trente ou quarante participants, il est essentiel de respecter les temps de parole de sorte à préserver l’efficacité de nos débats.
M. Philippe Naillet (SOC). Je vous remercie, monsieur le professeur, de nous accorder de votre temps ce matin. Pour reprendre l’image du rapporteur, puisque nous sommes dans un match, notre temps est limité et, pour ce qui nous concerne, nous n’aurons pas droit aux prolongations. Je vais donc aller à l’essentiel.
Je tiens d’abord à formuler une remarque. Nos territoires ultramarins peuvent paraître avancés par rapport à leurs bassins régionaux respectifs sur les plans social et économique et c’est bien une réalité. Néanmoins, nous sommes très en retard par rapport à l’Hexagone et par rapport aux régions de l’Hexagone. Vous avez fait référence à l’indice IDH et nous sommes à la queue de l’IDH. Les territoires ultramarins - la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, Mayotte – présentent des indices de développement humain qui se situent vraiment à des niveaux qui se rapprochent d’autres îles. À titre d’exemple, l’indice de développement humain de La Réunion se rapproche – et ce n’est pas une insulte – davantage de l’indice de développement des Seychelles que de celui de la région Île-de-France. Certes, depuis 1946, depuis la départementalisation, nous avons progressé dans certains domaines. Néanmoins, je rappelle que l’indice IDH concerne l’éducation, la santé et l’espérance de vie et, dans ces domaines, nous n’atteignons pas le niveau que l’Hexagone.
Par ailleurs, les Réunionnais notamment perçoivent de nombreuses inégalités auxquelles se rajoute ce qui est vécu non plus comme une inégalité, mais comme une terrible injustice, parce qu’elle dure depuis trop longtemps, à savoir la cherté de la vie. C’est la raison essentielle de la mise en œuvre, pour la première fois, une commission d’enquête à ce sujet.
S’agissant de nos économies, vous avez un peu préparé le terrain, si je puis dire, en disant que, malgré notre production locale, la taille du marché ne nous permet pas de faire des économies d’échelle et donc, de générer in fine des gains sur les prix pour le consommateur. Malgré les transferts sociaux et la mise en place de dispositifs pour les entreprises, l’IDH n’est pas satisfaisant, bien que nous ayons progressé dans certains domaines. Le coût de la vie reste non seulement élevé, mais il explose actuellement.
Les modèles de référence existants sont, selon moi, dépassés et nous ne réglerons pas les problèmes d’aujourd’hui avec les réponses d’hier, en essayant de bricoler des petites choses. monsieur le professeur, dans votre réflexion d’universitaire par rapport à ce que vous appelez la résilience de nos territoires, la résilience des îles, auriez-vous un autre modèle sinon à nous proposer, du moins à nous présenter ? Je pense notamment à ce qui correspondrait un peu à un changement de paradigme, à savoir une économie d’usage plus qu’une économie d’achat. En effet, chacun comprend bien que les transferts sociaux qui sont réalisés sur notre territoire depuis des décennies profitent toujours aux mêmes, à savoir à des grands groupes. Ne serait-il pas temps de revoir notre modèle, de sortir d’une société de consommation pour se diriger vers une société d’usage ?
M. Michaël Goujon. Vos questions sont nombreuses et je répondrai plus précisément à certaines d’entre elles par écrit.
Le coût de la vie pose non seulement la question des prix des biens et des services, mais également du prix du panier de consommation. Ce panier de consommation dépend aussi beaucoup du comportement de consommation et donc, de la demande de consommation des populations concernées. À une époque, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) calculait un panier de consommation métropolitain – je vous prie d’excuser ce terme, mais c’est celui qu’employait l’Insee. Il s’agissait de calculer un niveau des prix non seulement pour un panier métropolitain, mais également pour un panier outre-mer. Le panier outre-mer n’étant pas composé des mêmes produits et services, le niveau des prix différait. Les chiffres de l’époque montraient des écarts de prix entre l’Hexagone et l’outre-mer sur le panier de consommation de type métropolitain. En revanche, aucun écart n’était constaté sur un panier de consommation de type outre-mer, car il est probable que le panier outre-mer ait été composé de produits locaux. Dès lors, une des voies pour éviter un coût de la vie trop important consisterait à modifier une consommation qui est probablement actuellement trop dominée par des produits importés, notamment de l’Hexagone, et de s’orienter vers une consommation qui privilégierait davantage des produits plus locaux.
Ce constat ramène à votre questionnement relatif à l’autonomie alimentaire. Il convient de s’interroger quant à l’origine des biens importés. Proviennent-ils de l’Hexagone ou bien sont-ils importés des autres îles de la région et issus d’un commerce intrarégional ?
Dans le même temps, vous posez la question de l’octroi de mer, taxe appliquée sur les produits importés. Son application sur le commerce intrarégional est logiquement de nature à freiner l’importation de produits régionaux. En revanche, les éléments structurels conduisent à penser que les avantages des départements et collectivités d’outre-mer et de leurs voisins sont identiques. En effet, l’identité de productions restreint le potentiel d’échanges. Pour autant, il existe probablement des voies à explorer dans ce domaine.
S’agissant des exportations, les départements et les collectivités d’outre-mer se distinguent de leurs voisins par des niveaux de capital humain et des niveaux technologiques plus élevés. Dès lors, une des voies possibles consisterait à se positionner et à aider au développement d’activités qui font appel à un capital humain et à un potentiel technologique relativement élevés, dont ne disposent pas – ou moins - leurs voisins.
La Guyane n’est pas une île, mais elle en présente malgré tout certaines caractéristiques. Néanmoins, nous en tenons compte dans les calculs de nos indicateurs. Il n’en reste pas moins que le niveau d’insularité mesuré pour la Guyane n’est pas égal à zéro, car sans être une île, elle présente une longueur de côte relativement importante par rapport à sa superficie ou par rapport à l’ensemble de ses frontières.
L’IDH des départements et collectivités d’outre-mer est effectivement plus élevé comparativement aux régions dans lesquelles ils sont situés, mais il est plus faible que dans l’Hexagone. C’est une réalité qui doit conduire à s’interroger.
Par ailleurs, les inégalités sont plus nettes dans les départements et les collectivités d’outre-mer que dans l’Hexagone. Les chiffres de l’Insee le confirment. Cette problématique présente des liens importants non seulement avec le coût de la vie, mais également avec le fonctionnement de l’économie. Ces inégalités génèrent des inefficacités économiques et constituent un frein au développement. Il importe d’en avoir conscience, mais ces inégalités ne sont pas une fatalité. En effet, l’État et les collectivités territoriales ont les moyens de régler ce problème d’inégalités persistantes dans ces territoires et de rattraper leur retard par rapport à l’Hexagone, au sein duquel force est de constater qu’il existe également de fortes inégalités. Néanmoins, il serait important de faire en sorte que les outre-mer rattrapent leur retard par rapport à l’Hexagone en ce qui concerne cette question des inégalités.
S’agissant des modèles de développement, il est possible d’identifier des comparateurs qui seraient proches. En effet, à titre d’exemple, les paradis fiscaux voisins de certains de nos territoires présentent des performances économiques extrêmement importantes. Il s’agit donc d’une voie possible, mais je doute que vous puissiez l’explorer.
Il existe donc de multiples manières d’obtenir un niveau de développement relativement important. Cependant, je suis persuadé qu’il n’est pas absolument nécessaire de changer radicalement de modèle. Notre modèle repose sur l’éducation publique universelle et des services de santé publique. Cependant, ce modèle présente une certaine hétérogénéité et il n’est peut-être pas au même niveau dans les territoires ultramarins que dans l’Hexagone. Ce constat présente une importance extrêmement forte non seulement pour les inégalités, mais également pour le développement humain en général dans vos territoires.
Mme Lysiane Métayer (RE). Vous avez évoqué de nombreuses thématiques liées à la particularité des territoires ultramarins. Cependant, vous n’avez pas mentionné l’innovation. En tant que professeur d’université, ne pensez-vous pas que le levier innovant pourrait répondre à des modèles ad hoc ? Je pense notamment à la ressource en eau.
Vous insistez sur la petitesse de l’économie. Néanmoins, a contrario, ces territoires ne peuvent-ils pas être plus agiles pour proposer un nouveau modèle sans chercher à transposer le modèle hexagonal ?
M. Frédéric Maillot (GDR-NUPES). Monsieur le professeur, je vous ai écouté attentivement et j’adhère à vos propos relatifs au surcoût de la vie dans nos territoires. Il est absolument essentiel d’évoquer le logement qui représente 40 %. des postes de dépenses dans nos foyers. Plus les normes sont nombreuses, plus le surcoût de la construction est important. Existe-t-il, dans nos territoires, des normes en lien avec notre climat qui n’auraient pas lieu d’être, qui contribueraient à accentuer l’augmentation du coût de la construction et qui, in fine, contribueraient à augmenter le prix des loyers, impactant ainsi directement le pouvoir de vivre de nos populations ?
Mme Sandrine Rousseau (Ecolo-NUPES). Monsieur le professeur, votre exposé a été dense. Cependant, il me semble qu’il lui manque des éléments un peu essentiels à l’analyse du problème de la vie chère dans les territoires ultramarins. Je pense notamment à la question, cruciale selon moi, de la répartition de la valeur ajoutée le long de la chaîne de commerce jusqu’à l’arrivée sur l’île. Vous avez évoqué la possibilité de monopoles ou d’oligopoles et nous savons qu’ils existent. Quelle est cette rente de monopoles et d’oligopoles ? L’avez-vous mesurée ? Nous ne disposons d’aucune étude économique à ce sujet alors que cette rente de monopoles existe. Je pense qu’il serait utile de connaître l’impact qu’elle génère sur les profits des entreprises.
Vous n’avez pas non plus évoqué clairement la question de l’inflation et de son impact sur la vie chère dans ces territoires au cours de ces derniers mois.
Vous n’avez pas davantage mentionné le caractère public ou privé de la différence sur les prix. Je pense par exemple à la question de l’eau qui fait partie des biens les plus précieux et les plus chers. Quel est l’impact du public ou du privé, parmi les fournisseurs de cette ressource essentielle, sur son prix dans les différents territoires ?
Finalement, à qui devons-nous adresser nos questions ? Vous êtes notre premier invité auditionné dans cette commission d’enquête et à l’issue de votre audition, je souhaiterais savoir quelles questions nous poserons aux autres acteurs que nous auditionnerons dans cette mission d’enquête.
M. Michaël Goujon. Je suis désolé, mais vous me posez certaines questions sur lesquelles je ne suis pas spécialiste. Le cas échéant, je vous indiquerai le nom de certains collègues plus aptes que moi à y répondre.
En ce qui concerne les questions d’innovation, il existe des analyses, mais je ne suis pas spécialiste, et pas davantage sur la question des ressources en eau.
Je pense en effet que la petitesse de l’économie est susceptible d’apporter de l’agilité non seulement de l’État et des collectivités, mais également de l’agilité dans la coopération entre ces différents grands acteurs. Force est de constater que chacun de ces acteurs agit, mais sans véritable coopération, sans mutualisation des efforts, notamment pour ce qui touche au coût de la vie, à l’analyse qui en découle et aux éléments de politique économique et de surveillance qu’il serait nécessaire de développer.
Les profits engrangés tout au long de la chaîne mériteraient en effet d’être surveillés et analysés. Le sujet est complexe, mais il existe des indicateurs qui permettent d’analyser ces marges. Je ne les maîtrise pas. Certains organismes exercent une surveillance sur les prix et les revenus, mission qui est probablement également assurée par certains organes de l’État.
S’agissant de l’inflation et de la vie chère de ces derniers mois, certes, elles méritent une analyse particulière, mais vous n’êtes pas sans savoir que ce problème existe depuis de très nombreuses années. Il est historique. Si aucune décision drastique n’est prise, il est certain que ce problème subsistera, voire s’amplifiera dans les décennies à venir. Il serait donc important que, dans vos recommandations, vous réfléchissiez aux défis à venir, à savoir les problématiques liées aux inégalités et aux changements climatiques.
M. Frédéric Maillot (GDR-NUPES). Je souhaite apporter une précision à mon propos précédent. À La Réunion, il existe une norme européenne de construction Eurocode qui impose de construire des immeubles qui supportent le poids de la neige… à La Réunion !
M. Michaël Goujon. Que puis-je vous répondre ? Vous pointez un problème de norme sur lequel je ne suis pas spécialiste.
M. le président Guillaume Vuilletet. Nous reviendrons sur cette question ultérieurement parce qu’elle est en effet fondamentale.
M. Elie Califer (SOC). Je vous remercie, monsieur le professeur. Cette première audition fait l’objet d’une première salve de questions qui fusent dans toutes les directions. Nous n’avons pas le désir de vous mettre en difficulté, mais il est vrai que nous attendions et que nous attendons beaucoup des auditions.
Vous avez évoqué l’insularité et les inégalités en les qualifiant de « structurelles ». Si les problèmes sont effectivement et uniquement « structurels », il n’est pas possible d’agir. Nous sommes donc bloqués.
M. Michaël Goujon. L’insularité est structurelle, mais les inégalités ne sont pas structurelles.
M. Elie Califer (SOC). Nous sommes d’accord. Nous disposons donc là d’une issue. Votre audition devient d’autant plus intéressante pour nous que vous avez juré de nous dire la vérité.
Estimez-vous normal que l’État puisse agir sur un terme d’accompagnement supérieur à 24 000 euros par habitant au niveau national et que, dans les îles, il ne dépasse pas 17 000 euros par habitant au maximum en Martinique, un peu moins en Guadeloupe et encore moins en Guyane ? Le principal problème ne se situerait-il pas là véritablement ?
Par ailleurs, s’il existe un problème structurel, comment, dans une République de l’égalité, de la liberté, la fraternité, l’État pourrait-il agir pour permettre à ses îles d’atteindre non seulement un indice de développement humain correct, mais également un indice de bonheur, un indice de vie, tout simplement ? N’est-il pas possible d’identifier un moyen d’agir ?
S’agissant des chaînes, l’État exerce-t-il sa fonction de contrôle sur cette économie qui augmente considérablement le coût de la vie ?
Nous pourrions changer le modèle, mais nous sommes contraints par une République unitaire, indivisible, une.
M. Christian Baptiste (SOC). Monsieur le professeur, nous connaissons l’ensemble des constats depuis très longtemps, à savoir les problèmes systémiques, les inégalités, etc. C’est très bien de venir encore nous les rappeler. En revanche, nous sommes des politiques et évoluons dans une boucle dans laquelle nous sommes amenés à participer à des décisions. Vous, vous êtes un technicien et votre audition vise à nous éclairer et à nous apporter des éléments d’aide à la décision politique.
Comme observateur, comme scientifique, comme technicien, selon vous, existe-t-il une réelle volonté politique de l’État d’une manière générale pour réduire ces inégalités ?
Par ailleurs, quels éléments techniques pouvez-vous réellement nous apporter, au-delà des constats bien évidemment, de sorte à éveiller une réelle volonté politique et à progresser en direction de cette égalité ? Un certain nombre de lois existent déjà ; la loi Lurel sur l’égalité existe, mais force est de constater que, dans la réalité, elle n’est pas mise en œuvre.
Et surtout comment sortir de cette verticalité, notamment sur certaines décisions ? En effet, je reste toujours sur le constat que nous posons depuis de nombreuses années. Cette commission d’enquête a été ouverte ; elle constitue une nouvelle démarche. Quel est votre sentiment, à votre niveau, bien évidemment ? Nous, nous prenons nos responsabilités. Quels éléments pouvez-vous nous apporter afin d’initier un réel changement politique ? Il est évident que nous évoluons dans une société post-coloniale qui garde tous les stigmates du colonialisme, notamment dans certains fonctionnements. Les départements ont évolué vers des territoires, mais en réalité, cette démarche coloniale perdure. Sur le plan politique, que pouvez-vous nous apporter pour que nous puissions prendre les décisions politiques qui nous permettraient de progresser vers l’égalité ?
S’agissant de l’IDH, vous connaissez bien sûr la différence qui existe entre l’IDH et le territoire. L’IDH est effectivement basé sur l’éducation, la santé et le pouvoir d’achat.
Ma question est éminemment politique. En fait, quels sont des éléments que vous pouvez nous apporter pour que nous puissions prendre des décisions politiques pour progresser vers cette égalité ?
M. le président Guillaume Vuilletet. Chacun doit rester dans son rôle. Monsieur Goujon, que pouvez-vous répondre à cette interpellation ?
M. Michaël Goujon. De très nombreux rapports ont été publiés sur ces questions et il existe des lois. Il faut espérer que le travail au sein de votre commission vous conduira à produire des recommandations claires et indiscutables qui puissent être mises en œuvre réellement. Je vous renvoie à cette responsabilité qui est la vôtre.
Monsieur Califer, je suppose que les chiffres que vous annoncez de 24 000 euros et de 17 000 euros par habitant font référence au niveau de revenu moyen dans l’Hexagone versus dans l’outre-mer. Je vais en tout cas traiter la question sur cette base. Effectivement, il existe une différence de revenus moyens et de nombreuses explications sont envisageables. Je rappelle que les inégalités sont manifestement importantes en outre-mer par rapport à l’Hexagone. Cela explique en partie ce constat sur les revenus moyens. Les chiffres de l’Insee montrent très clairement que l’inégalité de revenus ne touche pas le haut de l’échelle. Cela signifie qu’en haut de l’échelle, les revenus en outre-mer sont tout à fait équivalents aux revenus hexagonaux des plus riches. En revanche, nous constatons très clairement un décrochage en bas de l’échelle. Cette source d’inégalités est mesurable. Une partie de la population est maintenue dans une situation de pauvreté. On pourrait parler de « trappe » parce que, pour ces populations-là, l’ascenseur social ou l’ascenseur républicain est plus complexe à activer que pour la population qui se situe dans les tranches hautes de revenus. Toute une partie de la population est privée des qualifications qui lui permettraient d’accéder convenablement au marché du travail et de contribuer à la production. En outre, cette population est empêchée de concrétiser un éventuel potentiel d’entrepreneuriat. En effet, au sein de cette population, il est probable que des personnes auraient la capacité de développer des projets d’entrepreneuriat, mais leurs conditions de vie et leur niveau de qualification ne leur permettent pas de concrétiser des projets. Dans ce domaine, les territoires sont privés d’un potentiel probablement significatif. Dès lors, lutter contre ces inégalités permettrait d’augmenter votre performance moyenne.
Existe-t-il une volonté politique réelle de l’État de réduire les inégalités ? Vous avez certainement votre propre jugement à ce sujet-là. L’État dispose des instruments, y compris dans les outre-mer, qui relèvent de la fiscalité, des services publics d’éducation et de santé. La gamme d’instruments est importante. La façon dont ils sont utilisés pourrait vous conduire à vous interroger quant aux questions de fiscalité dans les outre-mer et à leurs impacts non seulement sur les inégalités, mais également sur le coût de la vie. La fiscalité est essentielle au regard de ces aspects.
Il convient en outre d’analyser l’investissement de l’État dans l’éducation, dans la santé et les prestations sociales dans ces territoires. Le taux de concrétisation des prestations sociales constitue un problème qui existe non seulement dans l’Hexagone, mais également dans l’outre-mer. Cela signifie qu’une frange significative des populations pauvres n’a pas réellement accès au système de prestations sociales.
M. Christian Baptiste (SOC). Qu’entendez-vous par fiscalité ?
M. Michaël Goujon. Je fais référence à l’ensemble des éléments qui constituent la fiscalité. Tout élément de fiscalité a un impact sur la répartition des revenus et sur le pouvoir d’achat. La TVA produit un impact sur le pouvoir d’achat. La fiscalité, les impôts (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, etc.) touchent à la répartition des revenus, ce qui a des conséquences sur les inégalités. L’octroi de mer relève du système fiscal et il impacte manifestement le pouvoir d’achat, le coût de la vie et les inégalités.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Il importe que nous restions dans le cadre de votre expertise qui se situe dans un périmètre macroéconomique. Il n’est pas opportun d’aborder avec vous les aspects microéconomiques ni le détail des territoires, parce que vous ne détenez pas cette expertise. Je vous demanderai donc de nous répondre plus précisément par écrit. Dans le cadre de notre investigation portant sur le coût de la vie, nous n’avons pas besoin d’informations, mais il est nécessaire de nous apporter des connaissances. J’établis cette distinction, car n’importe qui peut diffuser de l’information alors qu’une connaissance est vérifiée scientifiquement et qu’elle a une valeur d’objectivité. Je vais donc vous poser quelques questions rapides et nous vous enverrons un complément de questions de sorte que vous nous apportiez des réponses écrites. En outre, l’ensemble des études et des indicateurs dont vous disposez pourront nous aider à aborder de façon plus pertinente la question mécanique des situations de coût de la vie, en termes humain, social, économique et environnemental, par rapport à des réalités de territoires différenciés. Il conviendra néanmoins de les regrouper, car nous ne serons pas en capacité de les étudier individuellement. Je vous encourage donc à nous communiquer les éléments dont vous disposez qui vous semblent utiles pour nos travaux : les indicateurs économiques de vulnérabilité les plus pertinents, l’IDH, les indicateurs relatifs au niveau de revenus médians (et non pas moyens parce que le niveau moyen ne montre pas l’inéquité de répartition, alors que le niveau médian donne un éclairage plus réaliste). Nous souhaiterions donc disposer de l’ensemble des indicateurs qui nous permettrait, dans le respect de la dignité humaine au sens collectif, d’évaluer la réalité de nos différences, la réalité des points communs et, surtout, d’identifier les mesures que nous pourrions mettre en place pour apporter les vraies solutions aux problèmes que nous portons.
Avez-vous la possibilité d’associer ces indicateurs à votre synthèse ? Je suppose que vous disposez d’indicateurs relatifs aux niveaux de revenus, aux niveaux de prix et peut-être aux niveaux de service public. Il importerait que vous soyez en capacité de les associer à vos réponses écrites de sorte que nous puissions travailler sur un ensemble d’éléments. Individuellement, chaque indicateur permet d’avoir une analyse, mais lorsqu’ils sont étudiés concomitamment, l’impact qu’ils démontrent, ses conséquences et les solutions à mettre en œuvre ne sont pas nécessairement identiques.
Je comprends l’impatience manifestée par mes collègues de disposer immédiatement de l’ensemble des réponses aux questions qu’ils se posent. Néanmoins, nous démarrons des travaux de longue haleine qui nécessitent de procéder par étapes. Il nous revient de prendre en compte l’ensemble des problématiques qui concernent non seulement la consommation, mais également les dépenses contraintes telles que le logement et l’habitat, les télécommunications, les dépenses énergétiques, les transports, etc., auxquelles il convient d’associer les problématiques de santé, que vous avez évoquées, la question des services publics territoriaux, qui diffèrent des services publics d’État et ne se situent pas au même niveau.
Concrètement, selon vous, quels seraient les axes et les leviers macro qui pourraient être utilisés afin d’identifier des solutions visant à réduire le coût de la vie dans nos territoires au regard des problématiques de revenus, de prix et de service public, à réduire la pauvreté, la précarité et le chômage, tout en préservant les milieux naturels, les valeurs humaines et sociales et un modèle de bien-être collectif, dans le respect de la République ?
En effet, aujourd’hui c’est une réalité, nous appartenons à la République. Néanmoins, je rappelle que des élus ultramarins ont lancé l’appel de Fort-de-France. Il existe des leviers d’État, des leviers politiques y compris au sens parlementaire, au sens de la loi, mais il existe également des leviers de projets territoriaux. Quels seraient les leviers qui, selon vous, pourraient aider à acquérir une plus grande « autonomie » des territoires – au-delà des aspects alimentaires – dans le cadre de la République, dans le respect de la République ; une « autonomie » des territoires qui permettrait aux politiques locales d’être plus efficaces et, surtout, plus pragmatiques, dans la réalité de ce que vivent les peuples de nos territoires ?
Ainsi que vous l’avez indiqué, il importe de traiter la question des innovations. En effet, nous disposons de potentialités extrêmement importantes. Comment agir afin de les transformer en réalité ? J’insiste sur le fait que j’évoque des leviers macro puisque vous pouvez nous répondre uniquement dans les domaines qui relèvent de votre expertise. Fondamentalement, j’adhère à votre affirmation selon laquelle il est également possible d’apporter des réponses aux problématiques structurelles. Un problème ne constitue pas un problème s’il n’a pas de solution. Même les problématiques structurelles ont des solutions. Nous ne déplacerons pas la Martinique pour la rapprocher géographiquement de la France, mais nous pouvons mettre en place des compensations financières et des solutions politiques de sorte que les problématiques structurelles soient résolues. Il s’agit là d’un aspect fondamental des travaux de notre commission. Il est clair que nous sommes confrontés non seulement des problématiques conjoncturelles, mais également structurelles. Il importe que le structurel, à savoir notamment la question des inégalités que vous avez évoquée, soit réglé de manière définitive grâce aux préconisations qui découleront de nos travaux. Il est essentiel que nous identifiions la traduction et la déclinaison des modalités de règlement de ces inégalités via les leviers économiques que vous serez en capacité de nous proposer afin que nous progressions dans notre réflexion et que nous apportions des réponses adaptées à nos peuples, dans l’intérêt de la dignité humaine et dans la dimension collective de la reconnaissance de nos peuples, dans le cadre de la République française.
M. le président Guillaume Vuilletet. Vous aurez compris, monsieur Goujon, qu’il s’agit d’une interpellation du rapporteur.
Je vous remercie et je vous saurais gré de nous transmettre l’ensemble des documents que vous jugerez nécessaires à nos travaux et de répondre aux questions qui n’ont pas pu trouver de réponse, soit parce que vous n’avez pas pu nous transmettre les documents, soit parce que vous estimez que certains de vos collègues seraient plus à même d’apporter des réponses pertinentes à des questions spécifiques qui ne relèvent pas de votre expertise.
Je vous remercie de votre contribution.
M. Michaël Goujon. Je vous remercie également. Je vous souhaite bon courage et le succès pour le chemin qui s’ouvre devant vous.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je me vois contraint de revenir à un fonctionnement plus formel de l’audition. J’entends et je comprends votre désir de parole parce que nous entamons nos travaux. Néanmoins, il importe d’énoncer des positions de principe. Le temps pour une question et pour les commentaires qui lui sont associés doit être limité à deux minutes. Nous demanderons également aux personnes que nous auditionnons de nous répondre dans un temps un peu limité. En outre, essayons de poser des questions qui relèvent de l’expertise de notre invité.
Je vous remercie.
*
La commission auditionne Mme Françoise Rivière, docteur en sciences économiques, responsable de la cellule Économie et stratégie au Département Afrique de l’Agence française de développement (AFD)
M. le président Guillaume Vuilletet. Mes chers collègues, nous poursuivons nos débats. De sorte à fluidifier nos débats, je suggère que nous nous astreignions à cette police interne de limiter nos questions et nos réponses à un temps de deux minutes et de poser une unique question, ce qui n’exclut pas de formuler quelques éléments d’appréciation dans ce délai de deux minutes. Nous demanderons à la personne que nous accueillerons dans quelques minutes de répondre avec concision de sorte que notre rythme de questions et de réponses soit plus fluide.
Nous recevons donc Mme Françoise Rivière, docteur en sciences économiques, responsable de la cellule Économie et stratégie au Département Afrique de l’Agence française de développement (AFD). Je précise, Madame Rivière, que nous vous auditionnons au titre des travaux de recherches que vous avez menés relativement aux petites économies insulaires. Dès lors, vous ne vous exprimez pas au nom de l’Agence française de développement, bien que nous soyons heureux de pouvoir bénéficier également de votre expérience en la matière.
Je précise également à l’intention de mes collègues présents qu’il n’est pas possible d’être spécialiste dans tous les domaines. Je vous invite donc à poser des questions qui entrent dans le cadre des compétences des personnes que nous recevons de sorte à éviter les frustrations générées inévitablement par un défaut de réponses.
Je vous remercie de votre présence, Madame Rivière, et d’avoir accepté de patienter puisque nous sommes en retard sur nos horaires. Je vous cèderai la parole pour une intervention liminaire d’environ dix minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses. Notre rapporteur entamera les débats et nous donnerons ensuite la parole chaque député qui le souhaitera.
Je vous remercie également de préciser tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations bien que je doute qu’il en existe de nombreux en la matière, sinon notre appartenance à l’AFD qu’on ne peut pas réellement considérer comme tel.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mme Françoise Rivière prête serment.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je vous remercie et je vous cède la parole pour une dizaine de minutes.
Mme Françoise Rivière, docteur en sciences économiques, responsable de la cellule Économie et stratégie au département Afrique de l’AFD. Je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer dans le cadre de cette commission d’enquête.
Je suis effectivement actuellement responsable d’une cellule Économie et Stratégie au sein du département Afrique de l’Agence française de développement. Cependant, ainsi que vous l’avez indiqué fort justement, je suis auditionnée aujourd’hui essentiellement au titre des travaux relatifs aux outre-mer et aux petits États insulaires que j’ai menés dans un cadre universitaire, dans un premier temps, puisque j’ai effectué ma thèse à Paris sur les économies de l’océan Indien. J’ai ensuite mené plusieurs travaux sur les trajectoires économique et sociale des outre-mer.
Je constate que plusieurs députés ultramarins sont présents dans la salle. Nous identifions en effet « des » outre-mer et chaque territoire effectue une trajectoire démographique, politique, économique et sociale qui lui est propre. De plus, les territoires ont avec la France et l’Union européenne des modalités de rattachement institutionnel, de liens institutionnels, qui sont aussi différents. Vous connaissez les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d’outre-mer (PTOM). Cependant, au sein même des collectivités d’outre-mer (COM), il existe une hétérogénéité de liens avec la France et l’Union européenne.
J’ai éprouvé très rapidement le besoin de croiser les référentiels puisqu’à l’époque où j’ai commencé à mener ces travaux, il existait des tableaux qui comparaient Martinique, Guadeloupe, Réunion avec la France ou la métropole – on ne disait pas « Hexagone » à l’époque –, ce qui n’avait pas beaucoup de sens, en comparant les outre-mer d’une part, avec les régions hexagonales et les départements hexagonaux et d’autre part, avec les petits États insulaires avec lesquels ces territoires insulaires d’outre-mer partagent quelques caractéristiques communes – j’exclus la Guyane bien qu’on puisse à certains égards la considérer comme une île.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaite évoquer le contexte mondial actuel, en tout cas celui que nous connaissons depuis trois ans puisque les outre-mer ont connu, comme les autres économies de la planète, deux chocs successifs. D’abord la crise sanitaire s’est traduite par une fermeture des frontières et des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement qui ont généré des pénuries de certains produits dans les territoires ultramarins ainsi qu’une augmentation des prix. Le deuxième choc, le conflit russo-ukrainien depuis février 2022, intervient dans un contexte dans lequel, déjà à la fin de l’année 2021, les niveaux de prix des biens alimentaires et des produits énergétiques atteignaient des sommets en Europe, aux États-Unis et, par contagion, au niveau mondial. Cela s’est traduit à nouveau par des difficultés d’approvisionnement, notamment pour ce qui concerne les denrées alimentaires (les céréales, les oléagineux), les engrais indispensables à la production agricole, les produits énergétiques, etc. Cependant, ce conflit a aussi induit une augmentation du coût du transport et du coup du fret, ce qui affecte particulièrement les économies ultramarines.
En 2022, l’inflation s’élevait à 10 % en Europe, 6 % en France, entre 3 % et 4 % dans les trois départements d’outre-mer (DOM) historiques que sont la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion, donc inférieure à la moyenne française, mais de plus de 7 à 8 % pour la Polynésie et Mayotte qui ont subi de plein fouet l’augmentation du prix des denrées alimentaires et des produits énergétiques importés.
Cette inflation intervient dans un contexte dans lequel le niveau des prix – et c’est le sujet de votre commission d’enquête – était déjà significativement supérieur au niveau enregistré dans l’Hexagone, toutes choses étant égales par ailleurs, et également dans un contexte dans lequel le niveau de vie moyen est significativement plus faible dans l’ensemble des outre-mer. Non seulement ces disparités sont hétérogènes, mais la structure des revenus est également particulière par rapport à l’Hexagone et propre à chaque collectivité ou département d’outre-mer, ce qui engendre finalement des effets délétères sur le pouvoir d’achat et est ressenti comme tel par les populations. Vous n’êtes pas sans savoir que la revendication de la lutte contre la vie chère est ancienne et récurrente dans ces territoires.
Les deux chocs successifs ont mis en exergue une fois plus, et si besoin était, la dépendance de ces territoires par rapport aux approvisionnements extérieurs et, surtout, la vulnérabilité de ces territoires par rapport aux aléas de la conjoncture internationale. On a longtemps pensé que les outre-mer étaient des isolats qui dépendaient par un cordon ombilical de la France continentale – je ne dirais pas « métropole » parce que je n’aime pas ce terme et parce qu’il n’est pas approprié.
De plus, ces constats ont montré ensuite la nécessité d’augmenter la capacité de la production locale à répondre aux besoins de consommation des populations et donc, d’augmenter le taux de couverture de la production locale, notamment en ce qui concerne non seulement les biens alimentaires et agroalimentaires, mais également d’autres biens de consommation courante qui pourraient être produits localement. Nous sommes conscients qu’il n’est pas possible de parvenir à l’autosuffisance de la production locale parce que les économies sont petites, etc. Cependant, il me semble qu’il est malgré tout possible d’améliorer ce taux de couverture.
Les travaux de cette commission s’avèrent plus que jamais utiles afin d’actualiser l’analyse de la formation des prix, l’analyse de l’écart des prix entre les outre-mer – en considérant chaque outre-mer individuellement – et l’Hexagone éventuellement. Une analyse poussée de ces écarts a été menée par l’enquête de comparaison spatiale de l’Insee, mais elle date de 2015. Quelques analyses réalisées par l’Autorité de la concurrence qui a produit quelques chiffres entre-temps, mais il est désormais temps d’actualiser ces données afin d’assurer la transparence sur la déformation des prix et le fonctionnement des marchés à la lumière des évolutions récentes que j’ai décrites précédemment.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je vais tenter de m’appliquer à moi-même les règles que j’essaie d’imposer aux uns et aux autres.
En comparaison des autres économies insulaires ou des petites économies insulaires alentour, assistons-nous à une déformation des prix identiques ? Dans la négative, existe-t-il des singularités dues à la diversité des territoires - la réponse n’est pas forcément la même pour l’ensemble des territoires - qui expliqueraient les différences dans la structure des prix ?
Mme Françoise Rivière. La réponse à votre question est très complexe. Les petits États insulaires partagent avec les outre-mer un certain nombre de caractéristiques communes qui tendent à induire une augmentation des prix. L’insularité combinée à l’éloignement génère des coûts élevés du transport et de tout ce qui en dépend. La petite taille des marchés favorise des situations peu concurrentielles et des positions monopolistiques ou a minima oligopolistiques, ce qui tend forcément vers une augmentation des prix.
De plus, les outre-mer disposent rarement de ressources du sous-sol, hormis la Guyane et la Nouvelle-Calédonie. La plupart d’entre eux importent des matières premières et acquittent forcément un surcoût.
Il ne m’est pas possible de répondre à cette question sans avoir mené une étude plus approfondie, basée sur des comparateurs pertinents. Les trois bassins océaniques comprennent des pays, des petits États insulaires, qui présentent des niveaux de revenus très différents. À titre d’exemple, dans l’océan Indien, les Comores, l’île Maurice et les Seychelles se situent dans trois catégories différentes de la Banque mondiale : pays à faible revenu, à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Il en est de même pour les Caraïbes, où Sainte-Lucie et la Dominique qui se situent à un niveau moyen, Haïti fait partie des pays les plus pauvres et Aruba fait partie des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Dans le Pacifique, les écarts de niveau de vie entre les pays sont différents. Il conviendrait peut-être d’établir des comparatifs avec des pays ayant des revenus élevés, des structures proches de celles des DOM, c’est-à-dire qui ne soient pas seulement spécialisées dans l’agriculture ou dans le tourisme comme c’est souvent le cas des petits États insulaires.
Je ne peux pas répondre précisément à votre question sans avoir procédé à une analyse plus approfondie. Au demeurant, l’analyse s’avérerait complexe parce qu’elle imposerait de prendre en compte les monnaies, les devises – ce sont des monnaies étrangères – la structure des économies, etc. Toutefois, je pense qu’il existe des facteurs communs qui tendent à accentuer à tendance à l’augmentation des prix.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Je vous remercie pour votre esprit de synthèse qui laissera une plus large place à nos questions. En outre, vous nous avez livré des informations très importantes.
Vous avez établi une comparaison de l’inflation entre nos territoires. Vous avez indiqué qu’elle s’élevait à 6 % pour la France, à 10 % pour l’Europe et, si je prends l’exemple de la Martinique, à 4 ou 5 %. Je pense qu’il est nécessaire de disposer d’une vision globale et de comparer de manière cumulée les aspects structurels et les aspects conjoncturels. En effet, la vie est plus chère en Martinique de 40 % depuis plus de soixante-dix ans. Il convient donc de considérer que l’inflation est de 45 % et non pas de 5 %.
Il importe également, de ne pas se limiter au niveau des prix, mais de considérer parallèlement le niveau des revenus, le niveau des prestations publiques d’État et territoriales de sorte à disposer d’une vision globale du modèle économique et social dans nos territoires.
Ma première question porte très simplement sur le diagnostic économico-social ou socio-économique que vous posez sur les territoires que vous avez étudiés, à l’occasion de votre thèse et jusqu’à maintenant, dans votre fonction d’expertise, sur les plans structurel et conjoncturel. Sur la base de ce diagnostic, nous pourrions identifier des pistes de solutions. Je ne vous demande pas une réponse complète et précise immédiatement, mais je souhaiterais que vous acceptiez de nous répondre de façon plus exhaustive par écrit et que vous nous adressiez les études dont vous disposez. Cela nous permettrait d’utiliser le temps de l’audition pour échanger sur les éléments les plus importants.
Je souhaite insister sur la question relative au diagnostic portant sur des points remarquables : atouts et faiblesses de nos territoires dans leur diversité puisque notre enquête porte sur onze territoires, un continent avec une façade maritime et dix territoires insulaires éloignés.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je vous laisse répondre au rapporteur et nous prendrons ensuite une série de questions de nos collègues.
Mme Françoise Rivière. Il s’avère en effet complexe de répondre pour l’ensemble des territoires et notamment pour les collectivités d’outre-mer (COM) du Pacifique qui sont différentes. La Nouvelle-Calédonie n’intègre pas le champ de votre enquête et nous ne l’évoquerons donc pas.
Préalablement à la départementalisation, j’ai mené plusieurs études prospectives relatives à la départementalisation de Mayotte. S’agissant des DOM, la départementalisation et ses transferts financiers ont tout de même permis de développer un secteur privé – ce que l’on oublie fréquemment – à partir des années 1980-1990 jusqu’à la crise financière de 2008, ce qui a engendré un taux de croissance de l’emploi marchand et un taux de croissance des entreprises. On l’oublie parce qu’on est trop obnubilé par l’administration. L’économie des DOM est suradministrée.
On ne peut pas dire que rien n’a été réalisé. Des entreprises ont été créées. Une industrie d’import de substitution a été mise en œuvre à La Réunion, île dans laquelle la population étant plus importante, il est plus facile d’accéder à des économies d’échelle. Dans le domaine agroalimentaire, dans les biens intermédiaires, en Martinique et en Guadeloupe, des initiatives intéressantes et positives ont été prises. Le secteur public a alimenté ces réalisations.
L’alignement progressif des prestations sociales a permis d’alimenter la consommation qui reste le principal moteur de développement.
Néanmoins, le ratio entre production locale et importation plafonne pour de nombreuses raisons, y compris celle des prix. Encore aujourd’hui, parmi les biens de consommation courante – agroalimentaires, par exemple –, les produits importés sont moins chers que les denrées produites localement. Cela représente un véritable problème au regard du consommateur et des familles les plus modestes puisque l’alimentation pèse pour une part plus importante dans leur budget.
Depuis 2008, un discours récurrent affirme qu’il faut changer de paradigme parce qu’on a atteint la limite du modèle. Force est de constater que les transferts publics et l’argent public se font plus rares. L’emploi dans l’administration territoriale, qui a embauché beaucoup de personnes, plafonne. Il devient difficile de trouver un emploi, même pour les jeunes, dans ces territoires aujourd’hui. Une échappatoire consiste à créer son entreprise, mais la fonction publique n’est manifestement plus l’eldorado qu’elle a été.
Que faire ? Dès lors qu’on touche des prestations sociales, on relève de la République française, on a accès à un système de santé de qualité, à un système d’éducation, et il convient de s’en réjouir. Cependant, cet état, cumulé à celui d’être territoire européen, se traduit par des normes environnementales, sanitaires qui impactent la compétitivité des entreprises. On peut s’en réjouir également parce que c’est un garant de la qualité et de la sécurité des produits, notamment dans l’alimentation, la pêche, etc. Néanmoins, cela induit des coûts de production très élevés et des difficultés de développement. Les marchés étant restreints, il n’est pas envisageable de développer à l’infini des entreprises destinées au marché intérieur. En outre, il n’est pas aisé d’exporter dans un environnement dans lequel le niveau de vie est relativement faible et les marchés étroits, fonctionnant davantage dans des logiques de concurrence que de complémentarité. En effet, dans les Caraïbes, la Guadeloupe et la Martinique produisent de la banane, mais c’est également le cas des îles alentour. La situation est identique pour la canne à sucre en ce qui concerne l’île Maurice et La Réunion. Dès lors, l’ensemble des îles produisent des produits tropicaux de même type et elles développent toutes le tourisme, certaines misant sur des niveaux de gamme et de clientèle plus élevés pour se différencier.
La question principale concerne donc ce qu’on peut vendre et à qui on peut le vendre. La réponse conduit un peu dans une impasse. Il convient en effet de réfléchir à d’autres voies possibles. Selon moi, il existe malgré tout des avantages comparatifs en outre-mer : le niveau d’éducation, le niveau de formation de la main-d’œuvre, bien que beaucoup partent et ne reviennent pas parce qu’il y a pas de place pour tout le monde. Les territoires ultramarins disposent de centres de recherches. Ils affichent un niveau de technologique très correct. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) se sont développées de façon extraordinaire. Ces territoires présentent non seulement des avantages comparatifs technologiques, une biodiversité, mais ils développent également tout ce qui relève de l’économie bleue et qui concerne aussi les pays alentour.
On a longtemps pensé qu’il serait possible de procéder à des échanges d’expertise technologique avec les pays alentour, mais il n’est pas certain que cela engendre de l’activité sur nos territoires. Je pense qu’il importe de développer des stratégies de niches, mais pas de grandes usines à gaz. Toutefois, certaines filières disposent encore d’un potentiel de développement : l’agroalimentaire, les énergies renouvelables et d’autres à venir.
Tel est mon diagnostic.
Cette commission peut être très utile parce que, au-delà de la vie chère, au-delà du coût de la vie, se pose, comme vous l’avez indiqué, la question des revenus. Le faible niveau de revenus est lié au fait qu’une grande partie de la population des DOM est au chômage. Comme dans l’Hexagone, la population pauvre est constituée non seulement de chômeurs, mais également de travailleurs pauvres, c’est-à-dire des personnes qui alternent emplois précaires, périodes de chômage, etc. La question principale réside dans la manière dont il serait possible de créer de l’emploi, de créer de l’activité.
Dès lors, in fine, ces questionnements rebouclent sur le modèle de développement et le nouveau paradigme à trouver.
Je ne sais pas si j’ai correctement répondu à votre question.
M. le président Guillaume Vuilletet. La réponse est déjà très dense.
M. Jean-Hugues Ratenon (LFI-NUPES). Madame Rivière, je constate que vous connaissez bien l’outre-mer et notamment La Réunion.
Pensez-vous que dans tous les domaines, les acteurs jouent le jeu en matière de formation des prix ?
Faut-il, d’après vous, davantage de transparence et pourquoi ?
Ne serait-il pas nécessaire de créer une antenne de l’Autorité de la concurrence dans chaque département d’outre-mer, telle qu’une brigade interrégionale d’enquête de concurrence ?
La problématique du vieillissement de la population, et notamment du vieillissement accéléré à La Réunion, est malheureusement trop peu souvent évoquée. La population réunionnaise vieillit et, en un quart de siècle, la croissance des plus âgés s’est accélérée. D’ici 2040, l’île comptera de 219 000 seniors, soit 21 % de la population, et dix ans plus tard, ce taux s’élèvera à quasiment un tiers de la population réunionnaise. L’accueil des personnes les plus âgées, potentiellement dépendantes devient une question cruciale. En effet, nous avons, malheureusement, sur notre territoire, un problème de dépendance précoce et, par voie de conséquence, de vie dans de bonnes conditions. Ce sujet constitue un enjeu majeur pour notre île. C’est une bombe à retardement, si aucun plan d’action n’est mis en œuvre, et en urgence. Les personnes âgées risquent de souffrir énormément si on ne règle pas le problème du champ des services à la personne. Avez-vous une idée à ce sujet ? Disposez-vous de pistes à nous soumettre ? Compte tenu des faibles revenus des personnes âgées à La Réunion et, donc, de leur faible pouvoir d’achat, comment aider nos « gramounes » à vivre dignement ?
M. Frédéric Maillot (GDR-NUPES). Nous avons beaucoup entendu parler des profits, voire des superprofits, des énormes profits engrangés par les compagnies de fret telles que CMA-CGM, qui affiche plus de vingt-trois milliards de bénéfice net en 2022. Les dirigeants nous ont expliqué que ces profits étaient notamment dus à la hausse du niveau des prix du fret maritime. C’est dire à quel point nous, les Réunionnais, sommes les plus grands perdants lorsqu’il s’agit de s’approvisionner en denrées alimentaires.
Sachant que les transporteurs maritimes ou aériens représentent une des causes principales de la cherté de la vie, pensez-vous qu’appliquer une délégation de service public pourrait contribuer à faire diminuer les coûts d’importation des biens essentiels à notre population de sorte à nous extraire de cette zone relégable du « pouvoir de vivre » ?
M. le président Guillaume Vuilletet. Il s’agit là aussi une question orientée. C’est normal et l’exercice y conduit.
M. Philippe Naillet (SOC). Je vous remercie, Madame Rivière, de votre présence parmi nous ce matin.
Il importe d’éviter les simplismes et je crois que ce désir est partagé par nous tous.
Si l’on considère le cas de La Réunion, il est manifestement possible d’identifier des réussites : des réussites économiques, une production locale, bien qu’elle soit insuffisante, des filières qui fonctionnent, notamment les filières animales qui sont un peu uniques sur nos territoires.
Cependant, dans le même temps – et c’est le sens de cette commission d’enquête -, nous subissons la cherté de la vie et, surtout, le « mal-développement » qui existe depuis trop longtemps dans nos territoires. Nous avons précédemment évoqué l’indice de développement humain (IDH) et force est de constater que si sommes en avance par rapport aux autres pays de la zone, nous accusons un important retard par rapport aux régions de l’Hexagone dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’espérance de vie. Les maladies nous atteignent plus tôt dans le cadre du vieillissement. Mon collègue Jean-Hugues Ratenon a raison, les Réunionnais vont vivre plus longtemps et c’est une réalité, mais l’espérance de vie est inférieure à celle de l’Hexagone et, surtout, les maladies qui mènent à la dépendance surviennent plus tôt chez nous que dans l’Hexagone.
Dès lors, si nous constatons des réussites économiques d’un côté, de l’autre côté perdurent le mal-développement, des injustices, des inégalités que les Réunionnais supportent de moins en moins et je suppose qu’il en est de même dans les autres territoires.
Monsieur le rapporteur l’a souligné, la cherté de la vie se combine à la faiblesse des revenus. Comment réaliser un développement économique qui non seulement crée de l’emploi, mais permette également un véritable développement ? Votre prédécesseur, un professeur d’université, nous expliquait - peut-être à juste titre - que de toute manière, la taille du marché, qu’on le veuille ou non, limite la production, ce qui impacte forcément les prix. Dès lors - vous connaissez les chiffres mieux que moi -, bien que nous affichions des réussites, dans le panier de la ménagère réunionnaise, 80 % des produits sont importés. Existe-t-il véritablement des pistes d’activité avec notre bassin régional ? L’activité économique avec le bassin régional risque-t-elle d’affaiblir la production locale ?
Mme Françoise Rivière. Votre menu est copieux. S’agissant de la question de M. Ratenon relative à la pertinence éventuelle de délocaliser des antennes de l’Autorité de la concurrence localement, j’avoue mon ignorance. L’Autorité de la concurrence est saisie par les collectivités territoriales sur la formation des prix. Cela constitue déjà un travail important.
Concernant la vie chère, je crois que les Observatoires des prix, des marges et des revenus mènent également un travail important. Une des recommandations du rapport d'information de la délégation aux outre-mer sur le coût de la vie dans les outre-mer de décembre 2020, consistait à renforcer cette veille au plus près des évolutions. J’ai mentionné les deux chocs que les économies ont subis et il serait en effet souhaitable d’intensifier la veille au regard de la conjoncture mondiale, en tenant compte non seulement de la part des importations, mais également des évolutions des sociétés.
La question relative au vieillissement de la population est très pertinente. Le vieillissement a concerné d’abord les Antilles, dont la population a désormais tendance à diminuer. Je vous renvoie aux travaux de Claude-Valentin Marie, sociologue et démographe martiniquais avec lequel j’ai travaillé, qui a étudié l’ensemble des DOM, y compris Mayotte, en mettant en place des enquêtes très approfondies sur les migrations, la famille, le vieillissement, etc. Il démontre en effet que ce que vous dites est une réalité. Les populations vieillissent, à tous les niveaux de revenus d’ailleurs. Elles vieillissent en plus grande précarité économique et en plus grande précarité en matière de santé. Ce constat pose donc un problème santé publique.
J’établis le lien avec la vie chère parce que, au sujet de la vie chère, on évoque beaucoup des prix à la consommation. Il existe un tropisme prix/consommation, mais il convient également d’y intégrer les transports, les services, la santé non seulement la santé remboursée par la couverture maladie universelle (CMU), mais également tout ce qui gravite autour. S’agissant plus spécifiquement du vieillissement de la population, je pense aux services à la personne qu’il est indispensable d’intégrer dans l’Observatoire des prix, des marges et des revenus (OPMR). En effet, le vieillissement des populations génèrera un besoin de services à la personne. Les ménages, notamment parmi les plus défavorisés, mais également dans les classes moyennes, sont peu nombreux dans nos territoires à pouvoir payer un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) à trois mille euros par mois. Il convient donc de réfléchir au système dans son ensemble. L’organisation et le coût de ces services doivent être intégrés dans l’OPMR. C’est la raison pour laquelle il me semble indispensable de prendre en compte l’évolution des sociétés. On a trop souvent considéré que les territoires ultramarins étaient uniquement peuplés de jeunes. Force est de constater que la situation a évolué très rapidement à la Martinique et à la Guadeloupe. La pyramide des âges s’est quasiment inversée avec le phénomène migratoire massif qu’elles ont subi dans les années soixante, qui est plus prononcé que celui que nous avons connu à La Réunion. Dès lors, la solidarité intergénérationnelle est moins présente aux Antilles qu’à La Réunion où un plus grand nombre d’enfants résident dans le département lorsqu’ils ont des parents âgés de plus de quatre-vingts ans. Je pense donc qu’il convient d’intégrer cette dimension-là.
S’agissant des compagnies de fret, je ne dispose d’aucune étude à ce sujet. Je ne vous livrerai donc aucun avis sur cette question. Néanmoins ce sujet entre dans le cadre du besoin d’observation des marges à toutes les étapes de la chaîne de valeur. Cela commence d’abord par le fret, c’est-à-dire le moment qui précède l’arrivée des marchandises dans nos ports. Je ne suis pas en capacité de vous répondre sur le coût. J’ai entendu des revendications à ce sujet, mais je ne dispose pas d’éléments objectifs à vous livrer.
Pour ce qui concerne le mal-développement, l’IDH est un indicateur avec toutes les limites que comportent les indicateurs. Nous disposons néanmoins d’autres indicateurs qui abondent dans votre sens. À titre d’exemple, certains concernent la permanence du taux de mortalité infantile, qui ne devrait plus exister dans nos territoires, le taux de fécondité, le taux de grossesses précoces chez nos adolescentes, l’espérance de vie, le nombre d’années de scolarisation, le PIB par habitant. Ces indicateurs n’intègrent pas l’IDH et, avec d’autres, ils confirment vos propos relatifs au mal-développement.
Parmi les populations en décrochage, on observe non seulement une pauvreté monétaire, mais également ce que j’appelle une « pauvreté non monétaire ». Ce sont des personnes qui vivent éloignées, qui se positionnent dans l’autocensure, qui ne se dirigent plus vers les systèmes de formation et qui n’osent même plus postuler pour un emploi. On observe donc tout un système paradoxal dans des départements qui pourtant affichent une apparence de modernité, avec des infrastructures. 20 % des populations les plus aisées dans les DOM disposent d’un revenu moyen équivalent aux 20 % des plus aisés dans l’Hexagone. Ce constat découle de la sur-rémunération et de l’effet de contagion sur les cadres du secteur privé. A contrario, à l’autre bout de la chaîne, on observe un décrochage. Entre les deux se situent des populations en situation de précarité, mais qui ne sont pas totalement en décrochage.
Comment faire pour lutter contre la faiblesse des revenus ? Comme je l’ai indiqué précédemment, l’emploi représente la solution essentielle. Dès lors, comment créer de l’activité ? Question qui nous ramène à la nécessité d’envisager un nouveau modèle de développement.
S’agissant de la question relative aux échanges commerciaux, vous savez mieux que moi que ces échanges sont peu nombreux. Dans l’océan Indien, les échanges avec les îles alentour représentent moins de 3 % ; dans les Caraïbes, nos calculs montraient qu’ils atteignent environ 5 %. Personnellement, je ne pense pas que de tels échanges représentent un danger ni dans un sens ni dans l’autre. Il existe des partenariats, mais ils ne se traduisent pas forcément par de l’activité économique de part et d’autre, ni au profit des DOM ni au profit de voisins dans les bassins respectifs. Cependant, il importe d’approfondir la réflexion et de la faire progresser. Il existe d’autres obstacles aux échanges avec les pays voisins tels que l’absence de transports maritimes et aériens directs ou bien, quand ils existent, ils affichent des prix complètement prohibitifs pour rejoindre une île située à deux cents kilomètres. Ce sont des éléments très simples, qui s’ajoutent aux problématiques de coût de production. Au-delà, comme je le faisais remarquer précédemment, quels types de produits échanger puisque ces territoires proposent des produits similaires dans l’agriculture, la pêche, le tourisme, etc. ? Il convient donc d’identifier des complémentarités.
Je ne tiens pas un discours négatif. Pendant longtemps, on a pensé que la coopération régionale et l’intégration régionale représentaient le Graal. Force est de constater que la situation est plus complexe. En revanche, il est possible d’échanger avec les voisins, notamment quant aux problématiques communes liées aux changements climatiques, à l’observation des catastrophes naturelles, etc. D’ailleurs, bien que je ne m’exprime pas en son nom, l’AFD finance des systèmes de coopération, des échanges entre la Dominique et la Martinique ou la Guadeloupe relatifs aux énergies renouvelables. Ces échanges sont possibles parce que l’environnement intertropical est commun. D’autres échanges ont été initiés relativement au bâti tropical, économe en énergie, aux énergies renouvelables, à la préservation de la biodiversité, à l’adaptation aux changements climatiques en zone côtière parce que nous sommes confrontés aux mêmes problématiques liées à la situation géographique commune.
J’espère avoir répondu à vos questions.
M. le président Guillaume Vuilletet. Oui, je pense que vous avez répondu à nos questions.
Monsieur Elie Califer (SOC). Je vous remercie, Madame, de répondre à la demande des membres de cette organisation. Je vous remercie également pour la qualité de vos interventions et de vos analyses.
Je ne m’inscrirai pas dans une démarche pétitionnaire, monsieur le président.
Madame, pensez-vous que nous soyons véritablement dans une situation de mal-développement ou bien, tout simplement, dans des économies insulaires avec leurs vulnérabilités ?
Ceci posé, selon vous, sur quels leviers pourrions-nous agir afin de redresser cette situation et ces aspérités ? Au-delà des chiffres de l’Insee, il existe tout de même un mal-être et un mal de vivre patents.
M. Jean-Victor Castor (GDR-NUPES). Ma question se situe dans la continuité de mes propos précédents. Quel type d’économie souhaiterions-nous ? La question de la constitution des prix est dépendante de notre capacité à construire une économie endogène. J’insiste sur ce point. Nous ne pouvons pas fonctionner en étant sous perfusion. Aujourd’hui, les constats n’ont pas évolué. Certes, ces constats relèvent de nombreux sujets liés notamment, à titre d’exemple, à la coopération régionale.
J’ai 61 ans et j’ai connu l’époque récente, contemporaine, où nous récupérions notre pétrole, notre carburant, à Trinidad and Tobago. Une décision politique nous a ramenés à acheter le pétrole par le biais de la Société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA). Dès lors, nous avons subi une augmentation des prix du carburant qui représente tout de même un poste important pour l’ensemble des secteurs de l’économie (transports, etc.). Les carburants ont augmenté de 30 à 40 % du jour au lendemain. Par voie de conséquence, par exemple, les populations se fournissent en carburant à la frontière avec le Suriname, y compris les gendarmes et la fonction publique. Or, s’il est trente à cinquante centimes moins cher, il semble aussi que ce carburant ne soit pas normé.
J’ai également connu l’époque d’une coopération extrêmement fluide avec le Suriname, le Guyana et le Brésil dans les domaines économique, culturel, sportif ; en fait, dans tous les domaines, y compris ceux que vous avez évoqués, à savoir la santé et l’éducation.
Enfin, j’ai connu la période d’une économie florissante en matière de pêche. Le port du Larivot était le troisième port de pêche français et il comptait deux cents chalutiers. Les marchés étaient ouverts sur le Japon, les États-Unis, etc.
Que s’est-il passé ? Deux décisions politiques, à savoir les accords de San José sur la lutte contre le trafic de cocaïne de 2003 et la francisation de la pêche, ont réduit la flotte à seulement six chalutiers qui circulent aujourd’hui dans les eaux guyanaises alors que, paradoxalement, nos zones de pêche sont pillées par toutes les pêches du monde. Notre milieu halieutique diminue de façon substantielle et nos pêcheurs ne peuvent plus exercer leur métier. Au-delà, cent trente bateaux de pêche artisanaux sont disponibles parce que le préfet refuse de régulariser des matelots qui vivent sur le territoire de Guyane depuis de nombreuses années. Ils ne parviennent pas à obtenir une carte de séjour pour pratiquer la pêche.
Certes, le sujet des prix est intéressant, mais si les familles ne disposent pas d’un revenu correct, si aucun secteur de notre économie ne se développe, tout ce discours est inutile. Un revenu est indispensable pour vivre et, aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
Dès lors, il me semble primordial d’étudier l’aspect de nos institutions elles-mêmes, des instituions des collectivités locales, parce qu’elles sont extrêmement affaiblies et que, structurellement, elles ne disposent pas actuellement de moyens suffisants pour assumer, notamment en Guyane, l’immigration massive à laquelle elles sont confrontées alors qu’elles sont tenues de s’occuper de ces populations sur les plans de la santé et de l’éducation.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. Il s’agit d’une question d’ordre politique qui appelle une réponse politique.
Bien que l’économie endogène nous paraisse évidente, il convient de déterminer comment il serait possible de la traduire concrètement et institutionnellement, de libérer l’initiative, d’identifier les leviers qu’il serait nécessaire d’activer dans les territoires pour leur permettre de disposer de leurs propres capacités de développement endogène. C’est vraiment le sens de l’appel de Fort-de-France dans lequel les collectivités se retrouvent.
Nous avons besoin d’expertises telles que la vôtre parce qu’elles nous donnent des outils d’aide à la décision et un maximum de connaissances que nous pourrons synthétiser et traduire en réponses politiques que nous porterons chacun de notre côté ou ensemble - de préférence ensemble.
Il n’en reste pas moins que nous devons résoudre l’équation. Dans le modèle actuel, le mal-développement est une réalité, aggravée et exacerbée par le contexte dans lequel nous évoluons. Nous devons en outre y faire face en tenant compte de nos contraintes structurelles et conjoncturelles, qui ne sont pas des handicaps, mais qui se cumulent, notamment au regard du coût de la vie dans nos territoires.
Il convient de déterminer le juste équilibre entre investissement public d’État, investissement public territorial et capacité de libérer l’initiative publique et privée dans nos territoires afin de définir un modèle propre, donc endogène, capable de créer de la richesse, de l’emploi, du vivre-ensemble et de la dignité humaine. Nous travaillons tous au service de l’humain et au service de l’intérêt général. Il est en outre essentiel de tenir compte des problématiques contemporaines, à savoir non seulement les changements climatiques, la mondialisation qui s’est imposée à nous aussi comme un facteur de décadence de nos sociétés (les réseaux sociaux, par exemple), mais également les obligations auxquelles sont soumis nos territoires de sorte à s’intégrer dans la diplomatie territoriale.
La santé constitue un véritable problème. La crise sanitaire liée à la Covid-19 a démontré la nécessité de renforcer les liens territoriaux dans le cadre de la recherche parce que le prochain virus ne tardera peut-être pas. Force est de constater qu’un petit virus a anesthésié le monde et qu’il a généré des conséquences extrêmement graves en mettant à l’arrêt les économies, le monde et les peuples en dégradant le niveau de vie de celles et de ceux qui vivent dans la précarité, voire des populations des classes moyennes qui se sont appauvries. Peut-être que les 20 % de populations les plus riches, extrêmement riches, ont été épargnées, mais toutes les classes moyennes se sont considérablement appauvries.
Nous sommes confrontés à une complexité contemporaine : changements climatiques, problématiques de prospective dans de nombreux domaines, non seulement celui de la santé, de l’éducation, etc., mais également des langues (anglais, espagnol) puisque, dans nos bassins régionaux, nous sommes condamnés à parler plusieurs langues en plus de nos langues de territoire de sorte à nous inscrire dans une logique de développement économique par nous-mêmes et pour nous-mêmes.
Quels sont, selon vous, les leviers, sur le plan économique et sur le plan social, dans le respect de l’environnement, qu’il serait nécessaire d’activer ? Bien entendu, nous approfondirions vos suggestions parce que nous sommes bien conscients que vous ne disposez pas de l’ensemble des études. Je m’adresse à l’experte qui possède une connaissance, qui réfléchit et qui se projette. J’entends par « projection » la nécessité de progresser dans la créativité et dans l’inventivité, tout ce qui relève du dépassement de l’homme. Nous avons évolué de l’homme de Neandertal vers le tout numérique. Dans cent ans, nous occuperons peut-être les planètes qui gravitent autour de la Terre. L’homme a la capacité de dépasser le cap de la réalité pour trouver les bonnes réponses.
Dès lors, pouvez-vous vous dépasser et nous dire quels seraient, selon vous, les leviers sur lesquels nous pourrions nous appuyer et approfondir afin de nous orienter vers un schéma dans lequel nous souhaitons amener une dignité collective des peuples et des territoires, dans le cadre de la République ?
M. le président Guillaume Vuilletet. Je vous exonère d’une réponse relative aux autres planètes.
Mme Françoise Rivière. S’agissant de vos questions relatives au mal-développement – je n’aime pas ce terme –, elles renvoient non seulement à une abondante littérature consacrée aux dysfonctionnements des outre-mer, mais également aux grilles de lecture auxquelles nous nous sommes conformés pendant de nombreuses années et qui se contentaient de comparer les outre-mer à la France globale. Les rapports diffusés il y a vingt ans mentionnaient la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la France. Que pouvons-nous déduire d’une comparaison entre un pays qui a vécu deux cents ans de révolution industrielle et des îles qui ont connu l’esclavage et qui sont devenues des départements depuis 1946 ? Non, ce n’est pas sérieux.
Il n’empêche que nous sommes confrontés à la réalité d’une population en décrochage et les indicateurs sociaux le démontrent. Cette réalité est d’autant plus décevante que nous faisons partie de la République française. Nous sommes toujours tiraillés entre le droit commun et la reconnaissance de nos singularités. Nous naviguons entre les deux et c’est ce constat qui génère la déception. Comment, dans un département, français depuis 1946, est-il possible d’observer encore de telles situations humaines ?
Une économie endogène impose de créer de l’activité qui puisse s’adresser au marché intérieur au regard des nouveaux besoins : nous évoquions le vieillissement de la population, mais il existe également une jeunesse qui a des modes de consommation différents. Comment observer ces évolutions de la société et s’adresser, sur des créneaux de niche, aux économies alentour, aux pays vers lesquels nous pourrions exporter sur des niches, des produits qui pourraient leur être utiles ?
Les problématiques mondiales que représentent la santé, le changement climatique, la biodiversité – ces « biens publics mondiaux » tels qu’on les définissait à une certaine époque – doivent être étudiées également au niveau des régions et je pense qu’il est possible d’embarquer dans ces analyses les organisations régionales, la santé puisque, peu ou prou, les problématiques sont identiques, la préservation de la biodiversité, la lutte contre les changements climatiques et l’adaptation à ces changements, domaine dans lequel, peu émetteurs de gaz à effet de serre, nous sommes moins concernés par la nécessité d’atténuation des émissions. Il serait peut-être possible de créer des emplois dans nos territoires autour de ces thématiques, en coopération avec les territoires environnants, en échanges d’expertises, etc. Cette piste mériterait probablement d’être approfondie afin de relever les défis globaux qui s’imposent à nous et que nous devons traduire au niveau régional et au niveau territorial ensuite.
S’agissant de l’urbanisme et de l’adaptation des habitats aux changements climatiques, je pense qu’il existe également des pistes à suivre, des activités à créer. Je suppose que certains y réfléchissent déjà dans les territoires. Cependant, je ne suis pas la mieux placée pour répondre à cette question. Je suppose que vous avez prévu d’auditionner des chefs d’entreprise dans différents domaines, y compris dans des secteurs innovants parce que nous innovons beaucoup dans les outre-mer. Les petits territoires confrontés à des contraintes innovent toujours.
J’adhère à vos propos lorsque vous indiquez que ce ne sont pas des handicaps structurels, mais des contraintes structurelles qui imposent de modifier sans cesse le regard que nous posons sur nous-mêmes, que la France porte sur les outre-mer et cela passe aussi par le langage.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je crois que les dés ont été relancés depuis la crise sanitaire mondiale et internationale qui, en réalité, a redonné une dimension différente à l’espace régional. Nous nous dirigeons vers une restriction de mobilité. Dès lors, je pense qu’il est nécessaire d’appréhender différemment l’espace régional parce que les échanges internationaux se resserreront inévitablement vers les espaces régionaux à la suite des crises que nous venons de traverser. Dans ce cadre, je pense que les territoires français d’outre-mer présentent des singularités. L’État de droit n’y fonctionne pas si mal que ça, quoi qu’on en dise, et ils peuvent devenir des territoires de référence dans cet univers-là.
Je voudrais aborder la question de ce que j’appellerais une sorte de « sertis de la norme ». Les normes appliquées au logement ont été importées et imposées sur nos territoires. Ces normes sont onéreuses parce que leur mise application coûte cher. À titre d’exemple, elles imposent d’utiliser des plaques de plâtre BA13, d’environ treize millimètres d’épaisseur, alors qu’elles sont produites partout alentour en onze millimètres. Dès lors, forcément, si elles sont importées d’Europe, les coûts sont plus élevés. Les normes imposant d’importer de pays très éloignés posent un réel problème. La question de M. Jean-Victor Castor relative au coût du pétrole s’avère également pertinente.
Est-ce que nous n’importons pas une forme de cherté en imposant des normes qui ont peut-être moins de sens et qui, en tout cas, sont inadaptées dans un espace régional qui permettrait d’acheter des produits moins onéreux, même s’ils ne sont pas forcément produits sur place ?
M. Christian Baptiste (SOC). Je pense que, dans le cadre de ces auditions, les experts apportent des éléments de réponse. Bien sûr, nous en connaissons certains et je suis en accord avec la distinction opérée par M. le rapporteur entre informations et connaissances. Mme Rivière nous a apporté des réponses, mais je crois que le problème est essentiellement politique. Il ne faut pas se leurrer. Le problème est politique dans le sens où il nous appartient de définir la manière de mettre en œuvre les propositions qui nous sont préconisées. Nous avons récemment participé à la Conférence régionale de la coopération qui réunissait des représentants de la Caraïbe. Le président de la chambre de commerce et d’industrie s’est interrogé quant à la volonté politique. Nous avons abordé l’ensemble des sujets – la santé, le transport aérien, le transport maritime, etc. Le président a indiqué qu’il organisait sa huitième conférence et qu’il entendait toujours un peu le même refrain, à savoir « Quelle est la volonté politique ? ».
Je vous remercie, Madame, d’avoir apporté des réponses. Vous avez indiqué que, dans un espace caribéen commun, nous aurions pu échanger sur certains sujets. Où se situent les freins ? Il importera donc que ce rapport d’enquête se termine par une véritable conclusion qui non seulement précise les solutions, mais également identifie la volonté politique. Nous nous sommes des parlementaires ; notre rôle consiste notamment à modifier les lois. Je ne rentre pas forcément dans un débat institutionnel. Nous avons évoqué la diplomatie infraétatique, une diplomatie qui permette la coopération. Il existe des lois, mais il convient de les élargir.
À l’époque du colonialisme, il existait le code de l’indigénat. Ce régime écartait systématiquement les autochtones de la haute sphère de la gestion du territoire. Force est de constater que l’esprit de ce code, l’indigénat est toujours vivace et que nous évoluons dans une forme de néocolonialisme. Il convient d’éviter toute hypocrisie et de poser les bases.
Comme vous l’indiquiez, monsieur le président, on nous impose des normes qui ne nous sont pas adaptées. Qui établit les normes pour le logement dans nos territoires ? Ces normes devraient être établies par des experts qui, in situ, déterminent les normes qui nous sont utiles.
La question essentielle se situe à ce niveau. De nombreux experts nous apporteront des réponses dans le déroulement de cette commission d’enquête. Il conviendra de déterminer ce que nous, politiques, nous en ferons.
M. le président Guillaume Vuilletet. Nous avons jusqu’au 13 juillet pour y réfléchir.
M. Frantz Gumbs (Dem). Je crois savoir que la taille du marché représente un des facteurs qui induit le renchérissement des prix. En réalité, si on observe la Caraïbe, il me semble que potentiellement le marché a la taille critique. Si on additionne la Guadeloupe, la Martinique, la Dominique et Sainte-Lucie, par exemple, on dépasse le million d’habitants, ce qui représente une taille suffisante pour certains marchés. Cependant, il me semble – vous confirmerez peut-être mon hypothèse – que les frais réglementaires empêchent l’élargissement de n’importe quel marché.
Je viens d’une île qui est gérée par deux administrations différentes, une partie de Saint-Martin est française, l’autre est hollandaise. L’île compte deux usines de désalinisation de l’eau de mer, deux usines de production d’électricité, deux décharges. Sur une superficie de 100 km2, tout est en double exemplaire. Pire, l’usine hollandaise de désalinisation de l’eau de mer produit de l’eau douce à un coût moins élevé que l’usine française. Pourtant, les deux usines appartiennent à l’entreprise française Veolia qui met en œuvre une technologie identique des deux côtés de l’île. En revanche, le coût de l’électricité produite dans la partie française est moins élevé parce que nous bénéficions de la péréquation.
Un problème survenu en partie française a conduit à envisager la signature d’un accord avec la partie hollandaise afin de connecter les deux réseaux de sorte à compenser la perte d’eau en partie française. Les tuyaux ont été posés, mais la situation a été bloquée sur le plan règlementaire par l’agence régionale de santé (ARS) parce que l’eau qui vient de la partie hollandaise n’est pas européenne et que les normes en vigueur n’étaient pas communes, ce qui interdisait de boire cette eau. Je déplore l’incongruité de ce genre de situation.
Selon vous, la levée de certains de freins règlementaires ne serait-elle pas de nature à libérer des marges de manœuvre et, par là même, à élargir les marchés ?
Mme Françoise Rivière. Je suis entièrement d’accord avec ce constat de l’absurdité, parfois, de l’application stricte de normes règlementaires sanitaires, sécuritaires. Cela s’applique non seulement au bâtiment, au logement, à la construction, mais également à la pêche au large de la Guyane, où on applique les mêmes normes. Cela induit un surcoût et cela met un frein, en effet, aux échanges au sein des bassins régionaux. C’est un problème que je vous renvoie. Dans quelle mesure est-il possible demander que ces freins soient desserrés dans certains secteurs essentiels pour l’avenir économique de nos pays ? Je pense que la réponse n’est pas nationale, mais européenne.
J’ai effectué une mission à Saint-Martin lorsque je travaillais pour l’Institut d’émission des départements d'outre-mer (IEDOM). Cette île partagée en une partie hollandaise et une partie française, sans frontière physique visible, est très intéressante. Cela permet non seulement de comparer les deux systèmes, mais également de mesurer l’absurdité, du côté français, de l’imposition de certains frais réglementaires. J’avais évoqué les obstacles constitués par les transports maritimes, les transports aériens, mais en effet, j’avais oublié de mentionner les aspects réglementaires.
Un jeune chef d’entreprise martiniquais m’avait expliqué que, pour de nombreuses raisons (règlementaires, contractuelles, etc.), il était moins onéreux pour lui d’exporter vers l’Europe que vers la Jamaïque. De plus, l’Europe a mis en place une aide au fret à destination des entreprises ultramarines qui souhaitent exporter vers l’Europe. Dès lors, paradoxalement, il est moins coûteux d’exporter le même produit à 8 000 kilomètres que juste à côté, dans le bassin caribéen.
Néanmoins, vous avez raison, il existe de nombreux freins. J’ignore dans quelle mesure ils relèvent des travaux de cette commission. Il est probablement intéressant d’étudier les marchés en prenant en compte la somme des îles. Madagascar est située à côté de La Réunion. Nous nous étions demandé pour quelles raisons on faisait venir des carottes de Chine ou d’Europe alors que Madagascar en produisait. Ce sont les normes qui l’imposaient.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je pense que nous nous trouvons au cœur de notre problématique. Certes, cela ne résume pas tout, mais je crois qu’en effet il existe une sorte de cherté intrinsèque aux normes. Nous subissons également le poids non seulement de l’histoire qui induit une sorte de sédimentation de normes qui n’ont jamais été revisitées, mais également parfois quelques intérêts particuliers qui se satisfont du respect de normes qui leur sont profitables. En outre, notre propre viscosité administrative est probablement très lourde.
Ces questions constituent un enjeu sur la cherté de la vie. En effet, pouvoir acheter à proximité des produits plus facilement adaptés et adaptables produirait un effet non seulement sur les prix et sur la cherté de la vie, mais également, plus incidemment, sur l’activité économique parce que cela autoriserait la mise en place de coopérations éventuelles avec les voisins de nos territoires.
M. Johnny Hajjar, rapporteur. En effet, les normes françaises et européennes se cumulent et s’imposent. Malgré le transport, les produits importés d’Europe sont moins chers que la production locale. Dans ce cadre, il me semble que nous avons à considérer un élément essentiel, à savoir que nous sommes davantage considérés comme des terres de consommation que comme des territoires d’exportation. Pourtant, nous disposons de potentialités probablement importantes. En outre, et surtout, la problématique fondamentale réside dans le constat selon lequel, au-delà d’être des terres de consommation, on nous fait consommer des ce qu’on appelle des « produits de dégagement ». Cela signifie que les produits dont l’Europe ne veut pas, les produits dont la France ne veut pas sont envoyés vers nos territoires. Dès lors, les prix sont imbattables puisque ce qui n’est pas bon pour d’autres est bon pour nous. Je constate ; je ne suis pas dans le jugement. Il serait peut-être souhaitable d’intégrer ce constat à nos critères d’analyse.
Madame, vos publications sont très intéressantes. Pouvez-vous nous fournir vos travaux les plus aboutis de sorte que, dans la masse d’informations, nous puissions identifier les connaissances. Nous souhaiterions que vous nous transmettiez les publications dont vous disposez de sorte que nous posions un diagnostic adapté à nos territoires dans lequel la Martinique, La Réunion, Mayotte, etc. se retrouveraient. Il serait utile pour nous de disposer de vos éléments de sorte que nous puissions les traiter, les analyser et identifier les solutions les plus pertinentes. Nous sommes en capacité de poser une partie du diagnostic au regard de la connaissance que nous avons de nos territoires, mais nous avons également besoin de cette expertise extérieure qui est probablement plus différenciée et qui apportera un regard beaucoup plus prospectif.
Par ailleurs, nous vous saurions gré de nous indiquer d’autres publications qui nous permettraient d’identifier une action, directe ou indirecte, concrète sur le coût de la vie dans nos territoires, sur la transformation qu’il est nécessaire que nous engagions parce que les choix politiques nous appartiennent. Nous avons été élus par le peuple et nous porterons les éléments ponctuels de conclusion que nous aurons identifiés. La commission produira un rapport qui sera voté et qui donnera, à un moment donné, à une date donnée, dans un contexte donné par rapport aux connaissances que nous avons, une image de la situation et qui proposera des solutions forcément provisoires. Il nous appartiendra ensuite, à nous politiques, de nous en saisir, le plus collectivement possible, de la manière la plus responsable possible, parce que nous avons voté la création de cette commission d’enquête à l’unanimité transpartisane. Je ne suis pas inquiet, mais je vous invite à progresser par étapes. La première étape réside dans l’acquisition des connaissances, leur traitement et leur synthèse, sur la base du diagnostic territorialisé, dans le respect non seulement de nos différences, mais également de nos points communs. Comme disait Aimé Césaire, « Ce qui est acquis restera acquis. Mais ce qui manque sera ajouté ».
Cela fait référence à la question du mal-développement. J’ai compris, Madame, que vous n’aimez pas beaucoup ce terme, mais il répond à une réalité. Nous disposons du matériel informatique le plus high-tech et nous déplorons des niveaux de pauvreté, de difficultés et d’indignité de vie dans nos territoires qui se situent aux antipodes. Je m’exprime pour le progrès, non pas au sens matériel, mais au sens humain, au sens de la condition humaine.
Mme Maud Petit (Dem). Madame Rivière, nous avons évoqué le souhait des acteurs ultramarins de pouvoir coopérer et commercialiser avec des pays limitrophes. Je suis surprise des difficultés que les départements et collectivités ultramarins rencontrent pour « exporter » leurs produits locaux (la culture vivrière, etc.) vers l’Hexagone lui-même où, à titre d’exemple, il est difficile de trouver des bananes provenant de la Martinique alors que l’on trouve des bananes de Colombie ; il est difficile de trouver des mangues de Martinique alors que l’on trouve des mangues en provenance de pays d’Afrique. Quelle est votre opinion parce que ce constat est pour le moins incongru ?
Mme Françoise Rivière. Je confirme d’autant plus ce paradoxe que les pays que vous citez sont des pays dits ACP – Afrique, Caraïbes, Pacifique. J’en reviens à la logique concurrence versus complémentarité. En fait, nous sommes souvent dans une logique de concurrence parce nous produisons les mêmes produits, les mêmes types de produits et moins chers et que les accords ACP sont tels que nous les vendrons plus cher.
Nous soulevons un nombre incalculable de paradoxes. Force est de constater que vous connaissez déjà l’ensemble des freins. La suite dépend de choix politiques. Il convient d’argumenter relativement à la pertinence de déroger à certaines normes, etc. Cependant, je reconnais que parfois, on marche un petit peu sur la tête.
Je regrette d’avoir été prévenue de cette audition seulement à la fin de la semaine dernière. Je revenais d’une mission à Dakar et je n’ai donc pas eu autant de temps que je l’aurais souhaité non pas pour préparer mon intervention, mais pour rassembler les rapports, les articles de recherche que mes collègues des universités des Antilles, de Guyane, de La Réunion et éventuellement du Pacifique auraient pu produire et dont je n’ai pas eu connaissance puisque, depuis quelques années, je travaille sur une autre géographie. Je m’en préoccuperai et je vous transmettrai, évidemment à la lumière des questions qui ont été soulevées, tout document dont j’estimerai qu’il pourrait vous être utile, sans vous inonder non plus puisque je suppose que vous auditionnerez de nombreux invités qui vous adresseront un matériau riche.
M. le président Guillaume Vuilletet. Je clos cette première session d’auditions en vous remerciant. Nous complèterons nos échanges en vous adressant des questions complémentaires. Nous vous saurions gré de répondre également aux demandes du rapporteur de sorte à compléter notre information.
Je vous remercie.
La séance est levée à douze heures trente.
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Membres présents ou excusés
Présents. - M. Perceval Gaillard, M. Yoann Gillet, Mme Florence Goulet, M. Frantz Gumbs, M. Johnny Hajjar, M. Frédéric Maillot, Mme Lysiane Métayer, M. Philippe Naillet, Mme Maud Petit, Mme Claire Pitollat, M. Stéphane Rambaud, M. Jean-Hugues Ratenon, M. Guillaume Vuilletet
Excusés. - M. Philippe Gosselin, M. Mansour Kamardine, M. Nicolas Metzdorf, M. Jean-Philippe Nilor, M. Mikaele Seo, Mme Estelle Youssouffa
Assistaient également à la réunion. - M. Christian Baptiste, Mme Nathalie Bassire, M. Elie Califer, M. Jean-Victor Castor, Mme Emeline K/Bidi, Mme Karine Lebon, M. Stéphane Lenormand, M. Davy Rimane, Mme Sandrine Rousseau