Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, à huis clos, de M. André Denk, directeur exécutif-adjoint de l’Agence européenne de défense (AED) (cycle Europe de la défense).              2


Mercredi
12 mars 2025

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 48

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président

 


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La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous recevons M. André Denk, directeur exécutif-adjoint de l’Agence européenne de défense (AED), qui a demandé à être entendu à huis clos. L’audition, organisée dans le cadre de notre cycle sur les enjeux de l’Europe de la défense, nourrira aussi nos réflexions sur la réactualisation de la revue nationale stratégique (RNS) de 2022.

L’AED, créée en 2004, est la plus ancienne des institutions européennes consacrées à la défense. Son action est au cœur de l’actualité, comme le montrent les conclusions du Conseil européen extraordinaire du 6 mars dernier, appelant l’Europe à « assumer une plus grande responsabilité en ce qui concerne sa propre défense et être mieux à même d’agir ainsi que de faire face de manière autonome aux menaces et défis immédiats et futurs ».

À la suite des déclarations du président Trump, nous assistons depuis quelques semaines à une formidable accélération des initiatives européennes visant à réarmer l’Europe. Depuis 2017, la France joue un rôle moteur dans la construction de l’Europe de la défense. Ces dernières années, des avancées ont eu lieu, d’abord sur le plan capacitaire, par l’instauration de la coopération structurée permanente (Permanent Structured Cooperation, PESCO) et la création du Fonds européen de la défense (FED), ensuite sur le plan stratégique, par l’adoption en 2022, lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, de la Boussole stratégique.

À l’heure du réarmement de l’Europe, vous nous direz comment l’AED soutient la coopération entre les États membres dans le domaine de la défense. Nous serons attentifs à votre analyse de la situation et aux précisions que vous donnerez sur le rôle que jouera l’Agence.

M. André Denk, directeur exécutif-adjoint de l’Agence européenne de défense (AED). Je vous remercie pour votre invitation. C’est pour moi un moment fort, comme le fut, il y a quelques années, à Verdun, le jour où, alors commandant de l’École logistique de la Bundeswehr, j’ai signé avec mon camarade français de l’École du train et de la logistique opérationnelle de Bourges le document scellant notre partenariat. C’est un honneur pour moi de m’exprimer devant vous. Je vous prie d’excuser notre directeur exécutif, Jiří Šedivý, dont le mandat prend fin très prochainement et qui m’a demandé de le représenter.

L’AED a été créée, vous l’avez dit, en 2004 par le Conseil de l’Union européenne, à l’initiative des chefs d’État et de gouvernement. Nous avons pour mandat de soutenir les États membres, singulièrement les ministères de la défense, en matière de développement capacitaire. De plus, si nous avons toujours soutenu la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc), nous ne nous limitons pas aux missions de faible intensité. Nous avons toujours analysé les capacités sur l’ensemble du spectre, y compris celles qui sont nécessaires aux opérations de haute intensité. Notre mandat étant inscrit dans le traité de Lisbonne, l’Agence est, si l’on peut dire, une organisation constitutionnelle.

Nous sommes placés sous l’autorité directe des ministres de la défense des États membres, qui se réunissent deux fois par an au sein de notre comité directeur. Nous travaillons quotidiennement avec les directeurs nationaux chargés de l’armement, de la planification nationale de défense et de la recherche et de la technologie (R&T), ainsi qu’avec leurs équipes respectives. Ce fonctionnement intergouvernemental se reflète dans notre budget, directement abondé par les ministères de la défense.

Nous travaillons bien entendu en étroite collaboration avec le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) ; d’ailleurs, en sa qualité de haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Kaja Kallas est à la tête de l’Agence et, à ce titre, préside son comité directeur ministériel. Nous travaillons aussi avec les services de la Commission européenne, de l’Otan et d’autres organisations, telles l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar) et l’Agence spatiale européenne (ASE).

Le mandat renforcé que nous ont conféré les ministres de la défense en mai 2024 se détaille en cinq missions.

La première est d’identifier avec les États membres les besoins militaires partagés et les priorités capacitaires qui en découlent; en 2023, nous en avons défini vingt-deux, cohérentes avec les objectifs de l’Otan, et les vingt-sept ministres de la défense les ont approuvées.

Nous devons ensuite favoriser des actions collaboratives en matière de recherche et technologie de défense, aussi bien pour préparer l’avenir de la défense européenne que pour le plus court terme. À cet effet, nous soutenons l’innovation de défense par le biais d’un hub européen, le hub HEDI, qui réunit les agences nationales – pour la France, l’Agence de l’innovation de défense (AID). C’est une plateforme d’expérimentations et de démonstrations de faisabilité.

Nous sommes aussi chargés d’harmoniser les besoins en matière de capacités et de préparer des projets de développement capacitaire en coopération. Nous avons ainsi été à l’initiative, en établissant les spécifications du projet d’acquisition conjointe d’avions ravitailleurs, de la flotte multinationale d’avions multi-rôles de ravitaillement en vol et de transport.

Notre rôle est encore d’agréger les demandes de matériels d’armement, équipements et services pour permettre les acquisitions conjointes de manière à combler les lacunes et les insuffisances capacitaires à court terme. C’est ce que nous avons fait pour permettre aux États membres d’acheter conjointement des obus d’artillerie de 155 mm afin de reconstituer leur stock et de soutenir l’Ukraine.

Nous sommes enfin chargés de porter la voix des ministères de la défense pour ce qui concerne les politiques civiles et de défense de l’Union européenne. L’Agence permet d’harmoniser la position des armées européennes, par exemple sur les règlements européens « ciel unique » et Reach (enregistrement, évaluation, autorisation des substances chimiques et restrictions applicables à ces substances). Nous défendons aussi les prérogatives et les besoins des ministères de la défense lors des travaux préparatoires aux nouvelles initiatives et instruments relatifs à la défense dont vous avez évoqué certains.

Comment l’Agence a-t-elle évolué et quel rôle peut-elle jouer à l’avenir au regard de la nouvelle dynamique de la défense européenne ? Jusqu’en 2017, nous avons principalement mené des projets collaboratifs limités dans le cadre de l’initiative Pooling and Sharing – mutualisation et partage. Entre 2017 et 2022, la défense européenne a commencé à se structurer et de nouvelles initiatives ont été prises pour encourager la coopération : je pense à la revue coordonnée de défense, à la coopération structurée permanente, ou encore au Fonds européen de la défense. Ces coopérations étaient principalement consacrées à la préparation de l’avenir et cela s’est fait alors que les budgets nationaux restaient faibles.

Depuis 2022, nous observons une montée en puissance budgétaire et capacitaire dans un contexte radicalement modifié, et un intérêt plus marqué des États membres pour la coopération, en particulier pour le court terme. En témoignent les quatre lettres d’intention signées par vingt-deux ministres de la défense en novembre dernier en marge de la réunion de notre comité directeur, qui sont autant de déclarations politiques favorables à la coopération. Elles concernent la défense antiaérienne et antimissile intégrée dans une approche UE, les munitions télé-opérées, la guerre électronique et une future génération de vaisseaux de combat. Les détails des projets qui en découlent sont maintenant en discussion.

De nombreuses capacités ont fait l’objet d’un sous-investissement pendant des décennies au sein de L’UE. Il en résulte des lacunes dont mon passé de militaire me fait vous dire qu’elles sont parfois considérables, tout au moins en Allemagne, mais la situation est quelque peu similaire en France ; vous le savez sans doute mieux que moi. Il nous faut regagner du volume et améliorer notre préparation opérationnelle, notamment en matière de stocks et d’entraînement collectif. L’Otan demande aux alliés des capacités supplémentaires et il se peut que nous devions en plus compenser la disparition de certains moyens américains mis à disposition jusqu’alors. L’Europe est en effet dépendante de certaines capacités critiques telles que les frappes dans la profondeur, la neutralisation des défenses aériennes ennemies, le renseignement, ou encore le ravitaillement en vol.

La semaine dernière, les chefs d’État et de gouvernement se sont prononcés en faveur d’un réarmement massif de l’Europe. Ils ont déterminé une première liste de domaines capacitaires critiques et, vous le savez, la Commission européenne a fait des propositions relatives au volet financier. Le Livre blanc sur le futur de la défense européenne, dont la publication est attendue le 19 mars, s’inscrira dans la même logique.

L’AED peut soutenir les efforts des États membres sur les court, moyen et long termes. Pour les besoins à court terme visant à combler les lacunes capacitaires et à améliorer la disponibilité opérationnelle, l’Agence est la mieux placée pour agréger les demandes. C’est une condition préalable aux acquisitions conjointes, qui pourront bénéficier des 150 milliards d’euros de prêts proposés par la Commission européenne dans le cadre du plan Réarmer l’Europe. Quant aux besoins à moyen et à long terme, relatifs à la modernisation des capacités existantes et au développement de capacités de nouvelle génération, l’Agence peut offrir aux États membres une plateforme pour préparer ces projets en commun, et aider à la réalisation de projets impliquant au minimum deux Etats-membres.

Enfin, l’innovation et la recherche de défense sont indispensables pour garder notre avance technologique dans un domaine où nos adversaires investissent massivement. Notre portefeuille actuel de projets, en forte croissance, s’élève à quelque 360 millions d’euros.

En conclusion, je me dois de souligner l’utilité fondamentale de la coopération européenne. Elle permet de partager les coûts, de diversifier le vivier des sous-traitants et d’allonger les séries. Bien entendu, les États membres restent aux commandes et les efforts financiers principaux leur reviennent. Mais même pour la France ou l’Allemagne, il sera difficile de tout faire au niveau national ou en coopération bilatérale, et il faut également s’assurer que tous les États membres prennent leur part de cet effort. La coopération européenne telle que l’Agence la pratique, en soutenant les États membres et non en se substituant à eux, peut jouer un rôle crucial.

M. Étienne de Durand, mon directeur de cabinet, et moi-même serons heureux de répondre à vos questions.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Catherine Rimbert (RN). Au nom de quoi l’Union européenne s’ingère-t-elle dans la politique de défense des États membres ? L’article 4 du Traité sur l’Union européenne (TUE) l’établit : Mme von der Leyen, très bavarde sur les questions militaires, n’a aucune légitimité pour s’emparer de ces sujets, et la Commission européenne, qui professe à l’envi des leçons de droit, ferait bien de se les appliquer à elle-même. Certes, l’Agence que vous représentez est une agence intergouvernementale relevant de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et donc du Conseil européen, où les décisions se prennent à l’unanimité. Mais la Commission européenne contourne les traités en évoquant, par un artifice juridique proche de la forfaiture, l’article 42 du TUE et l’article 173 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui porte sur la politique industrielle, pour proposer le projet de règlement Edip. Or, les dérogations demandées par certains États pourraient conduire à acheter encore plus de matériel américain avec l’argent des peuples européens. Quel décalage entre les grands discours sur l’autonomie européenne et, dans les faits, la dépendance aux États-Unis !

Le Conseil européen est seul légitime pour traiter des questions de défense et l’unanimité doit rester la règle, y compris pour les questions de financement et d’industrie de défense. Dans ce cadre strictement intergouvernemental, l’AED n’a pas à devenir le bras armé de l’Union européenne et de la Commission, au nom d’une Europe de la défense chimérique qui ne mène à rien et qui ne signifie rien. Comment l’Agence perçoit-elle la montée en puissance de la Commission européenne dans le domaine militaire ? L’AED, qui doit être un outil au service des États membres, ne risque-t-elle pas de devenir le bras armé des ambitions bureaucratiques de Bruxelles au détriment de la souveraineté des États ?

M. André Denk. Peut-être pourriez-vous inviter Mme von der Leyen à venir expliquer ce que fait la Commission européenne.

Je vous l’ai dit, l’AED est un organisme intergouvernemental qui travaille avec les États membres et la Commission pour définir et engager des projets capacitaires communs. L’Agence aide les États intéressés à harmoniser les besoins et la Commission met au point des mesures incitatives financières et législatives propres à soutenir la production industrielle dans les domaines correspondants ; les deux modes d’action peuvent être complémentaires. L’AED, organisme entièrement à la main des États membres et dont les ministres décident les orientations lors des réunions de son comité directeur, n’est pas le bras armé de la Commission.

Par ailleurs, conformément à notre mandat, nous agissons strictement en soutien de l’industrie de défense européenne. Ainsi, lorsque nous avons entrepris, l’année dernière, d’acheter des obus de 155 mm, nous avons examiné les possibilités offertes par la seule industrie européenne.

Enfin, les négociations sur le projet de règlement Edip sont encore en cours.

M. Étienne de Durand, directeur de cabinet du Directeur exécutif et de son adjoint. J’appelle votre attention sur le fait que le budget prévu pour le programme Edip ne s’élève pour l’instant qu’à 1,5 milliard d’euros, un montant qui reste limité au regard des besoins à l’échelle de l’UE. Les discussions entre États membres sur les critères d’éligibilité à ces fonds se poursuivent et rien n’est arrêté à ce stade.

J’y insiste à mon tour, l’AED travaille, y compris en matière budgétaire, sous l’autorité directe des ministères de la défense, aucunement sous l’autorité de la Commission. Dans ce cadre, en accord avec les ministères, la Commission peut confier à l’Agence des programmes précis de R&T de défense au profit des États membres.

Pour me présenter, je précise qu’avant de devenir le directeur de cabinet d’André Denk, j’ai appartenu au ministère français de la défense.

Mme Corinne Vignon (EPR). Le plan Réarmer l’Europe traduit la volonté de renforcer les capacités militaires des États membres de l’Union pour favoriser une plus grande autonomie stratégique, dans le contexte de l’agression russe en Ukraine et du repositionnement des États-Unis sur leurs propres priorités. Toutefois, plusieurs obstacles demeurent : la fragmentation des efforts de défense, le manque de coordination des investissements industriels et une dépendance persistante aux fournisseurs non européens qui affaiblit la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Comment l’Agence entend-elle renforcer la coordination entre les États membres pour éviter la fragmentation des achats de défense et garantir que l’augmentation des budgets entraîne réellement le renforcement de l’industrie européenne plutôt que la dépendance continue aux fournisseurs extérieurs ?

D’autre part, l’investissement en R&T a plafonné à 1,4 % des dépenses de défense en 2023, loin du seuil de 2 % fixé en 2007. Quels leviers l’Agence pourrait-elle actionner pour encourager l’augmentation concertée de ces investissements, en lien avec le FED ainsi que le mécanisme visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa) et l’action de soutien à la production de munitions (Asap) ? Plaide-t-elle en faveur de mécanismes contraignants pour inciter les États membres à mutualiser l’innovation de défense ?

M. André Denk. Les capacités militaires européennes sont effectivement très fragmentées. Par exemple, pour des raisons historiques, l’Allemagne et la France utilisent des chars différents. C’est exactement ce que l’on doit éviter à l’avenir. L’une de nos missions, je vous l’ai dit, est d’harmoniser les demandes pour les achats à court terme, et dans ce domaine nous pouvons véritablement aider les États membres. Mais, encore une fois, sécurité et défense sont leurs prérogatives. Nous devons inciter à l’harmonisation des besoins, qui est une condition à l’harmonisation des matériels, mais la décision revient aux États.

Pour utiliser les 150 milliards d’euros du plan Réarmer l’Europe, l’approche nationale est possible : deux, voire trois pays se groupent pour acheter ensemble – cela arrivera –, mais sans passer par les institutions européennes et donc sans que ces acquisitions soient coordonnées au niveau européen. Mais l’Agence peut aussi inciter à des actions conjointes. Ainsi, nous avons formulé des propositions relatives aux munitions téléopérées et dix-sept ministres de la défense ont signé une lettre d’intention affirmant leur volonté de coopérer en ce domaine. Notre rôle est de proposer ces coopérations pour éviter la fragmentation des achats et de ce fait améliorer l’interopérabilité entre forces armées. Ensuite, décider où l’on achète reste un choix national. Tous n’ont pas une industrie de défense. Certains pays préfèrent acheter Européen, d’autres sont plus ouverts ; il faut créer les conditions d’une préférence européenne, et l’Agence participe de ce processus sous l’angle de la demande.

Vos observations relatives à la recherche et la technologie de défense sont justes. En 2024, les budgets militaires en Europe se sont établis, en tout, à 326 milliards d’euros, dont quelque 110 milliards pour les investissements et 13 milliards seulement pour la R&T, une proportion très faible.

Les États membres ont le choix. Par exemple, le ministre de la défense allemand, qui doit immédiatement combler les lacunes capacitaires de son pays, peut acheter européen, mais il peut aussi décider d’acheter américain si l’industrie de ce pays est capable de fournir plus rapidement les équipements nécessaires – ce qui est apparemment le cas. Mais au-delà du réapprovisionnement à court terme, il faut penser à l’avenir.

M. Étienne de Durand. Effectivement, la proportion des dépenses consacrées à la R&T n’est pas bonne et toujours inférieure à l’engagement de 2 % pris dans le cadre de la coopération structurée permanente. Cela dit, les 13 milliards d’euros dépensés en 2024 marquent une forte hausse en volume – quoique moins rapide que celle des achats sur étagère. La bonne nouvelle, c’est que les programmes conjoints de R&T, qu’ils passent par la Commission européenne ou par l’Agence, sont en augmentation très nette.

Il faut aussi garder à l’esprit que six ou sept États européens seulement disposent d’une BITD. La R&T est très compliquée pour les autres et ne peut concerner que de petites entreprises, généralement duales, qui accéderont difficilement aux financements privés comme aux marchés de défense, dont le seuil d’entrée réglementaire est souvent élevé, et qui n’engageront que difficilement des coopérations transfrontalières. C’est ce en quoi les groupes de travail « CapTechs » de l’Agence sont utiles. Ils sont chargés de déterminer les projets de recherche et de technologie nécessaires en de multiples domaines : les composants, les matériels, les technologies aériennes et maritimes, etc. Nous y réunissons les ministères de la défense et des entreprises européennes, petites entreprises comprises. Davantage d’argent devrait être consacré à ces projets, et peut-être les États membres devraient-ils aussi envisager de durcir leurs obligations à cet égard. La révision de la coopération structurée permanente pourrait être l’occasion de renforcer les objectifs en matière de R&T, sachant que les objectifs précédemment fixés n’ont toujours pas été atteints, en pourcentage en tout cas.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Entre 2020 et 2024, pour se fournir en armement, les pays européens membres de l’Otan se sont tournés vers les États-Unis pour 64 %, vers la France pour 6,5 % – soit dix fois moins –, dans une semblable proportion vers la Corée du Sud et vers l’Allemagne dans 4,7 % des cas. Pendant la même période, les importations d’armes ont doublé par rapport à la période 2015-2019. Ainsi, la demande européenne augmente fortement, mais elle est largement accaparée par les États-Unis.

Aujourd’hui, l'Union européenne assouplit les règles du pacte de stabilité et de croissance, auxquelles mon groupe s’est opposé depuis leur création ; dont acte. Quels États ont poussé à cet assouplissement, dont on regrette qu’il n’ait été accepté ni pour la transition écologique ni pour sauver la Grèce pendant la crise de l’euro ? Quels moyens sont-ils prévus pour s’assurer que, dans le cadre du plan Réarmer l’Europe, les Européens achètent des matériels européens et non américains ou sud-coréens ? De même, comment le règlement Edip rendra-t-il possible un réarmement européen porté par l’industrie européenne elle-même ? Les montants envisagés sont-ils à la hauteur ? À quels États ce dispositif profitera-t-il ? À notre sens, il ne s’agit pas tant de garantir une demande européenne que, dans un premier temps, une offre européenne suffisante.

Sur le fond, la défense n’est pas une compétence de l’Union européenne ; les traités ne comportent aucune disposition en ce sens. Aussi peut-on s’interroger sur la raison d’être de l’AED. Vise-t-elle à favoriser une défense commune européenne ? On se demanderait alors quels sont les intérêts communs de la France et de l’Italie de Meloni ou de la Hongrie d’Orbán. Ou bien l’objet de l’Agence est-il plutôt de créer un marché commun de la défense et, partant, de faire émerger une BITDE ? En ce cas, cette mission n’est-elle pas dans une impasse au regard des chiffres exposés précédemment ?

M. André Denk. Les négociations sur les critères d’éligibilité aux fonds associés au projet de règlement Edip sont en cours au Conseil et au Parlement européens. L’Agence n’a que le statut d’observateur dans les discussions au Conseil, et je ne peux vous prédire quelles en seront les conclusions. Mon opinion personnelle est que pour dissuader ses adversaires de s’en prendre à elle, l’Europe a besoin de capacités armées assez fortes et d’une industrie de défense puissante pour fournir aux armées ce dont elles ont besoin.

Je ne partage pas l’idée selon laquelle l’Union européenne n’a pas de compétence en matière de défense. La défense collective est une prérogative de l’Otan, mais chacun aura constaté, au cours des dernières semaines, que l’Organisation doit se doter d’un pilier européen très solide. Non que nous serons en mesure, dans un futur proche, d’assurer entièrement notre défense sans les Américains, mais le nouveau président des États-Unis pousse les Européens à accroître leurs capacités militaires propres. Or les lacunes capacitaires sont réelles partout en Europe et il faut les combler.

Je le redis, l’AED a été créée pour aider les États membres à assurer leur développement capacitaire, mais ils décident seuls de faire appel à ses services. Nous observons un appétit grandissant en ce sens, une volonté croissante de coopérer au niveau européen pour augmenter les capacités militaires. C’est indispensable. L’Agence a un rôle clé à jouer pour relever ce défi, de même que la Commission européenne par des propositions financières et législatives. Les deux organes sont complémentaires.

M. Étienne de Durand. Dans le projet de règlement Edip, la Commission européenne défend des critères d’éligibilité exigeants visant précisément au développement d’un marché européen de la défense. C’est le vœu de la France mais, à notre connaissance, de peu d’autres États membres. André Denk vous l’a dit, l’Agence a le statut d’observateur des négociations : nous ne sommes requis par les États membres que lorsqu’ils ont besoin d’expertise sur des sujets précis.

Le débat a lieu entre les gouvernements, et nombre d’entre eux ont choisi de s’approvisionner sur le marché mondial, à cause de l’urgence ou pour des raisons d’usage : quand vous avez déjà des avions américains ou de l’artillerie sud-coréenne, il est compliqué, en pleine crise, de choisir un autre matériel que celui avec lequel vos armées ont été entraînées. C’est pourquoi la dépendance ne diminuera que progressivement. Il s’agit de tracer le chemin qui le permettra. J’ajoute que, les chaînes de sous-traitance en matière de défense étant largement mondialisées, tout le monde connaît des dépendances, Américains compris. Ils ont rencontré exactement les mêmes problèmes que nous pour les obus de 155 mm.

Encore une fois, l’AED n’a aucunement pour raison d’être de se substituer aux ministères de la défense. Je me permets de vous renvoyer au Traité sur l’Union européenne et à la décision du Conseil qui spécifie les missions de l’Agence : nous soutenons la BITDE et la coopération de défense. En aucune façon, nous n’élaborons une politique qui serait décidée à Bruxelles en surplomb de ce que veulent les ministres.

Mme Anna Pic (SOC). Selon la Commission européenne, la BITDE réalise un chiffre d’affaires annuel de 70 milliards d’euros et emploie environ 500 000 personnes. Néanmoins, en 2022, 18 % seulement des achats d’équipements militaires par les États membres ont été faits en coopération, alors que l’objectif fixé en 2007 était de 35 %. En mars 2024, la Commission européenne a présenté une stratégie visant à renforcer l’industrie de défense européenne que l’AED a pour mission de contribuer à mettre en œuvre. Selon vous, quels obstacles expliquent le manque de coopération à l’échelle européenne ? Même si, avez-vous dit, la France a toujours été proactive dans le débat, ni la direction générale de l’armement (DGA) ni le ministère de la défense n’ont de direction des affaires européennes. Au-delà des mots, les outils existent-ils ? Comment améliorer la planification pour favoriser la coopération ? Quelles actions pratiques conduire pour que la base industrielle et technologique de défense européenne soit effectivement européenne ?

M. André Denk. L’objectif est de parvenir à une forte coopération au niveau européen. Que les acquisitions communes d’équipements et de munitions représentent 35 % des investissements militaires européens ne me semble pas envisageable dans un avenir proche, mais c’est une ambition politique qui fixe une orientation juste. Pour l’instant, la proportion d’investissements faits en coopération est insuffisante, vous l’avez dit, et nous avons besoin d’outils tels que le programme Edip pour améliorer la coopération. Certes, 1,5 milliard d’euros, c’est peu, mais c’est un premier pas, qui sera peut-être suivi d’autres. Des incitations financières sont nécessaires pour stimuler la coopération entre les États membres dans ce domaine, bien que tout le monde la sache indispensable pour faire des économies d’échelle, pour assurer l’interopérabilité des équipements et pour faciliter la logistique. J’insiste sur ce point : le projet de règlement Edip est une première approche solide.

L’Edirpa, conçu dans le même esprit, a fonctionné. Le mécanisme ne disposait pas d’un large budget, mais il a incité les États membres à plus de coopération. Nous n’en sommes pas encore là, mais l’Agence travaille dans cette direction. Comme je l’ai dit, les lettres d’intention ont été signées en novembre dernier par les ministres de la défense : maintenant, les experts discutent de projets concrets de court terme pour les achats et de moyen-long terme pour le développement. Mais, encore une fois, c’est aux États membres qu’il revient de décider s’ils participent ou non à ces programmes de coopération.

L’AED n’agit qu’au bénéfice de la BITDE. Pour les achats d’obus d’artillerie, certains États membres voulaient que nous nous approvisionnions aux États-Unis ou en Corée du Sud, et l’ambassadrice française au comité politique et de sécurité (Cops) a été on ne peut plus claire, disant que l’argent européen doit aller aux entreprises européennes. C’est l’objectif que nous visons : une industrie européenne capable de fournir ce dont nos armées ont besoin. On ne peut se reposer indéfiniment sur les Américains.

M. le président Jean-Michel Jacques. Vous avez entièrement raison. Nous avons de bonnes fonderies un peu partout, dont une en Bretagne qui sait faire d’excellents obus.

Mme Alexandra Martin (DR). La France joue un rôle clé dans la défense européenne, tant par ses capacités industrielles, qu’il faut néanmoins développer, que par son engagement militaire. Comment l’AED prend-elle en compte les spécificités françaises dans ses programmes de coopération, notamment en matière d’innovation et d’autonomie stratégique ? La France joue-t-elle un rôle moteur dans certaines initiatives industrielles ? Comment ses savoir-faire technologiques sont-ils intégrés et valorisés dans le programme européen pour l'industrie de défense ?

Sur un autre plan, la résilience des Européens tient aussi à leur moral et à leur préparation aux crises et aux menaces. L’Agence intègre-t-elle cette dimension sociétale dans ses stratégies ? Comment l’Europe peut-elle renforcer la confiance de ses citoyens dans sa capacité à assurer leur sécurité et leur souveraineté ?

M. André Denk. L’industrie de défense française, comme celle des autres pays membres de l’Union européenne, est invitée à participer à nos programmes de R&T. Nous avons mis sur pied une grande communauté industrielle et gouvernementale agrégeant 2 000 experts et 800 entreprises et ses activités sont très appréciées par les États membres et par l’industrie. Tous les États sont toujours invités à y participer, s’ils le souhaitent. L’industrie française y est très engagée.

Par ailleurs, le hub HEDI conduit des expérimentations et des démonstrations de faisabilité. L’une d’entre elles, concernant des drones, aura lieu cet été près de Rome et une entreprise française participe au projet. La France est intéressée et engagée dans nos activités en matière d’innovation.

M. Étienne de Durand. C’est le ministère français de la défense qui nous a permis de lancer le hub HEDI grâce à une contribution spécifique. La directrice du service de la recherche, de la technologie et de l’innovation de l’AED est française, issue de la DGA. La France a toujours été très présente dans tout ce qui a trait à la R&T. Mais, encore une fois, ce sont les États membres qui décident de leur contribution et de sa nature, en fonction de leurs intérêts respectifs. Pour dire les choses brutalement, grands et petits États membres ne viennent pas chercher les mêmes choses à l’Agence. Elle doit donc s’efforcer de couvrir tous les besoins, y compris quand ils ne correspondent pas à ceux de la France et de l’Allemagne.

Il n’y a pas de direction « Europe » au ministère de la défense, c’est exact, mais il y a une sous-direction « Europe » à la direction générale des relations internationales et de la stratégie, et une direction internationale de la coopération et de l’export à la DGA, si bien qu’un assez grand nombre de mes anciens collègues du ministère suivent de près les questions de défense européenne, qu’il s’agisse des initiatives de la Commission européenne ou de l’Agence.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). Quelles sont les étapes et les priorités en matière de coopération de défense ? Quelles améliorations et quels avantages apporter pour garantir une sécurité collective européenne ?

Sur un autre plan, la question des ressources énergétiques et de la consommation d’énergie dans le domaine de la défense doit impérativement être traitée ; une planification est indispensable pour tous les acteurs. En 2016, la Commission européenne avait engagé une consultation sur l’efficience énergétique et les énergies renouvelables dans le secteur de la sécurité et de la défense. Trois axes avaient été approfondis : la gestion de l’énergie, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. En 2021, l’AED a créé le forum d’incubation « IF CEED » chargé de mettre en œuvre des projets transnationaux promouvant les principes de l’économie circulaire dans le secteur de la défense. À quelles applications ces réflexions ont-elles abouti ?

M. André Denk. Pour avoir un passé de logisticien, je sais d’expérience que fournir de l’essence aux troupes en opération est toujours un grand défi, que l’on soit en Afghanistan, au Mali ou même en Bosnie. C’est pourquoi l’AED s’attache aussi à soutenir les États membres dans ce domaine pour permettre à la défense européenne de devenir plus économe en énergie. Ce n’est pas la priorité politique actuelle, mais le sujet est débattu au sein de deux forums dédiés à l'économie circulaire et la soutenabilité énergétique et nous voulons parvenir à des résultats tangibles.

M. Étienne de Durand. Des démonstrateurs ont été installés sur des bases au Mali pour limiter leur empreinte énergétique et assurer leur autosuffisance. Il y va de l’environnement mais aussi de l’autonomie opérationnelle des armées : moins elles consomment d’énergie, plus elles sont autonomes. Des programmes consacrés à ces sujets continuent de se développer. Ils attirent des financements croissants et l’intérêt marqué de nombreux États membres ; le Luxembourg est par exemple très actif à ce sujet, mais il n’est pas le seul.

M. André Denk. Étant donné nos considérables lacunes en matériaux rares pour les capacités militaires, le recyclage des matériaux est un autre sujet de très grande importance.

M. Christophe Blanchet (Dem). Quel est le budget de l’AED ? Comment son financement est-il réparti entre les États membres ? Quel est l’effectif de l’Agence ?

Par ailleurs, est-il déjà arrivé que vous proposiez des équipements européens immédiatement disponibles et adaptés, mais que des États membres préfèrent néanmoins acquérir des matériels étrangers, américains par exemple ? J’entends que certains pays disposent déjà d’équipements étrangers et qu’ils souhaitent poursuivre dans cette voie, mais d’autres raisons expliquent-elles leur choix de ne pas s’appuyer sur la BITDE ?

En quoi les attentes des grands pays et des petits pays à l’égard de l’AED diffèrent‑elles ?

Enfin, je reviens à la question de notre collègue Alexandra Martin, car outre la capacité de défense, il faut la volonté de se défendre, ce qui suppose la mobilisation générale de la société. Même si ce sujet n’entre pas dans votre champ de compétences, comment faire admettre aux citoyens européens la nécessité d’un tournant et les inciter à se tenir prêts, de telle sorte que nos ennemis soient moins tentés de venir nous voir ?

M. André Denk. Notre budget annuel s’établit à 51 millions d’euros. Nous sommes environ 230 collègues, installés à Bruxelles. Le financement de notre budget est assuré de la même manière que celui de l’Union européenne : l’Allemagne, par exemple, en paye 25 %, les petits États membres beaucoup moins. Comme nos tâches sont vouées à s’élargir et les ambitions politiques qui nous concernent à grandir, notre effectif augmentera certainement un peu au cours des années à venir.

Avons-nous déjà proposé une solution européenne à un État qui a ensuite choisi une solution non européenne ? Pour vous répondre, je reprendrai l’exemple des obus d’artillerie de 155 mm. Il y a deux ans, l’Estonie a demandé à l’Union européenne de fournir 1 million d’obus à l’Ukraine en un an. C’était très ambitieux et M. Josep Borrell a cherché des fournisseurs. L’AED, bien qu’elle n’ait jamais agi comme centrale d’achat de matériel, a proposé de s’en charger, ce qui a été approuvé par les vingt-sept ministres de la défense ainsi que celui de la Norvège. Dans le même temps, les ministères allemand, français et suédois de la défense ont déclaré que s’il s’agissait d’une excellente idée, ils allaient néanmoins proposer un contrat-cadre pour ces achats. L’Agence s’est donc trouvée en compétition avec l’Allemagne, la France, la Suède, sans compter les États-Unis. De plus, si pour nous il était clair que l’on devait s’en tenir à du matériel européen, au sein du Cops, certains États membres nous ont demandé de nous approvisionner en tous lieux. Les Tchèques ont collecté de l’argent pour acheter des obus sans préciser ou, et les Danois pour en acheter en Ukraine… La coordination était donc perfectible. Encore une fois, cependant, le choix revient aux États membres, c’est leur prérogative. La seule chose que nous puissions faire, c’est leur proposer des solutions communes.

Pour ce qui est du nécessaire changement de mentalité en matière de défense européenne, que vous dire ? Je ne sais pas ce qui devrait se passer de plus pour que ceux qui n’ont pas encore compris que les Européens doivent être prêts à faire davantage, tout de suite, en matière de défense commune le comprennent. Pourtant, quand je parle avec des amis en Allemagne, je ne suis pas certain que tout le monde soit conscient de l’enjeu.

M. Étienne de Durand. Une stratégie européenne dite de préparation et de gestion des crises va aborder ces aspects sociétaux.

Le manque d’argent explique pourquoi la coopération en matière de défense n’a pas bien fonctionné ces dernières années : on n’y parvient pas sans une mise initiale, mais on finit par rentrer dans ses frais parce que les séries sont plus longues. Ainsi, les grands États membres, parce qu’ils ont une BITD, attendent de l’Agence beaucoup de R&T ciblée mais éprouvent des difficultés à intégrer la coopération dans la planification nationale. Les petits États membres, eux, ont besoin de l’AED pour du conseil, y compris en planification. Je pourrais vous donner d’autres exemples ; tous montrent la disparité des situations, qu’il faut se garder d’ignorer.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Mon groupe soutient les efforts sans précédent engagés par la France pour assurer sa propre autonomie stratégique, qui se reflète dans la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024-2030. Nous sommes également convaincus de la nécessité d’une Europe de la défense puissante. Se jouent aujourd’hui l’avenir de notre continent, de ses valeurs et de ses frontières.

La contribution française à l’AED figure dans le programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense, dont j’ai eu l’honneur d’être la rapporteure lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2025. Elle s’établit à 8,7 millions d’euros, en augmentation de 6 %, parce que nous souhaitions contribuer fortement au financement du hub pour l’innovation de défense. Nous sommes en effet très engagés en matière d’innovation et de technologie, mais comment coordonner nos ambitions et celles de l’Union européenne et de nos partenaires européens ? Nous voulons investir dans les nouveaux champs de conflictualité : le renseignement, l’intelligence artificielle, le quantique. Quel socle commun d’innovation nous rassemble ? Et qu’est-ce qui pourrait nous diviser, l’argent ne pouvant être toujours multiplié, et des priorités devant être définies, y compris à l’AED ?

M. André Denk. En premier lieu, ce qui a trait à la dissuasion nucléaire est hors de notre champ de compétence.

La directrice du pôle recherche, technologie et innovation de l’AED est française et issue de la DGA, cela a été dit. Elle fait part des ambitions fortes de la France dans ce domaine. Nous avons de nombreux plans d’action sur des sujets précis : l’intelligence artificielle, le quantique, les technologies disruptives. C’est un dénominateur commun pour les États membres, et la France s’investit fortement dans le hub HEDI où l’Agence conduit des projets concrets.

Fin mai auront lieu à Cracovie les journées européennes de l'innovation de défense. Toute la communauté de l’innovation de défense y sera rassemblée, y compris les Ukrainiens, qui sont les plus grands innovateurs du moment et dont nous avons beaucoup à apprendre. J’ai aussi mentionné l’expérimentation prévue cet été en Italie pour promouvoir une vision commune des drones, car, pour l’heure, il n’y a ni vision européenne ni achats communs. Enfin, nous décernons régulièrement des prix d’innovation de défense pour faire connaître les start-up aux États membres. Ce ne sont là que quelques exemples de nos multiples activités.

M. Étienne de Durand. Nous intervenons en amont. Les groupes de capacités technologiques et le hub HEDI offrent des briques technologiques qui peuvent ensuite être développées dans un cadre européen par le biais du FED – dans ce cas, nous passons de la R&T à la R&D – ou être rapportées « à la maison » par les États membres. Nous n’avons donc pas toujours de visibilité sur ce que deviennent les briques technologiques produites à l’Agence. Les Européens s’accordent sur des priorités de recherche et nous soutenons les États membres pour qu’ils convergent sur des priorités technologiques, mais ils n’ont pas à nous dire ce qu’ils en font en aval. La France peut participer à la construction de certaines briques technologiques, ne pas aller au-delà dans un cadre européen, et utiliser ou non ces briques dans ses programmes nationaux. Cela vaut pour tous les États membres.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des députés.

M. Laurent Jacobelli (RN). Avec le Rafale, le char Leclerc, le canon Caesar, les sous-marins Barracuda, le porte-avions de dernière génération, la France possède une industrie de défense souveraine et autonome qui fait d’elle la première puissance militaire européenne. Nous n’avons heureusement pas attendu l’Union européenne pour garantir notre autonomie stratégique. Mieux encore, la France rayonne à l’international grâce à une politique d’exportation qui, si elle était enfermée dans le carcan européen, serait, je le crains, bien moins performante.

On peut d’ailleurs s’interroger sur l’utilité de l’Agence que vous représentez. Vous aviez présenté un plan de défense aérienne intégrée mais, à l’exception de la Grèce et de la Croatie, tous les pays européens préfèrent le F-35 américain, balayant l’offre française – certains ici diraient « européenne » – du Rafale. Le Royaume-Uni, qui a la deuxième armée d’Europe, se passe sans problème de l’AED. Or comment peut-on justifier l’existence d’une Agence censée structurer la défense européenne quand l’un des acteurs militaires majeurs du continent s’en affranchit ? Quel intérêt cette Agence présente-t-elle pour la France ? Ne serait-il pas plus stratégique et plus efficace pour nous de privilégier les coopérations européennes ciblées entre États souverains aux ambitions militaires réelles ?

M. Thierry Tesson (RN). Aux termes de l’article 42 du TUE, qui définit vos fonctions, l’AED « identifie les besoins opérationnels » et « promeut des mesures pour les satisfaire ». Cette mission semble néanmoins se heurter aux différentes doctrines d’emploi des États membres, dont je donnerai un exemple connu : la France privilégie les blindés de poids moyen et à roues, quand l’Allemagne et la Pologne préfèrent des engins beaucoup plus lourds et à chenilles. Ces choix relèvent des considérations géostratégiques des États, qui définissent leurs besoins opérationnels selon leurs intérêts propres. Quelle est, dans ce domaine, la place de l’Agence, et quel est son pouvoir de décision ?

Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Je vous félicite, messieurs, pour votre persévérance et les efforts que vous déployez pour structurer et harmoniser les forces européennes de défense, ce qui est plus que nécessaire. Il est difficile de tout faire, même si la France a une BITD de grande valeur, et les enjeux financiers sont tels que nous devons partager le fardeau.

La défense antiaérienne intégrée est un cas pratique préoccupant. D’une part, c’est une cible capacitaire visée par l’Otan. D’autre part, il y a la European Sky Shield Initiative allemande, qui fait la part belle aux missiles Patriot en oubliant les Samp(-T) Mamba, sachant qu’il est même question de produire localement des Patriot en Europe. Je ne vois là aucune harmonisation. Comment parviendrez-vous à fournir des orientations privilégiant la BIDTE ?

M. André Denk. J’ai compris la première question comme une opposition entre coopération européenne et coopération bilatérale ou trilatérale. La décision, je l’ai dit, relève toujours des États membres. Notre tâche est de les convaincre que le bon choix est de trouver une solution européenne, sans quoi la fragmentation des achats se poursuivra – même si je pense que des solutions binationales perdureront. Je ne cesse de le répéter : l’Agence n’a pas de pouvoir de décision. Elle est au service des États membres, à qui reviennent les choix, qui peuvent évoluer. Ainsi, l’Allemagne aussi préfère désormais les blindés à roues. Il y a donc tout le spectre des blindés dans ce pays, mais il s’agit d’un choix national.

En matière de défense antiaérienne et antimissile intégrée, nous pouvons envisager un spectre très large à court, moyen et long terme, notamment avec des missiles hypersoniques. Plusieurs initiatives existent déjà dont la European Sky Shield Initiative que vous avez évoquée et qui prévoit l’acquisition de missiles Patriot. Encore une fois, c’est un choix national. Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple en matière de dispositifs antidrones, qui n’existent pas au niveau européen.

M. Étienne de Durand. Nous sommes conscients de la situation que vous décrivez. On ne peut modifier le court terme, car il y a une pression en faveur des besoins immédiats et des héritages. La France et l’Italie ont les missiles Samp(-T) Mamba, l’Allemagne et beaucoup d’autres pays ont les Patriot – lesquels, incidemment, sont fabriqués en Europe par la branche allemande de MBDA, entreprise qui fabrique aussi, par une autre filiale, les Samp(-T) Mamba.

Nous proposons d’essayer de coordonner le court terme. Quand c’est possible, pour la courte portée, nous pouvons faire des achats en commun. Mais la question de fond est celle du long terme. Il faut s’assurer que nous allons cesser de diverger, de sorte que, pour la prochaine génération, il n’y ait pas le Mamba et un Patriot plus ou moins européen, mais un seul et même système. C’est ce que nous proposons dans la lettre d’intention que nous avons fait signer par les ministres : un plan qui prend en compte courte, moyenne et longue portée, mais aussi court, moyen et long terme dans une approche coordonnée UE.

J’en profite pour dire que le choix n’est pas entre le tout-bilatéral et le tout-européen. À cet égard, les Britanniques vont sans doute demander à rejoindre l’AED comme pays tiers dans un futur proche ; ils sont donc intéressés, eux aussi, par les formules de coopération que nous permettons. Notre approche reste intergouvernementale et rigoureusement respectueuse de la souveraineté des États, ce que ne serait pas une approche intégrée supranationale. L’Europe, me semble-t-il, se situe entre ces deux approches. Tous les États, à des degrés divers, le ministère des armées français compris, vont chercher des relais de croissance et des partenaires au niveau européen pour allonger les séries et partager les investissements. Je répète que nous proposons un cadre. La décision reste entièrement celle des États membres et des ministères de la défense. C’est la spécificité de l’Agence.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, messieurs, pour ces explications instructives qui nous ont éclairés sur l’Agence européenne de défense.

M. André Denk. Je vous remercie à mon tour. C’était un défi pour moi de parler dans votre langue, mais cela me semble important.

 

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La séance est levée à douze heures vingt-deux.

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Membres présents ou excusés

Présents.  M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Yannick Chenevard, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Sophie Errante, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Rimbert, M. Arnaud Saint-Martin, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Tesson, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon

Excusés.  Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Matthieu Bloch, M. Hubert Brigand, M. Alexandre Dufosset, Mme Stéphanie Galzy, M. David Habib, M. Guillaume Kasbarian, Mme Julie Laernoes, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Jean-Louis Thiériot, M. Boris Vallaud

Assistaient également à la réunion.  Mme Emmanuelle Hoffman, M. Sylvain Maillard