Compte rendu
Commission d’enquête
sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire
– Table ronde sur la prise en charge et l’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires 2
– Présences en réunion................................17
Jeudi
2 novembre 2023
Séance de 9 heures 10
Compte rendu n° 24
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Frédéric Descrozaille,
Président de la commission
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Jeudi 2 novembre 2023
La séance est ouverte à neuf heures dix.
(Présidence de M. Frédéric Descrozaille, président de la commission)
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La commission entend lors de sa table ronde sur la prise en charge et l’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires :
M. le président Frédéric Descrozaille. Bonjour à tous. Je vous prie de bien vouloir excuser le malentendu qui s’est produit sur la tenue de cette audition, dont j’assume l’entière responsabilité. C’est la raison pour laquelle nous entendons nos interlocuteurs en visioconférence.
Cette première audition sera consacrée à l’indemnisation des victimes de l’exposition aux produits phytopharmaceutiques. Nous recevons, pour cela des représentants de la caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA), du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) et de l’association Phyto-victimes.
Avec cette table-ronde, nous aborderons la reconnaissance nouvelle d’une responsabilité, de la part de l’État et des autorités publiques, dans les impacts négatifs des produits phytopharmaceutiques, et l’indemnisation des victimes qui en découle. Le FIVP a été créé en 2020. Il est important pour nous de comprendre de quelle manière ce fonds a été mis en place et quel est son fonctionnement afin que nous puissions d’une part nous assurer qu’il répond effectivement à l’intention du législateur, et d’autre part formuler d’éventuelles recommandations pour son amélioration.
Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Comme nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Christine Dechesne-Ceard, le Dr David Mussard, M. Philippe Sanson, M. Antoine Lambert et Mme Aline Fournet prêtent successivement serment.)
Mme Christine Dechesne-Ceard, directrice de la réglementation de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA). Le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), créé en 2020 par le législateur et confié à la CCMSA, répond à trois objectifs majeurs. Le premier est de faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles liées aux pesticides par une procédure plus simple, plus rapide et plus juste. L’ambition de simplification a été atteinte grâce à la centralisation des demandes. Ces dernières sont déposées par les assurés et transférées à une équipe dédiée, qui se charge d’instruire et d’accompagner les victimes pour compléter leur dossier. La procédure est également plus rapide, comme en témoignent les délais de traitement, tous inférieurs à quatre mois ou à six mois en ce qui concerne les victimes prénatales. Enfin, la procédure est devenue plus juste, comme le souhaitait le législateur, par une instruction collégiale de cinq médecins, qui permet à la fois d’harmoniser les décisions au niveau national mais aussi de déterminer le taux d’incapacité permanente.
Le second objectif donné au FIVP est d’indemniser plus largement, c’est-à-dire d’étendre l’indemnisation au plus grand nombre de victimes de pesticides, sur la base du critère de l’exposition professionnelle. Peuvent être indemnisées au titre de ce fonds les actifs – c’est-à-dire les salariés ou exploitants – mais également les retraités et les enfants exposés pendant la période prénatale en raison de l’exercice professionnel de leurs parents, père ou mère. Notre victime la plus âgée ayant déposé un dossier a aujourd’hui 94 ans et la victime la plus jeune, 13 ans. L’indemnisation concerne les assurés du régime agricole et du régime général, avec une dominance des secteurs de l’agriculture à plus de 90 %, aussi bien en métropole qu’en Outre-mer. Elle concerne toutes les pathologies, inscrites au tableau ou hors tableau. Dans le second cas, le Comité de reconnaissance des maladies professionnelles (CRMP) est chargé d’expertiser médicalement la demande. Depuis la création du fonds, 30 % des demandes ont ainsi été réadressées au CRMP, et 30 % d’entre elles ont donné lieu à la reconnaissance d’un lien entre la maladie et l’exposition aux pesticides. Ce sont principalement les avancées de la recherche, dont les experts étaient informés, qui permettent ce nombre important de reconnaissances hors tableau.
À date, nous savons que le financement du fonds est suffisant. D’une part, le montant de la taxe sur la vente des produits phytosanitaires a récemment été rehaussé. D’autre part, le nombre de demandes demeure inférieur à 2 000 depuis la création du fonds, même s’il a augmenté de 100 % en 2022 et en 2023.
Nous pensons que le fonctionnement du FIVP répond aux attentes fixées par le législateur tant en termes de délais de traitement que d’accompagnement des victimes dans la complétude de leur dossier. Une plateforme téléphonique est, par exemple, mise à disposition des victimes pour répondre à leurs demandes d’informations et leur permettre de suivre l’avancement de leur dossier. Une fois l’avis acté, qu’il s’agisse d’un accord ou d’un refus, le médecin appelle directement la victime afin de lui expliquer la décision. Ce contact est établi systématiquement.
Le bilan que nous dressons à ce jour est donc relativement encourageant. Pour autant, nous observons le faible nombre de demandes concernant les femmes – à peine 8 % – et leur nombre encore plus réduit pour les victimes prénatales : seulement 17 demandes depuis la création du fonds.
Par ailleurs, nous constatons également le nombre important de demandes pour le cancer de la prostate : elles représentent 20 % des demandes depuis la création du fonds et 40 % des demandes en 2023. Cette forte hausse est liée à deux facteurs principaux : la création du nouveau tableau des maladies professionnelles, cette année, et la reprise des dossiers. En effet, les victimes ont été invitées à redéposer tout dossier ayant reçu antérieurement un avis défavorable, jusqu’au 22 décembre prochain.
Nous notons également un nombre important de cancers du système lymphatique, qui représentent 18 % des demandes depuis la création du fonds. La maladie de Parkinson représente 15 % des demandes. Nous notons par ailleurs une concentration des demandes dans certaines zones géographiques, en particulier la Bretagne, et dans deux filières agricoles en particulier : la polyculture-élevage d’une part, la viticulture d’autre part.
Une communication sur le risque d’exposition aux pesticides a été engagée en direction de tous les professionnels de santé, des professionnels de la petite enfance et des professions de santé liées à la santé de la femme. Nous souhaiterions renforcer ces actions de communication ainsi que le module dédié dans le cursus universitaire des professionnels de santé.
Enfin, au-delà de l’indemnisation, le FIVP s’attache à faire évoluer la notion de reconnaissance des maladies professionnelles par une cellule de signalement de « signaux faibles », lorsque certaines pathologies émergent ou que des points communs sont identifiés entre plusieurs dossiers. La CCMSA travaille en lien avec les pouvoirs publics sur l’évolution de la reconnaissance des maladies professionnelles et l’établissement de certains tableaux. Nous travaillons également avec les services de prévention, de santé et de sécurité au travail dont le docteur Mussard vous parlera par la suite. Je vous remercie.
Dr David Mussard, médecin technique national de la CCMSA, en charge du risque chimique. Je vais essayer de vous présenter de manière assez synthétique les actions que nous portons en termes de prévention des risques chimiques, et plus spécifiquement de ceux liés aux pesticides. La CCMSA accompagne 1,3 million de salariés actifs et s’appuie – selon les chiffres consolidés de 2022 – sur 35 services de santé et de sécurité au travail, 224 équivalents temps plein (ETP) médecins, 215 ETP infirmières et 257 ETP de conseillers en prévention des risques. En y intégrant nos secrétaires et assistantes, notre ressource en personnel atteint à peu près 900 personnes qui maillent le territoire sur ces enjeux.
Les actions sur les pesticides sont intégrées dans le contexte beaucoup plus large d’un métier marqué par une forte sinistralité. Le risque chimique s’ajoute à tous les autres risques : le risque de chutes de hauteur, le risque machine, les risques psychosociaux, le mal-être agricole, le risque de contention sur les gros animaux, etc. Le quatrième plan santé sécurité au travail (PSST), qui couvre la période 2021-2025, porte des ambitions fortes sur l’évaluation du risque chimique. Il prévoit notamment d’accompagner les entreprises dans l’appropriation de Seirich (système d’évaluation et d’information sur les risques chimiques en milieu professionnel), un outil d’aide à l’évaluation du risque chimique mis en place par l’Institut national de recherche et de sécurité au travail (INRS). Ce logiciel facilite le repérage des dangers chimiques présents dans l’entreprise et l’élaboration de plans d’action. Nous intervenons par ailleurs dans les lycées agricoles pour sensibiliser sur le risque chimique et les enjeux de santé autour de la problématique des pesticides.
D’une manière générale, le message institutionnel qui est porté suit les principes généraux de prévention établis au niveau européen il y a une vingtaine d’années. Nous encourageons autant que possible la prévention primaire en incitant les entreprises à se passer des produits chimiques quand elles le peuvent, ou a minima en remplaçant les produits les plus dangereux par des produits qui le seraient moins.
Nous travaillons par ailleurs au déploiement des fiches d’aide au repérage (FAR) « Agriculture », équivalent des FAR mises en place par l’INRS pour le régime général. Ces fiches s’apparentent à des « check-lists », par métier ou par filière, établies pour faciliter le repérage d’un certain nombre de produits CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) couramment présents. Alors que les fiches FAR de l’INRS ne se sont centrées que sur les CMR 1A et 1B, nous avons décidé de référencer les CMR 2 les plus couramment rencontrés ainsi que les autres mentions de toxicité sur les produits, telles que la toxicité sur les organes, les sensibilisants cutanés, les produits irritants, les corrosifs et les produits pouvant entraîner des lésions oculaires graves. Nous avons donc élaboré 7 fiches thématiques par filière : viticulture, jardins et espaces verts, arboriculture, maraîchage, grande culture, bovins, et métiers autour du bois et des scieries. Ces fiches sont en cours de publication sur notre portail (https://ssa.msa.fr/), accessible à l’ensemble du monde agricole.
Phyt'attitude, créé en 1991 par la MSA, est un réseau de déclaration volontaire que les agriculteurs, exploitants ou salariés agricoles peuvent utiliser pour déclarer des problématiques d’exposition rencontrées lors de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques. Ce réseau a contribué à l’effort de pharmacovigilance puisque l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) utilise des extractions d’expertises, notamment à l’occasion des réexamens de pesticides dans le cadre des renouvellements d’autorisations de mise sur le marché (AMM). Ce réseau a aussi permis, à partir de scénarios d’exposition, d’apporter des pistes d’amélioration pour limiter l’exposition des professionnels.
La MSA et l’Institut national de médecine agricole sont les animateurs du Certiphyto, certificat individuel pour l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Plus de 500 formateurs ont été formés jusqu’à présent.
Nous menons des actions en partenariat avec l’Anses. Je fais moi-même partie de la plateforme de dialogue dédiée aux AMM des produits phytopharmaceutiques de l’Anses. J’ai récemment intégré le comité de dialogue « nanomatériaux et santé ». Nous avons constitué des groupes de travail avec le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Le conseiller technique national du service participe également aux travaux de normalisation du risque machine, intrinsèquement lié au risque pesticide.
Nous sommes co-financeurs à hauteur de 40 % de l’enquête Agrican. Cette étude, lancée fin 2005, concerne plus de 180 000 affiliés de la MSA et a donné des résultats intéressants sur l’incidence des cancers. Une partie de ces résultats a d’ailleurs été mise à profit dans le cadre de l’élaboration des nouveaux tableaux de maladies professionnelles pour le 58 (Parkinson), le 59 (lymphomes et maladies du sang) et le 61 (cancer de la prostate).
Enfin, la MSA s’est dotée d’un conseil scientifique depuis quelques années, piloté par les professeurs Jean-Marc Soulat et Bernard Salles. Trois études sont en cours : une étude sur le glyphosate, en partenariat avec le CHU de Limoges, une étude sur les expositions et les effets cocktails et une étude dont les résultats seront rendus publics début 2024.
M. Philippe Sanson, président du Conseil de Gestion du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP). Je tiens à rappeler en préambule que le Conseil de gestion du FIVP n’est pas un conseil d’administration. Il est adossé à la MSA et composé des représentants de l’administration, des ministères, des partenaires sociaux, des caisses de sécurité sociale, des experts, ainsi que de Monsieur Lambert au titre de l’association Phyto-victimes.
La création de ce fonds a été évoquée dès 2012 à travers des propositions de loi ; elle a fait l’objet d’une mission de préfiguration en 2017 et 2018, confiée aux inspections générales et au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Ce rapport a permis de mettre en lumière plusieurs constats, concernant notamment le faible nombre de dossiers traités. En l’espace de dix ans, seulement 565 dossiers ont été identifiés comme relevant de pathologies liées à une exposition aux pesticides. Les données de 2022 témoignent de la forte augmentation que l’activité du fonds a connue depuis lors.
L’article 70 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 a permis l’émergence du FIVP. L’inscription du cancer de la prostate dans les tableaux des maladies professionnelles a également été une étape importante.
La CCMSA accompagne 1,3 million de salariés actifs et retraités relevant du régime agricole. La catégorie des actifs est constituée de 35 % de non-salariés et 65 % de salariés. Il est intéressant de relever que la proportion est inversée entre non-salariés et salariés dans les dossiers traités. Un régime nouveau d’indemnisation a été créé au profit des enfants victimes in utero de l’exposition de leurs parents. Contrairement au régime des accidents du travail et maladies professionnelles (AT/MP), l’indemnisation des enfants ne repose pas sur l’affiliation des parents au régime de sécurité sociale agricole. Cependant, les données relatives à la population susceptible d’être concernée par ce régime spécifique d’indemnisation demeurent incomplètes à ce stade.
Enfin, le sujet du chlordécone aux Antilles fait partie de l’actualité. Plusieurs propositions de loi ont été soumises et des amendements ont été déposés dernièrement. Jusqu’à début 2023, le nombre de remontés s’est avéré très limité. Je me suis d’ailleurs rendu aux Antilles pour rencontrer les parties prenantes et mieux comprendre les enjeux sur cette question.
Mme Aline Fournet, directrice de l’association Phyto-Victimes. Je vais vous présenter succinctement l’historique de l’association et nos missions. Phyto-Victimes a été créée en 2011 en Charente par plusieurs agriculteurs impactés par une pathologie qu’ils estimaient d’origine professionnelle et en lien avec l’usage des pesticides, et pour laquelle ils ne parvenaient pas à obtenir une reconnaissance et, de ce fait, une indemnisation.
Dès le début, le souhait a été émis que l’association soit implantée au niveau national. Sa mission principale est l’aide et l’accompagnement des professionnels victimes des pesticides. Cette mission prend la forme d’un accompagnement individuel assuré par une équipe de salariés : accueillir les victimes, retracer leur parcours médical professionnel et les accompagner dans leurs démarches administratives. L’accompagnement passe aussi par la mise en relation avec des experts médicaux, scientifiques ou juridiques si nécessaire. L’association travaille pour cela en partenariat avec un cabinet d’avocats spécialisé. Il s’agit également d’apporter un soutien moral aux bénéficiaires, ces derniers étant en souffrance et dans la maladie.
Plus largement, l’association œuvre pour défendre les droits des victimes des pesticides en militant pour la reconnaissance de nouvelles maladies professionnelles – comme la maladie de Parkinson, reconnue en 2012, ou, plus récemment, le cancer de la prostate –, pour une prise en charge élargie des victimes et pour une amélioration des dispositifs existants. Aujourd’hui, l’association est reconnue pour son expertise et son expérience sur le sujet. De ce fait, elle est associée à des groupes de travail institutionnels aux niveaux national et local.
Le second axe d’intervention de l’association a trait à la prévention et à la sensibilisation en direction du grand public et des professionnels manipulateurs de produits phytosanitaires. Nous menons dans ce cadre des actions qui peuvent être communes avec la MSA. Dès 2022, nous avons mis en place des actions de communication auprès des professionnels de santé, qui peinent parfois à identifier l’origine professionnelle d’une pathologie et à orienter les patients vers les démarches de reconnaissance nécessaires. Une campagne de sensibilisation a été déployée auprès des professionnels de santé généralistes en 2022 et des médecins plus spécialisés en 2023, grâce au soutien des ministères de l’agriculture et de l’écologie et du département de la Charente, notamment. Enfin, nous intervenons auprès des élèves des filières agricoles, lorsque les lycées nous ouvrent leurs portes, pour sensibiliser les jeunes aux risques liés aux produits phytosanitaires et leur donner des clés pour faire des choix éclairés sur leurs pratiques agricoles futures.
Depuis la création de l’association, en 2011, nous avons accompagné environ 700 victimes et nous avons 300 dossiers actifs en 2023. Nous nous appuyons sur une équipe de 5 salariés, en métropole et aux Antilles. Nous sommes présents dans le cadre du plan chlordécone IV en Martinique et prochainement – début 2024 – en Guadeloupe. Le conseil d’administration est composé de 6 administrateurs qui interviennent également sur toutes les actions de l’association.
M. Antoine Lambert, président de l’Association Phyto-Victimes. Je me permettrai juste de rappeler que l’association a été à l’initiative de la création d’un fonds dédié aux victimes de pesticides. À l’époque, un agriculteur victime d’un cancer ne pouvait malheureusement percevoir que 300 € d’indemnisation en AT/MP.
Je partage l’appréciation relative à la qualité de traitement des dossiers et de l’instruction par le FIVP. En revanche, les niveaux d’indemnisation proposés demeurent très insuffisants à mon sens. Si ce fonds marque une réelle amélioration pour les personnes qui n’étaient pas assurées auparavant et les enfants des professionnels exposés, il n’apporte en revanche aucun changement majeur pour les salariés et exploitants agricoles. De manière générale, il apparaît que la santé des utilisateurs, la prévention, la reconnaissance des maladies professionnelles, les signalements, les incidents en lien avec l’exposition aux pesticides ont toujours été le parent pauvre des plans Ecophyto successifs, tendance qui ne semble pas contredite par le projet de plan Ecophyto 2030.
La communication auprès des agriculteurs et des salariés agricoles mériterait d’être largement renforcée. Ces derniers n’ont pas toujours conscience des risques encourus ni de la possibilité de faire reconnaître une maladie professionnelle lorsqu’ils sont atteints d’une pathologie grave, comme un cancer ou une maladie dégénérative. Lors de la création du tableau relatif au cancer de la prostate, il a été convenu de ne prendre en compte que 25 % des personnes potentiellement concernées par un cancer de la prostate, en s’appuyant sur le fait que cette proportion correspondrait au nombre de personnes qui demanderaient une indemnisation. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un si faible score.
À ce jour, la reconnaissance d’une maladie professionnelle demeure une démarche administrative complexe, et cela n’est pas le cas uniquement en Outre-mer, où la situation est particulièrement préoccupante. L’association a proposé à plusieurs occasions des journées d’information via des colloques scientifiques pour sensibiliser les personnes potentiellement exposées, les professionnels de santé et les futurs étudiants. Or, il est quasiment toujours impossible d’obtenir des financements du plan Ecophyto. Nous souhaiterions pouvoir bénéficier de moyens pour réaliser une communication commune avec le fonds, les caisses de MSA et la CNAM. L’association est volontaire pour imaginer les actions qui pourraient être menées, comme nous avons déjà pu le faire dans le cadre du plan chlordécone, en Martinique.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je remercie chacun de vous pour les propos liminaires exposés et pour votre présence à cette audition, qui est très précieuse à nos yeux. J’ai pu contribuer à la création de ce fonds en reprenant, avec le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, la proposition Bonnefoy, venue du Sénat en 2020. Nous sommes passés en commission des affaires sociales dans le cadre de la niche parlementaire de notre groupe. Si nous n’avons pas eu le temps d’aller au bout de l’examen, la ministre Agnès Buzyn a toutefois pris l’engagement d’inscrire la création du fonds dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), ce qui a été fait en 2020. Nous l’avons vécu comme une victoire importante.
Je salue par ailleurs le travail précieux mené sur le FIVP par notre collègue Paul Christophe, du groupe Horizons, dans le cadre du printemps de l’évaluation, ainsi que le rapport d’activité du FIVP pour 2022.
L’étude Agrican a donné lieu à des interprétations très diverses sur le terrain. Certains l’ont utilisée pour démontrer l’absence de prévalence de maladies dans le monde agricole, d’autres pour appuyer le propos inverse. Aujourd’hui, quel est le discours de la CCMSA sur cette étude ? Est-elle terminée ? Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ?
Dr David Mussard. Cette étude se poursuit à ce jour. La synthèse des derniers résultats, qui sont ceux de 2022 à ma connaissance, met effectivement en lumière une surincidence de certains cancers par rapport à la population générale : + 9 % des lymphomes non hodgkiniens, + 3 % de cancers de la prostate, + 50 % pour certaines autres maladies du sang, + 20 % pour les myélomes, + 29 % pour les mélanomes (cancers cutanés), plus particulièrement chez la femme, et + 55 % de cancers de la lèvre chez l’homme. Cependant, il y a aussi une incidence plus faible de certains cancers par rapport à la population générale. Je ne sais quelle interprétation en donner. Je ne suis pas expert de la question.
M. Dominique Potier, rapporteur. Cette question est pourtant fondamentale. La CCMSA a-t-elle un expert sur ce sujet, ou faut-il la reposer au ministère de la Santé ? L’étude Agrican semble mettre en lumière un double constat : les prévalences constatées dans le monde agricole sont significatives sur certains cancers, tandis que le monde paysan apparaît globalement en meilleure santé sur d’autres indicateurs, en raison de son mode de vie.
Dr David Mussard. Cette étude révèle effectivement une surincidence de certains cancers – notamment de ceux ayant abouti à la création des nouveaux tableaux de maladies professionnelles – conjuguée à une sous-incidence de certains autres cancers. L’incidence du cancer du poumon est par exemple plus faible dans la cohorte Agrican que dans la population générale, ce qui pourrait s’expliquer par une moindre proportion de fumeurs dans cette population. À l’inverse, l’incidence du mélanome est supérieure dans le monde agricole. Plusieurs explications sont possibles, la plus évidente étant que cette population travaille par essence beaucoup en milieu extérieur, et qu’elle est donc davantage exposée aux rayons ultraviolets.
Néanmoins, dans des contextes d’exposition à la fois professionnels et environnementaux, où de nombreux facteurs sont mêlés, il est difficile d’apporter une réponse simple et tranchée.
M. Dominique Potier, rapporteur. La prévalence importante sur les cancers dont vous faites état peut-elle être documentée et attribuée à l’exposition aux pesticides ?
Dr David Mussard. Les épidémiologistes et les experts ayant interprété les résultats de l’enquête ont a priori considéré qu’il existait un lien. Je souhaiterais toutefois préciser, à ce stade, que je ne suis pas épidémiologiste de formation ni médecin chercheur. Je m’appuie sur ce document dans le cadre des missions de sensibilisation et de prévention que nous menons auprès du réseau et des agriculteurs, mais je ne suis pas spécialiste de l’interprétation des études et je ne peux donc pas objectivement en critiquer les résultats.
M. Dominique Potier, rapporteur. N’y voyez aucune critique personnelle ; je m’interroge simplement sur l’institution. Mais je pense que la CCMSA est un partenaire important d’Agrican et qu’elle devrait être en mesure d’apporter un éclairage précis sur cette enquête et sur l’interprétation de ses derniers résultats. Cette attente me semble légitime de la part de notre commission d’enquête.
M. le président Frédéric Descrozaille. Je pense que nous pouvons peut-être procéder par écrit si certaines réponses ne peuvent être apportées ici. Il serait aussi pertinent que la CCMSA puisse nous aiguiller vers d’autres institutions si elle n’est pas compétente pour répondre aux questions du rapporteur. En tout état de cause, je rejoins la demande exprimée par ce dernier. Nous avons besoin que des réponses nous soient apportées avec précision et rigueur pour nous permettre, d’une part, de nous positionner sur un sujet qui s’avère extrêmement polémique et, d’autre part, de formuler des recommandations pour l’amélioration de la prise en charge des victimes.
Mme Christine Dechesne-Ceard. Je vous confirme que nous vous apporterons un retour rapide sur l’ensemble de ces points.
M. Dominique Potier, rapporteur. Comment expliquez-vous l’écart entre la population initialement identifiée comme potentiellement concernée par une indemnisation, de l’ordre de dix-mille personnes, et le nombre de dossiers réellement instruits – environ 600 ? Si le nombre de demandes d’indemnisation a triplé en quelques années, force est de constater qu’il demeure encore très éloigné de la cible évoquée.
Mme Christine Dechesne-Ceard. Vous avez raison. Plusieurs explications peuvent être apportées. D’une part, le fonds est encore dans sa phase de lancement et n’est donc pas connu de tous. Les actions de communication doivent être nettement renforcées, tant auprès des professionnels de santé que de la population générale.
Nous cherchons également à mettre en place des actions d’« aller vers », pour informer les victimes de maladies professionnelles de l’existence du fonds et d’un possible complément d’indemnisation. Les financements qui nous ont été accordés sont très largement supérieurs aux indemnités que nous versons, ce qui prouve que le fonds ne peine pas faute de financement, mais par méconnaissance de la part des victimes.
M. Dominique Potier, rapporteur. La question de l’accès aux droits est récurrente. Les agriculteurs, salariés agricoles et retraités agricoles sont-ils informés de ce droit d’indemnisation de manière claire ? Un courrier leur est-il transmis ? Nous sommes-nous donnés les moyens d’une publicité large sur l’existence de ce fonds ?
Mme Christine Dechesne-Ceard. L’information a été largement diffusée et continue à l’être sur l’ensemble des sites de la MSA. Le formulaire de déclaration des maladies professionnelles offre également la possibilité de cocher une case en lien avec les pesticides.
Toutes les actions de communication générales qui pouvaient être conduites l’ont déjà été, mais force est de constater qu’elles s’avèrent insuffisantes. Nous n’avions pas, jusqu’à présent, de budgets communication nous permettant d’entreprendre des actions plus ciblées en parallèle. Nous disposons désormais des équipes et des financements pour le faire. C’est sur cet axe que nous devrons à présent concentrer nos efforts pour porter ce fonds à la connaissance de toutes les personnes potentiellement concernées.
M. Antoine Lambert. Je partage l’avis selon lequel la communication est largement insuffisante, y compris dans la presse professionnelle qui n’a jamais évoqué – sauf erreur de ma part – les indemnisations possibles en lien avec les pesticides. Ce manque d’information générale est regrettable, dans la mesure où le meilleur canal de diffusion ne me semble pas nécessairement être celui de la MSA en direction de ses assurés.
Concernant Agrican, la première lecture de l’étude mettait en avant le fait que le taux de prévalence des cancers était inférieur dans la cohorte – qui a été constituée à l’origine pour suivre des assurés de la MSA et non des agriculteurs identifiés comme spécifiquement exposés à des pesticides – que dans la population générale. Le monde agricole compte toutefois 30 % de fumeurs en moins. Cette moindre prévalence n’est donc pas surprenante dans la mesure où un fumeur sur deux décède des suites du tabagisme.
Aujourd’hui, la poursuite de cette étude et de son financement me semble indispensable. Elle permet d’identifier des sur-risques pour un certain nombre de pathologies, en fonction de critères précis, tels que l’activité pratiquée et la typologie de culture ou d’élevage, et de déceler des signaux faibles. De mémoire, l’étude pointait que le sur-risque était par exemple minime pour un certain nombre de cancers du sang, mais devenait significativement plus élevé chez les producteurs de maïs ayant plus de cent bovins sur une même exploitation et réalisant des triages de semences à la ferme. Il est donc particulièrement intéressant de pouvoir « décortiquer » les résultats par typologie d’activités, pour parvenir à affiner l’état de nos connaissances.
M. Dominique Potier, rapporteur. L’étude Agrican pointe une prévalence sur le cancer de la prostate de l’ordre de 3 %. Si cette prévalence n’est pas insignifiante, elle est toutefois moins importante que pour d’autres types de cancers. Pour autant, le cancer de la prostate apparaît comme dominant dans les dossiers traités par le FIVP. Vous en tirez des conclusions et vous le requalifiez dans les tableaux d’accident du travail et de maladie professionnelle. Comment expliquez-vous ce type de paradoxe ? La démarche doit-elle être affinée en termes d’intelligence des données, de prévention ? Un agriculteur atteint d’un cancer de la prostate aura-t-il par exemple le réflexe d’établir facilement un lien entre sa maladie et les pesticides, soit parce que son médecin lui en parle, ou parce que lui-même aura été informé ?
Par ailleurs, cette prévalence et ces reclassements dans le système AT/MP vous ont-ils permis d’identifier les molécules ou les conditions d’usage qui exposent le plus à ce cancer ?
Mme Christine Dechesne-Ceard. Je souligne que nous avons fait, le mois dernier, un communiqué de presse pour informer de la prolongation du délai de dépôt d’une nouvelle demande sur la base de l’établissement du tableau des cancers de la prostate. Ce communiqué a été relayé par l’ensemble de la presse spécialisée. Compte tenu de l’accroissement du nombre des demandes en 2023 et sur les quatre derniers mois, nous pensons que la communication – en tout cas pour le cancer de la prostate – a été efficace.
M. Dominique Potier, rapporteur. La publicité pour les phytos est désormais réservée à la presse professionnelle. Or, ces publicités sont en général très visibles. En l’occurrence, je ne suis pas certain que nous nous soyons donné des moyens suffisants pour avoir une publicité équivalente à un rythme efficace. Il pourrait être intéressant de mettre à profit les financements non consommés pour l’indemnisation des victimes au service de la communication. En effet, nous savons à quel point l’information publique a pu s’avérer utile sur d’autres types de cancers.
J’aurai encore deux questions très précises. D’une part, nous constatons une prévalence sur le secteur viticole, mais également dans la polyculture-élevage. Comment expliquez-vous qu’un agriculteur en polyculture-élevage soit plus exposé qu’un céréalier ? Est-ce lié à un rapport moins professionnel à l’usage des produits phytosanitaires, à un moindre équipement des polyculteurs ?
D’autre part l’indemnisation liée à une exposition prénatale est conditionnée au fait que le père de l’enfant ait été exposé six mois avant la conception de l’enfant ou que la mère soit agricultrice. Ces conditions ne semblent pas tenir compte du fait que la vie domestique constitue elle-même une source de contamination importante. À titre d’exemple, nous savons que les vêtements de travail qui sont portés ou nettoyés à la maison peuvent contaminer une femme enceinte même si, par ailleurs, elle exerce un autre métier. N’est-ce pas là un « trou dans la raquette » ?
Plus largement, la reconnaissance dans la loi de la contamination par l’exposition in utero a constitué une avancée notable. Cependant, le rapport ne fait état que de deux ou trois demandes en 2022 à ce titre. Cette proportion est-elle liée à un faible nombre de personnes concernées ou à une insuffisance de la communication ?
M. Philippe Sanson. Je pense que ce nouveau droit au profit des enfants est très peu connu, notamment aux Antilles. Par ailleurs, bien peu pensent que cela peut concerner des enfants dont les parents ne relèvent pas du régime agricole. Enfin, il n’est pas évident pour les salariés concernés par une pathologie en lien avec les pesticides d’admettre que leur activité professionnelle est à l’origine de cette pathologie, et cela l’est encore moins si la maladie concerne leurs enfants.
Après une première phase de mise en œuvre du dispositif, les efforts de communication méritent maintenant d’être renforcés. Nous disposons de ressources pour le faire. Ce point a été abordé en réunion du conseil de gestion. La nécessité de dégager des moyens et un peu d’ingénierie en la matière a fait l’objet d’un consensus général.
Mme Christine Dechesne-Ceard. Vous avez raison, il y a effectivement très peu de demandes d’indemnisation pour les expositions prénatales. À date, seulement cinq cas ont été indemnisés pour des enfants d’âges divers. Il ne s’agit pas nécessairement de mineurs. Nous avons par exemple une victime exposée enfant et âgée aujourd’hui de 54 ans.
Ce faible nombre de demandes s’explique notamment par le fait que les parents ne font pas nécessairement le lien entre la pathologie de leur enfant et leur activité professionnelle, d’autant que les expositions surviennent majoritairement en début de grossesse. Nous n’avons pas encore de cas d’expositions par le père ; les quelques dossiers traités concernaient des expositions prénatales pendant la grossesse chez la mère.
Nous avons également noté des troubles du développement. Ces derniers étant progressifs dans l’évolution de l’enfant, ils ne sont donc pas forcément visibles dès la naissance. Certaines leucémies interviennent plusieurs années après la naissance de l’enfant, ce qui complique encore l’établissement de liens pour les parents.
M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai évoqué plus tôt la possible contamination par des sources indirectes, telles que les équipements de protection portés et parfois lavés avec les autres vêtements à la maison. Ces expositions et contaminations indirectes sont-elles prises en charge aujourd’hui ?
Mme Christine Dechesne-Ceard. Non. La proximité avec le professionnel n’emporte pas indemnisation par le fonds, qu’il s’agisse d’un conjoint ou d’un riverain. Le nettoyage des vêtements peut en revanche faire partie d’une activité professionnelle, tout comme le nettoyage de locaux. En matière de polyculture-élevage, nous savons que certaines personnes ont pu être exposées à des pesticides dans le cadre du nettoyage de bâtiments.
M. Dominique Potier, rapporteur. Une évolution en ce sens vous semblerait-elle justifiée ?
Mme Christine Dechesne-Ceard. Nous sortirions dans ce cas du cadre de l’exposition professionnelle. Il appartiendra au législateur de délimiter le périmètre et de l’étendre éventuellement, par ramification, aux personnes vivant à proximité d’un professionnel lui-même exposé.
M. Dominique Potier, rapporteur. Comment expliquez-vous que les responsables professionnels n’aient pas toujours été des militants de ce fonds d’indemnisation ?
M. Philippe Sanson. Je peux juste indiquer, s’agissant du conseil de gestion, que ce n’est pas un lieu où il est question de militer. Cependant, nous avons été animés par un réel désir d’avancer – peut-être à bas bruit, sans passion, mais avec raison. Lorsqu’il s’est agi d’adopter par exemple le barème pour les enfants, nous avons travaillé de manière très posée avec les experts et toutes les parties prenantes, dont les représentants des partenaires sociaux. Chaque année, nous avons examiné, discuté et adopté le rapport d’activité.
Je ne saurai pas complètement répondre à la question, qui dépasse mon périmètre de compétences. Elle recoupe peut-être le débat que nous avons eu sur la nécessité de communiquer, notamment au-delà de la mutualité sociale agricole, en direction de tous ceux qui sont représentés dans le conseil de gestion.
M. Antoine Lambert. Concernant les expositions prénatales, je ne peux qu’appuyer le propos de M. Sanson pour ce qui est de l’immense difficulté des professionnels à admettre qu’une pathologie puisse découler de leur activité professionnelle. Cette difficulté est encore plus grande lorsqu’il s’agit de leurs enfants, dont les handicaps plus ou moins lourds seraient alors le fruit de leur travail. Il semble relativement humain de ne pas vouloir imaginer que l’on a détruit son enfant à la procréation. De plus, le milieu agricole est souvent très familial. Selon les propos qui m’ont été rapportés, il peut être difficile pour des salariés agricoles de remettre en cause les pratiques de leur employeur, lequel est parfois presque un ami. Nous sommes donc confrontés à une réelle problématique de fond, qui peut expliquer les freins que nous rencontrons dans l’indemnisation des victimes.
Enfin, je souhaiterais souligner que, sauf erreur de ma part, la possibilité de reconnaître une exposition chez un enfant majeur était assortie d’un délai relativement court au moment de la création du fonds, et que ce délai est aujourd’hui dépassé. Il me semble que le dispositif ne le permet donc plus.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je ne vais pas relancer le débat sur l’exposition prénatale, dans la mesure où nous pourrons compléter nos échanges par des communications écrites.
Je vous livrais simplement ma réflexion concernant le faible engagement de la profession. Cette problématique découle sans doute en partie du rapport du monde agricole avec une internalisation de la contrainte que représentent les pesticides, alors que son externalisation permettrait d’en faire un objet de réparation et de prévention au bon niveau. Nous creuserons cette piste dans le cadre de cette commission d’enquête. Elle révèle peut-être le non‑aboutissement d’une révolution culturelle pourtant indispensable, non seulement à l’accomplissement de la mission du fonds, mais peut-être à une politique de transition et de prévention plus large. Nous ne sommes peut-être pas suffisamment au clair sur ces questions-là pour pleinement réparer et prévenir.
M. Antoine Lambert. Comme vous l’avez précisé, Monsieur le rapporteur, vous avez participé aux premières propositions de texte en vue de la création du fonds. À cette époque, l’association avait sollicité l’intégralité des parties prenantes, y compris les syndicats professionnels, mais ces derniers n’avaient pas pris part à notre mobilisation.
Nous avons toujours considéré qu’il ne s’agissait pas d’être passionnel sur ce sujet. En effet, la responsabilité de l’usage des phytos est largement partagée. C’est tout d’abord celle du fabricant, qui met sur le marché un produit dont il ne connaît pas toujours la dangerosité. C’est ensuite celle de l’État et de l’Anses, qui homologue le produit, puis celle de l’agriculteur qui l’utilise. Nous avons tous une part de responsabilité. Dans ce contexte, il nous semblerait assez logique que le financement de ce fonds soit partagé par l’ensemble des parties. Aujourd’hui, le syndicalisme agricole considère que l’agriculture finance la totalité ou la quasi-totalité du fonds via le régime AT/MP, ce qui n’est pas totalement faux. Il y a donc un problème de répartition et de responsabilité.
M. Nicolas Turquois. Ma question s’adresse autant aux intervenants qu’au rapporteur. L’étude Agrican est intéressante en ce qu’elle permet de relativiser en partie les impacts des pesticides. Les résultats mettent en lumière l’importance du mode de vie dans l’apparition de maladies. Il ne s’agit pas de minimiser les impacts des produits phytosanitaires, mais il apparaît clairement que la consommation du tabac, le mode de vie et l’activité physique sont des déterminants fondamentaux de la santé humaine. Pour autant, j’aimerais que cette enquête puisse être couplée à des pratiques afin de gagner en précision et de pouvoir nous être plus utile sur le terrain. À titre personnel, en tant que céréalier, j’ai travaillé en grandes cultures et épandu régulièrement des produits traitants, même si je ne le fais plus aujourd’hui, du fait de mon activité de député. J’ai pu constater que les pratiques des céréaliers et des éleveurs étaient relativement différentes. Alors que les céréaliers doivent se centrer sur leurs activités de traitement, et tendent donc à se professionnaliser en la matière, les éleveurs doivent le faire parmi bien d’autres tâches. Ainsi, les céréaliers ont par exemple tendance à traiter leurs cultures très tôt pour éviter le vent, alors que les éleveurs le font plus tard, après l’alimentation et la traite.
Je souhaiterais donc suggérer à la CCMSA de coupler Agrican avec des enquêtes sur les pratiques en matière d’usage des phytos et les prévalences de cancers ou d’autres maladies. Je pense que nous aurions beaucoup à gagner à ces croisements d’informations.
Il me semble par ailleurs que les résultats laissaient apparaître des écarts entre non‑salariés agricoles et salariés agricoles. De mon point de vue, la sensibilisation aux phytos est assez forte chez mes collègues non-salariés, a minima chez les céréaliers, alors que l’information circule beaucoup plus difficilement parmi les salariés agricoles.
M. Antoine Lambert. Malheureusement, il y a pratiquement autant de modalités d’exposition que d’agriculteurs. Nous sommes tous des cas individuels et nous travaillons tous de manière différente. La CCMSA s’efforce de « décortiquer » les résultats par activité ou type de cultures, mais ce travail n’est pas évident dans la mesure où les pistes à explorer sont alors très nombreuses. En tout état de cause, les travaux portant sur cette étude sont beaucoup plus précis aujourd’hui et ne s’arrêtent plus à la simple dénomination d’agriculteur, que nous savons être trop vague.
Mme Nicole Le Peih. Pourriez-vous nous donner plus de précisions concernant l’étude menée par les chercheurs de Limoges sur le glyphosate ?
Concernant la révolution culturelle évoquée précédemment, la nouvelle génération qui arrive en agriculture semble beaucoup plus sensible à l’utilisation des produits. Avez-vous des études plus précises sur la typologie des jeunes agriculteurs ? Prévoyez-vous des actions de prévention et des formations spécifiques pour les nouveaux utilisateurs ? Je souhaiterais également savoir si vous avez des informations plus précises sur la catégorie des salariés travaillant dans les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma), qui pourraient être plus exposés que les autres.
Dr David Mussard. L’étude sur le glyphosate menée actuellement à Limoges a pour but d’étudier la prévalence de sujets potentiellement exposés au glyphosate à des doses supérieures à la dose journalière admissible (DJA). 700 adultes sont inclus dans le périmètre de cette étude. Elle repose sur des mesures urinaires du glyphosate et des auto-questionnaires sur les pratiques en termes d’application. L’objectif est de rechercher des corrélations entre les usages et les expositions. Je n’en connais pas les résultats et je n’ai pas d’informations complémentaires.
Mme Nicole Le Peih. Avez-vous des éléments à apporter concernant les salariés en Cuma ?
M. Antoine Lambert. Je n’ai pas d’information spécifique sur cette catégorie de salariés. En revanche, concernant les jeunes générations, nous réalisons des interventions scolaires et nous sommes toujours très étonnés des pratiques encore à l’œuvre. Nous constatons que des élèves de lycée, donc mineurs, utilisent déjà des produits en stage ou chez leurs parents, et y sont donc exposés. Sauf erreur de ma part, ce type d’usage n’est pas autorisé. La notion de risque ou de danger s’efface derrière la nécessité de faire ce qui est considéré comme « faisant partie du boulot ».
M. Nicolas Turquois. Je souhaitais rebondir sur des propos du rapporteur concernant la communication autour des produits phytosanitaires. Les publicités pour les produits phytosanitaires sont très visibles dans la presse agricole. En revanche, je me suis toujours demandé pour quelle raison nous n’avons pas l’équivalent des messages d’alerte que nous trouvons sur les paquets de tabac pour rappeler des gestes simples de protection. En effet, si la dangerosité de certains produits n’est pas contestable, la manière dont on les applique peut grandement réduire le danger. Une vigilance particulière est par exemple de mise au moment du remplissage d’un pulvérisateur ou du renouvellement de nos équipements de protection. Indépendamment de la dangerosité des produits, certaines pratiques constituent en elles-mêmes des sources d’exposition. La mise en avant de messages d’alerte me semblerait donc être une piste intéressante pour renforcer la prévention.
M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour cette intervention qui me semble très pertinente et fait écho à de nombreuses auditions. La question des pratiques me semble absolument centrale. Il ne suffit absolument pas de décréter qu’un produit est dangereux. La communication fait défaut sur les usages de ces produits, qui peuvent effectivement être déterminants en termes d’exposition.
Dr David Mussard. Le port des EPI est bien évidemment obligatoire lors de l’application de produits. D’une manière générale, les agriculteurs trouvent toutes les informations utiles à la fois sur les emballages et sur les fiches de données de sécurité remises à l’occasion de la vente de ces produits. Ces fiches détaillent, spécifiquement pour chaque produit utilisé, les conseils en lien avec les bonnes pratiques agricoles et la manière de se protéger de manière optimale.
Pour autant, nous observons effectivement un décalage entre les bonnes pratiques agricoles telles qu’elles peuvent être mises en œuvre sur des parcelles d’expérimentation, quand le produit est développé par des firmes agrochimiques, et la réalité du travail. Les conditions d’application peuvent varier en fonction de la singularité de chaque exploitation, des problématiques climatiques et des spécificités de chaque parcelle. Ainsi, la mise en œuvre d’une protection optimale, depuis la préparation du produit jusqu’au lavage des outils après utilisation, s’avère, dans les faits, extrêmement complexe.
Enfin, je tiens à souligner un frein que nous rencontrons souvent dans nos missions et qui complexifie notre activité de prévention. Les préventeurs – médecins du travail, infirmières et conseillers en prévention – ne sont pas des ingénieurs en agronomie ni des spécialistes du végétal et peuvent, de ce fait, être en difficulté pour porter des messages de solutions alternatives à l’utilisation des produits, dans un modèle économique construit autour de l’utilisation des pesticides et de la substitution. S’il est souvent question de remplacer les produits dangereux par des produits moins dangereux, il est plus difficile pour nous d’apporter des solutions alternatives et de tenir un discours concret et réaliste envers les exploitants que nous accompagnons.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je remercie les collègues qui ont contribué à apporter des réponses à nos interrogations aujourd’hui. Nous continuerons à réfléchir et à travailler sur ces sujets. En conclusion, je vais vous donner mon sentiment en toute franchise.
Le fonds constitue, à mon sens, une extension des droits d’indemnisation existants encore incomplète. Il conviendra notamment de revenir sur la question de la contamination in utero qui ne tient pas compte, à ce jour, des sources possibles de contamination indirecte.
Les éléments qui ont été apportés aujourd’hui sur le lien entre Agrican, les prévalences et les pratiques me semblent très peu documentés. Tant que nous n’aurons pas un enregistrement effectif et clair des pratiques, nous aurons le plus grand mal à raccorder un écosystème agricole dans toute sa diversité.
Il ressort également de cette commission d’enquête que la communication sur l’existence du fonds et les possibilités d’indemnisation demeure très insuffisante. Il s’agit pourtant d’une question d’intérêt général et de la réparation de vies brisées. La mise en œuvre d’un lien dynamique entre ce qui est renseigné dans le tableau AT/MP, les prévalences découvertes, les pratiques et le travail d’autorisation de l’Anses serait pertinente. Globalement, la prévention est encore balbutiante en matière de risques d’expositions chimiques. Le chantier est particulièrement peu abouti sur les pesticides.
Enfin, cet enjeu ressort comme particulièrement important dans les Antilles. L’Outre‑mer a été marqué par le chlordécone, mais également par d’autres pratiques dévastatrices entraînant à la fois des conséquences sanitaires et environnementales. Ces pratiques sont aujourd’hui essentiellement traitées sous l’angle environnemental. Or, la prise en compte des impacts sanitaires par le fonds pourrait entraîner une véritable « explosion » du nombre de demandes. Quel est le point de vue de la CCMSA sur cette question ? Comment envisagez‑vous la question du chlordécone et des autres impacts très forts dans nos Outre-mer ? Je vous invite à nous transmettre une note sur ce sujet pour nous éclairer et nous aider à formuler une proposition dans le cadre de cette commission d’enquête.
Je vous remercie pour l’échange que nous avons eu aujourd’hui et pour votre engagement. Je remercie également l’association Phyto-victimes pour le travail pionnier qu’elle a mené, qui a permis d’avancer sur la reconnaissance et l’indemnisation des victimes dans notre pays.
La séance est levée à dix heures cinquante-cinq.
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Présents. – M. Frédéric Descrozaille, M. Jean-Luc Fugit, Mme Nicole Le Peih, M. Dominique Potier, M. Nicolas Turquois
Excusé. – M. Éric Martineau