Compte rendu
Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir
– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha (SECAFI), et de M. Stéphane Itier, directeur 2
– Audition, ouverte à la presse, de MM. Philippe Duron et Louis Nègre, co-présidents de TDIE – Transport, Développement, Intermodalité, Environnement –, et de M. Michel Savy, président du conseil scientifique 12
– Présences en réunion................................28
Mercredi
20 septembre 2023
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 9
session de 2022-2023
Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures trente.
La commission procède à l’audition de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha (SECAFI), et de M. Stéphane Itier, directeur.
M. le président David Valence. Nous recevons Pierre Ferracci, président du groupe Alpha, accompagné de Stéphane Itier, directeur.
Les auditions que nous avons conduites jusqu’à présent portaient sur l’effondrement de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le milieu des années 1990, qui a été enrayé ces dernières années, notamment à la faveur de soutiens publics accrus et de réorganisations profondes de l’entreprise. Nous nous intéressons également aux effets de l’ouverture à la concurrence sur l’évolution de cette part modale et sur la santé économique de Fret SNCF.
Le point de départ de cette audition a trait à la demande formulée en décembre 2020 par les élus du comité social et économique (CSE) de Fret SNCF d’une expertise externe sur un projet de transformation appelé « projet Fret SNCF 2025 ». Cette expertise a été confiée au cabinet SECAFI, qui fait partie du groupe Alpha. Le travail que vous avez conduit a été mentionné hier dans nos débats, essentiellement sur la question des externalités positives du fret ferroviaire. Nous souhaitons que vous puissiez y revenir et que vous nous présentiez à la fois les dimensions de ce plan, qui remonte à la fin de 2020, l’expertise que vous en avez faite, mais aussi, à la lumière de l’actualité, les points communs qu’il pourrait présenter avec l’actuel plan dit de discontinuité annoncé par le Gouvernement dans le contexte d’une enquête approfondie lancée par la Commission européenne.
Je vous rappelle que l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Pierre Ferracci et Stéphane Itier prêtent serment.)
M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha. Je laisserai rapidement la parole à M. Itier, qui travaille sur ce dossier depuis un certain temps. Je précise néanmoins que les groupes Alpha et SECAFI, qui ont fêté leurs quarante ans d’âge hier, suivent le dossier SNCF depuis le début, et le dossier fret depuis 2009. Stéphane Itier le suit à titre personnel en tant que directeur associé depuis 2014.
Nous disposons donc d’une connaissance assez approfondie du groupe et de cette activité. Dans le cadre de nos interventions, nous reviendrons sur la lecture que nous pouvons avoir des actions de la Commission européenne. Il me semble en effet nécessaire de bien cerner la position de la Commission sur ces enjeux de concurrence, mais aussi les conséquences que cela peut avoir sur les plans sociaux et environnementaux.
M. Stéphane Itier, directeur du groupe Alpha. Depuis 2009, date de la création du comité d’entreprise à Fret SNCF, nous sommes l’expert mandaté par ce comité, puis par le comité social et économique. À ce titre, nous avons été les témoins privilégiés des efforts et de l’évolution de Fret SNCF. À la lumière de l’introduction du président Valence, il me semble important de « zoomer » sur la manière dont l’entreprise a évolué, indépendamment des sujets généraux, en précisant les différents éléments de notre dernière expertise, qui date du 12 septembre 2023 et qui fait suite de la déclinaison du plan de transformation.
Ce plan nous a permis d’aborder trois volets. Le premier concerne la politique publique avec la question des externalités positives. Le deuxième est celui de la soutenabilité économique. Le troisième porte sur les conséquences sociales, qu’il s’agisse de l’emploi, des risques psychosociaux ou de l’efficacité opérationnelle et industrielle.
Nous nous situons aujourd’hui dans le cadre d’un projet de transformation de Fret SNCF assez inédit. Il constitue en effet une rupture avec les quinze précédentes années où, schématiquement, toutes les restructurations poursuivaient finalement deux objectifs : l’efficacité industrielle et opérationnelle d’une part, l’efficacité financière d’autre part. Cette double dimension est d’ailleurs présente dans toutes les restructurations, quel que soit le secteur. La viabilité du plan de transformation dépend donc d’abord de sa capacité à améliorer la situation opérationnelle de Fret SNCF et à diminuer ses coûts. Notre expertise a précisément concerné ces deux questions, ce qui nous conduit à repréciser un certain nombre de points.
Tout d’abord, Fret SNCF s’inscrivait plutôt dans une trajectoire économique vertueuse, et il faut en tenir compte dans l’hypothèse d’un statu quo. Il importe également de mettre en évidence les éléments de diagnostic aujourd’hui partagés dans le cadre de la stratégie nationale bas carbone et plus généralement du défi climatique. Fret SNCF n’était plus consommateur de cash pour la SNCF ; il était même plutôt contributeur pour la collectivité. Un des paradoxes du fret ferroviaire dans son ensemble est qu’il dégage à la fois une faible rentabilité pour chaque opérateur, quel qu’il soit – d’où l’enjeu du soutien public à travers un certain nombre de subventions –, et une forte contribution pour la société et la collectivité. Dans ce cadre, la difficulté réside dans la modélisation de ce que cela coûte et de ce que cela rapporte, entre la logique comptable classique et la logique économique au sens général du terme. Il s’agit là d’un des points insuffisamment mis en valeur lors de la période précédente.
Cela nous conduit à questionner le point de la Commission européenne selon lequel l’État actionnaire ne se serait pas comporté comme un investisseur avisé. Nous considérons au contraire que ce fut le cas au gré des différentes restructurations et de l’évolution du groupe dans son ensemble, même si le caractère avisé de certains choix peut être remis en cause au regard des doutes pesant sur le modèle économique et sur l’efficacité opérationnelle.
M. le président David Valence. Pouvez-vous développer cette différence de philosophie entre la logique de l’État et celle de la Commission ? Aussi bien dans la bouche du ministre des transports que du président de la SNCF, le plan annoncé le 23 mai n’a jamais été présenté comme un plan de développement, mais comme une manière de protéger l’entreprise face à un risque.
Pouvez-vous évoquer la question de la stratégie européenne de Fret SNCF ? Un grand nombre d’intervenants nous ont expliqué que le fret ne pouvait fonctionner et s’approcher d’une forme d’équilibre – qui n’est pas atteint dans la plupart des pays étrangers – qu’avec un certain nombre de conditions cumulatives : des aides publiques, d’une part, pour compenser le déficit de rentabilité, et la dimension européenne de la stratégie puisque le fret est largement international.
M. Stéphane Itier. À l’époque, l’enjeu était la création des conditions d’une ouverture du marché, en facilitant l’arrivée de nouveaux entrants. Aujourd’hui, Fret SNCF a moins de 50 % des parts de marché. Ensuite, il y a eu une forme de « pacte ferroviaire » qui se traduisait par une recapitalisation de l’entreprise en contrepartie d’une attrition de l’offre et des moyens de production. D’une certaine manière, il est possible de dresser un parallèle entre l’esprit des mesures de 2023 et celles de 2007.
Cela n’a pas empêché Fret SNCF de jouer sur plusieurs leviers. Le premier concernait l’efficacité industrielle : diminution des moyens de production – baisse de 70 % de la production de locomotives et wagons, suppression de presque 70 % des postes –, conformément à l’esprit du plan de recapitalisation. À partir de 2009-2010, Fret SNCF a mis en place le plan Efficacité industrielle et développement (EID), dans une logique de redéveloppement de l’activité à travers le combiné, les trains entiers, ainsi qu’une partie de ce que l’on appelait à l’époque le wagon isolé et qui est devenu l’offre « multi-lots multi-clients ».
Il n’y avait donc pas de fatalisme dans l’esprit des dirigeants et des salariés, y compris dans la période précédente. En cela, la feuille de route présentée aujourd’hui n’est pas véritablement une rupture. D’une certaine manière, le plan fret 2032 précise un certain nombre d’éléments allant en ce sens, c’est-à-dire le développement assez soutenu de l’activité, les conditions d’une productivité entretenue, et la cession d’actifs.
Vous avez ensuite évoqué la stratégie européenne. Parler de stratégie européenne dans le cadre du périmètre SNCF est assez dissonant par rapport à la stratégie de Rail Logistics Europe (RLE), qui avait des velléités de développement. Fret SNCF avait vocation à intervenir sur le marché domestique, avec les autoroutes ferroviaires bien sûr mais aussi une desserte fine du territoire. Le même constat peut globalement être dressé au sujet de l’évolution des ports français, qui ont raté l’étape du conteneur dans le développement de l’activité.
Certains considèrent que la désindustrialisation a pu conduire à l’assèchement des ports et de l’activité de fret ferroviaire, mais la réalité est plus complexe. À ce titre, l’exemple suisse permet de battre en brèche un certain nombre d’idées reçues, montrant qu’il est possible de réussir du fret ferroviaire sur de courtes distances : en Suisse, la distance moyenne est de 150 kilomètres. Le train n’est pas donc pas condamné à circuler sur de la longue distance. Le train n’est pas non plus condamné au transport de matière première et de productions industrielles : toute marchandise ou presque peut être transportée par le train, c’est ce qu’on appelle le « transport diffus ». La dimension économique doit être appréhendée dans sa globalité, en se posant les questions essentielles : combien coûte le ferroviaire ? à l’inverse, combien coûte à la collectivité l’absence de ferroviaire ?
La question de la concurrence du transport routier mérite également d’être approfondie. Le transport routier s’est considérablement développé mais en réalité, ce sont surtout les entreprises sous pavillon étranger qui se sont développées. Le routier français a été plutôt stable. Par conséquent, la concurrence n’est pas tant entre le rail et le routier qu’entre entreprises françaises et européennes, y compris sur la route.
La dernière période a enregistré la matérialisation de trois stratégies de planification : la stratégie nationale ferroviaire, la stratégie nationale portuaire et une forme de stratégie nationale logistique. Alpha s’est ainsi attaché à mesurer ce que chacune de ces stratégies permettait de créer comme conditions, à la fois dans le cadre des éléments d’exploitation opérationnelle, mais aussi dans le cadre des investissements. Il y a consensus sur le fait qu’il y a un retard significatif à rattraper, mais nous nous interrogerons encore aujourd’hui sur la nécessité de mailler ces trois stratégies, qui ont finalement été construites de manière cloisonnée, avec des temporalités et des acteurs différents.
Comment raisonnent les chargeurs ? Pour un client, le premier critère est la fiabilité technique, industrielle et sociale, avant même le prix, qui est le deuxième critère de choix entre les différents modes de transport. La dimension environnementale n’est pas encore un élément clé de la décision des clients : pour eux, la sécurisation de la charge logistique demeure la priorité.
M. le président David Valence. Dans la décision de recourir à un mode de transport plutôt qu’à un autre, le premier critère de choix est donc la simplicité – régularité, ponctualité, capacité à suivre les marchandises –, or le fret et le fluvial sont plutôt des modes de transport compliqués. Le prix et les préoccupations de responsabilité sociale et environnementale (RSE) ne viennent qu’en second lieu, mais malgré la prégnance croissante de l’enjeu environnemental.
Vous indiquez par ailleurs que la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire doit être saluée, car elle remplit un vide, mais vous regrettez qu’elle ne soit pas suffisamment articulée aux logiques portuaires et logistiques.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Quelle était la soutenabilité de l’accord passé entre la France et l’Union européenne pour la trajectoire du fret, d’une part lors de la séquence 2005-2010, et d’autre part lors de la période 2010-2019 ? Pensez-vous que le plan en cours de négociation, que vous estimez en rupture avec la trajectoire précédente, réussira mieux que les précédents ?
M. Stéphane Itier. Le plan de discontinuité annoncé le 23 mai a déjà un impact négatif sur le plan social. Cette transformation n’est pas pour le moment comprise et digérée, elle est même considérée comme injuste et injustifiée. Ce rejet mettra en difficulté l’encadrement intermédiaire, qui a vocation à décliner un certain nombre de ces mesures dans les semaines et mois prochains. Les enjeux concernent donc aussi les risques, mais également les troubles psychosociaux. De nombreux agents se trouvent fragilisés par ce qui peut être perçu comme de la précipitation. C’est un changement extrêmement rapide à l’échelle ferroviaire. L’instruction a été ouverte le 18 janvier et la feuille de route a été publiée le 23 mai, suivie par la déclinaison fonctionnelle du plan de transformation.
Le fret ferroviaire dans son ensemble, et Fret SNCF de manière singulière, a connu un changement de règles du jeu tous les quatre à cinq ans lors de la dernière décennie. Or n’importe quel secteur industriel plaiderait plutôt pour une stabilité du modèle, de la gouvernance et une forme de planification industrielle. Cette transformation à vitesse accélérée est extrêmement déstabilisante, rendant vaine toute projection industrielle pour n’importe quel logisticien ou commissionnaire de transport. Le message que nous voulons partager est le suivant : pour les années à avenir, il serait pertinent de s’assurer d’une plus grande stabilité dans un secteur qui en a effectivement besoin, si l’on veut inscrire la démarche sur le temps long.
Le bilan des restructurations du fret doit être appréhendé en ayant en tête le périmètre du groupe : le groupe SNCF de 2020 n’est pas exactement celui qu’il était en 2010. Des séparations d’activités, des effets de transfert d’actifs rendent complexe l’appréhension que l’on peut avoir de la performance économique. En cela, la bonne lecture de la performance de Fret SNCF porte sur la limitation de ses pertes, mais aussi sur le désendettement de SNCF Mobilité.
La séquence que M. le rapporteur a évoquée comporte en réalité trois périodes. La première période est antérieure à la crise de 2009 et s’est traduite par la volonté de stabiliser un modèle. Elle comportait des enjeux de développement qui n’étaient pas vains.
À partir de 2010, la machine a été très clairement cassée, en raison de la crise économique et particulièrement de ses effets dans les entreprises industrielles. La crise a réduit de 25 % les échanges mondiaux, soit l’impact le plus important depuis la deuxième guerre mondiale. Cette crise a percuté les flux d’échange, mais également la manière dont les entreprises se sont restructurées. Un phénomène similaire a d’ailleurs pu être observé après la crise du covid.
La troisième période est celle qui a succédé à la réforme ferroviaire. Elle a également été impactée par la crise sanitaire. Si l’on s’attarde sur les indicateurs de manière générale, Fret SNCF est revenu à un équilibre relatif sous le double effet de la baisse significative de ses charges et de la compensation de ses pertes par des subventions récentes.
Là aussi, il est parfois difficile d’appréhender la nature d’une subvention : elle peut être perçue comme une « perfusion », là où elle est en réalité assez structurelle et spécifique au modèle du fret ferroviaire, en France comme dans la plupart des pays européens qui ont directement ou indirectement bénéficié d’aides ou de soutiens.
Le désendettement de SNCF Mobilités et l’évolution du groupe SNCF à travers la cession d’actifs considérés comme non stratégiques étaient déjà engagés avant la réforme de 2020. De fait, ces transformations ont été effectuées au nom de l’efficacité économique du groupe. Le désendettement de 3,2 milliards d’euros grâce à ces cessions participe à l’effort conduit par Fret SNCF lors de cette période. Simultanément, la baisse des trafics a été également élevée.
La « nouvelle » entreprise issue de Fret SNCF doit donc faire face à des enjeux compliqués. Dans un schéma industriel classique, il importe d’assurer une rentabilité, c’est-à-dire non seulement d’équilibrer des comptes d’exploitation, mais également de générer suffisamment de cash pour renouveler son matériel, tout en luttant contre les risques de report modal inversé alors que la moitié environ du trafic de Fret SNCF est en concurrence frontale avec la route. Il est à craindre que des chargeurs ne tentent de profiter d’un effet d’aubaine.
Un autre enjeu concerne le soutien de l’activité au nom de l’intérêt général et de l’intérêt environnemental.
Enfin, la société va perdre 10 % de ses effectifs et environ 30 % de son activité. Par conséquent, l’organisation sera nécessairement sous contrainte, puisque la structure de coûts fixes sera plus élevée, toutes choses égales par ailleurs. Dans ces conditions, le point d’équilibre sera naturellement plus difficile à atteindre.
En conséquence, nos études montrent que le plan d’évolution de Fret SNCF se traduira en réalité par une diminution de la productivité future de l’ordre de dix points.
M. Pierre Ferracci. Je serai plus direct. Quels que soient les efforts consentis par l’État, ce qui est proposé est très vraisemblablement injouable. L’entreprise va perdre un tiers de son chiffre d’affaires alors qu’elle a déjà beaucoup réduit ses effectifs et ses coûts. Dès lors, le retour à l’équilibre financier semble hautement improbable, de même que la capacité des cheminots à subir une nouvelle accélération des restructurations.
Au sein du groupe Alpha, je suis particulièrement les activités automobiles, notamment Renault, Stellantis ou les principaux équipementiers. À ce titre, l’obsession de l’ouverture à la concurrence manifestée par la Commission européenne me semble totalement incompatible avec l’atteinte des objectifs en matière de protection de l’environnement, qui est pourtant affichée régulièrement par la Commission. À mon avis, cette pression placera le ferroviaire, et le fret ferroviaire, en particulier en grande difficulté.
Dans le secteur automobile, au nom des objectifs environnementaux, la bascule vers l’électrique intervient beaucoup plus rapidement que ce qui était prévu. Cinq ans ont ainsi été gagnés sur la suppression des moteurs thermiques. Malheureusement, la Commission oublie de prendre en compte que les principaux concurrents de l’Europe dans l’automobile, c’est-à-dire la Chine et les États-Unis, bénéficient de très importantes subventions publiques. Par conséquent, les deux groupes français automobiles supporteront très difficilement cette contrainte concurrentielle.
Dans le secteur ferroviaire, j’ignore comment les Allemands réagiront à ce qui leur est proposé. Ils empruntent un chemin un peu différent. Quoi qu’il en soit, la pression est énorme et surtout en contradiction avec les objectifs affichés. On ne peut pas dire que le ferroviaire constitue une des réponses aux enjeux de protection de la planète et lui imposer simultanément de telles contraintes. Il est nécessaire de trouver un équilibre, ce qui est loin d’être le cas à l’heure actuelle.
J’ai eu l’occasion de discuter avec le ministre avant qu’il n’adresse sa lettre au président de la SNCF. Je pense que les perspectives retenues sont trop optimistes. Je connais peu d’entreprises privées ou publiques capables de supporter un choc aussi brutal, surtout après les multiples restructurations qui ont déjà eu lieu lors des dernières années. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que les concurrents dans le rail soient prêts à prendre le relais. À mon avis, cette logique finira par affaiblir ces modes de transport par rapport à d’autres. Une fois encore, cette situation est parfaitement contradictoire avec les autres objectifs que l’Europe assigne à ses différents pays membres pour mieux protéger demain l’environnement.
L’État français en est conscient, mais il me semble nécessaire de faire comprendre à Bruxelles que les différentes logiques sont contradictoires. Quels que soient les efforts de la direction et des salariés, il ne faut pas se bercer d’illusions sur la possibilité d’atteindre des objectifs économiques de cette nature, compte tenu de la « cure » qu’on impose à l’entreprise.
M. le président David Valence. Trois aspects sont fréquemment revenus dans les auditions que nous avons tenues.
Le premier porte sur le fonctionnement de la réglementation de la concurrence à Bruxelles, qui date de plus de trente ans et qui vient heurter les objectifs de transition écologique. Ce sujet concerne d’ailleurs un grand nombre de politiques publiques. Quelles que soient les opinions des uns et des autres, il sera sans doute nécessaire de faire évoluer ces règles à l’avenir.
Le deuxième sujet a trait aux anticipations sur l’évolution de Fret SNCF. En toute hypothèse, il faudra maintenir au moins au niveau actuel – qui est très élevé depuis la pandémie – le niveau des subventions publiques à l’ensemble du secteur, afin de renforcer la rentabilité et l’attractivité du modèle du fret ferroviaire.
Enfin, le cas de l’Allemagne est différent de celui de la France. Les reproches qui sont adressés sont les mêmes, mais l’état de la procédure est complètement différent. Finalement, l’Allemagne se retrouve dans la situation dans laquelle était la France en 2005. Elle pourra proposer une réorganisation a minima des activités et probablement bénéficier de l’indulgence bruxelloise, alors que la Commission considère que la France a déjà fait l’objet d’injonctions sur la réorganisation de l’activité en 2005. En 2006, elle a commencé à fournir des subventions publiques à une entreprise évoluant dans un secteur concurrentiel, au mépris de la réglementation européenne. Je précise que je ne fais pas ici de jugement de valeur.
De son côté, la Roumanie a déjà été condamnée. La procédure est désormais entre les mains de la Commission : si une injonction est prononcée, l’entreprise sera obligée de rembourser plus de 500 millions d’euros.
M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez estimé que ce qui est proposé à Fret SNCF est « injouable ». Selon vous, cela se traduira-t-il par la liquidation totale de l’opérateur public de fret français dans les prochaines années ?
Au début de votre intervention, vous avez indiqué que la contribution de Fret SNCF à la collectivité est positive : grâce à l’opérateur, la société économise de l’argent. Pouvez-vous préciser vos propos ?
Enfin, on nous a beaucoup dit que Fret SNCF n’était pas préparé à l’ouverture à la concurrence. Mais le groupe SNCF n’a-t-il pas lui-même engagé une réorientation politique et un choix de restructuration conduisant à des suppressions massives d’emploi ? La cession de certains actifs n’a-t-elle pas justement empêché Fret SNCF de répondre à la demande des chargeurs ? N’y a-t-il pas eu une désorganisation interne volontaire de la part de la direction de la SNCF ?
Enfin, la cession d’Ermewa et d’Akiem était-elle judicieuse, alors même que nous avons besoin d’un fret ferroviaire public pour engager une politique de transition écologique et au moment où le Gouvernement souhaite que la part modale du fret passe de 9 à 18 % ? Ces deux actifs permettaient en effet à Fret SNCF de réaliser le transport de marchandises de manière plus efficace. Désormais, la société sera obligée de louer ce matériel alors qu’elle le possédait auparavant via ses filiales.
M. Stéphane Itier. Vous êtes revenus sur le qualificatif « injouable ». Dans nos travaux, nous mettons en évidence l’impossibilité d’atteindre un triangle « magique » : le soutien d’activité sans report modal inversé, la baisse de fait de l’activité et le maintien d’une exigence de rentabilité. La recherche de deux variables se fera nécessairement au détriment de la troisième, on ne peut pas tenir trois bouts avec deux mains.
Nous avons malgré tout formulé des préconisations, notamment un appel à la stabilité du modèle sur la durée, qui se traduit par une vision du soutien public, dont la portée peut d’ailleurs à être relativisée puisqu’il court jusqu’en 2030 dans une logique de relance et non de soutien structurel. La première condition pour maximiser les différentes variables, ce sont les subventions à long terme.
À cet égard, le terme « injouable » se conçoit avec un point d’interrogation. Il doit être envisagé au regard de l’enjeu, qui consiste à passer de la contrainte à l’opportunité. La question pourrait se poser ainsi : quelles seraient les conditions permettant à Fret SNCF de fonctionner sans qu’un des trois leviers soit impacté ?
La deuxième condition vise à en faire un opérateur différent des opérateurs privés classiques, avec un objet social différenciant. Cela pose donc la question de la manière dont nous devons appréhender le service public au service de l’intérêt général et des intérêts industriels. C’est la raison pour laquelle nous préconisons une réflexion autour d’une « entreprise à missions », qui la distinguerait de fait des autres opérateurs, dans une logique de soutien à une activité publique et à des enjeux économiques de territoire, voire des enjeux de maillage. En cela, il faut la tenir à l’écart du principe de concurrence pure et parfaite, qui peut être considéré comme non opérant dans ce secteur particulier.
En matière de productivité, les premiers efforts sont relativement faciles à accomplir. Mais ces efforts deviennent ensuite plus ardus, à partir du moment où ils doivent porter sur l’outil de travail et la manière de produire un train. Les cheminots sont bien placés pour savoir comment produire intelligemment un train. Le mode d’organisation social ne doit pas être défini a priori. Nous considérons que le cadre social ou la renégociation du socle social ne constituent pas la porte d’entrée. Il faut d’abord réfléchir aux modes efficaces de production d’un train. Une difficulté fréquente tient au fait que la question sociale constitue le point d’entrée, sans que soient envisagés les effets de bords d’une réorganisation sur un triage ou des équipes opérationnelles.
Est-ce « injouable » ? La réponse dépend du soutien public, de l’efficacité territoriale et d’une productivité stabilisée. Les chargeurs ont besoin de visibilité et de simplicité. Un opérateur comme Fret SNCF doit se poser la question suivante : pourquoi une entreprise, quelle que soit sa taille, voudrait recourir à ses services ? La question porte ici sur la structuration de la chaîne commerciale et la visibilité d’un « guichet unique des territoires » permettant à chaque entreprise de pouvoir se projeter.
Les propos de Pierre Ferracci doivent donc être interprétés de cette manière : la « mise sous cocon » de 10 % de productivité revient à remettre en question cinq à six années d’efforts passés. En un sens, c’est un peu regrettable, d’autant plus que ces efforts passés se sont traduits par des effets sociaux assez significatifs.
Vous m’avez également interrogé sur les externalités positives. De l’avis général, les externalités du ferroviaire sont positives par rapport à celles de la route. Si l’on considère, comme la Cour des comptes européenne, que la différence entre le fret routier et le fret ferroviaire équivaut à 3,43 centimes par tonne-kilomètre, l’économie due aux kilomètres de route évités est supérieure à l’endettement de 5,3 milliards d’euros de Fret SNCF. Les 3,43 centimes par tonne-kilomètre doivent être mis à l’actif du ferroviaire en général et de Fret SNCF en particulier.
La politique de la SNCF doit elle-même être interrogée. Jusqu’à récemment, les vertus du fret ferroviaire étaient assez peu mentionnées, parce que l’approche économique se fondait sur la séparation comptable. En se séparant d’actifs considérés comme non stratégiques comme Ermewa et Akiem, la SNCF a vendu ses « bijoux de famille ». Il s’agissait de choix financiers et court-termistes, à l’inverse d’une vision industrielle de long terme. Qu’est-ce qui est stratégique et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Cela revient à s’interroger sur le cœur de métier de l’entreprise et sur l’opposition qu’il peut y avoir entre le ferroviaire et les mobilités au sens large, cette dernière dimension comprenant Geodis et d’autres activités.
M. Pierre Ferracci. Les règles de Bruxelles ont trente ans d’âge. Elles doivent être modifiées pour tenir compte du fait que les deux principales puissances de la planète, les États-Unis et la Chine, pratiquent depuis des années des formes de protectionnisme évidentes à l’aide de subventions publiques massives.
Les règles concurrentielles de Bruxelles, surtout dans des secteurs de ce type, doivent revenir sur les critères de légitimité de la subvention publique. Si tel n’est pas le cas, la purge imposée aujourd’hui à Fret SNCF se traduira par des dégâts sociaux qui sont d’ailleurs déjà observables. Il est donc urgent de revoir ces règles ; le ministre de l’industrie en est conscient. Compte tenu de l’étendue de son territoire et du poids de ce type d’activité, la France est confrontée à des sujets que d’autres pays en Europe ne rencontrent peut-être pas.
Quoi qu’il en soit, il est urgent d’intervenir. Les syndicats que nous conseillons y sont sensibles, mais aussi la direction. Les façons d’agir qui sont imposées au management ne sont pas toujours simples pour lui, dans un secteur aussi exposé à la concurrence et aux directives de Bruxelles. Si les règles ne changent pas rapidement, la situation deviendra extrêmement compliquée.
Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). L’Europe est montrée du doigt, mais il faut rappeler qu’elle a été établie par la volonté des États, lesquels n’ont pas modifié les règles de la concurrence depuis trente ans. Le monde de 2023 n’a plus rien à voir avec celui qu’il était lors de la constitution de l’Europe. On ne saurait non plus accuser la SNCF : elle ne peut jouer qu’avec les règles qui lui sont fixées et les budgets qui lui sont donnés.
La responsabilité de l’État et des gouvernements qui se sont succédé me semble en revanche engagée. Nous, députés écologistes, l’avons dénoncé depuis longtemps en pointant le défaut de soutien à une industrie et à des transports décarbonés, sans être malheureusement entendus. On nous a toujours opposé des enjeux de rentabilité.
Nous sommes aujourd’hui face au « mur » du climat. La prise de conscience et très forte mais, malheureusement, les vieilles règles demeurent. De plus, les contrats donnés aux entreprises publiques et aux administrations sont effectivement « injouables » la plupart du temps.
Selon vous, est-il encore possible d’éviter un report modal vers le transport routier sans changer les règles actuelles de concurrence ?
Vous avez également indiqué que la France et ses ports avaient manqué le passage au conteneur, le développement du transport fluvial, mais également le passage au dernier kilomètre qui aurait pu se faire sur la base de transports routiers décarbonés beaucoup plus rapides, sur de petites unités. Bref, ils ont tout raté, ou en tout cas beaucoup. Les dégâts écologiques sont immenses, de même que les dégâts sociaux à venir. Estimez-vous qu’il soit possible de temporiser au niveau européen ? D’autres options sont-elles envisageables à ce stade ?
M. Stéphane Itier. Je reviens sur la dette historique de Fret SNCF. Si l’on part du principe qu’il manquait 60 à 70 millions d’euros annuels de soutien public, cela explique 20 à 25 % de la dette historique.
La Commission européenne ne conteste pas le principe du soutien au ferroviaire mais la manière dont il a été établi, c’est-à-dire le soutien indirect à une activité qui se restructurait. Aujourd’hui personne ne conteste que l’on ne peut pas faire sans les subventions publiques, car les enjeux ne relèvent pas seulement du marché, mais de l’intérêt général.
Il faut malgré tout souligner que la Commission européenne mène des réflexions sur les lignes directrices du ferroviaire, dont on pourrait considérer qu’elles auraient vocation à s’assouplir au regard des enjeux climatiques et du pacte vert pour l’Europe.
Le ferroviaire nécessite de la stabilité, de la visibilité et du temps long. La première séquence s’est déroulée de janvier à juin 2023, au moment où Fret SNCF allait bien et avait produit de très grands efforts, qui s’étaient traduits par une amélioration, notamment des prestations de service. Il aurait été possible de privilégier le temps long, non pas par manœuvre dilatoire, mais simplement pour affirmer un certain nombre d’arguments. Cela vaut pour le fret, mais aussi pour les enjeux de maîtrise budgétaire : la démutualisation du groupe pourrait se traduire par l’amoindrissement de l’efficacité au quotidien.
M. le président David Valence. Objectivement, les réformes qui se sont succédé dans le domaine du ferroviaire depuis la fin des années 1990 ont engendré une forme d’instabilité dans l’organisation, qui était peu favorable au développement de l’activité ferroviaire au sens large. En outre, le marché du fret ferroviaire était à l’époque en nette décroissance, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Dans le contexte réglementaire actuel, existe-t-il d’autres options que le plan de discontinuité ? Ou bien est-il nécessaire que ce contexte évolue afin que ces options puissent émerger ? Avons-nous encore le temps ?
M. Stéphane Itier. Nous avons encore du temps, même si le ministre a voulu aller vite. Sur la question des alternatives, il faut se demander si, directement ou indirectement, le groupe SNCF aurait pu rembourser à l’État ces 5 milliards d’euros grâce à un montage différent ? Ce sujet sera abordé au sein de l’entreprise, dans le cadre du droit d’alerte lancé par les représentants du personnel. Il existe bien une confusion sur la propriété de la dette : factuellement, il s’agit d’une dette de Fret SNCF, mais en réalité, elle est logée dans le groupe. Dès lors, on peut considérer que la SNCF pourrait l’honorer directement ou indirectement. Cela nécessiterait un « coup d’accordéon » qui permettrait de respecter l’esprit des textes, mais la Commission européenne ne le considérerait pas comme un élément rationnel.
Je ne peux donc pas répondre à la question sur l’existence d’alternatives. Cependant, le statu quo coûterait sans doute moins cher que l’application de ce plan de transformation, ce qui n’est pas neutre du point de vue environnemental, économique et social. À moyen terme, je pense que la Commission européenne assouplira ses lignes directrices ce qui rendrait la situation actuelle plus conforme.
M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Comme toute entreprise, Fret SNCF est constitué de femmes et d’hommes. Lors de l’audition des organisations syndicales, nous avons entendu des propos saisissants, qui évoquent un « syndrome de France Télécom ». De votre côté, vous avez indiqué que les risques psychosociaux étaient sur le point de devenir une réalité quotidienne pour les salariés de Fret SNCF. Dans un autre registre, vous avez également souligné qu’une des conditions pour s’en sortir de la meilleure manière possible consisterait à consolider ensemble le métier et les savoir-faire.
Au-delà du risque psychosocial et à la lumière des efforts de productivité qui seront demandés et que vous avez chiffrés, existe-t-il un risque de fragilisation de la sécurité pour tous, acteurs du fret et circulants sur le réseau ?
M. Stéphane Itier. Vous avez évoqué le risque d’un « syndrome de France Télécom ». La situation de la SNCF et singulièrement de Fret SNCF peut en effet sembler préoccupante. Il existe objectivement une alerte, portée par SECAFI, pour prendre le sujet à bras-le-corps, d’autant que Fret SNCF a toujours été perçu comme le laboratoire social du groupe SNCF. L’annonce du plan de discontinuité a été vécue d’autant plus violemment que depuis deux ans on dit aux agents que leur mission était utile, que l’entreprise s’était redressée et qu’elle serait sortie d’affaire.
L’enjeu de la sécurité ferroviaire reste bien sûr primordial et aucune exigence économique ou industrielle ne peut aller à son encontre. Des tensions sociales risquent de naître des arbitrages entre un cheminot formé selon des conditions de sécurité spécifiques et des impératifs qui amèneraient à produire le train de manière un peu différente. En tout état de cause, la sécurité doit demeurer le fil rouge de l’efficacité économique.
M. le président David Valence. Une ligne rouge qu’a posée le Gouvernement pour l’avenir concerne le report modal inversé : afin d’étayer le choix que le Gouvernement a fait, le ministre a évoqué le « risque d’incertitude » pour les chargeurs face à une liquidation de Fret SNCF sans perspective organisée. Comment ressentez-vous les interrogations des chargeurs aujourd’hui ? Dans le pire des cas, elles pourraient se traduire par une reprise de la décroissance modale ouverte à la fin des années 1970.
M. Stéphane Itier. Dans toute activité industrielle et logistique, la chaîne d’approvisionnement est un élément stratégique. Il est plus facile de défaire une chaîne logistique que d’en remettre une en place. Les entreprises ont besoin de sécuriser leurs options. Le risque de report modal est donc avéré, raison pour laquelle il importe de disposer d’un schéma régional réunissant les exécutifs locaux, mais également l’ensemble des clients et chargeurs, avec les opérateurs ferroviaires, pour s’assurer de plans pluriannuels.
À très court terme, on ne peut pas exclure des effets d’aubaine qui pourraient se traduire – parfois pour des raisons qui n’ont rien à voir avec Fret SNCF – par un renversement d’une partie de l’approvisionnement en raison d’enjeux de stockage et de prix de marché.
La déclinaison de la feuille de route du ministre n’est pas pour autant un facteur de certitude absolue pour les dix prochaines années. À l’heure actuelle, des incertitudes demeurent sur la manière dont on peut mesurer les vingt-trois flux et leur évolution. Dans ces circonstances, un certain nombre de concurrents pourraient déposer des plaintes, ce qui pourrait conduire la Commission européenne à un nouvel examen. Il serait dramatique de sortir d’une période d’incertitude pour entrer dans une nouvelle période d’incertitude. L’État français et la SNCF doivent faire en sorte de sécuriser un périmètre.
La conclusion est assez simple : le fret ferroviaire, dès lors qu’il a vocation à déployer une stratégie de ruisseau, c’est-à-dire de desserte fine des territoires, ne peut pas être comparé – dans sa structure de coûts et son efficacité opérationnelle – à l’ensemble des autres secteurs. Cela ne l’a pas empêché de générer des gains de productivité assez significatifs, peut-être même plus importants que les autres opérateurs, toutes choses égales par ailleurs.
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La commission procède à l’audition de MM. Philippe Duron et M. Louis Nègre, co-présidents de TDIE – Transport, Développement, Intermodalité, Environnement –, et de M. Michel Savy, président du conseil scientifique.
M. le président David Valence. Nous accueillons MM. Philippe Duron, Louis Nègre et Michel Savy, au titre du groupe de réflexion TDIE, connu pour la qualité de ses publications dans le domaine des transports.
Monsieur Duron, vous faites partie des rares élus qui ont consacré une grande partie de leur vie publique aux transports. Vous avez été président de la région Basse-Normandie, maire de Caen et député. Vous avez également présidé les travaux de la commission Mobilité 21, puis le premier conseil d’orientation des infrastructures (COI), dont le rapport de 2018 abordait notamment le sujet du fret ferroviaire. Vous coprésidez actuellement TDIE. Nous nous connaissons bien, puisque je vous ai succédé à la présidence du COI. J’éprouve un grand respect pour le travail de conviction et de défrichage que vous avez mené, en ayant parfois le sentiment d’être vox clamantis in deserto.
Monsieur Nègre, vous êtes maire de Cagnes-sur-Mer, premier vice-président de Nice Métropole, président du groupe des autorités de transport (GART), président de la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Vous avez participé à de nombreuses réflexions sur la stratégie des transports, du schéma national des infrastructures de transport (SNIT) en 2014, à Mobilité 21 ainsi qu’au Conseil national d’orientation des infrastructures. Cette institution a remis son rapport le 24 février dernier à la Première ministre. Vous coprésidez également TDIE.
Monsieur Savy, vous êtes professeur émérite à l’université de Paris-Est, qui est bien connue pour la qualité de ses travaux en matière d’urbanisme et de transport. Vous êtes président du conseil scientifique de TDIE et auteur, entre autres, de l’ouvrage Le transport de marchandises – Économie du fret, management logistique, politique des transports. Vous êtes également coauteur du rapport thématique « Marchandises », réalisé dans le cadre de la vaste étude du conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et de France Stratégie, intitulée Prospective 2040-2060 des transports et des mobilités et publié au début de l’année 2022.
L’objectif de la commission d’enquête est double. Il consiste d’abord à comprendre l’évolution de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le milieu des années 1990. La décélération s’est amorcée à la fin des années 1970 et s’est poursuivie dans les années 1990 et 2000, alors que certains de nos voisins ont su maintenir la part modale et reconquérir des parts de marché. Certaines de nos questions porteront donc sur la compréhension de ce qui est une forme d’échec collectif, nonobstant de nombreux plans de relance depuis 2006 qui ont essayé d’assainir financièrement Fret SNCF et d’améliorer l’organisation de l’entreprise pour répondre à la demande des chargeurs et à la libéralisation du secteur.
Le deuxième objet de notre commission est précisément cette libéralisation, la manière dont elle a été préparée, la stratégie ou le déficit de stratégie où elle s’inscrit, ses effets sur la demande de fret ferroviaire de la part des chargeurs et sur l’économie de Fret SNCF en tant qu’entreprise publique filiale du groupe SNCF. Le dernier épisode est la décision prise par le Gouvernement de retenir une solution dite de discontinuité pour parer aux risques ouverts par l’enquête approfondie de la Commission européenne déclenchée le 18 janvier dernier. L’état de cette enquête est plus avancé que celui de la procédure ouverte contre l’Allemagne.
Quelle est votre analyse de la situation du secteur du fret ferroviaire en France et de son évolution dans le paysage global du transport de marchandises depuis une vingtaine d’années ? Nous souhaitons également connaître le regard que vous portez sur la libéralisation, ainsi que sur le risque qui pesait sur Fret SNCF et sur la solution retenue par le Gouvernement pour y parer.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »
(MM. Philippe Duron, Louis Nègre et Michel Savy prêtent serment.)
M. Philippe Duron, co-président de TDIE. Nous sommes très sensibles à l’invitation de votre commission. Je ferai une introduction, Louis Nègre évoquera la question des financements et celle du matériel ferroviaire. Michel Savy, qui est aussi directeur de l’Observatoire des stratégies et des politiques de transport en Europe et dirige à ce titre un réseau d’universitaires sur les questions de transport, produira une comparaison entre les différentes solutions qui ont été adoptées ici et là. En tant que spécialiste du transport de marchandises, il pourra répondre plus précisément aux questions que votre commission se pose.
Le fret ferroviaire a perdu dans les vingt dernières années une part importante du trafic : sa part modale dans les échanges est passée de 20 % à 9 % en 2019. Cette évolution ne se retrouve pas avec la même ampleur dans les autres pays de l’Union européenne. En Allemagne, en Pologne ou en Belgique, le fret ferroviaire conserve un trafic et des parts modales enviables.
Cette dégradation importante et régulière a conduit la SNCF à établir un plan de restructuration de son activité fret en 2003 et 2007 notamment, dont le soutien financier du Gouvernement est aujourd’hui mis en cause par la Commission européenne. Si l’infraction à la règle des aides d’État devait être confirmée, Fret SNCF serait conduite à rembourser plus de 5 milliards d’euros à la puissance publique, ce qui pourrait être fatal à cette société anonyme à capitaux publics.
Comment comprendre ce déclin du fret ferroviaire en France ? L’ouverture à la concurrence serait-elle responsable de cette tendance ? Comme souvent, nous sommes face à des causes multiples, qui tiennent à la fois aux évolutions économiques de notre pays, à la situation du système ferroviaire dans son ensemble, aux conditions d’exploitation du fret par la SNCF et à l’ouverture à la concurrence. L’ouverture à la concurrence en France n’a par ailleurs pas eu les résultats attendus par la Commission européenne.
TDIE n’est pas spécialisé dans le fret ferroviaire. Aussi, après avoir évoqué les causes du déclin, nous insisterons sur la problématique des infrastructures et de leur financement, qui joue un rôle important dans les difficultés rencontrées par le fret ferroviaire, sans ignorer le besoin de modernisation technique des gestionnaires du système.
Le déclin du fret ferroviaire vient de loin. Pendant les Trente Glorieuses, dans une France en transformation rapide, marquée par une industrialisation puissante et par l’exode rural, puis par la création du marché unique à partir de 1957, la route et le transport routier se sont révélés des concurrents dynamiques, modernes et répondant mieux à la demande du marché. Une industrie automobile en plein essor et le développement d’un réseau autoroutier performant ont accompagné cette évolution. Ce n’est qu’ensuite que l’on a commencé à appréhender les difficultés du fret ferroviaire.
Les mutations industrielles marquées par le déclin et la fermeture des activités minières du nord et de l’est de la France ainsi que la longue crise sidérurgique ont privé le ferroviaire d’un important trafic de pondéreux et de semi-produits. Ce constat défavorable au ferroviaire a été réalisé dès le milieu des années 1970. Pour sauver le train de voyageurs face à l’automobile et à l’avion, la SNCF a su concevoir et construire le TGV, un succès pour un siècle et peut-être plus.
Pour le fret, l’effort d’adaptation marginal s’est révélé insuffisant pour prendre en compte les changements du transport de marchandises. Les pays voisins ont su s’adapter. Alors que les transports de fret français et allemand faisaient jeu égal en 1970, en 2021, l’Allemagne affiche 123 milliards de tonnes-kilomètres quand la France ne réalise plus que 36 milliards de tonnes-kilomètres, soit presque quatre fois moins.
Face à ces évolutions, la SNCF, sur la défensive et soucieuse de limiter ses pertes, a pratiqué une politique d’attrition en fermant de nombreux chantiers de fret, puis en abandonnant l’exploitation du wagon isolé dans un contexte de massification du fret. Aux produits lourds transportés en grandes quantités ont succédé des produits finis expédiés de manière fréquente, qui exigent un affinement fiable et ponctuel, soit une autre manière de répondre à la demande.
Une insuffisante modernisation du matériel et de l’exploitation, ainsi que des conflits sociaux longs, ont concouru à fragiliser le fret ferroviaire face à la route. Société publique, la SNCF a peiné à se réformer : ses procédures lourdes et longues d’attribution des sillons répondaient mal aux exigences qui évoluaient rapidement et attendaient une qualité de service qui n’était pas toujours au rendez-vous. Compagnie nationale, elle a tardivement engagé les évolutions rendues nécessaires par la mise en place du marché unique et l’internationalisation du trafic, quand elle ne les a pas freinées, comme cela a été le cas avec le système européen de signalisation des trains (ERTMS).
Face à la mondialisation qui a généré un trafic massif de fret, sa mauvaise connexion aux grands ports maritimes a privé la SNCF d’un trafic qui a migré vers les ports de la mer du Nord et de l’Europe méditerranéenne, Gênes ou Barcelone. L’ouverture à la concurrence s’est donc réalisée entre réticences et obstruction. La France, porteuse d’une grande ambition et active dans les grandes instances européennes, a paradoxalement tardé à transposer les directives communautaires dans le droit national. L’ouverture à la concurrence du ferroviaire nous en a donné une illustration significative. Comme dans d’autres pays européens, la compagnie nationale et les cheminots n’ont pas vu de gaieté de cœur arriver la concurrence. Le climat de défiance entre la SNCF et les nouveaux entrants n’a pas stimulé l’activité fret comme l’espéraient les instances européennes et comme cela a pu se produire dans d’autres pays. En revanche, rendre l’ouverture à la concurrence seule responsable du recul du fret ferroviaire serait excessif.
Le réseau représente aussi un élément important dans le fonctionnement du fret ferroviaire. Or le nôtre a vieilli et a souffert d’un long sous-investissement. Mais cette insuffisante adaptation de l’activité fret aux conditions du marché des transports de marchandises n’explique pas tout. La priorité donnée aux voyageurs et l’insuffisance des sillons consacrés au fret portent une part de responsabilité majeure dans les difficultés du fret. À partir des années 1980, la modernisation et le salut de la SNCF sont passés par la grande vitesse, qui a mobilisé une part importante des forces vives de l’entreprise et des investissements. La loi du 12 juillet 2010, dite Grenelle 2, a accentué le programme des lignes à grande vitesse (LGV), entraînant sous-investissement, vieillissement et fragilisation du réseau historique, comme l’ont révélé les deux rapports de l’École polytechnique de Lausanne de 2005 et 2012.
Si la prise de conscience a été brutale, la réponse a tardé à être à la hauteur des besoins de régénération et de modernisation du réseau, qui doit prendre en charge un trafic passagers en croissance, notamment après le transfert des transports express régionaux (TER) aux régions. Les parlementaires et les experts qui composent la commission Mobilité 21 ont constaté cette dégradation rapide et une inadaptation du réseau aux besoins du trafic. Ils ont donc demandé à l’État un changement de stratégie ferroviaire. Le rapport, adopté à l’unanimité, a recommandé d’accorder la priorité à la régénération du réseau, qui appelle un effort régulier et de long terme, mais la multiplication des chantiers et l’augmentation des ralentissements, qui sont passés de 3 000 à plus de 54 000, ont perturbé le trafic, tout particulièrement la nuit, moment propice au trafic de fret.
La désaturation des nœuds ferroviaires, dont on parlait assez peu avant la commission Mobilité 21, autour des grandes gares parisiennes et de province, notamment les gares Saint-Charles à Marseille, Matabiau à Toulouse et Part-Dieu à Lyon, était nécessaire. Le rapport recommandait également l’amélioration de la connexion des grands ports maritimes avec les transports terrestres – le rail ou la voie d’eau – afin de reconquérir des parts de marché sur la route, mais également une meilleure prise en considération des politiques européennes de transport, notamment le réseau transeuropéen de transport (RTE-T).
L’exemple le plus éloquent est le retard pris par le percement du tunnel de base dans les Alpes, mais cette question a été exclue de la feuille de route de la commission Mobilité 21. Enfin, la nécessité d’accélérer l’interopérabilité avec le déploiement du système européen de gestion de trafic des trains (ERTMS) permettrait notamment de faciliter le trafic de transit, mais aussi d’être plus productif en matière ferroviaire.
Pour financer ces priorités, Mobilité 21 recommandait de suspendre le programme de LGV, à une exception près – Bordeaux-Toulouse – et de concentrer les moyens disponibles sur le réseau classique. Cette approche, confirmée par les deux rapports du COI, appellent des choix politiques forts. La suggestion du professeur Rivier de retrancher une partie du réseau pour concentrer les moyens sur les axes les plus utilisés n’a pas été retenue, notamment après les réactions très défavorables au rapport commandé par le Gouvernement à M. Jean-Cyril Spinetta.
Reste donc l’augmentation des investissements. M. David Valence a évoqué dans le dernier rapport du COI un mur d’investissements qui se dressait devant nous. Doit-on et peut-on investir plus ? Les objectifs fixés par le pacte vert européen et l’objectif 55, tout comme les engagements de la France pour décarboner les transports, ne seront atteints que par des investissements importants, des process de travaux permettant d’aller plus vite et de mieux dépenser. Avons-nous les moyens humains d’atteindre ces objectifs ? Il y a quelques années, les présidents de SNCF Réseau émettaient des réserves à ce sujet. Enfin, le nerf de la guerre demeure la capacité financière. Si l’on s’en tient aux lois pluriannuelles des finances publiques, les scénarios adoptés par les COI restent en deçà des besoins et contraignent parfois à des solutions qui ne sont pas à la hauteur des efforts qui doivent être consentis.
L’approche budgétaire annuelle du ministère de l’économie et les restrictions à l’endettement imposées à SNCF Réseau par les dernières lois ferroviaires limitent les possibilités de modernisation, notamment pour l’accélération de la commande centralisée du trafic. L’ancien président de SNCF Réseau aurait souhaité emprunter 10 milliards d’euros pour pouvoir le faire dans un temps assez rapide. Les freins qui pèsent sur la capacité d’endettement ne le lui ont pas permis, alors que l’évaluation socio-économique monétarisée de cette modernisation était plutôt positive.
Cependant, les dernières années laissent espérer un redressement du fret ferroviaire. La loi d’orientation des mobilités a prévu l’élaboration d’une stratégie de relance du fret ferroviaire. Le Gouvernement a arrêté sa stratégie de relance en 2022. La profession, fédérée dans l’Alliance 4F, a mis en avant des préconisations reprises en partie par le ministre délégué aux transports, M. Clément Beaune, et le Gouvernement. Pour faire face à l’urgence climatique et la crise énergétique, l’Union européenne plaide pour un dédoublement du fret ferroviaire et cette proposition a été reprise par le gouvernement français.
Enfin, la crise du covid a mis en évidence la résilience du fret ferroviaire et la mobilisation des cheminots quand l’intérêt général est en cause. Les résultats positifs de Fret SNCF lors des exercices 2021 et 2022 attestent qu’il n’y a pas de fatalité au déclin de cette activité. Les remèdes à ce déclin sont connus. Ils s’appellent productivité, fiabilité et coopération intermodale. À ce titre, l’opérateur historique ou celui qui lui succédera dans le cadre de la solution de discontinuité disposent d’atouts et d’une expérience internationale, mais aussi des filiales qui peuvent lui permettre d’atteindre ces objectifs. Je pense notamment à Geodis, qui n’a pas été suffisamment intégrée à la stratégie de la SNCF.
M. Louis Nègre, co-président de TDIE. Je pourrais reprendre in extenso l’analyse de Philippe Duron tant je partage son point de vue. Cependant, au bout de quelques années, je commence à me poser certaines questions. Le ministre Jean-Claude Gayssot avait envisagé un objectif de 100 milliards de tonnes-kilomètres. Bien qu’il fût dynamique et offensif, il n’y est pas parvenu. Par la suite, chaque nouveau ministre a proposé également son propre plan. Il existe de fait une volonté affichée de développer le fret, qui s’intègre bien dans les objectifs assignés à la transition écologique.
Au bout de vingt-huit années de métier politique, je constate que l’enjeu n’est pas tant l’absence d’argent que l’absence de choix. Depuis 2005, nos amis suisses viennent nous expliquer que notre réseau s’effondre sous nos yeux. Personne ne l’avait vu : nous étions tous très heureux de disposer du TGV, ce succès mondial. Et quand le Gouvernement a décidé de créer ces lignes TGV, il a su trouver l’argent nécessaire.
Cependant, gouvernement après gouvernement, nous n’avons pas été capables collectivement d’accorder une priorité suffisante au fret ferroviaire. Il est possible d’être optimiste à la lecture des comptes de 2021 et 2022, mais, encore une fois, notre pays ne manque pas d’argent. Le taux de prélèvement obligatoire culmine à 48 % et l’argent rentre dans les caisses de l’État. En réalité, nous avons besoin d’établir des priorités dans des choix fondamentaux pour orienter notre pays dans un sens ou dans un autre.
Je me suis rendu à deux reprises en Suisse pour essayer de comprendre notre échec collectif. La Suisse est l’exemple vivant d’un système de transports collectifs fondés sur le chemin de fer, qui en constitue la colonne vertébrale. Certains me diront que ce pays est plus petit et plus riche que le nôtre. Mais ces explications manquent la véritable cible. Si nous adoptions la même philosophie que la Suisse, nous dégagerions les moyens nécessaires. J’ajoute que le taux de prélèvement obligatoire en Suisse n’est que de 28 %, mais les responsables de ce pays ont su effectuer des choix politiques.
Qu’on le veuille ou non, il nous manque une vision politique cohérente à moyen et long terme. L’industrie ferroviaire est en effet une industrie de temps long. Cette vision devrait être cohérente ; or, malgré l’échec collectif, on sonne le tocsin de tous les côtés pour annoncer la nécessité de réaliser la transition écologique. Pour y parvenir, le ferroviaire, et par conséquent le fret, doivent y jouer un rôle prépondérant. Allez en Suisse, vous constaterez qu’ils ont limité le nombre de camions susceptibles de rentrer chez eux. Nous pourrions trouver des solutions équivalentes tout en respectant nos engagements auprès de la Commission européenne. En Suisse, la volonté politique et sa constance sont notables. Elles produisent des résultats.
Nos voisins parviennent à construire un système qui fonctionne bien mieux que chez nous. Certes, comparaison n’est pas raison. Cependant, si nous avions la même vision politique, nous obtiendrions à peu près les mêmes résultats. Il est toujours possible de produire un énième plan pour le fret. Mais si l’on ne dispose pas du réseau adéquat, cela ne servira à rien. Depuis trente ans, j’entends parler du contournement du nœud ferroviaire lyonnais. Mais, en trente ans, mon pays n’a pas été capable d’y parvenir.
M. le président David Valence. J’ajoute que ce contournement constitue la première étape nécessaire pour la réalisation de la ligne Lyon-Turin.
M. Louis Nègre. Je souhaite que cette commission d’enquête parlementaire puisse mettre à plat ce dossier. Selon moi, nous disposons de l’argent nécessaire, seuls les choix politiques nous manquent. Ces choix devraient être soutenus par la transition écologique, qui est une obligation européenne et française. Ceci implique donc de mettre en place un véritable plan Marshall du ferroviaire et du fret. Je rends hommage au président Macron et à son gouvernement d’avoir ajouté 1 milliard d’euros pour la maintenance, mais il en manque encore un peu. De même, 500 millions d’euros sont prévus pour la modernisation, mais je voudrais m’assurer qu’ils seront bien mis sur la table. De son côté, l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) avait calculé qu’il faudrait en réalité 50 milliards d’euros sur cinq ans.
Quelles que soient nos sensibilités politiques, nous devrions nous accorder sur une grande politique de la mobilité, qui intègre le ferroviaire et donc le fret. Quand les Néerlandais se sont aperçus que de nombreux bateaux attendaient dans leurs ports pour décharger des conteneurs destinés à l’Allemagne, ils ont construit une voie dédiée au fret, qui est une véritable réussite.
En résumé, essayons, nous aussi, de mener à bien des projets très concrets de voies dédiées au fret. Simplement cela nécessite des choix politiques, assortis de quelques milliards d’euros.
M. Michel Savy, président du conseil scientifique de TDIE. L’origine du déclin du fret en France se situe vers l’année 1975, soit bien avant l’ouverture à la concurrence. Le chemin de fer français n’a pas su prendre en compte le changement de modèle économique international et le changement qualitatif et quantitatif en matière de besoins de transports. Nous avons dépensé beaucoup d’argent, mais pour subventionner à reculons, pour maintenir en vie un système archaïque au lieu d’inventer un système nouveau.
Symboliquement, la SNCF avait pourtant été porteuse d’un système innovant, qui était pour le fret ce que le TGV a été pour les voyageurs : il s’agissait de créer un réseau maillé, avec des triages permettant de mettre côte à côte plusieurs trains. Au lieu de trier les wagons à la bosse, les portiques automatiques échangeaient des conteneurs de châssis en châssis et réalisaient en deux heures ce qui prenait auparavant vingt-quatre heures. Le système était peut-être trop en avance, trop « franco-français ». Il aurait peut-être fallu imaginer d’emblée qu’il soit européen, ou au moins franco-allemand.
L’objectif du ministre Gayssot était pertinent. Le trafic de marchandises est une industrie à rendements croissants : plus le trafic augmente, plus les coûts fixes, qui sont très importants, se répartissent dans un volume plus grand. À l’inverse, les effets de la concurrence ont été négatifs et, quand on est en retrait, on ne parvient jamais à diminuer les coûts fixes. Un cercle vicieux s’est donc enclenché.
L’étude des chiffres montre que le verre est à moitié plein ou à moitié vide. La diminution du volume de fret ferroviaire s’est arrêtée au moment de l’ouverture à la concurrence. Il est possible d’estimer que la concurrence a été un échec puisqu’elle n’a pas déclenché la croissance espérée ; mais l’on peut également considérer qu’elle a permis d’enrayer le déclin du fret. Cependant, la SNCF, elle, a perdu des parts de marché. S’agissant de l’ouverture à la concurrence de la grande vitesse, la SNCF a bien bordé le marché : elle a saturé l’offre Ouigo à côté de celle d’InOui. Elle peut donc aborder le choc de la concurrence de manière plus sereine, tout en se déployant sur le réseau espagnol aujourd’hui et italien demain. Une telle anticipation n’est pas intervenue en matière de fret.
Le diagnostic est assez partagé : la question financière est cruciale. D’autres facteurs existent néanmoins et méritent une intervention, notamment sur le plan technologique. Le fret est plus sensible que le trafic de voyageurs à l’interopérabilité des réseaux. Le transport de voyageurs européen est très peu international. En revanche, 90 à 95 % des trafics de fret sont internationaux dans la plupart des pays européens. Or seulement 4 % du réseau français est équipé en ERTMS (European Rail Traffic Management System), contre 78 % en Belgique. Les choix technologiques ont été faits au niveau national parce que nous disposions du meilleur réseau au monde dans les années 1960 et que nous n’avons pas suffisamment anticipé.
Les problèmes portent également sur la productivité. La loi d’orientation des mobilités préconisait que la stratégie nationale s’appuie sur un dossier chiffré. Les soixante-douze propositions préparées par L’Alliance 4F étaient très riches et les participants eux-mêmes ont considéré que, pour la première fois, tous les acteurs du système ferroviaire se réunissaient dans un esprit de coopération. Mais il a fallu attendre les années 2020.
Malheureusement, la stratégie nationale ne donne pas de chiffres clairs, ni nationaux ni de comparaison internationale. Or, pour piloter une stratégie, nous avons besoin d’indicateurs et de points de repère pour mesurer les efforts et les résultats en matière d’organisation et de technologies. Un grand nombre de technologies sont mûres. Elles demandent évidemment un investissement, mais offrent rapidement une qualité de service et une fiabilité aux chargeurs – ce point étant une des faiblesses de notre système national. Les indicateurs de productivité, d’efficacité et de qualité de service peuvent bénéficier d’investissements technologiques. L’attelage automatique des wagons fonctionne depuis cinquante ans dans d’autres pays. Il en va de même pour la commande centralisée des aiguillages ou l’ERTMS.
L’enjeu est de parvenir à avancer de manière simultanée sur plusieurs fronts : les fronts technologique, financier et de la gestion sociale, notamment. L’heure est venue d’avoir une stratégie plus claire et organisée, soumise à un arbitrage politique majeur. La comparaison internationale, qui devrait être une sorte de réflexe, nous montre que plusieurs de nos voisins ont su trouver des solutions. L’efficacité routière s’est améliorée partout, y compris par des moyens que l’on peut désapprouver – il n’est pas nécessaire de développer le sujet du dumping social. Le ferroviaire doit faire face à des concurrences parfois malsaines, qui ne pas correspondent pas au modèle social européen que nous pouvons souhaiter. Néanmoins, il est absolument nécessaire de nous fonder sur des comparaisons avec nos voisins, ce dont nous n’en avons pas suffisamment l’habitude.
M. le président David Valence. Monsieur Savy, vous avez insisté à juste titre sur la comparaison avec le trafic de voyageurs. En effet, la dynamique de décélération et l’attrition du marché pour le ferroviaire étaient bien engagées pour le trafic voyageurs dans les années 1970, de manière très sévère.
Les 24 millions de voyages enregistrés cet été n’avaient jamais été atteints depuis des décennies. Dans de nombreuses gares d’ampleur nationale comme Nice ou de dimension plus régionale comme Saint-Dié-des-Vosges ou Granville, on n’a jamais vu passer autant de trains de voyageurs qu’aujourd’hui. L’offre ferroviaire en production voyageurs n’a jamais été aussi attractive. Malheureusement, le fret n’a pas connu la même évolution.
Les 2,8 milliards d’euros que SNCF Réseau consacre chaque année à la régénération et un peu à la modernisation de son réseau sont insuffisants. Le rattrapage à réaliser est très important, en dépit de l’augmentation des investissements ces dernières années.
Messieurs Nègre et Savy, je vous remercie d’avoir insisté sur la question de l’interopérabilité. C’est un sujet clef en matière de grands trafics européens. La modernisation de notre réseau permettrait de proposer 20 à 25 % de trains en plus et de mieux concilier les trafics de voyageurs et de fret, y compris la journée.
Enfin, il ne faut pas confondre, a fortiori depuis 2006, le secteur dans son ensemble et la situation de Fret SNCF. Si nous regardons uniquement le secteur du fret, trois plans sont intervenus : le plan national pour le tarif de marchandises en 2008, les conférences régionales du fret à partir de 2013 et la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire. Les autres plans concernaient la restructuration Fret SNCF en tant qu’entreprise mais ne proposaient pas de soutien général à la demande de fret ferroviaire.
À cet égard, la stratégie nationale est singulière, au-delà de la coordination des acteurs. Les 930 millions d’euros inscrits du côté de l’État dans les contrats de plan État région à venir sur les 2 milliards au total constituent une somme dont nous aurions aimé disposer il y a vingt-cinq ou trente ans.
Monsieur Savy, vous avez souligné que la gestion s’est faite à reculons, sur la défensive. J’invite mes collègues à regarder la manière dont les présidents de la SNCF parlaient de l’activité de fret au début des années 2000 : le vocabulaire employé pour parler du fret ferroviaire était toujours défensif, jamais conquérant. La lexicométrie est parlante à cet égard, comme le lien qui est établi ou non avec les objectifs de transition écologique.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Pour préparer notre entretien, je me suis notamment plongé dans la lecture d’un article de M. Yves Crozet, « Vingt-cinq ans de déréglementation du transport ferroviaire en Europe : que bilan ? », datant de 2016. L’auteur s’interroge en ces termes : « Ne sommes-nous pas dans une activité où, pour développer certaines activités comme le transport de wagons isolés, ou de puissants corridors pour le transport de conteneurs, il est nécessaire de détenir une part de marché nettement supérieure à 10 % ? Si nous répondons par l’affirmative à cette question, cela signifie qu’un certain niveau de concentration est inévitable, voire souhaitable pour que la collectivité bénéficie des rendements croissants propres à certaines activités. En termes d’analyse de la concurrence et donc de régulation, cela signifie que la concurrence n’est pas une panacée. […] Il est donc clair que la concurrence est peut-être une condition nécessaire, mais elle n’est pas une condition suffisante. » Il ajoute qu’en France, c’est la baisse des effectifs qui explique à elle seule les gains de productivité après la restructuration de 2008.
Quel est votre sentiment vis-à-vis de cette appréciation, qu’il a réitérée dans une contribution de 2023 ? Dans un encadré intitulé « Les faiblesses structurelles du fret ferroviaire en Europe », il indique : « Mais la nature même du transport ferroviaire, le fait notamment que les signaux soient planifiés, empêchent le libre accès généralisé au réseau. La conséquence est que le nombre de nouveaux entrants dans le secteur a été relativement faible, de même que le taux de succès des firmes. Partout, le nombre de sorties du marché est proche du nombre d’entrées. Et la profitabilité du secteur est modeste, quand elle n’est pas négative. Le résultat de ces phénomènes est une structure de marché, sinon monopolistique, du moins caractérisée par la domination d’une firme sur plus de 50 % des trafics »
Je ne connais pas M. Crozet, mais je ne pense pas qu’il soit un économiste marxiste. Aujourd’hui, l’opérateur dit public possède 49 % de parts de marché et a tout pour être la locomotive du secteur. Le plan de discontinuité ne constitue-t-il pas une rupture définitive dans le marché libéralisé tel qu’il existe aujourd’hui dans notre pays ?
M. Michel Savy. J’irai plus loin que vous dans le constat. Si l’on ajoute à la SNCF sa filiale Captrain, la part de l’opérateur historique en France s’élèverait à environ 69 % du marché national du fret en tonnes-kilomètres, contre 42 % pour le premier opérateur en Allemagne. Les disparités sont donc assez grandes à l’intérieur de l’Europe, mais la France fait partie des pays où l’opérateur historique dispose de la part de marché la plus élevée.
J’estime que la diversité ne doit pas être exclue dans le système ferroviaire. Si une seule entreprise a le monopole de la méthode, de la gestion et de l’innovation, cela n’incite pas à trouver les voies et moyens pour innover. Pour innover, il faut s’inscrire dans une dynamique de croissance. Comment motiver une entreprise où, depuis trente ans, on ne cesse de supprimer de l’emploi, des triages et des services ? Un climat pareil est ingérable. Quel jeune ingénieur ou conducteur de locomotive aurait envie de s’engager dans une activité en déclin depuis 1975 ?
Quand je suggère de regarder à l’extérieur de nos frontières, je prends en compte le fait que, dans le fret, une grande partie du trafic est internationale. Ce trafic passe donc nécessairement par la coopération, ne serait-ce que dans la gestion des sillons. C’est la raison pour laquelle le guichet unique européen répond déjà à ce besoin de ne pas avoir quatre ou cinq interlocuteurs successifs si l’on souhaite effectuer un trajet à longue distance. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le fret ferroviaire perd des parts de marché quand il franchit des frontières, alors même que, lorsque l’on compare l’économie ferroviaire à l’économie routière, la longue distance est favorable au chemin de fer. L’effet frontière reste donc déterminant et fâcheux ; il « péjore », comme diraient les cheminots.
La concurrence peut introduire une émulation. Mais, en France, elle n’a pas suffi à faire redécoller le fret ferroviaire. Il existe théoriquement vingt-trois opérateurs de fret ferroviaire en France, mais d’importance très inégale. Toutefois, Captrain est présent dans de nombreux pays en Europe. En Allemagne, il existe 247 opérateurs. Depuis très longtemps, la Deutsche Bahn (DB) a compris que les petits opérateurs locaux, qui sont très souvent des entreprises de « socialisme municipal », issues d’un héritage ancien où les villes étaient propriétaires de sociétés d’énergie, d’électricité, de transport public et aussi de chemin de fer pour le fret, n’étaient pas les ennemis de l’opérateur national. La DB a compris qu’ils pouvaient distribuer finement, selon le tissu territorial, comme des PME, alors que le grand opérateur gère un réseau à grande échelle. Il s’agit donc d’une coopération, alors que la SNCF, j’en ai le sentiment, a essayé d’étouffer la naissance des opérateurs ferroviaires de proximité (OFP). Ce conservatisme a été mortel.
Cependant, voulons-nous que le système ferroviaire européen devienne l’équivalent du système de transport routier de marchandises où l’hyperconcurrence est synonyme de dumping social ou de marges de profit insuffisantes pour investir ? Il est aussi possible de mentionner le système maritime ou les pavillons de complaisance, qui payent les marins philippins 1 000 euros de temps à autre.
Encore une fois, la stratégie nationale ne fournit aucun élément de productivité comparée. À mon avis, le mot « productivité » n’est pas un mot grossier, y compris sur les plans social et politique. Ouvrons l’information, offrons des comparaisons, aiguillons nécessaires à l’évolution et à l’innovation.
M. le président David Valence. Lors de son audition, M. Jean-Pierre Farandou nous a dit que la libéralisation ne peut pas produire d’effets positifs si elle n’est pas arrimée à une véritable politique publique de soutien au secteur et aux modes, et à une véritable stratégie de conquête de marchés.
Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Je ne peux pas vous laisser dire que, quelles que soient les sensibilités politiques, nous n’avons rien vu venir en matière d’effondrement du ferroviaire, dans le fret comme dans le reste. Certaines sensibilités politiques qui n’ont pas gouverné, ou si peu qu’elles n’ont pu exprimer leurs convictions au plus haut niveau de l’État, ont lancé depuis longtemps des alertes, tant sur les questions sociales que sur les enjeux écologiques.
Le « tout TGV » a en effet tout phagocyté, le réseau de 29 000 kilomètres a été oublié et nous nous retrouvons maintenant avec le réseau le plus ancien d’Europe. Le réseau était extraordinaire dans les années 1950 mais on ne l’a pas entretenu, comme s’il pouvait vivre de lui-même.
Comme vous l’avez souligné, seuls les choix politiques importent. Ces choix ont été faits en Suisse, qui dispose d’un magnifique réseau ; au Japon, pays aux multiples opérateurs, qui sont propriétaires de l’infrastructure ; en Autriche et en Allemagne. Par conséquent, nous voyons bien que s’il y a une volonté politique associée à des choix financiers, tous les modèles peuvent s’entendre. Le socialisme municipal que vous avez évoqué concerne les petites lignes et les dessertes fines, c’est-à-dire le maillage des déplacements du quotidien que nous souhaiterions voir développer avec le RER métropolitain.
De très nombreux modèles sont possibles, pour peu qu’ils soient soutenus par une volonté politique. Au-delà du fret ferroviaire, il faut évoquer le fluvial et le maritime, puisque ces modes se complètent et s’enrichissent.
La France consacre encore énormément d’argent à la route et à l’autoroute, qui demeurent soutenues par un certain nombre de députés d’autres partis. Pour ma part, je considère qu’il faut tout orienter vers le ferroviaire pour respecter les objectifs de décarbonation et agir en faveur du pouvoir d’achat. En effet, le fret ferroviaire est moins cher. Je rappelle aussi que si l’offre LGV est importante, elle est également très onéreuse.
Les règles européennes actuelles permettent-elles un autre choix que celui de la discontinuité concernant le fret ? Si tel est le cas, quelle serait cette option ?
Monsieur Savy, vous avez également mentionné l’interopérabilité. Selon vous, quels seraient les éléments, au niveau européen ou dans les discussions entre les compagnies ferroviaires, qui permettraient de l’améliorer, en dehors de l’ERTMS et de la régénération du réseau ? L’interopérabilité est selon moi l’alpha et l’oméga du fret au niveau européen.
M. Michel Savy. Il est possible d’effectuer une classification mondiale des réseaux, entre ceux qui sont complètement orientés vers le fret, ceux qui sont au contraire exclusivement dédiés aux voyageurs et ceux qui sont entre les deux, ce qui est le cas en France. Il s’agit d’ailleurs d’une difficulté pour notre pays, car il est difficile de faire circuler sur les mêmes voies des trains de voyageurs rapides et du fret forcément plus lent.
Il n’y a pratiquement pas de fret ferroviaire au Japon. Le Shinkansen japonais est une voie entièrement dédiée au trafic voyageur. En France, le TGV est compatible avec la voie traditionnelle. Le Japon n’est donc pas un bon exemple pour le transport de marchandises : le gabarit du réseau japonais, hors Shinkansen, est trop petit pour les conteneurs, et le Japon privilégie la voie maritime du fait de sa situation de pays archipel.
S’agissant des investissements, un récent rapport produit par la Commission des comptes des transports de la nation soulignait que, sur les vingt dernières années, la structure des investissements publics en transports a fondamentalement changé. La part de la route et celle du ferroviaire se sont malgré tout rééquilibrées, mais le principal enseignement concerne la part des transports collectifs urbains, qui ont fait l’objet d’investissements considérables.
Vous avez évoqué l’extension du réseau autoroutier. À ma connaissance, nous ne sommes plus du tout dans le rythme dans années 1980 ou 1990. En 1970, la France n’avait qu’une seule autoroute continue Lille-Paris-Lyon-Marseille, quand l’Italie ou l’Allemagne en étaient dotées depuis très longtemps. À mon avis, le réseau autoroutier français est arrivé à son acmé et il ne se développera pas beaucoup plus. En revanche, nous sommes face à de grands besoins ferroviaires. Je ne serai donc pas aussi négatif que vous : dans les vingt dernières années, la répartition de dépenses de l’État entre les différents modes de transport a beaucoup changé dans le sens que vous souhaitez et que je partage.
Enfin, l’interopérabilité est à la fois technologique et organisationnelle. Un train qui passe d’un pays à l’autre nécessite des coordinations et des plans de transport. Il est de plus soumis à la fragilité de la qualité de service de son voisin. Nos amis suisses nous ont ainsi rapporté que les trains allemands qui allaient jusqu’au cœur du territoire suisse n’y vont plus : ils s’arrêtent à la frontière, car ils étaient trop en retard et dégradaient la belle organisation des correspondances du réseau suisse. De fait, la coopération entre réseaux est compliquée ; la technologique, aussi puissante soit-elle, ne peut pas tout.
Cependant, l’interopérabilité est un grand chantier et doit constituer un axe de développement en tant que tel, qui nous oblige à adopter une vision européenne. Le fret ferroviaire français est beaucoup plus internationalisé. Si on y inclut la part du trafic portuaire en provenance du monde entier, le fret international ferroviaire en France est largement majoritaire, ce qui pose forcément la question du rapport à nos voisins et de la coopération.
M. Philippe Duron. Je confirme les propos de M. Savy. Ayant été administrateur et président de l’AFITF, je vous certifie que, dès l’origine, il a été prévu que l’essentiel de ses ressources devaient être orientées vers les modes alternatifs à la route, c’est-à-dire vers le ferroviaire et, dans une moindre mesure vers le fluvial. Initialement, il n’y avait pas suffisamment de projets ferroviaires à satisfaire. Mais la montée en puissance dans les années 2000 et 2010 indique bien que l’essentiel des crédits se dirigent vers ces modes.
Depuis la création de TDIE, nous réclamons une augmentation des recettes affectées aux infrastructures de transport et à l’AFITF. Certaines recettes existent malgré tout et elles proviennent essentiellement de la route et des autoroutes. Les deux taxes perçues par les autoroutes représentent la première recette de l’Agence et elles servent aux autres modes.
Il est dit aujourd’hui que l’on dépense beaucoup trop d’argent à destination de la route, mais il y a aussi beaucoup plus de voies routières – 1 100 000 kilomètres pour la route contre 28 000 kilomètres pour les rails. La question se pose de savoir si l’on entretient suffisamment notre réseau routier, utile à des millions de Français. Le réseau départemental s’est notoirement amélioré depuis la décentralisation des routes nationales ; en revanche, le réseau national non concédé pâtit d’un sous-investissement, comme le réseau ferroviaire. Pour la sécurité de la population et des usagers, il faudrait que des efforts complémentaires soient réalisés afin de ne pas laisser se dégrader le patrimoine routier, dont je rappelle qu’il est le plus important de la nation en valeur.
M. Louis Nègre. Je souhaite apporter deux précisions. En premier lieu, quand je visais les différentes sensibilités politiques, je visais ceux qui nous gouvernent depuis trente ou quarante ans.
En second lieu, j’ai bien signalé qu’une progression des crédits était intervenue et que je remerciais le président Macron à ce titre. Depuis son premier mandat, nous avons effectivement vu un accroissement des crédits consacrés au ferroviaire. Cependant, il n’est pas encore à la hauteur des enjeux.
Je suis un peu à l’image de ce président chinois : peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris. Nous défendons tous ici un intérêt supérieur à ce que n nous représentons : nous défendons l’intérêt de nos concitoyens, l’intérêt général. Celui-ci nous oblige à mettre en place une mobilité qui fonctionne. C’est dans ce cadre que je mettais en lumière le modèle suisse, qui fonctionne.
S’agissant de la libéralisation, j’ai essayé pendant des années de faire évoluer la SNCF, de l’intérieur. Je n’y suis pas parvenu. C’est la raison pour laquelle, un jour, j’ai basculé en faveur de l’ouverture à la concurrence. Je ne parle pas du monopole naturel de SNCF Réseau, car une vision nationale est nécessaire dans ce domaine. Mais il en va différemment pour les opérateurs. La SNCF n’a peut-être pas pu insuffler un dynamisme qui aurait entraîné ses troupes. En conséquence, nous avons constaté l’attrition de ses ambitions. Les cheminots aiment incontestablement leur métier et il est possible de s’appuyer sur eux, à condition de leur proposer un programme qui en vaille la peine.
Quand un industriel ou un donneur d’ordre souhaite avoir un sillon pour transporter des marchandises, il aimerait savoir quand elles partent et quand elles arrivent. Si on le satisfait, pourquoi se tournerait-il vers la concurrence ? Selon moi, la libéralisation voulue par l’Europe produira un choc. Si nous nous sommes mis en défaut, nous devrons être plus intelligents, plus malins. En Italie ou en Allemagne, la concurrence a produit de bons résultats. En Italie, elle a entraîné une diminution des prix et une augmentation du trafic de passagers.
M. le président David Valence. Je reviens sur l’intervention de Mme la rapporteure spéciale Christine Arrighi. La plupart des personnes que nous avons reçues n’ont pas brossé un paysage étale sur l’attrition de l’investissement en matière de réseau. Elles ont souligné que, dans les années 1980 et 1990, les investissements avaient été insuffisants pour la régénération et la modernisation du réseau existant. Un timide réveil était intervenu à partir de 2003 et il s’est accéléré ces dernières années, notamment à la faveur du plan de relance. Il faudrait le poursuivre et l’accentuer dans les années à venir, comme le préconise le dernier rapport du Conseil d’orientation des infrastructures (COI).
Dans les recommandations du COI de 2018 à 2022, l’enjeu consistait moins à opposer les modes de transport que de consacrer plus d’efforts à la régénération et à la modernisation du patrimoine.
M. Vincent Thiébaut (HOR). Même si les moyens n’ont pas été à la hauteur, des ambitions ont malgré tout été portées par des gouvernements de tous bords politiques.
Finalement, le fret ferroviaire n’est qu’un moyen. Je me demande si la grande souffrance de son développement en France n’est pas liée à l’absence de vision sur l’objectif de ce moyen, qui relève de l’aménagement du territoire mais aussi de l’économie – quels types de biens nous faisons circuler, où et comment ? – et de la logistique. Selon moi, si l’on parle du fret, il faut également lui associer un plan logistique clair. Nous avons vu ainsi essaimer un peu partout un ensemble d’entrepôts logistiques souvent périurbains qui n’ont pas accès au ferroviaire, sans aucune vision d’aménagement du territoire ni aucune régulation.
Aujourd’hui, la véritable question n’est-elle pas là ? Si nous voulons sauver le fret, ne devons-nous pas nous poser la question de l’aménagement du territoire concernant nos pôles industriels et nos centres logistiques ? Je suis assez surpris que cette question ne soit pas plus évoquée lors de nos auditions.
M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez parlé de l’importance des choix politiques et de la responsabilité des décideurs politiques. J’aimerais avoir votre avis sur une question que j’ai posée à plusieurs reprises lors de précédentes auditions. La cession par la SNCF de ses filiales Ermewa et Akiem, spécialisées dans les wagons et locomotives de fret, a-t-elle constitué un choix stratégique utile, alors même que nous avons besoin de ce matériel pour lancer le fret ferroviaire ?
Il est effectivement nécessaire de réfléchir à l’aménagement du territoire. Aujourd’hui, il existe 2 800 installations terminales embranchées (ITE), mais aucun plan concernant leur utilisation, leur rénovation ou l’existence d’entreprises à proximité. Lors de mes précédentes fonctions à la SNCF, j’ai assisté à des situations ubuesques. Elles conduisaient à la non-utilisation de ces embranchements pourtant demandés par les entreprises, voire à leur démontage. Ne faudrait-il pas mener une réflexion à ce sujet ?
Enfin, quel regard portez-vous sur le plan de discontinuité annoncé par le ministre Clément Beaune ? Met-il en péril l’opérateur historique ? Je rappelle qu’il sera en effet amputé de vingt-trois trafics qui sont les plus rentables, d’un certain nombre d’actifs, mais aussi de 10 % de son personnel. N’est-ce pas en contradiction avec la volonté affichée du Gouvernement de passer de 9 à 18 % de report modal et de mener une politique de transition écologique ambitieuse ?
M. Louis Nègre. Je vous rejoins, monsieur le député Thiébaut : il faut partir d’une vision de l’aménagement du territoire. Sans cette vision, on ne peut procéder qu’à du rafistolage. Nous sommes tous les trois d’accord pour dire que la disparition de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar) n’a peut-être pas constitué la meilleure décision pour un pays qui est centralisé depuis mille ans et qui a besoin de davantage de décentralisation. Quand nous allons à Bruxelles tous les trois, on nous demande toujours ce que nous, Français, attendons pour être plus allants sur ces corridors qui permettent de réaliser du fret à longue distance.
Monsieur Portes, il existe deux mille aiguillages aujourd’hui, mais il m’est indiqué que l’on pourrait descendre à trente ou quarante, grâce à la commande centralisée. Ce système plus performant permettrait d’être plus valorisant pour tous. Si nous continuons de la sorte, nous serons les derniers de la classe en matière d’ERTMS. Le service que nous devons rendre à nos concitoyens n’est pas à la hauteur, puisque depuis longtemps nous ne prenons pas les bonnes décisions dans ce domaine faute de vision stratégique.
Aujourd’hui, nous consentons néanmoins des efforts incontestables. Sous l’égide du président David Valence, j’ai apporté une contribution au COI. Avec Philippe Duron, nous essayons d’être transpartisans et de défendre l’intérêt général. Nous sommes tous d’accord pour adopter une stratégie nationale de constance et de mobilisation financière, laquelle relève d’un choix politique.
M. Philippe Duron. Monsieur Thiébaut, vous avez raison d’associer la problématique de l’aménagement du territoire à la problématique économique et logistique. À TDIE, nous nous sommes longtemps inquiétés de constater que les gouvernements n’avaient pas de stratégie en matière logistique. Entre 2000 et 2014, la logistique était ainsi très peu évoquée dans les instances gouvernementales et au ministère des transports. La situation a changé, heureusement. Le fret est un outil au service de l’économie. De fait, il a souffert de la désindustrialisation qu’a connue notre pays. À ce titre, l’aménagement du territoire est effectivement essentiel.
S’agissant du plan de discontinuité, je pense que M. Clément Beaune fait un pari sur l’avenir. Il veut éviter une sanction qui entraînerait la disparition de l’opérateur public, si j’ai bien compris ses propos lors de son audition devant votre commission d’enquête. Je respecte ce risque politique, même s’il n’est pas exempt d’inquiétudes pour l’entreprise et pour les cheminots.
Enfin, en matière d’ouverture à la concurrence, je tiens à vous faire part d’une anecdote. Il y a quelques années, j’ai présidé une commission sur l’avenir des trains d’équilibre du territoire et nous avons conduit des études dans d’autres pays européens. Le président de la compagnie nationale autrichienne, l’ÖBB, nous avait expliqué que l’ouverture à la concurrence avait été très mal vécue. Mais il s’était appuyé sur l’expérience centenaire de la société et des cheminots face à des nouveaux entrants néophytes. Aujourd’hui, il apparaît qu’ÖBB a relevé le défi avec succès sur le fret et démontre à toutes les compagnies qui n’y croyaient plus qu’il est toujours possible d’opérer des trains de nuit. La mobilisation de l’entreprise et de ses salariés est donc essentielle.
M. Michel Savy. Je n’ai pas d’opinion très tranchée sur la vente des filiales. Cependant, être locataire ou propriétaire d’un actif important n’est pas forcément bon ou mauvais en soi. Tous les grands logisticiens ont ainsi décidé de vendre leurs murs et d’en être locataires.
Il est vrai que, pendant des décennies, on a construit des zones d’activité qui n’étaient pas embranchées au réseau. Ce phénomène est à peu près irréversible. À l’inverse, je connais des zones où les embranchements ferroviaires ne servent à rien. Remettre en activité ces terminaux embranchés contribuerait à briser le cercle vicieux en place.
Nous n’allons pas embrancher a posteriori les zones qui ne l’ont pas été dès le départ. C’est ici que le transport combiné peut rendre des services, d’autant plus qu’il semble être le secteur le plus dynamique. Il permet de résoudre le problème de l’absence de branchement immédiat de tel ou tel entrepôt ou telle ou telle usine. À l’époque du ministre Jean-Claude Gayssot, j’avais rédigé avec Pierre Perrod un rapport sur la relance du transport combiné dans lequel nous préconisions de fusionner Novatrans et la CNC – Compagnie nouvelle de conteneurs. Malheureusement, cela ne s’est pas fait à l’époque, mais seulement vingt ans plus tard.
En région parisienne, il y a toujours deux chantiers englués dans la circulation. Or une région de 10 millions d’habitants a besoin de plusieurs de chantiers de transport combiné, si l’on croit à ce mode de transport. Pour y parvenir, il ne suffit pas de disposer d’un budget, il faut également trouver un site et convaincre les riverains d’accepter les nuisances objectives. Si l’on croit au chemin de fer, l’interopérabilité et le transport combiné sont des composantes nécessaires et modernes du développement du fret ferroviaire. Il faut s’en donner les moyens, y compris en incrustant dans le territoire les nœuds sans lesquels ce développement ne pourra pas intervenir.
La séance s’achève à douze heures quarante-cinq.
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Présents. – Mme Christine Arrighi, M. Sylvain Carrière, Mme Mathilde Desjonquères, M. Thomas Portes, M. Nicolas Ray, M. Vincent Thiébaut, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc