Compte rendu

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements

 Audition de Mme Aurore Bergé, ancienne ministre des solidarités et des familles 2

 Présences en réunion..............................16

 


Mardi 30 avril 2024

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 54

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Thibault Bazin,
Président


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La séance est ouverte à onze heures cinq.

La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné Mme Aurore Bergé, ancienne ministre des solidarités et des familles.

M. le président Thibault Bazin. Nous accueillons madame Aurore Bergé, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations. Vous avez également été en charge du portefeuille ministériel de la famille entre juillet 2023 et janvier 2024. Votre passage au ministère des solidarités et des familles, bien que bref, a été marqué par le lancement du service public de la petite enfance, et plus précisément par l’adoption des textes qui permettront son déploiement à partir du 1er janvier 2025 par les communes en tant qu’autorités organisatrices. Nous reviendrons certainement sur la genèse des articles 17 et 18 de la loi plein emploi et vous aurez l’occasion de nous dire si vous estimez que vos successeurs font le nécessaire pour mener à bien le projet que vous avez initié.

Vous nous parlerez probablement aussi de votre réaction aux deux ouvrages parus en septembre dernier et des mesures pratiques que vous avez mises en œuvre. Vous aviez alors souligné la nécessité d’instaurer une véritable culture du contrôle dans les crèches. Alors que nous approchons de la fin de notre cycle d’auditions, cet échange avec vous nous semble particulièrement utile avant de recevoir cet après-midi vos collègues Catherine Vautrin et Sarah El Haïry. Nous pourrons ainsi vérifier si la continuité de l’action gouvernementale est assurée entre vous.

Je tiens à préciser que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible ultérieurement à la demande. Enfin, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Mme Bergé prête serment.)

Mme Aurore Bergé, ancienne ministre des solidarités et des familles. Je m’exprime devant vous au titre des fonctions j’ai eu l’honneur d’exercer de ministre des solidarités et des familles, dans un contexte marqué par la fin de plusieurs mois de concertation au sein du Conseil national de la refondation. Suite à l’annonce de la Première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, j’ai été chargée de la mise en œuvre d’un véritable service public de la petite enfance. Ce projet visait à honorer un engagement majeur du Président de la République : garantir à tous les parents une place d’accueil de qualité, près de chez eux et à un prix abordable et similaire quel que soit le mode d’accueil retenu par les parents pour leurs enfants de moins de 3 ans. Cette mission s’inscrivait au carrefour de trois grandes priorités nationales : contribuer au plein-emploi (160 000 personnes étant empêchées de prendre ou de reprendre une activité faute de mode d’accueil, principalement des femmes), lutter contre les inégalités de destin (seuls 5 % des enfants des foyers les plus modestes bénéficiant de places en crèche contre 20 % des classes dites favorisées) et l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie professionnelle.

La mission s’est révélée par ailleurs un enjeu de cohésion nationale dans un contexte où l’érosion du nombre des naissances devenait préoccupante. En 2022, nous avons enregistré le nombre de naissances le plus faible depuis 1946, avec 723 000 naissances, et la tendance continuait de s’aggraver en 2023. Face à ce constat, j’ai plaidé pour le changement de nom du ministère lors de ma nomination, afin d’y intégrer le mot « famille » et d’incarner le renouvellement en profondeur de notre politique familiale. J’ai souhaité que l’État soutienne l’ensemble des familles à travers deux vecteurs : les services apportés aux parents et les aides financières. La France dispose déjà d’une politique familiale ambitieuse. La mandature précédente a notamment réussi à apporter un soutien inédit à la parentalité (vous avez auditionné Adrien Taquet qui l’a lancée) grâce au plan des 1 000 premiers jours de l’enfant. Malgré cette politique, la recherche d’un mode d’accueil reste un parcours du combattant pour les parents. Plus de 200 000 places manquent, l’offre territoriale est disparate et de qualité hétérogène, et la pénurie de professionnels aggrave évidemment cette situation (10 000 professionnels manquent aujourd’hui dans les crèches et 100 000 assistants maternels vont cesser leur activité d’ici 2030 du fait de leur départ à la retraite).

J’ai donc assumé de dire qu’il fallait rompre avec le cercle vicieux entre pénurie de professionnels, perte de sens, épuisement, fermeture de places et in fine risque de maltraitance pour nos enfants. Ce constat avait été mis en évidence par le rapport de l’Igas d’avril 2023, rendu public, puis par deux ouvrages, Babyzness et Le prix du berceau, parus en septembre dernier. Par ailleurs, considérant que le manque de lisibilité et de coordination entre les différents acteurs du secteur empêchait le développement d’une offre d’accueil de qualité en nombre suffisant et surtout soutenable financièrement pour les familles pour les collectivités, j’ai souhaité une réforme globale de la politique d’accueil du jeune enfant en menant de front plusieurs chantiers.

D’abord, il était nécessaire, pour la sécurité de nos enfants, d’améliorer la qualité de leur accueil. J’ai appelé, par le biais de la mission confiée à la présidente du département de Maine-et-Loire, Florence Dabin, à la mise en œuvre d’un système de remontée et de traitement des signalements des risques de maltraitance. J’ai également plaidé en faveur de la création d’une véritable culture du contrôle (article 10 bis du projet de loi que j’ai introduit par amendement gouvernemental, devenu ensuite l’article 18 de la loi plein emploi). Cette réforme de l’inspection-contrôle a élargi les prérogatives des conseils départementaux, notamment pour qu’ils puissent vérifier en cas de changement de gestionnaire que l’organisme cessionnaire de l’autorisation présente l’ensemble des garanties nécessaires. Toujours dans le cadre du volet qualité du service public de la petite enfance, j’ai soutenu la création d’un guide national de contrôle relatif aux pratiques professionnelles, notamment sur la question du taux d’encadrement des groupes d’enfants. De plus, j’ai lancé une mission devant décliner la Charte de la qualité d’accueil dans l’ensemble du secteur pour pouvoir replacer l’enfant au cœur de son organisation. Dans cette optique, j’ai rendu disponible dès 2024 un fonds de 70 millions d’euros entièrement dédié à l’amélioration de la qualité de l’accueil, permettant notamment de financer l’achat de matériel et l’embauche d’intervenants extérieurs.

Le deuxième chantier visait à débloquer les freins au développement de l’offre d’accueil, avec un objectif de création de 200 000 places d’ici 2030. À ce titre, le volet gouvernance du service public de la petite enfance a clarifié le champ de responsabilité et amélioré la coordination de tous les acteurs pour assurer à l’ensemble des familles l’accès à une place d’accueil sûre et de qualité pour leur enfant. J’ai aussi fixé l’objectif intermédiaire, d’ici 2027, de 100 000 places créées, à la fois en collectif et en individuel, dont 35 000 places nouvelles en créations nettes. Dans cette logique, j’ai initié une dynamique visant à corriger les inégalités territoriales, notamment la création d’un relais petite enfance dans toutes les villes de plus de 10 000 habitants. Par ailleurs, les moyens financiers du secteur ont été largement renforcés à mon initiative, avec 100 ETP de soutien en ingénierie, créés directement au sein des Caf pour aider les maires et les accompagner dans le développement de structures d’accueil. Ainsi, ce ne sont pas moins de 6 milliards d’euros d’ici 2027 qui seront fléchés pour financer l’investissement et le fonctionnement des places d’accueil en crèches.

Enfin, et c’est essentiel, le troisième chantier concerne la pénurie des professionnels. Mon objectif était de mettre en place des actions spécifiques visant à mieux les rémunérer, mieux les valoriser, mieux faire reconnaitre aux yeux de l’ensemble de la société la valeur et le caractère indispensable de leur profession. Pour cela, toujours en lien étroit avec le Comité de filière petite enfance présidé par Elisabeth Laithier, j’ai d’une part provisionné 200 millions d’euros en moyenne chaque année pour accompagner les employeurs de l’accueil collectif avec le financement de revalorisations salariales que j’ai accompagnées d’un principe clair : par un euro de soutien public sans revalorisation de l’ensemble des conventions collectives et sans garantie que tous les professionnels soient sous convention collective. D’autre part, j’ai renforcé l’attractivité de l’accueil individuel. En effet, je voulais mettre un terme à certaines dérives ou certains points bloquants qui pouvaient décourager des vocations. J’ai ainsi renforcé le dispositif de lutte contre les impayés en instaurant deux mois de salaire garanti dès 2024, puis trois mois dès 2025, grâce au recours à Paje emploi plus pour les assistants maternels. J’ai également augmenté la prime d’installation des assistants maternels, qui est passée de 450 à 1 200 euros dès 2024. Enfin, j’ai instauré un dispositif d’analyse de la pratique en accueil individuel dans chaque département pour permettre un partage d’expériences entre les professionnels et lutter contre l’isolement de la pratique, ce qui était une demande forte.

Avant de conclure, je tenais à revenir brièvement sur ma gestion des épisodes dits « polémiques » concernant la qualité d’accueil des jeunes enfants. Mon but premier a toujours été de protéger nos enfants. C’est pourquoi, dès le 15 septembre 2023, j’ai convoqué les dirigeants des groupes privés de crèches (Babilou, La Maison Bleue, Les Petits Chaperons Rouges et People&Baby). Au cours de cette réunion, rendue publique, j’ai réaffirmé avec la plus grande fermeté ma volonté absolue de garantir la sécurité de nos enfants ainsi que ma résolution à me saisir de tous les leviers à ma disposition, y compris le renforcement des contrôles et des sanctions, ce que j’ai fait au moyen de la loi plein emploi. En parallèle, j’ai engagé deux nouvelles missions de l’Igas, qui visaient toutes les deux à assurer la sécurité et la bientraitance des enfants accueillis en crèches. La première mission devait décliner la charte de la qualité d’accueil puis la mission d’évaluation des micro-crèches analyser l’ensemble du modèle, son financement et les règles dérogatoires de fonctionnement avec la poursuite d’objectifs clairs : garantir la sécurité, rassurer les parents, revaloriser les professionnels, fiabiliser et redonner du souffle à l’ensemble du secteur de la petite enfance.

Je suis à votre disposition pour approfondir tous les sujets concernant la période durant laquelle j’exerçais mes fonctions de ministre des solidarités et des familles.

M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, madame la ministre. Vous avez souligné le souci de l’égalité et avez souvent exprimé votre préoccupation pour une politique universelle en faveur des familles. Concernant les réservations de berceaux, plus de la moitié sont effectuées par des acteurs publics, des administrations publiques, des collectivités. En quoi ces réservations prioritaires affectent-elles l’égalité d’accès, notamment en considérant les différences entre les publics aisés et les publics plus modestes ? Avez-vous audité ce qui est pratiqué par l’administration publique, notamment l’État, à travers les SRIAS ? Demandez-vous, dans vos appels d’offres, des places de qualité ? L’État est commanditaire de places auprès de structures, qu’elles soient publiques ou privées. Quels sont les critères que vous développez dans les cahiers des charges ? Qu’est-ce qui est demandé ? Qu’est-ce qui est vérifié ?

En second lieu, en ce qui concerne les difficultés économiques, notamment liées au modèle de la prestation de service unique (PSU), avec la question du financement tiers, vous avez mentionné un certain nombre de bonus mis en place. Toutefois, lors de nos visites et auditions, nous avons parfois eu l’impression d’une approche à géométrie variable entre les départements, parfois même au sein d’un même département. Les contrôles, les accompagnements financiers, à l’investissement et en fonctionnement, pouvaient paraître disparates. Comment développer une approche égalitaire, abordable si, derrière, nous avons une forme de boîte grise où l’approche semble arbitraire ? Avez-vous appréhendé cette question et établi un lien entre la difficulté du modèle qui repose sur un tiers financeur quand il n’est pas là et la question de la qualité quand le modèle est en souffrance ?

Mme Aurore Bergé. Je suis convaincue de la nécessité d’une politique universelle en faveur de toutes les familles pour rénover notre politique familiale. Cela permettra d’accompagner tous les parents, de renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes, et de garantir aussi des enjeux de natalité essentiels pour laisser, tout simplement, la liberté de choix aux familles.

Concernant la réservation de berceaux, plusieurs aspects doivent être considérés. Je ne crois pas qu’elle crée une inégalité entre les familles aisées et les familles défavorisées. Les réservations de berceaux peuvent en effet bénéficier à une diversité de publics, comme la fonction publique hospitalière. Le sujet principal n’est pas tant le revenu que la capacité à trouver une place à proximité avec des horaires adaptés. En revanche, elle pose une question pour les familles qui n’y ont pas accès parce qu’elles n’appartiennent pas à une entreprise ou à une administration habilitée à cet effet. J’ai été interpellée par des parents dans cette situation, travaillant dans des TPE ou des PME qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas faire appel à la réservation de berceaux. C’est devenu un enjeu de modèle économique pour les entreprises de crèches, car cela leur assure une stabilité financière. Ce sujet mériterait d’être étudié.

Concernant les appels d’offres des ministères, le mien n’en a pas lancé, à part pour la crèche des ministères sociaux. En tout cas, ce ne sont pas les ministres qui signent ces appels d’offres, mais les secrétaires généraux des différents ministères ou des administrations déconcentrées. J’ose espérer que c’est avec la plus grande qualité d’accueil. Nous essayons d’ailleurs d’homogénéiser les pratiques grâce à une charte d’accueil définissant un référentiel national.

Enfin, sur la question de la PSU, il m’est apparu assez évident qu’une réforme doit être envisagée. Tous les modèles économiques des crèches, publics, associatifs ou privés, considèrent que la PSU est devenue une difficulté. Cette discussion importante devrait pouvoir exister, en concertation avec l’ensemble des acteurs, car, malgré leurs divergences, ils s’accordent sur la nécessité d’une refonte. C’est un chantier que je voulais engager, mais un remaniement est intervenu et j’occupe désormais d’autres fonctions au sein du Gouvernement. Ma première priorité était en tout cas la question de la sécurité de nos enfants, ainsi que le soutien et la revalorisation des professionnels de la petite enfance, les deux étant intimement liés.

M. le président Thibault Bazin. En tant que ministre, vous ne connaissiez pas le nombre de berceaux que vous réserviez et les critères de choix qui étaient appliqués. Or il s’agit d’un enjeu majeur, car les critères de choix peuvent avoir un impact significatif. Même si nous pouvons comprendre qu’une administration publique puisse avoir la priorité pour des raisons de service public, il est important de prendre en compte l’équilibre économique des structures qui bénéficient de ces réservations. Elles reçoivent en effet un surplus en plus de la PSU. Nous aimerions savoir comment l’État, que ce soit pour le ministère des armées, celui de la santé ou pour tout autre ministère, procède lorsqu’il réserve des berceaux, et quels sont les critères appliqués dans vos appels d’offres. Concernant la PSU et sa réforme, pourriez-vous nous apporter des précisions ? Vous semblez convenir qu’une refonte est nécessaire. Cependant, nous avons l’impression que le simple lissage envisagé actuellement ne répond pas à vos préconisations. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

Mme Aurore Bergé. La réservation de places en crèche par l’administration constitue un enjeu de continuité de service public, que ce soit dans la fonction publique hospitalière, pour nos forces de l’ordre ou pour nos enseignants. Il est d’autant plus important pour certaines professions aux horaires atypiques. C’est précisément pourquoi certaines crèches sont restées ouvertes durant le confinement pour garantir ce service public.

M. le président Thibault Bazin. Ma question portait sur la qualité, plus que sur le besoin quantitatif.

Mme Aurore Bergé. Garantir le fonctionnement de l’État et des services publics est essentiel pour l’ensemble de la population, afin d’éviter une désorganisation structurelle de nos modalités d’organisation. En tant que ministre, je n’ai pas à connaître les appels d’offres organisés par d’autres ministères. Par exemple, les appels d’offres pour cinq, dix ou quinze berceaux ne remontent pas directement au ministre. Par conséquent, je ne peux pas répondre à cette question spécifique. Cependant, si une question écrite nous est posée, nous pourrons sans doute la répercuter et vous apporter les éléments de réponse, si nous en disposons. En tout cas, je n’avais pas connaissance de ces questions, car je n’avais pas à les connaître.

En ce qui concerne la réforme du mode de financement, une question plus globale doit être posée. C’est un sujet similaire à celui de l’hôpital, bien que dans des registres différents. Les mêmes modèles qui ont prévalu partaient d’intentions extrêmement louables de clarification des critères, de garantie de suivi de l’argent public et de sa bonne utilisation de l’argent public au regard des aides qui sont octroyées directement aux familles ou indirectement via les entreprises. Il n’en reste pas moins que la pratique professionnelle des acteurs s’en est trouvée modifiée, comme ils l’ont expliqué régulièrement au comité de filière ou lors de conseils d’administration de la Cnaf. Le mode de financement a un impact sur l’organisation choisie, sur le nombre de professionnels, sur leur rotation, etc. Une question importante se pose : si une refonte ou une réforme de la PSU devait avoir lieu, quel serait le nouveau modèle qui devrait pouvoir exister pour ne pas reproduire des effets pervers qui, sans doute, existent aujourd’hui et, en tout cas, sont notés quelles que soient les modalités d’organisation sur l’accueil collectif ?

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Lors de votre mandat au ministère de la famille, des controverses ont émergé concernant les conditions d’accueil en crèche privée, notamment à la parution de deux livres en septembre 2023 : Le Prix du berceau et Babyzness, ainsi que d’un rapport accablant de l’Igas. Ces publications faisaient suite au tragique événement survenu à Lyon en juin 2022, lorsqu’un bébé est décédé dans une crèche privée. Face à ces constats, vous avez pris plusieurs mesures, notamment la création d’un service public de la petite enfance, qui désigne les communes comme autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant et renforce les capacités de contrôle et de sanction, avec les départements comme autorités référentes. Les communes sont ainsi replacées au cœur de la politique de la petite enfance. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez appréhendé la création de ce service public et son périmètre ? Quels ont été les échanges avec les représentants des collectivités territoriales ?

La loi plein-emploi a confié aux communes le recensement des solutions d’accueil sur leur territoire, l’accompagnement des parents vers une solution et la définition d’un schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil pour les communes les plus importantes. Avez-vous envisagé d’aller plus loin en confiant aux communes le rôle de guichet unique de la solution d’accueil, en leur permettant d’avoir une autorité sur tous les acteurs, qu’ils soient publics ou privés ? Comment appréhendiez-vous le rôle des départements et de l’État, qui ont tous deux un rôle de contrôle, dans l’architecture que vous avez imaginée ?

Mme Aurore Bergé. Je tiens à souligner l’importance du rapport de l’Igas diligenté par mon prédécesseur Jean-Christophe Combes, suite au drame épouvantable de Lyon où un enfant a perdu la vie. Cette source d’information précieuse a permis l’écriture de deux ouvrages sur le sujet. Il était nécessaire de le rendre public pour éclairer la situation. En conséquence, il a paru évident qu’il fallait renforcer la clarification des compétences et développer de nouveaux outils de contrôle et de sanction. J’ai exposé ces différents éléments lors de ma présentation. Nous avons également insisté sur la nécessité d’un pilote territorial pour la politique d’accueil du jeune enfant. Il nous semblait approprié que cette responsabilité soit confiée aux communes ou, si elles le souhaitent, par délégation aux EPCI. Nous avons également renforcé les outils de contrôle et de sanction, en clarifiant les circuits de signalement. C’est pourquoi nous avons confié une mission à Florence Dabin, présidente du Conseil départemental du Maine-et-Loire et présidente de la commission enfance au sein de Départements de France. L’article 10 bis du projet de loi a permis d’ajouter une disposition nouvelle garantissant que l’État, par le biais de ses différentes inspections (Igas, IGF), puisse avoir un accès direct aux groupes de crèches. Elle est aujourd’hui en application. Dès mon arrivée au ministère, j’ai souhaité établir aussi un lien avec les représentants des collectivités territoriales, notamment avec les présidents des associations d’élus, tels que David Lisnard pour l’AMF ou François Sauvadet pour les départements. Nous avons échangé régulièrement sur le projet de loi, qui préexistait à ma nomination et qui avait déjà été examiné et amendé au Sénat. Nous avons également discuté de la possibilité d’un guichet unique, mais ce n’était pas une demande des communes. Je crois qu’il est important de respecter la logique de décentralisation et de confier les compétences là où elles sont demandées et légitimes. Enfin, j’ai fait renforcer les moyens au sein des Caf, avec 100 ETP supplémentaires dédiés à l’accompagnement en ingénierie pour les communes. C’est un effort extrêmement conséquent, mais nécessaire pour aider nos communes à se structurer et à s’organiser.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je souhaite aborder la question du guichet unique, notamment en ce qui concerne la réservation des berceaux. En effet, la pratique de réservation de berceaux par les entreprises soulève des préoccupations. Nous avons observé qu’elle peut entraîner des dérives et des inégalités de traitement. Ces situations sont totalement incompatibles avec l’instauration du service public de la petite enfance. L’égalité d’accès aux places constitue une condition essentielle à l’égalité de traitement dans la mise en œuvre de ce service public.

Par ailleurs, j’aimerais discuter d’une proposition très intéressante que vous avez faite en tant que ministre de la famille. Vous avez annoncé la création à l’horizon 2025 d’un congé familial qui remplacerait le congé parental actuel, dont les conditions d’indemnisation sont très limitées et peu incitatives. Cette proposition permettrait de mieux répondre aux besoins du très jeune enfant, qui doit d’abord créer des liens d’attachement avec ses parents. De plus, elle pourrait apporter des solutions à la question de l’accueil du jeune enfant sur le plan quantitatif. En effet, si davantage restaient avec leurs parents, les besoins en termes d’accueil collectif et individuel seraient moins importants. Comment avez-vous envisagé la création de ce congé familial et quelle idée a guidé vos réflexions ? Quelle suite sera donnée à cette belle proposition ?

Mme Aurore Bergé. Je tiens à souligner mon attachement à une politique universelle pour toutes les familles, notamment en ce qui concerne la parentalité. Aujourd’hui, malgré l’extension des congés maternité et paternité, le recours au congé parental a drastiquement diminué. En effet, le nombre de bénéficiaires est passé de 514 000 en 2013 à 255 000 en 2020. Cette situation ne peut être considérée comme une réussite. De plus, elle n’a pas favorisé l’égalité entre les femmes et les hommes. En effet, 14 % des mères seulement et moins de 1 % des pères ont recours au congé parental. Les inégalités existantes s’en trouvent renforcées. De plus, le congé parental peut entraîner un éloignement durable du marché du travail, avec des conséquences néfastes sur la carrière des femmes. Dès lors, faut-il le laisser en l’état ou le réformer ?

J’ai proposé une réforme à la Première ministre lors de la conférence sociale. Le Président de la République a retenu cette proposition et a annoncé dès janvier l’idée d’un congé de naissance qui viendrait en complément des congés de paternité ou de maternité et serait laissé à la libre appréciation des parents. Il serait de quatre mois pour chaque parent et le régime d’indemnisation serait revu. Au lieu d’une indemnisation forfaitaire maximale de 428 euros par mois, celle-ci serait fondée sur le même principe que les indemnités journalières en cas d’arrêt maladie, permettant une indemnisation jusqu’à 1 800 euros par mois. Cette mesure permettrait d’éviter l’exclusion rapide des classes moyennes du congé parental. En effet, passer d’une rémunération de 2 000 à 3 000 euros par mois à 428 euros au maximum est difficile à envisager pour de nombreuses familles. De plus, cette situation favorise le recours au congé parental par la femme, qui a généralement une rémunération inférieure à celle de son conjoint, ce qui renforce les inégalités entre les sexes. Cette proposition a été retenue par le Président de la République pour une mise en application en 2025. Elle sera débattue dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). J’ai commencé à travailler sur cette mesure et j’ai organisé plusieurs séries de larges concertations avec les organisations syndicales et patronales. Il est essentiel que toutes les professions, y compris les professions libérales, celles de la culture et de l’agriculture, aient accès à ce congé pour éviter de créer de nouvelles inégalités.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En tant que ministre de la famille, vous avez annoncé une évaluation imminente de l’arrêté du 29 juillet 2022. Ce dernier permet, entre autres, à une liste de dix-sept types de professionnels d’être incluses dans le calcul des 60 % de l’effectif. Il autorise également l’embauche de personnes non qualifiées, à condition de justifier d’une pénurie de professionnels. Élargir ainsi les qualifications et les diplômes reconnus pour les professionnels de crèche n’est-il pas préjudiciable à long terme pour la qualité d’accueil des enfants ? Votre décision d’évaluer l’arrêté du 29 juillet 2022 est-elle motivée par cette logique potentiellement nuisible ou s’explique-t-elle par d’autres raisons ?

Mme Aurore Bergé. L’arrêté en question a été mis en place avant ma prise de fonction. Pour plus de détails, il serait donc préférable d’interroger mon prédécesseur. Cependant, je tiens à préciser qu’il n’a pas introduit de nouvelles dérogations permettant à des personnes non qualifiées de travailler en crèche. Au contraire, il a renforcé les contrôles, notamment pour sécuriser les procédures. Deux mesures ont ainsi été instaurées. Premièrement, le gestionnaire doit désormais prouver qu’il a tenté, sans succès, de recruter par le biais du droit commun. Il doit démontrer les efforts qu’il a déployés et l’impossibilité de trouver des professionnels qualifiés. Deuxièmement, les personnes recrutées doivent impérativement être formées, alors qu’auparavant, cette double démonstration n’était pas nécessaire pour recruter des personnes ayant un niveau de formation inférieur.

J’étais consciente que la présentation de cet arrêté pouvait susciter des doutes et des interrogations sur la manière dont les recrutements pouvaient être organisés. J’ai donc demandé une évaluation quantitative pour déterminer combien de demandes de dérogation avaient été émises. Il est essentiel de partir de chiffres concrets. C’est sur cette base que nous devons évaluer l’arrêté, pour déterminer s’il doit être maintenu ou supprimé, la sécurité de nos enfants étant toujours la priorité. Par ailleurs, l’instauration d’un référentiel national déployé rapidement doit garantir le bien-être des professionnels, car tout part d’eux, ainsi que la sécurité et l’accueil de nos jeunes enfants.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour mission d’examiner les stratégies de lobbying des entreprises de crèches et leur influence sur les autorités publiques. Vous avez récemment convoqué les grands groupes de crèches privées suite à la publication des deux ouvrages qui critiquent la qualité d’accueil dans ces établissements. Comment se sont déroulées ces discussions ? Ces entreprises vous ont-elles fourni des informations supplémentaires qui confirment ou infirment les allégations contenues dans ces livres ? Par ailleurs, comment ont-elles réagi à l’annonce de la création du service public de la petite enfance ?

Mme Aurore Bergé. J’ai jugé essentiel et légitime de convoquer les quatre grands groupes de crèches privées principalement mis en cause dans les deux ouvrages cités, afin de rassurer les professionnels et les parents. J’ai cherché à obtenir des explications sur leurs modèles économiques, leurs modalités de recrutement, l’existence ou non d’un turn-over dans leurs établissements et les réformes potentiellement nécessaires, notamment concernant la PSU. J’ai clairement exprimé mon intention de modifier la loi, avec le soutien des parlementaires, pour garantir des contrôles plus efficaces, ce que j’ai fait. J’ai également annoncé la création d’un référentiel national pour éviter une application à la carte des modalités d’accueil du jeune enfant. J’ai conditionné l’investissement de 200 millions d’euros par an de l’État pour la revalorisation des professionnels de la petite enfance à l’harmonisation par le haut des conventions collectives et à leur adoption par tous les professionnels.

J’ai eu une discussion franche et lucide avec les grands groupes de crèches privées et j’ai reçu tous les interlocuteurs au ministère. En tant que parlementaire et ministre, je suis en effet garant des politiques publiques et des moyens de l’État, et je dois discuter avec tous les acteurs concernés. Le comité de filière petite enfance joue un rôle déterminant et remarquable en créant de la confiance entre tous les acteurs et en les faisant travailler ensemble. J’ai également rencontré des syndicats, des associations, des fédérations et des collectifs comme Pas de bébé à la consigne. Même si leurs points de vue peuvent être différents, voire corrosifs, y compris à l’égard du Gouvernement, je crois qu’il est essentiel de les entendre pour construire des politiques publiques efficaces. Les enjeux sont déterminants pour nos enfants et pour les familles de notre pays.

Mme Virginie Lanlo (RE). Après la publication des deux ouvrages cités précédemment, vous avez reçu un grand nombre de réactions de la part des groupes de crèches. Parmi les idées que vous avez développées, vous avez évoqué le renforcement du rôle des parents dans ces établissements, en instaurant des parents référents, à l’image des parents d’élèves dans les écoles. Vous avez également envisagé une organisation similaire à celle des crèches parentales. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ces propositions ? Comment ont-elles été accueillies par les groupes privés ?

Mme Aurore Bergé. Les premiers concernés, au-delà de nos enfants, sont évidemment les parents. Ils doivent pouvoir exprimer leur opinion sur l’organisation des crèches. Il ne s’agit pas de défier les professionnels, mais de mieux comprendre leur rôle essentiel. La comparaison entre les crèches et les EHPAD est souvent faite, mais je pense qu’elle n’est pas appropriée. En effet, les parents entrent quotidiennement dans la crèche de leur enfant et, s’ils ont un minimum d’éducation, ils échangent avec les professionnels. Ils expliquent comment s’est passée la nuit de leur enfant et reçoivent des informations de ces professionnels lorsqu’ils le récupèrent le soir. Entrant deux fois par jour dans l’établissement, ils sont en contact direct avec les professionnels. Un lien existe donc déjà, mais il mérite d’être développé.

J’ai beaucoup discuté de ce sujet avec Élisabeth Laithier, qui avait déjà mis en place ce système lorsqu’elle était élue à Nancy. Il existe en effet déjà dans de nombreuses crèches des formes de parents référents, de conseils de parents, et différentes formes peuvent être mises en place, permettant aux parents de s’impliquer sans interférer dans la gestion et de créer un lien plus profond avec les professionnels. J’ai donc demandé au comité de filière, par l’intermédiaire de sa présidente Élisabeth Laithier, de travailler sur cette question afin que cela puisse être mis en place. Il pourrait s’agir de conseils travaillant sur les modalités d’organisation, en lien avec les collectivités territoriales, qui en mettent souvent en place, par exemple à Dijon. Il faut laisser beaucoup de souplesse. Il ne s’agit pas d’avoir des listes de parents qui seraient élus, mais plutôt de se doter d’un cadre plus souple. Il est important d’envoyer un signal clair. La reconnaissance du travail des professionnels et la meilleure organisation de l’accueil du jeune enfant passent aussi par le respect et l’implication des parents. Il est nécessaire de trouver un cadre à cet effet.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Je tiens à exprimer ma préoccupation quant à la marchandisation de la petite enfance, notamment l’ouverture de ce secteur à des acteurs privés lucratifs. Au fil des travaux de cette commission, nous avons constaté plusieurs problèmes liés à cette situation.

Premièrement, ce secteur lucratif représente un coût élevé pour la puissance publique. Les rapports de l’administration ont démontré qu’une place de crèche dans une structure privée lucrative coûte plus cher en argent public que dans une crèche municipale. De plus, les parents sont également lourdement impactés financièrement, en particulier dans le cas des micro-crèches où le reste à charge est très élevé.

Deuxièmement, les conditions de travail et les salaires en vigueur dans le secteur privé lucratif sont moins attractifs. Vous avez vous-même évoqué la nécessité de revoir les conventions collectives de ce secteur, action qui n’a malheureusement pas encore été entreprise.

Troisièmement, la qualité de l’accueil dans le secteur privé lucratif pose question. C’est ainsi que les fermetures administratives de crèches décidées par les préfets concernent systématiquement des crèches privées lucratives. Du reste, nous avons constaté que les alertes sur les dangers de ce modèle privé lucratif ne sont pas récentes. Le premier rapport de l’administration soulignant un sur-calibrage du financement public à destination des crèches privées lucratives date en effet de 2017. Pourtant, aucune mesure significative n’a été prise depuis sept ans. Une forme d’impunité semble ainsi organisée autour de ces groupes privés lucratifs.

Madame la ministre, vous avez été en charge de la petite enfance à un moment clé, quelques mois après la publication d’un rapport de l’Igas suite au décès d’un bébé dans une crèche privée lucrative à Lyon. De nombreux observateurs ont constaté que votre réaction vis-à-vis des groupes privés lucratifs manquait de fermeté. Je m’interroge sur votre lien avec le lobby des crèches privées lucratives. De nombreux observateurs évoquent des liens ambigus et controversés. Vous échangez régulièrement avec Madame Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches. Un article de Médiapart a même révélé un message que vous avez envoyé à votre directrice de cabinet, évoquant Madame Hervy. Je cite : « c’est surtout une copine (suivi d’un smiley) elle sera très aidante avec moi ». Pourriez-vous nous préciser en quoi la lobbyiste des crèches privées lucratives a été très aidante avec vous ? Quelle a été la contrepartie à cette aide du lobby des crèches privées lors de votre mandat de ministre ?

Mme Aurore Bergé. Je souhaiterais obtenir des éclaircissements sur ce que vous entendez par « contrepartie ». Ce terme semble insinuer que j’aurais non seulement des liens avec des groupes de pression, mais aussi que j’aurais reçu des compensations en retour des politiques publiques que j’ai mises en œuvre. Est-ce bien là l’interrogation que vous me soumettez ?

M. le président Thibault Bazin. Monsieur Martinet, précisez votre question.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez dit à votre directrice de cabinet que la déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches avait été « aidante » avec vous, d’où mes questions : comment vous a-t-elle aidé et quelles ont été les contreparties à cette aide ?

Mme Aurore Bergé. Vous m’interrogez sur les contreparties que j’aurais reçues et sur la marchandisation du secteur de la petite enfance. Je tiens à préciser que votre conviction était déjà forgée avant la création de cette commission d’enquête. Vous semblez penser que le secteur privé lucratif ne devrait en aucun cas être impliqué dans la petite enfance. Je ne partage pas cette vision. En effet, une grande partie des places sont gérées par le secteur privé lucratif. De plus, le rapport de l’Igas n’établit pas de lien entre modèle économique et risque de maltraitance. Les cas de maltraitance sont des cas individuels et graves qui méritent une sanction sévère. Cette remarque est insultante pour les professionnels de la petite enfance qui travaillent avec sincérité et engagement.

En tant que ministre, j’ai été celle qui a mis en place le plus de nouvelles règles sur les sanctions et le contrôle. J’ai modifié directement la loi pour renforcer les contrôles et les sanctions au siège des groupes de crèches privés. J’ai également diligenté plusieurs missions de l’Igas sur les référentiels et une mission spécifique sur les micro-crèches. Concernant les rémunérations, dans un secteur en pénurie de professionnels, l’enjeu est plutôt de bien les traiter. Les professionnels ayant le choix de l’établissement dans lequel ils travaillent, l’employeur a intérêt à revaloriser les conditions de travail pour attirer les compétences. J’ai donc incité les employeurs à revaloriser les salaires en conditionnant l’argent public à la convention collective.

Sur la question des micro-crèches, la loi plein emploi prévoit désormais que les maires aient un avis coercitif sur l’ouverture de ces établissements. C’est moi qui l’ai mis en place. J’ai fait preuve d’une clarté et d’une fermeté absolue, car la sécurité de nos enfants est ma priorité.

Enfin, s’agissant de votre question beaucoup plus insidieuse sur les prétendues relations que j’aurais avec les groupes de crèches privés, outre le fait que vous mentionnez un article de presse qui va faire l’objet d’un droit de réponse de ma part car il contient des allégations mensongères, je tiens à préciser que je n’échange pas régulièrement et que je n’entretiens pas de relations d’amitié ou d’intérêts avec la personne que vous évoquez. Vous avez interrogé Elsa Hervy qui vous a répondu comme je vais vous répondre, sous serment, en pleine connaissance de ce que je risque si je vous faisais une réponse mensongère : je n’ai jamais de ma vie rencontré Elsa Hervy dans un cadre personnel et intime, ni même en tête-à-tête. Lorsque je l’ai vue, c’était lors de réunions professionnelles, soit le conseil d’administration de la Cnaf, soit les réunions du comité de filière petite enfance, avec plusieurs dizaines de personnes autour. Je n’ai donc aucun lien personnel avec elle. J’entends ce que vous essayez de démontrer, mais cela n’existe tout simplement pas.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Je tiens premièrement à exprimer mon désaccord avec madame la ministre sur un seul point précis. Il me semble en effet que vous commettez une erreur d’analyse. La réalité est que la plupart des parents n’ont pas le choix du mode de garde pour leur enfant. Seule une infime minorité de parents aisés a la possibilité de se tourner vers des crèches privées, dont les tarifs sont exorbitants. Pour la majorité d’entre eux, le parcours classique est bien différent. Ils tentent d’abord d’obtenir une place en crèche municipale ou publique, mais, malheureusement, beaucoup se voient refuser une place en commission. Ils sont alors contraints de se tourner vers des crèches privées lucratives, qui sont souvent la seule option restante.

Quant à votre exemple sur le turn-over des personnels dans les crèches privées, je crains qu’il ne corresponde pas à la réalité. Les parents constatent en effet souvent un turnover important. J’ai reçu de nombreux témoignages de parents qui déposent leur enfant de quelques mois dans une crèche où aucun professionnel ne leur est familier, en raison d’absences non expliquées ou de démissions. Imaginez ce que cela signifie de laisser son enfant dans un établissement où il ne connaît personne. Ces parents aimeraient bien sûr pouvoir choisir un autre établissement, mais ils n’ont tout simplement pas le choix car ils n’arrivent pas à trouver de place ailleurs.

Deuxièmement, je souhaite aborder la question du lobbying. J’ai cité tout à l’heure un message que vous avez envoyé à votre directrice de cabinet. Peut-être allez-vous me dire qu’il est faux, qu’il n’a jamais existé et que le journaliste de Médiapart invente. Vous êtes sous serment devant cette commission d’enquête, n’hésitez pas à démentir si nécessaire. Ce SMS fait référence à une relation personnelle que vous entretenez avec une lobbyiste des crèches privées lucratives. Vous auriez dit d’elle qu’elle serait très aidante. Ma question est donc la suivante : en quoi cette lobbyiste a-t-elle été très aidante pour vous ?

Mme Aurore Bergé. J’ai d’abord souligné l’importance du choix dont disposent les professionnels aujourd’hui, conviction profonde pour moi. Dans un secteur en pénurie et où il est nécessaire de renforcer l’attractivité du métier, l’État a pris une nouvelle responsabilité. Il a provisionné 200 millions d’euros chaque année pour garantir cette revalorisation. Cependant, il est essentiel que les employeurs eux-mêmes renforcent cette attractivité. Un professionnel de crèche qui démissionne peut trouver un emploi dans une autre crèche, le jour même ou le lendemain, s’il souhaite rester dans ce domaine. C’est un signe de la pénurie et du niveau d’attractivité du secteur. Les professionnels ont le choix et le pouvoir, ce qui est bénéfique car cela permet d’améliorer les pratiques professionnelles, les conventions collectives, les rémunérations et les organisations de travail. C’est ce que j’ai moi-même impulsé.

Ensuite, vous avez décrit le parcours des parents et vous estimez regrettable qu’ils doivent parfois se tourner vers le privé lucratif. Je pense que certains choisissent cette option et que ce n’est pas nécessairement mauvais. Si vous considérez que toutes les crèches privées lucratives de notre pays représentent un problème, ainsi que tous les professionnels qui choisissent d’y travailler, je ne suis pas d’accord. Les professionnels qui y travaillent accomplissent un travail compétent, professionnel, exigeant et difficile.

Je suis consciente que les parents choisissent avant tout la disponibilité de la place qui existe. Ils font d’abord ce choix entre un accueil individuel ou un accueil collectif, et ensuite, ils font avec les places qui sont à leur disposition. Cependant, certains parents considèrent que certaines crèches privées ou certains groupes sont préférables. Si vous voulez dire que toutes les crèches privées lucratives sont un problème pour notre pays, pour nos enfants, pour les professionnels, je ne suis pas d’accord car c’est factuellement faux. Il existe certes des difficultés, un enjeu d’attractivité, et il a existé des cas graves de maltraitance qui méritent d’être dénoncés, rectifiés et réparés. C’est exactement ce que j’ai fait en renforçant la loi. Je regrette que votre groupe n’ait pas proposé des éléments pour renforcer les contrôles et les sanctions. J’ai fait ce choix et les parlementaires l’ont voté. Vous n’avez à aucun moment proposé avec votre groupe des outils supplémentaires de contrôle et de sanction, car vous vous situez uniquement dans une logique idéologique visant à supprimer toutes les crèches privées lucratives. Allez expliquer aux parents comment faire !

Enfin, je tiens à préciser à nouveau que je n’ai pas de lien personnel, intime ou amical ni d’accointances avec Madame Elsa Hervy, comme du reste avec aucune personne d’aucun lobby. Je ne peux pas être plus claire mais je le répète volontiers sous serment. Elsa Hervy est une personne que j’ai connue il y a des années dans un autre cadre de relation, mais avec laquelle je n’ai jamais eu une seule fois un rendez-vous privé en tête à tête. Vous et moi n’avons manifestement pas la même définition de l’amitié ou de l’intimité. Il n’y a jamais eu la moindre contrepartie. La seule que j’ai accordée aux crèches privées lucratives, c’est de modifier la loi pour mettre en place plus de contrôles et plus de sanctions. Si c’est celle qu’ils attendaient, ils ont dû être extrêmement déçus. Il est vrai cependant que j’ai toujours déclaré que je ne pointerai jamais du doigt un modèle économique, car je crois que plusieurs doivent pouvoir cohabiter avec les mêmes référentiels, les mêmes règles et les mêmes outils de contrôle et de sanction. C’est ce que j’ai fait en tant que ministre et c’est ce que mes successeurs continuent de faire avec engagement et intégrité, car c’est ce que les parents attendent de nous.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Je souhaite exprimer un autre désaccord sur la manière dont madame la ministre évoque les professionnels de la petite enfance. Il est erroné de les présenter comme ayant le choix de se déplacer d’une crèche à l’autre en espérant des salaires plus élevés et des conditions de travail plus favorables. La réalité est absolument tout autre : les salaires sont bas et les conditions de travail difficiles dans l’ensemble du secteur. Et les professionnels sont particulièrement en souffrance dans le privé lucratif, comme en témoignent de nombreuses remontées de terrain. Ils se retrouvent dans une situation similaire à celle des parents : ils sont coincés et subissent le système.

Je tiens à préciser que notre opposition au principe du privé lucratif dans la petite enfance ne remet pas en cause les professionnels qui travaillent dans ces crèches privées lucratives. Au contraire, nous sommes de leur côté. En effet, ils me remercient pour mon action, car leur préoccupation centrale reste les enfants. Malgré la pression financière et les consignes d’économie, ils s’efforcent de les protéger, mais parfois, la pression est trop forte et ils manquent de moyens. Madame la ministre a évoqué les 200 millions d’euros mis sur la table, mais nous parlons en réalité d’une augmentation de salaire de 100 à 150 euros par mois qui est facultative. Pour qu’elle soit effective, il faudrait que les groupes privés revoient leur convention collective, ce qui n’est pas fait, et que les collectivités territoriales votent une délibération, ce qui n’est pas encore le cas partout. De plus, cette augmentation de salaire n’est prise en charge qu’aux deux tiers par la Caf. Il est donc faux de prétendre que ces 200 millions d’euros sont déjà engagés. Un véritable doute pèse au contraire sur le fait que cette augmentation de salaire sera effective pour tous les professionnels dans les années à venir et le risque est réel qu’elle s’arrête en chemin. Enfin, une augmentation de 100 ou 150 euros par mois, bien que significative pour ces professionnels aux salaires modestes, ne suffit pas à rendre le métier attractif ni à les rémunérer à la hauteur de leur apport à la société.

Mme Aurore Bergé. Les 200 millions d’euros alloués à la revalorisation sont inédits. Aucun autre gouvernement n’a mis autant sur la table sur ce point. C’est une première, car l’État n’est pas employeur lui-même, mais permet des revalorisations pour les professionnels de la petite enfance. Je tiens à préciser que je les ai conditionnées. Vous semblez dire le contraire de ce que vous avez toujours défendu. Il aurait fallu que je presse un bouton et annonce à tous les professionnels qu’ils ont droit à ces revalorisations, indépendamment de leurs modèles économiques, conventions collectives et conditions de travail. C’est de l’argent public pour tous. En tant que ministre, j’ai au contraire fait mon travail en conditionnant ces revalorisations. Cet argent public est destiné à ceux qui garantissent le bien-être de tous les professionnels, qui revoient leur organisation de travail, qui organisent des journées collectives, qui offrent des temps de formation et qui sont tous sous convention collective. Si vous préférez que nous nous alignions sur le moins disant et que nous ne permettions jamais la revalorisation des professionnels et de leurs conditions de travail, nous aurions pu adopter votre solution. Nous aurions pu décaisser 200 millions d’euros au 1er janvier sans tenir compte des conventions collectives et des conditions de travail. Cela n’aurait jamais permis de revaloriser les conditions de travail. J’assume pleinement d’avoir conditionné l’argent public, l’argent des Français et du contribuable, pour garantir qu’il aille à ceux qui ont fait cet effort.

L’attractivité des métiers est encore une fois un enjeu majeur. Quel est l’intérêt pour les employeurs d’avoir les moins bonnes conditions de travail, quel que soit leur modèle économique ? Le véritable lanceur d’alerte est l’Igas, qui a publié un rapport public après avoir auditionné des milliers de personnes, plus que vous avez auditionné. Des journalistes se sont ensuite intéressés à ce sujet. Vous n’êtes pas le premier à l’avoir découvert. Vous avez vu une opportunité politique ou la possibilité de présenter une option idéologique. J’attends que vous disiez concrètement à tous les professionnels de la petite enfance et à tous les parents qui placent leurs enfants dans les crèches privées qu’ils ne devraient pas le faire. Si vous étiez au pouvoir, vous feriez fermer toutes les crèches privées dès la rentrée prochaine et vous interdiriez la création de nouvelles crèches privées ou de micro-crèches. Je pense au contraire, en tant qu’ancienne ministre des solidarités et des familles et actuelle ministre de l’égalité entre les femmes et les hommes, que cette solution n’est pas bonne pour les professionnels de la petite enfance, les parents et nos enfants. Les bonnes solutions consistent à renforcer l’attractivité des métiers, à les revaloriser, à revoir les conditions d’organisation et le temps de travail. Je crois beaucoup à la semaine de quatre jours, car elle pourrait recréer une dynamique et de l’attractivité dans des métiers qui resteront toujours difficiles. Nous avons aussi renforcé les outils de contrôle et de sanction. C’est ce qui doit porter ses fruits pour garantir que les professionnels aient envie de rester dans ces métiers et de s’engager davantage. Votre discours inquiète délibérément les parents et ne rassure pas les professionnels. Il ne permettra pas de revaloriser un secteur essentiel pour nos enfants et pour la vie sociale et économique de notre pays.

Mme Anne Bergantz (Dem). J’aimerais revenir sur le sujet de l’attractivité des métiers et du recrutement dans le domaine de la petite enfance, que je considère comme central. Vous avez mentionné des budgets alloués à la revalorisation salariale, première réponse indispensable. Cependant, l’attractivité ne se limite pas aux salaires. Vous avez évoqué d’autres pistes, notamment la semaine de quatre jours. Pourriez-vous développer cette idée ? Quelle solution parmi celles que vous aviez proposées vous semble aujourd’hui la plus pertinente pour renforcer l’attractivité de ces métiers ?

Par ailleurs, on entend souvent parler d’un besoin crucial de simplification, dans de nombreux domaines. Elle ne doit pas signifier une baisse de qualité ou de normes indispensables, mais plutôt une simplification des processus, des remontées d’informations et peut-être même de certaines normes qui pourraient être réévaluées. À ce sujet, des réflexions sont-elles, notamment pour que les responsables des structures ne passent pas tout leur temps en gestion ? Je pense notamment à la Caf et à la PSU.

Mme Aurore Bergé. En ce qui concerne l’attractivité des métiers, que ce soit dans l’accueil individuel ou collectif, si nous avons moins d’assistants maternels, moins d’auxiliaires de puériculture, moins de CAP petite enfance, nous risquons d’aggraver le problème. Il est donc essentiel de redonner envie de pratiquer ces métiers. Actuellement, nous faisons face à une perte de sens et à un cercle vicieux : la pénurie de professionnels entraîne un report de charges sur ceux qui restent en activité. Ces charges, physiques et mentales, sont liées à leur conscience qu’arrêter ou démissionner aura un impact sur la capacité des enfants à être accueillis dans de bonnes conditions, voire à être accueillis tout court. J’ai ainsi demandé au préfet de prendre des décisions parfois difficiles, comme la fermeture d’un établissement, non pas à cause de maltraitances, mais parce que nous n’avons pas suffisamment de professionnels pour s’occuper des enfants. Cela pose des questions majeures d’organisation familiale, mais il est nécessaire de redonner confiance en affirmant que nous ne laisserons rien passer, ni sur des questions de maltraitance, ni sur des enjeux de désorganisation.

Pour moi, l’attractivité passe par une revalorisation des rémunérations, mais aussi par des questions de formation initiale et continue, car les pratiques évoluent. Il est légitime que ces formations soient délivrées. De plus, il est nécessaire d’avoir plus de temps collectif pour lutter contre l’isolement et partager des expériences. J’ai également évoqué la semaine de quatre jours, car le télétravail n’est pas possible dans ces métiers. Cela crée une disparité dans la société entre les métiers qui peuvent être exercés à distance et ceux qui ne le peuvent pas. Il est donc nécessaire de réfléchir aux modalités d’organisation du temps de travail.

Sur la question de la simplification, il importe de changer le regard que nous portons sur ces professionnels. Ils ne font pas simplement de la garde d’enfant ; ils permettent l’épanouissement, l’éveil et la sensibilité de nos enfants. Il est donc important de contrôler non seulement le lieu d’établissement, mais aussi les pratiques professionnelles. Enfin, je crois beaucoup à l’importance d’un guide national. Il existera toujours des disparités et des méthodes différentes, mais nous devons disposer de référentiels nationaux pour garantir la sécurité et la qualité d’accueil de nos enfants.

Mme Anne Bergantz (Dem). Un référentiel bâtimentaire a-t-il également été réfléchi, pour qu’il soit le même dans tous les départements ?

Mme Aurore Bergé. Des normes de sécurité sont déjà en vigueur, notamment en ce qui concerne la hauteur des poignées de portes, problématique bien connue des PMI lors des contrôles effectués. De plus, il existe une réglementation sur le nombre de mètres carrés requis par enfant. Ces conditions de sécurité et d’organisation sont extrêmement codifiées et importantes. Cependant, je m’interroge sur le degré de codification : est-il excessif ? Une enquête devrait permettre de répondre à cette question.

Au-delà de ces enjeux sécuritaires liés aux infrastructures, qui sont certes importants, il est primordial de valoriser les pratiques des professionnels. Ces derniers expriment souvent qu’ils ne sont pas suffisamment sollicités ou interrogés, alors que c’est l’essence même de leur métier.

M. le président Thibault Bazin. Madame la ministre, je vous remercie d’avoir répondu aux questions de notre commission. Si vous constatez des erreurs dans vos réponses, il est impératif que vous nous transmettiez les corrections à la rapporteure. Je tiens à rappeler cette obligation à chaque personne auditionnée.

La séance est levée à 12 heures 30.


Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements

 

Réunion du mardi 30 avril 2024 à 11 h 05

 

Présents.  M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Ingrid Dordain, Mme Virginie Lanlo, Mme Aude Luquet, M. William Martinet, Mme Sarah Tanzilli