Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

 

 

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de la Géorgie, sur la situation dans ce pays. 2

 

 

 

 

 

 

 

 

Mercredi
29 janvier 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 28

session ordinaire 2024-2025

Présidence
de M. Bruno Fuchs, Président


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La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de la Géorgie, sur la situation dans ce pays.

La séance est ouverte à 9 h 05.

Présidence de M. Bruno Fuchs, président.

M. le président Bruno Fuchs. Nous avons l’honneur d’entendre aujourd’hui Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de la Géorgie. Madame la présidente, vous nous rejoignez par visioconférence depuis Tbilissi. Votre parcours illustre un lien fort avec la France, que vous avez servie comme diplomate avant de mettre vos compétences et vos éminentes qualités au service du pays de vos racines.

La France et la Géorgie entretiennent des relations anciennes. Ainsi, la République française a accueilli dans le département de l’Essonne le gouvernement en exil de la première République de Géorgie. En 2003, alors ambassadrice de France à Tbilissi, vous avez été témoin de la révolution des roses qui a conduit à la démission du président Eduard Chevardnadze. Avec l’accord des autorités françaises, vous êtes ensuite devenue ministre des affaires étrangères du gouvernement nommé par Mikheïl Saakachvili, impulsant une orientation pro-occidentale et négociant les premiers pas menant vers l’intégration de la Géorgie à l’Union européenne et à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Ce mouvement s’est traduit par la signature de plusieurs accords avec l’Alliance atlantique et la négociation du plan d’action Union européenne-Géorgie.

Élue députée en 2016, vous êtes devenue, avec le soutien du parti Rêve géorgien, la cinquième présidente de la Géorgie lors de l’élection présentielle de 2018 et la première femme à occuper cette fonction dans ce pays. L’invasion russe en Ukraine en février 2022 vous a conduit à adopter une position pro-européenne en contraste saisissant avec la position du gouvernement géorgien.

Nous vous souvenons ici de votre courage lorsque, quelques jours après le début de la guerre en Ukraine, vous êtes rendue fin février 2022 en France et à Bruxelles pour rencontrer les dirigeants européens, ce qui provoqua en rétorsion une plainte du gouvernement contre vous auprès de la Cour constitutionnelle de Géorgie pour avoir quitté le pays sans son autorisation. Le 22 juin 2022, vous avez opposé votre veto à un projet de loi élargissant les pouvoirs de surveillance des autorités. Le vote, en mars 2023, d’une loi sur les agents étrangers inspirée d’un texte similaire en Russie et contestée par de très nombreux manifestants, vous a conduit à brandir une nouvelle fois votre veto. Le gouvernement, dans un premier temps, a renoncé à son projet mais celui-ci a finalement été adopté au printemps 2024. Devant votre refus de promulguer le texte, c’est le président du Parlement qui l’a finalement signé.

Lors des élections législatives d’octobre 2024, vous contestez ouvertement la régularité du scrutin et soutenez les manifestations populaires réclamant l’organisation d’un nouveau vote. Le 27 octobre 2024, vous dénoncez dans une allocution solennelle une « falsification totale » du scrutin et accusez la Russie d’avoir perpétré une « opération russe spéciale, une forme moderne de guerre hybride contre le peuple géorgien ».

Le 16 novembre, la commission électorale a confirmé le résultat des élections et la victoire de Rêve géorgien. Vous avez alors dénoncé un système de fraude sophistiqué, inspiré des méthodes russes, et déposé en vain un recours devant la Cour constitutionnelle pour obtenir l’annulation des résultats. Ce rappel des faits souligne à la fois le courage dont vous ne vous êtes jamais départie et l’adversité face à laquelle vous avez exercé vos fonctions.

Depuis octobre, chaque jour, les manifestations envahissent les rues de Tbilissi ou de Batoumi. Ces manifestations populaires vous encouragent certainement dans la volonté qui est la vôtre et celle de la majorité de votre peuple de rétablir le résultat du scrutin. La situation d’ingérence que rencontre la Géorgie nous rappelle des situations similaires en Moldavie et, plus récemment, en Roumanie.

Madame la présidente, il a paru essentiel que notre commission puisse entendre votre témoignage et votre vision de l’avenir de la Géorgie. Nous souhaitons mieux comprendre les ressorts des actions engagées par la Russie pour déstabiliser certains États de l’Union européenne ou appeler à entretenir des liens étroits avec elle. Nous souhaitons également réfléchir à la manière dont nous pouvons contribuer au respect des aspirations de votre peuple exprimées lors des dernières élections législatives. Aujourd’hui, plus que jamais, vous vous faites le relais infatigable des aspirations européennes et des droits politiques de votre peuple, ce qui force notre admiration.

Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de la Géorgie. Je suis honorée de m’exprimer devant votre commission pour exposer les enjeux et les défis auxquels fait face la Géorgie, qui concernent également la France et l’Europe.

Le premier défi est celui de la démocratie. Le régime au pouvoir est un régime de parti unique. Au parlement, élu de manière illégitime à la faveur d’élections falsifiées, ne siège aucun parti d’opposition. Le gouvernement lui-même, ainsi que toutes les institutions du pays, sont contrôlés par ce parti dirigé par un seul homme, Bidzina Ivanichvili, qui prend seul toutes les décisions importantes.

Ce régime n’a plus rien de démocratique et s’apparente au système russe, où le pouvoir vertical a remplacé l’organisation démocratique. Il agit en violation de la Constitution, notamment en convoquant le Parlement sans respecter les dispositions prévues et sans attendre les décisions de la Cour constitutionnelle sur les requêtes déposées. Les principes constitutionnels sont bafoués, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou du droit de manifester. Les manifestations se poursuivent depuis deux mois, faisant suite à celles du printemps contre l’adoption de la « loi russe » et à celles qui ont suivi immédiatement les élections.

Les droits de la personne ne sont pas respectés. Le défenseur public, pourtant nommé et aux ordres du parti unique, a lui-même révélé que des cas de torture ont été signalés en Géorgie. Récemment, nous avons appris que les données personnelles de tous les citoyens géorgiens avaient été exposées. Ces informations, incluant les niveaux de crédit et les problèmes de santé familiaux, ont probablement été utilisées pour manipuler les élections.

La loi sur les agents étrangers, cette « loi russe » que vous avez mentionnée, vise à contrôler et empêcher les financements des organisations internationales soutenant la société civile. Cette coopération a pourtant contribué à de nombreux progrès en Géorgie dans les domaines médical, humanitaire et de l’aide aux personnes handicapées. Aujourd’hui, elle est mise sous l’éteignoir par cette loi que les autorités avaient pourtant, en réponse à la forte réaction de la société géorgienne, promis de retirer et de ne plus jamais représenter. Cette promesse n’aura tenu qu’un an.

Cette loi n’est désormais plus la seule à être calquée sur le modèle russe. Il en va ainsi de la loi sur les zones offshores, qui permet à l’oligarque dirigeant le pays de rapatrier ses actifs et aux oligarques russes d’échapper aux contrôles en bénéficiant d’une zone grise. La loi sur la détention préventive sans justification, qui est à proprement parler une loi de dictature, est aussi une loi russe. La loi sur le service public, qui remet en cause le travail législatif mené durant plusieurs années avec nos partenaires européens pour assurer au service public son indépendance et sa dépolitisation, est encore une loi russe : elle supprime les critères de recrutement professionnel et permet aux autorités de licencier à leur gré, sans compensation ni possibilité de recours auprès d’une justice elle-même compromise, comme en témoignent les procès intentés aux manifestants, dépourvus de toute justification et qui aboutissent systématiquement à des décisions favorables au procureur général. La loi récente sur la commission électorale centrale renforce le contrôle du parti unique sur les élections et autorise ses membres à porter des armes à la manière de leurs homologues russes. Les syndicats sont quasi inexistants, ce qui rend la liberté de travail toute relative. Ces quelques exemples montrent comment la Géorgie est sortie du champ démocratique, selon un modèle et un cheminement proprement russes.

Au-delà du sort de la population géorgienne, cette situation correspond à un enjeu géopolitique d’importance. Pour la Russie, la Géorgie est d’une certaine manière une autre Ukraine. L’Ukraine est plus proche encore, elle est un autre soi-même, du moins c’est ainsi que la Russie voudrait l’appréhender, bien que cela ne corresponde plus à aucune réalité. La Géorgie – et, plus généralement, ce que les Russes nomment la « Transcaucasie » – est considérée par ceux-ci comme une autre extension de leur empire, offrant un accès privilégié à la mer Noire. Moscou a tenté d’établir différents formats de contrôle régional, dont le « 3 + 3 » qui associe, d’un côté, la Russie, l’Iran et la Turquie et, de l’autre, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, et qui confère à la Russie un rôle dominant dans la région. Jusqu’à présent, la Géorgie a toujours refusé de participer à une telle alliance mais il semble que les autorités actuelles soient tentées de renégocier leur présence à cette table qui, en réalité, ferme la porte à nos principaux partenaires, l’Europe et les États-Unis, lesquels ont pourtant contribué à la construction de l’État géorgien depuis son indépendance.

Le contrôle de la mer Noire est primordial pour la Russie, qui cherche à s’étendre en direction du Caucase, entre les deux rives de la mer Noire et au-delà, vers l’Asie centrale. Cette ambition explique en partie la guerre en Ukraine et l’occupation de la Crimée, qui répond à la volonté de prendre possession de l’ensemble du rivage ukrainien de la Mer Noire. Le projet de nouveau port militaire en Abkhazie occupée prouve également que les Russes sont déterminés à exclure les flottes européennes et américaine de la mer Noire et il n’est pas sans rapport avec les tentatives de déstabilisation observées en Moldavie, en Géorgie et en Roumanie.

L’enjeu géopolitique se double d’un enjeu économique, puisque la Russie utilise la Géorgie pour contourner les sanctions qui la frappent. Un parcours organisé passant par notre pays permet, par exemple, d’acheminer des voitures de luxe soi-disant vers l’Asie centrale, mais en réalité vers le territoire russe. Au-delà de ces produits de luxe, qui devraient faire l’objet de sanctions, et en l’absence de contrôle, ce trafic interroge sur la nature réelle des marchandises transportées dans ces voitures.

Enfin, l’enjeu de la situation en Géorgie est un enjeu européen, dans la mesure où la pression exercée par la Russie répond à son désir de conjurer l’échec qu’elle essuie en Ukraine. En effet, après quasiment trois années de guerre, le constat d’échec de ce que l’on imaginait être la plus grande puissance militaire présente en Europe est flagrant et son image en a fortement pâti. Il y a trois ans, Poutine disait vouloir prendre Kiev en trois jours. Depuis, la valse des chefs militaires russes révèle qu’ils n’ont pas donné satisfaction. Aujourd’hui, la Russie fait venir des soldats nord-coréens pour se battre à la place des siens et cette campagne militaire qui n’en finit pas, cette agression qui n’en finit pas, a finalement donné lieu à un élargissement de l’OTAN à la faveur des adhésions de la Suède et de la Finlande, ce qui va à l’encontre de tous les objectifs politico-militaires de Moscou.

Mais face à l’échec, la Russie ne renonce pas, elle cherche à prendre sa revanche sur l’Europe et sur les États-Unis et déploie cette stratégie hybride qui retourne contre les peuples géorgien, moldave ou roumain les instruments de la démocratie, parmi lesquels les élections. Malheureusement, la Géorgie n’a pu compter comme en Moldavie sur sa diaspora, qui a été quasiment interdite de voter. Elle n’a pu s’en remettre comme en Roumanie à sa Cour constitutionnelle, la dernière institution de laquelle une petite indépendance semblait pouvoir émerger et qui s’est finalement révélée, elle aussi, soumise au parti unique.

La Russie utilise tous les instruments dont elle dispose pour faire pression sur les démocraties : le populisme, la corruption et, bien entendu, la propagande. Dans de nombreux pays d’Europe centrale ou du Caucase, et en particulier en Géorgie, elle remet au goût du jour à force de slogans tels que « nous ne voulons pas la guerre, nous voulons la paix », la rhétorique et la propagande de l’ancienne puissance soviétique.

Cette stratégie hybride vise bien entendu et au premier chef à entraver l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, qui permettrait à l’Europe de se transformer en véritable puissance. Or celle-ci manque de moyens efficaces pour faire face à cette stratégie, comme le montre exemplairement le cas géorgien. Limitée par le droit de veto exercé par certains pays membres, elle n’est pas en mesure de prononcer des sanctions efficaces. Ainsi, les sanctions récemment décrétées à propos des passeports diplomatiques font sourire ceux qui sont visés à travers elles, en l’occurrence l’élite politique qui a monopolisé le pouvoir en Géorgie : ces passeports diplomatiques peuvent être remplacés en moins de 24 heures. Et puisque la Hongrie a annoncé qu’elle n’appliquerait pas de restrictions supplémentaires sur les passeports ordinaires, cela signifie que, via le sol hongrois, l’entrée dans l’Union européenne ne sera pas limitée. Enfin, n’oublions pas que la plupart des plus éminents représentants du régime géorgien disposent d’une double nationalité, à l’image de M. Ivanichvili qui possède la nationalité française, comme une partie de sa famille. Le directeur de la principale chaîne de propagande possède la nationalité américaine. Le maire de Tbilissi possède la nationalité italienne. Je ne vais pas tous les citer mais, à l’évidence, ceux qui devraient être les premiers concernés par les sanctions sont en réalité ceux qui y échappent le plus aisément.

À cet égard, il est quelque peu regrettable que la réponse européenne soit si faible face à un État qui se détache de l’Union européenne et qui a d’ailleurs annoncé, le 28 novembre, par la voix de son premier ministre M. Kobakhidze, qu’il suspendait et reportait les négociations d’adhésion. Lorsqu’elle est ainsi mise au défi, l’Union européenne doit faire preuve de clarté et repenser sa stratégie, notamment au regard des élections, dont la manipulation, bien moins coûteuse que la guerre, est devenue un instrument privilégié de l’influence russe.

À l’évidence, l’observation des processus électoraux, telle qu’elle était pratiquée jusqu’à présent, est désormais dépassée, faute d’être en mesure d’anticiper les nouvelles formes de fraude électorale, qui jouent sur tous les tableaux, du vote électronique en Géorgie au recours à TikTok en Roumanie. Il est temps, et c’est la tâche du politique, d’oser dénoncer clairement les violations du droit électoral et de ne plus se contenter de constater qu’un scrutin n’a sans doute pas été juste et équitable, sans quoi l’Union européenne perdra non seulement des leviers d’action mais aussi des instruments politiques.

La guerre en Ukraine réveille l’Union européenne. Le retour au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis va l’obliger à se ressaisir et à fixer ses propres orientations. Aussi, le moment est venu pour elle, plus que jamais, de s’affirmer et de construire un véritable projet de défense. Votre enceinte est l’un des endroits où cette volonté est en mesure de se manifester et elle n’est sans doute pas le seul.

M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie, madame la présidente, et j’aimerais vous demander de nous communiquer quelques éléments factuels relatifs à l’ampleur des manifestations populaires qui se déroulent quotidiennement en Géorgie. J’aimerais aussi m’enquérir de votre situation personnelle et des risques auxquels vous êtes exposée.

Mme Salomé Zourabichvili. Chaque jour, à 19 heures, les manifestants défilent sur l’avenue centrale de Tbilissi, tandis qu’au cours de la journée différents groupes issus de la société civile marchent dans la ville. Il est à noter, et cette nouveauté est significative dans la configuration géorgienne, que désormais des manifestations se tiennent dans les grandes villes de province. Ces manifestations sont absolument pacifiques et, sur l’avenue centrale de Tbilissi, pas une vitrine n’a été brisée, pas une voiture n’a été brûlée alors que, selon les jours, entre dix et cent mille personnes descendent dans la rue.

Cela me permet d’alerter avec force sur le sort des prisonniers, qui sont aujourd’hui accusés de délits criminels alors qu’ils n’ont fait qu’exercer leur droit à manifester et qu’il n’existe aucune preuve contre eux. Parmi eux, une femme journaliste, Mzia Amaglobeli, entame aujourd’hui son dix-septième jour de grève de la faim. Elle est devenue le symbole des risques pris par les manifestants pacifiques en Géorgie et je regrette vivement que le Conseil des affaires étrangères de l’Union européenne n’ait pas eu un mot pour dénoncer les violations des libertés individuelles en Géorgie, ni pour défendre ces prisonniers de conscience ou politiques, comme on voudra les appeler.

M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie, nous en venons à présent aux questions des orateurs des groupes politiques.

M. Alexis Jolly (RN). L’influence de la Russie et ses ingérences sur la société géorgienne sont significatives en raison de la proximité géographique et de la pression économique et stratégique exercée par Moscou. Ces accusations d’ingérence permettent de demander et même d’obtenir, comme on l’a vu en Roumanie, l’annulation des résultats des élections lorsqu’ils ne plaisent pas à Mme Von der Leyen, M. Scholz et M. Macron. Par contre, lorsqu’un multimilliardaire d’extrême-gauche finance des organisations non gouvernementales (ONG) à caractère politique dans les pays et au Parlement européen, noyaute des institutions en soudoyant des parlementaires pour faire adopter de nouvelles législations, paye des manifestants pour provoquer la chute des gouvernements non alignés et fait le tour des chancelleries occidentales, alors là, il n’y a pas d’ingérence. Lorsque de hauts cadres du parti démocrate américain, comme M. Blinken, viennent donner leurs instructions aux responsables de l’Union européenne, là non plus, il n’y a pas d’ingérence.

La panique générale s’empare des partisans de la société ouverte au mauvais vent du wokisme, de l’immigration massive et de la destruction des identités nationales et révèle leur vrai visage : celui de tyrans adeptes du muselage des peuples par la menace, la censure, l’annulation des élections, pour continuer à marche forcée le démantèlement programmé de nos nations et de nos peuples.

Dans ce contexte, je souhaite savoir, madame la présidente, quels sont les éléments qui vous permettent de demander l’annulation du scrutin d’octobre dernier, puisque vous avez toujours publiquement refusé d’apporter les éléments concrets qui, à vos yeux, désignent le caractère irrégulier de ces élections.

Mme Salomé Zourabichvili. Je vous remercie pour cette déclaration politique, à laquelle je répondrai simplement que ce n’est pas moi qui ai décrété l’irrégularité du scrutin mais la population géorgienne : on appelle cela la démocratie.

Quant à cette espèce de dichotomie que vous avez voulu mettre en évidence, elle n’existe pas en Géorgie, parce que dans notre pays l’indépendance et l’identité nationale sont indissociables, et cela depuis plus de vingt siècles. Ce caractère explique comment ce petit pays a réussi à survivre au fil de l’histoire, entouré d’empires qui, pratiquement tous, ont franchi ses frontières pour tenter de le dominer. La Géorgie y a résisté grâce à son église, grâce à son identité nationale et grâce à sa volonté farouche d’indépendance. Tout cela est en jeu dans les événements que nous connaissons actuellement et les Géorgiens qui défilent aujourd’hui dans les rues de Tbilissi défendent cette indépendance nationale contre l’impérialisme russe qui, depuis deux siècles et demi, est le principal ennemi principal de leur pays.

M. Pieyre-Alexandre Anglade (EPR). Au nom du groupe politique auquel j’appartiens, je tiens à exprimer notre soutien à votre combat pour la démocratie, la liberté, la souveraineté et l’ancrage européen de la Géorgie. Nous soutenons l’aspiration européenne légitime de la population géorgienne et sommes préoccupés par le recul démocratique dans votre pays. La répression brutale exercée à l’encontre des manifestants pacifiques et des responsables de l’opposition est évidemment inacceptable.

La France, avec plusieurs de ses partenaires européens, dont l’Allemagne et la Pologne dans le cadre du triangle de Weimar, a appelé à plusieurs reprises les autorités géorgiennes à libérer les manifestants emprisonnés, à cesser la répression, à respecter les libertés fondamentales, à lancer un processus politique inclusif avec l’ensemble des forces d’opposition et de la société civile, et enfin à revenir sur le chemin européen. Cela nous semble évidemment urgent et indispensable et nous soutenons cet appel. Mais, comme vous l’avez rappelé, nous n’y sommes pas encore aujourd’hui.

Rêve géorgien a fait le choix de l’escalade vis-à-vis de la société civile géorgienne et de ses partenaires européens. Le Conseil des affaires étrangères de l’Union européenne, qui se réunissait hier à Bruxelles, a mis fin au régime sans visa pour les titulaires de passeports diplomatiques et de passeports de service géorgiens. Cette réponse et cette décision sont évidemment insuffisantes et interviennent à contretemps. Il faut le dire, et vous l’avez souligné : l’Union européenne n’est pas pleinement au rendez-vous dans le moment que traverse votre pays.

Lors des élections d’octobre dernier, des fraudes et des ingérences massives ont été constatées et le pouvoir aujourd’hui à Tbilissi n’est pas pleinement légitime. Une solution politique doit être trouvée rapidement, peut-être à travers de nouvelles élections. Les Géorgiens l’attendent puisqu’ils défilent dans les rues depuis plus de deux mois avec des drapeaux européens à la main. Vous-même, madame la présidente, vous alertez sans relâche sur la gravité de la situation dans votre pays et sur ses conséquences pour la région, pour le Caucase mais aussi pour nous, Européens.

Dans ce contexte, je voudrais savoir quelles sont les mesures qui, selon vous, s’imposent et qui devraient être prises par l’Union européenne afin d’accompagner votre pays sur le chemin de la transition politique et de la stabilité.

Mme Salomé Zourabichvili. Vous m’interrogez sur les mesures que l’Union européenne devrait prendre mais je constate que l’Union européenne ne dispose pratiquement d’aucun levier d’action. Les instruments d’accompagnement de la démocratie dont elle dispose ne sont utiles que lorsque les autorités au pouvoir dans le pays auquel elle s’adresse sont prêtes à coopérer, ce qui est bien normal puisque l’Union européenne est une organisation de paix, d’accompagnement et de coopération. Certes, d’autres instruments existent, tels que les sanctions, mais celles-ci sont aujourd’hui peu efficaces tant que l’Union européenne n’aura pas revu leurs modalités d’application, ce qu’il ne m’appartient pas de juger.

En revanche, il reste à l’Union européenne la possibilité d’user de cet instrument politique qu’est le verbe : qu’au moins la population géorgienne se sente défendue, ne se sentent pas isolée dans sa lutte contre un pouvoir illégitime qui a décidé d’entraîner la Géorgie vers la Russie, car c’est bien là le sens de la déclaration du 28 novembre dernier. Le report des négociations d’adhésion à l’Union européenne cache la volonté d’isoler la Géorgie de ses partenaires traditionnels qui, depuis trente ans, aident les institutions et la société géorgienne à se construire. Alors, défendez ce que vous avez fait, dites-le et montrez à la population géorgienne que vous êtes attentifs au combat qu’elle mène.

Notre pays traverse une crise profonde : le gouvernement ne gouverne plus ; il ne s’est donné pour mission que de prendre des mesures répressives à l’encontre de sa population. Dès lors, les élections sont et resteront la seule voie de sortie de crise. J’ai proposé à M. Ivanichvili, qui est le de facto le leader du parti Rêve géorgien et donc des autorités du pays, de discuter de la date et des modalités de nouvelles élections. Il n’a pas donné suite à ma proposition mais celle-ci reste sur la table.

M. Aurélien Taché (LFI-NFP). Madame la présidente, j’ai plaisir à vous entendre de nouveau, malgré ce contexte dramatique, puisque j’avais eu l’honneur de vous rencontrer il y a deux ans à Tbilissi lors de la session plénière de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. D’ailleurs, je me demande si vous attendez quelque chose des institutions de la Francophonie qui, certes, ne sauraient toutefois figurer parmi les principaux leviers d’action pour sortir en Géorgie de la difficulté.

Rêve géorgien fait prendre à votre pays un tournant autoritaire extrêmement préoccupant. J’en veux pour preuves la loi sur l’influence étrangère et une série de mesures qui permettent au régime de licencier facilement des fonctionnaires et de recruter tout aussi facilement des policiers dont la population craint qu’ils soient, en réalité, à la solde de Moscou. Il serait utile à notre commission que vous nous en disiez davantage sur ce point. De même, nous aimerions en savoir davantage sur la fraude électorale qui s’est, entre autres, appuyée sur une manipulation du vote électronique. Quelles techniques ont-elles été utilisées ? Comment la fraude s’est-elle déroulée ?

Par ailleurs, je connais votre engagement vis-à-vis de l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne. Mon groupe parlementaire est réservé sur ce point. Il ne s’agit absolument pas de remettre en cause la volonté du peuple géorgien mais de s’interroger sur le projet de l’Union européenne lui-même et sur sa cohérence.

J’aimerais enfin vous demander ce que vous attendez de la France et du gouvernement français, et ce que nous pouvons faire pour apporter notre soutien au peuple géorgien et à vous-même qui prenez des risques pour continuer à défendre la démocratie dans votre pays. La manière dont la Russie tente d’y prendre le pouvoir par des moyens détournés et par la manipulation des institutions est absolument scandaleuse et nous la condamnons fermement.

Mme Salomé Zourabichvili. J’ai énuméré un certain nombre de lois qui, introduites depuis les élections, ont modifié le paysage du service public géorgien. En outre, nous assistons à une véritable chasse aux sorcières. Chaque jour, le maire de Tbilissi fait des déclarations menaçantes et des personnes sont licenciées simplement pour avoir signé la pétition qui dénonce la déclaration du 28 novembre 2024. Je rappelle à ce propos que le premier ministre, M. Irakli Kobakhidze, a pris la décision de suspendre le processus d’adhésion à l’Union européenne sans mandat pour ce faire et contre la Constitution de la Géorgie. J’étais, en 2016, membre de la commission constitutionnelle à laquelle appartenait également M. Kobakhidze et c’est lui-même qui avait porté l’article de révision de la Constitution imposant à toutes les autorités géorgiennes et à toutes les institutions de favoriser et d’accélérer l’intégration euro-atlantique de la Géorgie. Cette attitude plus que paradoxale montre bien le revirement total effectué par Rêve géorgien depuis 2016, revirement progressif puis sensiblement accéléré.

La loi sur les services publics que vous avez évoquée permet en effet de modifier les conditions de recrutement des policiers, auxquels il n’est désormais plus demandé la moindre formation professionnelle. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si le premier geste du nouveau président de la République, M. Kavelachvili, a consisté à signer cette loi et, dans le même mouvement, à amnistier 600 prisonniers dont personne ne connaît l’identité mais qui sont probablement allés gonfler les rangs de cette police aujourd’hui répartie en trois catégories : la police antiémeutes, qui existe dans la plupart des pays, mais qui est sans doute plus brutale chez nous qu’ailleurs ; la police traditionnelle, formée, qui sauf exceptions demeure loyale et respectueuse des droits et des libertés individuelles ; et puis ce que nous appelons les « titouchky », des hommes en noir, sans insigne, sans aucun moyen d’identification, chargés de la sale besogne, c’est-à-dire de tabasser, d’emmener et, le cas échéant, de torturer les manifestants. Il s’agit d’une dérive très grave de la part d’une institution sur laquelle repose la défense de la société. La population ne se sent plus défendue par les forces de l’ordre.

Je ne saurais décrire ici l’ampleur de la violation des règles électorales mais, pour vous en donner une idée, il me suffit de rappeler que la société qui a introduit le système de vote électronique juste avant le scrutin est celle qui a organisé les élections au Venezuela. La commission centrale chargée de veiller sur la régularité du vote est totalement à la main de Rêve géorgien. Son président est nommé directement par le parti, pour cinq ans, et il est le seul à prendre toutes les décisions relatives à l’organisation des élections. Quelque 3 500 call centers ont été mis en place à travers le pays, dont ni les observateurs internationaux, ni les observateurs géorgiens n’ont été informés du mode opératoire. En outre, les autorités ont pris la main sur des fichiers individuels, ce qui pose un problème de défense des données personnelles, maintenant et à l’avenir proche.

Que peut faire la France ? La France a déjà fait beaucoup, puisque le président de la République a répondu aux attentes du peuple géorgien en lui adressant un discours. La Géorgie dispose de soutiens traditionnels, tels que la Pologne ou les pays baltes, mais le soutien moral de la France est particulièrement significatif pour la population géorgienne. Je pense toutefois que la France a d’autres moyens à sa disposition. Les Etats membres de l’Union européenne peuvent en effet transcrire la récente décision sur les passeports diplomatiques dans des dispositions plus strictes à l’égard d’individus et je rappelle à nouveau que M. Ivanichvili possède la nationalité française et a reçu une décoration honorifique française, ce qui représente peut-être autant de moyens de pression.

M. Stéphane Hablot (SOC). Madame la présidente, votre parcours est pour beaucoup d’entre nous une véritable source d’inspiration. Vous avez su incarner avec force les valeurs fondamentales qui nous rassemblent. Vous avez fait preuve de courage dans la promotion des droits des femmes, de fermeté dans votre combat contre la corruption, de fraternité dans vos engagements avec l’Europe et vous avez œuvré pour renforcer les liens entre nos peuples. Ces valeurs sont les nôtres, nous les défendons et elles méritent que nous vous soutenions de manière indéfectible. Pourtant, la Géorgie est aujourd’hui menacée après les élections controversées d’octobre 2024.

Tout à l’heure, M. Jolly est intervenu pour demander des preuves de la falsification des élections. Mais la preuve, c’est cette chaîne humaine dans les rues de Tbilissi ! La seule légitimité est celle du peuple qui compose cette chaîne humaine et qui compte bien davantage qu’un vote électronique douteux. Aussi, il nous appartient de montrer notre solidarité avec le peuple géorgien. Nous regrettons que le lien solide entre la Géorgie et l’Union européenne soit mis en péril par des dirigeants dont la vision s’éloigne de nos principes démocratiques. La France et l’Europe ont désormais pour devoir de réaffirmer leur soutien aux forces démocratiques géorgiennes.

En réponse à mes collègues, qui vous ont interrogée sur les leviers à actionner pour relancer le processus d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne, vous avez rappelé l’importance d’un soutien public. Une chose est sûre désormais, le destin de la Géorgie doit croiser celui de l’Europe : une Europe forte qui doit intervenir et s’adresser aux nations et aux peuples qui partagent ses valeurs. Nous vous remercions pour votre témoignage, votre éclairage et, au nom du groupe socialiste, je vous prie de croire en notre solidarité totale.

Mme Salomé Zourabichvili. Je n’ai que des paroles de remerciement à vous adresser, et je partage le souhait d’un rapprochement entre nos pays. Il importe également de signifier à la Géorgie qu’au jour où elle sera parvenue à revenir à la démocratie, le cheminement vers l’adhésion à l’Union européenne, interrompu, pourra reprendre aussi rapidement et aussi efficacement que possible, parce qu’elle aura à ce moment-là besoin d’un véritable soutien, concret et immédiat.

M. Steevy Gustave (EcoS). Madame la présidente, je voudrais vous dire le plaisir que j’éprouve à échanger avec vous aujourd’hui sur la situation en Géorgie. En tant que député de la circonscription où se trouve Leuville-sur-Orge, je tiens à souligner le lien historique qui unit la Géorgie et la France. Leuville-sur-Orge n’est pas qu’un simple lieu de mémoire ; il incarne un pan de l’histoire géorgienne, le symbole de l’exil du premier gouvernement démocratique de votre pays après l’invasion soviétique. Le lien entre nos deux nations est profond et engage une responsabilité : celle de veiller à ce que les valeurs de liberté et de démocratie qui ont guidé cet exil continuent à être défendues. En tant que président du groupe d’amitié France-Géorgie, je continuerai à défendre les mêmes valeurs de démocratie, de liberté et d’autodétermination, et je continuerai, comme je l’ai toujours fait, à me faire le porte-voix de ceux que l’on essaie de faire taire.

Mon lien avec la Géorgie ne s’arrête pas là. En 2010, j’ai eu l’honneur de produire un concert à Zougdidi avec Coalition for Justice pour sensibiliser la communauté internationale à la situation des déplacés internes, avec des artistes tels que Youssou N’Dour, MC Solaar, Jane Birkin ou encore Youssoupha. Nous avons voulu rappeler que la culture et la musique peuvent constituer des vecteurs puissants de solidarité et de justice. Cette expérience m’a marqué, et m’a permis de comprendre à quel point la Géorgie est un pays qui aspire profondément à la paix et à l’intégration européenne.

Madame la présidente, votre pays traverse en ce moment une période de tensions et d’incertitudes. Vous qui avez toujours défendu l’indépendance et l’ancrage européen de la Géorgie, pensez-vous que nous sommes aujourd’hui à un tournant décisif de son histoire ? Quels leviers convient-il d’actionner pour garantir la démocratie et la stabilité ? Quel rôle la France et l’Union européenne, ainsi que les parlementaires français, doivent-ils jouer pour accompagner la Géorgie dans ce moment crucial ?

Mme Salomé Zourabichvili. Je suis d’autant plus touchée par votre témoignage, monsieur Gustave, que mes parents et mes grands-parents, représentants de cette émigration à laquelle la France a assuré l’hospitalité à partir de 1921, sont enterrés au cimetière de Leuville-sur-Orge. Cette émigration défendait la première République géorgienne, sociale et socialiste, qui avait adopté une Constitution extrêmement progressiste, dans laquelle les femmes non seulement avaient le droit de vote mais aussi le droit d’être élues. D’ailleurs, six femmes ont été élues à la première Assemblée constituante, dont une femme musulmane. Cette Constitution est aujourd’hui encore un modèle pour nous tous qui nous battons pour revenir à de véritables valeurs géorgiennes et européennes, géorgiennes donc européennes.

Vous vous demandez ce que vous pouvez faire. Je vous invite d’abord à revenir faire un concert en Géorgie. Les manifestations pacifiques qui se déroulent tous les jours dans nos villes sont très festives. Récemment, une immense manifestation a réuni tous les théâtres géorgiens. Hier, des artistes peintres ont réalisé une exposition publique sur la situation du pays. Tous ces gestes de solidarité hors du commun sont très importants et correspondent bien à l’atmosphère de la contestation.

Je n’ai sans doute pas suffisamment insisté sur un point qui me tient à cœur : je crois qu’il est très important de ne pas céder au « business as usual ». À force d’inertie, il arrive un moment où les visites officielles recommencent, où l’on serre à nouveau des mains que l’on ne serrait plus, les mains de ceux qui oppriment, répriment et adoptent des lois inacceptables. Le refus du « business as usual » est peut-être finalement plus important que les sanctions, parce que le gouvernement géorgien actuel, complètement coupé de sa population, s’efforce à tout prix de montrer qu’il est en mesure d’entretenir des relations normales avec d’autres pays. À défaut de le faire aujourd’hui avec les pays européens et avec les États-Unis, en dépit des espoirs qu’ils avaient placés dans l’élection de Donald Trump, les dirigeants reprennent des relations avec l’Arabie saoudite, l’Iran ou la Turquie, comme si de rien n’était. À cet égard, il est indispensable que l’Europe reste fidèle à ses principes.

M. Jean-François Portarrieu (HOR). La Géorgie comptait 4,5 millions d’habitants en 2000. Aujourd’hui, même si les données précises sont difficiles à établir, elle en compte environ 3,7 millions. De très nombreux jeunes quittent le pays pour vivre et travailler à l’étranger. Comment la Géorgie peut-elle, selon vous, résister à cet exode, à cette hémorragie de ses forces vives ?

Mme Salomé Zourabichvili. Elle y parviendra en retrouvant le chemin de la démocratie et de son avenir européen. La Géorgie compte en effet 3,7 millions d’habitants, selon les chiffres de la statistique publique. Plus de 1 million de Géorgiens vivent aujourd’hui en Europe et aux États-Unis. Parmi eux, seuls 37 000 sont parvenus à voter lors des élections législatives. Les autres en ont été empêchés par les obstacles dressés sur le chemin des urnes par la commission électorale et le ministère des affaires étrangères. Ils n’ont rien fait pour faciliter le vote de nos compatriotes de l’étranger, en dépit des efforts des pays européens qui, tous, ont fait de leur mieux pour ouvrir des bureaux de vote supplémentaires.

Qu’est-ce qui peut éviter l’exode de notre jeunesse ? C’est justement le succès des manifestations. On compte beaucoup de jeunes dans les rangs des manifestants. Pour nombre d’entre eux, partir sera la seule issue en cas d’échec. Nous avons constaté également, à l’occasion des fêtes de fin d’année, un retour massif de jeunes étudiant ou travaillant à l’étranger, qui profitaient des vacances d’hiver pour participer aux manifestations et signifier ainsi qu’ils sont prêts à rentrer au pays. Mais pour qu’ils rentrent, la Géorgie doit être en mesure de leur offrir des perspectives ; une seule en réalité : la perspective d’un État démocratique et tourné vers l’Europe.

M. Laurent Mazaury (LIOT). Madame la présidente, notre soutien moral aux aspirations du peuple géorgien et à son indépendance est total. L’Union européenne est un soutien financier majeur de la Géorgie et son principal partenaire commercial. Elle participe à l’amélioration de la qualité de vie des citoyens géorgiens, notamment au travers d’une subvention annuelle d’environ 85 millions d’euros. Par ailleurs, elle s’engage dans le cadre du plan économique et d’investissement, par lequel elle a mobilisé 2,1 milliards d’euros d’investissements publics et privés. Enfin, entre 2021 et 2023, elle a alloué près de 63 millions d’euros via la Facilité européenne pour la paix (FEP), afin d’appuyer la modernisation des forces de défense de la Géorgie.

Cependant, cette aide est conditionnée à la réalisation de progrès en matière de réformes et de respect de l’État de droit. Alors que le gouvernement a décidé de suspendre le processus d’adhésion à l’Union européenne, quel avenir pour les relations euro-géorgiennes et quid des investissements européens ? Si en réponse à la situation actuelle, ceux-ci venaient à être diminués, quelles seraient les conséquences pour la population et pour le développement économique de la Géorgie ?

Enfin, comment la communauté internationale et l’Union européenne peuvent-elles encore soutenir la Géorgie dans sa quête d’une plus grande sécurité et d’une réelle intégration euro-atlantique ? Au-delà des discours de soutien, au-delà de la fin du « business as usual », quelles actions, éventuellement coercitives, l’Union européenne devrait-elle entreprendre ?

Mme Salomé Zourabichvili. Certains pays européens ont déjà décidé, individuellement, de suspendre leurs aides budgétaires, quand d’autres annoncent transférer certaines aides directement à la société civile. Or la loi sur les agents étrangers fait obstacle, précisément, à cette aide directe à des ONG, à des syndicats, qui sont d’ailleurs en train de se constituer et qui sont nécessaires dans ce pays, ou à des médias, en particulier des médias régionaux qui sont dans une situation financière très difficile. Dès lors, contourner ces obstacles supposera de se montrer imaginatifs.

Le renforcement des moyens de défense de la sécurité géorgienne, de lutte contre la guerre hybride et de lutte contre les cyberattaques, qui sont très nombreuses, est impératif, non seulement parce que la Géorgie est totalement démunie sur ce point mais aussi parce que, aujourd’hui, personne dans les milieux gouvernementaux ne se soucie d’assurer cette défense. Au contraire, il y a plutôt une complaisance envers la Russie, qui les commet. Le refus des autorités gouvernementales de coopérer avec l’Union européenne place notre pays dans une logique de distanciation qui entraînera des limitations des aides budgétaires ou non budgétaires, et par conséquent une limitation des investissements directs qui mettra sous pression l’économie géorgienne.

Hier, les dirigeants de Rêve géorgien ont effectué une visite d’une journée en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis et en sont revenus en brandissant un contrat de 6,5 milliards de dollars qu’ils sont parvenus à signer. De telles annonces n’ont d’autre but que de tromper le peuple géorgien et lui faire croire qu’il existe des alternatives au soutien trentenaire de l’Europe et des États-Unis, qui a permis à la Géorgie de franchir l’étape de la construction d’un État.

Mme Christelle D’Intorni (UDR). La Géorgie traverse une crise politique majeure, marquée par des tensions sans précédent, qui sont le symptôme d’une démocratie fragile et que les ingérences étrangères ne font qu’exacerber, menaçant la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays.

La décision du gouvernement de suspendre le processus d’adhésion à l’Union européenne a mis le feu aux poudres. Le groupe UDR, s’il est opposé à tout élargissement supplémentaire de l’Union européenne, reste profondément attaché à la souveraineté des peuples et à leur droit de choisir leur destin. La Géorgie se trouve à un tournant de son histoire. L’élection présidentielle du 14 décembre marque une profonde rupture impliquant à terme le renforcement du pouvoir et d’un seul parti, Rêve géorgien.

Madame la présidente, comment envisagez-vous la résolution de la crise et le rétablissement d’un dialogue entre les différentes forces politiques du pays ? Comment la France, pays ami de la Géorgie, peut-elle contribuer à sa stabilité institutionnelle et au bon fonctionnement de ses institutions démocratiques, sans pour autant s’ingérer dans ses affaires intérieures ?

Mme Salomé Zourabichvili. Ainsi que je l’ai indiqué précédemment, il n’existe qu’une seule solution à une crise mettant face à face non pas plusieurs formations politiques mais un régime et une population : le retour à la légitimité, c’est-à-dire à des élections. Nous y parviendrons.

Y parviendrons-nous rapidement parce que les autorités finiront par accepter de discuter ? Cette hypothèse semble de moins en moins probable.

L’hypothèse la plus probable, à mon sens, est que le régime va s’effilocher comme d’autres régimes autoritaires avant lui, lorsqu’ils n’arrivent pas à renouer avec leur population. Nous sommes dans cette situation aujourd’hui : il n’y a aucun dialogue entre les deux parties et l’une est à l’évidence fermée à toute perspective de discussion, privilégiant la répression. Dès lors, ces appels au dialogue que l’on entend si souvent en diplomatie sont une manière de ne rien dire quand on ne peut dire rien. C’est pourquoi il importe avant tout de soutenir la population et son choix en faveur de la souveraineté du pays.

M. Lionel Vuibert (NI). Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine et l’instauration des sanctions internationales, plusieurs pays voisins de la Russie ont enregistré une hausse significative de leurs importations de biens européens et américains. Ces augmentations, particulièrement sensibles dans les secteurs stratégiques tels que les technologies avancées ou les biens à double usage, alimentent les soupçons de contournement des sanctions via des réexportations indirectes vers la Russie.

La Géorgie, bien qu’engagée officiellement dans une coopération avec l’Union européenne à travers un accord de libre-échange, semble également impliquée dans des échanges commerciaux avec des États suspectés de servir de plateformes de réexportation. Madame la présidente, le gouvernement géorgien, dont les liens avec le Kremlin ne sont plus à démontrer, met-il réellement en œuvre, selon vous, toutes les mesures nécessaires pour empêcher que des produits soumis à sanctions soient détournés et acheminés vers la Russie ?

Mme Salomé Zourabichvili. La réponse est non. Ma première critique acerbe à l’encontre des autorités a été formulée le 25 février 2022, lorsque le premier ministre d’alors a déclaré que la Géorgie n’appliquerait pas les sanctions à l’égard de la Russie. Depuis, la Géorgie a appliqué les sanctions financières internationales, ce qui a permis aux banques géorgiennes d’intégrer le système international et au système financier de se maintenir à flots. En revanche, l’État s’est montré plus opaque à l’égard de l’application des autres sanctions, même si un groupe d’observateurs américano-européens venu en Géorgie en 2023 n’avait pas constaté de flagrants contournements des sanctions.

Aujourd’hui, la situation semble très différente. Plus la Géorgie s’éloigne de ses partenaires européens et américains, plus elle circonvient aux sanctions. Je décrivais tout à l’heure un trafic de véhicules de luxe et il est probable qu’il existe des circuits similaires pour des marchandises plus stratégiques mais pour l’affirmer je devrais m’appuyer sur des informations dont je ne dispose plus désormais. À la fin de ma présidence, je n’avais plus accès aux informations cruciales relatives au fonctionnement de l’État géorgien.

M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie, nous allons clore cette audition par une salve de questions et d’interrogations formulées par des membres de la commission à titre individuel.

Mme Christine Engrand (NI). Madame la présidente, votre mandat a été marqué par des défis majeurs et des moments de tension qui ont profondément influencé le destin de la Géorgie. Les récentes élections ont suscité des controverses significatives avec des allégations de fraude électorale et des manifestations massives à Tbilissi. Vous avez exprimé vos préoccupations quant à l’intégrité du processus électoral et vous avez appelé à une enquête internationale pour faire la lumière sur ces événements. Dans ce contexte troublé, les aspirations européennes de votre nation, confrontées aux réalités géopolitiques et aux dynamiques internes, soulèvent des questionnements majeurs sur l’avenir de votre pays. Votre perspective éclairée est donc inestimable pour comprendre les voies possibles vers une résolution pacifique et constructive de ces difficultés et pour envisager un avenir où la Géorgie puisse prétendre à l’émancipation.

Forte de votre expérience et de votre vision pour la Géorgie, comment envisagez-vous, par-delà les élections, le chemin à suivre pour surmonter ces tensions actuelles et guider votre pays vers un avenir stable et prospère ?

Mme Eléonore Caroit (EPR). Comme l’ont fait plusieurs de mes collègues, je souhaite avant tout saluer votre courage et votre engagement et vous faire part de notre soutien au peuple géorgien, ainsi que de notre vive inquiétude. Vous appeliez tout à l’heure à refuser le « business as usual ». Il est vrai que la diplomatie, souvent, prend le pas lors des crises démocratiques et institutionnelles et que l’on finit par s’accommoder de l’inacceptable. Dès lors, que pouvons-nous faire, nous, députés français attachés à la diplomatie parlementaire, pour soutenir votre pays dans les jours qui viennent ?

Par ailleurs, nous avons évoqué la question des ingérences étrangères auxquelles nous sommes tous soumis, bien qu’à des degrés divers. Comment y faire face ? Quelle piste pourriez-vous apporter ?

M. Alain David (SOC). Madame la présidente, nous rendons hommage à votre courageux dévouement pour faire prévaloir la démocratie en Géorgie. Depuis le 1er janvier, la Pologne, pays préoccupé de longue date par le destin européen de la Géorgie, assure la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Elle a succédé à la Hongrie, dont le premier ministre Viktor Orbán n’avait rien trouvé de plus opportun que de féliciter Rêve géorgien au lendemain des élections contestées. Dans ce nouveau contexte, pourriez-vous nous donner votre sentiment sur le rôle que l’Union européenne pourrait jouer dans les prochains mois ?

M. Guillaume Bigot (RN). Par sa position au Sud de la Fédération de Russie, la Géorgie permet à plusieurs oléoducs d’acheminer des hydrocarbures depuis les rives de la Caspienne vers des pays de l’OTAN. C’est pourquoi les puissances – et par puissances je désigne les États-Unis et la Russie, et non l’Union européenne, qui n’en est pas une – se livrent à une féroce bataille d’influence depuis la révolution des roses. L’influence américaine est si bien établie qu’une note du 6 mars 2024 rédigée par le McCain Institute, pour lequel vous travaillez madame, décrit la Géorgie comme un bastion américain.

Les ingérences russes sont évidemment criantes et votre mandat a été marqué par le retour de l’influence russe dans votre pays, qui s’est traduite depuis le début de la guerre en Ukraine par une augmentation de 52 % des échanges commerciaux avec la Russie et le quasi-triplement de l’importation de gaz russe. Dans ce contexte, alors que Donald Trump vient d’être réélu et que Tbilissi est en ébullition, j’aimerais savoir si vous estimez que cette politique du « en même temps » est tenable sur le long terme.

M. François Hollande (SOC). Madame la présidente, je sais quel rôle vous avez joué depuis plusieurs années pour arrimer la Géorgie à l’Europe et je déplore que l’Europe soit aussi molle dans sa réaction par rapport aux événements en cours dans votre pays. Je condamne également ce qui se trame en Hongrie, qui se fait aujourd’hui la complice de Poutine dans son projet de déstabiliser l’ensemble de la région.

J’aimerais vous interroger sur la situation actuelle en Abkhazie et en Ossétie du Sud, deux territoires dont la Géorgie a été amputée par la force. Disposez-vous d’informations relatives à la volonté de ces peuples d’accéder à leur libération ?

Mme Salomé Zourabichvili. Je ne connais qu’une solution à la situation de crise que connaît la Géorgie : les élections, le retour à l’expression de la voix du peuple. Sans nouvelles élections, notre pays est condamné à l’instabilité. C’est la raison pour laquelle nos partenaires doivent soutenir cette demande d’élections, voire contribuer à leur organisation.

Vous m’interrogez sur le rôle de la diplomatie parlementaire. Un groupe d’amis de la Géorgie constitué de parlementaires européens et américains s’est rendu à deux reprises sur place. Il a pu rencontrer des membres de la société civile, des représentants de différents partis politiques mais pas les autorités officielles. Toutefois, leur voyage a permis de rendre compte de la situation sur le terrain.

L’accession de la Pologne à la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, après l’épisode hongrois, représente un véritable soulagement pour notre pays. La Pologne est en effet un allié traditionnel de la Géorgie, qui comprend les ressorts de l’influence et les tentatives de déstabilisation russes et sur lequel nous savons pouvoir compter.

Je ne travaille pas pour le McCain Institute ; je n’ai jamais travaillé pour le McCain Institute et je ne travaillerai jamais pour le McCain Institute. Je me suis vue remettre un prix par cet institut américain pour un projet concret en faveur de la Géorgie, sur lequel d’ailleurs des équipes sont en train de travailler, et que le McCain Institut financera éventuellement.

Monsieur Hollande, vous avez parlé d’une Europe « molle » et j’estime que cette terminologie est appropriée. Concernant la situation en Abkhazie et en Ossétie du Sud, il me semble que les populations de ces territoires occupés éprouvent une très grande désillusion vis-à-vis de ce qui était attendu de la Russie. Depuis la guerre en Ukraine, elles subissent une forme de mobilisation forcée. La politique de russification s’est intensifiée, en particulier en Abkhazie où la langue abkhaze est abandonnée au profit du russe et où rien n’est fait pour soutenir les revendications des séparatistes à l’égard de l’identité abkhaze. Bien au contraire, les dernières décisions de la Russie obligent le Parlement d’Abkhazie à faire voter une loi permettant aux citoyens Russes d’acquérir des terres en Abkhazie. La population a d’ailleurs manifesté dans la rue contre ce projet, ce qui représente une nouveauté significative. L’avenir de ces territoires occupés passe lui aussi par l’Europe, qui peut les ramener dans une entité intégrée, à terme, à l’Union européenne, et cette perspective rencontre un certain écho dans les populations locales.

Permettez-moi, au moment de conclure, de vous remercier et de vous inviter à venir en Géorgie, afin de nous apporter un soutien moral qui, dans l’immédiat, nous serait si précieux. J’espère que, demain, lorsque nous reprendrons enfin le chemin vers l’Europe, qui est la seule voie possible pour l’avenir de la Géorgie, l’aide de chacun des Etats membres de l’Union européenne, en particulier de la France, nous permettra de rattraper le temps qui aura été perdu par cet épisode prorusse qui ne correspond pas à l’identité géorgienne profonde.

Je vous demande enfin, en guise de dernier mot, de ne pas oublier nos prisonniers

M. le président Bruno Fuchs. Madame la présidente, je voudrais au nom de l’ensemble de la commission vous remercier pour votre constance et votre courage. Nous sommes très sensibles à votre interpellation à l’ensemble de l’Union européenne. Nous allons très rapidement réfléchir à la meilleure manière de contribuer à l’évolution favorable de la situation dans votre pays et d’accompagner les citoyens géorgiens vers un retour à l’ordre démocratique.

La séance est levée à 10 h 20.

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Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Guillaume Bigot, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, M. Sébastien Chenu, M. Pierre Cordier, Mme Christelle D’Intorni, M. Alain David, Mme Dieynaba Diop, M. Nicolas Dragon, Mme Christine Engrand, M. Bruno Fuchs, M. Julien Gokel, M. Michel Guiniot, M. Stéphane Hablot, Mme Marine Hamelet, M. François Hollande, M. Alexis Jolly, Mme Marine Le Pen, M. Vincent Ledoux, M. Laurent Mazaury, M. Kévin Pfeffer, M. Jean-François Portarrieu, M. Pierre Pribetich, M. Stéphane Rambaud, M. Franck Riester, Mme Laurence Robert-Dehault, M. Jean-Louis Roumégas, Mme Marie-Ange Rousselot, M. Vincent Trébuchet, M. Lionel Vuibert

Excusés.  Mme Nadège Abomangoli, M. Gabriel Attal, M. Bertrand Bouyx, M. Olivier Faure, M. Marc Fesneau, Mme Pascale Got, Mme Sylvie Josserand, Mme Brigitte Klinkert, Mme Amélia Lakrafi, Mme Mathilde Panot, M. Davy Rimane, Mme Michèle Tabarot, Mme Liliana Tanguy, M. Laurent Wauquiez, Mme Estelle Youssouffa

Assistait également à la réunion. – M. Steevy Gustave