Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition commune, ouverte à la presse, de M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil, du groupe de travail « Drones du Gicat », de M. Henri Seydoux, président de Parrot, de M. Bastien Mancini, président de Delair, et de M. Jérôme Bendell, directeur du pôle maritime d’Exail, sur les enjeux de l’économie à travers l’exemple de l’industrie des drones. 2
Mercredi
18 décembre 2024
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 31
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
président
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La séance est ouverte à onze heures huit.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions consacrées à l’économie de guerre en abordant maintenant la question des drones.
Monsieur Claude Chenuil, vous êtes ingénieur de l’armement en deuxième section et avez accompli l’essentiel de votre carrière à la direction générale de l’armement (DGA). Vous représentez aujourd’hui le groupe de travail « drones » du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat).
Monsieur Henri Seydoux, vous êtes président de Parrot, que vous avez fondé en 1994. Vous êtes un homme de rupture par l’innovation, puisque vous êtes à l’origine du premier kit mains-libres Bluetooth pour les automobiles et vous avez développé le tout premier drone grand public.
Monsieur Bastien Mancini, vous êtes président de Delair, que vous avez cofondé en 2011 et qui fabrique une gamme complète de drones aériens et sous-marins pour l’application industrielle de sécurité et de défense.
Enfin, Monsieur Jérôme Bendell, vous êtes directeur du pôle maritime d’Exail depuis mars 2024 et avez trente années d’expérience opérationnelle dans le management dans les domaines de l’aéronautique, de la défense et des hautes technologies.
Le retour d’expérience des conflits en cours a démontré le caractère décisif des drones dans les guerres modernes. C’est le cas pour les drones aériens, comme on l’a vu en Ukraine, mais également en mer Rouge. Le domaine des drones ravive le dilemme bien connu entre masse et technologie. Plus encore que pour d’autres filières, les innovations y sont extrêmement rapides et les boucles technologiques sont très courtes, tirées principalement par le secteur civil. Monsieur Bendell, votre éclairage en la matière nous sera certainement très utile.
Monsieur Chenuil, vous mettez également en lumière cet enjeu dans le rapport du Gicat sur les drones de contact de moins de 150 kilogrammes, réalisé conjointement avec l’Association du drone de l’industrie française (Adif) présidée par M. Mancini. À la suite de ce rapport, le ministère des armées a signé en juin 2024 un pacte « drones aériens de défense » qui doit permettre de faciliter les échanges entre l’administration et les entreprises du secteur. Vous nous ferez certainement part de vos préconisations pour aller encore plus loin dans la simplification normative et l’application des programmes d’armement à cette nouvelle réalité.
Messieurs, à travers vos trois entreprises, nous disposons d’illustrations de production de drones dans des domaines variés. Vous nous direz chacun comment vos entreprises ont su s’adapter aux impératifs de l’entrée dans une logique d’économie de guerre, mais également s’imposer dans un environnement très concurrentiel.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil, représentant du groupe de travail « drones » du Gicat. Je vous remercie de nous accueillir aujourd’hui au sein de la commission de la défense nationale et des forces armées et de nous donner la parole. Je suis ici, à votre demande, pour vous exposer les enjeux du pacte « drones aériens de défense », signé lors du dernier salon Eurosatory par le ministre, et désormais piloté par la DGA.
Ce pacte drone s’appuie directement sur les recommandations formulées par le groupe de travail « drones » du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) et l’Association du drone de l’industrie française (Adif). Ingénieur général de l’armement, ayant quitté le service actif, je représente aujourd’hui le Gicat, qui compte près de 480 adhérents, de la start-up au grand groupe, en passant par les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME). Ces dernières représentent d’ailleurs 80 % de ses adhérents.
Je suis aujourd’hui le porte-parole de ce tissu de petits industriels français, dont les membres couvrent un large spectre d’activités industrielles, de recherche, de services et de conseils au profit des composantes militaires et civiles nationales et internationales, impliquées dans la sécurité et/ou la défense terrestre et aéroterrestre.
En 2023, le chiffre d’affaires cumulé de nos adhérents s’élève à près de 900 milliards d’euros et se répartit de la manière suivante : 10 % dans le domaine de la sécurité et de la cybersécurité et 90 % dans le secteur de la défense terrestre et aéroterrestre. Sur ce même chiffre d’affaires, 69 % sont réalisés sur le territoire national et 31 % à l’export. Cependant, la part à l’export est en constante baisse depuis 2019, ce qui souligne un besoin patent de soutien pour accompagner nos entreprises sur les marchés internationaux, en parallèle de l’appui offert par plusieurs services de l’État tels que Business France et BPIFrance. Enfin, nos adhérents génèrent 50 000 emplois directs et indirects.
Ces chiffres démontrent à la fois l’importance économique et stratégique de notre secteur, mais aussi les défis auxquels il est confronté, notamment à l’exportation. Dans un contexte de retour de la guerre de haute intensité sur le théâtre européen, le Gicat a accompagné ses industriels pour répondre aux exigences de la montée en cadence de production, à la suite du discours du président de la République à Eurosatory en 2022.
Mais pour soutenir ces industries, il faut à la fois des commandes, de la visibilité, du financement et des ressources humaines. Le Gicat a été le premier groupement à répondre aux besoins des partenaires ukrainiens en organisant, en septembre 2023 le premier séminaire industriel bilatéral en Ukraine, au profit des industriels de défense. Depuis, les entreprises françaises ont signé de nombreux contrats et accords. De son côté, le Gicat a multiplié les accords de coopération. Nous avons mis en place un groupe de travail dénommé « Club Ukraine », qui nous permet d’être au contact des réalités industrielles sur place et des besoins en temps réel de leurs forces armées.
De même, nous avons, il y a quelques jours, ouvert un bureau à Kiev afin de pérenniser nos relations avec les acteurs ukrainiens. Il s’agit là d’une première pour un groupement professionnel européen. Les sujets drones y feront figure de priorité, dans un pays qui prévoit de produire quatre millions de drones par an.
C’est dans cette perspective de mise en marche de l’industrie et à la lumière des enseignements de la guerre en Ukraine que s’inscrit ce pacte « drones aériens de défense », aboutissement du groupe de travail du Gicat et de l’Adif. Son objectif initial portait sur la création de synergies entre les industriels concernés – dronistes, équipementiers, systémiers, la DGA et l’état-major de l’armée de terre – sur les drones aériens de moins de 150 kilogrammes. Les travaux du groupe de travail ont abouti à des propositions concrètes visant à dynamiser et soutenir la BITD française des drones, pour doter les forces, dans un contexte d’économie de guerre, de systèmes de drones, y compris les munitions téléopérées, évolutifs et pouvant être achetés dans les quantités nécessaires, selon les circonstances.
Le groupe de travail a débuté en mars 2023 a et a rendu un rapport final diffusé en mars 2024. Les recommandations formulées dans le rapport ont reçu un avis favorable et l’une d’elles s’est même concrétisée par la signature du pacte « drones aériens de défense » par le ministre des armées lors du salon d’Eurosatory de juin 2024. Sa mise en place est officiellement effective depuis début décembre, après le recueil des demandes d’adhésion des industriels.
Ce pacte constitue une prolongation amplifiée du groupe de travail Gicat-Adif, un collectif de travail inédit entre l’État et l’industrie piloté par la direction générale de l’armement (DGA). Du côté de l’industrie, il est ouvert à l’ensemble de la filière sur la base du volontariat et du respect de quelques critères simples d’éligibilité. Du côté de l’État, de multiples entités du ministère des armées y participent, à l’image de l’état-major des armées, de l’armée de terre, mais aussi des organismes de recherche étatiques comme le l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera), l’institut Saint-Louis (ISL) et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il est également ouvert à d’autres ministères. Par exemple, différents services du ministère de l’intérieur y participent, de même que des personnalités qualifiées.
Ce pacte tient compte des particularités du domaine des drones, marquées par une grande évolutivité technologique et de forts enjeux opérationnels. Il vise à permettre des fertilisations et stimulations croisées, fondées sur une meilleure appropriation des besoins des armées par l’industrie, une meilleure connaissance des capacités industrielles françaises, un périmètre clair et circonscrit favorisant l’atteinte des objectifs (des drones de moins de 150 kilogrammes, munitions téléopérées comprises), et enfin des travaux thématiques réactifs, dans le but de proposer des recommandations concrètes.
En pratique, ce pacte regroupe des travaux menés par des groupes de travail thématiques qui doivent déboucher sur des propositions concrètes, la diffusion d’informations de nature générale et d’intérêt commun, l’organisation d’événements thématiques permettant aux différents acteurs du drone de défense de se rencontrer et d’échanger et des réunions plénières mensuelles en format hybride réunissant une centaine de participants. Preuve du succès de la formule, plus de 100 sociétés adhérentes s’impliquent en fonction de leurs ressources, et leur nombre ne cesse d’augmenter.
M. Henri Seydoux, président de Parrot. J’ai créé Parrot, une société de high tech, il y a une trentaine d’années. Elle s’est d’abord développée dans le domaine des télécoms grand public. J’étais ainsi le principal développeur des téléphones pour voiture, des systèmes Bluetooth à reconnaissance vocale. Ce secteur connaît des mutations très rapides et il y a une quinzaine d’années, je me suis intéressé aux produits grand public et ai fini par fabriquer, un peu par défi, des drones grand public.
En me lançant dans le domaine de la robotique aérienne, j’ai été très rapidement confronté à la concurrence chinoise. Les Chinois sont en constante recherche d’industries nouvelles pour s’y établir en incontestables leaders, à l’image de la voiture électrique, des panneaux solaires ou des batteries. Ainsi, ils ont investi des milliards pour développer leur industrie du drone, qui est très avancée face à tous ses concurrents, y compris américains.
Il y a environ cinq ans, j’ai été contacté par la Defense Innovation Unit (DIU), une organisation du ministère de la défense des États-Unis, qui s’est donnée pour mission de créer une offre non chinoise pour les drones à partir de drones grand public. Au fil du temps, je me suis progressivement orienté vers la fabrication de drones militarisés (et non de drones militaires), qui doivent respecter la réglementation « double usage » applicable aux produits pouvant être utilisés à la fois à des fins civiles et à des fins militaires. Ensuite, l’importance du rôle des drones dans la guerre en Ukraine a surpris tout le monde, y compris les professionnels du secteur. Le drone est un objet technologique entièrement issu de l’industrie du Consumer electronics, comme l’iPhone. Ainsi, un drone ukrainien militarisé coûte de 500 à 10 000 dollars, soit des montants faibles.
Le bouleversement de l’industrie du drone aujourd’hui à l’œuvre est compris par tous. Tous les pays du monde veulent développer leur industrie de drones, une industrie en devenir dont on ignore la destination finale, mais pour laquelle les capitaux sont disponibles. La situation évolue constamment et la France y tient son rôle, qui n’est cependant pas très significatif à l’échelle mondiale, puisqu’elle représente moins de 5 % de cette économie.
M. Bastien Mancini, président de Delair. Je suis président de la société Delair, entreprise basée à Toulouse, qui réalise des drones pour l’industrie et la défense. Créée en 2011, notre société emploie aujourd’hui 150 personnes et a connu un développement assez important. Nous réalisons aujourd’hui 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, quand les leaders mondiaux se situent plutôt au-delà de 300 millions d’euros, jusqu’à 4 milliards d’euros pour le leader chinois DJI. En Europe, les grandes entreprises du secteur réalisent quant à elles entre 50 et 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Nous essayons donc de nous développer pour essayer d’atteindre une taille critique de leader européen.
Nous nous sommes d’abord développés sur le marché de l’industrie civile et au gré des circonstances, nous avons été conduits à produire également des drones pour la partie militaire. Certains de nos drones sont ainsi opérés en Ukraine, tous les jours. Puisqu’il est question d’économie de guerre, l’arbitrage entre la technologie et la masse est constant. Désormais, le drone est devenu un objet de masse pour l’armée, alors qu’il était préalablement considéré comme un bijou technologique, de la même manière que l’étaient les lanceurs spatiaux, domaine dans lequel j’ai débuté ma carrière. Dans celui-ci, les programmes de R&T avaient pour objet de financer des optimisations de l’ordre de 1 à 2 % tous les cinq ans sur Ariane. Elon Musk a complètement modifié le secteur en reprenant les technologies des années 1960, mais en produisant des lanceurs en masse, de manière industrielle, pour faire baisser les coûts par unité. Les usagers de la défense ont ainsi considéré qu’il était de leur intérêt de pouvoir disposer de drones en masse, ce qui a modifié le paradigme dans le secteur.
S’agissant du financement, les capitaux ne sont pas toujours disponibles lorsqu’il s’agit de défense, nous pouvons en témoigner. L’aspect militaire des drones peut rebuter des fonds d’investissement. En effet, un investisseur a tendance à éviter d’investir dans un secteur stratégique où l’État joue un tel rôle, car il n’est pas sûr de pouvoir revendre facilement ses parts à l’issue de la durée prévue de son investissement. Par ailleurs, il n’est pas toujours aisé de trouver des banques pour nous accompagner à l’export, en tant qu’entreprise de fourniture d’armes.
M. Jérôme Bendell, directeur du pôle maritime d’Exail. Exail a été créé en 2022, à l’issue du rapprochement d’ECA Group et d’iXblue. Il s’agit d’une ETI française cotée en Bourse et dont l’actionnaire principal est familial. Notre activité est très diversifiée, de la fibre optique au simulateur de vol, en passant par les systèmes de positionnement inertiels. Nous produisons des drones, notamment des drones maritimes. La société comprend près de 2 000 personnes, connaît une très forte croissance depuis sa création et a affiché un chiffre d’affaires de 320 millions d’euros en 2023. Nous disposons d’un carnet de commandes de plus de deux ans. Environ 80 % de notre chiffre d’affaires est réalisé à l’export. Vingt et un de nos sites sont situés en France et les autres se trouvent en Belgique.
Exail produit des drones maritimes, des bateaux et sous-marins autonomes et est leader en France. Notre carnet de commandes est ainsi riche de plus de 800 drones. Les drones maritimes sont utilisés pour de nombreuses applications, qu’elles soient civiles (observation des fonds marins, surveillance de l’environnement maritime, surveillance ou analyse d’infrastructures critiques) ou militaires. Nos clients de la défense recherchent des capacités spécifiques, dans le cadre de la guerre des mines.
Nos marchés sont mondiaux et notre équilibre se fonde sur la dualité de production, entre des produits civils et des produits militaires, nous permettant d’offrir des solutions compétitives pour la défense. En matière de guerre des mines, nous travaillons actuellement en collaboration avec Naval Group sur le programme belgo-néerlandais, pour lequel nous développons une troisième génération complètement robotisée. Les solutions déployées par ces clients permettent de « droniser » l’ensemble du système de guerre des mines à l’aide de drones de surface, de drones sous-marins, de drones destructeurs de mines et de drones aériens pour la surveillance. Ce système permettra de déployer une centaine de drones sur près de douze navires ; il est sans équivalent en Europe à ce jour. Exail est également fournisseur de plus de 600 drones de destruction de mines pour l’Otan.
En France, nous avons pu nous faire connaître grâce à nos marchés à l’export et nous avons reçu une commande de huit drones sous-marins autonomes en compagnie de Thales, dans le cadre du programme SLAM-F. Par ailleurs, Exail est également capable de fournir des solutions pour les grands fonds. Nous avons ainsi eu la chance de remporter un programme de la DGA et du ministère des armées pour développer une capacité d’observation et d’analyse des grands fonds à vocation stratégique.
En matière de drones de surface, nous sommes un des leaders mondiaux des drones destinés à l’océanographie. Nous avons ainsi développé une capacité spécifique, le Drix, dont nous avons vendu plusieurs dizaines d’exemplaires à l’export. Nous avons enfin reçu très récemment notre première commande française, qui émane du Service national d’hydrographie et d’océanographie français (Shom). Ici aussi, nos succès à l’export bénéficient à la France et nous permettent d’entrer sur le marché français, après coup.
En conclusion, notre réussite dans les domaines maritimes tient à notre faculté de développement de grands programmes à l’export, qui nous ont permis d’obtenir des effets de masse, en particulier les drones pour l’Otan. Ces centaines de drones fournis nous permettent aujourd’hui de pouvoir proposer à la France une capacité industrielle, permettant de réaliser des drones à destination des besoins français, dans le cadre de la LPM ou de l’économie de guerre.
À ce titre, nous souhaitons pouvoir être soutenus dans nos démarches d’export, mais aussi en France, ce qui consacrerait la capacité que nous avons réussi à déployer en matière d’innovation et de développement, en lien avec notre taille et notre intégration industrielle.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Pascal Jenft (RN). Le marché des drones militaires connaît une croissance extrêmement rapide, portée par les progrès de l’intelligence artificielle, la technologie furtive et des systèmes autonomes. Cette croissance est particulièrement visible depuis la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, la France est confrontée à des choix stratégiques majeurs et devra s’adapter aux innovations et améliorations en termes de surveillance ou de charge utile. Les développements clés comprendront nécessairement des temps de vol plus longs, une meilleure intégration avec les systèmes de vol et l’utilisation de matériaux de pointe pour renforcer la durabilité et l’efficacité. Mais ils nécessiteront également une vision et une ambition forte de la France, qui commence seulement à muscler son jeu.
Ce marché est en pleine expansion parce qu’il est stimulé par la disponibilité croissante de drones low-cost. Ces derniers ont d’ores et déjà redéfini les règles des conflits modernes. Comment s’adapter ? Où placer le curseur entre la volonté de développer des drones dits capacitaires et celle de développer de nouveaux drones de pointe ultra technologiques, plus performants, mais également beaucoup plus chers et donc beaucoup moins nombreux ?
De plus, j’aimerais que vous nous fassiez part de votre vision du drone français de demain. Pensez-vous que nous pourrons, à un horizon proche, proposer à nos armées, mais également aux pays alliés, un Rafale version drone ? Si tel est le cas, sous quelle forme ? Je souhaiterais également connaître votre point de vue sur les drones téléopérés, et plus spécifiquement les « drones suicide », là où la France semble osciller entre production sur son sol et achat à l’étranger.
Selon vous, la France est-elle en retard dans sa vision et les signaux envoyés aux industriels ? Comment réagissez-vous à la lecture du dernier rapport du Gicat de l’ADIF, qui évoque « la nécessité d’encourager les industriels à faire des développements sur fonds propres » ? La LPM actuelle vous permet-elle de vous projeter assez loin pour maîtriser le virage vers la guerre des drones ?
M. Henri Seydoux. Les micro-drones constituent des objets technologiques en devenir. Nous pouvons comparer la situation à celle d’internet, qui a connu un fort succès au début des années 2000, puis un recul, avant de rencontrer à nouveau un développement extraordinaire. Tout le monde comprend la valeur technologique du drone, mais les modalités de développement de l’offre sont d’une extrême complexité.
En matière de drones, l’enjeu principal porte certainement sur le logiciel. Il ne peut malheureusement être compris que par des pays en situation de conflit. De plus, comme pour les autres industries de haute technologie, le drone est un produit de masse, au même titre que l’iPhone, les PC, les réseaux télécoms ou les liaisons satellites.
Ainsi, il n’existe pas de réponse immédiate à la question concernant les mesures à prendre pour favoriser l’industrie du drone en France. Cependant, de mon point de vue, les armées doivent devenir des utilisateurs de drones et devraient acheter quelques milliers de drones de 500 à 10 000 euros, pour pouvoir mener des essais. Chez Parrot, quand nous allons en Ukraine, nous rendons visite aux industriels du drone, mais également aux responsables du ministère et aux utilisateurs, sur le terrain. Il s’agit là d’une grande leçon opérationnelle, que nous devons tous retenir. En résumé, je souhaite que nos relations avec l’armée s’approfondissent.
M. Bastien Mancini. L’État a commencé à prendre conscience de la situation et surtout du dynamisme de ce segment. Un programme militaire classique se déroule sur le temps long et doit franchir des étapes incontournables : l’expression des besoins par les forces, puis l’établissement d’un cahier des charges, l’organisation d’un appel d’offres, et seulement enfin la production. Ce processus se déroule ainsi sur de nombreuses années : dix ans au moins séparent l’expression du besoin de la livraison du système.
Ce même raisonnement ne peut s’appliquer à un domaine comme le nôtre, qui est marqué par un très fort dynamisme. De nombreuses entreprises développent ainsi leurs programmes sur fonds propres. Elles n’attendent pas qu’ils soient impulsés par l’État, mais analysent les marchés et fabriquent leurs produits avant d’essayer de les vendre le mieux possible. Ainsi, il ne nous faut que trois ans pour développer un produit.
Dans ce cadre, le rapport Gicat-Adif préconise de favoriser, à investissement public constant, des commandes de produits sur étagère, développés sur fonds propres par les industriels qui ont pris des risques. En contrepoint, il s’agit sans doute de minimiser les dépenses de programmes de R&T centrés sur des démonstrateurs successifs qui ne seront jamais utilisés. Sur une enveloppe de 250 millions d’euros par an, la répartition proposée est la suivante : 170 millions d’euros de commandes sur étagère, 60 millions d’euros de programmes de R&T et 20 millions d’euros pour la souveraineté. Je considère que depuis quelques années, les pouvoirs publics ont vraiment pris conscience de la situation, qui évolue plutôt favorablement.
M. Karl Olive (EPR). Les drones militaires s’imposent aujourd’hui comme un des outils incontournables de la guerre moderne. Ils se distinguent par leurs nombreuses capacités : renseignement, information et reconnaissance tactique, neutralisation des menaces, transport logistique et soutien maritime. L’intégration de l’intelligence artificielle dans ces dispositifs renforce encore leur performance et leur place stratégique.
Moins coûteux que le matériel d’armement conventionnel, les drones permettent également de réduire significativement les pertes humaines – jusqu’à 30 %, selon une étude américaine – et de mener des opérations de longue durée, grâce à leur endurance. La France, aux côtés de ses partenaires européens, investit massivement dans cette filière via des programmes comme Eurodrone, consolidant ainsi notre souveraineté dans ce domaine crucial.
Cependant, si les conflits récents ont mis en exergue la place du drone dans la guerre, ils ont aussi démontré les limites des drones de haute technologie et l’intérêt du drone à faible coût. Je pense notamment au recours par les forces ukrainiennes à des petits drones kamikazes, qui ont permis de réaliser des avancées stratégiques dans les premiers mois du conflit, en attendant les livraisons de missiles occidentaux.
Ma première question concerne le retour d’expérience sur l’usage des drones dans les conflits, ces dernières années. Je pense plus particulièrement au tournant de l’usage des drones à faible coût face aux drones à haute technologie.
Ma seconde question concerne l’intelligence artificielle et son usage dans les drones. Comment s’intègre-t-elle dans leur développement et au-delà, devons-nous craindre demain des drones kamikazes ou portant des munitions utilisées par une IA sans opérateur ?
M. Jérôme Bendell. L’IA est effectivement une tendance forte dans l’industrie. Ainsi, la supervision du système de guerre des mines que j’ai évoqué précédemment s’effectue grâce à un système d’automatisation proche d’une IA, car il dispose d’une capacité d’adaptation et de développement. Cependant, dans le domaine militaire, il existe des contraintes incontournables en matière de flux de données et de capacités de calcul, pour lesquelles l’IA ne constitue pas l’outil le plus approprié. Les précédents intervenants ont souligné avec justesse que nous ignorons dans quelle direction le marché des drones va évoluer. Se concentrera-t-il sur la très haute technologie ou à l’inverse sera-t-il dominé par les drones kamikazes ou les drones destructeurs ? Les différents sujets continueront d’évoluer en parallèle, selon moi.
Ensuite, au-delà des achats sur étagère, il existe d’autres types d’initiatives, comme des essais et démonstrations en environnement réel, dans le domaine naval en particulier. L’armée américaine procède ainsi de la sorte depuis longtemps et la France s’y est également mise, à travers son premier dronathlon, qui s’est déroulé récemment. Cette approche nous apparaît particulièrement appropriée pour se faire une idée des capacités que les industriels peuvent fournir, mais également des menaces.
En résumé, il existe donc déjà des cadres pour résoudre ces problématiques et permettre à la France de se positionner sur les investissements auxquels elle doit procéder.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil. L’intelligence artificielle offre de nouvelles possibilités, dont nous ignorons où elles mèneront, mais qu’il nous faut explorer. Dans le cadre du pacte drones, un groupe de travail est d’ailleurs dédié à ces problématiques d’intelligence artificielle et rendra prochainement son rapport, lequel comportera également une feuille de route. Un enjeu associé concerne les ressources humaines : si le drone se généralise, il ne sera pas possible de poursuivre le modèle actuel où un pilote est associé à un seul drone pour évoluer vers un modèle où un même pilote se chargera de plusieurs drones.
Ensuite, la question du low cost est effectivement pertinente. Les drones sont encore trop chers ; il faut faire baisser les coûts. Dans le cadre du pacte drone, la DGA a lancé une opération pour identifier un drone low cost qui pourrait équiper l’armée de terre ; l’objectif consistant à le livrer pour l’exercice Orion 2026. Nous appuierons d’ailleurs l’action de la DGA dans le cadre du pacte.
Par ailleurs, le Rafale dronisé est en dehors du périmètre du Gicat, qui se concentre sur les drones de moins de 150 kilogrammes, mais il me semble que des actions sont menées en ce sens par Dassault, dans le cadre du standard F5. En revanche, les munitions téléopérées et les drones kamikazes sont naturellement inclus dans nos travaux. La France s’est dotée d’un premier lot de drones, produits par Delair, qui ont été livrés à l’Ukraine. Un autre programme concernant des munitions téléopérées de courte portée a également été confié à cette même société.
En résumé, la France avance, elle dispose d’industriels performants et les retours en provenance d’Ukraine nous indiquent que les drones de Parrot et de Delair figurent parmi les meilleurs en service actuellement. Par conséquent, il faut continuer à encourager nos pépites technologiques. Je partage les propos de M. Mancini : il importe de pouvoir passer des commandes à ces industriels, notamment dans le cadre de cet objectif de drone low cost destiné à équiper massivement les unités de l’armée de terre, afin que celle-ci s’approprie véritablement l’enjeu de la guerre des drones.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). L’intégration systématique des drones dans la gamme des options stratégiques est relativement récente en France, par comparaison avec les États-Unis où ces technologies sont domestiquées depuis les années 2000. Le conflit ukrainien a banalisé ces usages, à tel point qu’ils sont désormais un point de passage obligé sur le théâtre des opérations. Je ne souhaite pas revenir sur les causes du retard français ou l’évaluation rétrospective de ce qu’il aurait fallu entreprendre, mais plutôt sur les modalités d’organisation de la filière drone militaire et dans quelle mesure celle-ci est adaptée.
Ma première question concerne la planification des capacités pour surmonter le trou diagnostiqué ces dernières années. Le 17 juin 2024, à Eurosatory, le ministre des armées a signé un pacte « drones aériens de défense », dans l’objectif de structurer la filière par une stratégie d’achat idoine et de répondre ainsi aux besoins urgents des armées. Placé sous l’autorité de la DGA et l’influence du Gicat, ce pacte se veut ambitieux. Il s’agit, entre autres, de livrer un premier lot de 1 000 drones d’entraînement à bas coût, pour l’exercice 2026. Au‑delà des effets d’annonce optimistes, j’aimerais obtenir davantage d’éléments sur la structuration concrète et le pilotage de cette filière drone.
Certes, cette organisation est en rodage, les commandes sont à peine passées, mais il nous paraît légitime de disposer d’informations complémentaires dans la perspective d’une économie de guerre. En particulier, comment organiser et maintenir les cadences de production et surtout de livraison, lorsque les activités et intérêts d’autant d’acteurs – en compétition dans le meilleur des cas – doivent être synchronisés durablement ? Pensez-vous réaliser des économies d’échelle et éviter une érosion des ressources par essaimage sur des PME ou des start-up qui n’ont pas encore complètement validé leur technologie et surtout leur capacité à honorer des commandes ?
Ensuite, la structuration de la filière française pose la question de l’éventuelle coopération industrielle avec d’autres nations également intéressées par cette technologie, dans un contexte de guerre commerciale avec les industriels chinois, étasuniens, turcs ou israéliens. Depuis 2020, un contrat de réalisation a été signé entre les partenaires européens pour développer l’Eurodrone. Pour diverses raisons, qui ont été discutées cet automne au Parlement, les premières livraisons ne sont envisagées aujourd’hui qu’au tournant des années 2030. Cette stratégie partenariale est-elle la bonne ? Ne faut-il pas préférer celle qui consiste à approfondir l’autonomie stratégique française de part en part ? Une alternative souveraine existe, représentée par le drone Aarok. Vous paraît-elle préférable ? Est-il plus pertinent de concentrer les efforts sur la production nationale de champions fortement intégrés plutôt que d’être exposés à des arbitrages très incertains avec les partenaires européens et tenter d’équilibrer les modèles économiques par une stratégie d’exportation bien ciblée ?
M. Bastien Mancini. J’ai participé à la création de l’Adif, qui a vocation à regrouper les industriels français du secteur, qui n’est pas encore très structuré et rassemble un très grand nombre de PME et ETI. Cette structuration commence à poindre malgré tout, grâce à l’Adif et au pacte drones.
Par ailleurs, le terme drone désigne des objets qui demeurent assez différents, et vont d’un jouet de 30 grammes à un bombardier de dix tonnes. J’encourage peut-être l’Académie à lancer des travaux pour trouver les trente mots permettant de désigner le vaste ensemble aujourd’hui regroupé sous le terme générique de drone, de la même manière que les Esquimaux utilisent trente mots différents pour évoquer la neige.
M. Jérôme Bendell. Vous avez mentionné l’arbitrage entre les grands programmes de coopération européens et le soutien à une industrie nationale qui investit et exporte. L’expérience d’Exail est marquée par sa réussite à l’export dans des projets sur lesquels nous avons investi en fonds propres, ce qui nous permet de nous positionner sur des programmes d’acquisition européens. Ce modèle a été particulièrement pertinent, en ce qui nous concerne.
Ensuite, vous avez évoqué la souveraineté. Chez Exail, nous fonctionnons sur une souveraineté quasi complète, à travers une intégration verticale de nos produits, qui nous aide à maîtriser l’intégralité de notre chaîne d’approvisionnement. Cette stratégie industrielle contribue donc selon nous à la souveraineté française et nous permet de proposer des capacités à la défense. À titre d’exemple, nous maîtrisons l’enjeu de la batterie en France.
M. Aurélien Rousseau (SOC). Le pacte drones consiste en quelque sorte à sortir de l’idée du programme d’armement pour passer à une approche par « l’expérience client », le client étant les armées. Au-delà des annonces et de l’affichage, cette culture est-elle désormais ancrée ?
Ensuite, dans le cadre du pacte drones et dans la dynamique de l’économie de guerre, certains matériels nécessiteraient-ils l’intervention de la puissance publique ? Vous évoquiez par exemple les cellules de batterie, mais j’imagine que le raisonnement peut s’étendre à d’autres composants. Les sujets relatifs à la taxonomie ou la dualité des produits pourraient-ils permettre d’accélérer la dynamique d’appropriation de ces outils ?
M. Henri Seydoux. Pour le dire de manière un peu abrupte, je ne pense pas que la méthode de « l’expérience client » que vous mentionnez soit désormais bien établie. Pourtant, il s’agit de la seule méthode utile : la haute technologie, la high tech, se développe par l’usage. Nous fabriquons des drones, mais nous ne savons pas exactement quelle sera l’étendue de leur champ d’utilisation. Par conséquent, il est essentiel de connaître le retour d’expérience des usagers de drones, qu’il s’agisse de l’armée, de la police ou des pompiers.
Ensuite, pour un industriel, l’enjeu principal concerne l’investissement. Parrot est une entreprise de taille modeste, mais je dois investir environ 40 millions d’euros par an, de manière extrêmement ciblée. Dans ce domaine, chaque pays agit selon sa culture. Par exemple, Taïwan a une longue tradition d’investissement dans son industrie et investira donc des centaines de millions de dollars dans ce domaine, si cela lui semble nécessaire.
Par ailleurs, je souhaite revenir sur la question existentielle des armes autonomes et de l’IA, sujets éminemment politiques. L’ONU a ainsi documenté une attaque d’un drone turc entièrement autonome en Libye. Il est essentiel que les démocraties fassent preuve de fermeté et convainquent de la nécessité d’interdire les armes autonomes, au même titre que les gaz de combat ont été interdits depuis la première guerre mondiale. Des traités internationaux doivent agir en ce sens, afin qu’une intelligence humaine soit toujours intégrée dans la boucle de décision.
De fait, la tentation de céder à un usage des armes autonomes ne cesse de croître, confortée par l’expérience des conflits et le manque de pilotes. En Ukraine, plusieurs millions de drones sont tirés chaque année et les Ukrainiens ont dû former 30 000 pilotes, dans l’urgence. Encore une fois, il faut militer pour une interdiction ferme de l’autonomie des drones, quels qu’ils soient.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). L’usage des drones est en perpétuel développement dans les domaines civil et militaire. L’évolution technologique est fulgurante et nous pouvons collectivement faire la constatation de l’usage massif des drones en Ukraine. Les armées et les industriels bénéficient donc de retours d’expérience de ce champ de bataille. Quelles avancées stratégiques et industrielles peuvent être tirées de l’usage massif des drones en Ukraine ? Nous permettent-elles de lever certaines barrières technologiques industrielles ?
Par ailleurs le général Schill, chef d’état-major de l’armée de terre encourage l’accélération de l’utilisation des drones, les conflits armés étant démultiplicateurs de l’innovation, au même titre que l’application du numérique et l’intelligence artificielle. Un des enjeux exprimés par les industriels et les armées vise à faire converger les besoins opérationnels et réglementaires d’un côté et les réponses technologiques de l’autre.
La cybersécurité et la souveraineté logicielle constituent des enjeux industriels forts pour garantir une utilisation opérationnelle sur nos terrains d’intervention. Toutefois, le recours à l’IA diffère selon le pays producteur et l’entité utilisatrice de drones. La projection de robots tueurs constitue une des craintes exprimées par nos concitoyens. Des ONG ont d’ailleurs engagé une campagne internationale d’interdiction de ces robots. En 2018, plus de 200 entreprises technologiques ont signé un engagement public à ne pas participer au développement, à la fabrication, au commerce ou à l’utilisation d’armes autonomes létales.
Face à la possibilité que les drones français soient détournés de leur usage premier après leur vente, comment vos industries se positionnent-elles sur les enjeux éthiques que représentent les robots tiers et l’usage massif de l’intelligence artificielle ?
M. Bastien Mancini. Je partage entièrement les propos de M. Seydoux concernant l’interdiction des armes autonomes. Delair est une entreprise de drones civils et nous avons débuté notre activité en produisant des drones pour inspecter les pipelines. Ce n’est que par la suite que nous sommes passés aux drones militaires. En Ukraine, nos drones servent notamment à désigner des cibles et certains de nos drones sont ensuite équipés d’armes par l’usager final. Ces éléments nous ont conduits à mener une réflexion au sein de notre entreprise, qui demeure de taille modeste, pour établir une charte éthique. J’estime qu’elle est essentielle ; j’ai moi-même besoin d’être intellectuellement en accord avec l’usage qui est fait de nos produits. Une réflexion approfondie m’a ainsi conduit à me dire que la défense de nos valeurs démocratiques justifie dans certaines circonstances l’usage nécessaire de la force.
M. Jérôme Bendell. Exail ne produit pas de systèmes de drones de destruction autres que ceux dédiés à la destruction de mines. Aujourd’hui, sur le plan éthique, l’entreprise se refuse de prendre un quelconque leadership dans le domaine des drones de destruction et elle a établi un certain nombre de règles en ce sens. Nous fabriquons des drones supervisés : ils disposent d’une certaine autonomie, mais tous nos systèmes impliquent la présence d’un humain dans la boucle de décision, qu’il soit civil ou militaire. Nos systèmes de bateaux autonomes peuvent avoir jusqu’à trente jours d’autonomie, ils peuvent traverser des océans et effectuer des missions extrêmement importantes, mais il demeure toujours un lien avec un contrôleur, qui peut arrêter le drone en cas de besoin. Sur le plan réglementaire, nous respectons naturellement l’ensemble des contraintes d’export imposées par l’État. Nous disposons enfin de chartes éthiques pour nous guider dans cette démarche.
Mme Josy Poueyto (Dem). À travers vos expériences et vos réussites, vous incarnez finalement les réponses aux nouveaux besoins exprimés par nos armées. Nous portons de notre côté la volonté de mieux comprendre vos fonctionnements pour tenter de mieux structurer encore une stratégie d’acquisition et de développement de drones militaires. En somme, il s’agira toujours de stimuler l’innovation.
Je me préoccupe des conditions de l’accélération de la production. Notre industrie dispose de nombreux atouts pour y parvenir grâce à la présence sur ce marché d’une importance diversité d’acteurs de grande qualité. La filière des drones possède même un avantage comparatif. Elle peut aussi compter sur les expertises de nos autres champions, par exemple dans l’aéronautique, les systèmes embarqués et le numérique. Cet ensemble forme un écosystème performant, mais je m’interroge sur les synergies en place, leur efficacité et leur évolution pour assurer le développement attendu. Le secteur apparaît en effet assez fragmenté, raison pour laquelle le ministre a engagé cette année le « pacte de drones aériens de défense », fondé sur un modèle collaboratif. Il est certainement trop tôt pour tirer un bilan et des perspectives claires sur ce pacte, mais la croissance du secteur dépend aussi d’autres partenariats.
Quels sont les freins à des coopérations internationales plus prononcées en termes de partage de ressources et de mutualisation de moyens ? Dans ce cadre, le développement de la filière ne nous expose-t-il pas à un risque de perte d’autonomie ?
M. Jérôme Bendell. La filière est effectivement très fragmentée, le marché est encore jeune et peu consolidé. Dans notre segment des drones maritimes, nos principaux compétiteurs ne sont pas français, mais américains ou du nord de l’Europe. Peu à peu, le marché se consolidera, il y aura des gagnants et des perdants et l’État n’aura pas nécessairement un rôle décisif, compte tenu du caractère international des marchés.
S’agissant de la partie stratégique relative à la coopération, Exail met un point d’honneur à maîtriser sa chaîne d’approvisionnement pour les équipements de ses drones, jusqu’aux composants, afin de pouvoir mieux innover et développer des produits pour les marchés que nous ciblons. En conséquence, nous sommes stratégiquement viables pour la France.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil. L’Europe s’implique de plus en plus en matière de défense, ce dont nous pouvons nous féliciter. En revanche, il est indispensable que les financements européens soient fléchés vers des industries européennes et non des industries américaines. Il nous faut faire preuve d’une grande vigilance dans ce domaine précis. De même, les États membres doivent conserver leur souveraineté concernant la politique d’exportation.
Ensuite, la production industrielle constitue un enjeu majeur, sur lequel la DGA travaille. Selon moi, une des pistes de réflexion pour la montée en cadence en cas de conflit concerne les industries civiles qui ne produisent pas de drones aujourd’hui, mais des équipements similaires, qu’il s’agisse d’électronique ou de plastique. La DGA explore cet aspect, car il permettrait de monter en puissance rapidement et à moindre coût, si la nécessité se faisait jour.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de cinq questions complémentaires, en commençant par une première série de trois interventions.
M. Damien Girard (EcoS). Notre pays possède le deuxième territoire maritime du monde. La sécurisation de cet espace est vitale, car celui-ci est stratégique en matière écologique, mais aussi en termes de connectivité et d’activité économique. J’ai eu l’occasion d’interroger, il y a deux semaines, le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale sur l’enjeu de la lutte qui s’amorce entre grandes puissances pour les fonds marins. Dans ce domaine, la France dispose de compétences technologiques avancées. Grâce à l’innovation, les drones peuvent remplir plusieurs fonctions, des missions de reconnaissance et défense, mais aussi un usage scientifique. Quelle approche stratégique et capacitaire adopter pour permettre la surveillance et la protection de notre zone maritime par les drones maritimes et sous-marins ? Pour quels usages et quelle complémentarité avec les moyens classiques ?
Mme Corinne Vignon (EPR). Monsieur Mancini, j’ai eu le plaisir, l’an dernier, de visiter votre entreprise, qui est une success story à la toulousaine. J’y ai découvert les drones de type avion qui peuvent voler au-delà de 100 kilomètres. Je sais également que vous les commercialisez dans soixante-dix pays. Le ministère des armées vous a commandé 300 drones de surveillance et 2 000 kamikazes, dont une centaine a été livrée en urgence à l’Ukraine.
Après vous être diversifiés dans les drones sous-marins, vous venez d’acquérir Squadrone System, producteur de drones multicoptères, spécialiste d’essaims de drones pour la défense. Cette opération de croissance externe est à saluer dans un marché du drone français et européen composé d’une multitude d’acteurs dont la santé financière est souvent fragile. La pérennité de ce marché doit justement passer par une phase de consolidation pour atteindre des volumes nécessaires à une production de masse permettant de réduire les coûts et de rendre des équipements plus attractifs face à nos compétiteurs.
Quels sont pour vous les principaux freins à la croissance des entreprises françaises du secteur ? S’agit-il de la frilosité des établissements bancaires face aux besoins d’exportation des entreprises, de la réglementation européenne qui restreint la portée des drones à un kilomètre ou de l’acceptation sociale, qui peut limiter le déploiement des drones pour certains usagers ?
Mme Caroline Colombier (RN). Les Ukrainiens ont développé une gamme de drones variés comme les drones kamikazes Rubaka ou le drone missile Palianytsia, mais encore bien d’autres modèles. Pouvez-vous évoquer la diversité des drones ? Ensuite, quels sont les principaux problèmes de réglementation auxquels vous êtes confrontés, lors des processus de certification de vos drones, avec la direction générale de l’aviation civile (DGAC) ou le ministère des armées ?
M. Jérôme Bendell. Monsieur Girard, vous avez raison de souligner que la France possède le deuxième territoire maritime du monde. À ce titre, l’utilisation des drones devrait être complètement évidente pour pouvoir couvrir plus facilement cet espace. De fait, des solutions existent déjà, à des coûts parfaitement acceptables. Je pense notamment à notre drone Drix, utilisé en océanographie, qui permet également de mener des missions de surveillance.
En réalité, l’enjeu porte plus sur l’évolution de la réglementation. Concernant les drones maritimes, une nouvelle réglementation a vu le jour, afin de prendre en compte les évolutions technologiques. Elle devrait permettre la généralisation de ces moyens de surveillance de nos côtes, y compris dans des territoires très lointains. À titre d’exemple, certains de nos Drix naviguent aux États-Unis ou en Asie tout en étant opérés depuis la France. En réalité, tout dépend des orientations que les pouvoirs publics souhaitent prendre, ce qui impliquerait des changements d’habitude et même de culture.
M. Bastien Mancini. Madame Vignon, je vous remercie pour vos compliments, que je transmettrai à nos 150 salariés très impliqués, qui ne ménagent pas leurs efforts. Je souhaite par ailleurs revenir sur le volet réglementaire. La France était ainsi en avance sur la réglementation des drones en 2012, grâce à des premiers arrêtés publiés par la DGAC, qui ont permis de développer ce tissu de PME. Ainsi, dès 2012, un arrêté permettait d’envoyer les drones à une distance quelconque de l’opérateur. L’Europe a ensuite pris la main en 2019 et a voulu créer une nouvelle méthode, qui n’a pas été couronnée de succès. En effet, plutôt que de reprendre les méthodes de l’aéronautique classique, elle a voulu tout réinventer, ce qui est particulièrement chronophage et coûteux.
À un moment donné, il est nécessaire de prendre des risques, ce que la réglementation française de l’époque avait bien compris. Il y a dix ans, nos drones pouvaient inspecter des dizaines de milliers de kilomètres de lignes électriques, mais aujourd’hui la distance a été réduite à un kilomètre. Dès lors, cet usage civil n’a plus de sens en termes économiques, ce qui freine la massification de tels drones, laquelle est pourtant indispensable pour diminuer leur coût.
Simultanément, il est positif de pouvoir disposer d’une réglementation européenne, car elle concerne un marché doté d’une taille suffisante pour pouvoir envisager l’amortissement des coûts de développement. À ce titre, lancer des marchés d’acquisition à l’échelle européenne permettrait sans doute d’atteindre cette masse tant recherchée.
M. Thierry Tesson (RN). En vous écoutant, je me dis que la réalité dépasse la science-fiction. Je pense également aux révolutions qui ont émaillé le secteur de l’armement, comme le char d’assaut ou l’informatique. Comment utiliser les drones ? Au début de la guerre en Ukraine, des drones moyenne altitude à longue endurance (MALE) ont été utilisés. Désormais, nous observons un recul de l’utilisation de cette arme, à l’inverse des drones jetables, produits en très nombreuses quantités. Ma question s’adresse principalement au représentant du Gicat. De votre position d’observateur, pensez-vous que la pertinence des drones MALE reste valable dans le cadre des conflits actuels et à venir ?
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Quelles sont vos réflexions concernant le développement d’une nouvelle classe de drones dits hypersoniques, capables en théorie d’emporter des charges utiles réservées à la surveillance classique et/ou des charges explosives ? Certains d’entre eux sont propulsés à l’hydrogène, à l’instar des projets de l’entreprise Destinus, dont le fondateur, dissident russe et entrepreneur du new space, cherche à s’implanter en France. La presse a d’ailleurs révélé que l’essentiel de son activité consiste désormais à livrer des drones d’attaque low cost à l’armée ukrainienne. Est-il pertinent d’investir dans ces capacités susceptibles de conférer un avantage stratégique aux armées, dans l’hypothèse où elles deviendraient opérationnelles ?
M. Henri Seydoux. Il existe environ 200 fabricants de drones en Ukraine, souvent dirigés par des entrepreneurs très dynamiques, alors même que l’Ukraine n’est pas un acteur majeur de la high tech et ne dispose pas d’industrie du logiciel ou du capital-risque. Les Ukrainiens montrent ce qu’il est possible de réaliser avec très peu de structures. Mais si la guerre devait survenir en Corée du Sud, à Taïwan ou en Chine, nous serions confrontés à la même problématique que les fabricants de téléphones GSM des années 1990 face à la vague des iPhones : nous serons totalement débordés. La high tech européenne n’a jamais réussi à passer à l’échelle. Les succès allemands ou français comme Dassault Systèmes constituent en réalité des exceptions et non la norme.
Si jamais le risque d’un conflit se matérialise à Taïwan, les Taïwanais produiront des drones par dizaines de millions. En effet, la technologie des drones low cost est une technologie civile, très proche de la technologie du téléphone mobile, qui utilise beaucoup l’IA et des puces extrêmement puissantes. La téléphonie mobile est ainsi une industrie qui fabrique deux milliards d’objets chaque année. Par conséquent, j’estime que la seule manière de tirer son épingle du jeu consiste à mener une stratégie de l’exception : en matière de drones comme de high tech, les chances de voir émerger de grands leaders européens sont extrêmement faibles.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil. Les drones MALE sont théoriquement en dehors du périmètre du Gicat. Dans ce domaine, il convient d’être extrêmement prudents. Aujourd’hui, un drone MALE qui vole dans le ciel ukrainien constitue une cible, mais nous ne savons pas quelles seront les évolutions technologiques demain. Peut‑être obtiendrons-nous des systèmes qui permettent de protéger ce type de drone. Si nous parvenons à produire des drones MALE en quantité, la situation peut aussi évoluer. Se pose donc ici, une fois encore, la question de l’échelle, ce qui nous ramène aux enjeux d’industrialisation.
Il a été également question des drones rapides. À ce sujet, la différence entre drones et missiles commence à devenir particulièrement ténue. Dans le cadre du pacte drones, un groupe de travail dédié aux drones rapides est précisément en cours de constitution, dans la mesure où nous percevons un besoin. Au-delà, si nous voulons réaliser des munitions téléopérées permettant de frapper dans la profondeur, il faudra nécessairement monter en taille, compte tenu des lois de la physique. Le champ des possibles est infini en matière de drones et il nous faut explorer toutes les pistes.
M. Bastien Mancini. La technologie des drones est novatrice en ce qu’elle permet de produire en masse des objets volants qui ne transportent personne. Delair est un essaimage du Centre national d’études spatiales où je travaillais précédemment. D’une certaine manière, un drone est un satellite qui vole dans l’atmosphère, un objet autonome, qui culturellement et technologiquement se distingue de l’avion. Or cette nouvelle culture n’est pas forcément bien appréhendée, y compris par les pouvoirs publics. À titre d’exemple, les drones relèvent de la DGAC et donc du ministère des transports, alors même que la plupart des drones ne transportent rien aujourd’hui. Ces spécificités renforcent l’intérêt de structurer la filière, afin de pouvoir entamer un dialogue constructif avec les pouvoirs publics.
M. Jérôme Bendell. Vous avez évoqué les enjeux de la masse et de la projection des drones. Dans le domaine des drones sous-marins, ceux qui sont employés pour l’étude des grands fonds doivent être capables de descendre à plusieurs milliers de mètres. Il ne s’agit donc pas de drones « standard », mais de drones dont les volumes, les tailles et les résistances sont singuliers. Ensuite, puisque ces engins sous-marins doivent parcourir de grandes distances, il est nécessaire qu’ils disposent d’une plus grande autonomie que les engins contrôlables à plus proche distance. Certains de nos drones mesurent ainsi seize mètres et disposent de trente jours d’autonomie. De fait, la maîtrise de telles technologies n’est pas accessible à tous les industriels, de la même manière que peu d’entre eux sont en mesure de fabriquer des avions de chasse.
Naturellement, nous sommes confrontés à des compétiteurs, mais dans certains domaines, la France a la chance de maîtriser certaines capacités dont l’accès est beaucoup plus restreint que celui des drones civils « lambda ».
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie
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La séance est levée à douze heures quarante-six.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, Mme Anne-Laure Blin, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Yannick Favennec‑Bécot, M. Damien Girard, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Jean‑Michel Jacques, M. Pascal Jenft, Mme Nadine Lechon, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Josy Poueyto, Mme Marie Récalde, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint‑Martin, M. Thierry Tesson, Mme Corinne Vignon
Excusés. – M. Christophe Bex, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Hubert Brigand, M. Yannick Chenevard, Mme Stéphanie Galzy, M. Laurent Jacobelli, M. Bastien Lachaud, Mme Murielle Lepvraud, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Natalia Pouzyreff, M. Aurélien Pradié, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Catherine Rimbert, M. Sébastien Saint-Pasteur, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Sabine Thillaye, M. Boris Vallaud