Compte rendu
Commission d’enquête
sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire
– Audition de M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, et M. Serge Lhermitte, directeur général adjoint 2
– Table ronde avec l’Inrae dédiée à la prospective..............13
– Présences en réunion................................38
Mardi
7 novembre 2023
Séance de 15 heures 15
Compte rendu n° 26
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
Mme Anne-Laure Babault,
Vice-présidente de la commission
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Mardi 7 novembre 2023
La séance est ouverte à quinze heures quinze.
(Présidence de Mme Anne-Laure Babault, vice-présidente de la commission)
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La commission procède à l’audition de M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, et de M. Serge Lhermitte, directeur général adjoint.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Nous reprenons les auditions de notre commission d’enquête portant sur l’examen des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. M. le président Frédéric Descrozaille vous prie de bien vouloir l’excuser pour son absence cet après-midi et m’a laissé le soin de le remplacer.
Nous auditionnerons à partir de demain les ministres en fonction et ceux qui l’ont été au cours de la dernière décennie. Auparavant, nous recevons deux représentants du ministère de l’agriculture. Nous avions déjà entendu Mme Maud Faipoux, directrice générale de l’alimentation (DGAL). Aujourd’hui, nous auditionnons Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), et Serge Lhermitte, directeur général adjoint.
Vous allez, messieurs, nous rappeler le périmètre des compétences de la DGPE. Je retiens de la dénomination de cette institution l’expression « performance économique et environnementale », qui est au cœur des enjeux de notre commission d’enquête. Nous avons à répondre à cette question : pouvons-nous aujourd’hui assurer la compétitivité de nos exploitations agricoles tout en embrassant résolument la transition agroécologique que suppose une réduction de 50 % de l’usage des produits phytosanitaires ? Je vous remercie, messieurs, de nous y aider par votre présence. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose en outre aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Philippe Duclaud et Serge Lhermitte prêtent serment.)
M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. En réponse à votre propos liminaire, je commencerai par définir le champ de compétence de la DGPE afin de situer son action par rapport à la DGAL. La DGPE est la direction du ministère de l’agriculture chargée de négocier la politique agricole commune (PAC) à Bruxelles et de la mettre en œuvre en France en conciliant la performance économique et la performance environnementale des entreprises agricoles et agroalimentaires. Cette exigence de conciliation, qui n’est pas uniquement portée dans le cadre de la PAC, est sous-tendue par l’idée qu’il est difficile d’avoir une performance environnementale de notre système de production sans prendre en compte sa dimension économique. En ce qui concerne les produits phytosanitaires et la transition environnementale, la DGPE a vocation à introduire des mesures d’accompagnement quand la DGAL est chargée du volet réglementaire, notamment des autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires.
La DGPE inscrit sa mission dans une dimension européenne et internationale puisque, comme je l’indiquais, elle négocie la PAC à Bruxelles. Coordonnant l’ensemble des directions du ministère sur le volet européen et international, elle est aux avant-postes dans la préparation des positions que le ministère de l’agriculture et la France tiennent au Conseil des ministres de l’agriculture de l’Union européenne, qui se réunit tous les mois, et au Comité spécial agriculture (CSA), qui se réunit quant à lui à peu près toutes les semaines. Il est toutefois entendu que chaque direction du ministère reste maîtresse de ses choix en termes de compétences métiers et d’expertise sur les dossiers européens qui la concernent, la DGPE opérant la coordination de l’ensemble des positions défendues au niveau européen dans le domaine agricole.
M. Dominique Potier, rapporteur. Il existe une tension, dans le bon sens du terme, entre la DGPE et la DGAL, sur la question de la maîtrise des produits phytosanitaires. Elle est naturelle sur le plan institutionnel puisque ce sujet, portant sur la sécurité alimentaire, sur l’environnement et sur les problématiques de productivité et d’évolution du modèle agroécologique, relève de la compétence de ces deux directions. Cependant, lors de mes expériences précédentes, il m’est arrivé de regretter que cette tension ne soit pas plus féconde. Pouvez-vous nous dire si désormais les deux directions travaillent en bonne entente ?
M. Philippe Duclaud. Vous faites référence, je crois, à une époque où les deux directions générales se caractérisaient par des cultures différentes du fait de la formation des fonctionnaires qui y servaient et des corps auxquels ceux-ci appartenaient. Il me semble que nous partageons désormais une culture administrative commune et que la collaboration s’est sensiblement améliorée.
Mme Maud Faipoux a probablement informé la commission d’enquête du processus lancé à la suite des annonces de la Première ministre au Salon de l’agriculture, afin de préparer la prochaine étape du plan Écophyto 2030, qui a pour objectif de construire une vision intégrée des enjeux liés aux produits phytosanitaires. Ce plan est soutenu par une logique d’anticipation, puisqu’il intègre l’éventualité d’une décision de retrait de certaines substances et, le cas échéant, les besoins nécessaires à la recherche d’alternatives à ces produits interdits. Il comprend également diverses mesures d’accompagnement dont certaines relèvent de la PAC. Cette démarche intégrée, qui prend en compte l’ensemble de la problématique des produits phytosanitaires, contribuera, je l’espère, à vous rassurer quant à la bonne coopération entre nos deux directions.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je me réjouis de cette culture croisée et des objectifs partagés des deux directions. Nous allons tester votre collaboration à travers quelques objets politiques. Qui porte le plan Écophyto 2030 ? Est-ce la DGPE ou la DGAL ?
M. Philippe Duclaud. La DGAL pilote le plan et la DGPE se place en appui très rapproché. Cette répartition des rôles me semble être un gage d’efficacité.
M. Dominique Potier, rapporteur. La commission d’enquête porte sur ce plan Écophyto 2030 un regard bienveillant et elle espère contribuer à vos travaux. Je m’étonne toutefois que vous recouriez à une approche par filière, alors que l’expérience montre que la plupart des solutions relèvent d’une conduite agronomique systémique de l’exploitation. N’y a-t-il pas, dès lors, une forme de contradiction dans votre démarche ?
M. Philippe Duclaud. Je vous répondrai d’abord en relatant la genèse de cette méthode. Elle tient en grande partie à l’expérience, commune à la DGAL et la DGPE, de la gestion de l’impact sur la filière betterave de l’interdiction des néonicotinoïdes. À cette occasion, et pour la première fois, un plan d’action co-construit entre les deux directions générales a été mis en place. Ce plan visait à intégrer les aspects réglementaires et économiques ; une dimension recherche s’y est ajoutée, qui nous a amenés à travailler avec la direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l’agriculture. Ce chantier nous a convaincus de la pertinence de l’approche par filière, qui nous semblait la plus à même d’apporter des solutions concrètes aux préoccupations des agriculteurs.
Cela étant précisé, je vous concède que l’approche par exploitation est tout aussi nécessaire et pertinente, et que cela se reflète dans les solutions identifiées. Par exemple, certains agroéquipements ne sont pas spécifiques à une seule filière. Par conséquent, si nous décidons d’investir dans ces agroéquipements, d’autres filières pourraient en bénéficier. De même, le volet environnemental du Plan stratégique national (PSN) de la PAC comprend des démarches à l’échelle de l’exploitation.
M. Dominique Potier, rapporteur. Si la DGAL et la DGPE travaillent de concert sur le plan Écophyto 2030, j’aimerais savoir qui pilote le PSN. Permettez-moi d’être un peu incisif à l’égard de ce plan. Peut-on vraiment en être fier ? Je rappelle qu’il a d’abord consisté en un rattrapage, puisque la Commission européenne l’a jugé trop peu ambitieux. Et un an plus tard, vous envisagez déjà de le réviser dans le cadre de la stratégie Écophyto 2030, afin de le rendre plus performant sur la maîtrise des intrants chimiques, notamment de la phytopharmacie.
M. Philippe Duclaud. La DGPE a conduit la préparation du PSN en concertation avec les autres directions du ministère de l’agriculture et en travaillant également au niveau interministériel. Le PSN propose d’atteindre de nombreux objectifs, à la fois environnementaux et économiques, et j’estime pour ma part que nous n’avons pas à rougir de sa dimension environnementale, qui fait l’objet d’une évaluation détaillée de la part de la Commission.
Je pense que votre propos se réfère à la question du niveau de rémunération de l’agriculture biologique dans l’écorégime. Ce sujet a fait couler beaucoup d’encre au moment de la phase finale d’arbitrage, mais il me semble qu’il est l’arbre qui cache la forêt. Il convient en effet de rappeler que le travail conduit en amont a produit un texte ambitieux en termes de moyens déployés. En ce qui concerne l’écorégime, la vision politique du volet environnemental du PSN consiste à privilégier, plutôt qu’un dispositif très ambitieux auquel n’adhérerait qu’une minorité d’agriculteurs, un ensemble de mesures incitant un maximum d’agriculteurs à s’engager dans une démarche de transition. Elle considère qu’un bénéfice environnemental supérieur sera produit par une adhésion massive des agriculteurs. Ce débat n’est pas franco-français, il s’est tenu dans la plupart des États membres de l’Union européenne. Certains ont fait un choix similaire à celui de la France, d’autres ont choisi un écorégime bien plus ambitieux. Et s’il est un peu tôt pour tirer un bilan définitif de ces politiques, il est notable que ces derniers se situent sensiblement en dessous de leurs objectifs, alors que parmi les pays qui, comme la France, ont opté pour un écorégime large et inclusif, certains dépassent déjà leurs objectifs.
L’originalité du PSN tient dans la demande exprimée par la Commission d’entreprendre une démarche de planification dont nous n’avions pas l’habitude concernant le premier pilier de la PAC. Il a donc fallu formuler des hypothèses et fixer des cibles. L’avenir dira s’il convient de les revoir et de les ajuster, mais cette part d’incertitude est inhérente à l’exercice de la planification, exercice pour lequel nous ne disposions pas de référence puisque le dispositif de l’écorégime est une nouveauté.
M. Dominique Potier, rapporteur. Si 90 % des agriculteurs, voire plus, peuvent accéder à l’écorégime sans changement significatif de pratiques, peut-on répondre aux défis environnementaux et envisager une baisse de 50 % des intrants chimiques ? Dans le plan Écophyto 2030, il est question de réviser le PSN dès 2024, avant même d’avoir procédé à une évaluation. Aussi, je vous pose la question sans détour : la pression économique a-t-elle empêché la DGPE d’établir un PSN non pas élitiste, mais significatif en termes de changement de système ?
M. Philippe Duclaud. La phase de dépôt des demandes d’aides pour la campagne 2023 au titre de la PAC s’est achevée récemment et l’instruction des dossiers est en cours. Aussi, nous ne disposons pas à ce jour de données suffisantes pour établir un bilan sur le nombre d’agriculteurs adhérents à l’écorégime et sur l’impact environnemental de cette mesure. Le taux de 90 % d’agriculteurs éligibles est donc provisoire de notre point de vue et pourrait évoluer après la finalisation de l’instruction des dossiers. Néanmoins il apparaît que ce taux sera proche voire supérieur à l’objectif défini dans la planification du PSN, c’est-à-dire 80 % d’agriculteurs adhérents à l’écorégime. Cette tendance conforte notre choix d’entraîner le plus grand nombre d’agriculteurs.
J’estime qu’on ne peut pas affirmer que l’écorégime reflète une faible ambition environnementale, dans la mesure où les réformes de la PAC se font toujours étape par étape. La réforme précédente contenait la conditionnalité des aides de la PAC et le paiement vert. Dans la nouvelle PAC, les exigences du paiement vert, qui est un paiement volontaire, ont été intégrées dans la conditionnalité, et l’écorégime s’ajoute à ces dispositions. Les différentes voies d’accès à l’écorégime témoignent des différents niveaux d’ambition au plan environnemental. Nous nous sommes donc efforcés de couvrir la diversité des situations de l’agriculture française, à la fois les grandes cultures et les cultures pérennes, régies par des règles spécifiques. La logique est assez similaire à celle conçue pour les produits phytosanitaires : de même que l’on n’interdit pas les produits phytosanitaires sans proposer de solutions alternatives, on n’ouvre pas de guichets pour l’écorégime si les agriculteurs n’ont pas une chance raisonnable d’y accéder en produisant un effort à leur portée.
M. Dominique Potier, rapporteur. J’insiste sur ce point parce que, depuis plus d’une décennie, la stabilisation voire l’éventuelle baisse de la quantité de substances actives (QSA) vendues résulte plutôt de la règlementation et du marché. Or le levier du marché ne fonctionne plus de ce point de vue, sans que l’on puisse prédire pour combien de temps. Reste le pouvoir réglementaire. Avez-vous fait une évaluation économique de l’impact des mesures bénéfiques à l’intérêt général en termes de santé et de qualité des sols ? Avez-vous pu quantifier l’effort raisonnable que pourrait produire telle ou telle catégorie d’agriculteurs ?
En consultant les professionnels de divers secteurs, nous avons été impressionnés par les impasses objectives auxquelles ils se heurtent dans les domaines arboricole et viticole. Ces impasses posent de graves problèmes en termes de concurrence internationale et de capacité de production ; elles mettent en cause l’économie des entreprises et notre souveraineté alimentaire. Pour la viticulture et l’arboriculture, nous sommes bien conscients que du temps et des moyens seront nécessaires pour lever ces blocages.
En revanche, il nous semble que, dans d’autres domaines, la levée des obstacles n’est pas hors de portée, à condition de produire des efforts. Peut-on considérer que dans les grandes cultures consommant beaucoup de produits phytosanitaires, le système économique de contraintes est tel que la réduction importante des phytos remet en cause l’économie des exploitations et le revenu des agriculteurs ? Existe-t-il des filières pour lesquelles il semble possible d’avancer significativement, des filières qui pourraient intégrer de nouvelles contraintes sans que cela nuise gravement à leur compétitivité et au revenu des agriculteurs ? Avez-vous procédé à une évaluation filière par filière pour déterminer lesquelles auront besoin de temps et lesquelles sont en mesure d’évoluer sensiblement à court terme ?
M. Philippe Duclaud. Votre question, monsieur le rapporteur, illustre la pertinence de l’approche par filière que nous avons évoquée précédemment. En effet, il est raisonnable de s’interroger sur les seuils pouvant être franchis en matière d’usage de produits phytosanitaires, sur les alternatives et sur l’accompagnement. De même, il convient d’intégrer la compétitivité en considérant la position de nos agriculteurs par rapport au marché. Ainsi, le secteur des grandes cultures est dépendant du marché mondial, dans la mesure où il se positionne à l’export.
M. Dominique Potier, rapporteur. La DGPE est-elle en tension vis-à-vis des différents intérêts économiques prévalant dans ces filières, tels que ceux de l’industrie phytopharmaceutique ou ceux de telle ou telle filière économique ? Avez-vous le sentiment d’être soumis à une pression, ou cette pression est-elle plutôt absorbée par le cabinet du ministère de l’agriculture ? Je pense, à ce sujet, aux arbitrages qui ont été adoptés sur le niveau de rémunération des écorégimes par exemple, ou sur les délais de retrait des molécules. Êtes-vous directement confrontés aux plaidoyers des professionnels de l’agroalimentaire ? Il va de soi que j’aurais pu poser cette même question à la DGAL.
M. Philippe Duclaud. La DGPE entretient bien entendu des contacts très réguliers avec les représentants des familles professionnelles. Il existe au sein de FranceAgriMer des conseils spécialisés dans lesquels siègent des représentants de la DGPE. Je pense que la DGPE est moins exposée qu’elle ne le paraît à des pressions, parce que les professionnels savent qu’elle se positionne davantage sur l’accompagnement économique et la mise en œuvre de la PAC que sur des aspects purement réglementaires.
M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous des regrets concernant la certification Haute Valeur Environnementale (HVE) ? Ne peut-on pas penser que ce dispositif aurait pu constituer un puissant levier ?
M. Philippe Duclaud. La certification HVE est un très bel outil, et nous l’avons réformé au moment où il fallait le faire. Le développement et la diffusion sur le territoire de cet outil se sont bien déroulés, même si plusieurs aspects restaient à améliorer, comme la communication à destination du consommateur. Néanmoins, il est vrai que la pertinence de son paramétrage était discutée, y compris par des organisations qui, à l’origine, étaient force de proposition précisément sur ce paramétrage. Après un certain délai, il est devenu nécessaire d’ajuster la HVE. Nous nous y sommes employés dans une logique de concertation, concertation interministérielle d’une part, puisque ce dispositif est co-piloté par les ministères de l’agriculture et de la transition écologique, d’autre part avec des organisations agricoles et des ONG. Nous sommes parvenus, je le pense, à augmenter le niveau d’exigence environnementale de la HVE sans, pour autant, fixer des objectifs inatteignables, c’est-à-dire à maintenir un équilibre entre les enjeux économiques et les enjeux environnementaux – c’est d’ailleurs la mission de la DGPE, comme l’indique son intitulé. L’enjeu était la crédibilité de la HVE, y compris vis-à-vis de la Commission européenne, puisque la HVE est une voie d’accès à l’écorégime. C’est la raison pour laquelle nous tenions la Commission Européenne informée de l’avancée de nos travaux. Aussi, quand elle a validé le PSN, elle a aussi validé, implicitement, la légitimité du nouveau référentiel de la HVE comme voie d’accès à l’écorégime.
M. Dominique Potier, rapporteur. Pourriez-vous indiquer le niveau d’exigence de la HVE en matière d’usage de produits phytosanitaires ?
M. Serge Lhermitte, directeur général adjoint de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Le label HVE, reconnu par l’État, est l’un des rares leviers contribuant à valoriser les efforts produits à l’échelle des exploitations. Il considère quatre « briques » : l’usage des produits phytosanitaires, la fertilisation, la biodiversité et la gestion de l’eau. Les critiques envers ce dispositif omettent parfois de rappeler qu’au moment des États généraux de l’alimentation, en 2017, seuls 800 agriculteurs avaient obtenu la certification HVE. L’ambition était par conséquent de réformer le cahier des charges pour augmenter drastiquement le nombre d’agriculteurs concernés et d’en faire un référentiel plus exigeant encore, notamment par rapport à l’usage des produits phytosanitaires.
Je rappelle que le référentiel HVE consiste en une liste d’items. L’agriculteur est libre de ses choix, mais il doit atteindre un certain nombre de points sur l’ensemble de ces items. Concrètement, et pour répondre à votre question, le référentiel n’attribue pas une valeur unique pour l’ensemble des produits phytosanitaires. Ainsi, le nouveau référentiel entré en vigueur en 2022 intègre l’interdiction totale des produits classés cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques de niveau 1 (CMR 1), et une bonification pour les exploitants qui s’affranchissent totalement des CMR 2. De même, la grille de notation portant sur l’indice de fréquence de traitement (IFT) a été révisée en distinguant les herbicides des autres produits. Cette révision concerne aussi l’échelle de points, avec une gradation du nombre de points en fonction de la référence régionale d’une culture donnée, les cultures étant considérées au cas par cas, puisque les pratiques de traitement diffèrent d’une production à l’autre. Enfin, un nouveau système de valorisation a été introduit pour l’engagement sur la surveillance de l’émergence de maladies, surveillance qui contribue aussi à réduire l’usage de produits phytosanitaires, notamment pour des maladies faisant l’objet de traitements obligatoires.
M. Dominique Potier, rapporteur. La vertu d’un système dynamique est certaine mais, dans la pratique, il place les exploitants qui atteignent des plafonds de solutions dans une sorte d’impasse, sauf à passer en agriculture biologique. On peut donc légitimement s’interroger : ce système est-il efficace ? Place-t-il des exploitations vertueuses dans l’impasse ? Est-il assez dynamique pour des agriculteurs qui pourraient faire encore mieux ?
J’en viens à la décision qui a conduit à séparer les activités de conseil et de vente des produits phytosanitaires. Le constat d’échec est clair et impose un retour aux certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP). Or la stratégie Écophyto 2030 se montre très prudente sur ce point. Par ailleurs, le dispositif des fermes Dephy, piloté par la DGPE, s’est avéré performant. Deux pistes s’ouvrent devant nous sur cette question de l’accompagnement des agriculteurs : un conseil responsabilisé à travers les CEPP, et un conseil agronomique détaché des intérêts économiques et concourant à l’intérêt général. La lecture du plan donne l’impression que le débat sur ces questions n’est pas clos. Où en êtes-vous de vos réflexions ?
M. Philippe Duclaud. Je ne m’exprimerai pas sur le thème de la séparation du conseil et de la vente, qui relève d’une compétence exclusive de la DGAL. Mais, d’une manière générale, on peut en effet considérer que le conseil – ou ce que l’on peut appeler « la logistique du dernier kilomètre » – est un sujet central. Par ailleurs, je partage votre analyse à propos du réseau Dephy, qui est un dispositif appuyé sur une logique d’exemplarité visant à montrer que des transitions sont possibles.
M. Dominique Potier, rapporteur. Le dispositif des fermes Dephy ayant prouvé sa vertu, pourquoi être passé de 3 000 à 2 000 fermes ?
M. Serge Lhermitte. Ce dispositif fait l’objet de débats au niveau interministériel. Pour notre part, au ministère de l’agriculture, nous croyons beaucoup en ce programme parce qu’il apporte la preuve par l’exemple que de nets progrès sont possibles. La massification d’un tel dispositif requiert cependant une diffusion de la connaissance produite auprès du plus grand nombre.
M. Dominique Potier, rapporteur. Le plan Écophyto II prévoyait un dispositif de 30 000 fermes rattachées aux 3000 fermes Dephy. Cette décision publique n’a pas été mise en œuvre. Qui est responsable de ce renoncement ?
M. Serge Lhermitte. Je n’ai pas sous les yeux le nombre exact d’exploitations engagées dans le dispositif. Néanmoins, je considère qu’il a tout de même été mis en œuvre. Il convient de tenir compte de la diversité des acteurs et des financeurs intervenant sur le terrain. Les groupements d’intérêts économiques et environnementaux (GIEE) sont portés par le ministère de l’agriculture, tandis que les « groupes 30 000 », pour reprendre la terminologie du plan Écophyto, sont financés par les agences de l’eau, par le biais d’une partie des financements du plan Écophyto régionalisé. Ces deux dispositifs répondent toutefois à une logique commune de massification, en procédant non seulement par un accompagnement individuel, mais aussi en constituant des collectifs d’agriculteurs afin de partager des expériences.
M. Dominique Potier, rapporteur. Vous décrivez là le dessein de ces dispositifs. Mais permettez-moi d’insister : pourquoi toutes ces ambitions n’ont pas rencontré de traduction concrète ? Où se situait le blocage ?
M. Philippe Duclaud. Je pense qu’il ne s’agit pas d’une question de moyens ou de mobilisation des pouvoirs publics. Porter un projet collectif dans la durée suppose qu’un certain nombre d’agriculteurs soient disposés à s’engager ensemble, ce qui ne va pas sans poser certaines difficultés. Je réitère les propos de mon collègue quant à notre confiance en ce dispositif, mais la question de l’adhésion collective à cet outil demeure.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a indiqué dans un récent rapport que les coûts cachés des systèmes agroalimentaires représentent au moins 10 milliards de dollars au niveau mondial. J’aimerais avoir votre sentiment sur ce point. Travaillez-vous de manière précise sur les externalités négatives et positives ? Analysez-vous les comptes d’exploitation pour convaincre les exploitants en agriculture conventionnelle de se montrer davantage vertueux ?
M. Philippe Duclaud. Nous travaillons en effet sur les externalités positives et négatives de l’activité agricole. Faire valider une mesure agro-environnementale et climatique (Maec) par la Commission européenne engage un travail d’évaluation des surcoûts et des manques à gagner induits par des pratiques environnementales. Une externalité positive suppose donc un examen de sa rémunération par le marché ou par une dette publique. Les outils de politique publique de la PAC nous permettent de conduire cet examen. En revanche, nous n’abordons pas ces questions de manière large et inclusive, comme peut le faire la FAO.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Le diagnostic des externalités négatives du tabac, par exemple, a été largement rendu public. Ce n’est pas le cas pour les produits phytosanitaires. Cela supposerait de dire publiquement que l’usage de ces produits cause des cancers, des maladies neurodégénératives. Travaillez-vous avec le ministère de la santé sur cette question des externalités négatives ?
M. Philippe Duclaud. Vous évoquez le tabac, madame la présidente. Cela me donne l’occasion de rappeler qu’il existait autrefois des aides couplées au tabac dans la PAC et qu’elles ont été supprimées. Cela montre que nous intégrons certaines externalités négatives. L’évaluation des externalités négatives et positives relève à mon sens du travail des instituts de recherche, qui se situe en amont de notre champ d’intervention. En tant qu’administration, la DGPE s’efforce de traduire les enseignements de la recherche dans des outils de politique publique.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. En tant qu’administration, demandez-vous ce type d’évaluations aux instituts de recherche ?
M. Philippe Duclaud. Oui. Par exemple, dans le cadre des Maec, l’évaluation des surcoûts et des manques à gagner induits par les pratiques agricoles est menée par des certificateurs externes. L’administration se contente de vérifier les calculs, mais le travail de fond est effectué par des tiers certifiés. Plus largement, l’établissement du PSN a requis la consultation de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) sur un certain nombre de sujets. Sur les questions liées à la santé, qui relèvent du champ de compétences de la DGAL, je suppose que nos collègues ont sollicité de la même manière les instituts de recherche.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Étudiez-vous les comptes d’exploitation des fermes Dephy ? Et si oui, pouvez-vous nous dire ce qui ressort de vos études ?
M. Philippe Duclaud. Des travaux ciblés peuvent en effet être conduits par l’Inrae sur l’évaluation des bénéfices induits par des changements de pratiques, au plan agronomique et en termes d’équilibre économique.
M. Serge Lhermitte. Au moment du débat sur l’interdiction du glyphosate, des travaux ont été publiés, qui considéraient différentes typologies de productions et s’efforçaient d’évaluer l’impact d’une décision d’interdiction sur les comptes d’exploitation. Dans le réseau des fermes Dephy, des éléments économiques sont monitorés, au même titre que d’autres éléments, pour mesurer l’impact économique des itinéraires choisis, afin de convaincre les exploitants de la faisabilité de telle ou telle évolution de pratique.
M. Philippe Duclaud. Ces analyses tendent à démontrer qu’une transition environnementale globale et bien menée contribue à la compétitivité économique des exploitations agricoles, puisque les changements de pratiques impliquent une réduction des charges. Ce pronostic a été vérifié empiriquement dans le contexte de la crise du Covid-19 puis de la guerre en Ukraine, avec l’envolée des prix des engrais et des carburants.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Si la pertinence économique du modèle des fermes Dephy est démontrée, pensez-vous qu’un modèle plus vertueux pourrait s’imposer globalement, qui permettrait de concilier la transition agroécologique et la performance à l’export ?
M. Philippe Duclaud. La réponse à cette question est nécessairement affirmative. Néanmoins, le chemin qu’il faut parcourir pour parvenir à une telle configuration demeure complexe. Pour mettre en place les conditions de sa double performance économique et environnementale, un exploitant agricole doit revoir entièrement son système de production, revoir son assolement, interroger tous ses choix agronomiques. Il convient de prendre en compte la grande exigence et la grande complexité que représente une telle transition.
M. Dominique Potier, rapporteur. Les échanges dans la région méditerranéenne constituent une tradition millénaire et jouent un rôle déterminant dans la lutte contre la faim et contre les déséquilibres économiques. La France pourra-t-elle continuer à apporter sa juste contribution à l’équilibre mondial du commerce des céréales en réduisant de 50 % voire de 100 % l’usage de produits phytosanitaires à l’horizon 2050 ? L’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) en est convaincu. Qu’en pense la DGPE ?
M. Philippe Duclaud. Il convient, pour répondre à cette question, de prendre en compte plusieurs critères et en premier lieu celui du volume. Sommes-nous capables de réduire l’usage des produits phytosanitaires tout en satisfaisant nos clients à l’export en termes de volume ? En ce qui concerne les exportations de céréales au Maghreb, et dans le cas des achats publics gérés par un organisme étatique, le premier critère retenu dans les cahiers des charges est celui du taux de protéines. Le taux de change est également pris en compte.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je reviens sur les différentes voies d’accès aux écorégimes, en élargissant le débat au niveau international. Pourriez-vous préciser les différences entre les systèmes en vigueur dans les différents pays ? Peut-on déterminer quels systèmes se sont avérés les plus efficaces ?
M. Philippe Duclaud. Si l’on considère le positionnement des États membres de l’Union européenne dans les négociations en cours sur la règlementation en matière d’utilisation durable des pesticides, on constate une forte divergence des approches politiques du problème. Certains pays portent sur le sujet une ambition intégrant une dimension européenne, quand d’autres pays restent à convaincre quant à la nécessité de s’engager dans une démarche de réduction de l’usage des produits phytosanitaires. C’est le cœur du débat autour des textes européens.
Comme je l’indiquais précédemment, nous ne disposons pas à ce stade d’une vision tout à fait consolidée des écorégimes, puisque l’instruction des dossiers est en cours dans tous les pays. Cependant, nous pouvons déjà constater que certains pays ont procédé à des choix assez similaires à ceux de la France s’agissant du contenu de leur écorégime. Il est entendu qu’établir des comparaisons à l’échelle internationale, sur les politiques publiques comme sur l’usage des produits phytosanitaires, suppose de tenir compte de la situation particulière de la France. Le territoire français, où cohabitent plusieurs écosystèmes, est en effet soumis à des conditions pédoclimatiques particulières pouvant générer des besoins d’usage de produits phytosanitaires différents et supérieurs à ceux de pays voisins. Les écosystèmes méditerranéen et océanique supposent des besoins différents, en favorisant diversement l’émergence d’agents pathogènes. En outre, l’agriculture française est caractérisée par la très grande diversité de ses productions agricoles. En conséquence, il peut être plus compliqué de mettre en place un écorégime en France qu’en Irlande par exemple, où il s’agira surtout de gérer les prairies permanentes.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, on parlait seulement de l’alternative entre agriculture conventionnelle et agriculture biologique. Depuis, plusieurs intermédiaires ont émergé, par exemple l’agriculture raisonnée ou la HVE, comme si on élargissait la gamme en quelque sorte. Pensez-vous que cette extension du nombre de qualifications a permis de progresser sur la qualité des produits alimentaires et leur impact sur l’environnement ? Ou n’a-t-elle entraîné qu’une confusion dans l’esprit des consommateurs ? Je pense par exemple aux « briques » de la HVE, qu’évoquait tout à l’heure Monsieur Lhermitte, et dont le nombre varie selon les types d’agriculture.
M. Philippe Duclaud. Pour répondre à cette question qui me semble très pertinente, je dirais que la confusion sur la HVE n’interviendra éventuellement qu’à partir du moment où le consommateur aura conscience de l’existence du logo HVE. Or, pour l’instant, l’essentiel des produits sur lesquels l’étiquette HVE est identifiable sont des bouteilles de vin. Cette valorisation n’est pas visible sur les autres produits, ce qui représente un enjeu pour le développement de la HVE. Pour que l’agriculteur ait le sentiment que son effort est valorisé, il est nécessaire que le logo HVE apparaisse sur ses produits. Par ailleurs, les consommateurs ne voient pas directement le produit du travail des producteurs de céréales, puisque celui-ci est transformé. Cela complique la valorisation de la démarche HVE. Par conséquent, on ne peut considérer qu’il existe, dans l’esprit du consommateur, une concurrence entre les produits bio et les produits labellisés HVE, parce que l’agriculture bio bénéficie du fruit des efforts de communication déployés depuis des années, qui ont abouti à un logo aisément reconnaissable, à l’inverse du logo HVE.
Le mérite de la HVE est d’avoir ouvert une voie aux agriculteurs, afin de leur permettre d’engager une démarche de transition dont ils peuvent espérer une valorisation, soit par la vente directe au consommateur, soit par la vente à des intermédiaires exigeant une certification HVE dans leur cahier des charges. La HVE représente donc davantage une option supplémentaire ouverte pour les agriculteurs qu’un risque de concurrence dans l’esprit du consommateur.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). J’en conclus que la remise en cause de la HVE par certains producteurs n’est peut-être pas justifiée, et que l’objectif est plutôt de faire progresser l’ensemble des agriculteurs vers une amélioration des pratiques, la HVE jouant pleinement son rôle de levier pour y parvenir.
M. Philippe Duclaud. Oui, c’est exactement notre approche. Nous considérons que la critique de la HVE dans une filière ne résoudra pas les problèmes d’autres filières. Je crois qu’il y a, dans l’agriculture française, de la place pour tous les modèles.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Le réseau des fermes Dephy regroupait initialement environ 3 000 exploitations, mais un certain nombre de fermes ont quitté ce programme. Savez-vous comment ont évolué leurs pratiques ? Pensez-vous que des fermes qui quitteraient le réseau Dephy pourraient maintenir leurs bonnes pratiques, ou bien sont-elles trop dépendantes du réseau ?
Par ailleurs, j’ai remarqué en écoutant les professionnels de différentes filières que les produits phytosanitaires sont souvent assimilés à ce que j’appellerais une forme « d’assurance de production ». Le retrait des produits phytosanitaires représente donc pour eux un risque économique. Des réflexions ont-elles été entreprises pour accompagner cette prise de risque et compenser la suppression de cette assurance ?
Enfin, on qualifie de critère de production le fait de produire sans recourir aux produits phytosanitaires. Comment penser l’adéquation entre ce critère de production et les critères d’achat ? En formulant cette question, je pense aux critères d’achat d’un consommateur français qui aurait une exigence en matière d’usage de produits phytosanitaires, mais qui ne pourrait pas identifier les produits qui respectent cette exigence, notamment quand ils proviennent d’importations.
M. Philippe Duclaud. Je ne dispose pas d’éléments précis pour répondre à votre première question sur les fermes ayant quitté le réseau Dephy. Je pense toutefois que leur situation dépend probablement de la valorisation économique de leur démarche. Si la ferme, en sortant du réseau Dephy, entre dans une démarche de labellisation bio ou HVE, elle ouvre une voie pour valoriser ses efforts. De même, si elle entre dans un dispositif de type Maec, elle peut pérenniser ses pratiques grâce à un soutien public. À l’inverse, on peut se poser la question du devenir de ces pratiques dans une ferme qui n’entre pas dans ces circuits.
Le ministère de l’agriculture a produit des travaux ambitieux sur ce que l’on nomme la gestion des risques, en particulier sur l’assurance récolte, qui indemnise les exploitants en cas d’aléa climatique. L’aléa climatique peut en effet se traduire par un impact sur le potentiel de production, lequel peut être démultiplié par l’absence de solutions techniques. Mais à part cet outil assurantiel que l’on pourrait qualifier d’indirect, il n’existe pas, à ma connaissance, d’autres dispositifs ciblant spécifiquement les risques liés au retrait d’un produit phytosanitaire. J’ajoute que, d’une manière générale, un retrait de produit se traduit par l’édiction d’une norme réglementaire. Or la doctrine, liée aux règles européennes, impose qu’il n’y ait pas de financement public pour la mise en œuvre d’une obligation réglementaire.
Enfin, concernant les critères d’achat et la dimension internationale de votre question, on sait que le logo bio est parfaitement connu à l’international, en particulier au niveau européen. Par conséquent, il n’affecte pas la capacité des producteurs français à exporter un produit bio dans un autre pays européen. En revanche, le label HVE est franco-français, et n’est pas très identifié dans les pays tiers. Des agriculteurs de l’Union européenne cherchent à obtenir ce label et remplissent à cette fin le cahier des charges, dans le but d’exporter en France. Mais le label HVE n’est pas facilement valorisable dans un pays tiers.
M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais aborder pour finir la question des protéines. Le ministre de l’agriculture soulignait récemment que d’importants moyens ont été débloqués pour relancer la filière des protéines végétales ; or, la France reste toujours dépendante de l’étranger. Cet enjeu est central, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de garantir nos exportations, mais aussi de limiter nos imports et de dégager les bénéfices agronomiques adjacents.
Par ailleurs, on observe que le carbone joue désormais un rôle central, y compris comme indicateur de marché. Certains distributeurs disent rechercher davantage des produits bas carbone que des produits à faible teneur en phytosanitaires. De même, la lutte contre le dérèglement climatique conduit certains récits à justifier le maintien d’un certain niveau de pression en matière de produits phytosanitaires.
Alors j’aimerais que vous nous rassuriez sur ces deux points. Assurez-nous que vous faites le maximum pour regagner en souveraineté en matière de protéines pour l’alimentation animale et humaine d’une part, et d’autre part dites-nous si vous estimez qu’il y a une contradiction fondamentale entre la baisse des intrants et l’agriculture bas carbone.
M. Philippe Duclaud. Le ministère de l’agriculture et la DGPE portent avec beaucoup d’ambition la stratégie nationale en faveur du développement des protéines végétales, qui comporte une dimension de souveraineté et une dimension de transition environnementale. Elle nous semble très importante. En termes de résultats, votre propos traduit un sentiment d’insatisfaction. Je l’entends, et nous avons constaté une forme de concurrence dans les assolements entre les protéines et les grandes cultures classiques, une concurrence induite notamment par le prix des céréales mesuré ces deux dernières années. Cependant, je précise qu’un certain nombre de leviers actionnés n’ont pas encore produit leurs effets. Par exemple, l’augmentation des aides couplées au profit des protéines végétales dans la nouvelle PAC ne doit produire ses effets qu’à compter de la campagne 2023. Aussi, il est encore un peu tôt pour en tirer un bilan. De même, les mesures de structuration des filières de valorisation des protéines végétales ne peuvent être évaluées qu’à moyen terme.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je comprends tout à fait la nécessité d’avoir du recul sur ces dispositions. Mais nous avons été frappés lors de nos auditions par l’impact très fort des sécheresses. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
M. Philippe Duclaud. Bien entendu, la gestion des sécheresses est cruciale pour le développement de la filière protéines. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité augmenter l’enveloppe des aides couplées, afin de tenir compte des questions de rendement inhérentes à la culture de plantes riches en protéines. L’enveloppe des aides couplées va doubler et se déployer progressivement jusqu’en 2027, cette montée en puissance progressive étant planifiée dans la PAC.
Je réponds maintenant à votre question sur le bas carbone. Il me semble que personne n’entretient une confusion entre le sujet du carbone et celui des produits phytosanitaires, en premier lieu parce que la question des produits phytosanitaires porte également, et au-delà de l’enjeu environnemental, des enjeux de santé publique extrêmement importants pour les consommateurs, pour les riverains et pour les agriculteurs eux-mêmes. Sur l’agriculture bas carbone, de nombreux travaux sont conduits. Les premiers outils de valorisation sont en place, tels que le label bas carbone qui a été co-construit par les ministères de l’agriculture et de la transition énergétique. Des voies de valorisation des efforts de réduction de l’empreinte carbone dans l’agriculture existent, mais – j’insiste – ces systèmes n’entrent aucunement en concurrence avec les dispositifs dédiés au contrôle de l’usage des produits phytosanitaires.
Puis, la commission entend lors de sa table ronde avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) dédiée à la prospective :
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête portant sur l’examen des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. Nous avons le plaisir d’accueillir à présent plusieurs membres de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
La commission remercie chaleureusement l’Inrae de s’être mobilisé pour répondre à nos demandes, d’avoir pris soin de constituer pour cette table ronde un panel de professionnels en mesure d’évoquer les différents aspects du sujet de manière structurée, et enfin de nous avoir transmis sa présentation.
Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Christian Huyghe, Mmes Cécile Détang-Dessendre, Laure Latruffe et Maud Blanck prêtent serment.)
M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Madame la présidente, mesdames et messieurs les parlementaires, je vous remercie au nom de l’Inrae pour votre invitation. Nous avons souhaité axer notre intervention à plusieurs voix sur les politiques publiques au service de la transition. Je me bornerai pour le moment à donner quelques éléments de contexte.
La protection des cultures organisée autour de l’utilisation des pesticides de synthèse est un système typique de verrouillage sociotechnique, c’est-à-dire que l’ensemble des acteurs – toute la chaîne de production jusqu’aux consommateurs ainsi que la réglementation – est pris dans ce que l’on nomme un régime sociotechnique dominant. Dans un tel système fonctionnant par autorenforcement, les innovations ont tendance à consolider cet équilibre dominant et à le pétrifier sur une longue durée.
Des travaux menés notamment par Franck Geels, de l’Université de Manchester, ont exploré des moyens de sortir de cet état. Ils s’avèrent peu nombreux. Parmi eux, l’innovation de niche permet une disruption qui provoque un déséquilibre soudain. Dans cette configuration, le dernier qui adopte cette innovation est le perdant du système, c’est la raison pour laquelle il est absolument essentiel de mener des politiques de recherche et d’innovation.
L’autre élément tout aussi crucial en matière de politique publique est le changement du régime sociotechnique dominant par le changement du cadre réglementaire. Dans cette configuration, le paysage est modifié et l’état d’équilibre qui préexistait ne préexiste plus. Un tel bouleversement est ainsi l’affaire de la réglementation, des politiques agricoles communes et de la politique alimentaire.
Nous avons organisé notre exposé autour de ces thèmes. Mme Laure Latruffe présentera la dimension économique de la transition ainsi que le contenu du programme prioritaire de recherche intitulé « cultiver et protéger autrement » que j’avais eu l’occasion d’évoquer avec vous lors de la première audition de cette commission. Ensuite, Mme Cécile Détang-Dessendre traitera de l’un des cadres les plus structurants de ces sujets, à savoir la politique agricole commune (PAC). Elle montrera comment cette PAC couvre aujourd’hui la question environnementale et l’usage des produits phytopharmaceutiques, et comment elle pourrait les couvrir demain. Enfin, Mme Maud Blanck expliquera en quoi les certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques, en pesant sur les obligations et en donnant une visibilité à l’innovation, sont susceptibles de transformer le paysage et de modifier les équilibres entre les acteurs.
Mme Laure Latruffe, pilote scientifique du programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement » à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Le PPR « cultiver et protéger autrement » a été initié en 2019 dans le cadre du programme des investissements d’avenir (PIA). Son ambition peut être ramenée à une formule simple : zéro pesticide en agriculture. Il s’agit donc d’une ambition de rupture, l’objectif étant de développer des connaissances nouvelles sur des fronts de sciences n’ayant pas été réellement explorés jusqu’à présent, et de rendre possible l’émergence d’une agriculture sans pesticides de synthèse, mais performante, à l’horizon des décennies 2030 et 2040.
À cette fin, l’Inrae organise des animations scientifiques, par exemple des rencontres annuelles entre chercheurs et professionnels, pour instaurer un dialogue sur les solutions alternatives aux pesticides. Nous avons également réalisé une étude prospective sur l’agriculture européenne sans pesticides à l’horizon 2050, dont les résultats ont été rendus publics en mars. Le programme finance par ailleurs dix projets de recherche sur six ans dans des disciplines variées, parmi lesquels un projet en sciences sociales intitulé « faciliter l’action publique pour sortir des pesticides » (Fast). La question principale portée par le projet Fast est celle des instruments politiques permettant d’opérer une transition à grande échelle vers une agriculture sans pesticides.
Il convient dans un premier temps de rappeler la dimension économique de cette transition. Les agriculteurs, de façon rationnelle, comparent le coût d’utilisation des pesticides aux bénéfices qu’ils en retirent. Ils constatent que le recours à ces pesticides est très rentable puisque leur prix est relativement faible. Ce prix n’intègre pas les coûts indirects, à savoir les coûts environnementaux, les dommages infligés à la biodiversité, les coûts de dépollution ou encore les coûts sociaux comme les soins médicaux induits par les maladies causées par les pesticides. Si l’on efface ces externalités, l’utilisation des pesticides est donc très rentable, surtout en l’absence d’alternatives bon marché.
Pour changer le comportement des agents économiques, le régulateur a plusieurs instruments à sa disposition, tels que la réglementation, l’interdiction, des décrets demandant l’utilisation d’alternatives ou des incitations économiques. Ces incitations peuvent être négatives, sous forme de taxes par exemple, ou positives, comme des subventions compensant une perte de revenus ou des prix plus élevés liés à une certification environnementale. Les politiques ciblent les agriculteurs, individuellement ou collectivement, mais aussi les consommateurs, les fournisseurs d’intrants, les coopératives ou encore les conseillers. De nombreux agents économiques sont impliqués dans l’usage des pesticides, et la recherche en sciences sociales s’emploie à mieux comprendre leurs comportements.
Dans le cadre du projet Fast, une étude auprès de citoyens européens a montré que les citoyens étaient plutôt favorables à une interdiction du glyphosate, à moins qu’elle n’implique une augmentation des prix de l’alimentation. En revanche, l’étude montre qu’une taxe est plutôt acceptée s’il y a une redistribution de son produit auprès des agriculteurs. Des travaux récents ont simulé une taxe autour de 100 % du prix des produits phytopharmaceutiques et montré qu’elle entraînerait une baisse importante de l’utilisation des pesticides, mais pas une suppression totale. En effet, la demande en pesticides n’est pas très sensible à leur prix, elle réagit plutôt à une augmentation des prix des produits. Enfin, le projet Fast étudie d’autres types d’instruments, tels que des subventions aux actions collectives d’agriculteurs, ainsi que le comportement des consommateurs en fonction de l’affichage sur les produits alimentaires.
Mme Cécile Détang-Dessendre, directrice scientifique adjointe agriculture à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. J’aimerais rappeler en préambule que la PAC n’est pas une politique environnementale. La PAC est une politique de redistribution, une politique d’aide aux revenus dans laquelle, au fil des années, une architecture verte a été introduite. Dans la PAC 2023, cette architecture verte comporte trois grands éléments.
Le premier élément est la conditionnalité, qui s’apparente à une taxe puisque l’agriculteur doit remplir un certain nombre de conditions pour bénéficier des aides du premier pilier de la PAC, c’est-à-dire le financement par le Fonds européen agricole de garantie (Feaga) des aides directes et des mesures de marché. Les pesticides sont peu concernés par la conditionnalité ; celle-ci consiste à se conformer d’une part à la réglementation européenne, d’autre part aux bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE).
Le deuxième élément est l’écorégime. Cette nouvelle disposition mobilise 25 % du premier pilier de la PAC, ce qui représente environ 1,2 milliard d’euros en France. Les agriculteurs peuvent accéder à ce dispositif par plusieurs voies : par les pratiques, par la certification ou par les infrastructures agroécologiques. Là encore, la question des pesticides est finalement peu abordée. Elle l’est seulement à propos de la certification haute valeur environnementale (HVE) et de la certification agriculture biologique, où une mesure sur les pesticides apparaît explicitement. En effet, pour atteindre le deuxième seuil de l’écorégime, un exploitant doit obtenir le label HVE, et l’un des quatre critères d’obtention concerne les dépenses en produits phytosanitaires. Quant au label bio, son obtention est naturellement conditionnée au respect d’un cahier des charges qui encadre l’usage d’intrants chimiques.
Enfin, le troisième élément de cette architecture environnementale s’appuie sur le deuxième pilier de la PAC, c’est-à-dire les mesures en faveur du développement rural dont le cofinancement est assuré par l’Union européenne, les États membres et les régions. Il a trait aux mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec). Les Maec grandes cultures fixent un degré de rémunération dépendant de la consommation de produits phytosanitaires.
Cette architecture verte de la PAC, on le voit, mentionne finalement peu la question des pesticides. Toutefois, elle crée les conditions d’une baisse du recours aux produits phytosanitaires et il est possible d’en mesurer l’impact. Des études ont ainsi montré que l’item des BCAE 7, qui porte sur la diversification et l’allongement des rotations des cultures, permet de diminuer de 10 à 20 % la consommation de produits phytosanitaires, sans baisse de rendement. D’autres travaux, en mobilisant la comptabilité des exploitations, montrent que l’agriculture biologique consomme cinq fois moins de dépenses en produits phytosanitaires que l’agriculture conventionnelle. De même, la gestion intégrée des cultures agit de façon non négligeable sur la consommation de ces produits.
En dehors de l’architecture verte de la PAC, des subventions peuvent favoriser la réduction des pesticides, à l’image des subventions pour des achats liés à l’agriculture de précision, dont les principes permettent de réduire l’usage de produits phytosanitaires de 10 à 20 % sans perte de rendement.
Une dynamique est donc à l’œuvre dans la PAC, mais le problème de sa mise en œuvre se pose encore. Il convient d’interroger l’articulation entre deux principes, d’une part celui du pollueur payeur, d’autre part celui du fournisseur payé, c’est-à-dire d’un côté les pénalités pour les pratiques délétères pour l’environnement, de l’autre l’aide subventionnée aux bonnes pratiques. La conditionnalité n’est pas suffisamment contraignante puisque, concrètement, 97 ou 98 % des agriculteurs la satisfont, notamment grâce à une multitude de dérogations possibles. Ensuite, l’écorégime n’est pas assez incitatif. Nos travaux montrent que 100 % des exploitations agricoles atteignent le niveau 1 de l’écorégime sans fournir aucun effort, et 85 % le niveau 2 de la même façon. Ceci s’explique par la diversité des voies d’accès à l’écorégime. En effet, si un exploitant n’est pas au niveau sur l’usage des pesticides, il lui reste d’autres voies d’accès à l’écorégime. Quant aux 15 % des exploitations qui n’atteignent pas le deuxième seuil, l’incitation financière s’est avérée insuffisante pour couvrir l’effort à produire pour elles. Enfin, les Maec sont, elles aussi, insuffisamment incitatives ; elles relèvent d’une logique de compensation d’un manque à gagner, davantage que de rémunération d’un service environnemental.
Une meilleure articulation entre les différentes mesures est nécessaire pour améliorer le système, de même qu’une articulation mieux définie entre les différents niveaux d’intervention. Ensuite, il convient de s’interroger explicitement sur les compromis entre les objectifs économiques et les objectifs environnementaux. Une augmentation des contraintes sur l’usage des pesticides entraîne, au moins à court terme, une baisse des rendements. Par conséquent, il est nécessaire de l’anticiper et de la gérer. L’agriculture de précision, la génétique et diverses démarches agroécologiques peuvent concourir à limiter l’impact de cette baisse de rendement. Enfin, les progrès dans ces domaines sont liés au capital humain, c’est-à-dire aux agriculteurs eux-mêmes, pour lesquels se pose la question de la formation et de la diversification des revenus, laquelle renvoie au thème du paiement pour service environnemental.
En conclusion, je dirais que le cadre de la PAC n’est pas nécessairement inadapté, puisqu’il a été mis en place pour construire une politique ambitieuse. Mais la manière dont on en tire parti dépend de choix politiques. La France, comme d’autres pays membres de l’Union européenne, a fait le choix d’une programmation accessible au plus grand nombre au détriment d’une ambition environnementale plus élevée. Dans cette configuration, les leviers de progrès que j’ai précédemment énumérés doivent être mobilisés pour réduire l’usage des produits phytosanitaires.
Mme Maud Blanck, responsable du dispositif des certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Le dispositif des CEPP se déploie sur deux axes. Il peut sembler complexe, mais si on examine chacun des deux axes, qui sont interdépendants, la cohérence de l’ensemble apparaît.
Le premier axe est un catalogue d’actions répertoriant l’ensemble des pratiques agricoles qui protègent les plantes sans utiliser de produits de protection chimique. Pour constituer ce catalogue, des porteurs de fiches venant d’instituts techniques, de groupes d’agriculteurs ou de la recherche soumettent leur proposition à une commission indépendante d’experts. Cette commission évalue l’intérêt de la pratique au regard de l’état actuel des connaissances. Si elle est unanimement jugée bénéfique, elle est transmise au ministère de l’agriculture qui endosse la responsabilité de publier un arrêté reliant ces actions au volume de produits phytopharmaceutiques ainsi économisé.
Une fois constitué, ce catalogue peut être mobilisé à différents titres, et différents acteurs peuvent s’en emparer. Actuellement, il sert notamment aux vendeurs de pesticides que sont les coopératives et les négoces, mais il pourrait être plus largement diffusé. En promouvant ces actions, les distributeurs initient les agriculteurs à des pratiques et peuvent ensuite les déclarer sur une plateforme dédiée auprès du ministère. Ce faisant, ils acquièrent des certificats. Ils sont contraints d’atteindre un certain montant de certificats en fonction du volume de ventes de pesticides qu’ils réalisent.
Les déclarations réalisées entre 2015 et 2022 permettent de préciser les solutions promues dans ce cadre. Parmi les plus importantes figurent les solutions de biocontrôle par le soufre, les médiateurs chimiques, les micro-organismes, les macro-organismes ou encore les substances naturelles telles que l’huile essentielle de menthe verte, qui sert à arrêter la germination des pommes de terre, et le phosphate ferrique limacide. La sélection variétale et les plantes de service sont également bien développées, par exemple pour les cultures de blé et d’orge et, plus récemment, pour les cultures de colza ou de betterave.
Une pratique plus récente concerne la rotation des cultures et met en valeur le travail des distributeurs, qui opèrent de nombreuses collectes. Nous sommes en mesure de nous représenter la diversité des espèces collectées grâce à des données publiques relatives aux états 2, c’est-à-dire aux déclarations mensuelles réalisées par les distributeurs-collecteurs. Grâce à ces données, nous pouvons reconstituer une sorte d’assolement pour chaque distributeur, et déterminer un équilibre entre le nombre d’espèces et les surfaces de son territoire.
Les montants en CEPP sont en forte hausse : ils sont passés de 1,8 million d’euros en 2015 à environ 8 millions d’euros en 2022. Nous remarquons que le doublement des montants entre 2021 et 2022 s’explique par l’ajout de la fiche sur la rotation des cultures que je viens d’évoquer. La recherche, le développement et le transfert participent donc à la constitution de la liste d’actions du premier axe du dispositif des CEPP.
Le deuxième axe du dispositif concerne la partie vente et la partie conseil. La partie vente agit en termes d’actions éligibles et dispose de moyens pour atteindre ses objectifs obligatoires. Ces moyens sont la déclaration d’actions, ainsi que des mesures complémentaires telles que la collecte de données ou la mise en place d’essais suffisamment précis pour alimenter des fiches actions. Cette partie du dispositif comporte donc une forme de pédagogie, et la vente, au moins pour la partie du négoce agricole, a participé à la rédaction d’un grand nombre de fiches.
La partie conseil, stratégique comme spécifique, concerne des actions actuellement très peu présentes dans le dispositif. Ce sont les synergies entre actions. On pourrait comparer le catalogue d’actions à une carte de restaurant : de nombreux plats sont disponibles, mais il revient à l’agriculteur, et non au dispositif des CEPP, de composer son menu, en choisissant précisément des actions en fonction des conditions locales de son exploitation. Le dispositif des CEPP vise quant à lui les actions commercialisées. Il éprouve certaines difficultés à toucher les actions système, puisqu’il a été convenu que les agents vendeurs n’ont pas de position de conseil vis-à-vis des agriculteurs. La proposition de règlement européen prévoit une formation obligatoire pour les conseillers, tous les cinq ans. Ceci représente une opportunité d’intégrer des formations et des participations aux actions, en définissant de nouvelles actions ou en reformulant des actions CEPP existantes. Ces actions toucheront particulièrement le conseil stratégique, qui sera obligatoire.
J’ajoute qu’un registre électronique comportant l’ensemble des enregistrements de pratiques a été créé pour obtenir une meilleure visibilité. Il existe en effet beaucoup de pratiques encore inconnues ou dont on ne connaît pas l’étendue sur le terrain. Ce registre nous aidera à mieux les recenser.
En conclusion, on peut dire qu’au niveau européen, le dispositif des CEPP donne une longueur d’avance à la France pour mettre en œuvre le futur règlement. Il promeut en effet la lutte intégrée des cultures au moyen d’un enregistrement des pratiques, d’une vente de produits limitée à des distributeurs assermentés, ainsi que d’une information, d’une formation et d’une sensibilisation accrues sur ces sujets. Tous ces aspects sont déjà mis en œuvre.
Je terminerai mon exposé en présentant brièvement le projet Agrowise, qui vise à définir des règles applicables en fonction des conditions locales. En le rédigeant, nous nous sommes appuyés sur le triangle de la protection intégrée tel qu’il est formulé au niveau européen, et où sont présentés l’ensemble des grands leviers d’action, de l’efficience à la reconception des systèmes, en passant par la substitution. Nous avons construit une projection en tenant compte du temps nécessaire pour anticiper les actions. En effet, s’il est toujours possible de changer le dosage d’un pesticide le jour même de l’épandage, en revanche une rotation de cultures ou un redécoupage de parcelles suppose une anticipation de plusieurs années. La distinction entre le court et le long terme montre que des leviers de politique publique différents sont à mobiliser selon que l’on entreprend de faire de la diversification ou que l’on souhaite simplement évaluer l’efficacité immédiate d’un traitement.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Je vous remercie, mesdames et monsieur, pour votre présentation qui fait le lien avec l’audition que nous venons de mener avec la direction générale de la performance économique et environnementale (DGPE), en particulier sur les questions de performance économique.
M. Dominique Potier, rapporteur de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. En effet, madame la présidente, la DGPE et l’Inrae sont deux organisations clés du régime d’autorisation, de recherche et d’expertise sur les politiques publiques concernant les produits phytosanitaires. Nous avions besoin d’approfondir nos connaissances et nous avons aujourd’hui l’occasion de vérifier certaines de nos intuitions. Avant cela, j’aimerais vous soumettre à votre regard critique notre propre vision de ces questions et la manière dont nous formulerions nos propositions.
Faut-il réduire l’usage des pesticides ? Au vu de l’importance de l’impact de ces produits, nous allons répondre par l’affirmative, et nous placer ainsi dans le sillage de l’objectif de 50 % de réduction en 2030 affiché par le gouvernement, voire même dans la perspective d’un horizon zéro produits phytosanitaires en 2050, que vous avez vous-même formulé à l’Inrae. Autrement dit, nous marchons dans les pas de la science et de la puissance publique aujourd’hui.
Est-il techniquement possible de parvenir à cet objectif ? Oui. Les fermes du réseau Dephy le montrent, la recherche le promet et l’assurance exprimée par les spécialistes du sujet nous conforte dans notre réponse.
L’horizon d’une agriculture sans produits phytosanitaires est-il compatible avec notre sécurité alimentaire ? Nous répondons oui, mais à certaines conditions. Est-il compatible avec les exigences de lutte contre le dérèglement climatique ? Oui. Est-il économiquement viable ? Oui, si les conditions de marché et les conditions de la PAC s’y prêtent.
Après avoir répondu à ces questions, nous allons décliner en cinq chapitres les moyens que nous nous donnons pour atteindre cet objectif. Le premier chapitre porte sur la consolidation des régimes d’autorisation aux échelles française et européenne, qui sont aujourd’hui menacés. Le deuxième évoque le continuum recherche-développement, parce que les connaissances accumulées par la recherche ne se concrétisent pas toujours sur le terrain aujourd’hui, et que des procédés ayant fait leurs preuves peinent à être massivement étendus. Le troisième chapitre sera consacré aux leviers du plan stratégique national (PSN) et plus largement de la PAC et de la puissance publique, en termes de réallocation des aides. Le quatrième concernera les règles commerciales justes à mettre en place aux niveaux national, communautaire et international. Enfin, le cinquième et dernier chapitre abordera la question du pilotage de la politique de réduction des produits phytopharmaceutiques.
M. Christian Huyghe. Je ne vois pas de difficultés majeures dans le plan que vous venez d’exposer. Néanmoins, je souhaite m’attarder sur quelques points.
En premier lieu, je partage bien sûr votre avis sur la nécessaire réduction de l’usage des pesticides. Sans évoquer les problèmes de santé générés par cette pratique, l’impact négatif de ces produits sur l’environnement est tel qu’aujourd’hui le service de régulation que nous fournit l’environnement est perturbé, voire défaillant. Mais sur ce sujet, j’aimerais ajouter un argument fondamental qui est toujours passé sous silence, à savoir que si nous n’agissons pas, les pesticides disparaîtront de toute façon, puisqu’ils seront de moins en moins efficaces. Chaque jour qui passe, les molécules perdent de leur efficacité du fait de l’émergence de résistances dans les plantes. Dès lors, le statu quo n’est pas une option.
Vous demandez si cette réduction est techniquement possible. Permettez-moi d’apporter une nuance à votre réponse affirmative. La solution technique est possible, en effet, mais à condition de poursuivre une politique de recherche et d’innovation ambitieuse dans le champ du biocontrôle, dans le champ des variétés. Quand je parle d’ambition sur les variétés, je n’entends pas qu’il faille répandre partout des cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM) et s’en remettre entièrement aux new breeding technologies (NBT). D’ailleurs, les new genomic techniques (NGT) ou l’édition du génome doivent faire l’objet d’une évaluation des services et des inconvénients qu’ils engendrent. Cette politique de recherche et d’innovation doit inclure les entreprises mais, sur ce point, la difficulté réside dans les perspectives de marché et d’hypothétique rentabilité. Il convient donc de fournir aux entreprises une lisibilité sur la trajectoire et sur le point d’arrivée, pour qu’elles acceptent d’investir et prennent des paris sur l’avenir.
La réduction des pesticides est, comme vous l’avez affirmé, compatible avec la sécurité alimentaire. Néanmoins, Mme Détang-Dessendre a rappelé les inévitables baisses de rendements afférentes à la diminution des pesticides. En réalité, cette baisse des rendements survient s’il n’y a pas d’évolution du système. Autrement dit, à système constant, si vous réduisez à court terme la protection des cultures, les rendements baissent. Mais le véritable enjeu porte sur le maintien du système actuel. Un système de cultures pétrifié et inamovible est un non-sens au regard de la nécessaire adaptation au changement climatique, mais aussi au titre de l’évolution des régimes alimentaires. Dans vingt ans, les hommes ne mangeront pas la même chose qu’aujourd’hui. Cette évolution se posera en réponse au marché, mais intégrera également une meilleure protection des cultures et la récupération des services rendus par l’environnement, dont nous avons extrêmement besoin.
Je suis d’accord avec le contenu des cinq chapitres que vous avez énumérés. Concernant les autorisations de mise sur le marché (AMM), et de même que sur l’évaluation des variétés, il est nécessaire de qualifier le service rendu et les risques encourus. À propos des leviers à mobiliser, je pense que nous devons accélérer, mais aussi intégrer les évolutions des marchés. La logique d’évaluation actuelle du règlement 1107/2009 est adaptée à des produits chimiques en nombre extrêmement restreint. Il convient de rappeler que la France assure la totalité de la protection de toutes ses cultures avec 291 molécules, ce qui est très peu au regard des 3 000 taxons que nous cultivons en France. Il faut croiser le nombre de ces taxons avec la multitude des bioagresseurs, c’est-à-dire les insectes, les champignons et les mauvaises herbes, etc. Autrement dit, quelques molécules couvrent un marché gigantesque. D’ailleurs, les 75 molécules prises en compte dans l’axe 1 du plan Écophyto 2030 proposé par le gouvernement, pour lequel la feuille de route est en cours de discussion, et qui risquent de ne pas être ré-homologuées, représentent 79 % des volumes vendus en 2022.
Par conséquent, avoir pour objectif zéro impact sur le milieu supposerait de disposer de solutions beaucoup plus précises. Il faudrait avoir non pas quelques centaines de produits, mais plusieurs milliers d’options. Et il faudrait pouvoir les évaluer à un coût très compétitif. Cela suppose des proxys d’impact faciles à acquérir et peu coûteux. Pour aborder le problème central de l’écotoxicité et de la génotoxicité, il faut identifier des proxys de ce type d’impacts, dans le but de pouvoir les évaluer « en un clic ». L’enjeu est l’utilisation de la structuration des communautés microbiennes comme indicateur d’impact. Si les communautés microbiennes sont stables, cela signifie que les impacts sont relativement limités, parce que ces communautés réagissent incroyablement vite. À l’inverse, si ces communautés microbiennes changent, il s’agit de comprendre pourquoi elles changent, quelles sont les fonctions perdues et quelles sont les fonctions affectées.
Le continuum recherche-développement et la massification constituent un thème sur lequel nous achoppons depuis longtemps. La seule bonne nouvelle, si l’on peut dire, c’est que les autres pays se montrent tout aussi inefficaces que nous en la matière. Il s’agit donc d’une difficulté majeure. Pour la surmonter, il faut, en premier lieu, revisiter l’ensemble de la chaîne de transmission de l’information, en amont et en aval de l’agriculteur, et sensibiliser l’ensemble des acteurs, en montrant par l’exemple que telle ou telle disposition s’avère efficace. Le continuum entre les unités expérimentales des organismes de recherche ou de développement et des fermes opérant dans des conditions réelles d’exploitation, à l’image des fermes Dephy, qu’il convient d’encourager et de doter d’une puissante ambition, est le moteur de ce travail de sensibilisation.
En second lieu, il est nécessaire de s’appuyer sur la formation des conseillers. Mme Blanck a rappelé précédemment que les textes européens prévoient une obligation de formation tous les cinq ans. Je considère pour ma part que les conseillers doivent être davantage mobilisés dans leur rôle de conseil, et qu’ils doivent être couverts par rapport au risque inhérent au conseil. J’avais donné, lors d’une précédente audition, l’exemple du Québec, où les conseillers appartiennent à un ordre, ce qui suppose une qualification et un maintien de compétences. Il convient de rappeler que les produits phytosanitaires ne sont pas des produits anodins. Quand on manipule des CMR, on oublie parfois que cet acronyme signifie « cancérigène, mutagène, et reprotoxique ».
Votre troisième chapitre m’évoque un questionnement plus fondamental. La trajectoire de la transition vers une agriculture sans pesticides est-elle dérivable en tout point ? La trajectoire de transition entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique, elle, est non dérivable, c’est-à-dire qu’à un certain point une rupture s’opère. Il y a un avant et un après. Lorsqu’on évoque la massification, on s’appuie sur l’hypothèse inverse d’une trajectoire dérivable en tout point, autrement dit d’une transition souple et continue. Cette hypothèse est-elle juste ? Je n’ai pas la réponse, mais je pense que cette question est capitale et doit retenir notre attention.
Une transition souple, facile et continue signifie que l’on peut progressivement réduire l’usage des produits phytosanitaires et dans le même temps faire monter d’autres pratiques. Or nous savons que, dans certaines circonstances, ce mixage ne fonctionne pas. Ainsi, ce n’est pas possible d’augmenter les régulations biologiques contre les insectes tout en maintenant l’usage d’insecticide, parce que tous les auxiliaires sont alors tués au fur et à mesure qu’ils arrivent. Ce problème s’était présenté après les néonicotinoïdes, qui ont continué d’avoir un impact postérieurement à leur interdiction et empêché la régulation.
J’en viens au PSN, à la PAC, aux règles commerciales justes, aux clauses miroir, qui sont absolument centrales, et au pilotage du plan. Nous faisons preuve, en France, d’une certaine créativité dans la conduite des plans. Il est certes très important d’embarquer de nombreuses structures à bord des plans et de mobiliser les différents ministères, les différentes directions et le niveau territorial, qui est crucial parce qu’il faut tenir compte des conditions locales. Mais il arrive un moment où il faut tenir un cap. Certains pilotages extrêmement complexes s’avèrent tout à fait contre-productifs. Des plans comportant une multitude de tranches ne sont pas forcément gages d’efficacité. Aussi je dirais qu’une forme de pragmatisme du pilotage est parfois préférable au seul point de vue des pilotes.
Mme Cécile Détang-Dessendre. J’aimerais vous poser une question à propos des moyens de parvenir à l’objectif de réduction de l’usage des pesticides. Votre plan consiste à agir sur l’offre, c’est-à-dire sur l’agriculteur. Avez-vous également envisagé d’agir sur la demande, c’est-à-dire le consommateur et le transformateur des produits agricoles ?
M. Dominique Potier, rapporteur. Oui, nous avons formulé à ce sujet des propositions dans la partie dédiée aux règles commerciales, qui n’évoque pas seulement les clauses miroir et le commerce international, mais aussi des éléments de marché.
M. Christian Huyghe. Je me permets d’ajouter une remarque. Dans la réflexion sur les transitions, on évoque très peu l’aménagement du territoire et notamment le maillage des cultures, des structures de paysages et le couplage entre production animale et production végétale. Aujourd’hui, 75 % des surfaces agricoles utiles sont consommées par des animaux. 50 % des surfaces qui reçoivent des produits phytosanitaires servent à nourrir des animaux. Pourtant, les animaux entrent peu dans la réflexion ; autrement dit, on oublie de mentionner la question de l’alimentation animale au regard de la production. Certes, l’idée de remettre des animaux dans les zones de grandes cultures s’est avérée infructueuse. Mais d’autres leviers existent. La recherche sur l’alimentation animale avait pour seul objectif de sélectionner l’aliment le moins cher possible, ce qui a eu pour effet de simplifier les rotations. On pourrait à l’inverse mener la recherche au nom d’une logique d’optimisation, et intégrer les bénéfices de la diversification, puisque le simple fait de diversifier entraîne une baisse de la pression des bioagresseurs. Voilà un exemple possible du rôle que peut jouer l’animal, qui est très présent sur le terrain, mais un peu négligé dans la réflexion.
M. Dominique Potier, rapporteur. Vous nous avez confié, monsieur Huyghe, votre bienveillance à l’égard du plan Écophyto 2030, dont vous êtes l’un des inspirateurs. Mais vous aviez formulé une critique qui avait retenu mon attention. Vous disiez regretter que la dimension prophylactique fasse défaut. Par curiosité intellectuelle, j’aimerais comprendre ce que vous entendiez par cette remarque. Il me semblait, pour ma part, que l’approche prophylactique concernait surtout le domaine animal. Le plan ÉcoAntibio de lutte contre l’antibiorésistance a été un formidable succès. Il est parvenu à combiner du réglementaire, de la volonté et du contrat. Aussi, je me demande si derrière votre approche prophylactique, il y a l’envie d’obtenir, pour le monde végétal, la même efficacité que pour le monde animal.
M. Christian Huyghe. Le plan ÉcoAntibio a très bien fonctionné pour deux raisons. La première tient à la situation préexistante, caractérisée par une surconsommation d’antibiotiques voire un mésusage, puisque, dans certaines exploitations, les antibiotiques étaient utilisés comme des stimulateurs de croissance des animaux. La seconde est que la prophylaxie animale a permis de faire baisser la pression.
Le plan Écophyto 2030 est intéressant à bien des égards, mais dans son chapeau transversal l’approche par la prophylaxie fait défaut. Dès lors, on n’agit pas sur la pression des bioagresseurs, de même que l’on n’agit pas beaucoup sur la consommation. La prophylaxie est une démarche consistant à tout mettre en œuvre pour que la pression des bioagresseurs passe en dessous du seuil de nuisibilité ou, à tout le moins, qu’elle soit suffisamment basse pour que d’autres leviers d’action à effet partiel, le biocontrôle par exemple, deviennent efficaces.
La prophylaxie pose deux difficultés majeures. La première tient au fait qu’elle suppose des temps d’anticipation extrêmement longs et des échelles spatiales larges. L’exemple récent des virus de la betterave nous le montre, la prophylaxie réduit les réservoirs viraux sur de larges territoires, mais il faut pour cela jouer sur la mosaïque paysagère. La seconde difficulté est d’ordre économique. Comment déterminer la valeur de quelque chose qui ne se produit pas ? J’estime qu’il est cependant possible de déterminer cette valeur. En l’occurrence, il s’agit de la différence entre le coût et le prix.
Je vous remercie, monsieur le rapporteur, d’avoir évoqué la prophylaxie. De mon point de vue, la prophylaxie est l’élément qui peut induire une rupture dans le système. Je considère que le système bougera à partir du moment où l’on parviendra à baisser la pression des bioagresseurs. Tout découlera de ce changement de paradigme. Moins de pression signifie moins de pertes, et donc une sécurité alimentaire mieux assurée économiquement. La culture devient plus viable et plus aisée. On peut, dès lors, se demander pourquoi ne pas avoir produit cet effort. La réponse tient au prix des pesticides. Il était si bas qu’il évitait de réfléchir à une approche par la prophylaxie qui, comme je le disais précédemment, n’est pas sans difficulté. En conséquence, le système s’est rigidifié autour de l’usage des pesticides, il entraîne des dommages considérables et il est devenu beaucoup plus difficile à faire évoluer.
Pour faire bouger les choses, il est nécessaire de changer les mentalités, mais aussi de documenter en temps réel la réalité d’une pression. Je reprends l’exemple de la betterave. Un agriculteur, même s’il recourt à des pratiques vertueuses, ne peut avoir la garantie que la pression virale est suffisamment basse. Aussi, il va falloir réussir à éclairer par la surveillance biologique du territoire (SBT) la réalité de cette pression virale. Aujourd’hui, la SBT est encore trop ancrée dans l’idée de s’attaquer à des problèmes qui surviennent. Elle n’est pas conçue pour documenter la réalité de l’efficacité des mesures prophylactiques.
M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons, au cours de l’audition précédente, interrogé M. Philippe Duclaud, qui dirige la DGPE, sur le plan Écophyto 2030. Nous nous étonnions que ce plan se fonde sur une approche par filière. M. Duclaud nous a rappelé que ce choix était consécutif à l’expérience de la betterave et des néonicotinoïdes. Vous nous dites, quant à vous, monsieur Huyghe, que la majeure partie des dispositifs performants passent par une approche par territoire, exploitation ou système. N’y a-t-il pas, dans le plan Écophyto 2030, un vice initial ? Ne faut-il pas le corriger ? On peut comprendre l’approche par filière en ce qui concerne les plantes pérennes, mais pour les autres cultures, il manque une approche systémique et même technico-économique. Je pense, en disant cela, à votre propos sur l’importance de l’alimentation animale.
M. Christian Huyghe. Dans le plan Écophyto 2030, il est en effet question d’approches filière par filière, mais ces filières peuvent être très larges. Pour les grandes cultures, par exemple, il n’y a pas un plan spécifique pour le blé et un autre pour le colza. En outre, l’approche par filière a permis de souligner que les problèmes ne se posaient pas seulement au niveau de l’agriculteur, mais aussi en aval. Ce point avait été mis en avant dans un rapport que vous aviez co-rédigé, monsieur le rapporteur, en 2014, mais il était peu mentionné dans le plan Écophyto 2. Il me semble donc intéressant d’y revenir à l’occasion de ce nouveau plan.
Un autre aspect important du plan Écophyto 2030 est l’inscription de grands leviers transversaux, nommés « méta projets transversaux », et qui sont portés par une véritable volonté de transformation. L’un d’eux, mené par l’Inrae, concerne le désherbage mécanique et a pour ambition de faire en sorte qu’à terme, plus aucune culture ne verra 100 % de sa surface désherbée chimiquement. Cela suppose une intervention mécanique et, par conséquent, pose une question de main-d’œuvre. Les solutions reposent sur des logiques liées à l’automatisation des agroéquipements, qui doivent fonctionner sans faire augmenter de manière excessive le besoin en main-d’œuvre. Le problème des agroéquipements n’est ainsi pas tant un problème de main-d’œuvre qu’un problème de hausse des investissements spécifiques dans les exploitations.
M. Dominique Potier, rapporteur. Il nous a semblé, lors des auditions, que la thématique du climat et des produits bas carbone pourrait, dans les indicateurs de marché, prendre le pas sur la thématique de la santé et des produits phytosanitaires. Il s’agit encore d’une hypothèse, néanmoins elle existe et menace de reléguer la phytopharmacie au rang de problème secondaire. Pouvez-vous nous dire en quoi ces deux combats sont, non pas antinomiques, mais synergiques ?
M. Christian Huyghe. La lutte contre le réchauffement climatique et l’économie bas carbone forment à l’évidence un projet fondamental, l’avenir des générations futures reposant sur la limitation de la hausse des températures à 2,5 degrés. L’économie bas carbone possède cet énorme avantage de pouvoir s’appuyer sur une métrique, c’est-à-dire que tout est convertible en équivalent CO2. En revanche, nous ne disposons pas d’unité comptable pour protéger la biodiversité. Par ailleurs, nous avons cru, à tort, que l’on pouvait tout contrôler grâce à l’agriculture, notamment par l’initiative « 4 pour 1000 » qui visait à restaurer la fertilité de sols et à piéger des gaz à effet de serre. Le 4 pour 1000 paraissait facile, mais il s’est avéré extrêmement complexe à mettre en œuvre, pour des résultats insignifiants. L’introduction d’une unité comptable, la quantité en équivalent CO2, montre que l’agriculture émet beaucoup de gaz à effet de serre, en l’occurrence une petite quantité de CO2 mais de grandes quantités de méthane et de protoxyde d’azote.
Le lien entre la décarbonation et les pesticides est très simple. Si vous voulez stocker beaucoup de carbone dans le sol, vous avez besoin d’un sol riche en micro-organismes vivants. L’agriculture de conservation permet cela. En revanche, si vous soumettez le sol à une très forte pression de produits phytosanitaires, vous l’appauvrissez et le stockage devient inefficace. Pour mesurer la vie dans le sol, on compte les vers de terre et on constate la manière dont les intrants chimiques les affectent. Le glyphosate, par exemple, diminue leur longévité et leur capacité reproductive.
Enfouir du carbone dans le sol est vertueux, à la fois pour la fertilisation et pour la lutte contre le réchauffement climatique. Mais paradoxalement, certains leviers peuvent s’avérer contre-productifs, puisqu’ils vont affecter la vie dans le sol. Surmonter ces paradoxes, c’est imaginer l’agriculture de demain et sortir de la très forte tension qui existe entre les biens privés de production et les biens communs d’environnement. Si nous ne parvenons pas à nous extraire de cette tension, on maintient un équilibre néfaste où l’on doit choisir entre la production et la préservation de l’environnement. L’unique manière d’en sortir est d’imaginer une voie totalement différente. L’agroécologie, parce qu’elle met à disposition le capital naturel et des régulations biologiques, permet d’obtenir des services nouveaux parmi lesquels des services pour le climat et des services pour la biodiversité. Par exemple, quand on augmente la part de légumineuses dans un système, c’est-à-dire des légumineuses productives ou des légumineuses au titre de la protection des sols, on améliore la diversité, on renforce les régulations biologiques, on fait diminuer le nombre de pathogènes et, par conséquent, la quantité de produits phytosanitaires à épandre. De plus, les fixations symbiotiques augmentent et, tout au bout de la chaîne, les émissions de protoxyde d’azote diminuent elles aussi. Cet exemple montre bien pourquoi les luttes contre le carbone et contre les pesticides ne s’opposent pas, bien au contraire.
M. Dominique Potier, rapporteur. Nous en étions convaincus mais nous avions besoin de l’entendre par la voix de la science. J’en viens à présent au plan protéines végétales. Le gouvernement a réaffirmé son ambition d’augmenter le couplage entre 2023 et 2027. Or, les producteurs nous alertent sur deux problèmes. Le premier a trait aux filières, sur lequel un effort a été produit. Le second est plus concret et concerne le choc des sécheresses à répétition en juin et en juillet, que subissent violemment ces plantes tardives. A-t-on déjà perdu la course aux protéines végétales, parce qu’elles sont déjà victimes de dérégulations en partie inéluctables ? Quelles sont les solutions envisagées ? Cette question est capitale car la diversification dépend des protéines végétales.
M. Christian Huyghe. Votre question est circonscrite à une petite famille de légumineuses, les protéagineux, c’est-à-dire les légumineuses cultivées pour leurs grains. Or il convient de prendre en compte également les légumineuses fourragères que sont la luzerne ou le trèfle. 75 % des surfaces de prairies semées, c’est-à-dire 3 millions d’hectares, le sont avec une association de graminées et de trèfle blanc. Ces légumineuses fourragères représentent l’entrée la plus massive d’azote dans le système.
Aujourd’hui, on cultive des légumineuses en plantes compagnes. Si vous plantez du colza avec des légumineuses gélives, vous pouvez faire entrer 40 à 60 unités d’azote dans le système, gratuitement. En outre, la plante rend service au colza en participant à la lutte contre les adventices et protège contre les grosses altises. Autrement dit, il faut étendre la réflexion au-delà de la seule question des protéines. Penser ensemble les questions des protéines et de l’azote ouvre le champ.
En ce qui concerne les protéagineux, une question se pose en effet sur les filières et l’entrée par le marché. Créer une valeur ajoutée pour ces filières pose la question de leur consommation. Faut-il cantonner les protéagineux à l’alimentation animale ? Si la réponse est affirmative, on reste dans la situation que je décrivais précédemment, à savoir la recherche du moindre prix, puisque c’est la voie exclusive qui a été choisie pour optimiser les chaînes des filières de production animale. En revanche, si les protéagineux sont destinés à l’alimentation humaine, alors on crée de la valeur ajoutée et des marchés, certes potentiellement plus réduits, mais plus nombreux. Réorienter le pois, le pois chiche, la lentille ou le lupin vers l’alimentation humaine se traduit finalement en centaines de milliers d’hectares de culture. Par exemple, la culture de lupin pour l’alimentation humaine représente 6 000 hectares. Le lupin est peu consommé tel quel ; en revanche, il s’agit d’un ingrédient alimentaire extrêmement intéressant, qui présente l’avantage de contenir un produit très colorant, qui permet de réduire la quantité de jaune d’œuf et de farine dans des produits transformés. Par ailleurs, il stocke un peu plus d’eau et allonge ainsi la période de fraîcheur d’un produit. Il est donc possible de créer des filières.
Les cultivateurs rencontrent en effet un problème de compétitivité de la production et un problème d’adaptation au changement climatique. La question sous-jacente à votre propos, monsieur le rapporteur, est celle de la culture pure des protéagineux. Je pense qu’aujourd’hui, produire des protéagineux en culture pure est une erreur, et qu’il est nécessaire de privilégier la culture en association avec des céréales. Cela suppose de sélectionner des variétés adaptées à la culture en association, plutôt que de rechercher les meilleures variétés en culture pure et ensuite trouver deux variétés qui s’associent avec bénéfice. Par exemple, dans le contexte d’une association entre du pois et du blé, il faut impérativement semer du pois d’hiver, parce qu’il répond d’une façon particulière à la photopériode et s’associera très bien avec du blé.
M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais aborder les questions relatives au label HVE, au PSN et aux CEPP, qui sont trois objets de politique publique très spécifiques. Je commence par la certification HVE, que j’ai personnellement défendue dans le rapport que j’ai co-rédigé en 2014 et surtout aux États généraux de l’alimentation (EGA). J’estime en effet que le développement de l’agroécologie ne saurait être soutenu uniquement par le pouvoir d’achat des classes moyennes, dont certains membres souhaitent, pour des raisons culturelles, consommer des produits bio. Il est nécessaire, à mon sens, de disposer d’un autre moteur, et le label HVE, du moins dans sa nouvelle version, est en mesure d’y contribuer. Cependant, il est permis de s’interroger. Sommes-nous allés au bout de ce que permet cet outil ? J’ajoute un point d’étonnement : pourquoi l’objectif de réduction de 50 % des produits phytosanitaires n’est-il pas un critère clairement affiché ? La HVE peut être un levier très efficace en ce qu’il est systémique.
Mme Cécile Détang-Dessendre. Je partage votre analyse. La HVE est un outil intelligent permettant de cranter le développement de pratiques plus vertueuses. La première version de la HVE, qui est celle sur lequel le PSN est construit, du moins pour 2023, comportait à l’évidence certains défauts. Mais elle comportait une compartimentation judicieuse en quatre volets : l’usage des produits phytosanitaires, la fertilisation, la biodiversité et la gestion de l’eau. Lors de la réforme de la HVE, nous nous sommes demandé, en effet, pourquoi ne pas aller plus loin et intégrer ce seuil de 50 %. Mais il s’agissait d’une négociation et, dans une négociation, on est amené à faire des compromis.
Une autre manière de poser cette question consiste à trouver une place pour un troisième segment, entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique. Autrement dit, dans un marché, où faut-il placer le curseur et comment justifier une distance raisonnable entre les différents segments ? La réflexion porte sur ce point. Ce troisième segment ne peut être ni trop près de l’agriculture biologique, sans quoi il manque une différenciation nette entre eux et le bio perd sa spécificité et son premium de prix, ni trop près de l’agriculture conventionnelle, sinon la vertu des produits HVE n’est plus suffisamment mise en valeur.
M. Dominique Potier, rapporteur. Entre 0 % de produits phytosanitaires et 50 %, la marge est grande. Or, sur les aides, les différences avec le bio sont minimes.
Mme Cécile Détang-Dessendre. En effet. Entre le premier et le deuxième seuil HVE, la différence s’élève à 20 euros ; entre la HVE et le bio, elle s’élève à 30 euros. Mon propos ne portait pas sur les aides, mais sur le différentiel sur le marché. Comment différencier, sur le marché, un label HVE et un label bio ? Le véritable problème touche au positionnement de ce système sur le marché, et il manque de la clarté.
M. Dominique Potier, rapporteur. J’en conclus qu’il y a un problème de norme et un problème de récompense du respect de la norme.
Mme Cécile Détang-Dessendre. Exactement.
M. Dominique Potier, rapporteur. Il est important de le rappeler dans la mesure où la HVE sert parfois de bouc émissaire face aux difficultés de l’agriculture biologique.
M. Christian Huyghe. Intégrer le seuil des 50 % dans la norme HVE présenterait l’énorme avantage d’augmenter la lisibilité du label HVE et de la lutte pour la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Aujourd’hui, les étiquetages qui portent sur les pesticides sont très peu compréhensibles.
Mme Cécile Détang-Dessendre. La labellisation demeure obscure pour le consommateur. Si une étiquette contient la mention « 0 % de pesticides » ou « 0 % de résidus de pesticides », le message est aisé à comprendre. En revanche, la mention HVE n’est pas claire, car elle recouvre quatre aspects différents.
M. Dominique Potier, rapporteur. Le PSN comportait un risque d’élitisme, dans l’hypothèse où il aurait concerné 10 % des paysans et 8 % des surfaces. Nous sommes tombés dans l’excès inverse, puisque les agriculteurs n’ont pas à produire beaucoup d’efforts pour se voir allouer des subventions. La DGPE s’est montrée relativement optimiste sur ce point, en expliquant que le temps conforterait cette option. Il est permis d’en douter. Le nouveau plan Écophyto prévoit déjà la réforme d’un PSN adopté un an plutôt. J’y vois un terrible aveu d’échec. On sait bien qu’aujourd’hui, ce n’est pas le marché qui entraîne le bio et la HVE. Il revient donc au PSN d’imposer des arbitrages. Sommes-nous d’accord pour affirmer, de manière objective, que la puissance publique n’a pas fait ce qu’elle aurait faire ?
Mme Cécile Détang-Dessendre. Oui, nous l’avons écrit et documenté.
M. Dominique Potier, rapporteur. Permettez-moi une dernière question à propos des CEPP et, au-delà, du levier du conseil. Le constat de l’échec de la séparation des activités de conseil et de vente de produits phytosanitaires est partagé par tous les professionnels du secteur, public comme privé. Il est donc urgent de sortir de cette impasse, et je m’étonne que le plan Écophyto n’évoque pas ce sujet. Une sanction financière est évoquée autour des CEPP, mais ses contours restent flous.
Il me semble qu’il existe deux voies pour progresser sur ce sujet. La première consiste à responsabiliser le conseil quant à l’obtention des résultats attendus. La mise en place des CEPP signifie en effet que l’on met en œuvre des moyens dont la puissance publique certifie publiquement qu’ils produiront des résultats. Ce levier suppose un arbitrage financier très clair et significatif.
La seconde voie serait la généralisation d’un conseil agronomique de type Dephy. En soustrayant ce qui relève du reporting et de la recherche action dans le cadre de ce dispositif – les fermes Dephy sont des lieux de recherche et de capitalisation scientifique – on estime que la généralisation du type de conseil financé dans le cadre de ce réseau aurait un coût situé entre 80 et 120 millions d’euros.
Faut-il choisir entre ces deux voies, c’est-à-dire entre le conseil responsabilisé à travers les CEPP et le conseil agronomique ? Ou bien peuvent-elles être articulées ? Ou bien encore, faut-il laisser aux agriculteurs le choix entre ces deux voies ? Cette question me taraude et me semble capitale.
Mme Maud Blanck. Les CEPP touchent principalement la vente, le dispositif ne touche pas directement les pratiques en synergie et en conseil. Mieux former les conseils donnera confiance aux agriculteurs quant aux choix à opérer dans leur système. Les exploitants sont parfois soumis à des injonctions paradoxales voire contradictoires, lorsqu’un vendeur les incite à choisir un produit et le conseil un autre. Cette situation ajoute un aléa aux autres aléas que sont les conditions climatiques changeantes ; elle n’encourage pas les agriculteurs à prendre le risque de tester des modifications de leur système. Il me semble donc raisonnable d’associer les deux voies que vous décrivez.
M. Dominique Potier, rapporteur. Il est donc impératif de pallier la balkanisation actuelle du conseil stratégique. Il faudrait qu’une autorité publique rende compte à l’État de la mise en œuvre d’un conseil agronomique de haut niveau. Cela suppose la qualification de conseillers et le déploiement de moyens à la hauteur du nombre d’agriculteurs concernés. Il convient, en parallèle, de mettre en place une vente responsabilisée.
Mme Maud Blanck. Je considère qu’une telle configuration serait cohérente avec la masse d’informations produites par la recherche et le développement, qui est insuffisamment valorisée. Actuellement, une multitude d’informations sont disponibles, mais ne parviennent pas à franchir le dernier kilomètre qui mène jusqu’à la cour de ferme.
M. Christian Huyghe. J’aimerais apporter quelques remarques complémentaires. En ce qui concerne la responsabilité des conseillers et leur obligation de moyens, il convient d’inscrire toute démarche dans le sillage du projet de règlement européen, en particulier de l’article 15 qui évoque des crop-specific rules, c’est-à-dire des pratiques spécifiques à appliquer. L’ensemble des pays de l’Union européenne sont invités à les définir, et chaque État pourra décider de son côté ce qui est obligatoire et ce qui ne l’est pas. Ceci va considérablement modifier la situation. Aujourd’hui, dans le cadre d’un conseil, le choix final revient à l’agriculteur, mais demain certaines pratiques deviendront obligatoires, ce qui entraînera la suppression d’autres pratiques. Les crop-specific rules seront définies par les États avec une obligation de reporting annuel ou biannuel, ce qui signifie que les États devront rendre des comptes à Bruxelles. Par ailleurs, les règles peuvent être obligatoires ou optionnelles, ce qui, dans le second cas, ouvre le droit d’apporter un soutien financier pour accompagner leur mise en œuvre.
Ces dispositions obligent à réfléchir aux éléments pertinents à mobiliser par rapport aux objectifs fixés. Le conseiller pourra s’appuyer sur cette réflexion. Vous proposez, monsieur le rapporteur, de généraliser le conseil de niveau Dephy. Vous évoquez un coût annuel d’environ 100 millions d’euros, ce qui est important. Mais rapporté au coût généralisé des produits phytosanitaires, qui s’élève à environ 2 ou 2,5 milliards d’euros, cela paraît très relatif. Et si ce type de conseil permet de réduire, comme le font les fermes Dephy, de 37 % les quantités de produits phytosanitaires utilisées, alors l’investissement devient largement rentable.
Cette hypothèse mérite donc d’être étudiée. Mais elle suppose que les agriculteurs sont tous identiques, ce qui n’est pas le cas d’un point de vue sociologique. D’une part, la plupart des exploitants des fermes Dephy sont des outliers, c’est-à-dire des professionnels innovants, en avance quant à leurs pratiques, et envers qui le conseil devra se montrer extrêmement original, solide et fondé scientifiquement. Mais il ne faut pas faire preuve de naïveté et croire que tous les agriculteurs vont vouloir intégrer le réseau Dephy. Beaucoup ne se sentiront pas concernés.
Je pense qu’il convient de considérer la dimension européenne de cette réflexion. Nous sommes brillants mais pas forcément meilleurs que les autres, et bien des éléments dont nous débattons ici ont été discutés et étudiés dans de nombreux pays. En effet, nous pourrons importer, à travers les crop-specific rules, des techniques mises au point ailleurs en Europe, puisque le projet, tel qu’il nous a été conçu à l’échelle européenne, est de constituer un vaste répertoire de pratiques vertueuses. En outre, nous aurons à éviter les distorsions de concurrence.
Mme Cécile Détang-Dessendre. J’aimerais souligner également l’enjeu du renouvellement des générations. Il faut y voir une opportunité dans la mesure où les agriculteurs ont besoin de formation pour saisir au mieux ce qu’offre le conseil.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Vous évoquiez le profil des agriculteurs des fermes Dephy. Il me semble que pour entraîner les agriculteurs conventionnels, le critère économique prévaut. Pour le dire brutalement, c’est l’argent.
M. Christian Huyghe. Pardonnez-moi de vous interrompre, madame la présidente, mais je ne suis pas d’accord. Nous avons mené des études d’évaluation comparative qui montrent que les pratiques alternatives induisent des coûts moins élevés et pourtant, les agriculteurs conventionnels ne les adoptent pas.
Mme la présidente Anne-Laure Babault. Bien sûr, vous avez raison et je partage votre point de vue. Néanmoins, je pense que le critère économique reste un argument puissant. Pouvez-vous nous dire si le modèle Dephy est véritablement généralisable et, si oui, dans quelles proportions ? Est-il adapté à un modèle d’export ?
Par ailleurs, j’aimerais vous entendre brièvement sur les NGT.
Enfin, j’aimerais savoir si les modèles sur lesquels vous travaillez intègrent la possibilité d’un besoin accru d’insecticides, du fait d’une prolifération des insectes qui résulterait du réchauffement climatique.
M. Christian Huyghe. Je disais tout à l’heure que les exploitants des fermes Dephy sont des outliers ; j’entendais par là qu’ils sont sensibles à l’innovation. Mais un certain nombre d’entre eux ne sont pas du tout des outliers en termes de marché. En grande culture, par exemple, ils s’inscrivent pour l’essentiel dans des filières longues d’export très classiques. Nous avons constaté qu’ils utilisent 37 % de produits phytosanitaires en moins et que leurs performances productives sont bonnes. Pour mesurer leurs performances économiques, nous avons regardé leur positionnement par rapport à la moyenne régionale. Nous avons observé que ceux qui produisaient autant avec beaucoup moins de produits phytosanitaires, et dont les revenus étaient moindres, se trouvaient dans des cultures spécialisées de type pomme de terre et betterave.
Le débat sur les NGT, c’est-à-dire les techniques d’édition du génome, fait rage. Certains estiment qu’il convient de réglementer via la technique d’obtention, d’autres via le caractère qui est édité. À titre personnel, j’estime que, tenant compte de ce que permettent ces techniques, s’en priver n’a pas de sens. Je suis favorable à une approche par caractères, c’est-à-dire à trier a priori les caractères édités par ces techniques en donnant la priorité aux caractères bénéfiques en termes de transition agroécologique et d’adaptation au changement climatique. Dans tous les cas, il convient d’évaluer les services rendus et les services négatifs potentiels de chaque caractère en les resituant dans les systèmes de culture. En pratique, cela existe déjà dans l’évaluation des variétés, puisqu’on internalise dans la construction des index de variétés les services rendus et les services négatifs. Parmi les variétés de pois protéagineux, par exemple, certaines sont très productives et très riches en protéines et pourtant, elles ne rentrent pas sur le marché et ne sont pas indexées, parce que leur taux d’antitrypsique est insatisfaisant. Je pense qu’il faut adopter une approche similaire sur le génome.
Cependant, la véritable question, pour l’édition du génome, est celle de la propriété intellectuelle. Elle peut être régie soit par des brevets sur les technologies, soit par des certificats d’obtention végétale créés lors de la Convention de Paris de décembre 1961. Ce dernier modèle de propriété intellectuelle, sans équivalent, est basé sur l’idée d’un progrès continu et protège l’inventeur sans empêcher quiconque d’utiliser sa création pour l’améliorer. Il est totalement adapté à un progrès incrémental orienté par des commissions d’examen publiques. L’ensemble des pays l’utilisent, à l’exception notable des États-Unis et de la Chine, qui ont signé la convention de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Upov), mais ne l’appliquent pas.
L’édition du génome ajoute une troisième voie, le brevet sur les traits édités. Ajouter un brevet sur les traits édités dans une variété protégée par un certificat d’obtention végétale peut stopper totalement le progrès incrémental. En effet, si quelqu’un veut utiliser cette variété, il doit soit la débarrasser du caractère édité, ce qui lui prendra du temps, soit l’utiliser en payant des droits sur le brevet. Ce système devient défavorable au progrès continu et peut favoriser des regroupements d’entreprises. Au moment des grandes avancées sur les OGM, la concentration des entreprises, qui avalaient et se faisaient avaler en permanence, était telle que les fonds génétiques disparaissaient. Par conséquent, il y avait moins de diversité dans la création, donc moins de services rendus.
En outre, les brevets sur les traits édités font peser un risque sur les ressources phytogénétiques. Les positions prises sur ce sujet, notamment celle de l’Union française des semenciers (UFS), qui est en cohérence avec celle des organisations européennes, consistent à s’accorder pour aller vers un brevet des traits édités à la condition de mettre en place un système de disclaimers. L’UFS propose ainsi un disclaimer selon lequel si on trouve le même trait dans une autre ressource phytogénétique que celle protégée par un brevet, alors le brevet tombe. Il s’agit d’une bonne disposition, néanmoins cela suppose de définir ce que sont les ressources phytogénétiques. Or les ressources phytogénétiques ne sont pas des entités juridiques ou des personnes morales, et personne n’entreprendra de caractériser l’ensemble de la diversité génétique et des ressources phytogénétiques afin de repérer des traits pour les opposer aux détenteurs de brevet, autrement dit de démontrer que le trait breveté existe déjà dans la nature. Cela pourrait être dangereux, car des ressources phytogénétiques pourraient disparaître prochainement car elles n’auraient plus d’intérêt. Et si demain j’utilise une ressource phytogénétique ayant les mêmes les mêmes valeurs que le trait que vous avez édité et breveté, je ne serai pas forcément en capacité de défendre ma création.
J’insiste, le véritable enjeu des NGT est là. Et il pose la question des biens communs. Les ressources phytogénétiques sont un bien commun, et il faut regarder aussi le progrès génétique comme un bien commun. L’adaptation au climat sera un enjeu de biens communs.
J’en viens à votre troisième question sur les insecticides. La hausse du nombre d’insectes a deux causes principales. La première est la baisse de la régulation biologique, la seconde est l’introduction imprudente d’insectes. Le principal moteur de l’arrivée des insectes n’est pas le changement climatique, mais les échanges internationaux. Le frelon asiatique est arrivé dans le Gers parce qu’il a été transporté. La vigilance est donc un enjeu majeur, de même que l’anticipation. Lorsque des insectes pénètrent dans un pays, il faut vite communiquer et travailler avec le pays d’origine afin d’identifier les auxiliaires et d’être en mesure d’éventuellement les introduire à leur tour pour réguler. Le plus bel exemple de ce type de coopération, qui est aussi un bel exemple d’approche prophylactique, c’est à mon sens le cynips du châtaignier qui, dans le sud-ouest de la France et le nord de l’Italie, avait anéanti la production de châtaignes. Le problème a été résolu grâce à un auxiliaire, le torymus sinensis, qui a été importé de Chine, pays originaire du cynips. Au début, il a été introduit derrière le cynips, mais il était toujours en retard. Alors, dans une logique collective, il a été introduit en amont du front de déploiement du cynips et celui-ci a été stoppé.
L’avantage que nous avons, c’est que nous sommes capables de prédire aujourd’hui ce que sera le climat de Paris en 2040, par exemple. En se projetant à long terme, on peut se donner les moyens d’aller dans les régions d’origine des agresseurs, et de les étudier.
Mme Nicole Le Peih (RE). Vous avez indiqué qu’il est possible d’anticiper l’évolution du climat région par région, ce qui permet de décider, peut-être culture par culture, quels choix sont les plus judicieux. Êtes-vous en mesure de transmettre des scénarios de production selon les régions ? La nouvelle génération, vous l’avez rappelé madame Détang-Dessendre, a bien compris les enjeux de demain. Elle s’est emparée de l’enjeu climatique, bien davantage que ne l’a fait notre génération, et elle devra relever le défi de l’acceptabilité sociétale de l’agriculture de demain. C’est la raison pour laquelle des scénarios d’anticipation me semblent très intéressants.
Par ailleurs, je pense qu’il convient de retravailler sur les formations. Vous avez évoqué la formation des conseillers, mais je crois qu’il faut parler également de celle des agriculteurs qui, somme toute, sont responsables de ce qu’ils produisent et vendent aux transformateurs et aux consommateurs. Et je pense que l’Inrae doit se montrer davantage force de proposition et force d’accompagnement dans cette perspective.
Il est nécessaire de lever tous les freins à la transmission. Je pense notamment aux fermes Dephy. Seront-elles transmissibles demain ? Qui va aujourd’hui acheter une ferme Dephy sans avoir l’assurance d’un revenu régulier correct ?
M. Christian Huyghe. Un certain nombre de scénarios d’anticipation ont été produits. Frédéric Levrault, notamment, avait fourni ce type de scénario aux chambres d’agriculture il y a une dizaine d’années. Il avait décliné région par région les modèles climatiques tels qu’ils étaient disponibles à l’époque. Ce type d’outils a été largement utilisé à des fins de conseil. Très récemment, des travaux menés par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de Saclay, notamment par Nathalie de Noblet-Ducoudré, ont permis de développer des analogues climatiques, un outil très pertinent.
De notre côté, à l’Inrae, nous ne pouvons fournir immédiatement des scénarios complets pour toutes les régions et toutes les cultures. Mais nous souhaitions reprendre ce travail en accentuant un thème qui a été sans doute sous-estimé, celui de la disponibilité en eau. Cette sous-estimation peut sembler étonnante, mais l’aléa de la disponibilité en eau est l’un des plus marqués et des plus difficiles à prendre en compte. Nous menons un travail sur ce sujet, mais, malheureusement, je ne saurais vous indiquer quand il sera livré.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vos propos laissent l’impression que la réduction de l’usage des produits phytosanitaires est un objectif que nous sommes capables d’atteindre. Néanmoins, certaines productions souffrent toujours d’une absence de solutions. Je pense notamment à la drosophila suzukii, la drosophile du cerisier, et je fais le lien avec ce que vous avez relaté, monsieur Huyghe, sur le cynips du châtaignier et la préservation de la biodiversité. J’aimerais vous entendre à nouveau sur ces questions et sur l’acceptabilité de l’introduction de prédateurs et ses conséquences potentielles.
Par ailleurs, je souhaite que l’on évoque la dimension internationale de ces sujets. Votre propos s’est limité, me semble-t-il, à des positions françaises, à un état de la recherche française et à des propositions sur la faisabilité de la réduction des produits phytosanitaires en France qui, il est vrai, intègrent un raisonnement à l’échelle d’un marché national et international. Mais la question de la faisabilité économique reste posée si l’on considère un monde dont l’évolution diffère d’une région à l’autre, à moins que vous ne disposiez d’éléments montrant que les évolutions sont partout équivalentes ou tendancielles, du moins à l’échelle européenne ?
Vous avez évoqué la faisabilité technique et économique d’un changement de pratiques quant à l’usage des pesticides, mais j’aimerais poser la question de son acceptabilité sociale, alors même que ce changement de pratiques n’est pas imposé pour les biocides.
M. Christian Huyghe. La drosophila suzukii est un exemple typique de pathogène exogène entrant dans un endroit où il n’y a plus de régulation. Cette disparition de la régulation s’explique par l’habitude prise de lutter avec beaucoup de vigueur contre la mouche traditionnelle de la cerise, si bien que les auxiliaires qui consommaient cette mouche sont partis. Aujourd’hui, la lutte contre la drosophila suzukii repose sur trois leviers. Un levier mécanique, les filets ; ils représentent un coût élevé mais, bien posés, ils sont efficaces. Le deuxième levier, c’est la technologie des insectes stériles. Elle consiste à lâcher des mâles stériles ; comme ces insectes ne font qu’un seul accouplement dans leur vie, les femelles pondent alors des œufs qui ne se développent pas. Le troisième levier, qui est fonctionnel, est celui des auxiliaires. Il ne s’agit pas de les introduire dans les vergers où le mal est fait, mais de les rendre endémiques dans les zones saumâtres, c’est-à-dire dans tous les environnements, pour faire baisser la pression. On se situe ainsi dans une logique prophylactique. Aujourd’hui, on intervient trop souvent trop tard et, dès lors, on attaque vigoureusement, avec des insecticides massifs, et on tue tout, ce qui emporte d’autres conséquences négatives. Il est donc nécessaire de changer de paradigme.
Des clauses miroir extrêmement efficaces doivent être placées à l’entrée aux frontières de l’Europe, sur des produits importés de pays qui ne prennent pas les mêmes précautions que nous, notamment en recourant à des insecticides extrêmement massifs.
Encore une fois, nous n’anticipons pas suffisamment. On attend que les problèmes prennent une certaine ampleur pour les traiter, qu’une substance soit interdite pour se demander ce qu’il convient de faire. C’est ce qui s’est passé pour la cerise, la betterave, et auparavant pour le colza ou la carotte. Et les difficultés sont amplifiées du fait de la baisse de la régulation biologique. Je pense que cette question de l’anticipation est centrale.
Je n’ai pas défendu seulement une position française sur les questions de recherche. Nous nous investissons beaucoup afin que l’ensemble de la recherche européenne travaille de concert, avec des organismes partenaires. Nous portons la même réflexion à propos de l’Afrique. En Afrique, le recours aux produits phytosanitaires est très important, même si c’est en quantité moindre. En revanche, l’exposition des populations est beaucoup plus importante qu’en Europe et il est urgent d’agir. Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) coopère sur ce sujet avec l’Institut de recherche pour le développement (IRD), avec la Fondation Agropolis et avec la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (Farm). Ensemble, ils préparent un grand programme international extrêmement ambitieux, en particulier sur les zones d’agriculture tropicales.
Mme Cécile Détang-Dessendre. J’aimerais apporter quelques éléments de réponse à votre question sur la faisabilité économique à l’échelle internationale. Nous avons modélisé les impacts du Pacte vert pour l’Europe, notamment ceux de la partie agroécologie, sur l’agriculture européenne. La mise en œuvre des pratiques agroécologiques entraîne des baisses de rendement de 10 à 20 %, une augmentation des prix, une augmentation des importations et une diminution des exportations. Il convient donc d’atténuer ce choc en réduisant la baisse des rendements et en jouant sur la demande. Il est impératif de faire évoluer la consommation des Européens, sans quoi l’ensemble des dispositifs courent à leur perte. J’insiste vraiment sur cette nécessité de toujours faire jouer l’offre et la demande.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Permettez-moi d’insister sur l’acceptabilité sociale de la réduction des pesticides, et de vous poser à nouveau cette question à laquelle vous n’avez pas répondu.
M. Christian Huyghe. L’acceptabilité sociale est fortement liée aux représentations. Or la représentation commune de ce qu’est une belle culture est totalement biaisée. Si on demande aux gens de dire ce qu’est une belle culture de blé en quelques mots, je suis intimement persuadé qu’ils vont dire que c’est une grande parcelle extrêmement homogène et plutôt plate. Mais ce qui est décrit là est un véritable désert biologique. Cette question des représentations est, à mon sens, préalable à toutes les autres, parce que le produit phytosanitaire est encore considéré aujourd’hui comme une valeur de progrès.
Il arrive souvent que l’on accepte de payer très cher un produit chimique, même beaucoup plus cher qu’une alternative. L’exemple qui me frappe et me perturbe est le produit que l’on utilise pour éclaircir des pommes, et qui est un dérivé d’un herbicide. Ce produit est si difficile à utiliser que les conseillers ne le conseillent plus. Or il existe une alternative mécanique, une petite machine équipée de brins de fibres de verre qui, en vibrant, fait tomber les fruits et permet de choisir la charge souhaitée. Cette machine est rentabilisée dès lors qu’elle sert à éclaircir 20 hectares. Or, le fabricant n’arrive pas à en vendre, parce que cette machine n’est pas considérée comme acceptable. Le seul obstacle est ici une pure question de représentation.
Bien entendu, il convient d’envisager toutes les dimensions économiques et toutes les dimensions productives. C’est la raison pour laquelle nous avons souligné le fait que les politiques publiques de recherche et d’innovation sont centrales. Mais vous avez tout à fait raison d’insister, madame Heydel Grillere, sur l’acceptabilité sociale. Elle a trait à des questions de représentation socioculturelle très largement partagées, tant par les agriculteurs que par l’ensemble de la société.
Il y a quelques années, on s’est rendu compte que la meilleure façon de ne plus avoir à traiter contre le méligèthe du colza, un petit insecte qui mange les bourgeons, était de planter dans le champ 5 % de graines d’une variété extrêmement précoce, au moins dix jours plus précoce que la variété de rente. Cela crée des champs hétérogènes. Je me souviens un jour avoir été dans un train circulant doucement dans une région où cette pratique était à l’œuvre, et avoir entendu les voyageurs commenter, catastrophés, ce paysage hétérogène. Ils voyaient dans cette hétérogénéité une marque d’incompétence. Pour eux, un champ de colza doit être parfaitement lisse et homogène. Cet exemple montre combien les représentations sociales dépassent le monde agricole. Dès lors, des logiques d’éducation et de formation devront s’enclencher, mais tout cela prendra du temps. Il faudra reconstruire un récit, pour utiliser un mot que vous employez souvent, monsieur le rapporteur, de ce que nous souhaitons proposer pour la production de demain.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Des travaux ont-ils été menés sur ce sujet ? L’Inrae a toujours eu un département de sociologie.
Mme Laure Latruffe. Des travaux sont menés sur l’acceptabilité des solutions techniques ou des alternatives. Je pense que les chercheurs ont compris qu’ils devaient concevoir leurs solutions en partenariat avec la profession, pour améliorer cette acceptabilité. Nous pratiquons ce type de partenariat dans notre programme prioritaire de recherche. Nous co-concevons des solutions et, en effet, cela modifie la perception et l’acceptabilité des solutions.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je pensais davantage à l’acceptabilité pour le grand public, qui est pour moi cruciale sur la question des pesticides. Il me semble que la focalisation sur les pesticides se fait au détriment d’autres aspects environnementaux. J’estime par conséquent qu’il convient d’élargir notre champ de vision. Comment va-t-on progresser sur l’ensemble de ces sujets ?
J’aimerais que vous reveniez brièvement sur la taxation. Votre raisonnement sur la taxation va-t-il jusqu’à taxer les produits agroalimentaires importés ?
Mme Cécile Détang-Dessendre. Les travaux que j’évoquais, menés par Hervé Guyomard et Alain Carpentier, portent sur la taxation des pesticides et son corollaire, les formes de redistribution pour éviter de pénaliser le secteur. Par ailleurs, il y a la question des clauses miroir. Mais elle nous amène à des enjeux de marché, où il n’est plus possible de jouer sur la taxe.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Ces idées me semblent intéressantes, mais à la condition de prendre en compte l’ensemble de leurs conséquences potentielles. Nombre de mes collègues portent ce genre d’idées sans se poser la question des conséquences sur le commerce international, et sur l’importation de denrées agricoles de base. C’est pourquoi je me permets d’insister.
M. Christian Huyghe. L’idée évoquée portait sur des prélèvements de taxes adossées à un système redistributif.
M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai à cœur de produire le rapport, non pas le plus protectionniste, mais le plus juste en termes de commerce équitable et de loyauté commerciale. Aussi, nous devons aller au fond de cette question des taxes, sans quoi elle servira de prétexte à ne pas s’engager dans la voie de la réduction des produits phytosanitaires. En effet, cette dimension internationale aura des conséquences sur la protection des paysans dans les pays du Sud, mais elle déterminera aussi la protection de nos producteurs.
M. Christian Huyghe. Permettez-moi de souligner un point. Ne prenons pas pour acquis que la réduction des produits phytosanitaires entraînera une perte de productivité très importante. Limiter cette perte est véritablement l’enjeu central des politiques de recherche et d’innovation, ce qui justifie de placer en leur cœur une approche prophylactique. La prophylaxie n’a aucun impact sur la production.
M. Dominique Potier, rapporteur. Sur la question culturelle, il me semble en effet que tout est affaire de récit. Pour la génération de mon père, avoir un grand champ propre, sans haies et uniforme était une odyssée. On pourrait croire que cette représentation appartient au passé mais, aujourd’hui encore, les concours agricoles continuent à récompenser des cultures propres et homogènes. Les représentations sont très ancrées dans l’imaginaire collectif du monde agricole. Sommes-nous capables d’écrire une odyssée de l’agroécologie, un récit qui change nos paysages mentaux, nos rapports au travail, aux paysages, à notre environnement, à la fierté paysanne, etc. Ce doit être une odyssée, et non une corvée. Les paysans bio ont, d’une certaine manière, montré un chemin. Il n’a pas forcément vocation à être reproduit, mais il montre que les représentations ont pu changer. L’agroécologie doit devenir une odyssée sur le plan socioculturel.
J’aimerais attirer votre attention sur un point de votre rapport passé inaperçu, à savoir le coût de la réparation des dommages dus aux produits phytosanitaires. J’ai été très étonné du faible montant évoqué dans le rapport. Il est question de 250 à 350 millions d’euros dépensés pour la réparation de l’eau. Je considère que ce montant est sous-estimé.
Par ailleurs, je reviens sur la taxation à 100 % des produits phytosanitaires. L’idée est audacieuse. Pouvez-vous me confirmer qu’il s’agit bien de faire passer le montant des achats de produits phytosanitaires de 2,3 milliards d’euros à 4,6 milliards d’euros, et de redistribuer ? Ces 2,3 milliards d’euros redistribués représentent un montant très important au regard du budget de l’agriculture. Cette mesure représenterait un changement de paradigme.
Mme Cécile Détang-Dessendre. Hervé Guyomard et Alain Carpentier ont pensé deux modèles. Il s’agit de prélever uniquement ceux qui consomment et de redistribuer soit uniformément, à l’hectare, soit en favorisant celui qui se montre le plus vertueux.
M. Dominique Potier, rapporteur. On pourrait dire que le premier modèle est social-démocrate et le second révolutionnaire. Peut-être faudrait-il trouver une voie intermédiaire.
Mme Laure Latruffe. La redistribution forfaitaire permet de ne pas figer l’agriculteur dans un comportement imposé. Il reste maître de ses choix quant à l’utilisation de ces subventions. En revanche, donner aux uns et aux autres en fonction de leurs pratiques suppose de penser un mécanisme sur le type de pratiques à récompenser, par exemple.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je pense à la redevance pour pollution diffuse (RPD), qui est sur le point d’être augmentée significativement afin d’alimenter un fonds agriculture. On parle d’un montant de l’ordre de 250 millions d’euros pour la transition sur les produits phytosanitaires, d’un fonds agroécologie et souveraineté alimentaire, etc. Les efforts budgétaires alimentent ainsi des crédits de plusieurs centaines de millions d’euros. C’est une démarche assez proche – même si elle n’est pas à la même échelle – de celle que vous décrivez, avec le souci de franchir un seuil d’efficacité significatif.
Mme Laure Latruffe. Je me permets toutefois de préciser que le montant de 4,6 milliards d’euros n’a pas vocation à être pérenne ; il baisserait rapidement, puisque l’objectif est de réduire l’usage et donc l’achat de pesticides.
M. Dominique Potier, rapporteur. C’est une logique proche de celle de la taxe sur le tabac.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). À cette différence que la taxe sur le tabac est payée par le consommateur final, alors qu’ici, quand bien même un système de redistribution est mis en place, c’est d’abord l’agriculteur qui paie la taxe. Or, il produit des denrées alimentaires dont nous avons tous besoin pour vivre. Si nous allons au bout de la logique, pourquoi s’en tenir aux pesticides de synthèse ? Pour quelle raison ne pas taxer les pesticides au sens large, qu’ils soient de synthèse ou naturels ? Ils ont tous un impact sur l’environnement. Il me semble que la taxe sur les produits phytosanitaires considère l’agriculteur comme responsable du problème alors que le premier citoyen ayant la possibilité de faire un choix est celui qui achète un produit alimentaire. À partir du moment où il choisit le produit alimentaire le moins cher, au détriment du mieux produit, son choix entraîne un impact sur l’environnement.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais tenter de résumer et de conclure sur ce sujet de la taxe. Il s’agit d’un mécanisme neutre sur le plan macroéconomique pour le monde agricole et qui, en théorie, n’a pas d’impact sur le pouvoir d’achat des consommateurs, sous réserve d’éventuels effets de bord. Toute taxation sur les produits finit par être facturée aux agriculteurs. Ce n’est donc pas la rentabilité des grandes firmes phytopharmaceutiques qui est visée car, sur ce point, d’autres leviers peuvent être mobilisés. Nous parlons bien ainsi d’une taxe sur les produits dont on pense qu’elle sera répercutée sur le monde agricole afin d’accélérer la décroissance de l’usage des produits phytosanitaires.
Je terminerai par une question d’ouverture, que nous partageons avec Mme la présidente et que nous souhaitons poser à tous nos interlocuteurs. Qu’est-ce qui empêche de penser une harmonisation européenne totale en termes d’autorisation des produits ? Bien sûr, cette harmonisation tiendrait compte des zones géographiques et des contextes pédoclimatiques. Mais nous pensons à une cartographie fondée sur la géographie physique, et non sur les frontières nationales. Cela supprimerait les situations de concurrence déloyale entre les États membres. C’est une idée qui pourrait être difficile à porter par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), parce qu’elle remettrait une partie de sa raison d’être en cause, en quelque sorte. Mais les concurrences intracommunautaires, réelles ou vécues comme telles, forment un obstacle aux progrès. La puissance normative européenne ne doit-elle pas aller jusqu’au bout de sa logique et inventer un système plus performant et plus juste ?
M. Christian Huyghe. En effet, monsieur le rapporteur, il est possible de penser un système totalement différent et de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, par exemple sur les variétés. On inscrit des variétés dans un pays, elles peuvent être commercialisées ailleurs et il est possible d’établir des listes recommandées propres aux pays sur la base de l’adaptation locale. Dans le cadre des produits phytosanitaires, aujourd’hui, les molécules sont agréées à l’échelle européenne, mais les autorisations de mise sur le marché des produits sont dispensées à l’échelle nationale, alors qu’elles pourraient tout aussi bien l’être à l’échelle européenne.
En revanche, il me semble que les doses homologuées doivent être déterminées à l’échelle nationale. L’efficacité des doses homologuées est très dépendante des conditions locales mais aussi des techniques de culture pouvant varier d’un pays à l’autre. La construction de la dose homologuée ne demande pas beaucoup de temps, contrairement à la vérification de l’absence de risques en termes de toxicité, génotoxicité et écotoxicité. L’autorisation au regard des risques pourrait ainsi, de mon point de vue, passer à l’échelle européenne. L’homologation doit prendre en compte la question des spécificités, autant pour les produits tels que nous les connaissons aujourd’hui que pour les alternatives ou les produits de biocontrôle, dont les conditions d’utilisation dépendent aussi des conditions locales. La réflexion sur cette question doit mobiliser des compétences un peu différentes, davantage en lien avec l’agroécologie ou l’agronomie, et moins avec la dimension « tox-écotox ».
Je souhaitais répondre également à madame Heydel Grillere, qui se demandait pourquoi on n’envisageait pas de taxer de la même manière les pesticides de synthèse et les produits de biocontrôle. La réponse est que l’incidence de ces derniers sur la santé humaine, sur la biodiversité et sur l’état du milieu est sans commune mesure avec celle des pesticides. Si l’on cherche à réduire l’usage des produits phytosanitaires, c’est parce qu’ils ont un impact non soutenable à long terme. Les produits de biocontrôle qui auraient un impact non soutenable doivent simplement ne pas être autorisés.
Je conclus en insistant une nouvelle fois sur le recours à d’autres leviers tels que la prophylaxie. La taxation dont nous parlons n’aurait pas lieu d’être si la pression baissait grâce à la prophylaxie, qui ne saurait quant à elle être taxée. De la même façon, la sélection de variétés résistantes permet de grands progrès. Par exemple dans la vigne, le changement de variété peut faire passer l’indice de fréquence de traitement (IFT) fongicide moyen de 11 à 2 : c’est un progrès majeur. C’est la raison pour laquelle il convient d’encourager ces pratiques, comme il faut encourager tout ce qui permet de réaliser la transition majeure qu’il nous revient de mener.
La séance est levée à dix-neuf heures.———
Présents. – Mme Anne-Laure Babault, Mme Laurence Heydel Grillere, Mme Nicole Le Peih, M. Dominique Potier