Compte rendu
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements
– Audition commune de Mme Bérangère Lepetit et Mme Elsa Marnette, journalistes, auteures de l’ouvrage Babyzness, et de Mme Daphné Gastaldi et M. Mathieu Périsse, journalistes, auteurs de l’ouvrage Le Prix du berceau 2
Mercredi 31 janvier 2024
Séance de 17 heures 30
Compte rendu n° 6
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Thibault Bazin,
président
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La séance est ouverte à 17 heures 35.
La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné conjointement Mmes Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, journalistes, auteures de l’ouvrage Babyzness, ainsi que Mme Daphné Gastaldi et M. Mathieu Périsse, journalistes, auteurs de l’ouvrage Le Prix du berceau.
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous recevons les auteurs de deux ouvrages publiés à l’automne dernier, qui portent sur l’évolution du secteur des crèches et qui ont joué un rôle majeur dans la prise de conscience au sein de notre assemblée qu’il y avait là un sujet qui devait être étudié. Mmes Bérangère Lepetit et Elsa Marnette sont journalistes au journal Le Parisien et ont publié aux éditions Robert Laffont l’ouvrage Babyzness - Crèches privées : l’enquête inédite. Mme Daphné Gastaldi, présente dans cette salle aujourd’hui et M. Mathieu Périsse, qui interviendra à distance, sont tous deux journalistes au sein du collectif We report et auteurs du livre Le Prix du berceau, édité aux éditions du Seuil.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Bérangère Lepetit, Elsa Marnette, Daphné Gastaldi et M. Mathieu Périsse prêtent serment.)
Mme Bérangère Lepetit. Nous vous remercions pour cette invitation à contribuer à votre travail, qui nous semble essentiel à la fois pour les milliers d’enfants de moins de 3 ans vulnérables accueillis chaque jour dans les crèches, mais aussi pour leurs parents et pour les milliers de salariés en souffrance qui y travaillent. Il existe un véritable enjeu de santé publique, de même qu’une profonde et légitime attente de connaître les conclusions de votre commission.
La psychanalyste Sylviane Giampino, que nous avons rencontrée pour les besoins de notre livre, le dit très bien : il y a un coût humain, social et économique lorsque les enfants ne sont pas confiés à des structures de qualité. En menant cette enquête, nous avons souhaité mettre en lumière les raisons des nombreux dysfonctionnements et dérives dont nous ont fait part, à partir de février 2022, des parents qui avaient placé leurs enfants dans des crèches privées lucratives.
La mort d’une fillette, en juin 2022, dans une micro-crèche de Lyon appartenant au groupe People&Baby a servi de détonateur à ce projet, et nous avons alors décidé de comprendre et d’analyser l’essor de ce secteur encore méconnu, qui concentre aujourd’hui 80 % de l’ouverture des places de crèches. Nous précisons simplement que nous avons orienté notre travail sur le secteur privé lucratif pour cette première raison.
En termes de création de berceaux, la dynamique est du côté de ces entreprises de crèches, particulièrement les quatre grosses structures du secteur que sont Les Petits Chaperons Rouges, Babilou, La Maison Bleue et People&Baby. Depuis leurs vingt ans d’existence, les entrepreneurs qui les ont créées ont bâti des groupes qui s’exportent à l’international et sont, pour plusieurs d’entre eux, adossés à des fonds d’investissement. Précisons aussi que les objectifs des structures publiques et privées diffèrent. Quand une crèche publique doit équilibrer ses comptes, une crèche privée vise à être rentable.
Nous avons voulu mettre en parallèle ces enjeux économiques et les témoignages nombreux de parents et de professionnels nous alertant sur un secteur qui semblait à bout de souffle. Nous avons également voulu comprendre le rôle qu’avaient joué les gouvernements successifs dans l’ouverture du secteur de la petite enfance au privé lucratif. En vingt ans, plusieurs plans crèches ont été annoncés, promettant l’ouverture de centaines de milliers de berceaux, tandis que les professionnels lancent des alertes sur la dégradation de leurs conditions de travail et la qualité d’accueil des enfants.
Mme Elsa Marnette, journaliste, co-auteure de l’ouvrage Babyzness. Pour mener ce travail, nous avons rencontré et interviewé par téléphone plus de 200 personnes entre mars 2022 et avril 2023. Nous avons recueilli les témoignages de salariés, d’anciennes salariées œuvrant à des postes divers au sein des entreprises de crèches, auprès des enfants ou dans les bureaux (directrices d’établissements commerciaux, chargées de développement, dirigeants de groupes).
Nous avons également échangé avec de nombreux parents qui avaient placé leurs enfants dans ces crèches, mais aussi avec des syndicalistes, des avocats, des élus en charge de la petite enfance, d’anciens élus, des chercheurs, des psychiatres et des psychologues. Nous voulons insister ici sur le fait que de nombreuses personnes nous ont remerciées et nous ont encouragées dans ce travail. Nous avons eu l’impression que beaucoup étaient elles-mêmes choquées par ce qu’elles avaient vu ou vécu. Nous nous sommes rendus dans une dizaine de départements pour rencontrer nos interlocuteurs et enquêter sur ce qui se passait aussi bien dans des grandes villes que dans des territoires moins urbains, par exemple la Creuse.
Rappelons enfin que notre livre se nourrit de documents inédits que nous nous sommes procurés, mais aussi de rapports d’études émanant de différentes administrations : les enquêtes de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) à l’été 2022 ; de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2017, 2021 et 2023 ; du Conseil économique, social et environnemental (Cese) ; du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) pour n’en citer que quelques-uns.
Ces travaux, dont certains questionnent également le modèle économique des crèches privées, sont à votre disposition, parfois depuis plusieurs années. Nous voulions aussi préciser que nous n’avons pas voulu, par notre travail, mener une étude quantitative ni viser l’exhaustivité. Nous allons répondre à vos questions de la façon la plus honnête et sincère possible, en restant dans notre rôle de journaliste.
Mme Daphné Gastaldi. Monsieur le président, madame la rapporteure, chers députés, c’est à la fois un honneur et notre rôle aujourd’hui de venir répondre à vos questions sur les dérives constatées dans le secteur des crèches, en particulier dans certaines crèches privées et les grands groupes. Nous venons rendre compte, avec Mathieu Périsse, de ce travail qui a débuté en juin 2022 et qui met en lumière la souffrance au travail des salariés dans certaines crèches, ainsi que des maltraitances qu’ont vécues des familles et leurs bébés.
Nous ne ciblons pas qu’un seul groupe privé dans le livre Le prix du berceau, mais les défaillances de tout un système et celles documentées chez les quatre géants du secteur qui sont à la tête de milliers de crèches : Les Petits Chaperons Rouges, Babilou, La Maison Bleue et People&Baby. C’est dans ces dernières que nous avons recueilli le plus de témoignages vérifiés et documentés, sur lesquels nous avons opéré en contradictoire. Cela ne cache en rien les problèmes que peuvent rencontrer aussi des chaînes de plus petite taille ou des crèches publiques.
Notre enquête a débuté après le meurtre d’un bébé à Lyon, dans une crèche. Plus de 200 personnes nous ont répondu, nous avons enquêté sur terrain, retrouvé des salariés et d’anciens salariés de ces grands groupes qui ont décidé de quitter le secteur ; ainsi que des documents internes pour confirmer les faits. Nous avons été confrontés à l’opacité de ce milieu, que ce soit dans le secteur privé, mais aussi, je dois le dire, dans certaines institutions, dans des départements. Nous avons envoyé des questions aux directions de ces grands groupes pour obtenir des réponses et respecter un certain contradictoire.
Avec mon confrère Mathieu Périsse, nous vous répondrons aussi précisément que possible. Nous rappelons que nous sommes tenus par notre déontologie à la protection des sources. Contrairement à ce qui a pu être dit par une communication bien organisée, il ne s’agit pas de cas isolés ni de fautes individuelles. Dans notre livre, nous traitons de problèmes récurrents ou liés à des dérives structurelles et à des enjeux financiers.
Nous disons que ces maltraitances sont systémiques, mais ne prétendons jamais qu’elles sont systématiques. Nous souhaitons ainsi établir cette nuance, dans la mesure où certaines structures fonctionnent bien, du mieux qu’elles peuvent, compte tenu des conditions du secteur. Face à cette « course au berceau » que nous avons constatée, nous avons mené cette enquête avec le souci constant d’agir avec bonne foi sur un sujet de société grave et d’intérêt général, qui nous concerne tous, pas seulement les parents.
Nous n’avons pas jeté l’opprobre sur des salariés, comme nous avons pu parfois l’entendre. Au contraire, nous avons écrit ce livre grâce à leurs témoignages et à leur courage. Les salariées n’en peuvent plus de devenir maltraitantes, malgré elles. Parfois, elles peuvent être les victimes de ces dérives. Les structures qui fonctionnent bien le font souvent en résistance face au système. Des directeurs et des directrices de crèche nous ont expliqué comment lutter en interne pour faire fonctionner leur établissement dans des conditions dignes, contre la pression du chiffre. Est-il normal que des directions de crèches doivent faire rempart contre les commerciaux de leur propre groupe ? Nous posons distinctement cette question dans le livre.
En résumé, nous considérons donc qu’il s’agit d’un enjeu de société. Nous interrogeons le système de privatisation des crèches. À quel prix peut-on optimiser des services à la personne, rentabiliser des êtres humains, mettre des fonds d’investissement dans la course et comment encadrer cette lucrativité alors que le secteur privé représente déjà un quart du marché, en vingt ans seulement ?
Quelle est cette logique, alors que ces entreprises vivent de manière quasi dépendante sur des fonds publics, que les contribuables ont difficilement accès à ces structures ou s’inquiètent des conditions de vie de leurs enfants dans ces crèches, et que les représentants du secteur lancent des alertes depuis des années sur les risques de dérives et la dégradation de l’accueil ? Des salariés n’apparaissent pas non plus dans ce livre, car nous avons décidé de les protéger. Pour certains, le fait d’affronter certains grands groupes, certaines multinationales, les ont fait reculer. Des chapitres ont également disparu de ce livre.
Notre devoir de journaliste est d’être devant vous aujourd’hui, alors que le sujet est maintenant à l’agenda politique depuis des mois, depuis ce meurtre, depuis la sortie du dernier rapport de l’Igas, depuis la parution de nos livres ; et le contexte est particulièrement singulier. J’ai encore reçu cette semaine des témoignages émanant de professionnels qui sont contraints de vivre dans le flou, avec trois ministres qui se sont succédé en un an et alors qu’un service public de la petite enfance est en préparation. Nous intervenons aujourd’hui pour contribuer à cette prise de conscience, pour que la qualité du travail des salariés, et donc de l’accueil des enfants, s’améliore et soit digne dans nos crèches, en France.
M. Mathieu Périsse. Lors de certaines enquêtes, nous avons parfois le sentiment de découvrir le pot aux roses, une vérité cachée. Cela n’a pas été le cas lors de cette enquête, nous avons plutôt le sentiment que tout était là sous nos yeux depuis une dizaine d’années et qu’il suffisait d’écouter. De fait, tous les témoignages de salariés et de professionnels de la famille rencontrés au cours de nos deux livres se ressemblent finalement. Parfois, il y a juste besoin d’un « catalyseur » pour qu’un débat public intervienne. Tant mieux si nos livres peuvent y contribuer.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie d’avoir placé dans le débat public la question de la qualité de l’accueil des jeunes enfants dans nos crèches, grâce à votre travail journalistique et vos enquêtes, qui recoupent de nombreuses observations effectuées par les personnes auditionnées avant vous, en particulier l’Igas. À titre liminaire, je me permets de préciser que vos travaux portent uniquement sur les crèches privées et que nous exclurons donc de nos échanges le cas des crèches publiques et associatives.
J’ai lu vos deux ouvrages, qui sont très complets. Pourriez-vous dresser un état des lieux des situations de maltraitance que vous avez pu constater ? J’ajoute que les questions que je m’apprête à vous poser reprennent un certain nombre de sujets qui vous ont déjà été adressés en amont par l’intermédiaire d’un questionnaire. Quelle est la part des crèches sur lesquelles vous avez enquêté qui disposent d’un réel projet pédagogique ? Quelle est la part de celles qui, à l’inverse, relèvent davantage du « gardiennage » et de logiques financières ?
Quelle a été la récurrence des témoignages selon lesquels des consignes seraient données par les grands groupes pour sous-estimer le nombre de repas nécessaires ou le nombre de fournitures pour les enfants, notamment les couches ?
Au cours de votre enquête, avez-vous pu identifier au sein des crèches privées des problématiques de recrutement de professionnels directement après l’obtention d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) Accompagnant éducatif petite enfance obtenu en ligne ?
Existe-t-il une différence entre les crèches privées lucratives, les crèches privées non lucratives et les crèches publiques, en termes de souffrance au travail pour les professionnels de la petite enfance ?
S’agissant du modèle économique, avez-vous pu quantifier le montant des dépenses publiques dont bénéficient les entreprises privées ? Avez-vous pu constater, au cours de vos investigations, des tendances de nature différente entre les crèches d’initiative privée et les crèches privées qui bénéficient d’une délégation de service public (DSP) ? Avez-vous pu examiner des conventions de DSP ou enquêter sur les modalités de mise en concurrence ? Quels enseignements en avez-vous tirés ?
Enfin, au cours de vos investigations, avez-vous pu identifier des pistes de réforme pour mieux garantir le bien-être des enfants accueillis en crèche et des professionnels y travaillant, mais aussi le modèle économique qui sous-tend le modèle des crèches ?
Mme Daphné Gastaldi. Nous avons constaté qu’il existe plusieurs types de maltraitance à travers plusieurs dizaines de cas et des centaines de témoignages. Certaines maltraitances peuvent être reliées au management et aux conditions de travail. Les salariées ne cessent de le dire : elles ont trop d’enfants à charge, mais il y a trop peu de personnels pour y faire face. Ce cocktail est dangereux dans des crèches qui sont déjà en surrégime et en sous-effectif.
Ensuite, il existe des maltraitances d’ordre économique, des pressions sur les coûts et le budget qui finissent par retomber sur les bébés. Il peut s’agir de crèches « surbookées » pour être rentables, de personnels qui ne sont pas remplacés à temps ou qui sont déplacés dans une autre crèche, au détriment de leur repos ou du projet pédagogique. Cela peut concerner également des repas qui manquent ou qui ne sont pas commandés en nombre suffisant, jusqu’à des économies « de bout de chandelle », pour gagner quelques euros sur un budget. La maltraitance dont les enfants peuvent être victimes peut également être une conséquence du manque de temps du côté des personnels. Par exemple, des enfants n’ont pas suffisamment à boire parce que la cadence de travail est trop élevée.
Des cas de maltraitance psychique ont été mentionnés par le rapport de l’Igas et sont évoqués dans nos deux livres : des enfants négligés ou insultés, des parents mal informés.
Enfin, il convient de mentionner des maltraitances physiques, des histoires terribles d’enfant attachés, jetés en l’air, frappés, maniés brutalement, parfois brûlés.
Mme Bérangère Lepetit. Dans Babyzness, nous avons nous aussi recueilli des témoignages de salariés et de parents qui nous ont rapporté ces maltraitances. La plupart du temps, cette maltraitance n’est pas intentionnelle et relève plutôt de la négligence grave, liée au fonctionnement. De manière concrète, les taux d’encadrement sont souvent trop faibles. Nous avons par exemple interrogé une salariée qui travaille à Aix-en-Provence dans une crèche en DSP. Elle nous a expliqué qu’elle était obligée de laisser pleurer des bébés pendant des heures sans pouvoir aller les réconforter, par manque de temps. Une salariée d’une crèche de banlieue parisienne nous a raconté qu’un enfant handicapé, incapable de se déplacer, pleurait toute la journée sur le même tapis de sol. Une mère de famille dont les deux enfants étaient dans une crèche du 18e arrondissement de Paris nous a quant à elle expliqué que les enfants jugés turbulents ou bruyants étaient systématiquement enfermés dans un dortoir situé à l’étage et que les personnels tenaient devant les autres enfants des propos dévalorisants à leur endroit ou des propos dégradants à l’encontre de leurs parents. Il nous a également été rapporté des cas de grande désinvolture dans une micro-crèche en Île-de-France, où un enfant installé près des plaques de cuisson avait été brûlé par les projections d’huile.
Ces exemples attestent de cas de maltraitance avérés. Tous les établissements ne sont pas concernés, mais à la lumière de l’ensemble des témoignages recueillis, l’aspect systémique des cas de maltraitance apparaît évident.
Mme Elsa Marnette. Tous les groupes présentent aux parents au moment de la signature du contrat un projet pédagogique, qui est difficile à mettre en place dans les faits, compte tenu du manque de personnels, lesquels n’ont pas de temps à y consacrer.
De son côté, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a pointé du doigt ces pratiques mensongères concernant des ateliers promis, mais jamais réalisés dans certaines micro-crèches, dans un rapport de 2021.
M. Mathieu Périsse. Dans le cadre de notre enquête, nous avons interrogé l’ancien directeur pédagogique des Petits Chaperons Rouges, entre 2009 et 2012, la période où la start-up est devenue un grand groupe. Issu de l’éducation populaire, il estimait initialement que ce poste allait lui permettre de mettre en place un projet pédagogique moderne, libéré des lourdeurs accumulées. Il a assez rapidement déchanté et a quitté son poste, considérant que les commerciaux l’avaient emporté. Les promesses pédagogiques de ces entreprises n’ont pas été tenues.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Dans le cadre de vos travaux, avez-vous constaté des différences de nature entre des micro-crèches d’initiative privée et des crèches privées ayant délégation de service public ? Je pense notamment à l’interview dans Babyzness de l’adjointe à la petite enfance à la mairie de Bordeaux, qui apporte un certain nombre d’éléments me semblant très intéressants sur les conventions de DSP, mais également sur les modalités de mise en concurrence. Je souhaiterais donc vous entendre à ce sujet. Ensuite, pouvez-vous nous apporter des informations sur les lacunes que vous avez pu constater dans le contrôle des crèches privées par les organismes publics ?
M. le président Thibault Bazin. L’Igas a mentionné des dysfonctionnements dans l’ensemble des structures, privées et publiques. Des entreprises du privé lucratif se développent avec des agréments de la caisse d’allocations familiales (Caf) et de la protection maternelle et infantile (PMI). Dans d’autres cas, des collectivités confient après appels d’offres des DSP à certains acteurs privés. Les abus que vous avez constatés concernent-ils aussi des crèches privées en délégation de service public ? Les manquements dont vous vous êtes fait l’écho ont-ils été rapportés aux organismes financeurs ? Les CAF et les PMI compétentes sur ces territoires ont-elles été saisies par les personnes qui ont constaté ces dysfonctionnements ?
Mme Bérangère Lepetit. Nous avons effectivement reçu des témoignages de graves dysfonctionnements dans des crèches qui étaient en délégation de service public. Je pense notamment au cas d’une crèche en région parisienne qui est affectée par des problèmes de sous-dimensionnement des repas. Dans le cas présent, la PMI effectuait des contrôles, mais de manière non régulière. Plus généralement, les contrôles ne sont pas inopinés, laissant aux groupes le temps de se préparer, notamment en appelant du personnel en renfort pour pallier les manques d’effectifs le jour du contrôle.
Mme Elsa Marnette. Les groupes produisent des rapports d’activité aux communes chaque année, dont le niveau de détail est extrêmement variable. Certaines collectivités nous ont indiqué qu’elles appliquaient des pénalités, en cas de non-respect du contrat, mais ce n’est pas forcément le cas de toutes les communes. Dans certains cas, des crèches ne respectaient pas les clauses du contrat, mais demeuraient dans le taux réglementaire prévu par la loi, ce qui leur permettait d’échapper aux pénalités.
L’adjointe de la ville de Bordeaux nous a indiqué qu’elle avait relevé la pondération des critères de qualité, qui passaient généralement au second plan face au critère du prix. Elle a également mis en place une clause « des bénéfices raisonnables » : si le groupe remonte trop de bénéfices vers le siège, la ville est en mesure de récupérer une partie de cette somme, selon un calcul qui a été établi.
M. le président Thibault Bazin. Cet exemple est très intéressant. Dans un cas de DSP que je connais, en cas d’excédents, les trois quarts sont à la main de la collectivité.
M. Mathieu Périsse. Nous avons effectivement constaté des dysfonctionnements parfois assez graves dans le cadre de DSP. Nous avons notamment enquêté sur le cas d’une crèche à Vaucresson, à côté de Versailles, et avons récupéré des mails, des témoignages, des courriers officiels de la mairie. Entre 2020 et 2022, des familles se sont plaintes à la mairie de dysfonctionnements dans une crèche en DSP, pointant le turnover de personnels, en nombre insuffisant sur certains créneaux horaires ou victimes de burn-out, la mise en danger d’enfants, notamment avec des nourritures allergènes en dépit des promesses effectuées dans les documents.
La mairie leur a répondu qu’elle allait mettre en demeure le délégataire, qui s’est finalement vu infliger une pénalité de 10 000 euros, car le nombre de professionnels prévu par la DSP n’était pas respecté. Bien souvent, les communes essayent d’être mieux-disantes que le minimum légal dans leur DSP, mais les grands groupes ne se conforment qu’à ce même minimum légal. Dans ce cas précis, la DSP a été confiée ultérieurement à un autre opérateur, mais pour la seule année 2021, la crèche avait versé 57 000 euros de dividendes à sa maison-mère, soit bien plus que la pénalité qu’elle avait dû régler.
Mme Daphné Gastaldi. La plupart du temps, les contrôles sont effectivement annoncés. Les contrôles inopinés sont rares et interviennent généralement après un signalement. Il faut également souligner que les personnes de la PMI chargées des contrôles, la « police des crèches » sont elles-mêmes en très grande souffrance. Un quart des départements en France ne disposent même pas d’un seul employé à temps plein pour contrôler les crèches. Par ailleurs, ces rapports d’inspection de la PMI sont très difficilement accessibles aux journalistes, mais aussi aux directions de crèches, aux parents. Un parent qui signale un problème dans une crèche ne peut donc pas connaître les suites données à ses démarches.
Aujourd’hui, il est question d’instaurer une culture du contrôle, mais quels moyens y sont réellement consacrés ? Il faut également mentionner que les contrôles sont rendus compliqués par « l’inventivité » des micro-crèches, moteurs de la privatisation, bénéficiant de dérogations particulièrement rentables. J’ai en mémoire le témoignage d’une ancienne médecin-chef de la PMI en Meurthe-et-Moselle, qui nous racontait comment certains groupes n’hésitent pas à installer des micro-crèches côte à côte pour contourner la loi, faire des économies d’échelle en partageant le personnel et le matériel, pour pouvoir en réalité prendre en charge un plus grand nombre d’enfants.
Mme Ingrid Dordain (RE). En 2004, l’essor des crèches privées a marqué la fin du monopole des crèches publiques. Des subventions publiques ont été octroyées aux entreprises entrant sur le marché de la garde d’enfants et un crédit d’impôt a été instauré pour les entreprises réservant des berceaux à leurs employés. Ces incitations ont contribué à l’accroissement du nombre de crèches privées en France. Depuis 2015, le secteur lucratif assure des créations nettes de places représentant 80 % des nouvelles places créées annuellement.
Mesdames Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, vous avez mené une investigation approfondie derrière les stores des crèches privées lucratives, mettant en lumière une réalité où la rentabilité semblerait primer sur la qualité du service et le bien-être des enfants. Votre ouvrage prend comme point de départ le tragique décès de la petite Lisa, une petite fille de 11 mois, survenu en juin 2022, dans une micro-crèche à Lyon. À travers une série de témoignages de parents et de puéricultrices, vous exposez les dérives multiples de ce secteur en expansion depuis près de deux décennies. Mathieu Périsse et Daphné Gastaldi, vous avez rassemblé des centaines de témoignages dans votre livre, donnant un aperçu du secteur, bouleversé ces deux dernières décennies par une privatisation des services de la petite enfance. Vous posez une question cruciale : les crèches sont-elles devenues un simple business comme un autre ?
Nous cherchons à comprendre les dysfonctionnements et les enjeux liés à la commercialisation de la prise en charge de nos jeunes enfants. Les crèches lucratives ont pu vous indiquer qu’elles se conformaient à la réglementation, par exemple concernant le taux d’encadrement par rapport par rapport au nombre d’enfants. Cependant, elles ne semblent pas se laisser suffisamment de flexibilité leur permettant de s’adapter aux besoins réels des enfants ainsi que des professionnels. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de questionner les réglementations en les adaptant aux besoins réels des enfants et de manière équitable pour les différents modèles économiques de crèche ? Pensez-vous que cette gestion financière des services d’accueil d’enfants est généralisée à toutes les crèches privées ou est-elle influencée par seulement certains gestionnaires ?
À la lumière de vos enquêtes, estimez-vous que la poursuite d’une logique économique dans le secteur privé des crèches est compatible avec la qualité d’un accueil propice au développement des enfants et à leur bien-être ?
Mme Elsa Marnette. Comme nous l’indiquions précédemment, les crèches respectent le taux d’encadrement prévu par loi, mais pas forcément celui prévu par les DSP, qui sont fréquemment mieux-disants. En outre, ce taux d’encadrement peut être respecté sur l’ensemble de la crèche, mais avec des disparités selon les sections. Or le rapport de l’Igas souligne que ce taux permet d’assurer la sécurité des enfants, mais ne garantit pas forcément leur bien-être, ni une bonne qualité d’accueil.
Mme Bérangère Lepetit. Nous avons observé que même si les salariées ont pour objectif d’être en contact avec les enfants, de créer du lien, elles sont soumises elles-mêmes à des règles, à une organisation du travail qui les en empêchent. Des directrices sont parfois obligées de mettre en place sur le terrain des directives avec lesquelles elles ne sont pas d’accord ou de respecter des programmes d’économies. Elles sont également soumises à un système de primes, qui les conduit à devoir prouver à leur n+1 qu’elles ont obtenu un meilleur taux de remplissage ou sont parvenues à réaliser des économies, par exemple sur les paquets de couches et les repas.
Nous avons interviewé une ancienne directrice de crèche privée passée depuis dans le secteur associatif à la suite d’un burn-out. Dans son entreprise, des réunions mensuelles avec les directrices de crèche du secteur étaient organisées par sa coordinatrice, qui listait les « tops » et les « flops » du mois écoulé, pour féliciter ou critiquer les directrices selon l’atteinte des objectifs. Cette directrice éprouvait des difficultés à remplir sa structure : les locaux étaient vétustes et une belle crèche avait ouvert à proximité, attirant de fait les parents. On lui demandait donc d’aller faire du démarchage commercial, mais elle n’y arrivait pas. Ancienne psychologue, elle s’était dirigée vers ce métier, car elle s’intéressait à la petite enfance, mais elle se retrouvait à distribuer des flyers et à se faire un peu humilier publiquement en réunion publique mensuelle. Ce simple exemple témoigne de la souffrance des salariés dans ce secteur.
Mme Daphné Gastaldi. Dans son rapport de 2023, l’Igas souligne un phénomène de contagion de la baisse des exigences de qualité. Si le privé est moins-disant et pratique des prix bas, les autres structures sont contraintes de s’aligner, de fermer ou de ne plus concourir aux appels d’offres.
M. Mathieu Périsse. Pour prendre la mesure des problèmes et des dysfonctionnements dont nous parlons depuis le début de cette audition, il faut évoquer l’organisation des grands groupes, qui fonctionnent de manière très pyramidale : une direction nationale, puis des directions régionales, des référents par département ou par secteur et enfin des directrices de crèche. Chaque mois, ces directrices viennent rendre compte à leur hiérarchie au siège régional, non pas de la qualité de l’accueil, mais quasi exclusivement d’éléments comptables, en passant en revue les dépenses et les recettes, les objectifs assignés par la direction nationale.
À titre d’exemple, nous avons ainsi eu accès à des mails internes du groupe Babilou, dans le sud-est de la France. Le directeur régional avait écrit à l’ensemble des directeurs et directrices de crèche pour indiquer qu’il existait un retard de 5 800 heures sur l’objectif fixé, qu’il fallait combler en l’espace de quinze jours, en augmentant l’accueil occasionnel. Des directrices qui sont au départ des professionnelles de la petite enfance, éducatrices ou infirmières, se retrouvent ainsi obligées de coller des petites annonces au supermarché ou de faire des publications sur la page Facebook des voisins des environs pour tenter de remplir leur crèche, pour essayer de grappiller à leur échelle, une petite partie de ces 5 800 heures qui manquent à la direction nationale pour être satisfaite de ses objectifs financiers.
Ces comportements doivent à mon sens nous questionner sur le modèle économique poursuivi. Naturellement, une entreprise se doit d’assurer un niveau de rentabilité suffisant, d’autant plus si un fonds d’investissement est présent à son capital. Mais à un moment donné, je ne suis pas sûr que les objectifs financiers assignés soient compatibles avec la garantie d’un accueil correct, notamment dans un contexte de pénurie et de difficultés de recrutement. Qui paye ces frictions ? D’une part, il s’agit des salariés qui sont épuisés, et d’autre part des enfants qui ne bénéficient pas du soin qu’ils méritent, faute de bras suffisants.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Avez-vous obtenu uniquement des témoignages par téléphone ou avez-vous rencontré également des personnes ? Ensuite, vous avez souligné l’importance de contrôles inopinés, qui sont en réalité rares. Que pensez-vous de l’idée d’un droit de visite inopinée des parlementaires, comme cela peut être le cas pour les prisons ? Notre groupe politique a formulé une proposition de loi en ce sens, mais elle a malheureusement été rejetée. Par ailleurs, avez-vous fait l’objet de plaintes en diffamation après la parution de vos livres ?
Monsieur Périsse, vous avez souligné les dérives d’une gestion purement comptable de ces structures, à qui les parents confient ce qu’ils ont le plus cher au monde, c’est-à-dire leurs enfants. À cet égard, estimez-vous que l’imposition de règles limitant le nombre d’enfants accueillis permettrait de régler ce problème et d’atténuer cette vision purement comptable ?
Mme Daphné Gastaldi. Naturellement, nous ne nous sommes pas contentés d’entretiens téléphoniques. Nous sommes allés sur le terrain, nous avons récupéré des documents, les avons vérifiés et avons veillé à respecter le contradictoire. Au début de notre enquête, Mathieu Périsse a par exemple réalisé un appel à témoignages sur Médiacités, un site d’investigation, qui nous a permis d’en recueillir un certain nombre, ainsi que des numéros de téléphone.
Ensuite, notre éditrice ou notre avocat n’ont pas reçu à ce jour de plaintes en diffamation. En revanche, les questions adressées à des grands groupes ont été gérées par des agences de communication, dont certaines sont spécialisées dans la gestion de crise. Nous avons également reçu des messages électroniques nous indiquant clairement qu’ils n’hésiteraient pas à se lancer dans des poursuites pour protéger les intérêts de leurs entreprises.
Je ne me suis jamais posé la question du droit de visite des parlementaires, j’ignore s’il est possible de procéder de la sorte dans des lieux privés. En revanche, selon les professionnels du secteur, les personnels spécialisés de la PMI pourraient en revanche voir leur champ d’action élargi en matière de contrôle.
M. Mathieu Périsse. Le taux d’encadrement actuellement en vigueur vise précisément à établir une limite du nombre d’enfants accueillis en fonction des personnels. Il est actuellement d’un pour six enfants ou d’un pour huit enfants selon les cas. Naturellement, le législateur pourrait décider de le modifier.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je salue votre travail journalistique sur ce secteur des crèches privées lucratives. La publication de vos deux ouvrages à l’automne dernier a eu déjà un impact politique très fort, conduisant notamment à la création de notre commission d’enquête parlementaire. Je vous remercie d’avoir levé le voile sur les dérives d’un système, celui de la privatisation des crèches. Grâce à vous, nous savons maintenant, de façon argumentée, qu’il coûte cher en argent public et qu’il provoque à la fois la souffrance des professionnels et, en partie, la maltraitance des enfants. Comme Mme Gastaldi l’a souligné avec justesse, si les problèmes ne sont pas systématiques, ils sont d’ordre systémique.
Enfin, grâce à vos ouvrages, la représentation nationale peut discuter de ce sujet. L’ouverture du secteur de la petite enfance au privé lucratif a été décidée il y a vingt ans. Aujourd’hui, nous en voyons les conséquences. Votre travail permet d’établir un lien entre problématiques de terrain très concrètes – le rationnement des couches et de la nourriture, les difficultés de personnel – et la logique financière qui anime ces groupes privés. Vous avez notamment souligné l’arrivée de fonds d’investissement au capital des grands groupes et les modifications qui ont suivi en termes de management, en faveur de la rentabilité et au détriment des besoins des enfants.
À travers cette commission d’enquête, la responsabilité de la représentation nationale consiste à se saisir de votre travail de lanceur d’alerte pour agir et prendre des décisions. À ce titre, selon vous, qui devrions-nous convoquer devant notre commission, pour poser des questions, y compris celles qui dérangent ? J’imagine que vous trouverez pertinent d’auditionner les grands groupes critiqués dans vos livres. Quelles questions pourriez-vous nous suggérer de leur poser ? Les prérogatives de notre commission d’enquête pourraient nous permettre de recueillir des informations qui vous ont été refusées.
Ma troisième question est d’ordre plus politique. La privatisation est-elle réellement compatible avec le secteur de la petite enfance ? Des acteurs privés mus par la recherche de lucrativité peuvent-ils s’occuper de publics vulnérables, en l’occurrence les jeunes enfants ? Si tel est le cas, comment pourrions-nous mieux contrôler ces grands groupes et réguler leur activité, dans l’intérêt des enfants et des professionnels qui y travaillent ?
Mme Bérangère Lepetit. Vos premières questions nous font quelque peu sortir de notre rôle de journalistes. Si votre commission a pour objectif de comprendre le fonctionnement de ces entreprises, il semble effectivement utile d’entendre leurs dirigeants. Nous avons consacré un chapitre de notre livre aux fonds d’investissement, qui ne sont pas forcément conscients de ce qui se passe sur le terrain.
Vous nous avez également interrogés sur la pertinence de la privatisation du secteur de la petite enfance. De notre côté, les témoignages que nous avons recueillis de la part des salariés et des familles attestent d’un mal-être profond. Nous avons également observé un mouvement assez marqué de salariées qui quittent le privé pour rejoindre le secteur public ou le secteur associatif.
À l’heure actuelle, 20 % des crèches sont privées et le besoin de solutions de garde demeure entier pour les familles. Dès lors, je me demande s’il est réaliste d’envisager de fermer ces crèches du jour au lendemain. Un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge de mars 2023 propose des pistes de travail intéressantes pour réguler ce secteur. Il peut s’agir par exemple de conditionner les aides publiques à l’installation de crèches dans des territoires qui font état d’un réel besoin et d’obtenir un retour sur la manière dont cet argent est utilisé. Nous nous sommes ainsi aperçues de l’opacité qui peut régner dans ce domaine, alors même que ces entreprises sont largement subventionnées par la Caf ou le crédit impôt famille (Cifam). Je conclus en indiquant que l’Igas a déjà lancé des alertes sur ces sujets, dans ses différents rapports.
Mme Daphné Gastaldi. Lors de nos entretiens, des dizaines de directrices de crèche nous ont indiqué que, dans les conditions actuelles, un service de crèches privées ne leur paraît plus compatible avec le bien-être des enfants. À l’heure actuelle, le secteur privé représente un quart de ce secteur et la question de son évolution constitue bien un sujet de société. Peu avant son départ du ministère des solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées, nous avions interrogé Jean-Christophe Combe, qui nous avait dit qu’à un moment donné, il avait effectivement fallu « faire du chiffre », mais qu’il était désormais temps d’encadrer la lucrativité du secteur privé. À ce titre, il prônait un plus grand nombre de contrôles, mais nous attendons de voir dans quelle mesure cette orientation sera suivie d’effets.
De notre côté, nous n’avons pas eu la chance de pouvoir interroger toutes les directions des grands groupes, certaines ont accepté de nous répondre, mais d’autres ont refusé. Il me semble donc intéressant que vous puissiez les auditionner, au même titre que les fonds d’investissement. En tant que journaliste, je m’interroge sur l’usage des dotations publiques par ces grands groupes, dont certains sont adossés à des fonds d’investissement. En tant que citoyenne, j’ai également besoin d’une plus grande transparence.
M. Mathieu Périsse. Il me semble effectivement utile que vous auditionniez les directions de ces groupes. Nous avons également besoin qu’elles nous ouvrent leur comptabilité, pour que nous puissions leur faire confiance. Le secteur privé, via la fédération française des entreprises de crèches, s’honore de ne pas verser de dividendes à ses actionnaires, ce qui semble vrai à la lecture des comptes dont nous pouvons disposer. Mais encore faudrait-il pouvoir vérifier l’intégralité des comptabilités. En outre, il existe d’autres manières de faire remonter la valeur. Lors de notre enquête, nous n’avons pas pu accéder aux comptes des holdings détenues par les fondateurs.
Pour les fonds d’investissement, les places de crèche sont devenues des actifs financiers, au même titre que des parts dans une société d’autoroute en Croatie ou dans une plateforme gazière en mer Baltique. Les Petits Chaperons Rouges appartiennent ainsi au fonds Infravia, qui possède de nombreuses infrastructures dans le monde et n’a aucune appétence particulière pour la petite enfance. Le précédent propriétaire était le fonds Eurazeo qui l’avait racheté en 2016 et a doublé sa mise en le revendant en 2021. De même, le fonds Alpha PE a revendu ses parts dans Babilou en 2013 pour plus de 2,5 fois son prix d’achat.
Ensuite, ces fonds ne demandent pas eux-mêmes d’économiser des couches ou de couper une banane en trois. Cela ne fonctionne pas de cette manière. Mais pour « extraire de la valeur », des process sont mis en place, y compris de manière inconsciente. À titre personnel, je ne pense pas que la privatisation ait constitué une avancée. Il y a là un problème de confiance et un problème de pérennité : le système privé ne tient que sur la bonne volonté et sur des gens qui décident, pendant quelque temps, de moins placer le curseur vers la rentabilité et un peu plus vers le bien-être des enfants.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je profite de ma prise de parole pour formuler deux requêtes. La première a déjà été exprimée lors de la mise en place de cette commission. Monsieur le président, nous vous avions ainsi demandé de pouvoir auditionner les fonds d’investissement, mais vous nous aviez à l’époque répondu que vous hésitiez, indiquant que leur convocation aurait participé d’un a priori à leur encontre. Je réitère aujourd’hui cette requête et je demande également que notre commission d’enquête soit diligentée afin de récupérer des rapports de la PMI, puisqu’il semblerait que des journalistes n’y aient pas eu accès.
Ensuite, je remercie les journalistes de leur présence aujourd’hui et pour leur travail, qui nous importe énormément. Mesdames, monsieur, je souhaite poser une question concernant les responsabilités qui mènent à ce système, que vous dénoncez. Nous voyons bien que le cadre légal tel qu’il a évolué depuis vingt ans a conduit à la création d’un service low cost de la petite enfance, afin de pouvoir accueillir massivement des enfants essentiellement issus de la classe moyenne. Ainsi, le décret d’août 2022, qui concerne la possibilité de recruter sans diplôme, participe de la réduction des coûts de production : d’une certaine façon, on recrute au Smic, voire en dessous.
De même, vous avez également évoqué la question du financement, à la fois par la CAF, mais aussi par le crédit d’impôt. Aujourd’hui, les entreprises qui financent des crèches privées bénéficient de ces crédits d’impôt. Lors de votre enquête, avez-vous pu documenter le lobbying de la fédération des entreprises de crèches et le rôle qu’elle a pu jouer dans l’évolution de la législation ? De notre côté, nous pensons que cette fédération a joué un rôle lors de la mise en place de cette commission. De fait, elle semble disposer d’un réseau étendu, à travers des partenariats avec des structures privées, des cabinets d’avocats, des cabinets de conseil. La toile ainsi tissée est clairement orientée vers le business et la rentabilité plutôt que vers une logique de service public. Il suffit pour s’en convaincre de consulter son site internet.
Mme Bérangère Lepetit. Nous avons consacré un chapitre à cette fédération très puissante, créée en 2007 et qui réunit trois des plus grosses entreprises du secteur, Babilou, Les Petits Chaperons Rouges et la Maison Bleue. La personne qui s’occupe de la communication de la fédération est particulièrement active auprès des journalistes. Elle se présente d’ailleurs comme une personne ressource, capable d’expliquer le fonctionnement de ce secteur, qui est effectivement plus complexe qu’il n’y paraît. En résumé, la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) répond très facilement, elle est très réactive et propose de nombreux rendez-vous. Les élus que nous avons interrogés reçoivent également fréquemment les visites de cette fédération, qui fournit des plaquettes très pédagogiques. Cette activité est efficace : lors de l’un de mes rendez-vous avec un maire d’un arrondissement parisien, j’ai été surprise de le voir reprendre exactement les mêmes arguments et éléments de langage que ceux portés par la FFEC.
Mme Daphné Gastaldi. Il est vrai que nous pouvons retrouver ici ou là des éléments de langage promus par la fédération. De même, certaines propositions d’amendement proviennent du lobby des crèches et sont présentes sur son site. Pour sa part, le Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) s’est ému de voir que des députés ayant voté contre la création de la commission d’enquête se retrouvaient finalement à sa tête et s’est interrogé sur les liens avec le lobby. De notre côté, nous n’avons pas particulièrement enquêté sur le lobby, qui mériterait peut-être à lui seul un travail approfondi.
M. Mathieu Périsse. Ce lobby travaille de manière efficace, au service des entreprises qui le financent. Pour autant, nous n’avons pas recueilli d’éléments indiquant qu’il outrepasserait le rôle classique d’un groupe d’influence. Comme tout lobby, la Fédération française des entreprises de crèches réalise des actions de plaidoyer, rencontre des décideurs et essaye de les convaincre. Je ne suis pas choqué outre mesure : à partir du moment où le secteur privé existe, il fait appel à des représentants. J’en prends acte.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Avez-vous pu, au cours de votre enquête, établir des liens entre le lobbying de cette fédération et l’évolution de la législation ? Je pense notamment au décret de 2022.
M. Mathieu Périsse. Daphné Gastaldi et moi, nous ne disposons pas d’éléments permettant de montrer que la fédération tient la plume des politiques. Je serais également tenté de dire que la fédération n’en a pas non plus eu besoin. Depuis vingt ans, l’évolution législative n’a pas attendu l’existence d’un tel lobby structuré, ni même d’une fédération ou de grands groupes, pour intervenir. Les assouplissements législatifs, les incitations fiscales décidées au profit du secteur privé ont émané de choix politiques, effectués en conscience. Il est possible de les questionner, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient été dictés par quiconque.
Il y a vingt ans, face au constat d’un manque de 200 000 places en crèches, les vannes de l’argent public se sont ouvertes en direction du secteur privé. Vingt ans plus tard, nous en sommes encore à aligner les plans crèche pour couvrir des besoins de 200 000 places. Mais entre-temps, le secteur privé a pris 25 % du marché.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame Gastaldi, vous avez indiqué que le Syndicat national des professionnels de la petite enfance déplorait que des députés ayant pris des responsabilités au sein de cette commission d’enquête aient pourtant voté contre sa création. Je tiens à préciser que je n’ai pas voté contre : je n’étais pas en séance lors du vote, mais en commission des lois, pour examiner un autre texte. Je pense qu’il est important d’être précis, dans la mesure où vous témoignez sous serment.
Mme Daphné Gastaldi. Je ne vous ai pas désignée nominativement, j’ai simplement relayé les propos exprimés par le Syndicat national des professionnels de la petite enfance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quatre grands groupes privés interviennent aujourd’hui. Or les situations de maltraitance portent aujourd’hui sur l’ensemble de ce secteur, aucun groupe ne peut être considéré comme plus vertueux ou plus problématique que les autres. À la lecture de vos ouvrages, j’observe que l’un de ces groupes, People&Baby, qui n’a pas de fonds d’investissement à son capital, s’est pourtant malheureusement distingué de la manière la plus défavorable, puisque c’est au sein de l’une de ses crèches qu’un bébé de 11 mois a été tué à Lyon.
Les difficultés rencontrées dans le secteur privé sont-elles liées à la présence de fonds d’investissement ou plutôt à des logiques de rentabilité qui sont portées par ces groupes privés, quel que soit leur actionnariat ?
Ensuite, pensez-vous que la présence de groupes privés dans le secteur de la petite enfance est la cause de ces maltraitances ? En rehaussant un certain nombre des obligations des crèches, mais également en faisant évoluer le système de financement des crèches privées et des crèches en délégation de service public, pourrions-nous être en mesure d’assurer une prise en charge plus vertueuse de nos enfants par les groupes privés ? Je ne suis pas naïve et n’ignore pas les objectifs de rentabilité qu’elles poursuivent, mais ces actions ne pourraient-elles pas permettre qu’elles se concentrent d’abord sur le bien-être des enfants ?
Mme Elsa Marnette. Babilou, Grandir et Les Petits Chaperons Rouges sont adossés à des fonds d’investissement et réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Une étude effectuée par un cabinet en 2021 indique ainsi que Babilou réalise la moitié de son chiffre d’affaires à l’international, notamment aux États-Unis et aux Pays-Bas. Les financements en provenance des fonds d’investissement sont aussi utilisés par les entreprises pour croître, mais à l’extérieur de nos frontières.
Mme Bérangère Lepetit. L’entreprise People&Baby a eu à une époque des fonds d’investissement à son tour de table, mais cela n’est plus cas actuellement. Les fonds d’investissement contribuent à ce mouvement « d’extension » de ces entreprises qui ont effectivement aujourd’hui des relais de croissance à l’étranger. La participation de fonds d’investissement n’explique pas la situation, mais elle y contribue.
Ensuite, le secteur privé est-il la cause des maltraitances ? Je constate que le secteur privé n’a pas le monopole des maltraitances et que des dysfonctionnements interviennent également ailleurs. De notre côté, nous n’avons pas enquêté dans les crèches municipales et associatives. Malgré tout, depuis la sortie de notre livre, nous continuons à être contactés par des parents et des salariés qui nous racontent des dysfonctionnements intervenant dans les crèches privées lucratives, en particulier dans ces quatre grandes entreprises.
Mme Daphné Gastaldi. Nous avons reçu des signalements en provenance de différents types de crèches, mais les plus nombreux et les plus documentés concernaient des crèches privées à but lucratif. Si l’ensemble du secteur souffre d’un problème de financement et d’une pénurie de personnels, nous avons cependant constaté que les groupes privés à but lucratif faisaient l’objet de problèmes supplémentaires liés cette pression, à cette course à la rentabilité, à cette course au berceau, au remplissage et parfois au « surbooking » des crèches. Ces éléments se cumulent pour créer un cocktail dangereux, entraînant malgré elles des salariées dans des situations de maltraitance, qu’elles sont les premières à dénoncer.
M. Mathieu Périsse. Je me souviens avoir entendu l’interview du président d’un des grands groupes, qui dressait le parallèle suivant : puisqu’il existe des écoles privées, pourquoi n’y aurait-il pas des crèches privées ? Cette analogie, a priori de bon sens, ne tient pas, les situations ne sont pas comparables. Aujourd’hui, les écoles privées telles que nous les connaissons sont en effet associatives, elles ne sont pas à but lucratif. Par exemple, il n’existe pas de groupes rassemblant 700 écoles privées d’enseignement catholique. Ce raisonnement est donc quelque peu fallacieux.
En réalité, selon moi, le privé lucratif apporte plus de problèmes que de solutions. Au-delà des dysfonctionnements que nous avons évoqués, il existe également des effets de second rang. Par exemple, les grosses entreprises sont celles qui sont les plus enclines à rafler les marchés publics, dans la mesure où elles disposent de services juridiques et sont capables de fournir des offres bien calibrées aux marchés publics, de répondre sur-mesure aux attentes, mais également de produire des efforts financiers sur certains points. Face à cette force de frappe, les petites structures associatives ou éventuellement mutualistes, qui occupaient le terrain parfois depuis des décennies ne peuvent plus suivre. Non seulement le privé produit un certain nombre d’effets délétères, mais il contamine également les autres sphères.
Des associations d’éducation populaire qui existent parfois depuis les années 1930 et qui ont développé tout un savoir-faire en matière d’éducation se retrouvent contraintes à intégrer dans leurs réponses aux appels d’offres des éléments issus du management privé, pour pouvoir rester dans la course. Je ne pense pas que cela se fasse au profit de la pédagogie, ni de l’accueil des enfants.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si je comprends bien, vous ne pensez pas qu’il existerait des solutions consistant à renforcer la réglementation du privé lucratif et à faire évoluer le financement vers un modèle plus vertueux. Vous considérez que, par nature, le privé lucratif est un problème et préconisez la fin des structures privées lucratives dans la gestion de nos crèches. Je souhaite que cet aspect soit bien clarifié.
Mme Bérangère Lepetit. D’après toutes les études, le privé lucratif représente aujourd’hui 20 % du secteur, mais au-delà des grands groupes, il existe également une myriade de petites entreprises. De fait, les situations sont vraiment très diversifiées et il est compliqué de placer l’ensemble de ces structures dans une seule catégorie. Le fonctionnement de ces grands groupes, fondé sur des process spécifiques et des seuils de rentabilité à atteindre, entraîne ces dysfonctionnements, ces dérives et cette souffrance au travail. Par conséquent, je pense effectivement que quelque chose doit être revu et j’estime qu’il est important de réguler et d’obtenir plus de détails en matière financière. Il me semble d’ailleurs qu’un rapport de l’Igas est en cours de rédaction sur ces éléments et que les pouvoirs publics sont désormais bien au fait des dérives existantes.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie d’avoir partagé devant la commission les résultats de votre enquête. Avant de clôturer cette séance, je souhaite répondre à notre collègue Sophia Chikirou. Il n’y a pas d’hésitation de ma part : je peux vous confirmer que les fédérations seront toutes convoquées, y compris celle évoquée lors de cette audition. De même, les quatre grands groupes seront aussi convoqués pour être auditionnés. Si nos auditions nous conduisent à agir de la sorte, je n’hésiterai pas non plus à procéder à d’autres convocations. Nous pourrons également demander les rapports de PMI.
La séance est levée à 19 heures 20.
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements
Réunion du mercredi 31 janvier 2024 à 17 h 30
Présents. - M. Joël Aviragnet, M. Thibault Bazin, Mme Sophia Chikirou, Mme Ingrid Dordain, M. Thierry Frappé, Mme Virginie Lanlo, M. Philippe Lottiaux, M. William Martinet, Mme Béatrice Roullaud, Mme Sarah Tanzilli
Excusé. - Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes)