Compte rendu
Commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif ayant délégation de service public
– Audition, ouverte à la presse, de M. Lilian Thuram, ancien footballeur international 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Baylac, secrétaire général adjoint, permanent du Syndicat de l’encadrement de la jeunesse et des sports (SEJS) 16
– Présences en réunion................................30
Jeudi
9 novembre 2023
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 44
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
Mme Béatrice Bellamy,
Présidente
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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.
La commission auditionne M. Lilian Thuram, ancien footballeur international.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous accueillons M. Lilian Thuram, ancien footballeur international et auteur, à qui je souhaite la bienvenue.
Nous avons commencé les travaux de cette commission d’enquête le 20 juillet dernier. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations. Nos travaux portent sur trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, les discriminations sexuelles et raciales ainsi que les problématiques liées à la gouvernance financière des organismes de gouvernance du monde sportif.
Footballeur professionnel de 1991 à 2008, vous avez évolué au poste de défenseur à Monaco puis en Italie, à Parme et à la Juventus de Turin, avant d’achever votre carrière au FC Barcelone. Vous avez été sélectionné 142 fois en équipe de France masculine. Champion du monde en 1998 et d’Europe en 2000, vous avez remporté plusieurs titres nationaux ainsi que la Coupe de l’Union des associations européennes de football (UEFA) en 1999.
En 2008, vous avez créé la Fondation Lilian Thuram-Éducation contre le racisme, ce qui témoigne de votre engagement contre les discriminations, thème auquel vous avez également consacré plusieurs essais. Vous avez également été membre du Haut Conseil à l’intégration. Il nous a semblé important de recueillir votre témoignage, en particulier sur la question du racisme dans le sport et le football. Vous vous êtes récemment exprimé à ce propos dans un entretien accordé au journal Le Monde.
Quelle appréciation portez-vous sur l’ampleur du phénomène raciste dans le sport et son évolution depuis le début de votre carrière ? Le cadre existant pour prévenir, détecter et sanctionner les actes de racisme dans le sport vous semble-t-il adapté ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Lilian Thuram prête serment.)
M. Lilian Thuram, ancien footballeur international. La première fois que j’ai subi le racisme dans le domaine sportif, ce fut d’un certain point de vue par procuration, lorsque j’étais enfant, que je regardais un match de foot et que j’ai vu Joseph-Antoine Bell se faire insulter. En 2023, des joueurs se font toujours insulter dans des stades. Personnellement, j’ai été confronté à ce type de situation lors d’un match entre Parme et le club Atletico de Madrid. Les choses n’ont donc pas beaucoup évolué.
Ce racisme est à l’image de celui qui existe dans la société. Lorsqu’un problème survient pendant un match, les présidents de clubs, les dirigeants, parfois les journalistes assurent qu’il n’est pas le fait de vrais supporters. De qui, alors, est-ce le fait ? Ce refus de voir la réalité du problème relève de l’hypocrisie et, même, d’un très profond mépris. Comment peut-on entraîner des joueurs noirs et se montrer aussi peu sensible à cette question en considérant que, au fond, ce n’est pas bien grave ? Là encore, ce silence est à l’image de notre société, où cette question reste taboue alors qu’il conviendrait au contraire d’en parler et de sensibiliser les gens afin que nous comprenions tous que nous faisons partie du problème et de la solution.
Le cadre existant, manifestement, ne suffit pas à prévenir, détecter et sanctionner les actes de racisme. Il faut sensibiliser et éduquer les gens afin qu’ils comprennent que la neutralité, dans ce domaine, est intenable. Les éducateurs, les entraîneurs, les dirigeants devraient être formés à le comprendre.
Lorsqu’un problème de racisme se pose sur le terrain, tout le monde le voit. Le joueur qui subit le racisme, souvent, est déstabilisé par la violence qui lui est faite. Lorsqu’il demande à l’arbitre de l’aider, celui-ci le prie d’abord de se calmer puis finit par lui donner un carton jaune et, enfin, un carton rouge. Le joueur sort alors du terrain et le match continue. Le terrain est à l’image d’une société qui ne veut pas être confrontée à la réalité du racisme. Celui qui le subit doit être éliminé.
La nécessaire sensibilisation à laquelle j’ai fait allusion doit être obligatoire au sein des clubs et des fédérations. Aucun diplôme ne devrait pouvoir être validé sans avoir suivi un module consacré aux questions liées au racisme, au sexisme, à l’homophobie. Avec 2 millions de licenciés en football, les frères, les sœurs, les parents des joueurs, cela fait du monde ! Une telle prise de conscience, dans le monde du foot, serait extraordinaire.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Pouvez-vous nous présenter la Fondation que vous avez créée ? Quels sont ses objectifs et ses actions ? Est-elle soutenue par les pouvoirs publics ?
M. Lilian Thuram. Je l’ai créée lorsque je jouais à Barcelone. Très rapidement, le FC Barcelone m’a aidé, de même que les joueurs. L’idée est très simple : il s’agit de dire aux gens qu’ils sont le fruit d’une histoire qui conditionne chacun d’entre nous. Le racisme lié à la couleur de la peau est lié à l’histoire de la hiérarchisation des personnes selon leur couleur. Le sexisme, de la même manière, est lié à l’histoire de la hiérarchisation entre les hommes et les femmes, comme l’homophobie l’est à l’histoire religieuse.
Ce n’est pas anodin si la grande majorité des joueurs qui se fait insulter dans les stades est noire. Si l’on veut comprendre pourquoi le stade l’accepte, donc, pour une part, la société dans son ensemble, il faut comprendre que le mépris des Noirs est culturel. Si l’on veut comprendre ce phénomène culturel, il faut connaître le Code noir et le code de l’indigénat. Pendant plus de 250 ans, des lois racistes ont été en vigueur en France. La Fondation travaille pour que l’on puisse comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Lorsque la grande majorité parle du racisme, elle le fait d’une manière très superficielle. Elle est persuadée que seuls des individus sont en cause.
Pourquoi de tels comportements perdurent-ils ? Si le sexisme perdure, c’est que les hommes ont une certaine responsabilité. Pourquoi font-ils en sorte que rien ne change ? Parce qu’ils sont gagnants. Il en est de même s’agissant du racisme. Si les personnes noires sont stigmatisées et violentées dans un stade et que la grande majorité, blanche, qui regarde, se sent déconnectée, cela signifie peut-être que nous raisonnons encore à partir de catégories liées à la couleur de la peau en raison de la prégnance de l’histoire, selon laquelle il existerait une catégorie dominante. Or, ces catégorisations, en général, ne font pas l’objet d’une réflexion.
La Fondation diffuse un certain nombre d’informations afin que nous puissions réfléchir plus intelligemment et que nous comprenions tous que nous sommes victimes de préjugés. Tout le monde sait ce qui se passe ! La Fondation vise à ce que nous grandissions ensemble et à faire en sorte que l’on arrête de se mentir. Lorsqu’on me le demande, j’interviens dans les écoles, dans les universités, partout dans le monde, mais c’est très rare que je sois sollicité par le milieu sportif. Je me rends très souvent en Suède à l’invitation d’une université – mes livres sont d’ailleurs traduits en suédois. Je me rendrai en Albanie lundi, pour une semaine.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Le milieu sportif français ne vous sollicite donc pas ?
M. Lilian Thuram. En effet, mais si l’on me demande d’intervenir, ce sera avec grand plaisir. La lutte contre le racisme et pour l’éducation, pour ce milieu-là, n’est peut-être pas une priorité.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Durant les presque deux décennies de votre brillante carrière internationale, avez-vous été confronté à des formes de violence, notamment sexuelles et sexistes, ou à des manifestations d’homophobie ?
M. Lilian Thuram. Les mots peuvent être violents mais la grande majorité des gens, s’agissant d’homophobie, n’en a pas conscience. Lorsque j’étais jeune, notre entraîneur tenait des propos homophobes dans les vestiaires, à la mi-temps, si nous avions joué « comme des tapettes ». Si nous avions qualifié ces propos comme tels, il aurait refusé de l’admettre. Les habitudes sont tellement ancrées ! Les supporters tenaient également des propos homophobes lorsque le gardien dégageait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui parce qu’ils ont été éduqués et sensibilisés à ces questions. Bien des personnes ne se rendent pas compte de la violence des mots. Le foot, je le répète, est à l’image de la société et de ses habitudes. Des propos racistes, sexistes et homophobes sont très souvent proférés.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je suis d’accord avec vous : malgré tous les dispositifs, le racisme et l’homophobie n’ont guère reculé. Noël Le Graët, lorsqu’il présidait la Fédération française de football (FFF), avait déclaré : « Quand un Black marque un but, tout le stade est debout. Le phénomène raciste dans le sport et dans le football en particulier n’existe pas, ou peu ». Qu’en pensez-vous ? S’il est possible de tenir ce genre de propos en étant à la tête de la FFF, comment parvenir à lutter contre un racisme dénié ?
M. Lilian Thuram. Si, tout en haut de l’échelle, un président qui se doit d’agir contre le racisme nie son existence, les choses deviennent en effet très compliquées. Ces propos relèvent du mépris. Comment peut-on nier ce que vivent certaines personnes ? La FFF représente des millions de gens qui, tous, sont ainsi violentés. La négation du racisme revient à dire que ceux qui le dénoncent, d’une certaine façon, mentent. Là encore, c’est un problème culturel.
J’ai moi-même été éduqué de telle manière que, si je devais subir le racisme, je devais me taire et continuer à avancer. Les parents savent très bien que cette dénonciation se retournera contre celui qui ose la faire. Lorsque j’ai commencé à évoquer les questions liées au racisme, certains me disaient que j’exagérais, mais ce n’était évidemment pas le cas !
L’entraîneur Bernard Casoni a été accusé de tenir des propos racistes mais c’est lui qui a porté plainte, comme s’il s’agissait d’une diffamation. C’est pourquoi la négation du racisme est très dangereuse. De la part de la FFF, c’est surréaliste ! Ce n’est pas d’hier que nous avons des joueurs noirs, mais depuis les années 1930 ! Comment peut-on donc nier le racisme ? Lorsqu’on voit la composition de l’équipe de France, comment peut-on mépriser ceux qui la composent ?
Je suis frappé par le mépris des personnes noires dans la société. Le racisme existe dans le foot parce qu’il existe dans la société. Si nous voulons avancer, il convient tout d’abord de reconnaître son existence. Nous montrerons ainsi aux personnes qui le subissent que nous sommes conscients de ce qu’elles vivent, qu’elles ont le droit de le dénoncer et de vouloir plus de justice. Leur souffrance est une violence.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Lors de nos auditions, nous avons eu l’occasion d’évoquer la question de la sanction des auteurs d’actes ou de propos racistes.
J’ai été très étonnée que M. Didier Deschamps ait déclaré n’avoir quasiment jamais été témoin d’actes racistes dans le milieu du foot. Un simple moteur de recherche suffit à montrer que M. Deschamps était présent lorsque, à l’occasion d’un match, des bananes ont été jetées en direction de certains joueurs.
Nous avons entendu les représentants de l’Association nationale des supporters. Ils s’opposent catégoriquement à ce que les matchs soient arrêtés suite à des actes racistes, considérant qu’il s’agit là d’une punition collective. Qu’en pensez-vous ?
Enfin, si les personnes qui subissent ces violences peuvent en effet être sanctionnées, elles sont aussi souvent livrées à elles-mêmes, sans pouvoir bénéficier d’un accompagnement, ne serait-ce que pour porter plainte. Comment faire changer les choses ?
M. Lilian Thuram. L’éducation est à mes yeux essentielle. C’est grâce à elle que l’on peut comprendre ce qui se passe. Qui ne subit pas ce type de violences peut les ignorer ou les oublier. Un homme ne perçoit pas l’espace public comme une femme. Le regard doit être éduqué. Il en est de même s’agissant du racisme. Je suis un homme noir de cinquante et un ans. J’ai vécu certaines choses traumatisantes. Lorsque vous arrivez à neuf ans dans la région parisienne et que l’on vous traite de « sale Noir », vous commencez à vous poser des questions. Pour quelle raison je me souviens de Joseph-Antoine Bell ? Parce que, d’une certaine façon, Joseph-Antoine Bell, c’est moi. Il n’en est peut-être pas de même pour un enfant blanc. Chaque fois qu’un problème de racisme existe dans le monde du football, je suis touché en tant que personne noire. Je ne suis pas surpris que certaines personnes oublient, faute d’avoir été éduquées pour comprendre la gravité de la situation.
Lorsque j’étais joueur, il y avait toujours un coéquipier pour me dire : « Avec tes qualités physiques et mon intelligence, je serais trop fort. » Tout le monde ne peut pas comprendre ce qui se joue dans une telle phrase. Si vous dites à cette personne que ses propos sont racistes, c’est la panique totale et il n’est plus possible de discuter. Celui qui relève trop souvent ce type de phrases finit par être le problème lui-même. Les personnes qui subissent le racisme ne devraient pas être les seules à être violentées par un tel langage. Un accompagnement n’est possible que si l’on comprend qu’il s’agit de violences.
J’ai été invité par une institution pour analyser un certain nombre de représentations scéniques. La plupart du temps, une personne se dirige vers l’auteur de propos racistes et essaie de le raisonner, mais personne ne se rapproche de la victime pour témoigner, pour l’accompagner et dénoncer une attitude négative. Aller voir les victimes, c’est être confronté au racisme, à sa réalité, et les gens préfèrent éliminer le problème. C’est cela qu’il faut changer ! Pour qu’il en soit ainsi, il faut discuter, débattre, éduquer. Les gens doivent comprendre que les personnes qui subissent ces violences doivent pouvoir les dénoncer.
Lorsque l’on est éduqué, depuis l’enfance, à subir des propos racistes, on finit par se persuader qu’il est préférable de se taire, sauf à vouloir que cela se retourne contre soi, ce qui est très souvent le cas. C’est pourquoi la grande majorité des joueurs ne dit rien. Les fédérations, les clubs devraient dire aux joueurs qu’ils sont de leur côté et que si un problème survient, ils doivent absolument en parler.
Hier, je disais à de jeunes professeurs combien il est important qu’en cas de problème, les élèves sachent qu’ils seront là et qu’ils les écouteront. Si un élève sait qu’il sera écouté, il s’exprimera. S’il a un doute, il se taira. Dans le monde du football professionnel ou amateur, il faudrait simplement dire aux gens : nous sommes là, vous avez l’obligation de dénoncer les actes de racisme. Les matchs, alors, s’arrêteront. Mais qui souhaite qu’il en soit ainsi ? Le foot est un business ! Si les matchs s’arrêtent et que les joueurs noirs décident d’arrêter de jouer, ce sont eux qui seront considérés comme un problème. Le carton rouge que j’ai évoqué permet de faire sortir du terrain celui qui est devenu un problème. Nous devons nous interroger sur notre culture, sur une profondeur historique d’où murmure un : « On peut faire sans toi. »
D’ailleurs, on entend souvent dire à propos des joueurs « ça va, ils sont bien payés ; ce n’est pas bien grave ; c’est juste pour déstabiliser, ce n’est pas vraiment du racisme ». Les supporteurs ne veulent pas que le match s’arrête. Combien de supporteurs ont déjà subi le racisme ? Combien de leurs parents l’ont subi et combien de leurs enfants le subiront ?
Lorsque vous êtes une personne blanche, peu vous importe que le match soit arrêté ou pas. Lorsque vous êtes une personne noire, vous êtes soulagé lorsque le match s’arrête ; vous pensez « enfin ! ». Tout dépend du point de vue duquel on se place. La fondation défend l’idée qu’il convient de se placer du point de vue de l’être humain. Il faut prendre conscience de la violence et la considérer comme une injustice. Pourquoi la grande majorité des gens s’en désintéressent ? D’après moi, ils ne la perçoivent pas, raison pour laquelle il faut les éduquer.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. M. Marc Sauvourel, réalisateur du film documentaire Je ne suis pas un singe, le racisme dans le football, a estimé que les entraîneurs et les dirigeants noirs ne représentaient que 5 % des effectifs alors que les joueurs noirs en composent la moitié. Quels commentaires vous inspire cette estimation ? Peut-elle s’expliquer par la persistance des préjugés racistes selon lesquels « les joueurs noirs seraient athlétiques et puissants, et les joueurs blancs, intelligents », selon les mots du réalisateur ?
M. Lilian Thuram. Si on vous dit « pour vous, c’est plus compliqué, même si vous travaillez, vous ne réussirez pas », vous vous découragez – c’est normal. Si on vous dit « vous avez toutes vos chances, vous pouvez réussir », vous y allez. La société envoie, de manière inconsciente, aux joueurs noirs des messages qui les dissuadent de passer les diplômes. Pour changer les représentations, il faut éduquer tant les personnes qui subissent le racisme que celles qui ne le subissent pas.
Les messages envoyés aux personnes noires – lors de l’orientation, parfois au sein de leur propre famille – les convainquent qu’elles ne sont pas capables d’effectuer un travail faisant appel à l’intellect. Rares sont les entraîneurs noirs qui choisissent de suivre une formation pour obtenir le diplôme.
C’est un problème culturel. Pour comprendre le sexisme, il suffit de regarder le bas et le haut de l’échelle dans les entreprises : plus il s’agit de postes à responsabilité, plus les hommes sont nombreux ; plus vous descendez, plus vous trouvez des femmes. Il en est exactement de même pour le racisme : en région parisienne, les entraîneurs noirs ou dits maghrébins sont très présents dans l’encadrement des équipes d’enfants de bas niveau ; mais plus le niveau monte, moins ils sont nombreux. Je vous livre un constat, je ne prétends pas que le racisme explique tout. Il faut simplement essayer de comprendre.
Lorsque vous dénoncez le racisme dans la société, parfois, on déforme vos propos et on vous reproche de tout voir à travers le prisme du racisme. Ce n’est pas ce que je fais. Je dis simplement que le racisme est culturel ; que nous reproduisons des schémas dont il faut prendre conscience. « Avec ton physique et mon intelligence », tout est dit. De nombreuses personnes adhérent encore à ce schéma.
Je parle sereinement du racisme avec mes enfants. J’essaie de les vacciner afin que le fait d’être confronté au racisme ne blesse pas la chose la plus précieuse – leur estime de soi. Un jour, Marcus m’a raconté que selon l’un de ses copains, les mathématiques étaient plus dures pour lui. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit : « parce que je suis noir ». Ensuite je l’ai interrogé sur sa réaction et il m’a répondu « j’ai rigolé ». S’il a réagi ainsi, c’est parce que j’avais anticipé le problème : j’avais prévenu mes enfants qu’en grandissant, certaines personnes viendraient mettre en doute leurs capacités intellectuelles et survaloriser leurs capacités physiques parce qu’ils sont noirs, tout en leur rappelant que ce sont ces personnes qui ont un problème. Puisque je les ai éduqués, ils peuvent rigoler. Mais ces préjugés circulent dans l’espace public. C’est le fruit de l’histoire. Il faut analyser et expliquer pour que les gens s’interrogent et décident de ne pas reproduire ces schémas.
M. Stéphane Buchou (RE). Vous dites que le racisme est culturel. En effet, c’est un mal très profond qu’il est complexe d’éradiquer.
Je partage tout ce que vous avez dit sur l’importance de l’éducation et de la discussion. Malheureusement, ce n’est pas suffisant. Je crois beaucoup à l’idée d’un choc.
Je m’interroge sur l’implication des joueurs dans la lutte contre le racisme. Lors de leur audition hier qui portait sur l’homophobie, les membres de l’association Rouge Direct ont lancé un cri du cœur : selon eux, si un joueur tel que Kylian Mbappé décidait d’arrêter de jouer après avoir entendu des chants homophobes venant des tribunes, la cause avancerait.
C’est sur ce point que j’ai envie de vous entendre. Vous avez eu une longue et brillante carrière, vos fils Marcus et Khephren marchent sur vos traces. Il y avait du racisme avant Lilian Thuram et il y a du racisme après Lilian Thuram. Que peuvent faire les joueurs ? Vous avez éduqué vos enfants pour qu’ils soient capables de rigoler du racisme, avez-vous dit. Je n’ai pas de leçons d’éducation à vous donner, ce n’est pas du tout le sens de mon propos. Mais tous ces joueurs adulés ne pourraient-ils pas dire « stop » quand ils entendent des chants homophobes ou racistes dans les stades ? Certes, vous l’avez dit, le football, c’est du business. Mais, à un moment donné, l’exigence d’exemplarité n’impose-t-elle pas de dire « stop » ?
M. Lilian Thuram. Si une personne noire parvient à rigoler face à des propos racistes, convaincue que c’est leur auteur qui a un problème, vous avez tout gagné. Enfant, lorsque vous vous faites insulter, souvent vous finissez par croire que vous avez un problème et vous grandirez différemment. Voilà pourquoi il faut éduquer les personnes qui subissent le racisme et d’autres discriminations. Il est fondamental d’avoir conscience que le problème vient de l’agresseur pour bien grandir.
En tant qu’ancien joueur de football, j’essaie de convaincre les autres joueurs qu’il faut s’éduquer, essayer de comprendre, parler, dire les choses. Si je peux me permettre, il y a une grande hypocrisie à considérer que les joueurs détiennent la solution. C’est la société qui produit de l’homophobie et l’accepte. Il est trop facile de renvoyer la responsabilité aux joueurs. Avant eux, ce sont peut-être les présidents de clubs et la télévision, qui ont les clés et méritent d’être interpellés, ou encore l’arbitre, qui est le chef sur le terrain – pourquoi laisse-t-il le match continuer ?
Je veux bien participer à changer les mentalités mais ne me faites pas croire que c’est de ma faute si cela continue. Lorsque j’étais joueur en Italie, à ceux qui me demandaient quoi faire, je répondais « c’est aux joueurs blancs qu’il faut aller demander pourquoi ils ne disent rien, pourquoi ils continuent à jouer ». J’essayais d’inverser la logique pour que la responsabilité du changement ne pèse pas seulement sur moi.
Bien sûr, il faut éduquer les joueurs de foot mais il faut d’abord se tourner vers les présidents de clubs, la Fédération, et les arbitres. Le plus souvent, quand des propos racistes sont rapportés, les dirigeants ou les arbitres prétendent n’avoir rien entendu. Et les joueurs, qui sont sur le terrain, totalement concentrés sur leur match, devraient eux entendre et faire quelque chose ?
Il faut évidemment éduquer les joueurs mais vous ne pouvez pas leur renvoyer la responsabilité en faisant croire qu’ils ont le pouvoir d’arrêter le match. Il y a bien d’autres acteurs dont la responsabilité peut être mise en cause compte tenu de leur inaction. Peut-être n’ai-je pas bien compris votre analyse.
M. Stéphane Buchou (RE). Vous l’avez très bien comprise. Votre réponse est intéressante. J’entends ce que vous dites sur la nécessité de ne pas cibler les joueurs seulement. Ce n’était pas le sens de mon intervention. Il y a évidemment d’autres acteurs – les arbitres, les présidents de clubs, etc.
Ne voyez aucun reproche dans mes propos, votre analyse confirme ce que nous avons beaucoup entendu lors des auditions : après tous les témoignages sur les violences sexistes et sexuelles, le racisme et l’homophobie, nous cherchons comment faire mieux pour mettre un terme à ces agissements. Or on nous a souvent répondu « allez voir d’autres acteurs parce que nous ne voulons pas être les victimes ». S’ajoute à cela sans doute une dimension générationnelle : jusqu’à présent, la sensibilité à ces sujets dans la gouvernance des fédérations était inexistante.
J’ai été marqué par l’audition d’hier. Les joueurs de football – parce que c’est le sport numéro un – ont une responsabilité. Il ne s’agit pas de tout faire porter sur leurs épaules. C’est une très lourde responsabilité tant les enjeux médiatiques et financiers sont colossaux, j’en ai parfaitement conscience Mais si l’un d’eux s’arrêtait de jouer en disant « trop c’est trop », cela pourrait créer le choc dont je parlais. C’est, à mes yeux, un élément très important, qui vient en complément de l’éducation sur laquelle je vous rejoins entièrement.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Depuis le début de la commission d’enquête, que ce soit sur les agressions sexuelles, les faits de racisme et d’homophobie, ou encore sur la gouvernance financière, les personnes que nous avons interrogées nous ont systématiquement rétorqué « ce n’est pas moi, c’est l’autre ». Nous avons reçu M. Lapeyre, Mme Hardouin, M. Le Graët et M. Borghini, tous impliqués, à des niveaux divers, dans la gestion de la Fédération française de football, aucun d’eux n’est responsable, ils se renvoient la balle. Nous essayons d’identifier les dysfonctionnements pour y apporter des réponses précises.
J’espère ne pas trahir la pensée de mon collègue en disant que, certes, les arbitres, les responsables de ligues, de fédérations, de clubs, mais aussi l’État – nous n’avons pas évoqué le ministère de tutelle – ont une responsabilité. S’agissant de ce dernier, il est surprenant d’entendre le ministre de l’intérieur dire, après les incidents avant le match entre l’Olympique lyonnais (OL) et l’Olympique de Marseille (OM), qu’il n’est pas responsable de la sécurisation. Nous ne pouvons pas continuer à nous défausser collectivement.
Le football est le sport le plus populaire – 2 millions de licenciés. Combien d’enfants rêvent de devenir footballeurs professionnels ? Pour eux et pour toute une partie de la jeunesse, les joueurs sont un modèle. Je comprends votre point de vue, il n’est pas question d’imputer la responsabilité aux joueurs de l’arrêt du match. Néanmoins, si, demain, Kylian Mbappé – c’est le nom qu’a cité l’association Rouge Direct – décidait d’arrêter de jouer à cause de propos homophobes dans le stade, cela pourrait être un choc pour toute une génération qui comprendrait alors que de tels propos ne sont pas acceptables.
M. Lilian Thuram. Pour y parvenir, encore faudrait-il que les joueurs aient le sentiment d’être soutenus.
Or celui qui prend le carton rouge, c’est le joueur noir qui pointe le problème et veut arrêter. Analysez les précédents et vous verrez. Si le joueur sort du terrain, parfois ses coéquipiers ou même ses adversaires viendront le chercher pour que le match continue. Nous sommes éduqués pour accepter.
Je suis le premier à inciter les joueurs à dire les choses, à ne pas les accepter. Mais les joueurs savent ce qui va se passer. D’abord, si Kylian Mbappé est tout seul, cela ne marchera pas car ses coéquipiers tenteront de le dissuader, sans compter le fait que sur le terrain, vous n’entendez pas vraiment ce qui se passe dans le stade. Pourtant vous demandez au joueur, qui est concentré sur son match, d’agir alors que plein de gens autour du terrain, garants du spectacle, pourraient légitimement intervenir.
Je comprends ce que vous dites mais ce que vous appelez de vos vœux n’arrivera pas. Il faut éduquer les joueurs et pour cela, ils doivent avoir conscience de participer à un mouvement général. Un joueur peut, à juste titre, se demander pourquoi il lui reviendrait d’arrêter le match alors que tous les autres acteurs – arbitre, dirigeants – entendent les propos qui justifieraient une réaction.
Si dès les centres de formation, on expliquait aux jeunes qu’ils ont le droit de faire en sorte d’arrêter le match lorsqu’ils sont confrontés à des choses inacceptables, toute une génération serait éduquée en ce sens. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Tout le monde est éduqué de sorte que le spectacle continue.
On vous dit parfois que la meilleure manière de lutter contre les personnes qui tiennent des propos racistes, c’est de les ignorer. Je suis d’accord à avec vous, ce n’est pas la bonne solution. Mais le fait de renvoyer la responsabilité aux joueurs ne l’est pas davantage. Il faut éduquer Kylian Mbappé à dénoncer l’homophobie, à participer à des opérations sur le sujet. Mais la responsabilité de l’arrêt du match ne peut pas incomber à un joueur.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je reviens sur les propos du ministre de l’intérieur à propos du match OL-OM : « hier, il y avait des motards, des policiers, des CRS qui encadraient des bus de joueurs et de supporteurs. Ce n’est déjà pas très normal dans un monde classique. Des gens ont jeté des canettes de bière sur les vitres d’un bus. Est-ce que vous pensez que c’est la responsabilité des policiers ? Non. C’est la responsabilité de celui qui jette la canette » a-t-il dit. Au sujet de ce match, l’ancien président de l’OL a réclamé à la Ligue de football professionnel (LFP) des sanctions exemplaires dont l’annulation définitive du match.
Les associations de supporteurs ont évoqué les sanctions collectives qui sont prises. Je n’ai pas connaissance d’affaires dans lesquelles des personnes ont été poursuivies et condamnées pour des propos racistes ou homophobes qu’elles auraient tenus dans l’enceinte d’un stade. Avez-vous des éléments sur ce point ? Par ailleurs, il semble que certains supporteurs de l’OL, qui étaient des ultras identifiés, faisaient l’objet d’une interdiction de stade à Lyon mais pas à Marseille.
Certains font valoir que le sport n’est que le reflet de la société, tandis que d’autres estiment que la clémence est plus grande à l’égard de ce qui se passe dans les stades – des propos qui seraient l’objet d’une condamnation en dehors d’une enceinte sportive ne le sont pas à l’intérieur. Êtes-vous favorable à une interdiction définitive de stade à l’encontre des supporteurs auteurs de propos racistes ou homophobes, à l’instar de ce que connaît l’Angleterre ?
M. Lilian Thuram. La grande majorité des gens ne portent pas plainte lorsqu’ils subissent du racisme en dehors des stades : dans leur imaginaire, en effet, cela ne servirait à rien. De même, quand vous dénoncez le racisme, on finit par vous dire que vous avez un problème, que ce dont vous parlez ne s’est pas passé et donc que vous mentez.
Si on sait que des personnes vont tenir certains propos, il faut les bannir des stades. Pour moi, c’est une évidence. Je ne savais pas qu’on pouvait acheter des billets à Marseille quand on était banni à Lyon : cela me paraît bizarre.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. C’est ce qu’on nous a dit.
M. Lilian Thuram. Lorsque des personnes posent problème, la justice s’en occupe, et c’est plus facile quand cela se passe dans un stade, car on sait qui est qui. À partir du moment où des personnes ont un mauvais comportement dans un stade, on devrait pouvoir leur interdire de s’y rendre, et pas simplement dans un stade ou deux. Êtes-vous sûre de ce que vous dites ?
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Il nous a été indiqué que des interdictions de billetterie étaient prises en lien avec la Ligue, comme à Lyon, mais que ce n’était pas dans le cadre de décisions judiciaires : en l’absence de condamnations par la justice, les supporters n’étaient pas interdits d’accès dans tous les stades. Cela fait partie des situations que nous cherchons à mieux comprendre et au sujet desquelles nous souhaitons avancer. Quand des gens font des saluts nazis ou exhibent leur passeport pour montrer qu’ils sont français, contrairement à d’autres, la logique voudrait qu’ils ne puissent avoir accès à aucun stade.
M. Lilian Thuram. Pour moi, si on vous interdit de stade, parce qu’on sait que vous avez certains comportements, cela devrait valoir partout.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je viens de consulter le code du sport : il permet d’interdire l’accès à seulement certains matchs – pas nécessairement à tous, ni à tous les stades.
M. Lilian Thuram. Mais de quoi cela dépend-il ? De la gravité des actes ?
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Certains ultras et identitaires étaient interdits à Lyon, mais pas à Marseille.
M. Lilian Thuram. J’imagine, après ce qui s’est passé, que la loi va évoluer.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. C’est précisément l’objectif de notre commission, qui travaille sur les dysfonctionnements, et je pense qu’il y en a eu un en la matière. Des projectiles ont été jetés sur des bus, blessant gravement l’entraîneur de l’équipe de Lyon, et il y a eu à l’intérieur du stade des saluts nazis et des chants homophobes, de la part de supporters marseillais, ce qui a conduit à l’arrêt du match.
M. Lilian Thuram. Si des personnes ne se comportent pas bien, il faut leur interdire l’entrée des stades. Si elles ont un mauvais comportement au stade de Niort, par exemple, elles ne doivent pas pouvoir aller à celui de Guingamp. Je pense que tout le monde est d’accord.
Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Je ne suis pas du tout une spécialiste du monde du football, mais je m’y intéresse et mon entourage m’y éduque. Je connais bien la question du sexisme, en revanche, et beaucoup de parallèles peuvent être faits entre le racisme, l’homophobie et le sexisme. Vous nous avez dit qu’il fallait éduquer, sensibiliser, et que la question de l’identification des choses se posait.
Comme je suis une femme, je m’intéresse depuis de longues années aux inégalités entre les femmes et les hommes. Vous êtes une personne de couleur noire et vous avez donc subi le racisme depuis votre enfance. Les personnes de Rouge Direct que nous avons entendues hier et M. Ouissem Belgacem nous ont expliqué combien il pouvait être difficile de parler. Vous l’avez dit aussi, en soulignant qu’on renonçait à porter plainte. Vous avez sans doute suivi, en tant que citoyen, tout ce qui s’est passé en matière de libération de la parole des femmes. Même si cela peut être difficile – je voudrais échanger avec vous à ce sujet, parce que, vous l’avez dit, c’est dans l’échange qu’on peut progresser –, cette libération de la parole a permis de commencer à faire en sorte – pas assez vite à mon goût, et c’est sans doute vrai aussi pour la question du racisme – qu’on se sente moins libre, dans la société, de tenir certains propos et d’avoir des agissements sexistes. Il reste, malgré tout, beaucoup de travail à faire, comme vous l’avez indiqué, et toutes ces questions ont une histoire.
Je suis attachée au triptyque qu’on évoque souvent quand il est question d’agressions sexuelles, qui est « je te crois », « on va t’aider » et « la loi te protège ». Il faudrait également une sensibilisation en matière de racisme, pour que chacun puisse penser qu’il est réellement cru quand il parle – c’est aussi le problème, parfois. De plus, on n’a pas forcément le sentiment que la loi protège : des dispositions existent en ce qui concerne les actes racistes, comme sexistes, mais la justice ne suit pas forcément. Par ailleurs, on n’a pas nécessairement le sentiment qu’on va être aidé. Il n’y a pas d’instances ou alors elles fonctionnent mal. Je suis très surprise par les témoignages que nous entendons au sujet de la FFF : les gens nous disent qu’il y a des chartes et de belles intentions – on nous a encore expliqué ce matin que tout était en place pour que les choses changent –, mais précisément elles ne changent pas. Il y a donc un problème. C’est aussi une question d’éducation, dès l’école. J’ai des petits-enfants qui jouent au foot, et je m’intéresse à ce qui se passe dans leur petit club, en région.
Des instances existent, d’après les dirigeants de la FFF, mais visiblement elles n’arrivent pas à changer les choses : il y a un moment où ça grippe. Ce qui a été fait n’est-il qu’une image, une façade ? Vous nous dites que vous intervenez plutôt à l’étranger et qu’ici, visiblement, le ministère des sports et les clubs de foot ne s’intéressent pas au travail de votre fondation. Où est-ce que ça grippe et pourquoi ? J’ai ma petite idée : il y a beaucoup trop d’argent dans ce milieu et c’est peut-être une raison. Qu’en pensez-vous ? Pourquoi nous dit‑on qu’il y a tout ce qu’il faut pour prévenir l’homophobie, le racisme et le sexisme, mais qu’en réalité les gens ne parlent pas ?
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. M. Le Graët nous a indiqué que 3 millions d’euros avaient été fléchés vers la lutte contre l’homophobie, mais, de l’avis de toutes les associations que nous avons auditionnées, cela n’a pas changé grand-chose. Il y a beaucoup d’argent et visiblement des outils existent, mais nous avons compris que jusqu’à présent la volonté d’avancer n’était pas forcément là. Où est le problème ? Pourquoi cela ne fonctionne‑t‑il pas ?
M. Lilian Thuram. Il est compliqué de répondre à ces questions. Néanmoins, si vous présidez une fédération, que vous donnez 3 millions pour ces questions, mais que vous dites qu’il n’y a pas de racisme, il y a déjà une ambiguïté.
Si on pense, comme je le fais, que les joueurs de foot peuvent jouer un rôle clef, notamment les joueurs professionnels, car ils sont suivis, il faut qu’ils comprennent, qu’ils soient éduqués. Si je vous parle de ces questions, c’est que je me suis éduqué : j’ai fini par comprendre que j’avais, en tant que joueur de foot, une parole qui pouvait aller beaucoup plus loin que d’autres. Je veux me servir de ma notoriété pour faire passer un message. Mais pour que ce soit possible, il faut que les joueurs soient éduqués à ces questions. On doit sensibiliser très tôt les jeunes, dans les clubs et les fédérations, qu’ils soient professionnels ou amateurs.
Qu’est-ce que les joueurs savent de l’homophobie, du racisme ou du sexisme ? On leur dit de participer à des choses, et ils le feront peut-être, mais sans en comprendre totalement la raison. Si on les sensibilise, il y en aura peut-être trois, quatre, cinq ou six – et il n’en faut pas beaucoup – qui ressentiront profondément les choses. En fait, beaucoup ne font pas le lien entre le racisme lié à la couleur de la peau et l’homophobie ou le sexisme : pour eux, cela n’a rien à voir. On sait pourtant que des liens existent. Il est très important que les joueurs puissent le comprendre.
Je reste persuadé que la première des choses est de convaincre les joueurs, mais il faut aussi convaincre la Fédération, pour qu’elle mette en place certaines choses. Prenons l’équipe de France A : lorsqu’on y accède, on devrait, normalement, avoir été éduqué, dans le cadre des équipes de jeunes, à prendre position contre les injustices, mais il faut aussi que la Fédération vous autorise à le faire. S’il y a dans toutes les équipes de jeunes, tous les ans, une sensibilisation, les joueurs vont grandir et peut-être qu’il sera naturel pour eux, quand ils arriveront dans l’équipe A, de dire certaines choses, mais il faudra qu’ils soient accompagnés par l’institution. Quand j’étais joueur de foot et que j’ai commencé à prendre certaines positions, des dirigeants, des entraîneurs sont venus me voir pour me dire d’arrêter. Il faut que vous le sachiez. Ils me disaient : « Tu représentes un club. » Quand vous portez un maillot, vous n’êtes pas seul : le club peut être en désaccord avec ce que vous dites. C’est donc plus compliqué qu’on le pense.
Vous pouvez répondre au club que vous direz ce que vous avez envie de dire, mais il faut être un certain type de joueur pour cela. Tout le monde ne peut pas le faire. Quand vous êtes un grand joueur, ou que vous êtes considéré comme tel, vous le pouvez. Mais il faut aussi avoir eu une éducation qui vous conduise à lutter contre votre propre institution. C’est pour cette raison que j’insiste sur l’éducation. On demande très souvent des choses aux joueurs – d’arrêter de faire ceci ou au contraire de faire ou dire cela. Si la plupart d’entre eux ne font rien, c’est parce qu’ils ne veulent pas de problème : ils pensent que le club pourrait ne pas être d’accord.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. M. Le Graët s’était prononcé contre le port du brassard de soutien à la cause LGBT, craignant de faire passer les joueurs pour des donneurs de leçons. Étiez-vous personnellement favorable au port de ce brassard et en avez-vous discuté avec Noël Le Graët ? Avez-vous regretté que la Fifa décide d’interdire le port de ce brassard au motif qu’il n’était pas fourni par elle ?
M. Lilian Thuram. Je n’ai pas discuté avec M. Le Graët de ces questions. Il est toujours important de dénoncer les injustices : je suis pour tout acte qui pourrait faire avancer les choses. Cela dit, je suis conscient qu’il ne s’agit pas que de foot, surtout lorsqu’on parle de la Coupe du monde : il y a aussi des enjeux d’argent et des enjeux politiques. Vous voyez ce que je veux dire.
À partir du moment où la Fédération interdit de faire quelque chose, aucun joueur ne le fera. Une fois encore, vous représentez un club. Cela ne veut pas dire que les joueurs n’ont pas envie, mais ils ont quelqu’un au-dessus d’eux qui leur dit : « Voilà notre positionnement. » Dès lors que vous appartenez à un collectif, vous acceptez ce positionnement, même si vous ne partagez pas les idées en question. C’est pour cela que je dis que beaucoup de choses doivent venir de la Fédération et qu’il faut éduquer les joueurs.
Quand vous n’allez pas dans le sens qui est celui de votre autorité, il y a des conséquences et il faut apprendre aux joueurs à les accepter. Chacun le sait. Historiquement, des joueurs ont été contre leur institution, et ils en ont payé le prix. Il est très intéressant de connaître l’histoire des luttes pour la justice à travers le sport. Si vous connaissez l’histoire de Mohamed Ali, par exemple, vous allez peut-être raisonner différemment. De même, si vous connaissez l’histoire des athlètes américains lors des Jeux olympiques de 1976, vous allez réagir différemment. Être éduqué, cela vous met souvent en mouvement : vous n’êtes pas obligé de subir. Mais si vous avez des athlètes extrêmement éduqués sur tous ces sujets, cela vous met en danger – et c’est vrai dans tous les domaines.
M. Stéphane Buchou (RE). Ce que vous dites est vraiment passionnant. Essayons d’aller au fond des choses. Vous avez dit, en gros, qu’il ne fallait pas que les joueurs soient trop éduqués : sinon, cela pose des problèmes.
M. Lilian Thuram. Non, je suis pour qu’ils soient éduqués.
M. Stéphane Buchou (RE). J’ai bien compris que vous plaidiez en ce sens, mais que vous pensiez que cela pourrait un peu ébranler le système.
Vous avez dit qu’il y avait des conséquences lorsqu’on n’était pas en phase avec l’institution. C’est vrai dans le football, comme dans tous les secteurs d’activité. Nous ne sommes pas naïfs : l’éducation compte, mais nous avons le sentiment que le plafond de verre ne sera jamais brisé. Je crois donc qu’il faut un choc. Il ne pourra venir que de ceux qui ont le plus de notoriété, ceux à qui on se réfère le plus. Qui connaît les présidents de club ou les arbitres ? Peu de gens, au-delà du microcosme du sport. Quand vous avez gagné la Coupe du monde en 1998, vous étiez en revanche mondialement connu, comme Zinédine Zidane, Didier Deschamps, Laurent Blanc ou Marcel Desailly. Vous avez donc une responsabilité très importante.
J’ai l’impression, vingt-cinq ans plus tard, qu’on n’a pas beaucoup avancé. À vous entendre, et je pense que c’est la réalité, bien sûr, un poids écrasant continue à peser. Les fédérations et les clubs ne se sont pas réellement emparés de ces questions et étouffent même quelque peu les affaires. Vous avez parlé des centres de formation des clubs, par lesquels passent les futurs internationaux, mais vous avez également rapporté qu’on vous avait dit de vous taire, parce que cela ne correspondait pas à la politique du club ou qu’on ne voulait pas qu’il soit éclaboussé. Ce qui est vrai au sein de la Fédération l’est donc aussi dans les clubs professionnels. Dès lors, comment faire ?
M. Lilian Thuram. Le football n’est pas en dehors de la société : ce qui se passe dans la société se passe aussi dans le football. Quand je dis que je suis pour l’éducation des joueurs, c’est afin qu’ils comprennent qu’ils peuvent agir pour le changement. Seulement, et c’est là que je ne suis pas d’accord, on oublie la responsabilité de ceux qui sont chargés de changer les choses. Si le racisme, par exemple, perdure dans nos sociétés, ce n’est pas lié aux individus, mais aux discours politiques. Ce sont eux qui légitiment des discours racistes dans notre société et qui font que le racisme perdure. Ce sont aussi les discours politiques qui légitiment le sexisme. Je fais partie de ceux qui regardent tout en haut et qui questionnent ce qui s’y passe, avant de questionner d’autres acteurs. Je dis que chacun de nous doit s’éduquer à prendre la parole, à dénoncer les choses, à comprendre et à se mettre en mouvement, mais je n’oublie pas que ceux qui sont garants du changement, ce sont ceux qui se trouvent au-dessus.
M. Stéphane Buchou (RE). S’agissant de ceux qui sont tout en haut, vous avez raison, mais les joueurs de foot professionnels en font partie – au moins les internationaux. Vous êtes adulés et suivis. Ce n’était pas le cas à votre époque, mais les joueurs de foot d’aujourd’hui ont des milliers de followers sur les réseaux sociaux. Je suis d’accord avec ce que vous avez dit au sujet du discours politique, mais désormais tout est politique et je crois beaucoup en l’exemplarité des uns et des autres.
Vous avez dit tout à l’heure : « Encore faudrait-il que les joueurs sachent ce que sont le racisme, le sexisme et l’homophobie. » Tout le monde est informé, surinformé et parfois même désinformé. Croyez-vous sincèrement qu’un international, en 2023, ne sait pas ce que sont l’homophobie, le sexisme et le racisme ? À supposer qu’il n’en ait pas été victime lui‑même…
M. Lilian Thuram. Puis-je vous poser une question ? Pendant combien d’années la France a-t-elle eu des lois racistes ?
M. Stéphane Buchou (RE). Je ne sais pas répondre à cette question.
M. Lilian Thuram. Il faut connaître et comprendre les mécanismes du racisme – c’est de cela que je vous parle. On peut le subir et ne rien comprendre à son histoire. Si vous voulez parler du racisme, il faut connaître le Code noir et le code de l’indigénat. Il faut savoir que le monde moderne s’est construit selon des hiérarchies établies en fonction de la couleur de la peau et qu’il y avait des lois en la matière. Vous ne savez peut-être pas qu’une police des Noirs a existé en France.
Il y a aussi des choses à savoir en ce qui concerne le sexisme et l’homophobie, au lieu de rester à la surface. Éduquer à comprendre les mécanismes est fondamental pour se mettre en mouvement. Il faut aussi comprendre que tout changement advient grâce à une minorité. Les joueurs se disent très souvent qu’ils ne sont pas assez nombreux, mais ils ont tort : ce n’est pas le nombre qui fait la différence.
Pour répondre à votre question, oui, en 2023, la grande majorité des gens ne connaissent pas l’histoire du racisme et ne connaissent donc pas les stratégies de lutte qui permettent d’avancer.
M. Stéphane Buchou (RE). Mais ils savent ce qu’est un acte raciste.
M. Lilian Thuram. Je vous parle de connaître le racisme. On peut ne pas le voir, ne pas analyser un acte sous cet angle. On peut aussi ne pas voir qu’un acte est homophobe ou sexiste, parce qu’on n’a pas été éduqué à comprendre. Il faut analyser avec sérieux les choses, la société dans laquelle nous vivons et tirer le fil, pour comprendre qu’il y a un passé derrière tout cela. En matière de racisme, c’est la construction de certaines catégories qui crée un problème. Je vais vous poser une autre question : êtes-vous blanc ?
M. Stéphane Buchou (RE). Je le crois, oui.
M. Lilian Thuram. Depuis quand l’êtes-vous ?
M. Stéphane Buchou (RE). Depuis quarante-neuf ans.
M. Lilian Thuram. Et êtes-vous blanc comme ce gobelet ? Être blanc est une construction idéologique et politique. C’est cela qu’il faut analyser – c’est le but de la Fondation – pour connaître l’origine de notre façon de penser, de réfléchir, en lien avec des catégories qui sont des constructions : le Blanc et le Noir n’existent pas. Vous pouvez alors vous mettre en mouvement honnêtement. S’il s’agit de dire « non » au racisme, au sexisme et à l’homophobie, c’est très bien, mais on ne va pas avancer rapidement. Or c’est ce qu’on fait aujourd’hui : on traite les choses d’une façon extrêmement superficielle. Les gens ont des attitudes dont ils n’ont pas conscience.
Quand M. Le Graët, par exemple, dit qu’il y a très peu de racisme, il a une démarche honnête, mais il ne se rend pas compte de la gravité de ses propos – il ne voit pas à quel point ils sont humiliants. En même temps, en tant que président de la Fédération française de football, il veut peut-être sauvegarder l’image du foot : il tient, en fait, à ce qu’on en ait une bonne opinion. J’essaie toujours de me mettre à la place de l’autre pour essayer de comprendre ce qu’il dit et pourquoi il le dit.
Il faudra, pour traiter sérieusement ces questions, pouvoir en débattre à la Fédération et avec les jeunes joueurs. Une personne noire peut subir le racisme, mais ne rien y comprendre.
M. Stéphane Buchou (RE). On ne se place pas sur la même échelle : vous pensez au temps long, à un travail d’introspection par rapport à l’histoire, à tout ce qui a pu se passer dans nos sociétés, ce qui est très intéressant. Vous avez très clairement identifié ce qui fera, sur le plus long terme, qu’on mettra fin aux situations dont nous parlons. Mais il y a aussi des déclarations et des actes qui doivent être traités sur le temps court, voire très court, même si cela ne permet pas de faire tout le travail, absolument nécessaire, que vous avez évoqué – bravo de le faire au sein de votre fondation, et si nous pouvons vous y aider, nous le ferons évidemment. Je maintiens que nous avons, les uns et les autres, une très lourde responsabilité.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Monsieur Thuram, la manière dont vous abordez le sujet est vraiment intéressante. C’est la première fois que nous entendons une réflexion aussi poussée sur la manière de lutter contre le racisme. Cela fait entre trente et cinquante ans qu’il n’y a pas eu d’évolution – des joueurs ont même dit que la situation s’était aggravée dans certains sports. Ce que je comprends de ce que vous dites, c’est qu’organiser des ateliers, comme on le fait aujourd’hui en matière d’information et de prévention, et dire simplement aux gens que le racisme et l’homophobie, ce n’est pas bien, sans déconstruire les mécanismes qui conduisent à ce qu’il y ait des phénomènes racistes, homophobes et sexistes dans la société, ce n’est finalement que de l’affichage et non un travail de fond qui permettrait de changer la société en profondeur, d’avancer réellement et d’obtenir des résultats très précis. Même si la déconstruction peut prendre du temps, on doit tenir les deux bouts en même temps : il faut non seulement des sanctions et de l’information, mais aussi une déconstruction.
M. Lilian Thuram. Je pense exactement comme vous.
J’ai lu les journaux dernièrement… Je vais essayer d’être calme – je sens que l’émotion me prend. Dans l’histoire des maillots arc-en-ciel, un entraîneur a fait une sortie surréaliste. Il a dit qu’il fallait arrêter avec ces maillots, parce que certains ne voulaient plus jouer alors que le maintien pouvait dépendre d’un ou deux points en fin de saison. Cette personne ne se rend pas compte de ce qu’est l’homophobie. C’est de la violence : on tue et on met des gens en prison pour ce qu’ils sont. C’est aussi du mépris dans les familles, des enfants qui se retrouvent à la rue. Voilà ce qu’est l’homophobie.
Si on donne un maillot arc-en-ciel à des joueurs sans leur expliquer de quoi il s’agit, ils ne comprendront pas et ils ne sauront pas à quel point c’est répandu dans la société. Des enfants se suicident parce qu’ils sont homosexuels. Et c’est à cause de nous ! C’est cela qu’il faut dire aux gens : des enfants se suicident. Des parents peuvent tenir à table des propos super-homophobes, parce qu’ils ne savent pas que tu es homosexuel. Le racisme lié à la couleur de la peau, ce n’est pas pareil : quand on est à table en famille, on ne t’insulte pas à cause de la couleur de ta peau, parce qu’on est de la même famille. L’homophobie, elle, peut être vécue dans le cadre familial.
M. Stéphane Buchou (RE). On sait qu’elle tue.
M. Lilian Thuram. Beaucoup de gens ne le savent pas. On leur demande de participer à un truc, alors qu’ils ne comprennent pas la gravité des choses. Si on veut qu’elles changent, il faut en discuter, en débattre sereinement. Cela ne prend pas toujours beaucoup de temps, et une fois qu’on a compris, c’est pour la vie. Vous ne pouvez plus faire autrement, car vous voyez ce qu’il y a derrière : ce n’est pas simplement un maillot. Mais qui l’a expliqué aux joueurs ? Peut-être personne.
Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). On nous a effectivement dit hier qu’on leur demandait de porter ces maillots sans leur donner des explications.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Merci, sincèrement, monsieur Thuram. Votre audition était poignante. J’ai souvent eu l’occasion de le dire à propos des témoignages de victimes, notamment celles de violences sexistes et sexuelles – nous en avons reçu quelques‑unes –, mais la violence transparaissait également dans le constat que vous avez fait.
N’hésitez pas à revenir vers nous si vous souhaitez compléter vos propos, en particulier pour faire des propositions.
La commission auditionne M. Philippe Baylac, secrétaire général adjoint, permanent du Syndicat de l’encadrement de la jeunesse et des sports (SEJS).
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous accueillons à présent M. Philippe Baylac.
Monsieur, vous êtes secrétaire général adjoint, permanent du Syndicat de l’encadrement de la jeunesse et des sports (SEJS), et vous travaillez actuellement au sein du service départemental à la jeunesse, à l’engagement et au sport de Seine-et-Marne, à Melun.
Je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de votre disponibilité pour répondre à nos questions.
Nous avons entamé les travaux de cette commission d’enquête le 20 juillet dernier. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations. Nos travaux portent sur trois axes, à savoir les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, les discriminations sexuelles et raciales et les problématiques liées à la gouvernance financière des organismes de gouvernance du monde sportif.
Monsieur, que pensez-vous du cadre existant pour prévenir, détecter, signaler et sanctionner les faits qui entrent dans le périmètre de cette commission ?
La gouvernance du sport est pour le moins complexe. Sur les sujets qui intéressent notre commission, les missions et les responsabilités de chacun sont-elles suffisamment claires et sont-elles exercées de manière satisfaisante ?
Que pensez-vous des moyens et actions mis en œuvre par les fédérations dans ce domaine ? Que pensez-vous des conditions et modalités d’exercice de leurs missions par les services de l’État ?
De manière générale, la gouvernance du sport vous paraît-elle satisfaisante ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges pendant environ une heure, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Philippe Baylac prête serment.)
M. Philippe Baylac, secrétaire général adjoint, permanent du Syndicat de l’encadrement de la jeunesse et des sports (SEJS). Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre invitation.
Je suis inspecteur de la jeunesse et des sports depuis 2003. Entre 2003 et 2006, j’ai occupé le poste de chef du pôle « observation, emploi et réglementation sportive » à la direction régionale et départementale de la jeunesse et des sports de Paris-Île-de-France. De 2006 à 2015, j’ai exercé la fonction de chef du pôle « sport » à la direction départementale à la jeunesse et au sport (DJDS), puis à la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) de Seine-et-Marne.
Je vous ferai part de certaines expériences que j’ai vécues dans mes fonctions d’inspecteur. Toutefois, je recommanderais à la commission d’auditionner des collègues actuellement en fonction de sorte à recueillir davantage de précisions. En effet, actuellement, je dispose d’une décharge de 80 % et je bénéficie d’autorisations spéciales d’absence pour les 20 % restants en raison de mes activités syndicales, à savoir notamment siéger en comité social d’administration ministériel jeunesse et sport (CSAM JS), participer à de nombreuses instances et travaux syndicaux, etc. En quelque sorte, je ne suis plus en exercice depuis 2015.
Je souligne que je suis permanent et élu. Actuellement, j’occupe la fonction de secrétaire général adjoint et je suis élu au bureau national du syndicat de l’encadrement de la jeunesse et des sports, affilié à l’Union nationale des syndicats autonomes Éducation (Unsa Éducation). Il s’agit du principal syndicat auquel adhèrent les inspecteurs de la jeunesse et des sports (IJS). Il est très représentatif puisqu’il affiche un taux de syndicalisation d’environ 40 % et il a également obtenu de bons résultats aux élections professionnelles : 85 % des voix aux élections à la commission administrative paritaire (CAP) des IJS en 2018 et plus de 70 % des voix aux élections à la CAP de catégorie des personnels d’inspection (inspecteurs de l’Éducation nationale, inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux et inspecteurs de la jeunesse et des sports) de décembre 2022, une nouveauté regrettable découlant de la loi de transformation de la fonction publique.
Les IJS constituent un corps de catégorie A+. Leur statut, leur référentiel professionnel, donnent aux inspecteurs de la jeunesse et des sports la mission d’intervenir dans la promotion des activités physiques et sportives ainsi que des activités de jeunesse, conformément aux priorités ministérielles. Ils exercent également des contrôles sur ces activités afin de garantir le respect de la réglementation et d’assurer, ce faisant, la sécurisation des pratiques. Ils encadrent les équipes de la jeunesse et des sports et sont en quelque sorte des ingénieurs territoriaux. Ces équipes comprennent principalement des conseillers de catégorie A. Il s’agit notamment des conseillers d’éducation populaire et de jeunesse et des professeurs de sport. Ils encadrent également des personnels administratifs qui apportent leur collaboration indispensable au bon fonctionnement des services.
Les IJS sont très largement affectés dans les services déconcentrés du ministère. Ces services sont rattachés à l’Éducation nationale, aux rectorats au niveau régional, pour ce qui concerne les délégations régionales académiques à la jeunesse, à l’engagement et aux sports (Drajes), et aux directions de services départementaux de l’Éducation nationale (DSDEN), pour ce qui regarde les services départementaux à la jeunesse, à l’engagement et aux sports (SDJES).
Actuellement, nous comptons 326 IJS et environ 40 % d’entre eux, soit un effectif de 130, travaillent dans les services départementaux et 23 % occupent des fonctions dans les services régionaux, à savoir les Drajes.
Si vous me le permettez, madame la présidente, je souhaiterais axer mon intervention sur la situation des services déconcentrés, SDJES et Drajes, ainsi que sur le développement et la sécurisation du sport pour tous. En effet, je ne suis pas un expert du sport de haut niveau car je n’ai pas travaillé sur ces questions-là.
Alors que sont déjà intervenus notamment des associations de victimes, des victimes des violences sexistes et sexuelles, des élus, des responsables fédéraux, des hauts fonctionnaires, je suis très heureux de porter la parole des inspecteurs de la jeunesse et des sports, notamment de ceux qui sont en contact direct avec le mouvement sportif de base, à savoir les comités régionaux, les comités départementaux sportifs, les clubs, les éducateurs sportifs, etc., d’expliquer les difficultés auxquelles ils sont exposés et, éventuellement, d’examiner avec vous des pistes de solution.
À ce titre, je souhaiterais m’exprimer notamment sur deux aspects qui me paraissent importants, à savoir, d’une part, les difficultés de gouvernance induites par la création de l’Agence nationale du sport (ANS) et, d’autre part, l’action des services déconcentrés en matière de prévention et de lutte contre les violences dans le sport, notamment au titre des violences sexistes et sexuelles dans le sport. Dans ce cadre, je tiens à souligner les difficultés auxquelles nous sommes confrontés en raison d’un manque de moyens, d’un défaut de cadrage et de la nécessité de protéger également les personnels.
Au-delà, je répondrai aux questions de la commission dans la limite de mes connaissances.
S’agissant de l’Agence nationale du sport, il nous semble qu’elle n’apporte aucune plus-value en matière de développement du sport en France, et ce pour trois raisons.
En premier lieu, la création de cette agence complexifie inutilement le schéma de gouvernance et brouille la lisibilité de l’organisation du sport en France. La direction des sports du ministère rencontre des difficultés de positionnement par rapport à l’Agence nationale des sports, opérateur qui s’arroge parfois des prérogatives qui outrepassent son périmètre. Dans le passé, la direction des sports du ministère remplissait les missions attribuées désormais à l’Agence nationale du sport et cette évolution n’apporte aucune plus-value dans l’exercice de ces missions. La Cour des comptes l’a d’ailleurs souligné dans un rapport de 2022, consacré à l’Agence nationale du sport et la nouvelle gouvernance du sport et qui suggère que la direction des sports se recentre sur ses missions.
Dans les services déconcentrés, notamment les services départementaux, les agents, sont le plus souvent cantonnés à des missions de référents de dispositifs – par exemple le savoir rouler à vélo, l’aisance aquatique, etc. –, ce qui pose problème. Ils se trouvent un peu dépossédés de certaines missions et ne sont plus aussi bien positionnés en tant qu’agents de développement du sport auprès des partenaires institutionnels. L’ANS s’appuie également sur les agents des services déconcentrés qu’elle utilise de manière descendante sans se soucier des réalités locales.
Il s’ensuit une difficulté de lisibilité pour les associations qui sollicitent des financements. Il existe désormais deux circuits de financement, à savoir les projets sportifs fédéraux et les projets sportifs de territoire. Il n’est pas aisé de s’y retrouver. J’ai travaillé longtemps avec des membres du mouvement sportif, avec des dirigeants de club, et je tiens à souligner leur grand engagement et leur volonté de développer le sport. Très souvent, ils m’interrogeaient quant à la mise en œuvre des priorités ministérielles et aux modalités d’obtention des subventions. Cette nouvelle complexité nuit à leur capacité d’engagement.
Dès lors, nous considérons que la complexification croissante liée à la création de l’ANS ne participe pas au bon développement du sport et à une mise en œuvre satisfaisante des politiques sportives.
En deuxième lieu, le mode de fonctionnement de cette agence ne permet pas d’augmenter et d’optimiser le financement du sport. L’ANS est constituée sous la forme d’un groupement d’intérêt public et normalement, chaque participant doit apporter son écot à la participation de cette instance. En 2022, le rapport d’activité de l’ANS fait état d’un financement de l’État à hauteur de 482,7 millions d’euros sur un total de 488,5 millions d’euros. L’État se révèle donc être quasiment le financeur unique de l’ANS. Le mouvement sportif n’a pas les moyens de financer cette agence puisqu’il est très largement dépendant de subventions. Il est également regrettable que les collectivités territoriales ne participent pas au financement de cette instance mais elles sont régies par le principe de libre administration. Elles sont certes représentées par des associations au niveau national – l’Association des maires de France, l’Association des départements de France, l’Association des régions de France – mais ces associations n’ont probablement pas la possibilité de participer au financement de cette agence. Quid des entreprises qui sont le quatrième partenaire de cette instance ? Je ne suis pas certain que les entreprises souhaitent contribuer financièrement au fonctionnement de l’Agence nationale du sport plutôt que de financer directement des projets, des sportifs ou des événements qui leur donnent une plus large visibilité médiatique.
L’Agence nationale du sport n’apporte donc aucune augmentation du financement. En outre, il en résulte que l’État perd assez largement la maîtrise de l’octroi de ses propres financements et donc se trouve aussi privé de certains leviers d’intervention puisque certaines subventions sont attribuées directement par le mouvement sportif.
En troisième lieu, il existe en effet une forme de risque de clientélisme avec les projets sportifs fédéraux qui représentent une enveloppe de 75 millions d’euros. Selon le site de l’ANS, ces crédits sont gérés par les fédérations sportives, agréées par le ministère des sports, et ils visent à financer des actions qui répondent aux orientations prioritaires de développement fixées par les fédérations. Je pense que l’on peut faire assez largement confiance au mouvement sportif. J’ai beaucoup apprécié de travailler avec lui au niveau départemental. Toutefois, notre syndicat estime que ce mécanisme relève d’un vice de conception, car il peut induire des dérives et, j’y insiste, un risque de clientélisme.
Le rôle de l’État consiste à garantir une éthique et une égalité de traitement, notamment dans l’octroi des financements. Or, il n’est pas certain qu’il puisse assurer cette mission dans ce type d’organisation. Il est légitime de s’interroger.
L’ANS a succédé au Centre national pour le développement du sport (CNDS). Avec mes équipes en Seine-et-Marne, nous avions contribué à la mise en place du CNDS, en étroite collaboration avec le mouvement sportif. Un membre de mon équipe, professeur de sport, était président d’un club de canoë-kayak et il n’était pas question qu’il instruise des subventions des clubs et du comité départemental de la discipline canoë-kayak. Je ne doutais pas de son intégrité, mais je ne souhaitais pas prendre le risque de nous voir accusés de partialité et notre honorabilité mise en cause à l’occasion de l’octroi des subventions. La même règle prévalait pour les membres du comité départemental olympique et sportif (CDOS). D’un commun accord, ceux qui relevaient d’une discipline particulière se déportaient en cas de demande de subvention des clubs ou du comité départemental de cette discipline. Cela permettait de garantir l’égalité de traitement et l’éthique.
Dans le train entre la Seine-et-Marne et Paris, j’ai rencontré le président d’un grand club de gymnastique de Seine-et-Marne auquel nous avions octroyé des subventions assez importantes parce qu’il était très engagé dans les priorités ministérielles, l’accès à la pratique sportive des publics éloignés, et il présentait toutes les garanties d’éthique. Il représentait un des clubs phares du département. S’agissant de la mise en place de l’ANS, ce président m’a indiqué que, n’entretenant pas d’excellentes relations avec la Fédération française de gymnastique, il n’était pas sûr d’obtenir le même niveau de subventions que celui que l’État lui accordait sur les crédits du CNDS. Pour ces crédits, l’État, qui instruisait les demandes de subvention conjointement avec le mouvement sportif, veillait à respecter une égalité de traitement et à allouer les subventions de façon pertinente et conformément aux priorités ministérielles qui nous avaient été assignées.
Le rôle de l’État a souvent été remis en cause. Jeunesse et Sport est une administration menacée de disparition depuis des décennies. Son action et son rôle ont fait l’objet de nombreuses évaluations. Je souhaiterais qu’il soit procédé à une évaluation sérieuse de l’action de l’Agence nationale du sport, ce que nous ne sommes jamais parvenus à obtenir par exemple en CSAM JS. Sa création apporte-t-elle une plus-value ? Participe-t-elle véritablement au développement et au bon fonctionnement du sport en France ? Peut-être l’Assemblée nationale et les députés, dans le cadre des travaux d’enquête qu’ils mènent, pourraient-ils se pencher sur cette question.
Je pense qu’il importe de redonner des crédits aux services départementaux qui en sont actuellement privés. Ils instruisent des demandes, mais celles concernant les projets sportifs territoriaux sont traitées plutôt à l’échelon régional. Il convient, pour sortir des effets d’annonce, de se recentrer sur l’accompagnement local des clubs que les services déconcentrés connaissent bien et d’essayer d’apprécier au plus juste l’effet levier d’une subvention sur le développement du sport au niveau local. À titre d’exemple, une maison sport-santé lutte-t-elle mieux contre la sédentarité qu’une association de gymnastique volontaire dans un territoire isolé qui propose à des femmes et des hommes loin de tout trois séances de gymnastique par semaine ? Il est essentiel de s’interroger, en effet.
Nous souhaitons pouvoir aider au plus près les associations qui participent au maillage territorial et qui proposent une offre sportive adaptée à la population, au plus proche de ses besoins.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. En 2017, le budget du CNDS s’élevait à 285 millions d’euros et le budget de l’ANS en 2022 s’élevait à 461 millions d’euros. Force est de constater une importante progression au cours des cinq dernières années.
M. Philippe Baylac. J’en conviens. Toutefois, force est de constater que ce budget émane presque exclusivement de l’État. Il existe également des effets conjoncturels liés aux Jeux olympiques.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Les ressources de l’ANS sont bien sûr fléchées en fonction de la politique du ministère des sports, notamment vers la rénovation des équipements sportifs et des cours d’école.
M. Philippe Baylac. Dès lors que l’État attribue des budgets plus élevés au développement du sport en France, je ne peux que souscrire, sachant que le budget octroyé par l’État a longtemps été assez famélique.
Nous constatons cette augmentation du budget et des ressources allouées par l’État en faveur du développement du sport. Néanmoins, ainsi que je l’ai évoqué précédemment, il est paradoxal que l’État ne dispose pas de la totale maîtrise de ses crédits afin d’exercer un effet de levier de sorte à les utiliser de façon la plus pertinente possible tout en se concertant avec le mouvement sportif et les autres financeurs.
Quoi qu’il en soit, je me réjouis au plus haut point que l’État augmente ses financements du développement du sport en France.
Le deuxième axe de mon intervention réside dans la prévention et la lutte contre les violences dans le sport.
L’action des services déconcentrés de l’État en matière de prévention et de lutte contre les incivilités et les violences, notamment les violences sexistes et sexuelles dans le sport, est indispensable. On ne peut que se réjouir des dispositions mises en place dernièrement qui visent à garantir une meilleure éthique. Après avoir écouté les déclarations de la directrice des sports, Mme Bourdais, je me réjouis des efforts constatés au niveau fédéral à ce sujet ainsi que de la mise en place de la cellule signal-sports qui apporte une plus-value et participe à la libération de la parole.
Cependant, je tiens à souligner plusieurs difficultés.
La première grande difficulté à laquelle nous sommes confrontés réside dans l’inadéquation entre les missions et les moyens. En effet, le secteur à contrôler est extrêmement vaste. Ainsi, 65 % des Français pratiquent une activité physique et sportive. On recense 16 millions de licenciés sportifs en France, parmi lesquels 10 millions ont moins de trente ans, répartis dans 163 000 clubs. Selon la circulaire du 18 juillet 2023, la France compte 300 000 établissements d’activités physiques et sportives. Nous contrôlons non seulement les clubs, mais également les établissements régis sous une forme commerciale, notamment les centres de remise en forme, certains centres équestres, etc. Nous comptabilisons également 220 000 éducateurs sportifs professionnels, sans compter les 2 millions de bénévoles qui interviennent dans le champ du sport auprès du public. À titre d’exemple, lorsque j’étais en activité, le plus souvent, j’étais le seul inspecteur pour le sport en Seine-et-Marne, département qui comprenait 2 800 clubs et 300 000 licenciés sportifs.
Cette difficulté existe aussi s’agissant des objectifs ministériels assignés. Nous assumons non seulement le contrôle et la sécurisation des pratiques, mais également de nombreuses autres tâches. Chaque année, une directive nationale d’orientation nous est transmise dans laquelle les ministres, c’est-à-dire la secrétaire d’État à la jeunesse et la ministre des sports, nous assignent des objectifs. La dernière date de septembre 2023 et concerne l’année scolaire 2023-2024. Outre l’accent porté sur les Jeux olympiques et paralympiques et la désignation des activités physiques et sportives comme grande cause nationale de l’année 2024, la circulaire comporte six axes.
L’un d’eux porte non seulement sur la réglementation des activités de jeunesse, puisque nous contrôlons également les accueils collectifs de mineurs, c’est-à-dire les centres de loisirs, les séjours de vacances, les colonies de vacances, mais également sur la réglementation relative aux établissements d’activités physiques et sportives et aux éducateurs sportifs. Ce cinquième axe est ainsi intitulé « Conforter la dimension sociale et inclusive du sport, sécuriser les pratiques et renforcer l’éthique et l’intégrité ». Les principales actions mentionnées résident dans le développement des maisons sport-santé, de l’activité physique et sportive en milieu professionnel, du parasport, du réseau des clubs sportifs engagés ainsi que dans le contrôle des activités physiques et sportives, lequel induit l’ouverture et la conduite des enquêtes administratives qui s’imposent, la lutte contre toutes les formes de dérive et d’incivilité dans le sport, la prévention du repli identitaire et du risque de dérive séparatiste, liés non seulement à la radicalisation religieuse, mais également à d’autres comportements portant atteinte aux valeurs de la République, la prévention et la lutte contre le dopage et même la participation à la force d’action républicaine. Sur ce dernier point, nous avons été rassurés en ce sens qu’on nous a indiqué que nous ne servirions pas d’auxiliaire aux policiers de la brigade anticriminalité, mais que nous pourrions nous limiter à notre champ d’intervention.
Force est de constater que nos missions s’étendent dans un champ extrêmement large, sachant que je n’ai développé succinctement qu’un seul des six axes fixés par nos ministres de tutelle.
Un autre axe consiste à encourager l’engagement de la jeunesse. Il comprend le service civique, l’accompagnement et le développement du bénévolat ainsi que le service national universel (SNU).
S’agissant du service national universel, des enquêtes ont été menées par un organisme indépendant, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). D’autres enquêtes ont été diligentées en interne par le service de l’action administrative et des moyens (Saam) du ministère de l’Éducation nationale. Ces enquêtes ont montré que l’organisation et la gestion des séjours de cohésion du SNU qui incombent aux services sont très chronophages. Il s’avère donc complexe de consacrer du temps à d’autres sujets parce que cette charge de travail est écrasante.
Il convient de mesurer cette activité à l’aune de l’augmentation des signalements liés à la libération de la parole. Depuis la création de Signal-sport, 1 000 signalements ont été enregistrés en plus de trois ans à l’issue desquels les préfets ont délivré 400 mesures d’interdiction sur proposition des IJS.
La libération de la parole est très positive, car elle a permis de révéler beaucoup de situations inacceptables et d’induire leur traitement par les services de l’État. Toutefois, cette augmentation de l’activité s’est également traduite par un surcroît de travail pour les agents. Pour certains collègues chefs de SDJES que j’ai sollicités, le nombre d’ouvertures d’enquêtes administratives accuse une hausse significative d’environ 300 %.
Il importe de rapporter l’ensemble des missions assignées par nos ministres de tutelle aux effectifs des services déconcentrés « Jeunesse et Sports ». Environ 130 IJS travaillent dans les services départementaux. Une enquête relative à l’adéquation entre les missions et les moyens a été menée par l’administration, en l’occurrence le Saam, et présentée en juin 2023 à un groupe de travail réunissant l’administration et les organisations syndicales institué par le ministère, qui a pris conscience du problème. En voici les résultats : au niveau départemental, 1 274 agents sont employés dans les SDJES parmi lesquels 720 assument des missions liées à la jeunesse, 446 sont sur des missions de sport et les 108 autres assurent des fonctions supports. Parmi eux, 193 travaillent sur des missions régaliennes du sport, à savoir la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, l’inspection, le contrôle et l’évaluation dans le champ du sport, la police administrative, la lutte contre la radicalisation, la prévention du dopage, l’homologation des équipements et la déclaration des manifestations sportives. Donc, environ deux agents seulement dans chaque département sont affectés à des missions régaliennes dans le champ du sport et à mettre en regard de cette multitude de tâches.
Il me semble capital de souligner ce problème de moyens auprès des membres de votre commission et de leur indiquer qu’assurer l’ensemble des missions qui nous sont confiées représente une gageure, en particulier les missions régaliennes, qui relèvent de l’État et présentent un caractère prioritaire.
Nous avons pâti d’une chute très marquée des effectifs. Entre 2003 et 2018, ils ont pratiquement diminué de moitié. Le nombre d’inspecteurs de la jeunesse et des sports a certes légèrement augmenté depuis 2021 et on constate actuellement une volonté de notre administration, tout à fait louable, d’augmenter les recrutements.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Vingt équivalents temps plein seront recrutés en 2023 et le budget de 2024 prévoit trente-six embauches.
M. Philippe Baylac. En effet, et je m’en réjouis car, pendant longtemps, les plafonds d’emplois des ministères sociaux ont diminué et nous avions le sentiment d’appartenir à un secteur plus atteint par cette réduction que d’autres. Je loue l’investissement de nos ministres de tutelle pour faire en sorte de regonfler les effectifs, mais au regard de la chute antérieure, la problématique demeure prégnante. Certains départements ne disposent d’aucun inspecteur de la jeunesse et des sports et sont donc démunis au regard des travaux qu’ils doivent mener.
L’effort actuel pour augmenter significativement les effectifs peinera à compenser les nombreuses années de diminution. Il conviendrait de poursuivre cette évolution positive sur plusieurs années pour que nous soyons en capacité d’assurer l’ensemble de nos missions. Nos ministres de tutelle se sont engagés sur un plan d’adéquation entre les missions et les moyens, nous verrons ce qu’il en résultera.
Il conviendrait peut-être de travailler également sur l’attractivité. En 2023, vingt-huit postes étaient ouverts au concours pour les IJS. Dans les années 2010 et jusqu’à 2021, période au cours de laquelle les IJS étaient gérés par le ministère en charge des affaires sociales, les ouvertures de postes au concours d’IJS se situaient entre cinq et dix, à mettre en regard d’environ une quinzaine de départs à la retraite par an. Toutefois, en 2023, il n’a pas été possible de pourvoir les vingt-huit postes ouverts. Seuls vingt lauréats ont été recrutés. Sur trois cent cinquante inscrits au concours, cinquante et un se sont présentés aux épreuves d’admissibilité, soit un sur sept. Il existe un problème d’attractivité du fait que la rémunération n’est pas alignée sur celle des inspecteurs de l’Éducation nationale, inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux, qui relèvent pourtant de la même catégorie.
Le manque de cadrage constitue une difficulté supplémentaire pour mettre en œuvre des politiques de lutte et de prévention contre les incivilités et les violences sexistes et sexuelles dans le sport. Ce défaut de cadrage est perceptible de plusieurs manières.
D’abord, sur le plan juridique. Le code du sport prévoit deux types de procédures de police administrative, à savoir une police administrative des éducateurs, qui permet d’interdire d’exercer à ceux qui ne remplissent pas leurs obligations ou qui ont des comportements inappropriés, et une police administrative des établissements d’activités physiques et sportives relevant de l’article L. 322-5 du code du sport, qui peut amener à leur fermeture. Très concrètement, nous sommes saisis ou nous nous saisissons au niveau départemental. Généralement, nos collègues ne disposent pas d’une délégation de signature qui leur permette d’intervenir directement. Ils procèdent donc à des contrôles ou à des enquêtes administratives qu’ils transmettent à l’autorité préfectorale. Cette dernière a la possibilité d’intervenir et de décider ensuite des mesures de police administrative proposées par nos collègues qui rédigent à son intention des arrêtés d’interdiction d’exercer ou des arrêtés de fermeture pour les établissements d’activités physiques et sportives.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Pourriez-vous nous préciser les modalités de contrôle ? Les inspecteurs se déplacent-ils dans les lieux de sorte à réaliser un contrôle sur site, avec des documents ? Procèdent-ils à des auditions ?
M. Philippe Baylac. Les inspecteurs mènent deux grands types d’action, à savoir les contrôles et les enquêtes. En principe, les contrôles sont réalisés sur place, de manière inopinée ou non, cela dépend souvent de la taille de la structure – il faut être assuré de pouvoir rencontrer les personnes et de ne pas se déplacer pour rien. Ensuite, si aucune entorse à la réglementation n’est constatée, ou des entorses mineures, un accompagnement vers une mise en conformité avec la réglementation est décidé. C’est le cas le plus fréquent ; cela concerne par exemple un défaut d’affichage des cartes professionnelles qui ne justifie pas une fermeture. En pareil cas, nous adressons un courrier à l’établissement et, si nous en avons le temps, nous organisons une contre-visite.
En revanche, les entorses graves qui compromettent la sécurisation de la pratique nécessitent des mesures beaucoup plus fermes, qui peuvent aller de l’injonction de mise en conformité assortie d’un délai très court à des mesures plus lourdes de conséquences, prévues par les articles du code du sport, telles que l’interdiction d’exercer pour un éducateur ou la fermeture d’un établissement. Des arrêtés sont proposés aux préfets de département et soumis à leur validation.
Certains contrôles sont réalisés sur les déclarations des éducateurs. Ils sont effectués sur pièces, dans les services. Dans le passé, ces déclarations étaient rédigées sur papier. Désormais, je crois qu’elles sont déposées sous forme informatique. Mon équipe disposait des services d’un agent administratif qui contrôlait les pièces et me soumettait le cas dès lors qu’il soulevait un problème d’honorabilité, par exemple, si le casier judiciaire était « chargé ». J’examinais le dossier et, en fonction, nous délivrions ou non la carte professionnelle.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. De quelle manière les signalements sont-ils traités ?
M. Philippe Baylac. D’après ce que m’ont dit mes collègues, les signalements sont extrêmement divers ; ils concernent des situations bénignes comme des faits extrêmement graves nécessitant un traitement rapide et avisé. Ils sont transmis aux services départementaux qui ouvrent une enquête. La cellule signal-sports revient très rapidement vers eux pour connaître les suites données aux signalements qu’elle a reçus. Ces enquêtes nécessitent généralement d’auditionner les personnes mises en cause, voire des victimes, bien que nous ne soyons pas très bien outillés en la matière. Les auditions sont complexes à mettre en place. Elles sont toujours réalisées par plusieurs personnes du service et nécessitent une grande disponibilité pas toujours évidente, dès lors qu’il est nécessaire de mener d’autres actions urgentes et importantes comme l’organisation et la tenue des séjours de cohésion du SNU.
Ces enquêtes posent des difficultés à nos collègues, car elles mettent également en évidence une insuffisance de cadrage de la part du ministère.
S’agissant des contrôles, l’instruction du 18 juillet 2023 fixe comme objectif de réaliser environ 6 200 contrôles d’établissement d’activités physiques et sportives, soit une soixantaine par département.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous soulignez un problème de cadrage et peut-être également un problème de formation à l’écoute. Comment recueille-t-on la parole des victimes ?
Par ailleurs, vous nous avez indiqué que certains départements ne disposent d’aucun IJS. Comment ces départements travaillent-ils quand Signal-sport s leur envoie un signalement nécessitant une enquête ?
M. Philippe Baylac. Les départements sans IJS disposent d’agents habilités à effectuer des enquêtes, bien que leur formation ne leur donne pas le même niveau d’expertise même si certains d’entre eux, sortant des instituts d’études politiques, disposent d’une formation juridique assez importante, utile pour mener ce type d’enquêtes. Dans l’ensemble, les départements dépourvus d’IJS rencontrent souvent des difficultés.
S’agissant de la formation des inspecteurs à l’accueil, à l’écoute de la parole des victimes, mes collègues m’ont confirmé que le défaut de formation leur pose des problèmes, notamment envers les victimes mineures. Ces auditions sont complexes parce que nous ne sommes pas des psychologues. Dès lors, mes collègues privilégient l’audition des parents, voire des grands adolescents âgés de plus de 16 ans. Quoi qu’il en soit, l’audition des victimes mineures est réalisée en présence du représentant légal. Les IJS préfèrent bien sûr travailler sur des témoignages écrits plutôt que de procéder à l’audition de victimes mineures.
Ce type d’enquête pose des dilemmes et des cas de conscience, notamment quand elles portent sur des éducateurs, en l’absence de condamnation judiciaire. Les IJS sont tenus d’agir en urgence, selon la procédure en vigueur qui prévoit que la décision est prise après enquête et passage devant une commission spécialisée du conseil départemental de la jeunesse, des sports et de la vie associative (CDJSVA). Or, une justice expéditive n’est généralement pas une bonne justice, et ce d’autant moins qu’il ne nous appartient pas de faire la justice. Notre mission consiste à sécuriser les pratiques, mais malgré tout, si nous interdisons à un éducateur d’exercer, nous le privons de ses moyens de subsistance. Dès lors, nous n’agissons pas de gaieté de cœur. Nous prenons cette décision lorsque nous considérons que le risque est important pour les pratiquants du sport, notamment les mineurs. Nous devons arbitrer entre la présomption d’innocence et le respect des droits de la défense, et la protection des usagers. Cela génère des cas de conscience, car de telles décisions ne sont pas faciles à prendre.
En outre, les relations avec les autorités sont parfois compliquées. Les préfets ne sont pas toujours très au fait de ces procédures. Les IJS passent beaucoup de temps à expliquer, à rédiger des rapports, des propositions d’arrêté, et à s’assurer auprès des préfectures du traitement des dossiers. Les préfets sont souvent un peu décontenancés par rapport à ces décisions.
Par ailleurs, les IJS rencontrent également des difficultés avec le juge judiciaire qui, souvent, n’a pas une perception positive des enquêtes administratives. Un de mes collègues m’a déclaré qu’un procureur lui avait interdit d’auditionner une personne sous le prétexte qu’elle était déjà mise en cause dans une procédure judiciaire pénale. Il serait donc souhaitable que les ministères des sports et de la justice articulent les procédures entre elles, peut-être en signant un accord-cadre, ce qui permettrait de clarifier les rôles.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Outre l’enquête administrative et l’enquête pénale, qu’en est-il de l’enquête disciplinaire ? Existe-t-il également des interférences qui complexifient les situations ?
M. Philippe Baylac. Si vous évoquez les sanctions que les fédérations sont susceptibles de décider à l’encontre de membres bénévoles dont les comportements éthiques sont inappropriés, je ne maîtrise pas très bien ce sujet. Je m’exprimerai donc avec réserve.
Dans le cadre d’un signalement émanant de Signal-sports, notamment, les IJS peuvent être saisis de comportements inappropriés de bénévoles. Le panel des situations est très large. J’ai eu connaissance du cas d’une personne qui aurait tenu des propos sexistes au cours d’un dîner réunissant des juges d’une discipline sportive. Certes, ce type de situation ne présente pas le même degré d’urgence qu’une suspicion de violences sexistes ou sexuelles à l’encontre de mineurs, mais il nécessite malgré tout une enquête de la part des SDJES – qui passe peut-être par Signal-sports – de sorte que les fédérations prennent les mesures disciplinaires qui s’imposent.
J’ai travaillé sur la prévention contre les incivilités et la violence dans le sport, notamment dans le football. Les actes d’incivilités et de violence étaient malheureusement assez nombreux sur les terrains de football de Seine-et-Marne, ce que nous déplorions. Nous avions élaboré et mis en place un plan départemental visant à articuler entre elles des mesures de prévention, de répression et de valorisation de comportements exemplaires. Dans ce cadre, nous avions obtenu des districts de football que les sanctions disciplinaires qu’ils prenaient soient doublées de sorte que la peur de la sanction freine le passage à l’acte.
L’appréciation de l’urgence est également délicate.
Enfin, il serait judicieux de renforcer les outils dont disposent les agents et services de la jeunesse et des sports.
Ainsi, il serait souhaitable d’alléger la composition des commissions relevant du CDJSVA chargées d’émettre un avis auprès du préfet quant à d’éventuelles mesures de police administrative proposées à l’encontre d’éducateurs.
Dans le passé, nous utilisions une procédure de déclaration d’établissement d’activités physiques et sportives, qui non seulement nous permettait de procéder à un recensement de l’ensemble des établissements, mais imposait également aux exploitants de s’engager à respecter la réglementation sportive en signant une déclaration sur l’honneur. Cette déclaration incitait les exploitants à se renseigner quant aux attendus de cette réglementation. Cet outil a été supprimé dans le cadre des mesures de simplification administrative. Un nouvel outil permettant de recenser les établissements sera déployé prochainement alors que nous en étions réduits à utiliser les pages jaunes. Toutefois, nos collègues de la région PACA qui l’ont expérimenté estiment qu’il n’est pas encore totalement fiable.
Je souhaite enfin insister sur la nécessité de protéger les personnels. De nombreux jeunes collègues sont affectés sur des postes de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le sport. Le plus souvent, ils sont issus du concours externe et occupent leur premier emploi. Certains m’ont expliqué être confrontés à des situations pénibles, « glauques » pour reprendre leur expression, qui nécessiteraient qu’un accompagnement psychologique soit également prévu pour eux.
Nous manquons d’outils efficaces de prévention de la radicalisation. Si des collègues se rendent avec leur véhicule personnel dans des locaux d’associations suspectées de radicalisation, ils s’exposent. Bien que rattachés désormais à l’Éducation nationale, et c’est une très bonne chose, les IJS ne sont pas dans la même situation que les inspecteurs qui se rendent dans des établissements scolaires pour inspecter des enseignants. Il serait préférable de prendre des mesures de sorte à éviter à nos IJS d’être confrontés à des situations horribles du type de celles de Dominique Bernard et de Samuel Paty.
En guise de conclusion, je souhaite rendre hommage aux bénévoles du mouvement sportif. J’ai beaucoup apprécié de travailler avec eux. Ils déploient beaucoup d’enthousiasme et sans eux, le sport n’existerait pas en France. Les bénévoles se dévouent corps et âme et donnent beaucoup de leur temps. Ils sont passionnés et il convient de les en féliciter et de les valoriser.
Je voudrais également souligner l’importance des collectivités locales qui financent le sport en France à hauteur de 63 %.
Par ailleurs, il serait nécessaire de renforcer la présence de l’État dans le champ du sport. Elle est nécessaire car elle permet de travailler sur des questions auxquelles les autres acteurs ne s’intéressent pas, ou pas assez, telles que le développement de la pratique sportive des publics éloignés, des publics en situation de handicap, des publics des quartiers, etc. Par son positionnement, seul l’État peut exercer des interventions efficaces en vue de garantir l’éthique et la sécurisation des pratiques.
Comme indiqué précédemment, en 2007 en Seine-et-Marne, en collaboration avec le directeur départemental de l’époque, nous avons déployé un plan de prévention et de lutte contre les incivilités et la violence sur les terrains de football ou de sport. Au début, les districts n’ont pas très bien réagi. En 2006, la France s’était qualifiée pour la finale de la Coupe du monde de football et nous avions enregistré un afflux de licenciés. Dès lors, les districts n’avaient pas réellement envie de mettre en place un plan susceptible de jeter le discrédit sur le football. En 2010, la France a été piteusement éliminée au premier tour de la Coupe du monde. L’épisode du bus de Knysna a déchaîné la presse. J’ai alors senti que la tendance s’inversait. En effet, les disciplines sportives sont en concurrence les unes avec les autres lorsqu’il s’agit de capter des licenciés. Le nombre de licenciés dans le football diminuait et on constatait une augmentation des problèmes de comportement sur les terrains. Dès lors, j’ai senti que les districts seraient moteurs pour mettre en place ce plan et y travailler véritablement avec nous.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Pourriez-vous détailler ce plan ?
M. Philippe Baylac. Je vous transmettrai un bilan de ce plan, qui se déclinait en trois volets.
Le volet répressif se traduisait par un accroissement des sanctions.
Le volet de prévention était le plus important. Lorsqu’un match donnait lieu à des incivilités, nous convoquions les dirigeants pour leur rappeler leurs responsabilités. Nous avions mis en place un système de déclaration des matchs dits « à risque » auxquels nous appliquions un protocole particulier. Nous appelions les présidents des clubs concernés et nous leur rappelions la nécessité de mettre en place un protocole d’accueil de l’équipe adverse et l’ensemble de leurs responsabilités. En outre, les forces de l’ordre se tenaient prêtes à intervenir en cas de besoin.
Entre 2007 et 2014, entre quarante et une et cent six rencontres étaient signalées chaque année comme étant à risque. Nous n’en avons jamais eu plus de cinq qui ont donné lieu à des incidents et les incidents ont été canalisés rapidement parce que les forces de l’ordre étaient prévenues. Il s’agissait d’un travail complexe qui mobilisait fortement un agent de mon équipe et les deux districts de football. Il n’empêche que si l’on nous donne les moyens d’intervenir en partenariat avec le mouvement sportif, le comité départemental olympique et sportif, avec les forces de l’ordre, la police, la gendarmerie, le conseil départemental, etc., il est possible d’agir et d’obtenir des résultats.
Enfin, le plan comprenait un volet valorisation. Nous organisions le challenge du fair-play pour mettre en lumière des actes de fair-play. J’avais également créé le challenge esprit sportif pour valoriser des actions exemplaires en phase avec les priorités ministérielles, notamment celles relatives à l’éthique dans le sport.
Menés en parallèle, ces trois volets permettaient d’améliorer sensiblement la situation. Le comité de pilotage était réuni une fois par trimestre. Les préfets étaient satisfaits du travail que nous menions et de la baisse significative des violences constatées.
Le problème des incivilités et des violences dans le sport n’est pas récent. En 2008, la ministre de l’époque nous avait déjà alertés et nous avait demandé de travailler sur cette question. Néanmoins, à l’époque, nous nous étions heurtés au réflexe consistant à cacher la poussière sous le tapis, à l’inertie et au manque d’intérêt du mouvement sportif, voire à des sourires narquois.
Aussi, la leçon que je tire de ma modeste expérience, qu’il n’est pas question de généraliser, est la suivante. Sans une impulsion de l’État et sans simultanément un choc médiatique, le mouvement sportif reste frileux parce qu’il n’a pas envie que les disciplines sportives soient discréditées. C’est pourquoi, outre un traitement dans les médias des graves problèmes d’éthique dans le sport, l’action de l’État est importante. Les deux combinés permettent une prise de conscience de la gravité de certains événements et une évolution des mentalités. Les parents inscrivent leur enfant à un sport pour qu’il s’y épanouisse, y prenne du plaisir et soit dans une dynamique de développement de sa personnalité, et certainement pas pour qu’il fasse l’objet d’une agression sexuelle. Ce sont des agissements intolérables et inadmissibles.
J’espère qu’à travers mon témoignage, je vous aurai démontré l’utilité de l’État dans le champ du sport et la nécessité lui conférer davantage de moyens, notamment de moyens humains. Le projet de loi de finances, vous l’avez rappelé, madame la présidente, prévoit trente-six créations de poste. Il est également important de rendre les métiers et les conditions de travail plus attractifs.
Le rôle de l’État est essentiel dans la promotion d’un sport éducatif, conforme à une éthique qui refuse la malhonnêteté, la violence, la haine, le dopage, etc., et qui s’appuie sur des valeurs positives liées au respect des autres, de soi, de la règle et du matériel, au goût de l’effort. Il importe aussi que le sport contribue à une meilleure santé et qu’il soit un facteur de citoyenneté.
Je crois beaucoup dans le sport en club parce que le club constitue une mini-démocratie et qu’en participant à la vie de celui-ci, au fonctionnement de ses instances, ses membres ne sont pas de simples consommateurs d’activités physiques et sportives mais développent des compétences utiles à la société, ce qui permet notamment promouvoir l’inclusion et l’intégration.
Je vous remercie en tout cas de votre écoute attentive.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je vous remercie pour vos propos d’une grande clarté et d’un fin niveau de détail. Le Président de la République a également exprimé son souhait d’un sport inclusif, notamment en réponse aux violences urbaines survenues au mois de juillet dernier. Donc, si le sport peut aider à trouver des solutions, nous y contribuerons tous ensemble. Merci à tous.
M. Philippe Baylac. Je vous remercie, madame la présidente. Je ne peux que me réjouir des propos du Président de la République.
Les éducateurs sportifs appartiennent à la communauté éducative et à ce titre, ils exercent une énorme influence, notamment sur les enfants qu’ils encadrent. Il est essentiel qu’ils aient conscience de cette responsabilité. Il leur appartient de transmettre, au-delà des techniques sportives, des valeurs de citoyenneté et de bien vivre ensemble. Ils participent à l’éducation des citoyens de notre pays et c’est un rôle capital. L’objectif ne consiste pas seulement à faire émerger de futurs champions, tant s’en faut. Les éducateurs sportifs que je rencontrais ne s’en rendaient pas toujours réellement compte, mais ils écoutaient attentivement lorsque je leur tenais de tels propos.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Vous avez parfaitement raison et je vous remercie.
La séance s’achève à seize heures quarante-cinq.
Présents. – Mme Béatrice Bellamy, M. Stéphane Buchou, Mme Pascale Martin, Mme Sabrina Sebaihi