Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), sur l’actualisation de la Revue nationale stratégique (RNS) 2022.              2


Mercredi
12 mars 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 47

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
 


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La séance est ouverte à neuf heures.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de retrouver ce matin M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) pour une audition consacrée à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) 2022. Dans son discours aux Français le 5 mars dernier, le président de la République a établi le constat que notre prospérité et notre sécurité sont devenues plus incertaines et a souligné que nous sommes entrés dans une nouvelle ère.

La suppression provisoire par les États-Unis de leur aide militaire à l’Ukraine, leur prise de distance vis-à-vis de l’Europe ou encore leurs votes avec la Russie et la Corée du Nord contre une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies dénonçant l’agression russe contre l’Ukraine rend d’autant plus légitime la décision du président de la République, annoncée lors de ses vœux aux armées le 20 janvier dernier, de procéder à l’actualisation de la revue nationale stratégique de 2022. Notre Commission s’est d’ailleurs saisie de ce travail et prépare sa contribution.

Nous constatons tous l’accroissement spectaculaire du désordre international, que vous avez appelé « l’affolement du monde ». Il nous impose d’ajuster notre vision stratégique. Mais il convient d’y ajouter des éléments de fond, à l’instar du passage de la guerre expéditionnaire à une guerre existentielle pour l’Europe, de la détérioration accélérée et la dérégulation du droit au profit de la force, de l’accélération de la course à la masse et à l’innovation et de l’extension des champs conflictuels à de nouveaux espaces, dont le cyber notamment.

Ces raisons justifient amplement que trois ans à peine après l’adoption de la revue nationale stratégique, il soit déjà nécessaire de l’actualiser. L’exercice est d’autant plus périlleux et difficile que nous sommes entrés dans une ère d’incertitudes dans laquelle toutes les hypothèses sont ouvertes. Pour vous citer une nouvelle fois, le monde devient chaque jour de plus en plus « hors de contrôle ». C’est donc avec attention que nous allons écouter vos analyses et vos réflexions sur l’état du monde, qui feront sans aucun doute l’objet de nombreuses questions par mes collègues.

M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales. Monsieur le président, je vous remercie pour votre invitation et votre introduction. Mesdames et Messieurs les députés, je suis très heureux de vous retrouver, de représenter l’Ifri et de contribuer ainsi aux travaux de votre commission.

En préambule, je tiens à indiquer que selon moi, nous courons après les événements en essayant de donner sens à une situation chaotique qui nous échappe désormais largement. Lorsque je mets en perspective le Livre blanc de 2013, la revue nationale stratégique de 2017, celle de 2022 et sa future actualisation, j’observe que nous utilisons de moins en moins de mots et de moyens pour tenter d’analyser une situation de plus en plus complexe. Depuis 2013, nous ne pouvons que constater une dégradation accélérée de notre environnement qui touche désormais l’équilibre entre notre prospérité et notre sécurité. Depuis novembre 2022, date de la présentation de la RNS, la situation en Ukraine, le 7 octobre et ses suites, la situation au Soudan, la situation en République démocratique du Congo – pour ne citer que les quatre principaux conflits – montrent à quel point il est difficile à la fois d’anticiper et précisément de reprendre le contrôle des événements. Depuis les vœux du président de la République aux armées, au cours desquels il a demandé l’actualisation de la RNS, l’administration Trump a en sept semaines produit un effet de souffle, qui se traduit d’ores et déjà par la destruction de l’État fédéral américain, une offensive idéologique contre l’Europe et une guerre commerciale contre le monde.

Ensuite, nous envisageons de mobiliser des moyens financiers supplémentaires. Je plaide depuis des années pour un réarmement militaire, mais aussi intellectuel, que je ne vois guère. La RNS telle qu’elle a été conçue est un entre-deux, entre une grande stratégie qui chercherait à intégrer les différentes composantes – une politique globale – et une stratégie de défense en tant que telle. Je pense que nous manquons cruellement d’outils de suivi stratégique qui nous permettraient d’être beaucoup moins réactifs. Dans tous les domaines, il me semble que le « quoi qu’il en coûte » sans effort de cadrage temporel et spatial conduit à la ruine. J’ai l’impression que nous sommes aujourd’hui en train de décider de crédits supplémentaires sans avoir produit le travail intellectuel nécessaire pour savoir comment les allouer. Aujourd’hui, seul notre niveau de dette publique correspond à une économie de guerre, alors que nous avons eu une gestion de temps de paix.

Ces remarques introductives étant posées, permettez-moi de me concentrer en premier lieu sur quatre points régionaux. La situation actuelle se caractérise par l’enchevêtrement des théâtres, qui implique de comprendre les effets de bord entre les différentes situations, depuis l’Ukraine jusqu’à la mer de Chine en passant par Israël et la Palestine.

Sur le flanc Ouest, l’administration Trump provoque un choc et un effroi, crée une stupeur pour les Européens. Cette stupeur s’explique en partie par la convergence idéologique qui existe désormais entre la Maison Blanche et le Kremlin. Elle est assise, de mon point de vue, sur trois piliers : un culte de la personnalité, le partage de la notion de sphère d’influence et un affairisme global. Il ne faut pas perdre de vue que la fortune personnelle du président Poutine n’est comparable qu’à celle d’Elon Musk.

Dans ce cadre, la France est probablement le pays le moins surpris parmi les pays européens, compte tenu de sa culture stratégique qui a précisément été construite par la IVe République et la Ve République sur l’idée d’un possible retrait des États-Unis de la sécurité européenne et sur l’analyse que les États-Unis n’engageront jamais leurs intérêts vitaux pour défendre les Européens, qui est au cœur de la dissuasion. Il en va très différemment pour nos partenaires européens qui, pour la plupart d’entre eux, n’ont conçu leur défense et leur sécurité que dans le cadre strictement otanien.

Sur le flanc Est, nous sommes confrontés à une hostilité, une agressivité, de la Russie. On peut la faire remonter aux années 2007-2008, mais d’après moi, la véritable bifurcation coïncide avec le retour au Kremlin du président Poutine en 2012, la répression de Bolotnaïa et les changements constitutionnels que ces manifestations ont entraîné. Pour la Russie, le discours de Donald Trump est inespéré au regard de son enlisement militaire en Ukraine. Les objectifs du Kremlin restent les mêmes, renforcés par le changement de pied de l’administration américaine : l’asservissement de l’Ukraine, c’est-à-dire la poursuite de sa « dénazification », sa démilitarisation, la volonté d’abattre le président Zelensky, la rupture du lien transatlantique et le retour à la situation de 1997, exprimé par les mémorandums de décembre 2021. Parallèlement, la Russie a consolidé ses relations militaires avec l’Iran et la Corée du Nord et bénéficie d’un soutien politique de la Chine. Sur le flanc Est, la véritable surprise stratégique est selon moi le degré de résistance ukrainien.

Je souhaite maintenant évoquer le flanc Sud en insistant brièvement sur une zone peut-être insuffisamment suivie, à l’articulation entre le flanc Est et le flanc Sud : le Caucase. Je pense notamment à la situation en Géorgie, en Arménie et en Azerbaïdjan, pays qui, comme vous le savez, mène des opérations de déstabilisation dans nos outre-mer.

Dans la bande sahélo-saharienne, nous sommes désormais face à la constitution d’une alliance des États du Sahel avec trois pays, le Mali, le Burkina Faso, le Niger qui vont quitter la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le Tchad se rapprochant de cette alliance. Il s’agit évidemment d’un point de fixation du terrorisme mondial qui n’a pas encore, depuis cette zone, frappé l’Europe.

En Afrique du Nord, nous observons une dégradation rapide des relations entre le Maroc et l’Algérie, pays avec lequel nous vivons une forme de crise diplomatique permanente. Nous observons une évolution de la Tunisie vers l’autoritarisme et une Libye qui a toujours deux gouvernements.

Dans la zone Méditerranée-Moyen-Orient, l’élément important concerne l’attitude d’Israël, la férocité de sa réponse au terrorisme militarisé du 7 octobre, qui s’est traduite par la destruction de Gaza, par des opérations en Syrie, au Yémen, au Liban et par la continuation de la colonisation de la Cisjordanie. Il faut également souligner que les États-Unis ont voté avec la Russie, la Corée du Nord mais aussi Israël contre la résolution présentée par l’Ukraine

S’agissant des pays du Golfe, il faut souligner la montée en puissance de l’Arabie Saoudite dans sa volonté d’hégémonie régionale et dans son rapport toujours très difficile à lire avec l’Iran. Selon moi, l’un des grands sujets de l’actualisation de la RNS porte sur les analyses et les prévisions que nous pouvons formuler sur la trajectoire de l’Iran, en nous interrogeant pour savoir si Israël veut pousser son avantage contre l’Iran.

J’achève ce tour d’horizon géographique par le flanc Nord, en soulignant évidemment que les velléités impériales des États-Unis sur le Groenland s’expliquent par l’ouverture de la route nord, mais également par cette vision de sphère d’influence d’un hémisphère américain qui irait de Panama au Groenland. Celle-ci annonce probablement une volonté d’exploitation des ressources arctiques, un autre point de convergence avec la Russie de Vladimir Poutine. Plus près de nous, la zone Baltique est devenue une zone d’opération hybride systématique avec l’entrée et la sortie de la neutralité de la Suède et de la Finlande qui ont rejoint l’Otan. Sur notre flanc Nord, je soulignerai l’importance à mes yeux du rapprochement avec le Royaume-Uni, et en particulier de la meilleure collaboration franco‑britannique dans le contexte actuel.

En deuxième lieu, je tiens à évoquer le territoire national, en commençant par les points très positifs. En dépit de ces pressions et de ces difficultés, notre pays a montré sa capacité à organiser les Jeux olympiques de manière exemplaire. Notre pays dispose en outre d’une base industrielle et technologique de défense qui représente un atout considérable dans le contexte actuel. Enfin, nous disposons d’une culture stratégique qui, à mon sens, nous permet de comprendre peut-être mieux que les autres ces bouleversements en cours.

Les points plus préoccupants concernent la crise de nos outre-mer, à Mayotte, en Nouvelle-Calédonie et dans une moindre mesure en Guyane et en Martinique, mais également la persistance du risque terroriste. Neuf attaques ont été déjouées en 2024 mais quatre attaques ont été réussies depuis juillet 2024 au Mans, à la Grande Motte, à Apt et à Mulhouse. Je rappelle que depuis mars 2024, nous vivons un plan Vigipirate de niveau « urgence attentat ». À cela s’ajoute la prise de conscience politico-administrative des risques du narcotrafic au regard de l’évolution de pays comme les Pays Bas ou la Belgique.

En troisième et dernier lieu, je veux m’arrêter brièvement et forcément trop rapidement sur quatre points transversaux qu’il me semble important d’intégrer de manière plus spécifique à l’actualisation de la RNS. La situation que nous vivons est en train de provoquer une accélération de la prolifération nucléaire, qui s’observe déjà par le choix fait par la Chine de sortir de la stricte suffisance et d’augmenter son arsenal nucléaire de manière très significative, mais également par les discours d’une possible acquisition d’armes nucléaires émanant de pays comme la Corée du Sud ou plus récemment la Pologne.

Nous connaissons un problème général concernant la maîtrise des armements, dans la mesure où des pays européens comme la Pologne ou la Lituanie envisagent désormais de se retirer de la convention d’Ottawa. Cela montre le degré de la dégradation stratégique auquel nous devons faire face en Europe. Il existe actuellement une prolifération nucléaire qui va s’accélérer, une prolifération balistique avec des enjeux sur la maîtrise de la frappe dans la profondeur, la maîtrise des systèmes anti-missiles, dans un contexte de développement rapide de l’hypervélocité. L’arrière-plan demeure un arrière-plan nucléaire. J’avais qualifié la guerre d’Ukraine de « guerre coloniale sous protection nucléaire ». Je maintiens cette formule, dans la mesure où je pense qu’une bonne part de l’attitude des Européens et des Américains a été inhibée par le discours nucléaire du Kremlin.

Ensuite, il faut souligner l’importance et l’insistance que nous portons aux enjeux juridiques et de régulation. Dans son discours, le vice-président Vance souligne une forme de contradiction qui existe de son point de vue entre le maintien des États-Unis dans l’Otan et le maintien par les Européens des régulations numériques à travers le règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act, ou DMA) et le règlement sur les services numériques (Digital Services Act, ou DSA). Je pense que les États-Unis veulent nous imposer une forme de « protectionnisme dérégulé », une dérégulation obligatoire en quelque sorte, qui trouve un écho en Europe puisque la régulation est souvent présentée comme un obstacle – observation évidemment juste – à la compétitivité.

L’enjeu concerne évidemment le respect du droit international, qui est au cœur de notre positionnement international en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. Il s’agit également de savoir si nous allons parvenir à maintenir les objectifs de l’accord de Paris en matière de lutte contre le réchauffement climatique, contre la perte de la biodiversité et contre les pollutions dans un climat général où l’administration américaine en appelle à un retour en arrière très marqué.

Les enjeux technologiques doivent nécessairement être évoqués, notamment ceux liés à l’intelligence artificielle générative, qui changent d’ores et déjà les modes de production, les modes d’information et de désinformation. Dans le domaine spatial, il faut évidemment se féliciter du double succès du lancement Ariane 6, qui doivent permettre aux Européens de retrouver un accès autonome à l’espace. Le deuxième tir a ainsi permis la mise en orbite d’un satellite de surveillance. Il s’agit d’un point évidemment très important, à la fois pour l’Europe et pour la France. En matière d’enjeux technologiques, je voudrais insister sur un point qui n’apparaît pas dans la RNS, mais qui me semble tout à fait essentiel, c’est-à-dire l’enjeu des talents, de leur formation et de leur circulation. Compte tenu de l’évolution de la situation, il se pourrait bien que les Européens aient à réfléchir à un programme d’accueil des scientifiques américains.

Le dernier point concerne la prise de conscience partagée que nous sommes dans un monde de rareté et non plus dans un monde d’abondance. Or un monde de rareté se traduit historiquement par une remise en cause de la liberté de navigation. Nous y assistons, avec un rapport entre marine de guerre et marine marchande qui évolue très rapidement. Dans ce cadre, l’enjeu pour les Européens concerne dès lors la protection militaire de leur capacité de commercer. Cet enjeu s’observe en particulier dans le cadre des échanges globaux entre la Chine, les États-Unis et l’Europe, ces trois ensembles représentant toujours plus de 50 % du PIB mondial. La sécurisation du commerce international représente donc à mon avis l’un des objets de d’actualisation de la revue nationale stratégique.

En conclusion, je souhaite revenir sur cette idée de réarmement intellectuel. À ce titre, je distingue bien réarmement intellectuel et réarmement moral. Le réarmement intellectuel est conditionné pour les sujets qui nous occupent aujourd’hui par six déterminants : le degré d’adhésion de la nation à la gravité de la situation ; l’aptitude de l’État à envisager la guerre dans les délais que lui dictent le contexte international et sa stratégie de défense ; les capacités de combat, de résilience et de régénération de nos forces ; la manière dont la culture stratégique et la doctrine militaire sont comprises par le corps social et mises en œuvre par l’exécutif ; l’acceptation du hasard qui avantage ou désavantage tel ou tel belligérant et l’acceptation que la politique internationale est autant guidée par la logique froide des intérêts que par l’inconstance du cœur humain ; et enfin la valeur du commandement civil et militaire.

Cette liste montre l’ampleur de la tâche qui va de mon point de vue bien au-delà de l’actualisation d’un document de cinquante-deux pages conçu au cours de l’été 2022.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Thibaut Monnier (RN). Pour reprendre une expression qui vous est chère, « l’histoire s’accélère ». Sans pour autant se détourner des défis auxquels la France est confrontée, nos décideurs ne doivent pas confondre vitesse et précipitation. Depuis le retour de l’administration Trump au pouvoir, une sorte de vertige semble parcourir le monde occidental. En effet, avant de se positionner sereinement et faire face avec légitimité aux transformations internationales en cours, la France doit assurer en priorité son réarmement moral, démographique, économique et identitaire. Elle doit aussi définir des priorités dans les menaces. À cet égard, il faut rappeler que le fondamentalisme islamique demeure notre ennemi prioritaire et qu’il ne connaît pas de frontières.

La RNS doit prendre en compte l’orientation des États-Unis vers la Russie, la fin du multilatéralisme et l’utilisation de la force armée par la Russie. Cette revue est un document majeur qui définit les orientations stratégiques et les priorités de la politique de défense de notre pays. La précédente RNS avait dégagé dix priorités et sa mise à jour doit adresser un message clair à nos alliés et à nos adversaires ; des choix doivent être réalisés. Devons-nous savoir tout faire avec une « armée bonsaï » ou tenir dans la durée et conforter notre modèle d’armée complet ?

On estime que dix années d’efforts sont nécessaires pour permettre à notre armée de répondre à un conflit de haute intensité. Afin de rattraper le retard, la LPM consacre sur six ans près de 413 milliards d’euros et l’Europe réclame désormais 800 milliards d’euros. Le constat d’un réarmement nécessaire de la France ne pourra pas se réaliser sans méthode dans la durée. Le renforcement de son économie de défense nécessite de fabriquer et d’acheter européen. À l’heure où l’on parle de mutualisation, de souveraineté partagée, à quel horizon envisagez-vous un réarmement crédible de notre pays ? Quelle est votre analyse de l’extension du parapluie nucléaire en Europe ?

M. Thomas Gomart. Nous réarmons de manière sérieuse depuis 2017. Ce réarmement est intervenu après des décennies de désarmement structurel, lequel a commencé pour les Européens au début des années 1970 et s’est poursuivi, à la différence des autres compétiteurs stratégiques, après le 11 septembre 2001. Je ne dispose pas d’une équation magique pour établir à quel moment nous serons réarmés de manière crédible. Personne ne peut l’établir.

C’est la raison pour laquelle il convient d’être très prudent. Je plaide pour un armement militaire depuis des années, mais croire qu’il existe un « quoi qu’il en coûte » dans tous les domaines est à la fois illusoire et dangereux. Au cœur de tout principe de défense, reposent l’équilibre et la cohérence entre notre politique intérieure, notre politique financière et notre politique militaire. Je ne dispose donc pas d’un état final recherché de l’armée idéale à vous proposer ce matin. Je plaide pour un travail constant qui va bien au-delà de d’efforts d’actualisation des documents précédemment mentionnés.

S’agissant du partage du parapluie nucléaire, il faut ici aussi essayer de remettre les éléments en perspective. J’ai bien noté l’incandescence du débat public sur ces questions et relève que le président de la République a parlé de nucléaire lors de ses prises de parole. En réalité, cette rhétorique nucléaire est omniprésente dans la situation médiatique en Russie, depuis le retour de Vladimir Poutine comme président de la Fédération de Russie en 2012.

Au-delà, il faut quand même bien rappeler qu’il n’y a pas de partage : il est question de dissuasion élargie et de dissuasion concertée. Ainsi, l’idée selon laquelle il y aurait un partage du bouton est parfaitement fausse. Notre conception de la dissuasion est très conforme à ce qui est écrit dans le Livre blanc de 1972, et même dès les premiers textes du général de Gaulle en 1964, c’est-à-dire que les intérêts vitaux de la France ne se limitent pas à l’Hexagone et aux outre-mer, mais qu’ils ont d’emblée une dimension européenne.

Dans cette volonté de parler du nucléaire, il existe probablement aussi une volonté d’essayer de modifier, de travailler la culture stratégique des autres pays. Par exemple, lorsque j’échange avec des collègues allemands, je suis parfois très frappé par l’absence de compréhension de ces questions. En résumé, l’idée de partager le bouton n’a pas de sens politiquement et encore moins opérationnellement. En revanche, il s’agit plus de faire comprendre que nous sommes effectivement rentrés dans un « troisième âge nucléaire », pour reprendre la formule consacrée.

M. Karl Olive (EPR). Ainsi que vous l’avez souligné, l’actualité géopolitique est marquée par des recompositions profondes des alliances et des rapports de force. Les analyses de l’Ifri fournissent un éclairage précieux sur ces dynamiques et nous aident à mieux les appréhender. Comme nous l’avons observé, les États-Unis de Donald Trump adoptent une posture expansionniste, avec des revendications sur le Groenland, le canal de Panama et même le Canada.

Parallèlement, comme ces derniers jours l’ont démontré, Washington s’éloigne de ses positions historiques en faveur de l’Europe, au profit d’un rapprochement avec Moscou. Cette évolution fragilise notre continent et place l’Ukraine dans une situation périlleuse. Malgré son engagement total, elle subit les conséquences des hésitations américaines. La décision prise hier de rétablir l’aide militaire à l’Ukraine, une semaine après sa suspension consécutive à la violente passe d’armes entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky illustre l’instabilité de la position des États-Unis, rendant plus incertain encore tout soutien durable. Face à ces bouleversements, l’Europe peine à adopter une réponse commune. Tandis que certains pays comme la Hongrie ou la Slovaquie sont réticents à adopter une ligne de fermeté envers la Russie, d’autres, à l’image de la France, tentent de structurer une réponse à travers la construction d’une Europe de la défense.

Un autre changement majeur transforme directement nos capacités militaires, comme vous le soulignez dans votre rapport du 10 septembre dernier, à travers l’intégration massive de l’intelligence artificielle dans les conflits. Elle pose des questions fondamentales, comme la dépendance aux acteurs privés, la prise de décision militaire par des algorithmes ainsi que les enjeux de respect du droit international et de responsabilité en matière de crimes de guerre. Dans ce contexte incertain, plusieurs questions émergent. Selon vous, quels bouleversements la nouvelle posture américaine induit-elle, depuis le retour de Donald Trump ? Quelles sont les perspectives à moyen terme ? Hier encore, nous avons vu que la position américaine n’est pas stable et fait de Washington un partenaire volatile. Face à cette situation, l’Europe de la défense peut-elle réellement renforcer son autonomie stratégique et quelles en seraient les conséquences ? Enfin, le revirement d’Elon Musk en Ukraine à propos de l’accès à Starlink, fournisseur d’accès internet ultra performant par satellite, interroge directement notre dépendance technologique. Comment l’Europe peut-elle se prémunir face à ces vulnérabilités ?

M. Thomas Gomart. Parmi les bouleversements d’ores et déjà provoqués par l’administration Trump, le plus évident concerne la guerre commerciale. L’administration Trump a pris des mesures douanières contre ses alliés et principaux partenaires commerciaux – Canada, Mexique et l’Union européenne – mais également mais contre la Chine, qui sont moins commentées. Ainsi, les droits de douane en direction de la Chine ont augmenté de deux fois 10 % depuis le 20 janvier. De fait, les États-Unis s’affranchissent complètement des règles de l’organisation mondiale du commerce (OMC).

Il s’agit là pour moi de l’aspect le plus marquant sur le plan international, auquel s’ajoute le changement de pied sur l’Ukraine. La conversation téléphonique entre le président Trump et le président Poutine, durant laquelle a été établie l’idée que les Ukrainiens – et encore moins les Européens – n’avaient pas à être conviés à la table des négociations, date aujourd’hui d’un mois.

Le troisième élément est intérieur aux États-Unis et porte sur la destruction de pans entiers du système américain, ce qui nous semble très surprenant voire irrationnel, compte tenu de la compréhension que nous avions des éléments de la puissance américaine. Je pense au gel des programmes de l’agence de développement USAID, à la purge dans le haut commandement ou au sein de la communauté scientifique. Surtout, cela instille une défiance à mon avis inévitable.

Ensuite, vous m’avez interrogé sur le revirement d’Elon Musk. Ici encore, nous touchons les bénéfices d’une réflexion stratégique construite par la Ve République : sur un certain nombre de domaines, nous sommes parfaitement autonomes, mais nous sommes les seuls Européens à l’être, en réalité. L’inventaire des interfaces qui pourraient être menacées par un changement de pied américain est bien plus préoccupant pour nos alliés européens que pour la France, qui n’est pas non plus complètement immune. La plupart de ces pays disposent de telles interfaces pour leur système de défense.

Au-delà, un sujet assez essentiel concerne la manière dont les Européens parviennent à mener un dialogue politique avec les grands acteurs du numérique. Ce dialogue est extrêmement compliqué, comme nous l’avons vu dans le cadre de la précédente Commission européenne. Les tentatives, notamment présentées par Thierry Breton, ont créé une sorte de face-à-face médiatique extrêmement virulent avec Elon Musk.

Il me semble nécessaire d’établir une forme de doctrine vis-à-vis d’acteurs qui poursuivent désormais des logiques d’ingérence dans leurs choix politiques et dans l’utilisation qu’ils font de moyens de communication qu’ils ont eux-mêmes créés.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Monsieur le directeur, je vous remercie pour votre exactitude et votre franchise habituelles ; c’est toujours un plaisir de vous entendre. Un grand nombre d’éléments que vous avez mentionnés convergent avec les propos que nous avons tenus ces dernières années. À ce titre, j’avais qualifié la précédente RNS de document indigent, ce qui m’avait valu une forme de réprobation. De notre côté, nous avions considéré qu’il était nécessaire de prendre le temps d’établir un véritable Livre blanc. Malheureusement, nous n’avions pas été entendus.

J’ai récemment déposé une demande de commission d’enquête sur la dérégulation, le rôle des réseaux sociaux et des géants du numérique et invite les collègues à éventuellement s’en saisir. Nous aurions au moins la possibilité de confronter ces acteurs dans un cadre ordinaire, normal. Enfin, dans l’ensemble, vous décrivez ce que Arnaud Orain appelle le « capitalisme de la finitude » et que j’ai pris l’habitude d’appeler « la nouvelle ère corsaire », dans laquelle les États eux-mêmes se comportent comme des pirates.

Hier, un très bon article des Échos évoquait la cohérence de la guerre commerciale américaine et mentionnait un plan de dévaluation du dollar. J’ignore si vous l’avez lu, mais j’aimerais connaître votre avis sur la cohérence de la stratégie poursuivie par ce plan.

Ma deuxième question porte sur la place de l’Allemagne et de l’industrie allemande dans un projet de réarmement. En l’occurrence, je pense à la capacité, particulièrement de Rheinmetall, de monter en production quand nos industries n’ont pas été capables d’en faire autant pour fournir l’Ukraine. Aujourd’hui, Rheinmetall produit environ un million d’obus, soit considérablement plus que ce que les Français peuvent aligner. Enfin, je m’étonne que la Chine n’ait pas été mentionnée aujourd’hui. Quelle est la position de la Chine dans la situation actuelle et comment va-t-elle avancer ?

M. Thomas Gomart. Vous avez raison d’évoquer le livre d’Arnaud Orain, dont le concept de capitalisme de la finitude est effectivement très intéressant, même je n’adopte pas la même chronologie que lui. Mais retenons l’idée d’un monde fini qui se traduit toujours par une entrave à la liberté de navigation, point de départ de sa réflexion, que je trouve très utile.

Effectivement j’ai peu parlé de la Chine, dont je ne minore pas naturellement l’importance. Simplement, j’avais organisé mon propos différemment. D’abord, il convient de constater la constance de l’effort militaire chinois, à hauteur de plus de 300 milliards de dollars dépenses militaires annuelles, pour ce que l’on en sait. Cet acteur est désormais central dans la mesure où la mondialisation telle qu’on l’a comprise, correspond au fond à la fulgurance de l’émergence chinoise : l’ultralibéralisme a coïncidé fondamentalement après 1979 à l’entrée de plain-pied de la Chine dans le capitalisme global.

Le rapport Letta ne s’y trompe pas, en constatant qu’en 1985, Chine et Inde ne représentaient que 5 % du PIB mondial. Selon moi, la trajectoire de la Chine est guidée par une volonté de puissance, qui se traduit par son objectif hégémonique en 2049 et la volonté de « réunification » avec Taïwan. Je n’ai aucun doute sur cet aspect idéologique. Il faut également souligner la sortie de la logique de stricte suffisance dans le domaine nucléaire, avec désormais l’existence de silos en Chine du Nord, qui obligent à de nouveaux calculs, de nouveaux scénarios et expliquent en grande partie l’attitude des États-Unis.

Un des sujets centraux concerne la prévision de la nature des relations entre la Chine et la Russie. Je fais partie de ceux qui considèrent que la soi-disant approche Kissinger « inversée », selon laquelle Donald Trump chercherait à détacher la Russie de la Chine, est une illusion. Il faut rappeler que Kissinger a pu réaliser son opération trois ans après le conflit frontalier sino-soviétique de 1969, qui s’était traduit par 20 000 morts. Cet épisode rappelle également que des conflits entre des puissances nucléaires peuvent se solder par des morts occasionnés de manière conventionnelle, dans un rapport interétatique.

Pour finir, je pense que la Chine a montré dans son soutien politique à la Russie en Ukraine les limites de son discours en termes de gouvernance internationale. À ce titre, il est intéressant de noter que si les États-Unis et Israël ont voté avec la Russie contre la résolution ukrainienne, la Chine et l’Iran se sont abstenus. Cependant, il me semble tout à fait erroné de dire que la Chine a observé une position de neutralité en Ukraine. Elle s’inscrit au contraire à mon avis dans un soutien fort à Vladimir Poutine, ce soutien lui permettant d’accentuer son asymétrie avec la Russie, qui se trouve dans une situation de dépendance grandissante par rapport à elle.

Vous m’avez également interrogé sur la place de l’Allemagne dans le projet de réarmement. En France, nous avons la chance de disposer de notre BITD, fruit d’une organisation très pensée et très entretenue, qui a résisté à bon nombre de remises en cause budgétaires. Cependant, d’une certaine manière, cette BITD est un îlot dans une France qui se désindustrialise. Même si l’industrie allemande souffre actuellement, elle a conservé une base bien plus importante que la nôtre.

Par ailleurs, notre BITD a opéré un choix en faveur de l’échantillonnaire et de la très haute technologie. Ce choix nous a fait abandonner des pans importants de notre industrie de défense, notamment dans le domaine des munitions. Un des un des axes d’effort ne consiste donc pas à renoncer à la haute technologie, mais de trouver les voies et moyens d’être à minimum présent sur des briques élémentaires, en particulier celles des munitions.

Je n’ai pas parcouru l’article des Échos que vous mentionnez, mais ai lu plusieurs articles sur la volonté éventuelle de l’administration Trump de manipuler le cours du dollar. Parmi les éléments de la puissance américaine telle que nous la comprenons, à côté du soft power ou des universités, la maîtrise du système financier constitue un élément clé. À ce titre, je ne sais pas comment qualifier le comportement actuel, j’ignore si on peut le rattacher à une espèce de volonté de destruction créative schumpetérienne. J’y vois plutôt une forme de gangstérisme.

En effet, il ne faut pas sous-estimer la volonté d’enrichissement personnel clanique à l’œuvre aujourd’hui dans certains cercles de la Maison Blanche, qui est problématique, notamment parce qu’il préfigure la perte d’éléments de régulation et, rapidement, des phénomènes de corruption généralisée qui engendreront des effets immédiats, notamment en Europe. En résumé, je ne peux pas aller plus loin à ce stade sur la manipulation du dollar, si ce n’est de rappeler qu’il demeure le pilier central de la puissance américaine.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). « Comme un jeudi », telle la réponse de l’ancien Premier ministre canadien Justin Trudeau à l’annonce effectuée il y a quelques jours par le président américain de rehausser les droits de douane sur l’aluminium et l’acier. « Comme un jeudi », dans la mesure où les voisins canadiens sont habitués aux annonces non suivies d’effets qui interrogent grandement la rationalité de la stratégie américaine. Comment comprendre en effet de nouveaux tarifs douaniers à l’encontre du Canada qui sont contraires aux intérêts économiques américains ? Le Canada est un très grand producteur d’aluminium primaire dont les USA sont de gros consommateurs : 4,2 millions de tonnes sont ainsi consommées chaque année aux USA. Les États-Unis en produisent eux-mêmes une petite partie, alors que le Canada leur en vend 3,6 millions de tonnes. La hausse des tarifs rendra donc le secteur automobile américain moins concurrentiel, voire non concurrentiel. Or nous connaissons la sensibilité de ce secteur aux États-Unis.

Cette absence de rationalité pour un président que l’on dépeint comme un businessman politique questionne donc notre capacité à nous inscrire nous-mêmes dans une réflexion stratégique rationnelle, tant nous ne savons pas quelle pourrait être la position américaine, demain. Je pourrais illustrer mon propos par la relation des États-Unis à l’Ukraine et la perspective d’un cessez-le-feu temporaire proposé en Arabie Saoudite quelques jours après l’humiliation adressée au président Zelensky. Quant à Vladimir Poutine, dont on attend la réponse à cette perspective de cessez-le-feu, il est également possible de questionner la rationalité de son action. Angela Merkel déclarait déjà en 2014 qu’il avait perdu tout contact avec la réalité. Nous pouvons convenir a minima que Poutine est une énigme, en écho aux mots de Winston Churchill qui, en 1939, décrivait la Russie comme « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme ». Churchill ajoutait que si la clé pouvait exister, elle se trouvait dans l’intérêt national russe. Le temps qui m’est imparti ne me permet pas non plus d’évoquer la question de la Chine, pourtant essentielle.

Monsieur le directeur, alors que nous devons nous prononcer sur une actualisation de la revue nationale stratégique, devons-nous changer nos grilles de lecture ? Il est souvent question de « post-vérité ». Vous parlez d’accélération, d’hypervélocité, mais devons-nous aussi réfléchir dans une logique de « post-rationalité » ? N’avons-nous pas comme seule issue face à cette situation que de nous préparer au pire « dans une situation chaotique qui nous échappe », pour reprendre les premiers mots que vous avez prononcés ?

M. Thomas Gomart. Il faut évidemment changer de grille de lecture. Comme je l’ai indiqué préalablement, la politique internationale ne porte pas uniquement sur l’analyse rationnelle des intérêts, mais aussi sur la prise en compte des aspects passionnels. Je pense à ce titre que la compréhension de l’intentionnalité des acteurs fait parfois défaut, dans nos travaux d’analyse. La stratégie peut également se définir comme la manière dont une décision prise par un seul homme ou par un petit groupe d’hommes influence le plus grand nombre.

Nous Européens, sommes surpris parce que nous sortons de plusieurs décennies où l’on nous a expliqué que la stratégie n’existait pas ou n’existait plus, que la géopolitique était destinée aux « casques à boulons ». Mais nous nous retrouvons aujourd’hui avec un discours d’une virulence et d’une brutalité auxquelles nous ne sommes plus habitués. J’ai assisté à la conférence de Munich sur la sécurité en février dernier et en écoutant le discours du vice-président Vance, j’avais le sentiment de me retrouver au club de discussion Valdaï en Russie, lorsque je m’y rendais en 2012.

Je suis frappé par la proximité idéologique entre ces propos et ceux du Kremlin, qui témoigne d’une volonté déclasser les Européens accusés d’être sortis de l’Histoire, mais aussi d’un mépris très marqué pour notre système démocratique perçu comme fondamentalement inefficient. Je n’ai pas pour autant l’impression que le système américain s’oriente dans le sens de l’efficience depuis cette semaine, mais vous êtes bien mieux placés que moi pour sentir ce genre d’élément.

Quoi qu’il en soit, le président Trump a été réélu, il a gagné. L’éditorialiste du Financial Times a résumé la situation par la formule suivante : « Les Américains avaient le choix entre un procureur et un repris de justice ; ils ont réélu un repris de justice ». Il a été réélu parce qu’il est parvenu à parler aux déclassés et à faire basculer l’establishment tech, sur un discours « identitaro-futuriste ». Il est très troublant de constater qu’au-delà d’Elon Musk, son entourage comprend des personnes qui dessinent ce qu’ils voudraient être notre futur.

J’explique la volonté de destruction par une réponse au vote identitaire, c’est-à-dire de casser ce qui est perçu comme le système fédéral dans le fonctionnement de ses élites. En revanche, à ce stade, après sept semaines, je n’arrive pas à voir ce qui alimente le discours futuriste dans le sens de la construction d’une société stable et prospère. Je perçois l’aspect réactionnaire, mais je ne vois pas depuis cette semaine l’aspect futuriste.

Vous avez évoqué enfin la post-vérité et la post-rationalité. Je pense que les travaux préparatoires à l’actualisation de la RNS sont à ce titre importants, car ils permettent un minimum de convergence sur les faits. Mais ceux qui sont chercheurs comme je peux l’être, sont de plus en plus contestés du simple fait qu’ils conduisent des activités de recherche. Je ne me plains pas mais observe qu’un régime illibéral comme celui qui se met en place aux États-Unis commence par se séparer de chercheurs, notamment dans le domaine climatique. Il existe une forme de rejet du discours scientifique, qui est effectivement très préoccupante.

Mme Anne-Laure Blin (DR). Monsieur le directeur, merci de partager votre grille de lecture qui n’est cependant pas universelle, me semble-t-il. Les relations internationales sont évidemment composées de diplomatie, de défense, mais aussi de politique économique. Vous nous avez dit que la France était en quelque sorte moins menacée ou moins surprise que d’autres pays de l’Union européenne (UE) en raison de son histoire et de la détention de la force nucléaire.

Pour autant, la situation économique de la France est telle que nous sommes tout de même placés dans une position de réelle vulnérabilité. Vous avez évoqué les sujets de BITD, de l’économie et de l’industrialisation. Le réarmement de la France n’est pas qu’une question de deniers publics pour nos forces armées. Naturellement, elles doivent et méritent de voir leurs moyens amplifiés. Mais il s’agit aussi de redonner à notre nation la capacité de disposer d’une économie à la hauteur des enjeux du monde. À ce titre-là, notre situation d’endettement est telle que nous pouvons être victimes d’attaques sur notre dette, sujet qui est aujourd’hui purement éludé.

Dans quelle mesure vos connaissances du monde des relations internationales vous permet-elle d’évaluer si notre pays envisage véritablement cet enjeu comme un réel impératif ? Quelle lecture établissez-vous de notre attitude vis-à-vis de cet enjeu, comparativement à celle qui est pratiquée par nos voisins au sein de l’UE ? Je pense notamment à l’enjeu chinois. En effet, si nous disposons d’une réelle capacité industrielle et de très belles entreprises sur notre sol national, nous ne sommes pas pour autant souverains.

M. Thomas Gomart. Je pensais l’avoir exprimé très clairement : il n’existe pas de politique étrangère sérieuse sans économie solide. Je rappelle souvent dans mes interventions que le point de départ du gaullisme de 1958 est le plan Rueff, c’est-à-dire l’assainissement des finances publiques. Je constate avec vous que nous avons atteint un niveau de dette de 3 00 milliards d’euros sans nous être réarmés et avec un appareil productif affaibli. Je suis d’accord pour considérer qu’il s’agit d’un élément de vulnérabilité et que les attaques sur la dette sont tout à fait envisageables. Ces aspects, pris en compte lors de la RNS 2017, gagneraient à faire partie de l’actualisation de la revue nationale stratégique.

Ensuite, la Chine est désormais surcapacitaire, mais également en avance sur un certain nombre de segments, en particulier celui de la grande bataille qui commence à se livrer dans le domaine du véhicule électrique. Cette puissance industrielle chinoise est très en avance par rapport aux Européens et aux Américains, à tel point désormais que des groupes industriels européens expliquent qu’ils ne peuvent plus concevoir leurs progrès technologiques sans intégrer la Chine, particulièrement pour les voitures électriques.

En conséquence, nous ne pouvons pas tout réaliser de manière souveraine : nous ne sommes pas un isolat ; notre système et notre appareil productifs reposent sur un système ouvert. Je ne dispose donc pas d’une réponse définitive sur une asymétrie industrielle entre l’Europe et la Chine, qui s’est accentuée au cours des vingt dernières années. Cependant, les Européens doivent effectuer des choix d’allocation par rapport à ce qu’ils considèrent être les domaines clefs de demain.

M. Damien Girard (EcoS). Je vous remercie pour vos propos et vos réflexions, qui sont évidemment éclairantes et nécessaires dans la période que vous vivons actuellement. La situation internationale évolue jour après jour, modifiant profondément la position de la France et de l’Europe. À cet égard, l’actualisation de la revue nationale stratégique pour définir une nouvelle vision de long terme est largement insuffisante. Nous sommes nombreux ici à reconnaître que la France et ses alliés doivent assumer une plus grande part de responsabilité dans leur défense.

Mais notre pays doit éviter tout triomphalisme. Alors que l’architecture de sécurité européenne vacille, l’effort doit être collectif. Il ne s’agit pas pour la France de se substituer aux États-Unis en version réduite, mais bien de construire une défense européenne cohérente et solidaire. Cela implique de repenser en profondeur notre modèle d’armées. En 2025, le budget du ministère des armées atteindra 50,5 milliards d’euros. Ce montant ne suffira pas à assurer simultanément la défense du territoire national et de l’outre-mer, les interventions extérieures au service de la paix, une contribution efficace à la sécurité de l’Europe de l’Est, le maintien d’une influence stratégique en Méditerranée et dans l’Indo-Pacifique.

Le groupe Écologiste et Social plaide en faveur d’une meilleure priorisation stratégique de la France, avec un recentrage capacitaire sur la défense de nos frontières et celles de l’Union. Dans ce cadre, comment la France peut-elle redéfinir ses priorités stratégiques de manière réaliste et efficace ? Quel rôle spécifique devrait-elle assumer pour renforcer la sécurité du continent sans dispersion de ses moyens ?

M. Thomas Gomart. Lors de mes interactions avec des collègues européens, ces derniers balayent rapidement toute idée de triomphalisme français en rappelant notre niveau de dette ou notre situation politique. Je ne redoute donc pas un tel risque de triomphalisme déplacé, même si j’observe effectivement la tentation consistant essayer de se substituer en termes d’industrie de défense au partenaire américain. À mon avis, cette tentation est là aussi illusoire, compte tenu de nos capacités de production et du temps dont nous disposons.

Si votre question concerne la priorisation sur la défense de nos frontières, je réponds spontanément par l’affirmative, tout en ajoutant un codicille très important. Nous sommes un système ouvert, dans lequel la sécurisation de nos flux, la dimension maritime et navale sont essentielles. De manière schématique, lorsqu’un pays importe du gaz par voie continentale (oléoducs) en provenance de l’URSS puis de la Russie depuis plus de quarante ans, il dégrade presque mécaniquement ses capacités navales. En effet, la sécurisation de ces flux énergétiques était approximativement assurée par les États-Unis. Telle a été la situation des Européens, en particulier des Allemands, depuis le début des années 1980, qui avait d’ailleurs donné lieu à une crise transatlantique majeure, à la fois sur le plan énergétique et sur le plan stratégique, au moment de la crise des euromissiles.

En conséquence, les frontières ne se limitent pas à celles de l’Hexagone, ni à celles de nos départements et régions d’outre-mer (Drom) ou des collectivités d’outre-mer (Com). Les frontières sont aussi en jeu dans le détroit de Bab el-Mandeb, le détroit du Bosphore et le détroit de Taïwan. En effet, les Européens demeureront dépendants aux énergies fossiles, qu’il s’agisse du pétrole ou du gaz, qu’ils devront encore importer pendant de nombreuses années. La transition énergétique participe à la logique diminution de la dépendance, mais les énergies fossiles, charbon inclus, représentent toujours 85 % du mix énergétique mondial. Le déploiement des énergies renouvelables et la part de nucléaire sont extrêmement importants, mais la situation demeure très compliquée en Europe, à partir du moment où l’industrie allemande, la principale industrie du continent, a renoncé au nucléaire.

En résumé, tout le monde s’accorde sur la défense des frontières. Mais cette défense des frontières doit également se penser dans un rapport entre territoires et flux. La sécurisation des flux, énergétiques mais aussi de données, doit ainsi faire partie de notre effort de réflexion.

M. le président Jean-Michel Jacques. J’ajoute que le domaine spatial doit également faire partie de cette réflexion.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Il est impressionnant de voir la rapidité avec laquelle les évolutions géopolitiques et internationales, les délitements et reconstructions se déploient. Tous les matins, nous nous levons en nous interrogeant sur la nouvelle parole du jour en provenance des États-Unis, ses implications pour la France, l’Europe et le monde. Dans ces conditions, il est difficile de faire de faire de la RNS un document stable.

Je suis persuadée que cette RNS doit être établie en totale indépendance : dans le monde qui nous entoure, nous ne pouvons plus compter sur personne, à l’exception de nos amis européens. Elle doit donc être adossée à une revue européenne stratégique également indépendante des pouvoirs en Russie, aux États-Unis, voire en Chine. En effet, ces pays ne veulent que la déconstruction de l’Europe, afin de mieux capter nos richesses humaines, morales mais aussi bien sûr économiques.

Lors de votre exposé, vous n’avez pas évoqué les autres des BRICS, notamment l’Inde et le Brésil. Ces pays peuvent-ils représenter des partenaires intéressants, notamment dans le domaine numérique et des enjeux hybrides, qui doivent constituer un pan important de notre défense ?

M. Thomas Gomart. Le rôle des BRICS, désormais BRICS+, est effectivement essentiel, en particulier dans la vision qu’en a notre diplomatie. Au début des années 1980, le président Mitterrand avait par exemple décidé d’un partenariat stratégique avec l’Inde et la diplomatie du président Chirac articulait également un discours sur les émergents et l’avènement d’un monde multipolaire.

Désormais, nous connaissons ce monde multipolaire, mais le multilatéralisme qui y était associé a disparu. La France a fortement investi sur le multilatéralisme, mais les trois principaux membres permanents du Conseil de sécurité semblent y renoncer, chacun à sa manière. La Russie s’y emploie par un usage répété de son droit de veto et par la violation caractérisée du droit international, notamment en Ukraine. La Chine, tout en s’investissant fortement dans le système onusien, promeut un système alternatif, une forme de duplication du système onusien dans un certain nombre de domaines. Les États-Unis s’extraient de ce multilatéralisme depuis un certain temps, mais aujourd’hui de manière particulièrement virulente.

En conséquence, la France et le Royaume-Uni sont placés dans une situation très inconfortable vis-à-vis de ces trois pays, mais également vis-à-vis des BRICS. Dans le domaine qui est le mien, celui des instituts de recherche, je constate que mes collègues indiens critiquent très fortement la place de la France en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. Un procès en illégitimité nous est opposé par certains BRICS. Je rappelle à chaque fois que le Conseil de sécurité s’est établi de cette manière dans des conditions historiques précises, mais aussi que la France assume un certain nombre de responsabilités internationales. Il faut également rappeler l’importance qu’elle attache au droit international et au multilatéralisme. Je rappelle également à mes collègues indiens que la France est favorable à une réforme de ce Conseil de sécurité, mais que les Chinois y sont plutôt opposés.

S’agissant des BRICS+, il convient de s’arrêter un instant sur le sommet de Kazan du mois d’octobre 2024. La Russie dénonce en permanence le double standard des Occidentaux, avec des arguments à mon sens recevables, mais il faut simultanément pointer le double standard dont les BRICS font usage. À Kazan, ils expliquent que la souveraineté et l’intégrité territoriale représentent le principe constitutif de leur réunion, mais omettent de soutenir l’Ukraine, qui plus est en présence du secrétaire général des Nations unies.

Ces BRICS sont en réalité travaillés par deux lignes : une ligne représentée par la Russie et l’Iran, résolument anti-occidentale et désormais anti-européenne compte tenu du changement de pied des États-Unis ; et une ligne du « multi alignement », qui est celle de pays comme l’Inde et le Brésil. Ces derniers veulent bénéficier au maximum des avantages de la mondialisation sans être contraints par un système d’alliance. Ils privilégient ainsi des partenariats bilatéraux, à l’image de ceux qui peuvent exister entre l’Inde et la Russie, l’Inde et la France, l’Inde et les États-Unis ou l’Inde et Israël.

Enfin, il est évidemment nécessaire d’articuler les travaux stratégiques français à une réflexion européenne. Mais il faut malgré tout mentionner une préoccupation : un certain nombre de pays européens assument d’opérer un choix illibéral. Je pense notamment à la Hongrie, qui a voté en compagnie de la Russie, des États-Unis et d’Israël contre la résolution ukrainienne. J’entends souvent dire que la menace russe est exagérée, que les chars russes n’entreront jamais dans Paris. Mais l’on peut tout à fait imaginer une UE dans laquelle un certain nombre de forces politiques sont très favorables à Moscou : on peut être défaits sans être envahis.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Votre intervention nous aide à prendre de la hauteur, à réfléchir et à faire face à une réalité qui devrait nous conduire à prendre les bonnes décisions. Parmi les déterminants qui nous permettront de résister au contexte qui nous est imposé, un aspect stratégique concerne l’acceptation sociale. En tant que parlementaires, nous sommes à ce titre des acteurs clés pour conduire à cette acceptation sociale, notamment dans le cadre de la réactualisation de la revue nationale stratégique.

Selon vous, quels sont les chapitres de la RNS qu’il faudra profondément et obligatoirement faire évoluer ? Quels nouveaux aspects faudra-t-il y ajouter ? Comment et auprès de qui diffuser cette RNS pour en élargir les cibles ?

M. Thomas Gomart. Il ne faut pas galvauder cette séquence ; tous les pays européens ne mènent pas ce type de réflexions. S’agissant des cibles, j’interviens fréquemment dans les lycées, ainsi qu’auprès des décideurs. Je suis frappé par l’intérêt porté à ces sujets, vraisemblablement en raison de la gravité de la situation. Il m’apparaît donc nécessaire de mener un travail très spécifique en direction de l’éducation nationale. Les parlementaires doivent naturellement jouer un rôle, de leur côté, au même titre que les instituts de recherche. Mais il s’agit désormais de changer d’échelle et nous y réfléchissons, à la fois au sein de l’Ifri, mais également en compagnie de collègues d’autres think tanks. À ce titre, nous serons heureux de contribuer à l’effort d’un débat élargi, si celui-ci devait voir le jour.

Ensuite, la RNS actualisée doit singulièrement conduire une réflexion assez fondamentale sur la convergence de deux tendances très profondes : d’une part l’accélération de la dégradation environnementale qui conduit à la rareté et à la finitude, avec des incidences très directes sur nos ressources et notre mode de vie ; et d’autre part l’accélération de la mise en données du monde. Par ailleurs, je suis toujours frappé par le peu d’attention prêtée aux questions énergétiques. Or, à mon sens, une grande stratégie se construit fondamentalement autour d’une politique liant énergie et climat. La troisième dimension, qui requiert une grande technicité, a trait à la dimension financière, dont la dette, mais également une compréhension des flux financiers globaux.

Enfin, le président Jean-Michel Jacques a rappelé à juste titre l’enjeu de la dimension spatiale, notamment en lien avec les enablers, qui mériterait un développement plus spécifique. Si l’interface transatlantique ne fonctionne plus, les enablers seront concernés au premier chef.

M. Bernard Chaix (UDR). La puissance d’un pays ne se fonde pas uniquement sur ses moyens militaires, mais aussi sur une doctrine stratégique cohérente. Sans doctrine solide, nous ne saurons pas défendre nos intérêts vitaux lorsqu’ils seront contestés. Compte tenu du contexte géopolitique actuel, ce jour pourrait bel et bien être arrivé. Au siècle dernier, le général de Gaulle a déployé des trésors d’énergie afin que nous disposions d’une dissuasion nucléaire forte. Au groupe UDR, nous avons la ferme conviction que notre dissuasion doit rester la pierre angulaire de notre défense nationale, car notre capacité de projection nucléaire partout dans le monde fonde notre puissance. La révision de la revue nationale stratégique doit constituer l’occasion de le rappeler.

Ainsi, le débat ouvert par le président Macron sur l’extension de notre protection nucléaire à d’autres pays européens, notamment frontaliers de la Russie, nous paraît dangereux. Bien que la Russie constitue une menace réelle, on ne peut affirmer que la France ait des intérêts vitaux à la frontière orientale du continent. La construction d’une autonomie stratégique européenne ne doit pas remettre en cause la doctrine nucléaire du général de Gaulle de 1964, selon laquelle la France se sentirait menacée dès lors que les territoires d’Allemagne et du Benelux seraient violés.

Certes, le contexte européen nous oblige à réviser notre revue nationale stratégique. Cependant, cette révision ne doit pas se réaliser au détriment de notre attention pour la région Indo-Pacifique, qui région abrite 1,6 million de nos compatriotes. Nos territoires d’outre-mer et nos bases avancées représentent des points d’ancrage de notre dissuasion nucléaire. Ces territoires figurent au cœur des tensions régionales, alors que la Chine renforce son arsenal nucléaire et son contrôle sur les routes stratégiques. Quelle place devrait-elle être accorder à la défense de notre souveraineté nationale en dehors de l’Europe dans cette nouvelle revue nationale stratégique ?

M. Thomas Gomart. Votre question me permet d’effectuer un bref développement sur la dissuasion nucléaire, qui est effectivement centrale pour notre système politique, qui est en réalité un système politico-militaire. On prête naturellement au général de Gaulle un rôle essentiel dans la force de dissuasion pour des raisons évidentes, mais il faut rappeler malgré tout que l’effort a été lancé par la IVe République. Lorsque le général de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, il a décidé d’interrompre la coopération nucléaire avec l’Italie et l’Allemagne et la situation institutionnelle que nous connaissons s’est établie avec l’élection au suffrage universel du président de la République en 1962, une fois l’arme nucléaire acquise. La définition et l’appréciation des intérêts vitaux sur lesquelles reposent la dissuasion, relèvent de l’appréciation du chef des armées, c’est-à-dire le président de la République, élu au suffrage universel.

En Indo-Pacifique, il existe des territoires souverains français, même s’ils ne font pas partie de l’Europe « géographique ». Au-delà, notre système de défense ne se pense pas uniquement en termes de territoire, mais de protection et de sécurisation de flux qui sont indispensables au fonctionnement de ce territoire. Ces éléments plaident effectivement en faveur d’une stratégie indo-pacifique, selon l’expression consacrée qu’il existe un monde « à l’Est de Suez ».

En raison de la présence de territoires souverains en dehors de l’Europe et en lien avec notre compréhension du système économique international, notre défense ne se limite pas au continent européen. Sous cet angle, je partage complètement votre point de vue.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires individuelles, en commençant par une première série de deux questions.

M. Frank Giletti (RN). L’histoire et les défis géopolitiques actuels nous rappellent une vérité fondamentale : la sécurité de notre pays n’est jamais acquise et la lucidité face à la réalité représente une condition de notre survie. Depuis des années, les gouvernements successifs ont, à grand renfort de discours rassurants, caché la véritable étendue des faiblesses de nos forces armées, tandis qu’ils semblent s’affoler des faiblesses de nos stocks de munitions, du nombre de nos avions de chasse et de nos frégates ou encore du vieillissement de nos blindés.

Notre pays, reconnu pour sa puissance militaire, est aujourd’hui confronté à une fragilisation de ses moyens et à une course contre-la-montre face au tournant auquel nous assistons ces derniers mois, ces dernières semaines, voire ces dernières heures. Dans ce contexte, l’actualisation de la RNS engendre un grand nombre de questionnements, notamment celui de savoir s’il convient de continuer à masquer la vérité à nos concitoyens, sous couvert d’une communication rassurante. Comment cette dernière peut-elle inciter à une prise de conscience collective de la part des Français, sans pour autant dévaloriser notre système de défense ni renseigner nos compétiteurs ?

M. Pascal Jenft (RN). Dans la RNS 2022, l’objectif stratégique n°6.2 est intitulé « Faire émerger les capacités industrielles européennes de défense ». Il y est question de « développer une industrie de défense européenne ». Or au Rassemblement national, nous préconisons plutôt une coopération industrielle avec nos voisins européens, qui a été énoncée dans le discours de Marine Le Pen le 3 mars dernier. Encourager les membres de l’UE à s’équiper auprès des industriels français de la défense présenterait le double avantage d’augmenter la productivité et la croissance de notre BITD, tout en permettant à l’Europe de s’équiper à une échelle plus locale. Après tout, ces échanges entre États sont l’essence même d’une Union qui fonctionne et ils serviraient les intérêts de tous ses membres.

Quel est votre avis sur la possible introduction d’un tel objectif stratégique dans la prochaine RNS ? Si cela était rendu possible, quels seraient les États membres à solliciter en premier lieu ?

M. Thomas Gomart. Chacun est soumis à des biais, mais en tant que chercheurs, nous nous efforçons de tendre vers l’objectivité. Pour alimenter cette réflexion, nous essayons de produire des travaux de recherche qui ne répondent pas à une commande d’intérêts privés ni à une demande de l’État, en sachant que la bonne distance n’est pas aisée à trouver et à conserver. Nous nous efforçons de penser de manière objective et de dire les choses telles que nous les voyons, au besoin en formulant des critiques, ce qui nous est parfois reproché au prétexte que nous ne serions pas de « bons patriotes ». Mais il s’agit là en quelque sorte des risques du métier.

Ce préalable me semble nécessaire, à la lumière de ce qui se passe actuellement aux États-Unis ou de ce que nous avons pu observer dans d’autres pays européens. Il me semble très important de préserver un discours qui se veut objectif dans ses principes, quand bien même il peut ensuite être instrumentalisé par des forces politiques. Comment diffuser auprès des citoyens les résultats de ces recherches sans verser dans le catastrophisme et sans renseigner l’adversaire ? Ces aspects relèvent de votre jugement personnel, en tant que parlementaires.

A contrario, il est certain que certaines prises de parole, notamment sur le nucléaire, ne sont pas suffisamment informées et brouillent fortement le débat. Dans ce domaine, il me semble nécessaire de mener une réflexion personnelle sur l’intérêt que l’on porte à la sécurité du pays. Je n’ai pas de réponse de méthode à fournir, au-delà d’un appel à la responsabilité personnelle et collective.

Ensuite, je ne souhaite pas prendre parti pour une force politique, quelle qu’elle soit, comme vous pouvez le comprendre. Les effets de taille sont à prendre en considération. Je signale à cet effet que l’Ifri publie ces jours-ci un travail d’Élie Tenenbaum sur la BITD européenne comparée à la BITD américaine, co-écrit avec Ethan Kapstein. Nous évoquions précédemment un possible triomphalisme français. À ce sujet, une attitude française irrite parfois au plus haut point nos partenaires ; si nous nous touchons les bénéfices de choix coûteux et exigeants, nous n’avons pas vocation à nous comporter vis-à-vis de nos partenaires européens de la manière dont se comportent les États-Unis à l’égard de l’Europe. Cela n’a pas de sens, ne serait-ce que parce que notre crédibilité économique ne nous permet pas de le faire.

Un minimum de coopération doit être poursuivi et nous en prenons le chemin. Le débat est parfois biaisé dans l’espace public : la Commission avance en matière d’industrie de défense, mais elle n’intervient pas sur les questions de défense. Si l’on estime comme moi que l’UE ou l’Europe incluant Britanniques et Norvégiens constitue la bonne maille pour penser le monde, on ne peut regretter qu’elle ne soit pas capable de mener une politique énergétique commune, compte tenu de l’orthogonalité franco-allemande sur ces questions. Dans ce cas, il ne faut pas s’étonner des éléments de faiblesse structurelle par rapport à la tenaille russo-sino-américaine aujourd’hui à l’œuvre.

De ce point de vue, il faut accomplir des évolutions très significatives dans un contexte qui est à la fois dangereux, mais qui crée également des opportunités. Les Européens sont en train de se rendre compte qu’ils vont devoir se débrouiller par eux-mêmes. En tant que Français, nous n’en sommes pas surpris, mais ce contexte est tout à fait nouveau pour un très grand nombre de nos partenaires.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). Comme vous l’avez souligné, nous vivons une situation d’urgence pour lutter contre le changement climatique et promouvoir la paix grâce à la sauvegarde du droit international. Vous avez également évoqué la nécessaire prise en compte du facteur environnemental dans les politiques de défense. Simultanément, nous avons besoin de recul pour mener une planification, une stratégie en matière d’énergie civile et militaire. La numérisation des activités et l’augmentation du recours aux technologies dont l’intelligence artificielle (IA) exigent une consommation significative de nos ressources énergétiques. Nous évoluons dans un monde fini et la recherche de la sobriété doit demeurer un objectif important.

La guerre hybride est une réalité France et en Europe, mise en œuvre par des acteurs extérieurs et parfois relayés par des acteurs intérieurs. À ce sujet, outre les technologies de l’IA et du cyber, le quantique sera aussi au cœur des engagements des armées en 2025. Nous essayons de combler notre retard sur le cyber et l’IA, mais qu’en est-il du quantique ?

M. Guillaume Garot (SOC). Je vous remercie pour vos propos extrêmement clairs et précis. Vous soulignez que les défis sont aujourd’hui trop importants pour être traités à l’échelle nationale. Nous sommes nombreux ici à en convenir. Il convient donc d’aboutir, à pas rapides, à une approche coordonnée sur le plan européen. À vos yeux, comment devons-nous envisager cette coordination européenne ? Quelles priorités devons-nous nous fixer ? Vous avez évoqué de manière connexe la question essentielle de l’énergie. D’autres sujets doivent-ils être traités de manière avancée et rapide et selon quelles modalités de coordination pour nous assurer de leur efficacité ? Ces aspects me semblent essentiels, compte tenu de vos propos, qui nous ont alarmés, lorsque vous avez indiqué que l’on peut être défaits sans être envahis.

M. Thomas Gomart. Madame la députée, j’avoue mon ignorance en matière de quantique, mais je vous invite de suivre les travaux du Centre géopolitique des technologies de l’Ifri dirigé par Laure de Roucy-Rochegonde.

Vous avez raison de rappeler le besoin en électricité généré par la mise en données du monde, dans des proportions qui deviennent très significatives, compte tenu des projections en matière de consommation énergétique. Or ces éléments entraînent des incidences très directes pour notre sécurité. À ce titre, la RNS pourrait utilement se pencher sur nos approvisionnements miniers. La France est à la fois présente dans le domaine ultra sophistiqué et technologique du nucléaire, mais aussi de plus en plus dépendante de ressources minières, dont certaines sont présentes en Europe, mais surtout dans le vaste monde, en particulier en République démocratique du Congo.

Monsieur le député, vous m’avez interrogé sur l’articulation entre l’échelle nationale et l’échelle européenne. L’UE dispose d’une politique commerciale bien établie mais est désormais consciente de la nécessité de disposer d’une politique industrielle. La Commission, bien que très tardivement, a engagé en ce sens une révolution intellectuelle.

Si l’on s’en tient aux quatre prochaines années, c’est-à-dire le mandat de Donald Trump, je m’interroge pour savoir si les entreprises européennes vont poursuivre leur engagement climatique. Nombre d’entre elles, en particulier les grands groupes, ont construit leur business model sur cette logique. L’Europe va-t-elle poursuivre cette logique de régulation ou va-t-elle au contraire opérer des choix de dérégulation, au nom de la compétitivité ? Ici aussi, il n’existe pas de réponses univoques. Beaucoup dépendra des secteurs d’activité concernés. Cependant, il existe à mon avis un risque évident de remettre en cause des orientations prises par des grands groupes en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Enfin, je persiste : on peut être défaits sans être envahis. Simultanément, les citoyens votent dans un sens ou dans un autre et que cela nous plaise ou non, le président Trump a été réélu par une nette majorité. En conséquence, le modèle géopolitique qui est le nôtre depuis 1958 est peut-être contesté par certaines forces politiques.

M. le président Jean-Michel Jacques. S’agissant des ressources minières, je me faisais la réflexion que l’Europe en est pourvue en quantité, mais que nous sommes ici aussi confrontés à l’acceptation sociétale.

Je vous remercie pour votre présence aujourd’hui en commission. Vous soulignez à juste titre que les nations ont besoin d’outils d’analyse. L’Ifri y contribue et nous sommes très heureux de vous avoir accueilli ce matin.

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La séance est levée à dix heures trente-huit.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Delphine Batho, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, M. François Gernigon, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, Mme Murielle Lepvraud, Mme Lise Magnier, Mme Michèle Martinez, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, M. Jean Moulliere, M. Karl Olive, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Rimbert, M. Arnaud Saint-Martin, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, Mme Isabelle Santiago, M. Thierry Sother, M. Romain Tonussi

Excusés.  Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Matthieu Bloch, M. Hubert Brigand, M. Alexandre Dufosset, Mme Stéphanie Galzy, M. David Habib, M. Guillaume Kasbarian, Mme Julie Laernoes, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Jean-Louis Thiériot, M. Boris Vallaud

Assistaient également à la réunion.  M. Loïc Kervran, M. Sylvain Maillard, M. Jean Moulliere