Compte rendu

Commission
des affaires culturelles
et de l’éducation

 Dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), audition de M. Jean‑Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports              2

– Présences en réunion...............................3


Jeudi
15 mai 2025

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 77

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, Présidente

 

 

 

 


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La séance est ouverte à quatorze heures.

(Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente)

La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958), M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mes chers collègues, nous recevons M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports.

Monsieur Blanquer, vous avez été ministre de l’éducation de mai 2017 à mai 2022. Vous êtes, de loin, celui qui a occupé ces fonctions le plus longtemps au cours des dernières années.

Vous avez mené de nombreuses réformes pendant ce quinquennat, parmi lesquelles celle de l’inspection générale, qui soulève des interrogations dans la mesure où elle a notamment eu pour conséquence de réduire fortement l’indépendance de ses membres. Nos travaux ont montré à quel point les rôles des inspecteurs d’académie et de l’inspection générale sont centraux pour assurer un meilleur contrôle de ce qui se passe dans les établissements scolaires publics et privés.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Michel Blanquer prête serment.)

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Lorsque vous étiez ministre de l’éducation, à quelle occasion et dans quel contexte avez-vous eu à traiter la question des violences commises par des adultes encadrants sur des enfants scolarisés ?

M. Jean-Michel Blanquer. Vous dites que la réforme de l’inspection générale a réduit l’indépendance de ses membres. Je ne vois vraiment pas ce qui vous permet de le dire. L’esprit qui a présidé à la fusion de l’Inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) était d’améliorer l’articulation du contrôle administratif et du contrôle pédagogique et éducatif.

Elle a été faite pour décloisonner ces deux domaines, et aussi pour décloisonner enseignement supérieur – autrefois dévolu à la seule IGAENR – et enseignement scolaire, au profit d’un fonctionnement plus fluide. Par-dessus le marché, elle a été l’occasion de fusionner ces deux corps avec l’Inspection générale de la jeunesse et des sports et l’Inspection des bibliothèques, de sorte que nous avons à présent une inspection générale unifiée au sein de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR).

Il s’agit à mes yeux d’une réforme réussie. Certes, on peut toujours y voir des failles, mais elle offre à l’inspection générale, y compris sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui, une pluridisciplinarité accrue et une vision plus transversale des choses, sans modifier en rien l’indépendance de ses membres.

Vous m’interrogez sur ce que nous avons fait – je dis « nous » car il s’agit toujours d’un travail collectif, même mené sous l’impulsion du ministre – pour contrôler la violence dans les établissements scolaires. En arrivant à mon poste, il m’a immédiatement semblé que le système était insuffisant. Je le connaissais assez bien, ayant été recteur et directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco).

Ce système reposait sur deux piliers. Le premier était le système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire (Sivis), fonctionnant par échantillons, qui avait fait l’objet de nombreux débats en raison de la peur de la stigmatisation qu’inspiraient l’évaluation et le classement des établissements scolaires en fonction des faits de violence qui s’y déroulent. Le second était l’application Faits établissement, réalisée nettement avant que je sois ministre et qui constitue déjà un progrès par rapport au Sivis. Elle est plus exhaustive, mais à l’échelle des rectorats, ce qui laisse une part d’hétérogénéité et d’imperfection dans la remontée d’informations.

Lorsque je suis arrivé, il m’a semblé indispensable d’avoir une vision nationale du sujet, plus complète, présentant notamment avec autant d’exhaustivité que possible les faits les plus graves. C’est pourquoi l’un de mes premiers actes, une fois en fonction, a été de créer la remontée quotidienne des faits les plus graves, qui constitue le troisième pilier de la capacité à regarder ce qui se passe dans les établissements. Je l’ai fait dans un esprit de lutte contre les violences en général, avec l’idée de disposer d’une vision de crise.

Nous avons donc créé une cellule de crise au ministère, disposant très concrètement d’une salle dédiée et dirigée par un préfet pour favoriser les liens avec le ministère de l’intérieur et améliorer la coopération entre les services de l’éducation nationale, de la justice et de la police – triangle-clé pour les enjeux de sécurité en général, dont je crois pouvoir dire qu’il s’est nettement amélioré à cette occasion.

Depuis lors, le ministre de l’éducation nationale a sur son bureau, chaque soir, la recension des faits les plus graves. Ils sont malheureusement très nombreux – plusieurs dizaines chaque soir –, même triés en fonction de leur gravité, laquelle est appréciée par les recteurs, qui confient généralement ce travail à leurs directeurs ou directrices de cabinet.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous reparlerons de l’inspection générale. Je voulais dire que la réforme n’a pas laissé subsister un corps d’inspecteurs indépendant.

M. Jean-Michel Blanquer. Vous faites peut-être référence à la réforme de la haute fonction publique voulue par le président de la République, portant sur tous les corps d’inspection.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Oui. Ce changement, que vous n’avez certes pas initié, est notable.

M. Jean-Michel Blanquer. En parler ne me pose aucun problème. Comme tout changement, il présente des avantages et des inconvénients. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’il a nui à l’indépendance des inspecteurs généraux. L’état d’esprit dans lequel il a été mené est de favoriser la transversalité. En ouvrant aux inspecteurs généraux la possibilité d’être administrateurs de l’État, donc d’avoir d’autres moments de carrière, on améliore la fluidité à l’intérieur de la haute fonction publique.

Il s’agit notamment de leur permettre d’avoir une expérience plus variée et une carrière plus riche et, ce faisant, de porter un regard plus nourri, s’ils redeviennent inspecteurs généraux, sur les réalités qu’ils ont à examiner. Je ne crois pas que l’on puisse dire que cette réforme a augmenté ou diminué l’indépendance des inspecteurs généraux. Au demeurant, plusieurs rapports qui en sont issus offrent la démonstration d’une forme d’indépendance de l’inspection générale.

M. Paul Vannier, rapporteur. Mes premières questions portent sur les enjeux du contrôle de façon générale. La réforme de l’inspection générale de 2019, dont vous avez rappelé qu’elle avait induit la fusion des corps d’inspection, a-t-elle fait évoluer les méthodes de travail et d’animation des inspecteurs par rapport à celles de leur corps antérieur ?

M. Jean-Michel Blanquer. Certainement, dans la mesure où la réforme a renforcé la pluridisciplinarité. Dès le début, j’ai été – cela me tenait à cœur – ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, même si le mot « jeunesse » ne figurait pas d’emblée dans l’intitulé de mon ministère – il est arrivé plus tard, et les sports encore après, en 2020. J’ai toujours eu la conviction qu’il faut avoir une vision complète du temps de l’enfant. Il est bon que le ministre de l’éducation nationale ait la jeunesse et si possible les sports dans sa sphère, le tout avec un lien très fort avec le ministère de la culture, de façon à avoir une vision scolaire, périscolaire et extrascolaire du temps de l’enfant.

Sur le sujet qui vous occupe que sont les violences en général et sexuelles en particulier, cette vision complète est nécessaire, parce que c’est malheureusement dans les divers champs du temps de l’enfant que les pires choses peuvent se passer. En avoir une vision complète est important pour le ministre, mais aussi pour l’inspection générale. C’est d’abord et avant tout ce qu’a permis la réforme.

Les méthodes ont évolué, offrant aux inspections, qui sont presque toujours collégiales et menées par au moins deux personnes, plusieurs regards, dont parfois un qui est « innocent », c’est-à-dire porté par un spécialiste d’un autre champ. Chaque inspection est composée de façon méthodique par le doyen ou la doyenne de l’inspection générale pour assurer la pertinence de l’équipe. Le ministre ne s’en mêle absolument pas.

M. Paul Vannier, rapporteur. Le passage de ces doyens chargés d’animer les équipes d’inspecteurs généraux à des chefs de service n’est-il pas une évolution notable ? De quoi est-elle la manifestation ?

M. Jean-Michel Blanquer. S’agissant de l’organisation interne de l’inspection générale, la meilleure preuve de son indépendance est que je ne m’en suis pas tellement mêlé. L’inspection générale est, depuis sa création, dans le même rôle que des structures telles que le Conseil d’État, qui est à la fois juge et conseil du gouvernement, ou la magistrature, divisée entre magistrats du siège et magistrats du parquet. Le ministre intervient peu, si ce n’est pas du tout, sur son organisation interne pour la laisser vivre en tant que corps au regard autonome.

M. Paul Vannier, rapporteur. Certes, mais j’imagine que c’était votre volonté, en faisant cette réforme, de remplacer les doyens, qui sont au fond des inspecteurs généraux parmi d’autres, par des chefs de service. Ce titre même suggère une autorité hiérarchique d’un inspecteur sur les autres qui, si elle peut s’avérer utile, soulève la question de leur indépendance.

Lors de précédentes auditions, nous avons abordé le cas du rapport d’inspection sur l’établissement Stanislas, ce qui nous a amenés à nous interroger sur le fonctionnement de la mission de l’inspection générale. Dans le cadre de ces questionnements, nous avons reçu deux courriers de deux inspectrices générales membres de la mission, jetant le doute sur la façon dont elles ont pu pleinement exercer leurs prérogatives professionnelles.

La responsabilité de celui qui animait, pilotait, organisait ce groupe d’inspecteurs pourrait être engagée – une audition fera la lumière sur ce point – dans la modification de la lettre de transmission au ministre jointe au rapport de l’inspection générale, qui a fait profondément évoluer le regard sur ce rapport. Nous avons là un inspecteur ayant un pouvoir hiérarchique sur ses collègues et l’exerçant au point, manifestement, de ne pas suivre l’interprétation de ses collègues. Cette situation découle-t-elle de la réforme de 2019, qui fait de certains inspecteurs généraux les chefs de leurs collègues ?

M. Jean-Michel Blanquer. Je ne le crois pas du tout, mais d’autres que moi auraient peut-être un regard plus aiguisé sur ce sujet. Avant la réforme, le responsable de l’IGAENR était chef de service, celui de l’IGEN doyen ou doyenne. Lors de la fusion, si ma mémoire ne m’abuse – pour être honnête, je ne pense pas qu’il y ait là une piste sérieuse –, les deux appellations ont été fusionnées.

Par ailleurs, l’inspection générale avait une structuration interne avant la réforme, comme tout corps employant plusieurs dizaines de personnes – environ 200, en l’espèce – au sein duquel il faut bien des responsables. Je connais assez l’inspection générale et ses membres pour dire que chacun y jouit d’une très forte autonomie, comparable par exemple à celle des membres du corps enseignant à l’université. Si un minimum de hiérarchie est nécessaire, personne n’a jamais pensé que l’inspection générale péchait par son excès et je n’ai jamais rien ressenti de tel, sans préjudice des dissensions internes qui existent partout.

M. Paul Vannier, rapporteur. Votre passage rue de Grenelle est notamment marqué par le développement du contrôle des établissements privés hors contrat. Pouvez-vous revenir sur le contexte dans lequel vous engagez cette politique, sur les moyens dont vous dotez le ministère de l’éducation nationale pour assumer cette mission et sur les motivations qui vous poussent à agir en ce sens ?

M. Jean-Michel Blanquer. Il s’agit en effet de l’un des marqueurs de mon ministère. Cette question m’a beaucoup habité. En 2017, j’ai constaté qu’il était plus facile, en France, d’ouvrir une école qu’un bar, et plus difficile de la faire fermer. Cela ne va pas. Au fond, ce qui commande philosophiquement tout ce que j’ai fait sur ces sujets, c’est évidemment l’intérêt de l’enfant, mais aussi l’impératif de ne laisser aucun angle mort du regard public sur ce qui se passe pour l’enfance.

J’ai d’ailleurs eu à franchir beaucoup d’obstacles pour mener ma politique dans ce domaine et dans celui de l’instruction en famille. Pour moi, rien de ce qui concerne les mineurs, notamment les plus jeunes, ne doit échapper au regard et être laissé dans une espèce d’anarchie. On peut en discuter, mais telle est ma conviction.

J’ai donc pris de nombreuses mesures, que j’ai beaucoup travaillées avec le Parlement. Le premier acte important dans cette direction a été la loi dite Gatel visant à simplifier et mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat. Ce texte, issu d’une proposition de loi d’une sénatrice, nous a permis de fermer davantage d’écoles hors contrat et d’améliorer le dialogue du ministère avec ces écoles.

Pour dire les choses simplement, j’ai toujours pensé que certaines écoles hors contrats font du bon travail et ont à ce titre toute légitimité, et que d’autres ne devraient pas exister. En la matière, il faut donc, dans l’intérêt de tout le monde, un minimum d’acceptation, sinon d’agrément, de la part de l’éducation nationale.

M. Paul Vannier, rapporteur. Je souscris pleinement à la nécessité de maintenir le regard sur les mineurs, qui ne doivent pas être laissés dans ce que vous appelez une espèce d’anarchie, et sur les établissements, qui ne doivent pas être hors de tout contrôle. Pourtant, lorsque vous engagez cette politique sur le privé hors contrat, les établissements privés sous contrat, qui accueillent 2 millions d’élèves, sont totalement laissés à côté du contrôle.

Est-ce une information dont vous disposez ? Avez-vous cet élément à l’esprit ? Pourquoi n’engagez-vous pas de politique particulière, par exemple en mobilisant des moyens pour inspecter aussi les établissements privés sous contrat, qui méritent la même attention que les autres établissements, privés hors contrat et publics ?

M. Jean-Michel Blanquer. Il est évident que l’attention était particulière sur l’enseignement privé hors contrat, parce qu’il était le plus éloigné de tout contrôle. L’enseignement privé sous contrat obéissait à des règles, dont on a pris conscience à présent qu’elles ne sont sans doute pas suffisantes, mais qui existaient quand même.

Le simple fait d’être sous contrat crée des engagements pour un établissement ; sur le plan pédagogique, des inspections permettent de regarder ce qu’il en est. Il y a toujours eu le sentiment, peut-être trop confiant et donc insuffisamment vigilant, mais fondé, que l’esprit même de la mise sous contrat accordait des droits et des devoirs aux établissements, lesquels faisaient l’objet d’un contrôle.

Longtemps, le système éducatif s’est beaucoup concentré sur le contrôle pédagogique plutôt que sur le contrôle éducatif, sur les sujets de violence en particulier, enseignement public compris. Il faut remettre en perspective l’évolution, heureuse, de la sensibilité dans ce domaine, grâce à laquelle progressivement les règles évoluent.

Même dans l’enseignement public, l’inspection générale, historiquement, regarde d’abord ce qui se passe en cours, ce qui est l’une de ses principales particularités par rapport à la pratique d’autres pays. Traditionnellement, dans le système français et contrairement donc à beaucoup d’autres, l’inspecteur va dans la salle de classe – la Troisième République nous en a légué une image mythifiée, celle de l’inspecteur arrivant et allant s’installer au fond de la classe. Regarder autre chose que la salle de classe a été une évolution très progressive. Les dispositifs Sivis et Faits établissement sont relativement récents dans notre histoire. Ils sont nés de débats de société sur le développement de la violence dans le système éducatif et d’une évolution de la sensibilité à ce sujet.

Les établissements privés sous contrat ne sont donc pas complètement hors radar. Ils sont contrôlés par la voie pédagogique et par le système de remontées que j’ai créé en arrivant. Ni Sivis, ni l’application Faits établissement ne permettaient d’avoir l’enseignement privé sous contrat dans le radar de la question des violences mais avec la remontée des faits graves que j’ai créée en 2017, tout directeur de cabinet ou tout recteur peut signaler ce qui se passe en la matière. Il est d’ailleurs arrivé que des faits de violence soient signalés dans l’enseignement privé. Le cas était rare, je vous l’accorde, et il y a certainement eu des trous dans la raquette, mais ce système a permis d’intégrer cette dimension.

Dans le cadre de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, nous avons créé le Conseil d’évaluation de l’école, dont le principe est d’évaluer tous les établissements de France. Peu connu, il constitue à mes yeux une petite révolution souterraine. L’objectif est d’analyser tous les établissements publics et privés sous contrat de France sous l’angle non seulement pédagogique mais aussi de la vie scolaire. L’évaluation a commencé par les établissements du second degré en intégrant progressivement les écoles primaires et se fait par vagues de cinq ans, au rythme d’un cinquième des établissements chaque année.

Ce système n’est pas fait pour détecter une violence qui vient de se produire. Il est complémentaire des dispositifs que j’ai évoqués. Mais il est clair qu’il ne part pas de l’idée que, du moment qu’il s’agit de privé sous contrat, on ne s’en occupe pas. Il y a au contraire un élargissement progressif du regard, que l’on peut juger insuffisant mais qui n’en est pas moins réel.

M. Paul Vannier, rapporteur. L’évaluation des établissements lancée en 2019 concerne en effet aussi les établissements privés sous contrat. Toutefois, elle ne permet pas de détecter des faits de violence, comme vous en convenez, et les évaluations sont en outre déclaratives. Si la procédure d’autoévaluation présente un intérêt, elle a aussi des limites.

Certes, les contrôles pédagogiques sont pratiqués dans les établissements privés sous contrat au même rythme que dans les établissements publics, mais ils ne visent qu’à évaluer un enseignant devant sa classe. Le contrôle administratif, quant à lui, est transversal et panoramique. Il peut détecter des phénomènes de violences physiques et sexuelles commis sur des élèves par des adultes ayant autorité. Il est donc décisif pour la matière qui nous préoccupe dans le cadre de cette commission d’enquête.

Or j’aimerais citer un exemple, certes de mémoire, mais dont l’ordre de grandeur est exact : de 2017 à 2023, soit pour l’essentiel dans la période où vous êtes à la tête du ministère de l’éducation nationale, dans l’académie de Nantes, où la proportion d’établissements privés sous contrat avoisine 50 %, soit environ 1 150 établissements, un seul a fait l’objet d’un contrôle administratif en six ans. Le contrôle y est totalement défaillant.

Vous avez cette préoccupation du contrôle pour les établissements privés hors contrat, au motif que ceux qui sont sous contrat obéissent à des règles, qui en effet figurent dans le code de l’éducation. Mais personne n’en vérifie l’application ! Quelque chose ne va pas. Avez-vous la perception de cette insuffisance, et envisagez-vous des moyens pour y remédier ?

M. Jean-Michel Blanquer. Oui, bien sûr. Sur ces sujets, la perception de l’insuffisance domine inévitablement, s’agissant d’un système gigantesque rassemblant 12 millions d’élèves et 1 million d’adultes. Il importe d’autant plus d’avoir une vision à l’échelle de chaque rectorat, de chaque inspection d’académie, tant les faits et les problèmes sont nombreux, et surtout de procéder avec méthode, du point de vue spatial comme du point de vue thématique, pour bien quadriller le système et en assurer un contrôle efficace.

L’institution, traditionnellement, ne s’est pas donné les moyens, y compris dans l’enseignement public, d’un vrai contrôle autre que pédagogique. Progressivement, les inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS) ont fait leur apparition. Ils étaient encore très peu nombreux il y a peu de temps, de l’ordre de deux ou trois par académie. J’ai augmenté les moyens qui leur sont alloués pour qu’ils soient plus nombreux.

Ils ont vocation à se rendre dans le public comme dans le privé. Sont-ils allés dans le privé sous contrat moins que dans le public ? C’est certain. La culture de l’éducation nationale est de regarder davantage l’enseignement public, parfois au motif qu’il faut lui porter une attention accrue dès lors que les IA-APR EVS doivent notamment résoudre des problèmes et, d’une certaine façon, fournir un service en plus d’un contrôle. Je suis tout à fait favorable à l’accroissement des contrôles des établissements scolaires privés sous contrat. Les choses évoluent dans le bon sens, fût-ce de façon insuffisante.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons entendu ce constat de l’insuffisance des inspections. Eu égard à votre grande expérience et à votre fine connaissance de l’éducation nationale, c’est d’ailleurs une bonne chose que vous rappeliez la nécessité d’établir une méthode et de correctement quadriller les différents secteurs. Ce sera au cœur de nos recommandations, car nous voyons bien que ce quadrillage a été très insuffisant dans les établissements privés sous et hors contrat, particulièrement au regard des violences qui ont pu y survenir. Il convient de réfléchir aux moyens, aux critères de déclenchement, ainsi qu’au suivi des inspections.

Vous vous y attendez peut-être, je souhaite maintenant évoquer le cas d’un établissement hors contrat, le village d’enfants Saint-Jean-Bosco de Riaumont, à Liévin. De nombreux faits de violences physiques, psychologiques et sexuelles ont été signalés dans cet établissement, ayant eu lieu entre 1960 à 1989, lorsqu’il s’agissait d’un internat, puis de 1989 à 2020 lorsqu’il est devenu une école privée hors contrat.

Premièrement, j’aimerais savoir quelle était votre connaissance de ce dossier.

M. Jean-Michel Blanquer. Cette question figurant dans le questionnaire que vous m’avez adressé, je me suis renseigné. Cependant, je n’avais pas connaissance de ce dossier auparavant.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez évoqué la question des contrôles et ce que vous avez souhaité entreprendre avec la réforme du hors contrat. Les consignes et les circulaires qui ont découlé de vos actions politiques se sont concrétisées par un certain nombre d’inspections dans cet établissement.

À l’occasion d’un contrôle sur place et sur pièces, nous avons obtenu un courrier daté du 8 juin 2017, soit moins d’un mois après votre prise de fonction, et adressé à votre ministère et plus précisément à votre directeur de cabinet, M. Christophe Kerrero. Dans cette lettre, le préfet du Pas-de-Calais fait état de plusieurs inspections ayant été conduites dans cet établissement. Peut-être, d’ailleurs, n’y avait-il pas encore de moyens officiels pour contrôler des établissements hors contrat, mais compte tenu du nombre de signalements, des contrôles avaient été diligentés.

Le premier contrôle avait été mené par la direction départementale de la protection des populations s’agissant de l’hygiène et de la traçabilité des produits d’alimentation consommés dans l’établissement. Le deuxième avait été conduit par le rectorat et l’inspection académique avait indiqué que les manuels scolaires étaient obsolètes, décelé des risques dans l’enseignement de l’ébénisterie, ou encore pointé que l’atelier destiné à l’enseignement professionnel était dépourvu de vestiaires. Le troisième contrôle avait été réalisé par l’inspection du travail au sujet du travail en entreprise des élèves : des défaillances relatives aux vestiaires, aux toilettes ou encore au temps de travail avaient été identifiées. Quatrièmement, une commission de sécurité avait aussi fait état de quelques manquements. Enfin, le directeur de l’établissement avait été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour détention d’images pédopornographiques.

À la suite de ces cinq éléments, le préfet avait donc écrit au ministère de l’éducation nationale pour l’informer que ses pouvoirs de police administrative spéciale ne lui permettaient pas de fonder juridiquement une fermeture de l’établissement, quand bien même celle-ci paraissait absolument nécessaire. Il recommandait par conséquent de procéder à la fermeture préventive de l’établissement en se fondant sur les pouvoirs de police générale.

Je comprends, au vu de votre réponse, que ce courrier ne vous est pas parvenu personnellement. Comment l’expliquez-vous, surtout eu égard à l’attention particulière que vous avez porté sur l’enseignement hors contrat ? Et comment expliquez-vous que ce courrier, qui faisait état de plusieurs signalements, n’ait pas reçu de suites ?

M. Jean-Michel Blanquer. Pour rappeler d’abord le contexte, la lettre en question a été adressée deux semaines après mon arrivée au ministère. Je vous laisse imaginer la montagne de travail qui se dressait alors face à nous, aussi bien pour préparer la rentrée de septembre 2017 et les différentes réformes que pour constituer le cabinet, qui ne devait d’ailleurs pas encore être au complet.

Normalement, tout courrier reçoit une réponse. En l’occurrence, les relations entre les recteurs et le cabinet sont d’ordinaire non épistolaires…

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le courrier dont je parle émanait du préfet.

M. Jean-Michel Blanquer. Il en va de même des relations entre les préfets et le cabinet. Les échanges ont souvent lieu à l’oral, tout simplement par souci de réactivité. Ce n’est qu’une hypothèse, mais peut-être y a-t-il eu un suivi téléphonique à ce courrier.

Quand j’analyse ce dossier, il me semble que, certes, on aurait pu espérer un traitement plus rapide, mais que le travail tant du rectorat que de la préfecture a correspondu à ce qu’on peut souhaiter, particulièrement au regard de la situation législative de l’époque.

Il est d’ailleurs possible, même si je ne me souviens pas de ce dossier précis, qu’il ait alimenté ma vigilance vis-à-vis du hors contrat. Cette question, à laquelle j’avais certes déjà été sensibilisé lorsque j’étais recteur, est en effet devenue particulièrement importante pour moi quand je suis devenu ministre. Si j’essaie de me remémorer les choses, il y a nécessairement des faits de société qui m’ont alarmé.

Toujours est-il que, s’agissant de cet établissement, le préfet a des pouvoirs qu’il peut exercer sans l’autorisation du ministre et je présume qu’il a fait ce qu’il avait à faire.

J’insiste sur le fait – et cela complétera mes réponses précédentes – que ma philosophie et ma méthode étaient sans ambiguïté. Vous pouvez reprendre tous mes discours auprès des recteurs ou des directeurs académiques des services de l’éducation nationale (Dasen) : je n’ai cessé de répéter qu’il ne fallait rien laisser passer. La fameuse expression « pas de vague », par exemple, je l’ai combattue dès la première seconde. Bien sûr, on ne peut mettre un terme à ce type de pratique d’un coup de baguette magique, mais il y avait bien à la tête de l’institution quelqu’un pour demander de signaler tous les problèmes plutôt que de les mettre sous le tapis.

Le problème est bien connu : avant que je prenne mes fonctions, un chef d’établissement pouvait pâtir d’une évaluation dégradée parce qu’il avait fait beaucoup de signalements, ce qui est un effet pervers considérable. J’ai donc fait l’exact inverse, en affirmant et en répétant des dizaines de fois que la culture de l’institution était désormais celle du signalement.

Ceci étant, du point de vue de la méthode, ce n’est pas au ministre lui-même de prendre des décisions pour chaque établissement de France. La méthode est plutôt celle de la subsidiarité : j’ai énoncé la philosophie, qui a, je crois, été parfaitement comprise jusque par le grand public, et j’ai indiqué aux recteurs, aux Dasen et aux préfets qu’il leur revenait de l’appliquer en fonction des circonstances et de faire remonter toutes les informations pertinentes. C’est ce qui s’est passé et je crois que cette méthode a porté ses fruits. Des progrès ont été accomplis, allant dans le sens d’un contrôle accru. Par exemple, à la suite de la loi Gatel, nous avons fermé une vingtaine d’écoles hors contrat – le chiffre exact peut être aisément trouvé – alors que le nombre de fermetures était quasi-nul auparavant.

Évidemment, quand on regarde les choses a posteriori, on repère toujours des manques, notamment de réactivité et de rapidité. C’est peut-être le cas. Cela étant, le dossier que vous évoquez montre que l’administration au sens large – puisque l’éducation nationale, la direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative, ainsi que la préfecture se sont impliquées – a fait le travail.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Un autre courrier, adressé deux jours plus tôt par le recteur à votre directeur de cabinet – alors en pleine prise de fonction – alertait avec insistance sur le cas de Riaumont et évoquait des fragilités juridiques qui auraient été signalées au niveau central. Ainsi, en 2017, au moment de votre arrivée au ministère, nous voyons bien que se dessine une action concertée de plusieurs services, alors que les responsabilités étaient auparavant complètement diluées.

En novembre 2018, le Dasen écrit au recteur en se demandant pourquoi l’établissement n’a toujours pas été fermé. De fait, il n’y a pas eu de décision administrative dans l’année qui a suivi les courriers de juin 2017. Le 5 décembre 2018, soit un an et demi plus tard, la rectrice commande une inspection inopinée, qui fait certainement écho aux actions déconcentrées que vous avez lancées s’agissant des écoles hors contrat. Un projet de rapport accablant est rendu le 20 décembre. Puis l’établissement décide d’arrêter son activité avant même qu’une fermeture administrative soit prononcée.

Le fait que les choses aient pris un an et demi est tout de même la marque d’un dysfonctionnement, même si j’entends que l’issue est certainement due – même si vous ne vous souvenez pas de ce dossier – à une politique plus générale sur le hors contrat, et que ce cas a peut-être contribué à identifier les éléments juridiques à affiner.

M. Jean-Michel Blanquer. Ne me souvenant pas de cas précis, je ne pourrai affirmer qu’il ait constitué une source d’inspiration, mais il est certain que des dossiers de tous ordres ont accentué ma sensibilité sur les établissements hors contrat dès le début de mon ministère. Cela explique d’ailleurs que j’aie soutenu d’emblée la proposition de loi de Françoise Gatel sur cette question.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les courriers de 2017 que j’évoque montrent bien qu’avant la loi Gatel, un préfet n’avait pas le pouvoir, en dépit de quatre inspections différentes et d’une action judiciaire, de fermer un établissement hors contrat. Cette loi et les circulaires qui en ont découlé les années suivantes vous semblent-elles suffisantes, compte tenu de votre expérience, pour assurer que toute situation peut être contrôlée et qu’un établissement peut être fermé par un préfet si nécessaire ?

M. Jean-Michel Blanquer. Je pense que oui, même si cela peut prêter à discussion. D’ailleurs nous nous y sommes repris à deux fois. Nous nous sommes appuyés sur la loi confortant le respect des principes de la République pour compléter la loi Gatel et accentuer les contrôles grâce à la création de la procédure d’autorisation d’ouverture des établissements.

Notons que tout cela est multidimensionnel. Le fait, désormais, d’autoriser une école hors contrat à exister est un point majeur. Pouvoir en fermer une de façon rapide et efficace est également très important. Nous nous en sommes donné les moyens par la loi et les règlements et il me semble, sauf démonstration contraire, que notre arsenal est suffisant – il ne sert à rien de faire toujours plus. Mais les ouvertures et fermetures d’établissement n’épuisent pas la question : il faut aussi pouvoir établir ce qui se passe dans les écoles, les hors contrat comme toutes les autres, de sorte que les incidents graves qui peuvent survenir ne soient pas masqués. Il faut aussi, comme je le disais plus tôt, parvenir à distinguer le bon et le mauvais hors contrat.

C’est un travail difficile que j’ai impulsé et qui relève vraiment de l’intérêt général : tout le monde a à y gagner, à l’exception de ceux qui veulent violer la loi. Nous aurions intérêt à labelliser les écoles hors contrat. Cela ne signifie pas entrer dans le contrat, mais attester que les établissements respectent certaines règles et dispensent un enseignement de qualité. Je pense que c’est indispensable.

Au point où nous en sommes de l’évolution de la société, eu égard aussi bien au degré de sensibilité – c’est l’aspect positif – qu’au risque – c’est l’aspect négatif –, il faut en tout cas une réflexion de cet ordre. Je l’avais déjà en tête lorsque j’étais ministre, mais tout ne peut pas se faire d’un coup. Nous avons beaucoup progressé s’agissant des établissements hors contrat, mais il reste quelques progrès à faire.

M. Paul Vannier, rapporteur. Tout à l’heure, nous avons partagé le constat selon lequel le contrôle administratif des établissements privés sous contrat était quasiment inexistant. Il se concentre néanmoins sur un type d’établissement en particulier : ceux rattachés au réseau musulman. C’est pourquoi je souhaite maintenant parler du groupe scolaire Averroès de Lille, afin de comprendre comment s’est construite la relation de l’État avec cet établissement et comment, in fine, le contrôle a eu lieu.

Le collège Averroès ouvre en 2012, quelque temps après la contractualisation du lycée, en 2008. Dès son ouverture, le collège formule plusieurs demandes de contrat, processus qui n’aboutit généralement pas avant cinq ans. Le 27 décembre 2018, alors que ce délai est donc passé, une nouvelle demande est déposée. Le 4 février 2019, une note de la direction des affaires financières (DAF) indique que l’établissement remplit les conditions pour que sa demande de contrat soit validée et qu’il sera difficile de défendre l’absence de caractère prioritaire de la demande de la Fnem (Fédération nationale de l’enseignement privé musulman) pour Averroès, car articuler un refus autour de motifs alternatifs non budgétaires et non pédagogiques mettrait en cause le contrat actuel de l’ensemble de la cité scolaire du lycée.

Ainsi, tout indique que cette demande de mise sous contrat n’a pas été validée alors que la DAF, c’est-à-dire vos services, préconisait d’y donner une suite favorable. Vous souvenez-vous des raisons qui ont conduit le ministère de l’éducation nationale et votre cabinet à faire ce choix ? Vous savez comme moi que les moyens affectés aux établissements musulmans, comme ceux des petits réseaux de façon générale, relèvent de ce qu’on appelle la réserve ministérielle, ce qui signifie qu’ils sont donc directement à la main du ministre de l’éducation nationale.

M. Jean-Michel Blanquer. Votre question comporte plusieurs éléments : j’irai du général au plus particulier.

Comme vous le savez, en France, environ 20 % des établissements relèvent de l’enseignement privé sous contrat. Depuis l’apaisement des tensions à ce sujet, au début des années 2000 sous le ministère de Jack Lang, ce point d’équilibre s’est installé, mais la conséquence est qu’il est devenu assez difficile d’obtenir un contrat. Si vous étendez le regard au-delà de l’enseignement musulman, vous constaterez que de nombreux établissements ont beaucoup de mal à obtenir un contrat. On ne peut en accorder un à chaque demande ; il n’y a pas d’automaticité. Cela recoupe d’ailleurs ce que je disais précédemment au sujet des écoles hors contrat, beaucoup d’entre elles aspirant à être contractualisées.

Par ailleurs, vous m’apprenez qu’il existe une réserve ministérielle. Je n’ai jamais décidé personnellement, d’un trait de plume, de l’obtention ou non d’un contrat par tel ou tel établissement. Ce n’est pas du tout ainsi que j’ai fonctionné. J’ai essayé d’être le plus objectif possible, raison pour laquelle, d’ailleurs, l’inspection générale et la DAF, puisqu’elle est chargée de l’enseignement privé, interviennent sur ces questions. En tout état de cause, le contexte général est celui de la rareté de la ressource. Ayons en tête qu’il n’est pas si facile d’obtenir un contrat.

Enfin, l’attention dont a fait l’objet Averroès n’était pas nécessairement malveillante. L’objectif est bien de favoriser l’émergence d’un enseignement privé sous contrat musulman qui nous prémunisse contre toute déviance. Il est normal que nous soyons extrêmement attentifs aussi bien à la réussite de cet objectif qu’aux risques potentiels. Dans le cas d’Averroès, pour dire les choses franchement et simplement, j’ai toujours pensé que les choses pouvaient tomber du bon ou du mauvais côté. Or, si l’on dispose d’indices selon lesquels cela tombe du mauvais côté, il faut évidemment prendre les mesures qui s’imposent. En l’occurrence, j’ai entendu des choses très contradictoires sur cet établissement. Vous avez donc raison de dire qu’il a fait l’objet d’une attention particulière. Pour le coup, j’avais ce dossier parfaitement en tête, car il fallait réussir à constater la réalité des choses pour aller plus loin.

M. Paul Vannier, rapporteur. Nous allons évoquer les éléments permettant d’apprécier cette réalité.

Vous êtes un très grand connaisseur de l’éducation nationale. Vous avez été ministre pendant cinq ans, directeur général de l’enseignement scolaire, recteur : je suis donc très surpris que vous indiquiez découvrir l’existence de la réserve ministérielle, enveloppe destinée à l’ensemble des réseaux privés sous contrat, à l’exception du secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec). Il s’agit donc des moyens, d’ailleurs très limités, attribués aux établissements juifs, protestants ou encore de langue régionale. À cet égard, vous évoquiez tout à l’heure la règle non écrite des 20 % d’établissements privés : nous pourrions nous interroger sur la répartition des moyens qui leur sont consacrés.

Quoi qu’il en soit, pour en revenir au dossier Averroès, la loi dite Debré du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés ne requiert, pour la passation d’un contrat, qu’un « besoin scolaire reconnu ». C’était manifestement le cas, si l’on en croit la DAF, et l’établissement existait depuis plus cinq ans au moment de la demande.

M. Jean-Michel Blanquer. La réserve ministérielle, comme vous l’appelez, est une décision du ministère. Or un ministre qui essaie d’être objectif se refuse à agir d’une manière aussi personnelle. Je n’ai pas, de manière arbitraire, attribué ou refusé des contrats à des établissements ; les choses n’ont pas fonctionné ainsi. Nous avons appliqué une forme d’intersubjectivité pour prendre des décisions aussi objectives que possible. En définitive, peut-être que l’expression « réserve ministérielle » existe, mais elle ne m’est pas familière.

Cela étant, il y a évidemment un budget relatif aux établissements privés sous contrat, lequel est limité. Compte tenu de la reconduction qui s’opère, les nouveaux venus font l’objet d’un contrôle assez poussé avant de se voir éventuellement accorder un contrat. J’y reviens : il ne s’agit certainement pas d’une décision subjective du ministre dans son bureau, mais le produit d’un travail auquel participent notamment la DAF et l’inspection.

M. Paul Vannier, rapporteur. Je n’insinue pas qu’il y a de l’arbitraire, quoiqu’il y ait une opacité qui puisse interroger. Il revient en effet souvent à un membre du cabinet de distribuer le contenu de cette réserve ministérielle, alors que le reste des moyens consacrés aux établissements privés sous contrat sont directement gérés par la DAF. Il y a donc un pilotage politique nettement plus direct dans le cadre de cette réserve que dans la gestion des moyens généraux de l’enseignement privé sous contrat. Cela étant, j’entends votre réponse.

S’agissant de la demande de contractualisation du collège Averroès, j’ai été très frappé de découvrir qu’elle avait été discutée et tranchée dans le cadre d’une réunion interministérielle (RIM), le 7 février 2019. Savez-vous si d’autres arbitrages relatifs à des contrats d’association avec un établissement scolaire ont été pris à aussi haut niveau ?

M. Jean-Michel Blanquer. Comme précédemment, je partirai du plus général pour aller vers le particulier.

D’abord, la multiplication des RIM est un phénomène politico-administratif français que l’on peut déplorer. Tout est « rimé », pour ainsi dire, et pour aller dans votre sens, on peut se demander à quoi ça rime… Donc oui, il y a là quelque chose d’un peu surprenant, même si j’avoue ne plus avoir en tête tous les éléments de contexte, mais il arrive que des choses de détail soient discutées lors d’une RIM ; ce n’est malheureusement pas rare.

Cela étant, cela ne me choque pas que ce dossier ait suscité une attention particulière. Il faut l’assumer : c’était une question sensible, qui supposait, pour les raisons que j’ai évoquées précédemment, une multiplicité de regards afin de prendre la bonne décision. On ne peut pas faire comme si des établissements musulmans hors contrat n’avaient pas posé d’énormes problèmes – c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, j’y reviens, nous avons pris des mesures vis-à-vis de ce type de structures.

On peut à la fois chercher avec bienveillance à développer un enseignement musulman bénéficiant des mêmes droits et respectant les mêmes devoirs que le reste du système et appliquer une vigilance d’airain à l’égard de l’islamisme radical, qui est une réalité dans notre pays. Ce balancier est un marqueur de mon ministère et je l’assume pleinement. Que n’aurait-on dit si j’avais laissé faire un certain nombre de choses !

En ce qui concerne Averroès, il y avait des regards différents et, rétrospectivement, il me semble avoir été aussi équanime que possible. Je me suis efforcé de regarder la réalité des choses pour prendre la bonne décision. Je le répète, cette volonté d’équilibre et d’objectivité sur un sujet extrêmement sensible s’est accompagnée d’une très grande vigilance.

M. Paul Vannier, rapporteur. Vous dites qu’Averroès fut un sujet extrêmement sensible. Est-ce donc vous qui avez demandé cet arbitrage au niveau supérieur, sachant que les RIM sont, selon vous, devenues fréquentes ?

M. Jean-Michel Blanquer. Ce n’est probablement pas moi car, comme je le disais, ce n’était pas mon style de vouloir « rimer ». Je ne me vois pas dire que ce serait une bonne chose que d’organiser une RIM sur cette question. En revanche, il est possible que la RIM en question ait porté sur la lutte contre la radicalisation, ou une question de cette nature, mais ce n’est qu’une supputation car je n’ai pas de souvenir précis.

M. Paul Vannier, rapporteur. Au vu du compte rendu de cette RIM, le seul point inscrit à son ordre du jour était la demande de mise sous contrat d’association déposée par le collège Averroès de Lille.

M. Jean-Michel Blanquer. Je ne me souviens pas de la généalogie de la décision, mais cela ne me choque pas du tout. Comme je le disais, il faut un regard pluriel et notamment celui du recteur et du préfet – le cas de l’école Riaumont, dont nous avons parlé plus tôt, l’a également montré. Ces dossiers posent des questions d’ordre public ou encore de financement. Je ne vois donc rien de choquant à fonctionner ainsi, sachant qu’il ne s’agit pas d’une manière, pour le ministère, de se défausser.

Comme je l’expliquais, en ce qui concerne les violences, j’ai mis un point d’honneur à travailler avec le ministère de l’intérieur. Au fond, il y a deux manières de fonctionner, et la mienne fut très claire. Soit on place des sacs de sable autour de son ministère et on s’occupe soi-même de ses dossiers, dans une logique presque de chauvinisme ministériel, soit on fait l’inverse, car on estime que plus on collabore avec les autres, mieux l’intérêt général est servi. Je ne vous surprendrai pas en affirmant que je suis de la deuxième école – ce qui n’est pas si fréquent. Par exemple, cela ne m’a pas gêné de nommer un préfet à la tête de la cellule de crise, car ma préoccupation n’était pas les frontières de mon ministère, mais l’intérêt général. Et de la même façon, cela ne m’a pas gêné de partager la décision relative à Averroès, car nous avons besoin d’un regard aussi objectif et informé que possible sur la réalité du terrain.

M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends votre réponse. À cet égard, si l’établissement Averroès avait suscité un problème de sécurité intérieure, par exemple, je ne doute pas que cet aspect aurait été évoqué lors de la RIM en question, étant donné que les services de renseignement, par l’intermédiaire du ministère de l’intérieur, peuvent y partager des informations. Or, manifestement, aucun élément de cette nature n’a été soulevé à cette occasion.

Je souhaite d’ailleurs vous lire un e-mail que nous avons récupéré lors d’un contrôle sur place et sur pièces, lequel émane du conseiller aux affaires intérieures du premier ministre de l’époque, Édouard Philippe. Cet e-mail date du 20 février 2019, soit quinze jours après la RIM, et vise à élaborer une action préalable à la diffusion du bleu de cette réunion, le 6 mars. Nous sommes donc dans l’intervalle entre la RIM et l’annonce de ses conclusions. Cet e-mail est adressé au préfet du Nord et confirme textuellement la volonté de ne pas accorder le contrat d’association à Averroès. Je suis très étonné de découvrir la manière dont semble construite la justification de ce refus.

« Nous [le cabinet de Matignon] vous [le préfet du Nord] recommandons, sans attendre, d’engager la démarche présentée au point III de la note ci-jointe. En clair, dès cette semaine, il faudrait que vous écriviez au ministère de l’éducation nationale pour demander s’il existe une possibilité de financement pour répondre à la demande de l’établissement, malgré la diminution du nombre d’emplois, et donc de contrats, qui a été décidée pour l’académie de Lille [ici, il est demandé de mettre M. X en copie de l’e-mail parmi les destinataires]. La rédaction pourrait être du type : "le responsable du programme 139 a indiqué au début de l’année civile 2019 à la rectrice de l’académie de Lille que le BOP 139 dont elle est responsable doit connaître une suppression de 80 ETP d’enseignants à la rentrée de septembre 2019. Or, comme j’ai eu l’occasion de vous en informer, je suis saisi d’une demande en vue de… Je vous remercie de m’indiquer,…" Le ministère (Vincent, merci d’y veiller) [cette personne est en copie de l’e-mail] vous répondra le plus rapidement possible pour vous dire que les crédits ne sont pas disponibles. »

On a donc une RIM qui prend la décision de ne pas contractualiser, et on a, dans l’intervalle de temps avant la publication de cette décision, ce qui me paraît être la fabrication d’un motif budgétaire pour justifier l’absence de suite donnée à la demande du contrat d’association. Je vous ai lu la note de la DAF du 4 février 2019. Dans cette note, la DAF pointe aussi un risque de contentieux non négligeable : « Le risque d’une annulation du refus de la mise sous contrat par le juge au motif d’un manque de moyens budgétaires est réel ». Pour la DAF donc, l’invocation du moyen de budgétaire qui se prépare à l’issue de cette RIM expose le ministère à un risque juridique considérable. Elle considère que le motif budgétaire ne peut pas être reçu.

Je suis très frappé de découvrir cette construction au plus haut niveau – le cabinet du premier ministre est engagé – sur un sujet qui paraît microscopique : la contractualisation d’un collège à Lille. Qu’est-ce qui explique ce traitement si particulier de la demande de contractualisation par l’établissement Averroès ?

M. Jean-Michel Blanquer. Vous avez encore dit beaucoup de choses et lu rapidement un e-mail que je découvre et sur lequel je me garderai bien de former un jugement. Il est très difficile de revenir a posteriori sur chacun des points que vous avez soulevés, même de retracer la chronologie des événements. Mais à défaut de faire une exégèse de ce document, je peux le contextualiser.

L’invocation de difficultés budgétaires liées à une mise sous contrat vaut pour tout le monde, que les établissements soient musulmans ou non. À la même époque et même sans doute actuellement, vous pourrez trouver des tas de refus de mise sous contrat. Passer sous contrat n’est pas un droit, et la décision se prend dans un contexte de restrictions budgétaires. Vous-mêmes, d’ailleurs, vous ne voteriez sans doute pas pour un budget augmentant le nombre de classes sous contrat. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que nous sommes en situation de rareté.

C’est très difficile de faire l’exégèse d’un message que je découvre et dont je ne suis pas sûr de tout comprendre parfaitement. Si j’ai bien entendu, il me semble que l’état d’esprit était de progresser par étapes, puisqu’il est question de trouver des moyens pour leur permettre quand même de travailler. En tout cas, je ne suis pas particulièrement choqué par son contenu. Primo, il y a de la rareté budgétaire dans ce domaine. Secundo, il n’y a pas de difficulté à dire que le sujet est sensible : personne ne peut nier que l’islamisme radical existe dans notre pays, et Averroès était interrogeable sous cet angle-là. Notre vigilance est à notre honneur. Si des déviations étaient constatées ultérieurement dans un établissement comme celui-là, on nous ferait de vifs reproches, à juste titre. Oui, il y a une très grande vigilance. On avance pas à pas, en s’assurant que les droits et devoirs sont remplis.

M. Paul Vannier, rapporteur. Je le répète, le motif budgétaire est considéré comme inconsistant par la DAF. Et, oui, l’islamisme radical existe, mais je cite une dernière fois cette note de la DAF de février 2019 : « Si l’activisme de l’organisation Musulmans de France et de son satellite, la Fnem, est jugé dangereux, il appartient aux autorités compétentes de procéder à la dissolution de ces structures sur la base de motifs distincts de ceux du code de l’éducation, liés éventuellement à la sécurité publique ou à des faits pénalement répréhensibles. Faute de l’existence de tels motifs, la mise sous contrat et un contrôle étroit et régulier de l’établissement, dont les enseignants seraient alors des agents publics affectés par le recteur, peuvent être une solution de rechange intéressante pour s’assurer de la bonne marche de l’établissement, dans le cadre de son caractère propre et de son association au service public de l’éducation par contrat. »

Voilà la façon dont la DAF évalue l’argument sécuritaire ou de radicalisation qui aurait pu être présenté. Il ne l’a manifestement pas été dans le cadre de la RIM. Cette dernière produit un argument budgétaire pour justifier une décision qui ne trouve pas de fondement véritable pour s’imposer. Je comprends la difficulté d’apprécier cet e-mail que je pourrai vous transmettre. En tout cas, je crois comprendre que vous n’avez jamais lu un échange entre un membre du cabinet du premier ministre et un préfet visant à interpeller le ministère de l’éducation nationale et préparant par avance la réponse de ce ministère sur un sujet aussi étroit que celui de la contractualisation de classes dans un collège.

M. Jean-Michel Blanquer. Je ne comprends pas ce que vous attendez comme réponse. Si vous me demandez s’il y avait une vigilance particulière concernant l’évolution d’Averroès, la réponse est : oui, nous étions bien entendu vigilants. Je revendique d’ailleurs cette vigilance. Est-ce le seul établissement de France à se voir refuser un nouveau contrat ? Non, loin de là : de nombreux établissements se le voient refuser, sans d’ailleurs qu’on pèse autant le pour et le contre. À cet égard, on peut dire qu’Averroès a bénéficié d’une attention particulière y compris dans le sens positif. Oui, c’est un cas sensible, pour des raisons tout à fait explicables. Il n’y a donc rien de très étonnant dans ce que vous rapportez, dont je ne connaissais pas le détail.

M. Paul Vannier, rapporteur. Quelques mois plus tard, en 2019, vous avez déclenché une inspection générale de cet établissement, qui éclaire en partie le questionnement que vous avez évoqué. Publié en juin 2020, le rapport de l’IGESR conclut notamment qu’« Averroès œuvre au quotidien par ses pratiques pédagogiques et éducatives d’excellence aux réussites (scolaire, personnelle et professionnelle) des élèves et à l’émergence de citoyens responsables, autonomes et épanouis ». Ce rapport est donc très favorable à l’établissement.

Vous semblez avoir diligenté cette mission de l’IGESR à la suite de plusieurs interpellations de Xavier Bertrand, président du conseil général des Hauts-de-France, qui vous a écrit à deux reprises, en avril et septembre 2019. Avez-vous, à d’autres occasions, à la suite de sollicitations d’élus locaux tels que des présidents de collectivité territoriale, engagé des missions de l’IGESR pour contrôler des établissements scolaires, qu’ils soient publics ou privés ?

M. Jean-Michel Blanquer. Je n’ai pas le souvenir de cas précis, mais il me paraît tout à fait normal de le faire. Quand un élu, a fortiori un président de région, vous dit qu’il y a un problème, il me semble tout à fait naturel de diligenter une inspection générale.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Précisons que notre commission d’enquête s’intéresse aux violences psychologiques, physiques et sexuelles sur les enfants, ce qui n’est pas l’un des motifs de refus ou d’annulation du contrat avec Averroès. En revanche, les éléments cités nous conduisent à nous interroger collectivement sur l’endroit et les critères retenus pour prendre la décision de ne pas accorder ou de rompre un contrat d’association avec l’État.

Lors de nos visites sur place et sur pièces à Bétharram, nous avons vu que le contrat était établi avec les services préfectoraux – en l’occurrence, il l’était entre l’État et Le Beau Rameau, nouveau nom de Notre-Dame de Bétharram. En revanche, le contrôle et le suivi du contrat ne faisaient l’objet d’aucune animation au niveau des services préfectoraux. Ce qui ressort de la RIM et de cet échange tend à indiquer que le suivi du contrat n’est pas fait par les services préfectoraux mais à un autre niveau, celui de Matignon en l’espèce, et peut-être d’intervenants du ministère de l’intérieur ou de l’éducation nationale.

Pour les recommandations de notre commission d’enquête, j’aimerais avoir votre avis sur ce point. S’agissant des établissements qui passent un contrat ou qui font l’objet d’une vigilance particulière, à quel endroit doit se prendre la décision et sur quels critères ? Le seul critère de la disponibilité budgétaire ne me semble pas être le bon.

M. Jean-Michel Blanquer. Comme pour presque tous les sujets, le bon endroit est l’académie, car le rectorat a une vision concrète, de terrain, sous la supervision du ministère s’il y a une raison pour que celui-ci intervienne. C’est typiquement un sujet sur lequel il faut s’en remettre à l’autorité déconcentrée, ce qui n’interdit pas, en cas de besoin, une intervention nationale. Je ne suis pas certain que le système ne fonctionne pas bien tel qu’il est. Peut-être aurez-vous de bonnes idées de régulation ; pour ma part, je pense que le fonctionnement actuel est assez régulé. Je n’ai jamais constaté de subjectivité particulière. Il y a des vigilances particulières, parfois des retraits de contrat quand il y a lieu. Que l’on mette encore davantage l’accent sur tout ce qui est extra-pédagogique, éducatif et ayant trait aux violences, ce serait sûrement très bien. Le système le fait déjà spontanément, mais on pourrait le préciser.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je ne parlais pas de décisions subjectives, mais aléatoires, sans gestion de l’égalité de traitement. Pour un même niveau d’excellence sur le plan pédagogique, des établissements peuvent obtenir des réponses différentes en fonction des territoires ou de la disponibilité des moyens budgétaires au moment où ils font leur demande. Les critères qui déclenchent l’octroi du contrat et son animation nous semblent très inégaux selon les territoires. Le traitement est plutôt aléatoire et inégalitaire que subjectif, on ne parle pas forcément d’interventions personnelles ou autres. L’idée est d’améliorer un système auquel on s’intéresse pour des cas très précis et médiatiques, mais qui n’est peut-être pas idéal dans les autres cas non plus en matière d’égalité de traitement.

M. Jean-Michel Blanquer. Vous pouvez faire appel à votre créativité, mais il me semble que ce sujet s’éloigne de l’objet de votre commission d’enquête, la lutte contre les violences physiques et sexuelles dans les établissements scolaires. C’est votre responsabilité.

Je ne pense pas que la question de la contractualisation rejaillisse sur les violences physiques et sexuelles. Je pense d’ailleurs qu’il faut l’aborder avec beaucoup de circonspection, de prudence et de sagesse car la situation actuelle est le produit d’un équilibre. Vous pourriez interroger Jack Lang, qui a beaucoup travaillé sur le sujet au début des années 2000. On peut toujours vouloir ouvrir tous les dossiers, mais je pense que ce sujet n’est pas le plus saillant du moment. Par ailleurs, les années de prospérité budgétaire reviendront sûrement un jour, mais nous n’en sommes vraiment pas là. Depuis de nombreuses années, la rareté est la règle. Si d’aventure nous revenions à la non-rareté, vous pourriez faire un choix politique pour augmenter la part de l’enseignement privé sous contrat, en passant d’une proportion de 80-20 à 75-25 par exemple. Ce choix politique ne me paraît pas aller dans le sens de ce qui vous a animé.

Bref je ne suis pas certain qu’il y ait là de grandes pistes d’amélioration, mais je ne demande qu’à voir. Je me permets néanmoins d’inviter à la sagesse sur ce sujet, et à se centrer sur les violences.

M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Vous avez été ministre de l’éducation nationale pendant un quinquennat. Vous avez effectué votre scolarité au collège Stanislas. Il nous remonte de cet établissement des faits très graves de violences physiques et psychologiques, pire encore de violences sexuelles. Certaines de ces violences sont manifestement systémiques, qualifiées aujourd’hui de violences éducatives ordinaires. Très présentes pendant la période où vous y étiez scolarisé, elles perdurent.

Pour avoir des amis qui ont fréquenté cet établissement, je ne veux pas remuer des souvenirs qui sont peut-être douloureux, mais tous les élèves ont été témoins et plus ou moins victimes de ce système. Pour votre part, avez-vous été témoin ou victime de tels agissements ? Lorsque vous avez été nommé ministre, quelles mesures avez-vous prises pour protéger vos jeunes successeurs de cette situation ? Avez-vous rencontré la direction de cet établissement, ou la direction diocésaine ? Avez-vous demandé à l’IGESR de mettre l’établissement sous surveillance ? À la suite des différentes remontées, si elles ont eu lieu, avez-vous envisagé de le déconventionner ? À la lecture du rapport de l’inspection générale, il est désormais manifeste qu’en plus des violences systémiques sur les enfants, cet établissement ne respecte pas les principes de laïcité. Il a donc violé ses obligations contractuelles et s’est rendu coupable d’une certaine forme de trahison républicaine.

M. Jean-Michel Blanquer. C’est la première fois que l’on me pose publiquement cette question, même si j’ai lu beaucoup d’articles de journaux sur le fait que j’ai été scolarisé dans cet établissement.

M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Je l’ai fait avec précaution.

M. Jean-Michel Blanquer. Vous avez raison d’être précautionneux. Le lieu de scolarité est un choix des parents. J’ai été assez stupéfait des polémiques sur la scolarisation d’enfants de ministres dans le privé. Pour ma part, j’ai quatre enfants. Trois d’entre eux ont été scolarisés dans le public, la quatrième y a fait une partie de sa scolarité. J’ai parfois vécu dans des quartiers plutôt défavorisés, et mes enfants allaient à l’école du quartier. Ils étaient à l’école publique avant que je sois recteur. Je n’ai de leçon à recevoir de personne en la matière.

Mon éducation, y compris familiale et scolaire, m’a amené à être très républicain. L’établissement dont on parle a formé le général de Gaulle. Que je sache, ce n’était pas un antirépublicain et les biographies du général de Gaulle ne parlent pas de violences systémiques. Cet établissement a aussi formé Georges Guynemer. Je ne veux pas faire preuve d’ingratitude vis-à-vis de ma famille ni de l’établissement qui m’a formé. Je ne veux pas non plus manifester de la subjectivité à son égard, et c’est bien pour cela que je n’ai jamais rien fait en sa faveur dans mes différentes responsabilités.

Lorsque j’étais ministre, je n’ai reçu aucun signalement concernant le collège Stanislas – en tout cas, je n’en garde aucun souvenir. Je n’ai pas non plus freiné quoi que ce soit le concernant. Mais il est un peu embêtant de franchir le pas qui consiste à entrer sur le terrain personnel pour savoir si nos décisions publiques sont influencées par tel ou tel établissement. Ce que j’observe, c’est que l’on parle d’Averroès pour son excellence et ses très bons résultats pédagogiques, et que Stanislas a également de très bons résultats. Même si ce n’est pas une preuve de quoi que ce soit, c’est tout de même un indice plus positif que négatif. Dans beaucoup d’établissements que nous sommes obligés de fermer, les problèmes systémiques englobent le pédagogique : à la fin, tout est mauvais pour les élèves.

S’il y a eu des dysfonctionnements, je ne suis pas du tout apte à en juger : aucun fait ne m’a été signalé et je n’ai pas été moi-même témoin de quoi que ce soit. Sur le collège Stanislas, je n’ai rien d’autre à dire que des choses d’ordre personnel et intime.

M. Paul Vannier, rapporteur. Le temps passe et nous n’avons pas le temps d’entrer dans le détail des relations que vous entreteniez, comme beaucoup de ministres de l’éducation nationale, avec le Sgec. Je crois que vous ou votre cabinet aviez l’habitude d’échanges mensuels, ou en tout cas fréquents, au cours desquels vous abordiez des questions de politique éducative. Comme vous m’avez dit que je faisais des questions longues, je vais m’en tenir là pour l’instant : quelles étaient la fréquence et la nature de vos échanges avec le Sgec ?

M. Jean-Michel Blanquer. Je n’ai pas dit que vous faisiez des questions longues, et vous avez le droit de faire des questions de la taille que vous voulez, monsieur le rapporteur. Si je souriais, c’est parce que j’avais vu ce thème dans vos questions écrites. Puisque nous sommes sur le registre intime, je peux vous dire que je n’ai quasiment dîné avec personne pendant tout le temps où j’ai été ministre. Il faut avoir une chose en tête concernant les problématiques que vous soulevez : le travail d’un ministre de l’éducation nationale qui prend sa fonction au sérieux est absolument considérable. Je travaillais tout le temps jusqu’à minuit et je dînais d’un plateau, dans mon bureau ou à mon domicile. C’était très intense.

En y réfléchissant à l’occasion de votre question écrite, j’ai réalisé que je me bornais aux obligations officielles liées à ma fonction. Je ne dînais ni avec le secrétariat général de l’enseignement catholique, ni avec qui que ce soit. Cela étant, je vois à quoi vous faites référence : j’ai reconstitué les éléments depuis, et il est exact qu’une coutume s’était créée. J’avoue que je ne sais pas si mes prédécesseurs dînaient eux-mêmes…

M. Paul Vannier, rapporteur. C’était leur droit !

M. Jean-Michel Blanquer. Tout à fait, et s’ils l’ont fait, cela n’a rien de criminel. Il se trouve que je ne l’ai pas fait. J’ai interrogé les anciens membres de mon cabinet. Que ce soit lors d’un dîner ou autour d’un plateau-repas, ils avaient l’habitude de voir le Sgec à un certain rythme, peut-être mensuel. Fort bien, cela ne me paraît pas être un problème. Pour ma part, je voyais beaucoup plus les syndicats de l’enseignement public que ceux du privé. C’est peut-être un problème. Vous m’avez interrogé sur le degré d’attention porté au public, au privé sous contrat ou autre. Dans votre vie quotidienne de ministre, c’est l’enseignement public que vous voyez et qui est l’objet de votre attention. Il serait d’ailleurs paradoxal de se voir reprocher de consacrer du temps à l’enseignement privé.

Ces dîners n’existaient pas pour moi. En revanche, certains membres de mon cabinet entretenaient des contacts réguliers sous cette forme, en général pour discuter de l’application des réformes dans l’enseignement privé. En l’occurrence, il s’agissait de l’enseignement catholique, qui est très majoritaire, mais il en allait de même pour les autres sous-ensembles de l’enseignement privé. Ces discussions tournaient autour d’une question majeure, celle de savoir comment les réformes, conçues très souvent sur le modèle de l’enseignement public, trouvent à s’appliquer dans l’enseignement privé.

M. Paul Vannier, rapporteur. Précisément, il se trouve que le Sgec n’est pas un syndicat. Cet organe, dont le statut est très difficile à décrire, est parfois présenté comme un lobby dans certaines notes adressées, par exemple, à votre successeur Pap Ndiaye.

Vous vous êtes de nouveau défini comme un républicain, et vous êtes connu pour intervenir dans le débat public autour des enjeux de laïcité. Le secrétaire général à l’enseignement catholique présente une caractéristique très singulière : nommé par la Conférence des évêques de France, il est donc le représentant d’une autorité religieuse. Depuis les débuts des travaux de cette commission, nous constatons que ce représentant d’une autorité religieuse entretient des relations très étroites avec les cabinets ou les ministres successifs de l’éducation nationale. Ce ne sont pas des dialogues auxquels on peut s’attendre dans la République entre les représentants d’un culte et, par exemple, le ministre chargé de ces cultes : ce sont des discussions suivies qui portent sur la mise en œuvre de politiques éducatives. Vous connaissez comment moi l’article 2 de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, selon laquelle la République ne reconnaît aucun culte. Ce dialogue entre le Sgec et le ministère de l’éducation nationale vous paraît-il porter atteinte à la loi laïque ?

M. Jean-Michel Blanquer. Non, en aucun cas. On reçoit tout type d’interlocuteurs, y compris de différentes religions, tout le temps, sur des sujets très variés. La loi de 1905 n’interdit pas de parler avec des interlocuteurs qui ont un caractère religieux. Quand on discute avec le Sgec, c’est parce qu’il coordonne l’enseignement catholique. Le président Mitterrand recevait le Sgec au moment des discussions sur la loi concernant l’enseignement privé. C’est inscrit dans nos coutumes pour des raisons tout à fait valables : cet organisme supervise l’enseignement catholique, qui est lui-même une part très importante de l’enseignement privé. Je recevais aussi les représentants de l’enseignement juif et de l’enseignement protestant. Pour ce qui est de l’enseignement musulman, compte tenu de l’organisation du culte musulman en France, le fait est qu’il n’y a pas de véritable interlocuteur unifié sur ces questions. S’il y en avait un, cela faciliterait grandement les choses. Ces interlocuteurs, représentant l’enseignement catholique, juif ou protestant, ont une dimension de régulation : puisqu’ils supervisent un ensemble d’écoles, ils se portent aussi garants du fonctionnement du système. Si je les avais vus beaucoup, je n’en aurais absolument pas honte, mais il se trouve que je les voyais fort peu.

M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Merci, monsieur Blanquer, pour la première réponse que vous m’avez faite. Je vous ai posé cette question parce que je ne voudrais pas que l’on reproche à cette commission de ne pas parler des victimes, ce que le premier ministre a fait hier. N’y voyez rien de personnel. Vous avez dit que vous n’aviez pas été témoin de violences, j’en prends acte.

Votre successeur, M. Pap Ndiaye, a demandé une inspection sur Stanislas, au regard de signalements concernant des faits à caractère homophobe et sexiste. L’IGESR a rendu à Gabriel Attal, successeur de Pap Ndiaye, un rapport auquel nous avons eu accès. Vous avez eu raison de rappeler qu’il convient ici de déconstruire et de comprendre la manière dont les violences systémiques se mettent en place dans des établissements, en l’occurrence des établissements confessionnels mis en cause par des associations de victimes.

Vous avez été ministre de l’éducation pendant un quinquennat entier. Pourquoi n’avez-vous pas eu le réflexe de diligenter une enquête, ce qu’a fait votre successeur ? Est-ce parce que vous et vos services n’aviez pas eu connaissance de ces signalements, plaintes, interrogations, témoignages ? Est-ce parce que, finalement, ce n’était pas un sujet ? Nous savons désormais que ces violences existaient bien avant votre arrivée au ministère l’éducation nationale. Aucune inspection n’a pourtant été lancée par vous ou vos prédécesseurs, alors que cela aurait été justifié, indépendamment de la qualité des élèves formés par cet établissement – vous avez cité deux mais il y en a beaucoup d’autres, dont certains n’ont malheureusement pas connu la même gloire. C’est sur cet aspect systémique que j’aimerais une réponse de la part de l’ancien ministre de l’éducation nationale que vous êtes.

M. Jean-Michel Blanquer. Toutes les décisions que j’ai prises, y compris pendant la crise sanitaire par exemple et quel que soit le sujet, ont été guidées par une priorité : l’intérêt de l’enfant. Un pays qui va bien, c’est un pays qui fait attention à ses enfants. Je ne doute pas que vous partagiez cette conviction qui paraît d’une grande banalité et totalement consensuelle. Mais en réalité, ce n’est pas si simple quand on passe aux travaux pratiques. Lors de la crise sanitaire, par exemple, certains avaient en tête d’autres priorités que l’enfant, l’enfant, l’enfant. Vous pouvez reprendre toutes mes décisions, macro ou micro, pour vérifier mes dires : j’ai toujours les enfants à l’esprit.

Sur le sujet qui nous occupe depuis tout à l’heure aussi, ma seule préoccupation est la protection des enfants. C’est d’ailleurs pour cela que je pense qu’il faut se concentrer sur le sujet plutôt que de partir vers des aspects plus politiques tels que l’attribution des contrats d’association, même si l’intérêt de l’enfant est là aussi, au bout du compte, en jeu. Il est très important de se concentrer sur ces violences physiques et sexuelles qui sont intolérables, lamentables. Alors qu’elles ont marqué notre histoire, en France comme ailleurs, on peut se réjouir de la prise de conscience actuelle.

J’ai toujours réagi quand je voyais me passer sous les yeux quelque chose mettant en jeu l’intérêt de l’enfant. Je l’aurais fait si j’avais vu une situation systémique, comme vous dites – un mot à utiliser avec parcimonie, à mon sens : il faut déjà démontrer que le phénomène est systémique. Dans un certain nombre de cas, je vois surtout des attitudes ignobles de la part d’individus. Est-ce systémique, ou est-ce dû au fait que, pendant des décennies, on n’a pas été assez vigilant sur la nature des personnes qui interviennent dans des milieux où il y a des enfants ? C’est à discuter, mais il ne faut pas abuser de ce mot. En tout cas, vous ne me prendrez jamais en défaut si vous regardez mes décisions.

S’agissant de Stanislas, je n’ai rien eu de particulier sous les yeux. C’est vrai que je connais bien cet établissement et que je le voyais arriver premier dans les classements divers et variés qui sortaient. J’avais donc plutôt l’impression qu’il allait bien. En tant que défenseur d’un système public puissant et fort, cela ne me faisait d’ailleurs pas si plaisir que cela : je me demandais ce qui se passait s’agissant du niveau général. D’ailleurs, je ne portais pas une attention particulière à ce collège car, quand on exerce des responsabilités, il faut objectiver au maximum sa pratique. Si j’avais eu la moindre saisine, j’aurais évidemment fait ce qu’il y avait à faire.

 

 

La séance est levée à quinze heures trente.

 


Présences en réunion

Présents.  M. Rodrigo Arenas, M. Arnaud Bonnet, Mme Céline Calvez, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Violette Spillebout, M. Paul Vannier

Excusés.  Mme Farida Amrani, M. Gabriel Attal, M. Xavier Breton, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, Mme Anne Genetet, M. Frantz Gumbs, Mme Céline Hervieu, Mme Tiffany Joncour, M. Frédéric Maillot, Mme Claudia Rouaux, Mme Nicole Sanquer