Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Bertrand Rondepierre, directeur de l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (AMIAD).              2

 Informations relatives à la commission...................21


Mercredi
29 janvier 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 35

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
président
 


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La séance est ouverte à neuf heures.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui Monsieur Bertrand Rondepierre, directeur de l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de la défense (Amiad), dont la création remonte au 1er mai 2024. Monsieur le directeur, votre audition a été demandée par quasiment l’ensemble des groupes politiques composant notre commission. Il est vrai que vous êtes à la tête d’une agence dont la vision revêt une importance cardinale pour l’avenir de notre défense et notre capacité à gagner les guerres de demain.

« Notre responsabilité, c’est de continuer de voir loin », a annoncé le président de la République lors des vœux aux armées depuis le commandement de l’appui terrestre, numérique et cyber, de Cesson-Sévigné. Votre agence y contribue. Réduire l’intelligence artificielle (IA) a un effet de mode serait une grave erreur, car elle constitue sans doute un des tournants technologiques les plus fulgurants de ces dernières décennies.

Les états-majors, directions et services du ministère des armées en ont d’ailleurs pleinement conscience. Nous sommes tous ici convaincus que passer à côté d’une rupture technologique comme l’intelligence artificielle serait dramatique pour notre sécurité. Je fais volontiers miens les propos du ministre des armées Sébastien Lecornu, qui a eu cette formule laconique au sujet de l’intelligence artificielle de défense : « Soit l’armée française prend date, soit elle décroche ».

Monsieur le directeur, votre rôle consiste donc à faire en sorte que l’armée française prenne date et ne décroche pas. À cette fin, le ministre des armées a annoncé une stratégie ministérielle ambitieuse pour l’intelligence artificielle de défense : plus de 2 milliards d’euros y seront consacrés à l’horizon 2030 pour le financement de plusieurs projets d’envergure, parmi lesquels le futur supercalculateur Asgard, qui signifie « Architecture souveraine de génération d’intelligence artificielle pour la recherche et la défense ».

En rappelant que Paris va recevoir à compter du 6 février prochain un sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle, je vous cède la parole, afin, que vous nous expliquiez les enjeux qui animent votre agence et la manière dont vous comptez la faire fonctionner.

M. Bertrand Rondepierre, directeur de l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad). Je suis heureux d’être parmi vous aujourd’hui pour ma première audition à l’Assemblée nationale.

Il est clair que l’IA ne constitue pas un effet de mode. D’un point de vue technologique, nous assistons à une véritable rupture, un « game changer » comme l’indique le ministre, dans l’intégralité des applications qui intéressent les armées, les directions et les services. À ce titre, je suis inspiré par cet impératif et tous les jours, dans mes fonctions, je pars du principe que tout ce que l’on imagine envisageable aura bien lieu. Nous sommes confrontés à des puissances, voire des groupes, qui ont accès à des technologies de façon proliférante. En conséquence, le ministère des armées doit se préparer à ce que nos potentiels adversaires se saisissent de ces technologies, sans se poser nécessairement les mêmes questions éthiques que celles qui nous animeraient. Cet impératif nous oblige évidement d’être au rendez-vous.

Partant de ce principe, la stratégie du ministère dont j’ai la charge de l’exécution se développe autour de trois axes. Le premier concerne les usages : ma mission essentielle consiste à faire en sorte que l’intelligence artificielle soit une réalité pour les armées, les directions et les services, pour leur permettre de mieux accomplir leur mission. Ces usages sont classés selon trois dimensions. La première porte sur l’IA organique, une IA qui réponde aux besoins du ministère, considéré dans ce cadre en tant qu’une entreprise comme une autre. La deuxième se caractérise par « l’IA en temps réfléchi ». Les armées mènent des opérations, elles collectent de la donnée et du renseignement sur le terrain. Dans ce cadre, l’IA en temps réfléchi doit permettre d’appréhender la conduite d’opérations sur le terrain, y compris les dimensions logistiques, par exemple. La troisième dimension relève de l’IA embarqué et porte sur des systèmes critiques, des systèmes en temps réel, à l’instar des missiles, de l’avionique.

L’activité de l’Agence est donc structurée autour de ces trois piliers, du point de vue de l’usage, impliquant de répondre à des enjeux majeurs pour arriver à délivrer des produits. Je pense d’abord à la ré-internalisation de la compétence, une des dimensions structurantes et assez nouvelles de la stratégie IA du ministère. Pour être compétent en matière numérique, il est impératif de disposer d’experts capables de produire des produits d’IA. Cette thèse est corroborée par la nature des acteurs qui produisent de l’IA dans le domaine civil, notamment l’entreprise Mistral AI. Cette ré-internalisation de la compétence est assez innovante, dans la mesure où le ministère se concentrait historiquement, lors des dernières décennies, sur une forme d’externalisation. Or le numérique nous impose de changer de paradigme. Au sein de l’Agence, nous agissons selon plusieurs modes : le « faire », au sein même de l’Agence, le « faire faire » en travaillant avec des partenaires, et le « faire avec », puisque les données du ministère sont confidentielles et ne peuvent donc pas circuler librement, comme vous pouvez l’imaginer.

Ce dernier élément me conduit à évoquer un autre enjeu, celui de la souveraineté, qui implique d’avoir une capacité propre en interne, notamment pour l’IA relative à la dissuasion. Cette ré-arsenalisation est critique, dans la mesure où elle commande la manière dont nous structurons l’Agence. Enfin, le dernier enjeu est d’ordre industriel. En effet, la base industrielle et technologique de défense (BITD) dans le domaine de l’IA diffère des maîtres d’œuvre habituels. Cela signifie qu’au sein de l’Amiad, nous avons besoin de nous conditionner pour travailler avec des acteurs différents.

Nous devons apprendre à travailler autrement. Pour pouvoir ré-arsenaliser, nous devons donc embaucher des experts, soit la principale mesure d’investissement qui a été décidée par le ministre des armées. Cette ré-arsenalisation se traduit donc par une dimension technique, pour 75 % des embauches, afin d’attirer des profils différents sur des missions différentes et instiller une culture différente. Pour y parvenir, nous avons besoin d’un portage et d’un appui politiques, l’Agence étant placée auprès du ministre.

Ce portage politique est également associé à une autre dimension, établie dès la conception de l’Agence : la prise de risque. Puisque nous réinventons des modes de travail, des manières de faire, il faut ainsi accepter le risque de commettre des erreurs. En tant que directeur de l’Amiad, je revendique et endosse donc cette prise de risque. J’ai été embauché le 1er février 2024 et l’Agence a été créée au 1er mai 2024, traduisant notre volonté d’agir avec célérité. Nous sommes partis des équipes déjà constituées au sein du ministère, dont une cinquantaine d’experts, qui ont été intégrés au sein de l’Agence, à partir du mois de septembre. Au 1er janvier 2025, nos effectifs s’élèvent 105 personnes à Bruz et devraient être portés à 115 dans les mois à venir, en intégrant les futurs contrats.

Désormais, nous fonctionnons sur un régime quasi permanent, dans le sens où notre activité se déploie, nous menons des projets, dont certains commencent à être délivrés. Ainsi, nous avons livré un chatbot ministériel l’année dernière, nous travaillons avec l’armée de terre et notamment la section technique de l’armée de terre (STAT). L’armée de terre a ainsi présenté au cours d’un exercice dans le Larzac un certain nombre de moyens pour la lutte anti-drones, dont un canon qui offre une assistance à la visée. Les chefs d’état-major en semblaient plutôt satisfaits.

L’AMIAD comporte également un volet recherche assez significatif, avec un choix de localisation fort en Bretagne, sur le site de Bruz. Nous avons ainsi attiré des talents sur une mission spécifique, dans une région située au cœur d’un écosystème particulier, qui nous permet d’entreprendre. Un volet recherche est également assuré sur le site de l’École polytechnique, à Palaiseau, dont la vocation est plus orientée vers la recherche fondamentale et la publication de papiers scientifiques.

L’Agence n’a que quelques mois d’existence et il est naturellement prématuré de considérer qu’elle a rempli ses objectifs. Cependant, il me semble que nous avons emprunté un chemin de succès ou, à tout le moins, un chemin qui confirme que la direction dans laquelle nous nous sommes engagés est pertinente. Le fait d’avoir réussi à embaucher cinquante à soixante experts en seulement quelques mois d’existence tend à démontrer que notre formule fonctionne.

Au-delà de la lutte anti-drones, nous menons également une action dans le domaine cyber. L’audition étant publique, il ne m’est pas possible de fournir plus de détails sur ces sujets secret défense, mais nous pourrons apporter des compléments ultérieurement, si cela s’avère nécessaire. En matière industrielle, nous avons établi un partenariat avec Mistral AI, qui correspond à notre logique de travailler avec d’autres acteurs différents.

En conclusion, le fait numérique est absolument critique et l’Amiad a vocation à y participer. Cependant, il convient d’être conscient qu’agir en matière d’IA ne peut intervenir ex nihilo. Nous avons besoin de disposer d’infrastructures numériques, de machines pour travailler sur des données, sur le stockage, sur des capacités de calcul à l’instar du supercalculateur Asgard évoqué par le président. De fait, au-delà de l’Amiad, un écosystème entier au sein du ministère est en train d’évoluer et de se mettre en marche pour déployer des produits, sur le terrain.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie et retiens l’audace qui transparaît dans vos propos, et qui nous ravit. Je suis cependant persuadé que vous serez confrontés à de nombreux interlocuteurs qui se retrancheront derrière le risque pénal individuel pour ne pas vous suivre dans cette audace. Je considère pour ma part qu’il s’agit bien souvent de fausses excuses pour justifier l’inaction. Par ailleurs, vous devrez sans doute faire face à des enjeux de périmètres de pouvoir, mais nous vous suivrons attentivement.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Frank Giletti (RN). L’IA intervient comme un levier stratégique essentiel pour la compétitivité économique et la souveraineté technologique de la France. Le Rassemblement national encourage activement le développement de technologies souveraines sécurisées et innovantes, notamment dans des secteurs stratégiques comme la défense. Si des coopérations européennes peuvent être envisagées, elles doivent impérativement préserver les intérêts français et garantir notre indépendance industrielle.

Dans cette perspective, il est crucial que les projets d’avenir, comme ceux liés au drone de combat autonome (UCAV), s’inscrivent dans une logique de maîtrise nationale et de montée en puissance rapide pour ne pas céder du terrain face à nos compétiteurs internationaux.

Le projet de loi de finances (PLF) 2025 prévoit une enveloppe significative de 700 millions d’euros d’autorisations d’engagement (AE) sur la ligne UCAV. Cela témoigne d’une ambition affirmée pour renforcer notre souveraineté dans un domaine stratégique, celui des drones de combat. Pourtant, il est crucial de souligner que malgré plus d’une décennie de démonstrateurs en Europe – je pense aux Barracuda, Neuron ou encore Taranis – aucun UCAV n’a encore été mis en service opérationnel. Ce retard s’explique en grande partie par le manque de maturité du socle d’autonomie nécessaire pour exploiter pleinement leur potentiel capacitaire.

Aujourd’hui, nous vivons un tournant technologique. L’intelligence artificielle, et plus précisément l’apprentissage par renforcement, est désormais mature pour des applications concrètes, comme en témoigne la récente démonstration de combat autonome réalisé aux États-Unis avec le X-62 VISTA. Cependant, il est important de relever que cette rupture technologique n’est pas le fait des acteurs traditionnels de l’industrie de défense. Aux États-Unis, ce sont des entreprises comme Shield AI et Anduril, jeunes, agiles et spécialisées, qui portent ces innovations et investissent massivement pour passer à l’échelle.

En Europe et en France particulièrement, cette recomposition industrielle autour des logiciels doit nous interpeller. Sommes-nous prêts à tirer parti de ces nouvelles dynamiques pour ne pas rester spectateurs dans une course ou chaque année compte ? Quelle part des 700 millions d’euros d’AE UCAV pour 2025 est-elle dédiée spécifiquement au développement des technologies d’IA nécessaires pour conférer à ces systèmes l’autonomie capacitaire dont ils ont besoin ? Quelle stratégie industrielle le ministère des armées met-il en place pour accélérer cette feuille de route en s’appuyant non seulement sur nos grands groupes traditionnels, mais aussi sur des acteurs émergents et spécialisés ?

M. Bertrand Rondepierre. Le théâtre de guerre ukrainien atteste d’un brouillage quasi permanent et de la nécessité d’une autonomie dans tous les vecteurs aériens que nous allons nous déployer. Un patch IA a été intégré dans l’exercice de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui consacre un certain nombre de crédits dont je dispose. En revanche, sur les 1,8 milliard d’euros annoncés par le ministre, nous avons fait le choix de ne pas saisir tous les crédits pour les transférer directement à l’Amiad. En conséquence, un grand nombre de programmes, dont celui que vous citez, demeurent entre les mains de la direction générale de l’armement (DGA) et sont pilotés par les programmes habituels. Je ne suis donc pas pilote de l’ensemble de ces programmes et il peut nous arriver d’être confrontés aux réticences que mentionnait le président Jean-Michel Jacques à l’instant.

Ensuite, je partage le constat que vous avez effectué concernant l’apprentissage par renforcement. En compagnie de l’armée de l’air, nous nous interrogeons donc pour savoir comment nous pouvons passer à la vitesse supérieure, immédiatement. Certains acteurs français proposent des démonstrateurs et je leur ai demandé si nous pouvions les faire voler à brève échéance. Mais nous nous heurtons à des pratiques, dont certaines sont légitimes, que nous devons traiter en tant que telles.

Les technologies d’autonomie fonctionnent grâce à des environnements spécifiques, des simulateurs, par exemple fondés sur le jeu de go. En l’espèce, l’environnement de simulation permet de faire jouer un objet contre la machine, en l’occurrence pour le combat aérien. Ces techniques d’apprentissage par renforcement permettent, dans un cadre de simulation, d’entraîner une machine à faire voler un avion et à opérer des systèmes d’arme. Une fois que cette opération peut être effectuée en simulateur, il est envisageable d’en faire autant en vol.

En compagnie d’autres acteurs, nous réfléchissons donc à une démarche en deux temps. Dans un premier temps, pour arriver à produire l’effet que vous indiquez, il nous faut être capables de faire jouer ces algorithmes dans des environnements de simulation. Nous travaillons donc avec l’armée de l’air, afin qu’ils soient mis à disposition de l’Amiad et testés en simulation d’entraînement. Ensuite, une fois que nous sommes capables de mener à bien ces simulations, nous nous interrogerons pour savoir comment faire voler l’objet. Tel est l’objectif que nous souhaitons atteindre, mais à ce stade, je ne peux me prononcer sur un horizon.

Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). Au nom du groupe Ensemble pour la République, je vous adresse nos remerciements pour le temps que vous nous accordez et la présentation extrêmement claire et énergique que vous venez d’effectuer. En mars 2024, la France s’est engagée dans une ambitieuse initiative visant à devenir le numéro un européen et intégrer le top 3 mondial en matière d’intelligence artificielle militaire.

Les objectifs affichés par notre pays sont résolument ambitieux. Cette quête de leadership s’accompagne d’une volonté ferme d’assurer une maîtrise souveraine de technologie d’IA de défense, avec un budget conséquent de 2 milliards d’euros entre 2024 et 2030. Au cœur de cette stratégie se trouvait la création de l’Amiad. Sous votre direction, l’Amiad poursuit l’objectif de recruter 300 experts d’ici 2026, témoignant de l’importance accordée aux talents dans ce domaine crucial.

Cette annonce a marqué un tournant stratégique majeur dans la manière dont la France envisage sa défense future. De plus, le ministère des armées a annoncé en octobre 2024 l’acquisition d’un supercalculateur dédié à l’intelligence artificielle militaire, prévu pour être opérationnel fin 2025. Ce projet ambitieux, fruit d’une collaboration entre Hewlett Packard Enterprise (HPE) et Orange, vise à doter la France de la plus importante capacité de calcul classifiée dédiée à l’IA en Europe.

Dans un monde en grande mutation où la menace cyber est plus que jamais présente et alors que les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient rabattent les cartes, l’innovation et les sauts technologiques sont indispensables pour répondre aux nouvelles menaces. Comment la France peut-elle maintenir une approche éthique tout en ne se faisant pas distancer dans cette course à l’innovation ?

Ensuite, le ministre des armées a annoncé que votre agence allait travailler avec Mistral AI. Quel détail pouvez-vous nous fournir sur ce partenariat futur et comment envisagez-vous de développer d’autres partenariats avec le secteur privé dans une logique gagnant-gagnant ? Enfin, le besoin de main-d’œuvre qualifiée en R&D est immense pour répondre à ces enjeux. Que mettez-vous en place pour attirer des talents et garantir nos capacités d’innovation ?

M. Bertrand Rondepierre. L’approche éthique fait effectivement partie de nos préoccupations. Je rappelle d’abord l’existence d’un comité d’éthique au sein du ministère, avec lequel nous collaborons, et qui nous a rendu visite l’année dernière. Je suis conscient de mes responsabilités, mais l’Amiad n’élabore pas l’éthique de l’IA pour le ministère. Ensuite, nous nous inspirons des pratiques à l’œuvre dans le domaine technologique, dont l’un des principaux aspects consiste à réduire la distance entre le concepteur – l’Amiad – et les utilisateurs, c’est-à-dire les forces armées. Nous nous inscrivons ainsi dans une logique de co‑construction, qui intègre notamment les volets éthiques concernant l’usage, le commandement et le contexte d’emploi. Je ne suis donc pas le prescripteur, mais m’inscris dans une réflexion collective que j’outille d’un point de vue technique et de développement. Je précise à ce titre que personne au sein du ministère n’accepterait d’utiliser un outil qui ne soit pas maîtrisé d’un point de vue de commandement. En résumé, notre action s’appuie donc sur une doctrine, une co-construction et un certain nombre de principes éthiques.

Vous avez évoqué ensuite le programme commun entre l’Amiad et Mistral AI. Tout d’abord, je souligne que nous ne nous inscrivons pas dans une compétition avec le privé. De mon côté, je cherche à m’assurer de dialoguer avec des industriels au bon niveau, au bon prix et dans le bon horizon temporal. Quand ces trois conditions sont réunies, je n’ai aucune raison de solliciter mes propres équipes pour développer nos propres produits.

Mistral AI présente l’intérêt critique d’être un acteur aux racines françaises et d’avoir des compétences reconnues sur le plan international. Nous nous inscrivons dans une logique gagnant-gagnant : nous profitons de leur savoir-faire et de leur côté, ils peuvent se prévaloir de développer des produits pour les forces armées, ce qui constitue pour eux un gage de sérieux. Nos cas d’usage étant spécifiques, ils peuvent faire se targuer de cette expérience dans leur modèle et auprès de leurs autres clients. Ainsi, peu de leurs clients travaillent par exemple sur l’imagerie hyper-spectrale et imagerie satellite.

De mon côté, je peux tirer le meilleur parti de la technologie existante et je les aide à monter en compétence sur le périmètre du ministère, dans le cadre d’une relation saine. En effet, je ne les transforme pas en acteurs de la défense. De fait, il importe de ne pas trop spécialiser les acteurs de l’IA dans le domaine de la défense, ce qui reviendrait à les détourner de leur business initial et ne serait bon pour personne.

Enfin, vous avez évoqué nos démarches pour attirer la main-d’œuvre qualifiée. Tout d’abord, nous nous positionnons volontairement sur la région Bretagne, et profitons des infrastructures existantes sur le site de DGA Maîtrise de l’information. Cette offre différenciante permet d’attirer des talents. Ensuite, nous avons également un objectif en matière de circulation. Naturellement, nous souhaitons offrir des carrières longues aux talents que nous attirons, mais dès la construction de l’Agence, j’ai intégré l’idée que nombre d’entre eux partiront chez des grands acteurs du secteur, car nous évoluons dans un écosystème français voire européen souverain et dynamique.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Nous avons bien conscience que l’IA constitue une technologie de rupture. Dans ce cadre, la création de l’Amiad suscite des questions d’ordre organisationnel. Qui sont vos donneurs d’ordre ? Vous dépendez certes du ministre, mais comment interagissez-vous avec la DGA et les différents services qui ont en charge le numérique dans les armées ?

Ma deuxième question porte sur la capacité industrielle et la stratégie industrielle globale. Vous avez bien souligné que cet écosystème, le monde de l’IA, n’est pas celui de la BITD ordinaire. Néanmoins, nous avons nécessairement besoin d’acteurs majeurs, capables de fournir des infrastructures. Or ils ne sont pas si nombreux en France à pouvoir fournir des garanties de souveraineté. Comment interagissez-vous réellement avec ceux-ci ? Comment vous inscrivez-vous dans la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle qui date déjà de 2018 et qui devrait avoir porté ses fruits, même si nous n’en sommes pas tout à fait certains ?

Enfin, en matière d’éthique, il existe un enjeu majeur de régulation au niveau international, le sujet clef étant celui des « robots tueurs », tels qu’ils sont trivialement qualifiés. Êtes-vous sollicités pour conseiller le ministre des affaires étrangères pour les négociations dans ce domaine ? Sont-ils plutôt prescripteurs à votre égard ?

M. Bertrand Rondepierre. Je travaille sous la responsabilité du ministre, mais ne peux naturellement travailler seul. À ce titre, je me félicite que nous ayons pu construire de très bonnes relations, particulièrement avec les armées, lesquelles sont nos clients finaux. J’ai la liberté de pouvoir effectuer des choix sur ce que j’estime être utile et nécessaire en matière d’IA, mais en pratique, nous nous inscrivons dans un processus de partage, de consultation et d’échange avec tous les services du ministère, dont les armées, la DGA, le secrétariat général pour l’administration (SGA), afin de synthétiser les besoins de chacun.

De fait, dans la construction de l’Amiad, nous nous sommes efforcés d’éviter tout effet de préemption. L’Agence porte les problématiques de niveau ministériel, comme les infrastructures, les homologations, les systèmes d’information. Une de mes missions consiste à équiper l’ensemble des armées, sans rogner pour autant sur leur autonomie, à partir de leurs données. De la même manière, ils se retournent vers nous lorsque les problématiques sont particulièrement complexes. À cet effet, j’échange régulièrement avec tous les grands subordonnés du ministère, pour faire le point sur les différents besoins et différents programmes, pour établir une synthèse et construire une feuille de route sur chacun des domaines. Il s’agit d’une certaine manière d’un exercice d’équilibriste, qui fonctionne bien pour le moment.

Ensuite, vous avez également évoqué la capacité industrielle. Si l’on veut intégrer des parties algorithmiques dans un sous-marin ou d’un avion, il est nécessaire de faire dialoguer trois acteurs : les acteurs nouveaux du domaine de l’IA, les grands maîtres d’œuvre industriels dépositaires de tous les systèmes complexes et critiques, et l’État. Des problématiques spécifiques y sont associées : intégrer des algorithmes réalisés par des acteurs plus petits nécessite de concevoir les systèmes de façon un peu différente. À ce titre, le ministère et l’Amiad doivent prescrire différemment et acheter des objets différents, à l’heure où intervient la bascule du « physique » vers le « numérique », qu’il convient de rendre opérante. Nous aurons l’occasion d’en reparler dans quelques mois, quand des premiers cas concrets auront été réalisés. Je précise également que nous travaillons également avec la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information de la défense (DIRISI) pour les parties relatives aux infrastructures.

Ensuite, je ne porte pas les enjeux de régulation, mais j’interviens effectivement en tant que conseiller. L’AMIAD est conçue pour être l’expert référent du ministère, qui nous consulte, au même titre que d’autres ministères, par les voies interministérielles. Quelle que soit la régulation industrielle à venir, mon rôle consiste à donner à nos forces les moyens de faire face aux menaces. L’exemple caricatural porte sur les « robots tueurs », mais dans le cyberespace, il existe déjà des actions particulièrement dangereuses.

Nous ne développons pas ce genre de technologies, mais pour y faire face, nous sommes bien obligés d’y réfléchir et de nous interroger sur les différentes formes et applications qui peuvent être employées par nos adversaires. Cet enjeu technologique se double effectivement d’un enjeu en matière de régulation. Dans ce cadre, nous fournissons notre regard d’expert, nous expliquons comment nous percevons la situation d’un point de vue technologique et ce qui nous semble cohérent ou non. Ensuite, le dialogue et les négociations ont lieu dans d’autres instances, mais nous ne les menons pas directement.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Pour comprendre la révolution de l’intelligence artificielle, il suffit de regarder les flux financiers colossaux et l’accélération de l’investissement dédié à cette technologie. Il n’est guère utile de rappeler les bouleversements technologiques qui poussent aussi nos armées à s’adapter plus encore chaque jour à cette nouvelle donne.

Nous avons déjà parlé à de nombreuses reprises dans cette commission des enjeux des supercalculateurs, des clouds de combat, des fabricants de processeurs graphiques (GPU) ou encore de l’Amiad, dont vous avez pris la direction. L’IA de défense est en effet devenue une problématique majeure pour la supériorité tactique des armées, dans la mesure où elle facilite la préparation au combat, le ciblage et l’optimisation des forces.

Les États-Unis et la Chine investissent massivement dans ce secteur, dans l’objectif de consolider leur leadership mondial. Dans ce contexte, la France ne peut faire l’économie d’une stratégie déterminée en la matière, consciente de ses atouts mais aussi de ses faiblesses. À cet égard, deux axes apparaissent comme déterminants : assurer la fiabilité des systèmes pour éviter les défaillances critiques et garantir leur traçabilité pour comprendre et maîtriser les décisions prises.

Dès lors, le ministère des armées vous semble-t-il aujourd’hui suffisamment outillé humainement, financièrement et industriellement pour faire face aux défis mondiaux de l’intelligence artificielle ? Nous convoquons parfois le génie français et nous pouvons être fiers de nos talents, mais est-ce suffisant face à la puissance financière de certaines nations ?

Ensuite, bien que le rôle de l’Amiad soit essentiellement technique, votre expertise légitime un éclairage de votre part. Le comité d’éthique dont vous avez parlé est-il suffisant au regard des enjeux et de l’extrême rapidité des changements, depuis les robots tueurs jusqu’aux soldats augmentés ? En effet, si science sans conscience n’est que ruine de l’âme, défense sans conscience ne pourrait être demain que ruine de l’homme.

M. Bertrand Rondepierre. Il ne me revient pas de procéder à un jugement sur notre stratégie nationale ou européenne, dans la mesure où nombre d’enjeux me dépassent. Compte tenu de ma mission et des moyens dont je dispose, je serais ravi de travailler sur des questions de hardware par exemple, mais je ne peux pas plus m’avancer sur le sujet des machines. Au‑delà des efforts financiers consentis par le ministère, ma principale ressource réside dans les personnes que nous embauchons. À ce sujet, si nous parvenons en 2026 à délivrer avec 300 experts ce que le secteur privé parvient à réaliser, j’estime que nous aurons déjà accompli une bonne partie de notre mission.

Dans ce cadre, il importe également d’avancer par la pratique, au-delà des moyens financiers et humains supplémentaires que l’on pourrait toujours espérer. Dans un premier temps, l’essentiel consiste surtout à réaliser à partir des moyens existants et j’estime à ce titre que les moyens financiers et humains dont je dispose sont suffisants pour accomplir ma mission. Il est toujours possible de le déplorer, mais il faut avoir conscience que nous n’évoluons pas dans les mêmes ordres de grandeur que les États-Unis ou la Chine, nous ne disposons pas des mêmes bases industrielles ou des mêmes types d’acteurs.

Aujourd’hui, je pense que nous sommes capables d’engendrer un effet d’entraînement sur un grand nombre d’acteurs de l’écosystème, en parvenant à les faire travailler ensemble. Je pense aux grands industriels de la BITD, aux acteurs de l’IA issus du monde civil. Quand nous parviendrons à utiliser correctement l’argent disponible et à mener des collaborations gagnant-gagnant, il sera toujours envisageable de nous demander ce que nous pouvons faire de plus. En résumé, le volume de ressources allouées ne constitue pas une véritable problématique à ce stade.

Ensuite, le comité d’éthique est-il suffisant au regard des enjeux ? Je ne suis pas sûr qu’il me revienne de me prononcer à ce sujet. En revanche, je souligne que l’Amiad n’a pas uniquement un rôle technique, mais également une mission d’expertise, qui permet de nourrir le dialogue avec ce comité d’éthique. Aujourd’hui, nous disposons d’une doctrine, de principes et de modalités clairs. Nous sommes entrés dans le détail des garanties que nous devons offrir et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Aujourd’hui, nous sommes en mesure d’exécuter et donc d’être redevables, notamment devant votre commission.

Si vous me posez demain des questions sur un système, je serai capable de vous fournir les différentes preuves de la mise en œuvre de la démarche d’éthique, de manière très concrète et pragmatique. Cette démarche me semble efficiente, à ce stade.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). L’une des richesses de votre agence concerne le recrutement et la qualité des hommes. Sous quel statut recrutez-vous vos personnels ? En effet, nous savons bien que pour recruter les meilleurs talents, les grilles de la fonction publique sont parfois problématiques. Comment dépassez-vous ce problème ? Ensuite, l’un des facteurs d’efficacité de l’IA réside dans la capacité à agréger des données issues de source très différentes. Quelle est votre politique d’agrégation des données avec toutes les armes, directions et services du ministère ?

Ma dernière question concerne l’écosystème de l’IA. Nous avons tous été témoins des effets d’annonce en provenance d’Outre-Atlantique ou de Chine. Face à l’évidente différence d’échelle, et au-delà même de la mission de l’Agence, courrons-nous un risque de décrochage technologique, pour la simple raison que nous n’aurions pas les moyens financiers de demeurer dans la course ?

M. Bertrand Rondepierre. Je n’ai pas de religion sur les statuts. Honnêtement, mon intérêt est dirigé vers ma mission et ma capacité à pouvoir l’exécuter. Force est de constater que toutes les catégories sont représentées au sein de l’Agence, qu’il s’agisse de fonctionnaires, de militaires et des civils. La fonction publique est assez peu dotée en talents en matière d’IA, nous incitant à nous tourner vers le civil.

La direction interministérielle du numérique (Dinum) a publié des référentiels de rémunération nous offrant une certaine latitude, même si nous ne pouvons naturellement pas nous aligner sur le privé, ce qui n’est ni possible, ni souhaitable. Les grilles que nous avons mis en place nous ont permis de faire en sorte que la question du salaire ne constitue pas un obstacle à l’embauche. En soi, il s’agit d’un véritable progrès par rapport à la situation antérieure.

Nos propositions sont cohérentes et notre attractivité repose en outre sur notre localisation et sur des possibilités uniques. Par exemple, l’année dernière, certains de nos experts ont eu l’opportunité d’embarquer sur le Forbin, ce qu’ils n’auraient pas pu réaliser s’ils travaillaient dans le privé. En résumé, ce sujet ne constitue pas un problème, à ce stade.

Nous embauchons également des militaires, mon objectif consistant à ce qu’ils représentent 10 % des effectifs, soit une trentaine de personnes à la fin 2026. Le plan annuel de mutation (PAM) 2025 devrait nous permettre de faire venir un plus grand nombre de militaires des forces, dans l’optique de répondre à un double enjeu : militariser le métier, mais aussi former les décideurs de demain. Je discute de ces sujets avec les chefs d’état-major. Les militaires qui rejoignent l’Amiad pour une durée de deux à trois ans ne sont pas des numériciens, mais des opérationnels. L’Agence permet donc de doter les décideurs des armées de demain d’une connaissance de l’IA et des produits. Cette manœuvre nous semble donc hautement bénéfique. La militarité est donc essentielle, non pas pour respecter un dogme, mais par intérêt bien partagé entre l’Amiad et les armées.

Comme je le disais précédemment, je considère que le constat sur l’échelle est une donnée d’entrée : nos moyens sont peut-être inférieurs à ceux employés par d’autres pays, mais nous devons nous en accommoder et ils nous permettent malgré tout d’agir. Il est cependant exact que disposer d’un plus grand nombre de machines permet d’itérer plus rapidement. À titre d’exemple, si je devais réentraîner un modèle de fondation, comme un grand modèle linguistique (Large Language Model ou LLM) pour des besoins de défense, il faudrait mobiliser l’intégralité du calculateur actuel pour effectuer cette opération dans un temps à peu près raisonnable.

Dans ces conditions, ma première tâche consiste déjà à tirer le meilleur parti des moyens dont je dispose. Les investissements actuels me semblent suffisants pour fournir un grand nombre de services dans un premier temps et me permettent d’accomplir ma mission. Naturellement, si nous disposons de plus de moyens, nous pourrons produire un plus grand nombre de réalisations.

Il faut également avoir en tête les enjeux relatifs au renouvellement, puisque ces calculateurs ont des durées de vie limitées. Dans quelques années, la machine que nous achetons actuellement sera frappée d’obsolescence, ce qui nécessite de réfléchir à l’investissement dans la durée, en fonction des choix qui seront établis. Aujourd’hui, je ne peux pas apporter de réponse définitive, nous nous inscrivons dans la construction d’une feuille de route sur le futur des capacités de calcul et des capacités numériques du ministère. Il me semble essentiel que votre commission en ait conscience. En synthèse, nous sommes capables de produire en dépit des questions d’échelle, qui demeurent néanmoins incontournables.

Vous m’avez également interrogé sur les données. La gestion du secret de défense est aujourd’hui inspirée par la gestion classique de documents papier qui sont enfermés dans des coffres. En matière de données, il va nous falloir rassembler des données de nature différentes, comme des données de renseignement, des données tactiques sur le matériel et la logistique, qui évoluent aujourd’hui dans une logique de silo, avec des classifications différentes. Nous aurons besoin de ces données, dans un exercice compliqué qui percute les principes de sécurité et les principes de l’architecture des systèmes d’information. Pour autant, nous n’avons pas le choix. Mon principal enjeu en 2025 consiste très concrètement à proposer des solutions technologiques et des cheminements pour y parvenir. Se poseront ensuite des questions de pratique, de prise de risque, mais aussi peut-être de réglementation.

M. Damien Girard (EcoS). L’intelligence artificielle représente un enjeu majeur pour notre souveraineté nationale, constitue un outil pour l’efficacité de nos armées, appuie la prise de décision, participe au renseignement et intègre directement les équipements, comme des drones. En 2018, le rapport Villani désignait déjà la défense comme l’un des principaux champs d’application de cette technologie et appelait à la construction d’une stratégie nationale sur le sujet, notamment à travers des zones franches IA.

Je tiens spécifiquement à vous interroger sur la contribution de l’IA à la lutte informationnelle. Notre débat public est en effet menacé à la fois par des techno-milliardaires tels qu’Elon Musk et par des opérations de déstabilisation de la part de régimes autoritaires. David Chavalarias souligne l’urgence de prendre cet enjeu au sérieux dans son ouvrage Toxic data. La récente nouvelle fonction d’influence des armées et la création du service chargé de la protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum, attestent une prise de conscience, quoique tardive, de la France.

Quel rôle pour jouer peut jouer l’intelligence artificielle pour protéger notre débat public et participer à la lutte informationnelle ? Quel peuvent être les liens de l’État, et notamment l’Amiad, avec les innovations et compétences existantes au sein de la société civile en matière d’influence ?

M. Bertrand Rondepierre. L’IA joue déjà un rôle et fait partie des gammes de produits que nous mettons en œuvre au profit des forces, particulièrement du commandement de la cyberdéfense (Comcyber), même si je ne peux en dévoiler certains détails en audition publique. Cependant, à titre d’exemple, elle est employée dans les campagnes de détection : l’IA générative permet de générer du contenu en grand volume et à très grande vitesse, sans solliciter un grand nombre d’humains pour y parvenir. De fait, un des premiers enjeux consiste à détecter à l’échelle les campagnes d’influence mises en œuvre par d’autres, comme des fausses images, des fausses vidéos, des fausses bandes-son, mais également d’élaborer des réponses.

L’Amiad n’est pas un service opérationnel ; il ne met pas en œuvre ces outils, mais nous entretenons un dialogue soutenu et continu avec l’ensemble des armées, directions et services. En revanche, à ce stade, nous ne travaillons pas directement avec Viginum, mais avec le Comcyber, au premier chef. Nous nourrissons ce dialogue opérationnel pour mieux cerner leur métier et leurs besoins, pour construire des outils voire des suites d’outils pour leur permettre d’être plus efficaces. Il s’agit de mettre en œuvre tous les dispositifs qui leur sont nécessaires, et de le faire à l’échelle, en tenant compte des contraintes en matière de ressources humaines.

Nous disposons déjà de produits opérationnels, depuis l’année dernière. À cet effet, nous nous inscrivons dans une démarche intéressante, qui va au-delà de la prise en compte de besoins individuels pour considérer la problématique dans son ensemble. Dans le champ de la lutte informationnelle, nous nous interrogeons sur les effets que nous cherchons à obtenir, pour discerner les segments où l’IA peut améliorer l’efficacité et même l’efficience sur les différents plans opérationnels.

À titre illustratif, nous détectons par exemple des deep fakes, mais cela n’est pas suffisant ; nous allons au-delà. En conséquence, nous construisons des briques, mais nous mettons surtout en œuvre un ensemble de systèmes animés par de l’IA capables de concevoir une réponse et, in fine, d’obtenir un effet opérationnel. Je suis désolé de ne pouvoir répondre que de manière abstraite, mais vous comprendrez que je ne peux rentrer précisément dans le détail, dans le cadre d’une audition publique. Je serai ravi de pouvoir apporter plus de précisions si vous le souhaitez, dans un autre contexte.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). L’IA recouvre des enjeux qui sont à la fois stratégiques, opérationnels, souverains, mais également éthiques, ces derniers m’apparaissant essentiels. Est-il possible d’envisager une réglementation internationale des règles internationales ? Compte tenu du faible nombre de règles respectées aujourd’hui, cela me semble un peu illusoire.

Ensuite, j’ai compris que le ministre des armées nourrissait l’ambition de déployer l’intelligence artificielle, pour faire de la France un pays moteur dans ce domaine. Est-il pertinent de déployer une architecture commune au niveau européen ? L’IA a-t-elle une incidence sur l’interopérabilité ? Si tel est le cas, il me paraît essentiel de pouvoir l’assurer au niveau européen. Si chaque pays doit agir seul, je crains que nous n’aboutissions à des situations qui s’avèreront très négatives pour chacun.

M. Bertrand Rondepierre. À titre personnel, je ne suis pas certain que nous ayons besoin d’une réglementation plus nourrie. Je conçois néanmoins qu’il existe des enjeux internationaux qui me dépassent et sur lesquels je n’ai pas forcément ni vocation, ni compétence pour me prononcer.

En revanche, les enjeux de prolifération sont évidents. L’IA est différenciante, dans la mesure où cette technologie est proliférante. Aujourd’hui, à partir d’une base de connaissances établie, n’importe qui peut mettre en œuvre sur son ordinateur des algorithmes compliqués et puissants. Sans exagérer, un individu motivé peut créer à lui seul une campagne massive de deep fakes. Dans ce domaine, un des risques concrets que nous avons tous en tête concerne par exemple les escroqueries numériques comme les scams téléphoniques ou par courriel. À l’inverse du nucléaire, il n’est pas nécessaire de maitriser une technologie complexe en amont, même si je ne suis ni un théoricien, ni un technicien du domaine. Quoi qu’il en soit, il sera difficile de maîtriser ces objets informatiques. Si une réglementation doit intervenir, il me semble qu’elle s’appliquera à la partie relative aux usages, à l’instar du règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act) dans le domaine civil.

Par ailleurs, je précise qu’un corpus documentaire et réglementaire s’applique déjà, ce qui n’est pas complètement anodin. Je pense notamment à la question de la licéité des armes. L’IA remet-elle en cause les examens de la licéité des armes ? Je ne le pense pas, à titre personnel. En revanche, l’IA remet en cause la catégorie des preuves que nous sommes censés apporter lorsqu’un système intègre des éléments relatifs à l’intelligence artificielle.

En revanche, à ce stade, compte tenu des échanges que j’ai pu mener et dans la limite des compétences qui me sont attribuées, je suis persuadé qu’il est possible de produire de nombreux éléments à partir des corpus dont nous disposons déjà. Ensuite, il convient de ne pas négliger le traitement de la question du commandement. En tant que technicien, j’estime qu’il est illusoire de penser que les technologies sur lesquelles nous travaillons nous échappent. Les ingénieurs chargés de la production connaissent très exactement les effets du système qu’ils élaborent et savent l’expliciter. Il faut bien avoir conscience que le commandement demeure responsable. Dès lors, nous devons justement nous placer en situation de responsabilité.

Nous avons précédemment parlé d’autonomie, lorsqu’il a été question des drones et des munitions téléopérées. Lorsque ces objets sont envoyés sur le terrain, la décision peut se poser de plusieurs manières. On peut par exemple envisager que le commandement valide la décision de faire feu. Cette décision ne m’appartient pas, raison pour laquelle je parlais précédemment de co-construction. Il existe en outre une autre manière d’envisager la problématique, qui consiste à donner en amont à la machine un ordre clair sur les conditions dans lesquelles le feu est donné. Je pense notamment aux contextes complètement brouillés, lorsqu’il n’est pas possible de disposer de la radiocommande pour pouvoir piloter le drone au moment de la frappe. À ce moment précis, la boucle de rétroaction classique ne peut intervenir. Cela implique qu’en amont, la décision de commandement doit fixer le cadre d’emploi, la façon d’agir et la manière dont le système doit se comporter.

Dans ce cadre, l’Amiad doit fournir au commandement les moyens d’opérer effectivement la responsabilité sur les systèmes qui seront mis en œuvre. En l’espèce, il s’agit d’un impératif absolu, mais qui n’est pas dicté par une réglementation. Simplement, les chefs ont besoin de porter une responsabilité claire, qu’ils ne pourront pas exercer si nous ne mettons pas à leur disposition des moyens de l’exercer. Si tel devait être le cas, cela signifierait que j’aurais manqué ma mission.

Ensuite, vous m’avez également interrogé sur le cadre européen. À ce stade, je ne suis pas consulté sur l’Europe de la défense ; ce qui n’empêche pas d’avoir une opinion sur la dimension européenne. J’ai précédemment évoqué l’écosystème de l’intelligence artificielle, où les entreprises peuvent être parfois françaises, plus souvent européennes et plus généralement internationales. Par nécessité, l’IA de défense devra comporter une dimension européenne, au moins dans sa dimension industrielle. S’agissant des coopérations, l’enjeu d’interopérabilité est une contrainte incontournable, qui doit être pris en compte.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Monsieur le directeur, je vous remercie pour votre présence parmi nous aujourd’hui. Vous connaissez l’intérêt que je porte au sujet de l’intelligence artificielle de défense, dont j’avais déjà eu l’occasion de discuter en septembre dernier en ma qualité de rapporteur du programme 144.

Lors de ses vœux aux armées, le ministre des armées a annoncé la création d’un futur commissariat au numérique de défense. Plusieurs entités du ministère en charge du numérique ont vocation à être regroupées au sein de ce futur commissariat. Il m’a par exemple été indiqué que la bascule de l’agence du numérique de défense, qui dépend actuellement de la DGA, vers ce futur commissariat, était à l’ordre du jour. Je crois comprendre également qu’il devrait en être de même pour la direction générale du numérique et des systèmes d’information et de communication (DGNUM), pour la Dirisi et pour l’Amiad.

La création de ce commissariat au numérique de défense a vocation à rationaliser le mille-feuille organisationnel du ministère des armées en matière de numérique, ce que je ne peux que saluer. Toutefois, les conséquences de sa création pour la gouvernance de la politique ministérielle en matière de numérique, y compris en matière d’IA de défense, suscite des interrogations.

De prime abord, la création de ce commissariat semble complexifier davantage encore la gouvernance de ladite politique, dont la clarification était une des recommandations que je portais dans mon rapport pour avis sur le programme 144. Elle interroge surtout quant au degré d’autonomie dont disposera dorénavant l’Amiad, qui est pourtant directement rattachée au ministre des armées et au rôle qu’elle sera conduite à jouer pour le pilotage de la politique ministérielle en matière d’intelligence artificielle de défense.

Quel sera le positionnement de l’Amiad vis-à-vis de ce futur commissariat au numérique de défense ? Quelles seront les conséquences de la création de ce commissariat au numérique sur le rôle et les prérogatives de l’Amiad en matière de gouvernance de la politique ministérielle de défense ?

M. Bertrand Rondepierre. Je consacre une grande partie de mon temps à cette réforme, pour faire en sorte qu’elle soit bénéfique à l’ensemble du ministère. En termes de positionnement, nous avons décidé que l’Amiad rejoindra à terme le commissariat au numérique de défense, après sa montée en puissance. À partir de la fin 2026, il pourra être envisageable de réfléchir à une éventuelle convergence. Cette rationalisation me semble clef et répond à un grand nombre de mes problématiques, en tant que responsable de l’Amiad. Pour pouvoir accomplir mes missions, j’ai besoin que le numérique fonctionne bien au sein du ministère et de pouvoir disposer d’une entité qui joue un rôle d’opérateur et soit capable de mettre à disposition de l’Agence les services numériques dont j’ai besoin. Je pense ainsi au supercalculateur, à l’hébergement, aux logiciels, à un cloud modernisé, aux pratiques en matière de sécurité, de déploiement et de la conception d’applications.

Les contours de ce futur commissariat font l’objet de réflexions actuellement, mais je salue cette initiative qui regroupe les acteurs allant de la définition de la politique, des principes et de la stratégie jusqu’à l’exécution. L’effet à obtenir doit tous nous animer, pour faire en sorte que le ministère soit efficient en matière numérique. Le commissariat agira avec la même logique que j’ai évoquée concernant l’Amiad, c’est-à-dire une entité capable de donner à l’ensemble des « clients » les services dont ils ont besoin pour pouvoir travailler, en évitant les effets de comitologie. À ce stade, j’estime que nous nous orientons dans la bonne direction.

Cet opérateur facilitera grandement ma mission et permettra de décupler mon efficience, ma célérité et ma capacité à développer et déployer des produits. Aujourd’hui, je suis obligé de traiter également la problématique de l’infrastructure d’hébergement, mais j’ambitionne à terme de pouvoir me concentrer sur la partie relative à la mise en production d’applications. En résumé, s’agissant des rôles et prérogatives de chacun, les actions me semblent bien orientées.

Par ailleurs, le commissariat ayant pour vocation de rapprocher les acteurs, l’Amiad devrait pouvoir exercer un rôle particulier en matière de données, sujet essentiel pour l’IA. En outre, je devrais continuer à être rattaché au ministre, tout en bénéficiant d’un recentrement autour de ma mission essentielle en matière d’IA, en me délestant d’une partie du numérique.

M. Édouard Bénard (GDR). Monsieur le directeur, je vous remercie pour votre présentation et vos réponses, qui soulèvent de nombreux enjeux de souveraineté nationale et européenne, de défis géopolitiques et éthiques. L’IA est incontestablement un outil de puissance sur le plan géopolitique. Les États-Unis dominent le secteur, avec des investissements envisagés de 200 milliards de dollars sur dix ans, tandis que la Chine prévoit 150 milliards d’euros d’ici 2030.

Par contraste, les efforts européens restent modestes, malgré un Fonds européen de défense doté de 8 milliards d’euros ou des projets comme Gaia-X lancé en 2020, qui vise à sécuriser les données sensibles en Europe via une infrastructure de cloud souveraine. La mutualisation des ressources constitue un élément de réponse pour réduire la dépendance, notamment pour les semi-conducteurs.

S’agissant de développement d’une stratégie européenne claire et ambitieuse pour assurer la souveraineté technologique et garantir la souveraineté des données dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu, je partage vos propos. Quels sont les résultats de la première phase du plan national pour l’intelligence artificielle, évoqué précédemment ? La deuxième phase, qui vise à intégrer l’IA dans l’économie a-t-elle porté ses fruits ? De quelle manière la France peut-elle véritablement prétendre à une souveraineté technologique quand elle dépend très largement des semi-conducteurs asiatiques ?

Quelles mesures concrètes sont-elles donc prévues pour remédier à cette dépendance ? Par ailleurs, le programme Artemis IA confié à Thales et Atos annoncé en 2022 n’a toujours pas démontré de résultats concrets. Comment ce retard peut-il s’expliquer ? Témoigne-t-il de la difficulté structurelle à faire progresser les projets d’intelligence artificielle en France ? Enfin, la France compte le nombre le plus élevé de laboratoires d’IA en Europe, qui s’élève à quatre-vingt-un. Nous avons déjà évoqué aujourd’hui la question des talents et des enjeux de formation des décideurs de demain. Vous avez fait référence à un objectif de 10 % d’agences militarisées à cette fin. Où en sommes-nous de cette ambition et de cet objectif ?

M. Bertrand Rondepierre. Le rapport Villani de 2018 a contribué à une prise de conscience. À partir de cette époque, les décideurs publics et privés ont clairement identifié l’enjeu de l’IA, qui n’était pas discerné jusque-là. Je me souviens que lorsque je prospectais dans l’industrie après ma formation en matière d’IA, on me répondait qu’il ne s’agissait pas d’un sujet clef. Ensuite, de nombreux investissements sont intervenus, notamment en direction des instituts de recherche portant sur l’intelligence artificielle. Le rapport comportait notamment un volet consacré à la défense, auquel j’avais contribué. Une première stratégie a ensuite été mise en œuvre, avec plusieurs réussites. De fait, lorsque pris mes fonctions l’année dernière il existait déjà à peu près 400 cas d’usage. En 2024, est apparue la nécessité d’accélérer la mise en production, afin de rendre la technologie effectivement accessible sur le terrain. La création de l’Amiad a donc répondu à cette exigence d’exécution.

Je plaide coupable concernant Artemis IA, puisque j’ai conçu ce projet en 2015, époque à laquelle l’environnement et les technologies n’étaient sans doute pas assez matures. En l’occurrence, nous avons probablement eu raison un peu trop tôt. Artemis a été élaboré pour répondre aux enjeux grandissants en matière d’infrastructures, notamment d’infrastructures de calcul. En effet, nous observions l’émergence des questions critiques autour de la donnée, c’est-à-dire son stockage et son traitement en masse, mais également les processeurs de calcul. Ce programme Artémis avait vocation à répondre à ces questions.

Il est toujours possible de s’interroger sur les montants consacrés ou la vitesse d’exécution, mais certaines réalisations ont néanmoins vu le jour. Si la concrétisation d’un chatbot ministériel ne constitue pas une fin en soi, nous ne pouvons que nous féliciter des efforts accomplis et de l’alignement de toutes les directions pour mener à bien ce projet.

Depuis la création de l’Amiad, l’un de mes priorités concerne ainsi l’exécution au quotidien. À Bruz, je m’efforce par exemple de rencontrer le plus grand nombre d’intervenants possible. L’enjeu ne porte pas uniquement sur la volonté ou la stratégie, mais aussi sur la mise en œuvre concrète des moyens. Pour mener à bien ces projets, depuis la décision jusqu’à son implémentation, il est nécessaire de déployer une énergie non négligeable.

En matière de recherche, nous ne créons pas un nouvel objet mais collaborons avec l’écosystème existant, comme le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) ou le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). L’AMIAD a embauché des thésards, des chercheurs post-doctorat, au profit de l’écosystème.

M. Bernard Chaix (UDR). L’intelligence artificielle représente probablement le plus grand défi technologique du XXIe siècle. Les progrès spectaculaires réalisés nous conduisent déjà à tirer une première conclusion : les grandes puissances qui structureront le monde de demain ne pourront se passer du modèle d’IA compétitif, sécurisé et efficace. Quelques récents exemples sont édifiants, comme le développement du modèle chinois DeepSeek, aussi performant que la dernière version de Chat GPT, mais dont l’entraînement nécessiterait un coût financier bien inférieur.

La Chine et les États-Unis prennent ce véritable tournant technophile, qui fondera leur puissance de demain. Le groupe UDR est convaincu que la France doit entrer dans cette course technologique, au risque d’être dépendante d’autres puissances et incapable de défendre ses intérêts les plus vitaux. En conséquence, nous accueillons avec bienveillance la stratégie ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense.

Nous soutiendrons les efforts budgétaires envisagés par la loi de programmation militaire, de l’ordre de 2 milliards d’euros d’ici 2030. L’obtention d’un supercalculateur pour l’IA militaire devient donc incontournable pour nos armées. Cependant, ces sommes seront-elles suffisantes ? Aux États-Unis, les 200 milliards de dollars annuels dépensés par les Gafam seront complétés par les 500 milliards prévus par le président des États-Unis pour les infrastructures dans l’IA. Par ailleurs, nous constatons que de nombreux jeunes ingénieurs français se précipitent aux États-Unis, faute de financements décents de leurs travaux dans l’Hexagone.

Face à ce double phénomène de fuite des cerveaux et d’investissements restreints, comment votre agence pourra-t-elle se maintenir dans la course technologique ? Ces réalités font-elles obstacle au projet du supercalculateur le plus puissant d’Europe, en lien avec le tandem HPE-Orange ?

M. Bertrand Rondepierre. Avant de prendre mes fonctions, je travaillais moi-même pour Google DeepMind. En outre, j’ai constaté le retour d’un certain nombre d’ingénieurs vers des missions de souveraineté. Compte tenu vraisemblablement de la situation politique, nous observons donc un désir des experts du domaine de revenir vers leur pays d’origine, ou au moins vers l’Europe. À titre d’exemple, Mistral AI réunit des Français ou des étrangers qui travaillaient au préalable pour des entreprises de la tech de plus grande envergure.

Ce phénomène est donc loin d’être négligeable et nous en bénéficions. Pour ces experts, notre mission confère du sens à leur action, ils souhaitent consacrer plusieurs années de leur vie à leur pays. Après les annonces du ministre, j’ai été assez stupéfait du nombre de personnes qui nous ont contactés pour postuler à l’Amiad. Pour notre recrutement, nous n’avons pas eu à consentir à de grands efforts de publicité, nous n’avons pas démarché toutes les écoles très activement de la région Bretagne ou d’ailleurs.

Simultanément, pour les raisons que vous évoquez, nous allons continuer à rencontrer des flux sortants, mais ce phénomène témoigne du changement de dynamique et d’une véritable attractivité, de ce point de vue. Comme je l’ai indiqué précédemment, il est important d’orchestrer un flux de talents au sein de notre écosystème, auquel les industriels sont également attachés. J’ajoute que la fuite des cerveaux n’est pas seulement liée à une question d’argent, mais également à l’absence d’opportunités clairement affichées pour ceux qui travaillent dans cet écosystème. Mais la situation est désormais bien plus positive qu’elle ne l’était il y a quelque temps, y compris parce que la France et l’Europe mettent en œuvre une stratégie autour de l’IA, qui commence à porter ses fruits. Pour ma part, je pense disposer des moyens de réaliser la mission qui m’a été confiée, notamment pour attirer les talents.

Ensuite, la situation concernant le hardware et la puissance de calcul me dépasse très largement. Nvidia exerce un quasi-monopole sur les GPU et nous sommes obligés de leur acheter leurs processeurs graphiques par l’intermédiaire de nos partenaires sur ce marché. Des discussions au plus haut niveau sont menées à Bercy et à l’Élysée concernant ces situations. Si demain un acteur français ou européen est capable de proposer une alternative, il faudra réfléchir à la manière dont nous sommes capables de l’utiliser, tant les questions de logiciels et de hardware sont entremêlées. Nous intégrons dès aujourd’hui cet enjeu et menons des actions très concrètes dans ce domaine.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de questions complémentaires.

Mme Catherine Rimbert (RN). L’Union européenne continue d’encadrer strictement l’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine de la défense, notamment en interdisant des drones autonomes alimentés par l’IA, capables de repérer et cibler des objectifs humains et matériels. Pendant ce temps, les big tech et les big states comme les États-Unis ou la Chine avancent sans freins. Elles innovent, expérimentent et repoussent les limites de l’IA de défense, en voulant aller toujours plus loin et notamment en développant ces drones.

Dans ce contexte, comment la France peut-elle rattraper son retard et rester compétitive si les réglementations européennes imposent des limites qui brident l’innovation ? Ne risquons-nous pas de sacrifier notre souveraineté et notre capacité d’action face à des adversaires qui ne s’imposent pas les mêmes contraintes ?

M. Bertrand Rondepierre. Sous réserve de vérifications de ma part, le domaine de la défense dispose d’un statut dérogatoire vis-à-vis du droit européen et son exercice relève de la compétence exclusive des États souverains. Cela concerne notamment les systèmes d’armes. En revanche, la question du rattrapage se pose et dans le domaine de la R&D, nous sommes naturellement obligés de nous intéresser aux actions potentielles de nos adversaires en matière d’IA appliquée à des systèmes d’armes autonomes.

Mme Catherine Hervieu (SOC). L’intelligence artificielle interroge évidemment l’éthique et le respect du droit international, mais aussi les enjeux environnementaux et énergétiques. L’IA doit rester un objet opérationnel et la décision doit demeurer dévolue à l’humain. Or, au sein de l’armée israélienne, les opérateurs humains n’examineraient que très brièvement les cibles suggérées avant d’ordonner les frappes. Quel est le regard l’Amiad sur l’utilisation de l’IA embarquée par Israël, en termes de retour d’expérience ? Comment l’Amiad prend-elle en compte les impacts environnementaux de l’IA, compte tenu des besoins énergétiques immenses des data centers, mais également du coût du numérique en ressources, notamment en eau et matériaux rares ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025 a ravivé les débats sur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de Washington en matière de défense. Dans ce contexte, la souveraineté de la France dans le développement de ses systèmes de défense, notamment en matière d’intelligence artificielle, revêt une importance cruciale. Le Rassemblement national a toujours plaidé pour une stratégie d’indépendance technologique et de maîtrise des outils stratégiques pour notre pays.

L’AMIAD joue un rôle central dans cette ambition. Toutefois, des questions subsistent quant à la capacité de la France de développer de manière autonome des technologies d’IA de défense sans dépendre de puissances étrangères. Pourriez-vous détailler les mesures que l’Amiad met en place pour assurer la souveraineté technologique de la France en matière d’IA de défense, notamment en ce qui concerne le développement interne des technologies, la protection contre les ingérences étrangères et la collaboration avec des partenaires européens partageant cette vision de l’indépendance stratégique ?

M. Yannick Chenevard (EPR). Pour produire de l’IA, il est nécessaire de disposer d’un très grand nombre de données et il en sera de même demain, pour le quantique. Or ces opérations sont extrêmement énergivores. Menez-vous une réflexion sur les besoins énergétiques, qui sont éminemment stratégiques ?

M. Bertrand Rondepierre. Je ne commenterai pas l’actualité internationale. En revanche, un des enjeux de l’IA consiste bien à raccourcir la boucle OODA (Observer, Orienter, Décider, Agir). Si la durée de cette boucle tend vers zéro, l’humain ne pourra plus suive. Mais il n’existe pas de fatalité en la matière, le sujet relève du choix humain lors de la conception et de la mise en œuvre des outils. Dans ce cadre, l’Amiad agit en co-construction avec les forces, afin que ces dernières disposent toujours de la capacité de prendre des décisions qui aient du sens.

L’impact environnemental constitue effectivement une problématique. À ce titre, nous prenons en compte l’enjeu de frugalité. En effet, sur un théâtre d’opérations, l’énergie n’est pas nécessairement abondante. Notre démarche est animée par la volonté de faire le mieux possible, avec le moins possible. Cette démarche devra ensuite être mise à l’épreuve de la pratique et nous pourrons reparler des effets concrets et documentés si je dois revenir m’exprimer devant vous. Aujourd’hui, notre empreinte globale est assez faible, mais vous avez raison de souligner cet enjeu d’impact environnemental, lequel concerne d’ailleurs l’ensemble de l’écosystème de l’IA.

Vous m’avez également interrogé sur la dépendance. La création de l’Agence et ses actions de ré-internalisation visent précisément à réduire cette dépendance. Un premier objectif consiste à être capable de faire seuls, quand aujourd’hui, nous sommes obligés de nous appuyer sur des partenariats et des technologies maîtrisées par des acteurs privés étrangers. Notre montée en compétence doit précisément nous permettre d’agir seuls, par exemple si les modèles d’IA ne sont plus accessibles en open source, demain.

Un autre enjeu concerne l’examen des produits. Lorsque nous utilisons des outils en provenance de l’extérieur, nous menons naturellement un audit en matière de sécurité et d’alignement, pour savoir précisément ce qu’il y a à l’intérieur des objets que nous utilisons. Mener ce travail en interne contribue ainsi à renforcer notre souveraineté, y compris sur les cas d’usage qui demeurent aux mains de la puissance étatique, l’exemple ultime concernant la dissuasion.

Enfin, vous avez évoqué le quantique, technologie dont je ne suis pas un spécialiste. En revanche, l’Amiad bénéficie de son pôle de recherche à Palaiseau, avec des chercheurs qui, au-delà du temps court, sont capables de penser le temps long. Je ne suis pas en mesure de vous répondre précisément sur la consommation d’énergie suscitée par le quantique, mais intuitivement, je partage votre point de vue, la technologie actuelle étant extrêmement consommatrice d’énergie. Heureusement, nous disposons en France d’infrastructures énergétiques assez efficientes, mais vous avez raison de souligner que cet aspect fait partie de la réflexion d’ensemble menée au sein du ministère sur l’IA « de bout en bout », depuis la métropole jusque sur les navires en mer. Nous intégrons cet aspect dans notre démarche concernant nos moyens de calcul et notre besoin opérationnel, pour ne pas être pris en défaut d’énergie. Ces sujets doivent être abordés bien en amont, nous ne pouvons pas les traiter à la dernière minute, contrairement au numérique et à l’IA plus particulièrement.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour votre exposé et vos réponses très nourries. Je me permets de vous inviter à considérer également les réservistes dans le cadre de votre politique RH. Enfin, l’actualisation de la revue nationale stratégique annoncée par le président de la République lors de ses vœux aux armées devrait également nous éclairer sur les sujets compliqués que vous avez évoqués. Comme vous l’indiquez, nous n’avons pas le choix et vous pouvez compter sur le soutien des parlementaires.

La séance est levée à onze heures.

 

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Informations relatives à la commission

La commission a désigné :

– Mme Anne Le Hénanff, rapporteure pour avis sur le futur projet de loi portant autorisation de ratification du nouveau traité de coopération en matière de défense entre la République française et la République de Djibouti (sous réserve de son dépôt)

 M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur de la mission d’information flash « L’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique », en remplacement de M. Fabien Lainé

 

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Delphine Batho, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Alma Dufour, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Stéphanie Galzy, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Sother, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon

Excusés.  Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, Mme Sophie Errante, M. Guillaume Garot, Mme Michèle Martinez, M. Aurélien Pradié, M. Loïc Prud’homme, Mme Marie Récalde, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Arnaud Saint-Martin, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud