Compte rendu

Commission
des affaires culturelles
et de l’éducation

 Dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958), audition conjointe de M. Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), Mme Marie Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), et M. Antoine Garapon, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR)              2

– Présences en réunion..............................16

 

 

 

 

 

 


Jeudi
20 mars 2025

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 35

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, Présidente

 


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La séance est ouverte à dix-sept heures.

(Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente)

La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), Mme Marie Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), et M. Antoine Garapon, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR).

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous avons tous en mémoire le choc provoqué par la publication, en octobre 2021, du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Il a fait la lumière sur des faits commis au sein de l’Église catholique depuis 1950 et proposé une évaluation du nombre de victimes d’agressions sexuelles du fait de clercs, de religieux ou de laïcs en mission pour le compte de l’Église.

C’est en application de l’une des recommandations de la Ciase qu’ont été mises en place l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), pour les affaires impliquant le clergé séculier, et la Commission reconnaissance et réparation (CRR), pour celles impliquant un membre du clergé régulier.

Les travaux de ces différents organes ont mis au jour les mécanismes qui ont permis la commission d’agressions sexuelles, souvent pendant de longues périodes, notamment dans le cadre d’établissements scolaires sous tutelle diocésaine ou congréganiste.

Je rappelle que cette audition obéit au régime de celles d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cet article impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Antoine Garapon, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR). J’émets une réserve, car je suis tenu à la confidentialité : c’est un engagement que j’ai pris vis-à-vis de la Corref (Conférence des religieux et religieuses de France), notamment s’agissant de religieux décédés et de l’identification des congrégations.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. À aucun moment il ne vous sera demandé de citer les noms de personnes ou de congrégations.

(MM. Jean-Marc Sauvé et Antoine Garapon et Mme Marie Derain de Vaucresson prêtent successivement serment.)

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Le rapport de la Ciase s’est concentré sur les abus sexuels commis contre les enfants. Quels sont vos principaux constats s’agissant des abus commis dans les établissements scolaires relevant de l’enseignement catholique ? Quelle est la part des abus sexuels dans l’Église qui ont été commis en milieu scolaire ?

M. Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). On ne peut pas répondre à cette question sans faire référence aux drames dont on s’obstine à ne pas tirer les conséquences dans notre pays : l’ampleur des violences sexuelles qui ont été exercées sur des enfants. Nous estimons à 5,5 millions le nombre de personnes majeures sexuellement agressées pendant leur minorité. Ce doit être le cadre de notre réflexion.

D’après l’enquête menée à notre demande par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur un échantillon de 28 000 personnes, 45 % – presque la moitié – des enfants victimes ont été agressés dans le cadre des familles ou des relations avec des amis des familles. Hors institutions – dans la rue, dans les transports, dans des relations avec des copains, entre jeunes –, le pourcentage des agressions sexuelles est d’un tiers, soit 33,2 %. Il s’élève enfin à plus de 15 % dans les institutions publiques et privées, dont 6 % au sein de l’Église catholique.

L’enquête de l’EHESS a permis d’estimer le nombre d’agressions sexuelles dans l’enseignement privé à hauteur de 108 000, soit 2 % du total de celles qui ont été identifiées. À titre de comparaison, dans l’enseignement public ont été recensées 141 000 agressions dans les externats et 50 000 dans les internats, soit 191 000 au total, ce qui représente 3,4 % des victimes.

Je rappelle à cet égard que l’enseignement public scolarise 80 % des élèves d’une classe d’âge, contre 20 % pour l’enseignement privé. Par conséquent, le taux de prévalence n’est pas le même dans les deux branches de l’enseignement.

Par ailleurs, les agressions sexuelles se sont non seulement produites dans les externats, mais aussi dans les internats. Si nous n’avons pas fait sur ce point une analyse aussi fine et détaillée, en internat – lieu propice aux abus –, la proportion des élèves de l’enseignement privé est sensiblement plus élevée que celle des élèves de l’enseignement public.

Sont ainsi mises en cause la totalité des institutions publiques et privées de notre pays et leurs dysfonctionnements. Ces abus ont procédé de défaillances personnelles, qui ont débouché sur des crimes et délits. Tous se sont produits dans un contexte dans lequel l’autorité institutionnelle s’est révélée défaillante. En effet, dans un établissement scolaire de protection de l’enfance, dans un club sportif, dans un accueil collectif de mineurs, l’autorité doit garantir la bientraitance et protéger les enfants. Je le répète depuis le 5 octobre 2021 : l’autorité a souvent été défaillante. Si elle n’a pas été – sauf exception rarissime – impliquée dans les abus, elle leur a trop souvent, par son absence et son indifférence, permis de se produire et de se maintenir.

J’aborderai la question de l’enseignement scolaire catholique sous deux angles : les auteurs et le cadre dans lequel se sont produits les abus.

Les auteurs – les enseignants membres du clergé – sont à l’origine de 30,6 % des abus de 1940 à 1969, 16,7 % de 1970 à 1989 et 3,5 % de 1990 à 2020. Les enseignants membres du clergé sont donc à l’origine de 24,5 % des agressions sexuelles commises dans l’Église catholique.

J’en viens aux lieux dans lesquels ces abus ont été commis, que ce soit par des prêtres, des religieux ou des laïcs – enseignants, maîtres d’internat, surveillants d’externat. Au sein de l’Église catholique, les abus commis dans les établissements scolaires, y compris les internats, se sont élevés à 36,3 % de 1940 à 1969, à 22,1 % de 1970 à 1989 et à 8,9 % de 1990 à 2020.

Ainsi, près d’un tiers des abus sexuels dans l’Église catholique se sont produits dans des établissements scolaires – internats et externats ; ils ont été commis par des prêtres, des religieux et des laïcs.

M. Antoine Garapon. Une grosse partie de l’activité de la CRR est consacrée à ces cas, qui représentent 44 % des situations – nous en avons plus de 1 000 à traiter – de victimes mineures. La plupart des victimes s’adressent à nous quarante ou cinquante ans après les faits. Ces derniers sont généralement anciens, datant de l’époque où les directions, les enseignants et les surveillances de dortoir étaient confiés à des religieux, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a donc un décalage avec le fonctionnement actuel des écoles.

Dans près de 100 % des cas, à l’exception de deux ou trois affaires d’agressions par des femmes, les agresseurs sont des hommes. Par ordre décroissant, les violences sexuelles sont commises par le directeur – le responsable de l’établissement –, des enseignants, le surveillant de dortoir des pensionnats, le chef de la chorale ou l’aumônier. Les victimes sont, à 80 %, des petits garçons, agressés dans leur jeune âge, avant la puberté ou autour : 55 % avaient moins de 12 ans. Le scénario habituel est le suivant : les prédateurs repèrent des enfants particulièrement vulnérables, les agressant parfois après avoir célébré les funérailles de l’un des parents.

En ce qui concerne les zones géographiques, on constate une surreprésentation de l’Ouest de la France. C’est une observation qui reste à préciser et à expliquer. Il existe des « clusters » – des établissements où se trouve plus d’un prédateur –, dont le fonctionnement quasi systémique implique le directeur et un ou deux enseignants. Ces établissements, peu nombreux, fournissent un grand nombre de victimes. Nous avons eu à traiter le cas exceptionnel d’un religieux qui a abusé d’enfants pendant des années en classe, à son bureau ; cette personne est, si je puis m’exprimer ainsi, notre plus gros fournisseur. Cette histoire est exemplaire du point de vue de la réaction des victimes. Ces dernières, qui se connaissaient, ont pu se retrouver et constituer une association extrêmement dynamique : Ampaseo (Association pour la mémoire et la prévention des abus sexuels dans l’Église catholique de l’Ouest). Hormis l’Ouest – Bordeaux, la Bretagne –, il existe également quelques zones précises dans l’Est, le Sud – Bétharram –, Paris et la région parisienne. J’ignore comment expliquer la quasi-absence de signalements dans le Sud.

Le pensionnat constitue un cadre propice aux abus, qui fonctionnent par empilement : l’enfant peut être violé une à deux fois par semaine, chaque semaine, pendant un à deux ans. Les agresseurs ont souvent un scénario – un dispositif. Quelques rares cas laissent supposer l’existence d’une culture d’établissement, le phénomène semblant difficile à ignorer au vu du grand nombre d’agresseurs. Il existe aussi des établissements où, selon les témoignages, il ne s’est jamais rien passé, ce que les enfants sentaient : « j’ai quitté cet enfer pour un établissement situé quinze kilomètres plus loin et j’y ai terminé ma scolarité paisiblement ».

L’acte peut être répété, avec parfois des détails terribles ; moins de cinq cas peuvent être qualifiés d’actes de barbarie. Souvent, l’enfant ne peut pas parler à sa famille – il est impensable de révéler qu’un prêtre est l’auteur –, d’autant que les faits se produisent souvent à un moment de sa vie qui n’est pas propice – divorce, maladie du père ou de la mère, par exemple. En outre, il y a un déni de l’institution et de l’Église. Cet empilement d’abus, bénéficiant d’une couverture, a un effet dévastateur. L’enfant a peur de ne pas être cru, de faire exploser l’établissement et sa famille. Cette accumulation de violence est malheureusement souvent relayée, à leur insu, par les familles.

S’agit-il d’une violence systémique ? Ce dernier mot suppose plusieurs choses, la première étant l’existence d’un système de prédation. Un religieux menaçant frappe et fait très peur, tandis que son complice, également religieux, abuse en douceur : l’enfant se demande lequel est le pire. Cet adjectif indique également que les agissements étaient couverts. Or dans aucun dossier, ou pratiquement aucun, il n’y a eu de sanction. Il y a simplement eu des déplacements, des envois en Afrique, mais jamais, ou très rarement, de dépôt de plainte au pénal.

Je suis magistrat, j’ai longtemps été juge des enfants. Je connais malheureusement les violences faites sur les enfants, mais j’en avais connaissance en temps réel. Désormais, je vois les mêmes quarante ou cinquante ans après. Je vois des vies dévastées, ce que je ne soupçonnais pas lorsque j’étais juge des enfants : je n’imaginais pas l’ampleur de la dévastation, les destins terribles. D’autres personnes ont peut-être montré plus de résilience, mais celles qui s’adressent à nous ont des vies totalement détruites par l’alcool, par la solitude, par des phobies diverses, souvent par un isolement social progressif et une incapacité à communiquer avec leurs proches.

L’action de la CRR consiste à les faire sortir de ce silence, qui passe souvent par une amnésie traumatique : les personnes vont très mal, sans savoir pourquoi. Ainsi, le cas du religieux qui abusait des enfants durant la classe présente des similitudes avec l’affaire Le Scouarnec : ce sont des copains qui, trente-cinq ans après, ont révélé à leurs compagnons qu’ils avaient été abusés. La réparation consiste à permettre de sortir du silence et d’entamer un travail d’élaboration.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. La réparation passe aussi par des mots. Jusqu’à présent, j’ai très peu entendu ceux qui viennent d’être prononcés : « cluster », « scénario », « dispositif », « culture d’établissement », « actes de barbarie ». La réparation se fait aussi par la verbalisation des actes commis.

M. Antoine Garapon. Une histoire entre mille : celle d’un homme, sodomisé vers l’âge de 13 ans, qui en devient encoprétique – incontinent – toute sa vie. À 74 ans, donc soixante ans après les faits, le jour de Noël, il est pris d’émotion, se met à pleurer et arrive à dire à sa fille ce qui lui est arrivé. Elle nous l’adresse. Il n’avait jamais consulté de médecin. Il a passé une vie entière à gérer ce problème, qui lui a rendu la vie impossible.

Les victimes ne sont pas sûres de ce qui leur est arrivé. Elles sont contentes de savoir qu’il y en a eu d’autres, ce qui accrédite leur malheur. Elles ont honte, n’osent pas en parler et se sentent coupables. Ce monsieur nous a dit que c’était sa faute, parce qu’un jour il avait suivi son agresseur après une séance de sport ou quelque chose comme ça. Les violences sexuelles commises sur des mineurs, surtout par des personnes ayant autorité, a fortiori bénéficiant d’une aura sacrée, sont à proprement parler inimaginables pour l’entourage.

Telle est la terrible réalité à laquelle nous sommes confrontés depuis trois ans.

M. Paul Vannier, rapporteur. Le taux de prévalence est différent selon la branche de l’enseignement, public ou privé. Comment cela s’explique-t-il ?

Vous avez, monsieur Sauvé, indiqué que la défaillance de l’autorité institutionnelle est susceptible de conduire à la multiplication de violences, s’agissant des établissements privés sous contrat et de l’enseignement catholique ; où se situe-t-elle ?

Monsieur Garapon, vous avez parlé de « clusters ». Combien en avez-vous recensé sur le territoire national ? Vous avez également évoqué des cultures d’établissement : est-il possible d’en sortir, et si oui, comment ?

Enfin, pourquoi un découpage chronologique en trois phases, au cours desquelles la proportion de violences décroît ? Les dates pivot correspondent-elles à des moments de bascule ?

Mme Marie Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr). Si le champ couvert par la CRR est congréganiste, celui de l’Inirr est diocésain. Près de 1 600 personnes se sont adressées à l’Inirr pour demander reconnaissance et réparation, dont 16 % concernant les établissements scolaires, soit une proportion nettement moindre que celle précédemment indiquée concernant la CRR. Un élément de contextualisation de l’évolution chronologique : un certain nombre de congrégations – notamment les petites – qui avaient des écoles sont passées sous tutelle diocésaine dans les dernières années. Ainsi, la proportion de cas survenus dans le cadre scolaire, en particulier celui de l’internat, est nettement moindre.

Le découpage en plusieurs périodes permet non seulement de comprendre ce qui s’est passé, mais aussi de construire les réponses à apporter dans le présent. Si la dynamique de prévention est indispensable pour les enfants d’aujourd’hui, il ne faut pas pour autant oublier ceux qui sont devenus adultes, dont la vie a été dévastée.

M. Jean-Marc Sauvé. Je souscris pleinement, à titre personnel et comme ancien président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, aux propos qui viennent d’être tenus sur les conséquences de long terme des agressions sexuelles qui ont été subies. Nous en savons quelque chose pour ce qui est de l’Église catholique grâce aux travaux de la Commission et, désormais, des deux instances de reconnaissance et de réparation, mais on a quelque raison de penser que ces conséquences sont également très graves dans d’autres milieux de socialisation. D’après l’enquête en population générale que nous avons conduite, plus de la moitié des victimes estiment subir des séquelles graves ou très graves de ce qui leur est arrivé – les autres tentent d’oublier.

Indépendamment de la dévastation des personnes, les conséquences des agressions sexuelles telles que nous les avons approchées – et nous n’avons pas la certitude d’être allés au fond des choses – sont bien plus graves dans la vie personnelle, familiale ou sexuelle que dans la vie sociale ou professionnelle, même si certaines victimes d’agression sexuelle ont totalement raté leur vie, y compris sur les plans professionnel et social. Antoine Garapon et Marie Derain de Vaucresson en savent probablement beaucoup plus que moi en la matière, mais je me souviens d’une personne qui faisait partie d’un groupe de dix femmes abusées à l’adolescence dans le cadre d’une aumônerie et qui expliquait à quel point sa vie avait ensuite été une longue descente sociale – c’est l’image qu’elle utilisait elle-même.

Quant à la périodisation retenue, si elle est totalement assumée par la Commission, elle a été largement inspirée des travaux des deux laboratoires de recherche avec lesquels nous avons collaboré, à savoir l’École des hautes études en sciences sociales et, au premier chef, les historiens de l’École pratique des hautes études (EPHE), qui ont notamment conduit le travail archivistique. A posteriori, la distinction qu’ils ont proposée m’apparaît très pertinente.

La première période, avant Mai 68 et la césure de 1969-1970, correspond à une phase de l’histoire de l’Église catholique qui a conduit au concile Vatican II et aux premières applications des nouvelles orientations qui y ont été définies. On compte à cette époque de très nombreux internats, en particulier dans l’enseignement privé, notamment à la campagne, peut-être en partie parce que les familles étaient peu motorisées – ce fut le cas pour moi. Dans l’enseignement secondaire existaient par ailleurs les petits séminaires, qui étaient, avant la généralisation du collège et du lycée publics accessibles à tous, la voie ouverte aux enfants des familles catholiques qui ne pouvaient pas assumer financièrement une scolarité dans un établissement d’enseignement privé. Nous étions alors avant la loi Debré de 1959 ou dans ses premières années d’application.

À partir de 1970, deux évolutions majeures se produisent. D’abord, le nombre d’internats et leur part dans l’enseignement se réduisent substantiellement. Ensuite, les prêtres et les religieux se retirent des établissements scolaires privés, qui sont confiés à des personnes laïques : leur nombre, très élevé jusque-là, chute verticalement.

La troisième période correspond au basculement profond qui s’est opéré à partir des années 1990 sans être encore complètement apparent, à savoir la prise de conscience de la gravité des violences sexuelles sur mineurs, dont on sait qu’elles étaient jusqu’alors souvent minorées, voire niées – on parlait sans retenue du droit des mineurs à avoir des relations sexuelles, y compris avec des majeurs. C’est en 1998 que le ministère de l’éducation nationale, sous l’égide de Mme Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire, change de doctrine et décide de systématiquement déposer des plaintes et engager des poursuites disciplinaires en cas de signalement. Dans l’Église catholique, ce mouvement, préparé par diverses personnalités, a abouti, lors de la Conférence des évêques de France de novembre 2000, à la décision d’opter pour une politique de tolérance zéro. La pratique – d’ailleurs également en vigueur dans l’éducation nationale – consistant à déplacer discrètement des enseignants ou des prêtres devait ainsi laisser place à un dispositif de signalement au parquet et d’engagement de procédures disciplinaires dans le cadre du droit canonique.

Seulement, il a fallu, dans les deux milieux, passer de la parole aux actes. S’il semble qu’il y ait eu un temps de latence dans l’éducation nationale, il ressort des travaux de la Ciase que ce temps de réponse a été plus long au sein de l’Église catholique, notamment parce que s’y forment des milieux plus restreints, où tout le monde se connaît et où règne une ambiance de fraternité. En l’absence de la distance qui peut exister dans l’éducation nationale entre un cadre – un recteur, un inspecteur d’académie – et un enseignant, il s’est révélé beaucoup plus difficile d’appliquer les positions de principes énoncées en 2000. Un véritable basculement s’est opéré après le déclenchement de l’affaire Bernard Preynat dénoncée par l’association La Parole libérée à Lyon, mais nous étions alors en 2015-2016.

La Commission a non seulement évalué le nombre de victimes à partir d’une enquête de victimologie portant sur 1 625 dossiers et d’une enquête en population générale, mais s’est aussi efforcée d’estimer le nombre de prêtres ou de religieux ayant pu commettre des abus. C’est là un travail très délicat, que nous ne prétendons pas avoir pu mener de manière exhaustive, mais nous sommes parvenus au chiffre de 2 800 à 2 900 prêtres ou religieux ayant commis des abus sexuels depuis 1945, soit 2,6 à 2,7 % d’entre eux. À titre de comparaison, le taux de prêtres et de religieux abuseurs a été estimé à 2,2 ou 2,3 % aux Pays-Bas, à un peu plus de 4,5 % aux États-Unis et en Allemagne, et à plus de 7 % en Australie et en Irlande. En partant du principe que ces travaux conduits selon des méthodes différentes ont été convenablement rigoureux, on observe donc de très fortes variations, liées à la culture des pays.

Les chercheurs de l’EPHE ont insisté sur l’importance, notamment aux XIXe et XXe siècles, de la tradition française issue de la Révolution, par contraste avec des sociétés dans lesquelles l’Église catholique était ultradominante – en particulier l’Irlande – ou avec des sociétés que les historiens qualifient de pilarisées. Dans ce modèle, principalement germanique et néerlandais, on peut évoluer, du berceau à la tombe, au sein d’une filière – catholique, sociale-démocrate ou plus laïque – dans lesquelles peuvent survenir, en cas de déviance, des abus qui s’auto-entretiennent. La société française, plus ouverte, a mieux réussi à maîtriser ce type de dysfonctionnements.

Comment la différence de prévalence entre l’enseignement public et l’enseignement privé s’explique-t-elle ? À l’évidence, l’internat joue un rôle. Au-delà, on retrouve, au sein des établissements d’enseignement privé sous contrat, notamment dans la première période, des dévoiements, des dénaturations, des perversions. Je pense par exemple à l’accompagnement spirituel. Les membres de la Ciase ont ainsi été très impressionnés de constater que si beaucoup d’abus ont été commis au cours des enseignements artistiques, d’autres l’ont été plus directement dans le cadre des sacrements, notamment de la confession.

Quant à la défaillance de l’autorité, elle est absolument générale dans les structures d’accueil de mineurs, mais l’Église catholique se distingue par une circonstance particulière. Dans son rapport, la Ciase souligne que l’emploi du mot « systémique » n’implique pas l’existence, au sein des établissements où ont été observés des « clusters » de cas, d’organisations dédiées à la commission d’agressions sexuelles. Nous avons identifié quelques exemples, comme celui d’un département où se trouvaient deux petits séminaires, dont l’un où il ne s’était rien passé de préoccupant et l’autre qui avait été très gravement dysfonctionnel. Je pense aussi à certaines communautés religieuses, dites communautés nouvelles, qui ont émergé après le concile Vatican II, à partir des années 1980, et au sein desquelles le mélange de l’autorité temporelle et de l’autorité spirituelle – ce qu’on appelle dans le langage de l’Église catholique la confusion des fors interne et externe – permet au supérieur de contrôler absolument tous les membres de la communauté, donc d’abuser.

Hormis les exceptions de cette nature, toutefois, le caractère systémique ou institutionnel des agressions a résidé dans le fait que l’institution n’a pas su voir et entendre, n’a pas su capter les signaux faibles. Lorsque la réalité s’est imposée à elle, lorsque des parents ont tiré la sonnette d’alarme, lorsque l’institution n’a pas pu ne pas voir, elle a d’abord été dans le déni, puis s’est contentée de procéder à des mutations discrètes, sans d’ailleurs privilégier des affectations n’impliquant pas de contacts avec des enfants. Prenez l’exemple du père Preynat : lorsque les parents de François Devaux ont écrit à l’archevêque de Lyon, monseigneur Decourtray, celui-ci les a reçus, puis a interrogé le père Preynat qui, en dépit des actes gravissimes qu’il a commis, a au moins eu la vertu de ne jamais dissimuler ou nier les faits. Malgré cela, il a simplement été muté de Lyon vers la campagne, dans le secteur de Roanne. Voilà, selon moi, où résident la défaillance de l’autorité et le caractère systémique des abus – d’après ce que nous avons observé jusqu’en 2021, sachant que, si je continue de recevoir chaque semaine des signalements ou des témoignages de victimes, je n’ai plus du tout la connaissance profonde, de l’intérieur, que peuvent avoir Antoine Garapon et Marie Derain de Vaucresson.

M. Paul Vannier, rapporteur. Au-delà de la question des défaillances, où se situe l’autorité elle-même dans les établissements privés de l’enseignement catholique ?

M. Jean-Marc Sauvé. Elle est dans les organes de gestion des établissements d’enseignement catholique. Il existe également un secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), dont j’ai découvert ces dernières semaines qu’il n’exerce pas d’autorité hiérarchique sur les établissements privés, comme le ministre de l’éducation nationale et les recteurs le font pour les établissements publics.

Je crois d’ailleurs que les mesures annoncées récemment par la ministre de l’éducation nationale sont pleinement pertinentes compte tenu de cette absence d’autorité hiérarchique. Il est légitime, à mes yeux, que des questions aussi fondamentales et sensibles que la bientraitance – ou plutôt la prévention de la maltraitance – des élèves fassent l’objet d’une approche nationale transversale, qui intègre aussi bien l’enseignement public que l’enseignement privé, sous contrat comme hors contrat. Un tel dispositif de remontée et de traitement des alertes ne me semble pas porter atteinte au caractère propre des établissements d’enseignement privé institué en 1959 que, pour avoir un peu étudié les textes et avoir une petite expérience de la vie, je crois pertinent, mais qui ne saurait évidemment être opposé à la nécessité de se doter d’un dispositif de remontée des informations et des signalements de violence. Il faut également se garder de prévoir uniquement un réseau numérique ou des lignes téléphoniques pour faire remonter les incidents : tous les établissements doivent adopter une stratégie proactive. Les mesures annoncées dans le communiqué rendu public lundi par la ministre d’État me semblent aller précisément dans ce sens, ce qui est tout à fait pertinent.

Je préside la fondation Apprentis d’Auteuil, qui œuvre dans le champ de la scolarité, mais aussi de la protection de l’enfance et de l’insertion professionnelle. Elle s’est dotée il y a une vingtaine d’années d’un dispositif de remontée des incidents, accidents et infractions auquel sont associées des formations très fortement recommandées, que nous avons décidé, l’an passé, de rendre obligatoires, tant il est évident que les dispositifs d’alerte qui ne sont pas accompagnés et soutenus dysfonctionnent. Ce qui nous inquiète, ce ne sont pas tant les établissements qui font remonter des problèmes – il y en a malheureusement partout, y compris des violences entre mineurs – que ceux qui n’en signalent aucun : la vie angélique, ça n’existe pas.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci pour ces explications. Vous avez accompli un important travail documentaire et scientifique, et même davantage, puisque la publication du rapport de la Ciase en octobre 2021 a conduit à la création des deux organismes de réparation dont on constate pleinement l’utilité aujourd’hui.

Quatre ans après, nous assistons à une explosion de révélations terribles. Puisque les recommandations que vous aviez formulées visaient à lutter contre les crimes et à mieux accompagner les victimes, il nous importe de savoir, parmi celles qui nous concernent plus particulièrement, où nous en sommes.

Une de vos propositions consistait à renforcer les dispositifs d’écoute et d’accompagnement psychologique et juridique des victimes. Après l’audition, ce matin, des représentants de huit collectifs de victimes, qui en sont réduits à former des groupes Facebook pour être entendus, nous nous demandons ce qui a réellement avancé depuis la parution de votre rapport et ce qu’on pourrait faire pour améliorer les choses.

Vous suggérez aussi d’instaurer des contrôles indépendants et des audits réguliers sur les actions de prévention. Le travail engagé dans les établissements privés, notamment les inspections, vous a-t-il permis de mesurer les nouvelles actions déployées ? Des audits réguliers sont-ils bien conduits ?

Vous appelez également à l’instauration d’un dispositif de signalement clair et accessible, à l’image de celui qui existe aux Apprentis d’Auteuil. Lorsque nous nous sommes rendus à Bétharram, nous avons eu le sentiment que des dispositifs ont bien été créés, mais qu’ils ne sont pas tous clairs et accessibles, et que les modalités de signalement et de remontée au procureur sont très aléatoires et obéissent à des procédures variées.

Enfin, vous soulignez la nécessité de transmettre systématiquement les signalements d’abus aux autorités civiles et de renforcer la coopération entre l’Église et les institutions judiciaires. L’évêque de Bayonne nous a remis deux conventions signées depuis 2021 avec les parquets de Pau et de Bayonne, dans lesquelles la procédure à suivre est décrite très précisément, mais savez-vous comment ces protocoles sont appliqués aux niveaux hiérarchiques inférieurs, par la direction diocésaine ou les chefs d’établissement ? Nous avons, par exemple, pris connaissance d’un cas où le choix a été fait d’appeler la gendarmerie plutôt que de faire un signalement au procureur.

Vous avez fourni un travail très exhaustif et pris en main certaines actions de réparation. Avez-vous une visibilité sur les aspects que je viens d’aborder, ou considérez-vous qu’ils ne relèvent pas de votre mission ? Avez-vous des points d’alerte à nous transmettre pour orienter le travail de notre commission et nos futures auditions avec les administrations concernées ?

Mme Marie Derain de Vaucresson. Ces questions excèdent en effet clairement notre mission : nous n’avons pas de visibilité sur les points que vous avez évoqués, d’autant que les commissions de reconnaissance et de réparation ont été créées pour apporter des réponses quand aucune autre institution ne le peut, notamment le monde judiciaire – même si nous intervenons parfois aussi à titre complémentaire quand la réponse judiciaire n’a pas été satisfaisante. Les personnes accompagnées sont alors souvent beaucoup plus jeunes. Je pense notamment à une jeune femme d’une vingtaine d’années et à plusieurs trentenaires victimes dans le cadre scolaire.

Sur les aspects dont vous parlez, il faudrait plutôt interroger le Conseil pour l’enseignement catholique, les diocèses et le Sgec. Je suis entrée en relation avec ce dernier, à ma demande, pour l’alerter sur deux points : les circuits de signalement n’étaient pas toujours très repérables ; les personnes victimes n’étaient pas accueillies au bon niveau, ne serait-ce que pour les entendre, en raison d’une tendance spontanée à défendre l’institution, peut-être motivée par la crainte de conséquences juridiques et financières.

M. Antoine Garapon. Nous n’avons pas fait d’étude précise sur le nombre de « clusters », mais, de manière intuitive, je l’estime à une quinzaine parmi les gros établissements.

Quant à la culture d’établissement, elle est le produit de tout un contexte. Dans des établissements situés à la campagne, où les abus avaient lieu pendant la nuit, les victimes n’avaient pas de recours et nous disent : « Je ne pouvais rien faire. » Beaucoup d’enfants, notamment issus de milieux défavorisés, ne sortaient qu’une fois par trimestre. À cela, il faut ajouter un discours saturé de valeurs et de fausses valeurs. La manipulation perverse du discours religieux favorise une emprise qui peut terroriser les enfants. Certains enfants victimes de viol ont été menacés sur le mode : « Si tu parles, tu mourras de mort violente et tu iras en enfer. » Un homme de 76 ans, à qui l’on a dit cela quand il avait 11 ans, nous a expliqué que cette terreur lui était restée, même s’il ne croyait plus en rien et qu’il avait fait sa vie. L’un des abuseurs, celui qui agissait en classe, y avait des bacs où il élevait des vipères. Un prêtre a profité de la vulnérabilité de l’enfant d’une prostituée de Saïgon, de retour en France à la fin de la guerre d’Indochine : il lui a payé ses études, mais a abusé de lui. « Tu me dois tout », disait-il.

Dans le groupe de travail que nous avons formé pour réfléchir sur la manipulation du sacré, nous avons constaté que ces établissements étaient austères et tristes, qu’ils incitaient au refoulement des sentiments, tout en étant très sexualisés. Georges-Arthur Goldschmidt décrit parfaitement cette ambiance dans La Traversée des fleuves, ouvrage autobiographique où il raconte son expérience d’un internat de Megève où il était arrivé avec son frère pendant la guerre. La nudité et le voyeurisme reviennent à plusieurs reprises dans les témoignages que nous avons reçus. Dans les années 1950, on faisait déshabiller les élèves le samedi pour désinfecter les vêtements, et les enfants devaient aller à la douche et en revenir tout nus. L’un de nos témoins, qui a passé sept ans dans un établissement à Apremont sans voir son père, nous a dit à quel point cette nudité imposée était violente pour lui, même s’il ne s’était jamais senti particulièrement regardé par un religieux en ces circonstances. Un homme politique, qui estime avoir réussi sa carrière et avoir été très heureux, est venu me voir un jour pour me dire qu’il avait connu ce genre d’ambiance et qu’il voulait marquer le coup. Nous sommes allés ensemble dans cet établissement qu’il avait fréquenté alors qu’il était orphelin. C’était très émouvant de voir cet homme un peu âgé, assis dans le réfectoire. Il a reçu un euro symbolique. Si je vous cite ces cas, c’est pour vous faire comprendre ce que j’entends par culture d’établissement. Certains étaient plus gais que d’autres, mais beaucoup ressemblaient à ça.

Il est très difficile de se remettre de tels traumatismes. Certains s’en sortent, mais d’autres souffrent de ce qu’à la CRR nous appelons le syndrome d’occupation intérieure : toute la vie de la personne est occupée par les violences sexuelles subies dans cette ambiance. La personne est ce traumatisme, elle va vouloir échapper à des odeurs qui lui rappellent celle des soutanes, à des tas de mauvais souvenirs qui l’empêchent littéralement de vivre. Selon une méthode de plus en plus maîtrisée, nous nous efforçons de lui permettre de se libérer de ce fardeau intérieur qui occupait tout.

M. Paul Vannier, rapporteur. Comment l’établissement tourne-t-il la page de cette culture ?

M. Antoine Garapon. Difficilement, c’est pourquoi la prévention est indissociable de l’éclaircissement de ces violences.

Pour en sortir, souvent, on ferme l’établissement car, même après la disparition de la congrégation, c’est un peu comme s’il subsistait un esprit des lieux. Cela pose d’ailleurs un vrai problème immobilier, car ce sont des bâtiments dont on ne peut rien faire. La plupart des établissements auxquels je pense ont fermé. Quant à Bétharram, il a changé d’affectation.

Mais le meilleur outil de prévention est la responsabilisation des auteurs de violences de cette nature. J’observe avec intérêt ce que fait l’armée depuis la création en 2014 de la cellule Thémis au sein du contrôle général des armées (CGA) pour permettre aux victimes de témoigner sans passer par la voie hiérarchique. Ils font peu de prévention, mais pratiquent des sanctions automatiques qui changent la culture de l’armée dans ce domaine. Prenons le cas d’un vieux sergent-chef, élément central d’une unité, qui agresse une stagiaire présente depuis six mois. La politique de l’armée est désormais de changer le vieux sergent-chef d’affectation – voire de le virer en cas de viol – et de garder la stagiaire. Le message est vite compris.

Éclaircir les faits, faire payer, faire subir l’opprobre, c’est le sens de notre démarche, d’où aussi le recours aux appels à témoignages. Mais nous avons le plus grand mal à la mener à bien. Un établissement normand, qui n’a pas fermé, va bientôt fêter ses 50 ans. Les victimes disent : « Mais nous, on a été violés dans cet établissement. Est-ce que vous allez le mentionner ? – Ah non ! » Et on leur a opposé un refus quand ils ont demandé, sur notre conseil, à lancer un appel à témoignages dans le bulletin des anciens. Ce ne sont plus les prêtres qui font obstacle, ce sont les représentants des anciens élèves qui refusent désormais d’entendre parler de ces faits : « On a des bons souvenirs, vous nous embêtez avec vos affaires, on ne veut pas le savoir. »

Quand il y a eu des victimes, il y a des cadavres dans le placard et il faut les en sortir. Dans notre commission, nous avons deux membres franco-britanniques qui vivent à Londres, où ils participent à des mesures de protection dans des établissements scolaires. C’est tout un système, le safeguarding, qui comporte notamment la création d’une sorte de coffre-fort où les enfants et les familles sont libres de déposer des observations et informations. Qu’il y donne suite ou pas, le responsable de ce coffre-fort ne peut pas détruire les informations. Dans des cas litigieux ultérieurs, le contenu peut fournir des éléments éclairants.

Il faut bien sûr effectuer des inspections et des contrôles externes réguliers, mais il y a mille autres choses à imaginer, car ce qui se passe dans un établissement est souvent très subtil. Ce matin, j’étais dans un établissement public, le lycée Maryse-Condé de Sarcelles, où se met en place un programme de justice restaurative. Nous allons essayer de faire financer des études par établissement, confiées à cinq ou six commissions d’historiens, afin d’établir quelle était la culture de ces établissements, notamment celui du religieux qui nourrissait des vipères. Nous rencontrons de nombreuses associations de victimes – nous avons même suscité la création de plusieurs d’entre elles. Nous allons les faire participer à ce travail et à la réflexion sur la manière dont on peut réformer une culture d’établissement, car il faut avoir été victime pour comprendre certaines choses.

Mme Marie Derain de Vaucresson. Quand on parle de transformation de culture, il faut avoir à l’esprit que la considération pour les enfants est récente dans notre société. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) date de 1989, et son application est encore plus récente. L’interdiction des violences ordinaires dans l’éducation n’est intervenue qu’en 2019, avec la modification de l’article 371-1 du code civil. La mobilisation des parents joue un rôle important dans les changements de culture. Après avoir accompagné quelque 1 200 personnes, nous sommes étonnés par le fait que les parents aient été absents, n’aient pas voulu voir ou aient refusé de voir. Les faits remontent parfois à moins de dix ans. Où étaient les parents ? Que n’ont-ils pas pu entendre à ce moment-là ? Même si je ne connais pas très bien l’enseignement catholique, j’ai compris que les parents y jouaient un rôle important. Comment les associer ? La question se pose d’autant plus que l’on entend beaucoup de témoignages véhiculant une vision de l’éducation qui tient davantage du dressage ou du redressement. Quand des parents expriment des attentes de ce type, des écoles y répondent. N’oublions pas cette responsabilité, qui transparaît vraiment dans les situations que nous accompagnons.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous allons aborder le sujet avec les associations de parents d’élèves. Il l’a été ce matin avec les collectifs de victimes. Il en ressort que certains parents savaient et continuaient à mettre leurs enfants dans des centres de redressement – de toute façon, cela leur semblait la meilleure solution. Pour d’autres parents, ces agissements étaient de l’ordre de l’inconcevable, de l’inimaginable, au-delà de l’entendement. Dans ce cas, même l’existence de traces n’éveillait pas les soupçons : une maman avait appelé le médecin généraliste parce que son enfant avait des problèmes au niveau de l’anus, sans penser à une possible agression.

M. Jean-Marc Sauvé. Dans notre rapport, nous avons établi qu’une proportion très importante des enfants n’a pas parlé. Quand ils ont parlé, certains parents ne les ont pas crus. Quand les parents ont cru les enfants, ils n’ont pas fait de démarche utile. La démarche utile aurait été un signalement au parquet, ce qui n’a jamais été fait, ou au moins d’en parler à une autorité de l’Église catholique en mesure de prendre des décisions – c’est ce qu’ont fait les parents de François Devaux à Lyon, concernant le père Preynat.

L’EHESS a établi que l’Église catholique n’a été informée que de 4 % des abus. Est-ce que c’est une excuse ? Non, parce qu’elle n’a pas eu une réaction appropriée quand elle a été informée. Quand un prédateur comme le père Preynat fait plus de cent victimes, ce qui est absolument certain, il découle de ce chiffre que l’Église catholique a dû être informée du cas d’au moins quatre enfants. Dans les archives du diocèse de Lyon, on n’a retrouvé qu’un seul signalement. Mais un seul signalement permet d’agir et de le faire tout de suite.

La responsabilité des parents est engagée d’une autre manière, dont je ne leur ferai pas grief. Dans des familles populaires, le prêtre représentait une autorité spirituelle, mais aussi le savoir et la culture. Le fait que des enfants étaient appréciés, choisis, élus par le prêtre, y conduisait à un effondrement de tout discernement. Est-ce que les parents ont implicitement consenti à ce qu’ils devinaient ou est-ce qu’ils n’ont rien vu ? Je ne répondrai pas à cette question, mais je pense à ce haut fonctionnaire, qui a dirigé un établissement public important, qui en a voulu à ses parents, jusqu’à leur mort, de l’avoir en quelque sorte abandonné entre les mains d’un prêtre.

Pour Bétharram, la Ciase a reçu trois signalements concernant des faits survenus dans les années 1950 pour l’un, les années 1960 pour le deuxième, et à une date beaucoup plus récente mais indéterminée pour le dernier. Dans les deux premiers cas, l’auteur était un prêtre, décédé dans l’intervalle. Dans le troisième cas, comme nous n’avions pas de date particulière, nous avons fait un signalement au parquet en décembre 2019 – il s’agissait d’un ancien de Bétharram alors détenu au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan.

Ces histoires nous ouvrent à un phénomène que je trouve profondément troublant et mystérieux : la libération de la parole. Nous avons identifié 2 750 victimes différentes pendant les travaux de la commission. Le bruit médiatique lié à la sortie de notre rapport a fait émerger 200 témoignages supplémentaires dans les mois suivants. Mais ces chiffres ne sont rien comparés à celui de 360 000, qui correspond à notre estimation du nombre de victimes. Au point qu’il nous a été reproché d’avoir fabriqué des chiffres destinés à mettre en accusation l’Église catholique. La priorité absolue est donc de favoriser l’expression des enfants victimes, notamment à l’école.

Dans la perspective de cette audition, j’ai relu nos quarante-cinq recommandations. N’y voyez pas de l’orgueil, mais j’ai trouvé qu’il n’y avait rien à en retirer, pas un mot à en retrancher. Les recommandations en matière de reconnaissance et de réparation ont été appliquées pour ce qui concerne le passé et son prolongement dans le temps. Pour le reste, je n’ai pas, moi non plus, de visibilité. Nous avions un tel continent à explorer que nous avons fait des recommandations de portée transversale. Nous n’avons pas établi de distinction entre les établissements scolaires, les aumôneries, les camps de vacances et les communautés nouvelles. En aval de notre rapport, la Conférence des évêques de France a décidé de constituer neuf groupes de travail pour instruire nos recommandations et, le cas échéant, les compléter ou les contredire. Ces groupes de travail ont remis leur rapport en février 2023. Ce sont des documents très intéressants qui approfondissent et complètent nos propositions.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous constatons que la Conférence des évêques de France a chargé son administration interne de faire un suivi des recommandations de la Ciase et qu’un travail a été effectué. Quant à l’État, dont la responsabilité est engagée sur des sujets vastes et transversaux, il n’a toujours pas produit de rapport nous indiquant sur quels points les choses avaient évolué. Or notre rôle est aussi d’évaluer les politiques publiques.

Ce matin, les associations de victimes ont demandé à plusieurs reprises des excuses de l’État pour ces violences faites aux enfants. Elles ne comprennent pas que l’on puisse organiser des fêtes ou accueillir des scouts pour des camps de vacances – c’est le cas à Riaumont, dans mon département – dans des endroits qui étaient des lieux de privation de liberté qualifiés de camps, de bagnes, de prisons, de cachots. Qui accepterait qu’un cachot, un bagne ou une prison soit transformé pour devenir une école ou un camp de vacances ? Il y a des inspections sur la pédagogie ou le climat de vie scolaire. Il faudrait aussi s’intéresser aux inspections des bâtiments et aux subventions publiques volontaires accordées à des lieux privés qui ont été le cadre de ces crimes. Le changement d’équipe et de nom – comme à Bétharram, devenu Le Beau Rameau – ne permet pas aux victimes de se sentir respectées.

M. Antoine Garapon. En tant qu’ancien magistrat et désormais praticien d’une forme de justice restaurative, il me semble qu’il faudrait conduire une réflexion sur les solutions à apporter aux anciennes victimes quand l’auteur des faits est décédé. Ces victimes sont fort nombreuses. Nous parlons ici d’écoles catholiques, mais le phénomène des abus sexuels gronde dans toute la société française, touche les arts vivants, les fédérations sportives et bien d’autres secteurs. Nous devrions réfléchir à la manière d’enrichir notre service public de la justice d’une offre de réparation, peut-être partiellement financière, à l’égard de ces victimes qui ne vont pas manquer de continuer à se manifester. On ne peut pas ouvrir la parole sans offrir de solution publique, institutionnelle.

M. Paul Vannier, rapporteur. La Conférence des évêques de France s’est saisie de vos travaux. Est-ce que le Sgec l’a fait ? Avez-vous eu des échanges avec lui ? Si c’est le cas, nous aimerions disposer des correspondances et des échanges concernant les violences commises par des adultes encadrants sur des enfants dans des établissements scolaires.

M. Jean-Marc Sauvé. Votre question m’oblige à faire mon autocritique. Le caractère transversal de notre travail se lit dans nos quarante-cinq recommandations. Après la remise du rapport, j’ai été conduit à interagir – assez peu, mais tout de même – avec la Conférence des évêques de France. En dépit des chiffres que j’ai cités au début de cette audition, je dois avouer que je n’ai pas fait d’alerte particulière en direction du Sgec. Il y a au moins deux raisons à cela. La première est que, en s’appropriant les recommandations générales du rapport, on répondait a priori à tous les problèmes. La seconde – et je fais là une reconstitution a posteriori – tient à l’évolution de la proportion des abus perpétrés dans l’enseignement catholique : alors qu’elle était au départ écrasante, elle était tombée à 3,5 % à la fin de notre période. Ces deux circonstances ont fait que je n’ai jamais rien dit au Sgec, que je ne lui ai jamais écrit. Au cours des toutes dernières semaines, c’est le Sgec qui m’a demandé pourquoi la Ciase n’avait pas tiré la sonnette d’alarme.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous avez tiré la sonnette en publiant le rapport.

M. Jean-Marc Sauvé. Oui, c’est cela. J’ai donc fait la connaissance du secrétaire général ici, à l’occasion de ce dossier Bétharram. Nous avons échangé sur un sujet que j’aurais sans doute pu aborder plus précocement avec lui ou son prédécesseur.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous pouvons tous nous saisir des recommandations de rapports publics qui nous concernent.

Pour préparer au mieux nos auditions, nous aimerions disposer de certains documents que vous avez mentionnés, notamment le signalement de 2019 sur Bétharram.

M. Jean-Marc Sauvé. Anonymisé.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Oui, vous pouvez l’anonymiser. Cela étant, nous avons récupéré l’ensemble des signalements de la direction diocésaine que nous avions demandés. Notre but n’est pas de mettre en cause des personnes, mais de regarder la manière dont les signalements ont été traités. Nous sommes intéressés par tous les autres signalements que vous auriez pu faire.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il me reste à vous remercier pour vos très riches contributions.

 

La séance s’achève à dix-huit heures trente-cinq.


Présences en réunion

Présents.  Mme Ayda Hadizadeh, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Anne Sicard, Mme Violette Spillebout, M. Paul Vannier

Excusés.  Mme Farida Amrani, M. Gabriel Attal, M. Xavier Breton, Mme Céline Calvez, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, Mme Anne Genetet, M. Frantz Gumbs, Mme Tiffany Joncour, M. Bartolomé Lenoir, M. Frédéric Maillot, Mme Béatrice Piron, Mme Véronique Riotton, Mme Claudia Rouaux, Mme Nicole Sanquer, M. Bertrand Sorre