Compte rendu
Commission
des affaires étrangères
– Table ronde, ouverte à la presse, sur la situation en Syrie et le sommet de Paris du 13 février 2025, avec la participation de Mme Manon-Nour Tannous, docteure en relations internationales, maîtresses de conférence en science politique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, chercheure associée à la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et au centre Thucydide de l’Université Panthéon-Assas Paris II, de M. Matthieu Rey, directeur des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), et de M. Wassim Nasr, journaliste à France 24 2
Mercredi
12 février 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 33
session ordinaire 2024-2025
Présidence
de M. Bruno Fuchs, Président
— 1 —
La commission auditionne, dans le cadre d’une table ronde ouverte à la presse consacrée à la situation en Syrie et au sommet de Paris du 13 février 2025, Mme Manon‑Nour Tannous, docteure en relations internationales, maîtresse de conférence en science politique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, chercheure associée à la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et au centre Thucydide de l’Université Panthéon-Assas Paris II, M. Matthieu Rey, directeur des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), et M. Wassim Nasr, journaliste à France 24.
La séance est ouverte à 9 h 05.
Présidence de M. Bruno Fuchs, président.
M. le président Bruno Fuchs. À titre liminaire, chers collègues, je vous indique que le décret instaurant la commission de suivi de l’aide publique au développement, une instance indépendante créée par la loi de programmation du 4 août 2021, a été publié au Journal officiel ce week-end. Je tiens à rendre un hommage vibrant et solennel pour leur rôle à cet égard au président Jean-Louis Bourlanges, à Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, et au premier ministre, qui a signé ce décret.
Je vous informe par ailleurs que j’ai eu un entretien téléphonique avec la présidente de la Géorgie pour faire le suivi de son audition : elle s’est montrée très alarmée par les conditions de répression des manifestations et la promulgation de lois de plus en plus liberticides dans son pays, ce qui renforce l’utilité de notre action.
De même, le colloque du 6 février dernier sur le Moyen-Orient, qui a réuni près de 300 personnes, a été unanimement salué pour sa qualité et a permis d’identifier plusieurs pistes concernant les conditions d’un processus de cessez-le-feu et de paix à moyen et long termes.
Enfin, j’ai eu une audience avec mon homologue, la présidente de la commission des affaires étrangères du Parlement du Kazakhstan, au cours de laquelle nous avons évoqué plusieurs types de collaborations, notamment un rapprochement avec les organes francophones. En outre, hier, j’ai rencontré Leonardo Santos Simão, le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations unies (ONU) et envoyé spécial pour les problématiques de l’Afrique de l’Ouest et des Grands Lacs. Plus tard aujourd’hui, je recevrai, à sa demande, la ministre des affaires étrangères de la République démocratique du Congo. Hier également, avec Frédéric Petit, nous avons assisté à une audience accordée par Yaël Braun-Pivet à Svetlana Tikhanovskaïa, l’opposante au président Loukachenko au Bélarus. J’insiste sur ce choix sémantique à la demande de Frédéric Petit, à qui je cède la parole.
M. Frédéric Petit (Dem). Premièrement, il est crucial d’utiliser le terme « Bélarus » et non celui de « Biélorussie », ce qui est important pour la population de ce pays. J’ai d’ailleurs demandé à l’Académie française, qui bloque actuellement une telle évolution, d’effectuer ce changement.
Deuxièmement, je tiens à rappeler qu’avant la dissolution de juin dernier, les Bélarusses ont organisé en exil l’élection d’une représentation transpartisane des oppositions. Il s’agit d’une sorte de Parlement en exil, qu’ils appellent le « conseil de coordination ». Lors de l’ancienne mandature, en tant que président du groupe d’études à vocation internationale, j’avais proposé de réaliser une observation internationale. Hier, après notre réunion, nous avons remis aux autorités du Bélarus en exil le rapport d’observation concernant l’élection de cette structure. J’espère que celle-ci sera bientôt reçue à l’Assemblée nationale.
M. le président Bruno Fuchs. Notre ordre du jour prévoit ce matin une table ronde sur la situation en Syrie, qui préoccupe l’ensemble de la communauté internationale et notre commission, alors que se tiendra demain, à Paris, la troisième conférence sur ce pays depuis la chute du régime des al-Assad, dans le sillage du cycle engagé par la conférence d’Aqaba le 14 décembre 2024. Cette audition, qui se déroule à la veille de la troisième conférence, nous permettra de tirer de nombreux enseignements et de voir l’ensemble des grands enjeux qui se dessinent pour la Syrie, le Moyen-Orient et les grands acteurs internationaux impliqués dans cette région.
Après le printemps arabe, le régime syrien a réprimé de manière sanglante et particulièrement inhumaine un soulèvement populaire réclamant une démocratisation. Cette répression a engendré une guerre civile qui a conduit à une partition de fait du pays entre :
– des zones, plutôt situées à l’Ouest, contrôlées par un pouvoir soutenu à bout de bras par l’Iran et la Russie,
– des zones contrôlées par les Kurdes au Nord-Est, puis progressivement au centre et à l’Est,
– des zones contrôlées par divers rebelles islamistes au Nord-Ouest,
– et, de l’été 2014 au printemps 2019, des zones contrôlées par l’État islamique au centre et au Sud-Est du pays.
Après des années de résilience, la chute du régime des al-Assad, le 8 décembre 2024, a ouvert la voie à un tournant historique pour la Syrie et surtout pour son peuple, qui a tant souffert, avec environ 500 000 victimes des atrocités du régime syrien depuis 2011.
Les premiers pas des nouveaux dirigeants syriens semblent encourageants, bien que notre vigilance reste de mise. La transition du pouvoir s’est réalisée sans répression ni persécution des minorités jusqu’à présent. Le groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) affirme ses ambitions nationales et n’entend pas, jusqu’à présent, dans son expression, exporter son modèle islamonationaliste, ce qui le différencie de l’État islamique.
Des questions, qui intéressent au premier chef la France, se posent.
Que va-t-il advenir de nos alliés kurdes, actuellement attaqués par l’Armée nationale syrienne, un autre groupe rebelle proche de la Turquie ?
De même, qu’en sera-t-il de la présence sur place des forces occidentales luttant contre l’État islamique, qui dispose encore de 3 000 à 5 000 combattants actifs dans le désert syrien ? Le président Donald Trump est plutôt partisan d’un retrait.
À l’échelle régionale et sur le plan géopolitique, il serait intéressant de savoir à quoi nous devons nous attendre. Y aura-t-il une profonde remise en cause de l’implantation de l’Iran et de la Russie dans ce pays ?
Enfin, comment évoluera l’attitude d’Israël, qui a choisi une posture proactive pour la sécurisation de ses frontières mais qui devra aussi penser à l’avenir de sa relation avec la Syrie ?
En cohérence avec notre engagement pour le peuple syrien, le président de la République a pris l’initiative d’un appel téléphonique le 5 février dernier avec Ahmed al-Charaa, le président intérimaire des autorités syriennes de transition. Emmanuel Macron a, à cette occasion, formé le vœu que le processus engagé par les autorités intérimaires réponde pleinement aux aspirations du peuple syrien et a marqué la pleine disponibilité de la France pour accompagner la transition en Syrie.
Que pensez-vous que nous pouvons attendre du dialogue engagé avec les nouvelles autorités syriennes et, plus largement, de la conférence qui se tiendra demain à Paris ?
Mme Manon-Nour Tannous, chercheure associée à la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et au centre Thucydide de l’Université Panthéon-Assas Paris II. Tout d’abord, il est crucial de comprendre que la fuite d’al-Assad, le 8 décembre 2024, face à l’avancée de groupes militaires du Nord et du Sud du pays s’inscrit dans la continuité de 2011. Cette séquence a, à juste titre, été expliquée par l’affaiblissement de l’Iran et des milices chiites, par le fait que la Russie soit occupée par la guerre en Ukraine et par l’interrègne américain. Cet alignement géopolitique est en fait plutôt un alignement des absences des acteurs qui avaient fini par structurer la crise syrienne. À cela, il faut ajouter la politique turque.
Ces explications géopolitiques, bien que pertinentes, ne suffisent pas à elles seules pour comprendre que la séquence qui s’ouvre en décembre est avant tout un processus syrien renouant avec la demande de changement politique initiée en 2011. Nous avons là une même vague de fond contre le régime autoritaire. Autrement dit, le 8 décembre 2024 marque la fin de l’histoire de la révolution car il s’agit désormais de traduire institutionnellement le changement.
Évoquer 2011 implique de penser la question du temps. De fait, le temps et la guerre ont influencé le profil acceptable des libérateurs, puisque les membres de HTC diffèrent sociologiquement et idéologiquement de ceux de 2011, insuffisamment soutenus. Ces nouveaux profils sont plus islamistes et davantage marqués par des ancrages provinciaux, même si les dynamiques de 2011 se sont elles aussi développées hors de la capitale pour des raisons sécuritaires. Ces nouveaux profils brassent sociologiquement moins large, ce qui posera la question de l’intégration et de la participation des élites urbaines au processus de transition. Les dirigeants actuels sont en outre des acteurs politico-militaires – même si ces derniers ne peuvent rien faire sans la société civile – mais aussi des figures bien connues, contrairement à 2011, où l’on parlait d’une révolution d’anonymes. Ce point important met en lumière l’intelligence et l’épaisseur politique d’al-Joulani, ainsi que le fait qu’il arrive à Damas avec une expérience de gouvernement. Cette dernière a été acquise à Idlib, une région du Nord-Ouest syrien de trois à quatre millions d’habitants, majoritairement réfugiés, où HTC avait réussi à assurer la sécurité et la trêve ainsi qu’à instaurer un semblant de normalité. C’est là aussi qu’il a amorcé la mise à distance de son héritage djihadiste.
Ensuite, plutôt que de s’interroger sur la sincérité ou non de ces acteurs dans les inflexions décrites – ce qui constitue, à mon avis, une analyse politique limitée –, je note qu’il s’agit d’un gouvernement sous contraintes.
Ces contraintes sont d’abord internes, du fait de la fragmentation territoriale héritée de la Syrie des al-Assad, soulevant des questions relatives à la population kurde, à des enjeux communautaires et à l’intégration de groupes armés dans l’armée souhaitée par al-Joulani.
Par ailleurs, le pouvoir dispose de ressources humaines limitées, avec seulement 7 000 hommes, et doit faire face aux licenciements de nombreux fonctionnaires, notamment dans la police. Cette question des ressources humaines commence à se poser.
La construction du pouvoir actuel est marquée par des rapports de force au sein du groupe dirigeant, puisque l’expérience à Idlib ne peut pas être convertie telle quelle et que des réajustements constants sont nécessaires face à une société civile extrêmement vigilante et décidée à ne pas rentrer chez elle. On voit là que l’expérience de 2011 reste très présente dans les archives, les mémoires et les pratiques. Ces ajustements constants sont visibles dans les décisions annoncées, notamment relatives à la place de la religion, qui peuvent être des ballons d’essai ou issues de franges plus radicales du pouvoir. Une séquence concernant la réécriture des manuels scolaires avait été assez commentée. Sur cet ensemble de décisions, le pouvoir se ravise et fait marche arrière.
Al-Joulani peut se permettre ces ajustements car il mobilise simultanément plusieurs référents et expériences. Il a porté le discours révolutionnaire à Idlib au cours de ces dernières années. Il porte également le discours islamiste, auquel il a ajouté, à partir du 8 décembre, le référent du libérateur. On voit son habileté à mobiliser des figures comme celle de Volodymyr Zelensky. Ce bricolage lui confère une souplesse dans la pratique même du pouvoir, qui se traduit sur le plan politique. Si, pour l’heure, il a nommé ceux avec lesquels il travaille depuis 2017, il pourrait être amené à prendre en compte les revendications et les acteurs d’autres formations politiques, posant ainsi la question des modalités d’une vie partisane.
En outre, al-Joulani fait face à des contraintes extérieures. Au niveau régional, sa politique obéit à l’idée de « zéro problème avec les voisins », visant à se concentrer sur les enjeux internes syriens. Cette approche est visible notamment dans sa prudence face aux frappes israéliennes, ayant commencé dès le lendemain du 8 décembre et visant à détruire le potentiel d’une future armée syrienne. Au-delà de la région, al-Joulani connaît des contraintes internationales, qui constitueront sans doute l’enjeu de la réunion de demain. En effet, il est face à la logique des préalables de la part des puissances extérieures, qui avait été la malédiction de l’opposition syrienne depuis 2011. La logique des préalables signifie que toute avancée dans l’aide apportée ou que toute reconnaissance formelle est conditionnée par des exigences préalables : être représentatif de toutes les tendances et communautés, s’ouvrir aux courants restés en dehors et fonctionner de manière démocratique, tout en définissant des positionnements communs et un programme pour l’avenir. Ces conditions, sans doute peu compatibles avec un stade aussi précoce de la construction du pouvoir, sont posées pour, peut-être, délabelliser son groupe comme terroriste et lever les sanctions.
Enfin, le défi auquel ce processus de transition est confronté est de répondre à des injonctions contradictoires. Le problème est que le pouvoir syrien n’est pas jugé sur les mêmes critères par sa société et par la communauté internationale. À l’international, les dossiers qui pèsent sont le stock d’armes chimiques, le captagon et la protection des minorités : autant de sujets essentiels qui seront probablement à l’agenda politique de demain. Or, la priorité des Syriens est ailleurs et concerne le rétablissement de la sécurité, la fourniture d’électricité, le versement des salaires et des retraites, la stabilisation du taux de change, la quête des disparus et une demande de justice. Le succès de la transition politique en Syrie dépendra de la réponse des autorités à ces défis très concrets du quotidien.
Plus encore, ce qui se joue en Syrie dépasse la Syrie. Cette séquence ouverte au mois de décembre permet à la région de renouer avec la demande de changement politique et de reprendre son destin en main. Je suis convaincue qu’il ne faut pas sous-estimer les effets positifs que pourrait avoir une transition réussie sur la région et, en premier lieu, sur le Liban.
Permettez-moi de terminer en mentionnant la révélation, le 6 février dernier, de l’identité de César, cet homme qui a fourni il y a onze ans les preuves de la torture pratiquée dans les prisons du régime syrien. La sortie de l’anonymat de cette figure emblématique a une double signification. D’abord, elle marque la réintégration au corps social syrien de ces héros prêts à s’investir pour la reconstruction de leur pays, ce qui est une grande source d’espoir. Ensuite, César étant le nom des sanctions américaines décidées sous le premier mandat de Donald Trump, l’abandon de ce pseudonyme renvoie symboliquement à l’inutilité de ces sanctions et à la nécessité de repenser les cadres servant à aborder la Syrie et sa population.
M. Matthieu Rey, directeur des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO). Je souhaite aborder les attentes des autorités autoproclamées syriennes envers les autorités françaises et donner quelques éléments de réflexion sur la situation actuelle, tout en soulignant la difficulté d’avoir une vision claire dans un contexte en rapide évolution.
La Syrie est aujourd’hui un pays qui revit, malgré d’immenses défis. Les Syriens, dans toutes leurs composantes, signalent qu’un avenir s’est soudainement ouvert.
L’année 2023 a marqué une accélération, avec deux moments cruciaux.
Premièrement, le tremblement de terre de février a révélé des différences significatives dans la gestion de la crise entre le gouvernement de salut provisoire d’al-Joulani dans la province d’Idlib, qui s’est montré particulièrement efficace dans l’administration des secours et pour envisager une reconstruction, et les zones dominées par l’armée nationale syrienne – formations contrôlées par les forces turques –, qui ont rencontré d’importantes difficultés pour canaliser, administrer et porter secours aux populations. Cette expérience a permis à HTC de s’adjoindre les compétences d’une société civile pas nécessairement en accord idéologique avec le groupe, afin de porter un projet plus politique – au sens de la régulation des problèmes sociaux – et d’élargir sa base sociale au-delà des voies militaires.
Deuxièmement, à la fin de l’été 2023, un autre événement important a eu lieu lorsque les populations de Soueïda sont descendues dans la rue pour manifester à visage découvert avec leurs enfants. Ce geste signifiait clairement l’ouverture d’un futur sans les al-Assad, compte tenu des risques encourus. Les différentes images dont on dispose sur les sévices commis dans la prison de Saydnaya démontrent l’ampleur de l’horreur qu’a pu représenter le système des al-Assad.
La reprise de la vie en Syrie signifie aussi le choc d’un réveil douloureux après des décennies de guerre, où le désert de la tyrannie avait empêché l’expression politique des populations. Il faut apprendre à se redécouvrir, à rediscuter et à négocier, tant au niveau local que national. Pour tout observateur extérieur, il convient d’être extrêmement modeste et d’admirer un peuple qui a su renverser une tyrannie au prix d’un énorme effort, par la destruction de la majorité de son pays, au nom d’un idéal encore en construction, afin d’envisager un futur qui demeure incertain.
Le pays reste aujourd’hui extrêmement fragmenté. Cette fragmentation, conséquence de près de quatorze ans de conflit, résulte de la décision du régime syrien des al-Assad de réfracter son autorité en une multitude de checkpoints, qui avaient tous les droits de contrôle et constituaient, finalement, les seuls représentants de l’autorité. Poser un drapeau sur un checkpoint devenait une manière de marquer le territoire sans nécessairement qu’une administration soit derrière. La pose d’un drapeau signifiait simplement le droit de voler, de prédater et de tuer l’ensemble des personnes circulant. Ce modèle a ensuite été reproduit par d’autres acteurs émergents à partir de 2014, notamment l’État islamique et les forces kurdes.
Cette fragmentation du pays pose aujourd’hui un défi considérable. On constate que les quartiers d’une même ville ne communiquent plus entre eux. Il est donc nécessaire de recomposer des unités municipales, avec des outils de collaboration collective, en rétablissant par exemple les services de distribution d’eau et d’assainissement.
La Syrie dispose d’un important réservoir de compétences et d’énergie, notamment formé par les différentes strates de populations réfugiées dans les zones détachées du régime. Une bonne partie de ces personnes, systématiquement chassées de leurs maisons, a été progressivement déversée à Idlib, formant une population de près de quatre millions d’habitants. Cette matière grise vive représente aujourd’hui le principal réservoir pour la reconstruction du pays et des différentes institutions qui peinent à se remettre en place.
Ces différentes fragmentations concernent également l’ensemble des familles, qui découvrent ou redécouvrent les victimes en leur chair. L’incertitude règne quant au sort de nombreuses personnes disparues. Des officiers sortent des geôles où ils étaient détenus depuis les années 1980. Des personnes que l’on croyait mortes réapparaissent soudainement et réintègrent leurs tissus familiaux, qui les avaient oubliés en tentant de faire un deuil en l’absence de corps. Ceci se présente partout.
Le bilan humain est probablement plus élevé que 500 000 morts. Il faut se souvenir du nombre de torturés, de l’ordre d’un à deux millions de personnes. À ces victimes s’ajoutent les disparus, dont on ne connaît pas la trajectoire, car le régime des al-Assad avait mis en place un système de goulags, emprisonnant en moyenne 250 000 personnes sur une population de 20 millions d’habitants et rémunérant ses troupes par un système de prédation. C’est un défi considérable.
Il faut donc trouver le niveau de responsabilité et déterminer, comme le rappelait le documentaire De Nuremberg à Nuremberg, qui est responsable entre le conducteur du train, celui qui ordonne le départ du train et celui qui gaze. Où faudra-t-il arrêter le niveau de décision et de responsabilité dans un système qui a fabriqué des monstres, non pas parce qu’ils y étaient prédestinés mais parce qu’un régime et sa famille les ont poussés à devenir ainsi ? La documentation de ces crimes et la mise en place d’une justice représentent également un défi considérable.
De plus, dans ses derniers mouvements, ce régime était devenu un narco-État, ce qui constitue un double défi majeur. Une pilule de captagon coûte un dollar de production et rapporte dix dollars à la revente. Le régime des al-Assad s’était spécialisé dans le fait de rémunérer une partie des personnes en captagon, devenue une monnaie d’échange dans certaines banlieues de Damas. Il faut donc penser le démantèlement du narcotrafic mais aussi le traitement d’une population traumatisée, qui doit être sevrée.
Il est d’abord nécessaire de reconstruire un État. On voit un appel très clair, de la part du nouveau président syrien mais aussi de l’ensemble de ses ministres, à essayer de repenser la souveraineté. Ceci advient dans un contexte troublé. Des altercations violentes ont lieu depuis le début de la semaine sur la frontière du Hermel, qui peuvent être observées avec quelques inquiétudes ou, du point de vue de l’État syrien, être vues comme la réaffirmation d’un État sur ses frontières. Or, on sait qu’en Syrie, contrôler les frontières permet aussi d’éviter que certains individus qu’on ne souhaite pas voir se développer prennent pied au sein du territoire.
Reconstruire l’État est aussi réaffirmer le plus vite possible les fonctions régaliennes, ce qui constitue l’enjeu majeur aujourd’hui. Nous voyons bien des autorités qui tentent de désarmer et de « débrutaliser » une société largement soumise à différents hommes en armes mais aussi de traiter les deux grands défis nés des conflits entre le régime et ses opposants, à savoir les rémanences de l’État islamique et le rattachement des forces kurdes dans un ensemble plus national.
On observe une diminution des allégeances à l’État islamique dans l’Est de la Syrie car les populations retrouvent espoir dans le devenir politique. Dans le Hauran, ce sont les familles elles-mêmes qui traitent la résurgence de l’État islamique, comme on l’avait déjà vu en Irak.
Au sein de l’IFPO, nous sommes directement témoins du fait que le gouvernement syrien est aujourd’hui dans une attente forte à l’adresse de la communauté internationale. S’il s’adresse à tous, il est assez fascinant de voir qu’il s’adresse particulièrement à la France, la considérant comme une autre voix dans un concert international, plutôt qu’à des puissances technocratiques, comme la Chine ou les pays du Golfe, qui pourraient lui apporter beaucoup d’apports financiers et techniques. C’est dans ce cadre que nous pourrions aider et participer à cette formidable expérience que serait la reconstruction de l’État syrien.
M. le président Bruno Fuchs. Monsieur Nasr, pouvez-vous, quant à vous, nous éclairer sur la nature profonde du régime syrien ? Mme Tannous a évoqué un État sous contrainte. Que peut-on imaginer concernant les influences extérieures d’autres groupes mentionnés par M. Rey ?
M. Wassim Nasr, journaliste à France 24. Permettez-moi de vous expliquer ce qui m’a motivé, dès avril 2023, à me rendre à Idlib pour observer la situation sur place et rencontrer Abou Mohammed al-Joulani, nom de guerre d’Ahmed al-Charaa. En tant que spécialiste des mouvements djihadistes, ayant beaucoup travaillé sur l’État islamique et Al-Qaïda, j’ai constaté en 2023 qu’un phénomène inédit se produisait à Idlib concernant la mouvance djihadiste et islamiste. J’ai donc décidé d’aller voir par moi-même.
En me dirigeant vers cette zone, conscient de l’existence d’un danger réel et ayant en tête des modèles comme les talibans ou l’État islamique à Raqqa, j’avais naturellement de l’appréhension. Cependant, dès mon entrée à Idlib, ma première impression fut marquée par la présence des drapeaux de la révolution. Cela peut sembler anodin mais ces bannières nationales sont strictement interdites au sein des mouvements djihadistes. Ma deuxième impression fut l’absence de présence militaire dans les rues, où seuls des policiers régulaient la circulation. En pénétrant dans Idlib, j’ai observé une vie quotidienne surprenante : des femmes au volant, des hommes qui fument, de la musique dans les échoppes, le musée d’Idlib ouvert aux visites et une mixité dans les centres commerciaux. Ces détails, peut-être minimes en apparence, sont en réalité des indicateurs significatifs qui ne trompent pas. Certes, les femmes étaient voilées – il s’agit d’une société rurale conservatrice – mais l’absence de police islamique pour imposer un code vestimentaire était notable, contrairement à d’autres pays, comme l’Iran.
J’ai ensuite rencontré les responsables du gouvernement du salut, notamment Mohammed al-Bachir, alors ministre du développement et de l’aide humanitaire, devenu depuis premier ministre. Ce technocrate sans passé djihadiste m’a expliqué leur gestion post-séisme, avec la création de structures pour les déplacés, la tentative de fabrication de pièces d’identité pour leur fournir de l’aide et la construction de camps en dur sans plafond pour respecter le droit international. Le tremblement de terre est survenu alors que les déplacés syriens, parmi lesquels de nombreux orphelins et femmes seules, inondaient Idlib avec leurs problématiques.
J’ai également eu un entretien avec l’actuel ministre des affaires étrangères, compagnon d’Ahmed al-Charaa, représentant l’ouverture au monde et jouant le rôle d’interlocuteur pour les relations extérieures.
Tout le monde pense que, le 28 novembre 2024, la bataille a commencé et Ahmed al-Charaa a changé. Or, ce n’est pas du tout le cas. La dynamique de changement visant à fédérer et à composer avec la société civile, les déplacés et les réfugiés à l’étranger a débuté dès 2017 à Idlib. Lors de ma rencontre avec Ahmed al-Charaa en 2023, il m’a dit exactement ce qu’il a dit en 2024. Il a déroulé son plan, comprenant le traitement des minorités et des autres composantes syriennes.
Cette année, je suis arrivé sur place six jours après la chute de régime et j’ai constaté que les policiers d’Idlib étaient déployés à Alep et à Damas. Idlib était alors vidée de cette administration montée de bric et de broc. Il m’avait confié ne pas partir de rien mais de plus bas encore, dans un pays en lambeaux où tout était à reconstruire. Dès 2023, il m’avait assuré n’avoir aucun grief envers les Occidentaux, rejetant le djihad global et le terrorisme, perçus comme dommageables pour eux et pour les autres. Il m’a même dit que son groupe partage avec l’Occident le même combat contre les Iraniens et les Russes.
J’ai quitté Idlib avec le sentiment d’avoir vu juste sur cette troisième voie, tout en conservant tous les doutes relatifs à la concordance entre ce que j’ai vu et la réalité de leurs actions.
J’ai également visité trois villages chrétiens de Jisr al-Choughour, rencontrant des prêtres franciscains, parmi lesquels un prêtre jordanien dépêché par le Vatican dès 2017 et le père Hanna Jallouf, qui a depuis été nommé évêque d’Alep par le Vatican. J’ai revu ce dernier à Alep, vêtu de sa soutane et de sa croix, lors de mon retour en Syrie en 2024. Je suis également retourné dans ces villages où, en 2023, j’avais assisté à une réunion de restitution de terres agricoles, de vergers et de biens. J’ai pu observer les difficultés rencontrées par l’administration de HTC pour restituer des terres occupées par des djihadistes étrangers ou des églises situées sur des lignes de front. J’ai également vu les églises restaurées par des ouvriers musulmans, ce qui est significatif car, dans certains mouvements djihadistes et pays musulmans, cela est interdit. Il faut donc imaginer que HTC devait protéger non seulement les églises, comme le cloître Saint-Joseph, mais aussi les ouvriers qui y travaillaient. Alors qu’en 2023, les prêtres chrétiens n’avaient pas le droit de sonner les carillons ni de porter leur soutane, la situation avait changé lors de mon retour en 2024. Un prêtre m’a rapporté avoir sonné les carillons le 8 décembre, considérant la chute d’al-Assad comme leur victoire également. À Noël, les carillons ont retenti dans toute la Syrie et HTC a dû protéger les églises, les croyants et les messes.
Vous pouvez penser que ces actions visent à faciliter la communication à l’adresse des Occidentaux mais elles sont en réalité très coûteuses pour HTC. Pour illustrer cela, le numéro deux d’Ahmed al-Charaa, que j’avais rencontré à Idlib en 2023, a été tué par un kamikaze en avril 2024 en raison de ce type d’actions. C’est lui qui avait appelé à la dissolution d’Al-Qaïda et qui était l’ennemi juré de l’État islamique. Ahmed al-Charaa, qui avait provoqué la guerre entre l’État islamique et Al-Qaïda en 2013, tente aujourd’hui de répondre aux attentes de la communauté internationale. Ses actions ne sont pas simplement des promesses électorales qu’il pourrait facilement modifier ou ne pas respecter. Ces actions peuvent être très coûteuses pour lui et pour son groupe. Il est aujourd’hui obligé de trouver un équilibre entre les éléments les plus radicaux, les étrangers au sein de ses rangs – auxquels il a parfois donné des grades sans fonction dans le but de les cadrer – et les autres composantes de la société syrienne, l’incitant à plus d’ouverture et de modération. Toutes les mesures prises jusqu’à environ trois mois de la chute d’al-Assad vont dans ce sens.
Il est important de souligner que c’est la première fois qu’un groupe djihadiste reconnaît que cette voie était une erreur, sans y être contraint. HTC a changé de direction dès 2017, ce que j’ai pu constater en 2023 et qui s’est confirmé en 2024. Ce changement pourrait servir d’exemple pour d’autres régions du monde.
Si ce processus est inédit pour un mouvement djihadiste, il n’est pas sans précédent dans l’histoire humaine. D’autres groupes autrefois terroristes, comme l’armée républicaine irlandaise (IRA), l’Euskadi ta askatasuna (ETA) ou l’organisation pour la libération de la Palestine (OLP), ont abandonné cette voie pour s’engager dans des processus politiques.
Cette parenthèse de la guerre sans fin contre le terrorisme, qui a duré vingt ans, a été freinée avec le retrait américain d’Afghanistan, où les États-Unis ont négocié avec d’anciens détenus de Guantánamo.
Aujourd’hui, en Syrie, nous voyons qu’une troisième voie se dessine. L’activité de l’État islamique a drastiquement diminué car leur stratégie de guerre contre tous sans fin et de violence à outrance s’est avérée infructueuse, tandis que le processus politique d’ouverture et de sortie du terrorisme a porté ses fruits. Le monde entier doit essayer de saisir cette opportunité pour sortir de ces vingt ans n’ayant engendré que la guerre, le sang ainsi que davantage de mouvements djihadistes et de terrorisme, jusque dans les rues de Paris.
M. le président Bruno Fuchs. Je cède à présent la parole aux représentants des groupes politiques.
M. Jean-Louis Roumégas (EcoS). Vos interventions soulignent que l’enthousiasme qui a touché la Syrie ne s’est pas estompé, ce dont nous pouvons nous réjouir.
Les inquiétudes initiales au lendemain de la prise de pouvoir du groupe islamiste HTC se sont atténuées. Les autorités multiplient les signes d’ouverture et semblent œuvrer pour une transition pacifique qui rassemble les Syriens. Les factions ont été dissoutes et parfois intégrées à la nouvelle armée syrienne. Les chrétiens ont pu célébrer Noël et conserver leurs lieux de culte. À notre connaissance, aucune mesure n’a été prise contre les droits des femmes. Les réfugiés syriens en France nous rapportent également que la situation évolue positivement pour l’instant.
Néanmoins, après cinquante-quatre ans de dictature féroce et plus de dix ans de guerre, tout reste encore à faire. La Syrie est un champ de ruines et l’économie est exsangue. On estime que le produit intérieur brut (PIB) a chuté de 84 % entre 2010 et 2023. La monnaie s’est effondrée et les caisses de l’État sont vides. De plus, 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. La question est de savoir comment reconstruire sans moyens et sortir d’une économie de guerre dont la principale manne était le trafic de drogue.
Un autre défi est celui de la réconciliation. Rassembler des populations qui se sont combattues pendant des années n’est pas une tâche facile. La rancœur et les ressentiments sont profonds. L’Observatoire syrien des droits de l’Homme a recensé 240 assassinats et actes de vengeance. Des villages alaouites ont été entièrement désertés. Seule la mise en place d’une justice transitionnelle pourra préserver la Syrie d’actes de vengeance.
Enfin, l’ombre de la guerre plane toujours sur la Syrie en raison de l’appétit des puissances voisines qui menacent l’intégrité du territoire. Des affrontements ont eu lieu à la frontière libanaise. L’offensive contre les Kurdes est actuellement suspendue mais pourrait reprendre à tout moment en dépit du droit international et des acteurs en vigueur. En outre, Israël continue de consolider ses positions dans le Golan.
Comment la France et l’Union européenne peuvent-elles aider la Syrie à relever tous ces défis ?
M. Wassim Nasr. Il faut lever les sanctions et aider à la reconstruction. En effet, lorsque j’ai traversé ce qu’on appelait la « Syrie utile » sous al-Assad, à deux reprises, d’Alep jusqu’à Damas, j’ai vu des déserts de gravats. Ce sont des villes désossées, dont les maisons n’ont plus de fenêtres ni d’acier dans les plafonds. Si nous voulons que les réfugiés rentrent chez eux, il faut leur donner les moyens de reconstruire et mettre en place des programmes similaires à ceux destinés aux réfugiés à l’extérieur de la Syrie, pour leur donner les moyens d’y retourner et de participer à la reconstruction.
Il faut lever les sanctions, qui n’ont plus lieu d’être. Les Syriens ne doivent pas payer deux fois le prix des actions du régime des al-Assad. Lever ces sanctions et permettre à l’économie de redémarrer n’est pas de la charité. Les Syriens ont des capacités et des ressources. La diaspora est très riche. Il faut leur permettre de revenir et d’investir dans leur propre pays pour limiter les ingérences extérieures. Sans cela, et sans alternatives au trafic de captagon, les gens chercheront d’autres moyens de subsistance. Il est injuste de conditionner la levée des sanctions aux actions potentielles du régime.
M. le président Bruno Fuchs. Madame Tannous, partagez-vous ce point de vue ?
Mme Manon-Nour Tannous. Oui, absolument. Je pense que la priorité est de permettre la reconstruction économique du pays. L’inconnue reste l’attitude de Trump, qui conditionnera également les actions de la France et de l’Union européenne. La France doit capitaliser sur le fait d’avoir été l’un des rares pays à comprendre que la normalisation avec al-Assad ne menait nulle part, tout en maintenant un discours de lutte contre l’impunité à travers divers procès ayant eu lieu en Europe. Elle dispose donc d’un petit capital politique qu’elle pourrait faire valoir.
Notre pays doit vraiment parier sur cette transition avec ces acteurs en levant les sanctions. Je rappelle que la reconstruction est évaluée à 400 milliards de dollars et que les enjeux sont donc immenses. Il existe une véritable attente de ce que peut faire la France, comme en témoigne la perspective de réouverture de l’ambassade, même si elle n’est pas encore dotée de personnel. Je crois qu’il faut répondre à cette attente en levant ces préalables, tout en restant vigilants. Le régime actuel réagit parce qu’il est scruté, il faut continuer à le faire, tout en pariant sur lui malgré tout.
M. le président Bruno Fuchs. N’y a-t-il pas un risque important qu’une fois le processus de reconstruction entamé, le régime évolue vers un conservatisme ou un intégrisme plus fort ?
M. Wassim Nasr. Je n’ai pas de boule de cristal pour prédire comment cela peut se passer. Toutefois, plus la main est tendue pour saisir cette opportunité inédite, plus cela peut être bénéfique pour le pays et pour la région. Rappelons-nous que la Syrie a été une source de déstabilisation pendant plus d’un demi-siècle pour la région. C’est évidemment une situation sans précédent au niveau géopolitique et au niveau de la mouvance djihadiste telle que nous la connaissons. Il existe donc une opportunité à saisir.
M. Frédéric Petit (Dem). Je m’exprimerai en tant que représentant des Français à l’étranger, ayant passé cinq ans comme chef d’entreprise dans cette région, de 2010 à 2015, et en tant que rapporteur du programme budgétaire de la diplomatie d’influence, que j’appelle « la diplomatie des sociétés civiles ». Je m’inscris donc pleinement dans la question qui vient d’être posée.
Je voudrais d’abord saluer les actions de la chaîne France 24, à laquelle je suis très attentif, ainsi que celles de l’IFPO, situé à Beyrouth, qui a maintenu depuis 2011 six salariés à Damas, qui ont protégé la bibliothèque de l’Institut. J’espère que celle-ci rouvrira bientôt.
Ma question porte sur le fait que cette reconstruction et cette participation peuvent se faire de deux manières : de loin ou sur le terrain. Je suis convaincu que, si l’on parle de diplomatie d’influence, il faut être présents sur place. Il existe effectivement un problème de sanctions. En outre, je travaille depuis des années sur une difficulté typiquement française : la fameuse carte « rouge » des conseils aux voyageurs du Quai d’Orsay, qui incite les entreprises à intervenir dans certains pays tout en le leur interdisant formellement. Nous tentons actuellement de résoudre cette contradiction, notamment en Ukraine.
Concernant les risques, il est essentiel de développer une diplomatie économique, agricole et éducative. Nous avons la possibilité de rouvrir rapidement des lycées français à Damas et Alep. La question est de savoir si cette diplomatie comporte des risques, sachant qu’elle est moins engageante que l’envoi d’un ambassadeur avec des lettres de créance. Comment évaluez-vous le risque de rouvrir le lycée français de Damas en septembre ? Peut-on accompagner une transition positive ou constituer un îlot de résistance dans un contexte plus défavorable ? La même question se pose pour la réouverture de l’IFPO et l’envoi de chercheurs.
M. Matthieu Rey. Je suis connaisseur de la Syrie mais aussi membre de l’IFPO. Je ne m’exprimerai pas en tant que directeur des études contemporaines mais en tant que personne qui souhaite voir la France être présente sur place.
Je retournerais la question d’une autre manière. Il y a une semaine, le groupe CMA CGM, grand opérateur économique français, a pris le risque de se rendre à Damas, où les autorités ont accepté de relancer la coopération, en dépit de la présence de l’entreprise sous l’ancien régime. Le port de Lattaquié sera donc un des maillons essentiels du rayonnement économique français. Des discussions sont même en cours pour un port sec, probablement à Alep, ce qui ouvrirait de nouveaux corridors de circulation.
Il est important de souligner le rôle crucial de la France avec l’Irak voisin, pays souvent oublié qui émerge comme acteur régional après quarante ans de difficultés. Le troisième sommet de Bagdad est en cours d’organisation. On espère qu’on aura une fédération régionale où la France pourra jouer un rôle de pont entre les acteurs.
Notre présence sur le terrain est essentielle. La carte rouge représente un danger manifeste pour notre « capacité à être » en tant qu’acteurs de la recherche publique. Nous sommes en concurrence directe avec les recherches publiques d’autres pays mais aussi avec la recherche privée des think tanks. Ce sont eux qui risquent de produire l’information, souvent à un coût plus élevé, ce qui détourne notre emprise sur le terrain.
Nous disposons de deux implantations en Syrie, notamment à Damas, où se trouve l’un des principaux fonds. Quel message voulons-nous envoyer aux Syriens ? Devons-nous donner accès à ce fonds, qui constitue la principale bibliothèque en langue occidentale en Syrie ? Nous pouvons réfléchir à la présence d’une bibliothèque ouverte dans ce pays qui doit retrouver le passé.
Il faut peut-être, parfois, prendre des risques car nous aurons toujours la possibilité de nous retirer si la situation se détériore. Ne pas prendre le pas au moment stratégique pourrait s’avérer extrêmement coûteux.
M. Wassim Nasr. C’est une question très légitime mais je pense qu’il faut commencer modestement, avec des dossiers sur lesquels tout le monde souhaite travailler, comme le déminage. Le pays est complètement miné. Personne ne critiquera la France pour son aide au déminage ou à la reconstruction des infrastructures.
Le commentaire sur les librairies et les bibliothèques est très pertinent. Par exemple, à Idlib, j’ai rencontré Ahmed al-Charaa pour la première fois dans une bibliothèque lors d’un événement, passé inaperçu, en l’honneur de Michel Seurat.
Il y a clairement des actions à mener à petite échelle avant d’envisager le niveau macro. Il faut apprendre à connaître ce nouveau pouvoir et lui permettre de comprendre les Français car il existe beaucoup de fantasmes des deux côtés.
M. Xavier Lacombe (HOR). La chute du régime de Bachar al-Assad en décembre dernier et l’évolution des relations entre Damas et ses voisins pourraient remodeler certains équilibres militaires et politiques. Sur la terre ferme, ces changements pourraient avoir d’importantes répercussions, avec des ajustements d’intérêts entre les acteurs majeurs de la région. Je pense notamment à l’impact direct sur les tensions israélo-iraniennes, la présence du Hezbollah au Liban et l’avenir des combattants kurdes, qui sont nos alliés face à l’État islamique et restent menacés par la Turquie.
Cependant, mes interrogations se portent aujourd’hui du côté de la mer, en l’occurrence en Méditerranée orientale. Cette zone constitue un foyer de tensions. Depuis 2019, de multiples litiges, relatifs au contrôle des zones économiques exclusives (ZEE) et des gisements gaziers, opposent principalement la Grèce, Chypre, l’Égypte et Israël, réunis au sein du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, d’une part, et la Turquie, d’autre part. Ce groupe excluant Ankara a poussé la Turquie à adopter une posture de confrontation, notamment via des explorations gazières contestées, sources de tensions maritimes prégnantes avec ses voisins.
La visite du ministre syrien des affaires étrangères en Turquie le 15 janvier dernier illustre clairement l’empressement d’Ankara à structurer une relation privilégiée avec le nouveau pouvoir syrien. La Turquie pourrait ainsi chercher à tirer parti de cette transition pour renforcer sa position en Méditerranée orientale et affaiblir les alliances qui lui sont défavorables.
Dans ce contexte, comment analysez-vous l’évolution des rapports de force en Méditerranée orientale ? La Turquie pourrait-elle utiliser ce changement de régime pour rééquilibrer en sa faveur les dynamiques maritimes, quitte à pousser à une escalade des tensions avec ses voisins ou sera-t-elle contrainte d’entrer dans une logique de compromis face à une opposition régionale structurée ?
M. Matthieu Rey. C’est relativement simple : soit les autorités syriennes auront d’autres mains tendues que celles des Turcs, ce qui leur permettrait de contrebalancer et d’entrer dans une concertation régionale sur ces questions, soit elles se retrouveront en tête-à-tête avec les Turcs qui leur feront valoir de façon un peu virulente le fait qu’ils les ont soutenues depuis 2017. Al-Chibani dit aujourd’hui – au moins à nos représentants – que c’est l’une des raisons pour lesquelles il s’adresse à la France : il souhaite que nous soyons présents.
M. Wassim Nasr. Il convient de clarifier certaines interprétations concernant le rôle de la Turquie. Il faut rappeler que la Turquie a inscrit HTC sur sa liste des organisations terroristes depuis 2017. Les relations avec Ahmed al-Charaa étaient donc un rapport de force. Le 11 novembre, soit quelques semaines avant l’offensive d’Ahmed al-Charaa pour la prise d’Alep, qui a conduit à la chute du régime, la présidence turque tentait encore de négocier avec le président Bachar al-Assad à Riyad.
La Turquie cherchera évidemment à avancer ses intérêts, notamment concernant le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le Nord-Est syrien. On constate que le nouveau pouvoir a effectué sa première visite officielle à l’étranger en Arabie saoudite. Chacun tente de faire valoir ses intérêts et plus le nouveau pouvoir aura d’options, plus il se tournera vers ceux qui les lui offrent. La Turquie reste évidemment un allié clé en raison de leur relation antérieure, malgré les tensions, et parce qu’elle fait partie, avec le Qatar et, dans une moindre mesure, la France, des pays qui n’ont pas changé de position à l’égard des Syriens et de la révolution.
M. Laurent Mazaury (LIOT). Tout d’abord, nous savons que la Syrie représente un intérêt stratégique majeur pour la Russie, si on tient compte, par exemple, de sa faiblesse en matière de capacité de projection de groupes aéronavals. Néanmoins, la Russie n’a pas été en mesure de soutenir son allié Bachar al-Assad lors de la conquête du pouvoir par HTC. Dans ce contexte, le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU, à New York, a affirmé, en fin d’année dernière, lors d’une interview pour Public Sénat : « La Russie a accordé son soutien à plusieurs régimes autoritaires sur le continent africain. Le fait que Moscou ait laissé tomber la Syrie va les pousser à se poser des questions. ». Pourriez-vous nous indiquer si des conséquences sur l’influence russe en Afrique sont déjà visibles ? Si ce n’est pas le cas, quelles pourraient-elles être ?
Par ailleurs, le général Trinquand affirmait également que Moscou tenterait de négocier avec le nouveau régime en place, ce qui semble se confirmer avec la visite de deux hauts responsables russes à Damas fin janvier. Cependant, il estime que Bachar al-Assad ne sera pas un instrument de négociation. Partagez-vous cette analyse ?
Enfin, il semblerait que le groupe HTC comptait des djihadistes français dans ses rangs lors de la chute du régime d’al-Assad. Récemment, le président Emmanuel Macron s’est entretenu par téléphone avec le président intérimaire Ahmed al-Charaa. Selon vous, quel pourrait être l’avenir de ces relations, notamment concernant la question des djihadistes français présents en Syrie et de leurs familles ?
Mme Manon-Nour Tannous. Concernant la politique russe, la séquence qui vient de s’achever avec la chute d’al-Assad n’allait pas dans le sens de ce que la Russie avait tenté de promouvoir depuis 2011.
On constate que le pouvoir actuel semble moins dur à l’égard de la Russie qu’à l’égard de l’Iran, tant dans les discours que dans les faits, même s’il a notamment annulé un contrat au port de Tartous, précédemment cédé aux Russes par le régime, probablement pour des raisons économiques. On observe que les Russes ont aussi commencé à démanteler leurs installations militaires sur les bases syriennes et à se déployer ailleurs, notamment sur les terrains africains.
La problématique de Poutine sera de préserver son image de puissance qui n’abandonne pas ses alliés, alors qu’il n’a pas pu sauver al-Assad. Même si la séquence récente n’avait pas été anticipée en tant que telle, il était évident qu’al-Assad était devenu un allié trop faible et qu’il était trop coûteux pour Poutine de le maintenir au pouvoir. Quant à l’avenir personnel d’al-Assad, je ne peux me prononcer, mais je doute que Poutine soit particulièrement attaché à sa personne. Il y a malgré tout le souhait d’avoir l’image d’une puissance qui ne lâche pas ses alliés. Cette question fait partie des discussions entre le pouvoir actuel et la Russie.
Concernant les djihadistes français, la politique française semble inchangée : les jugements, notamment pour ceux détenus dans les camps, doivent se faire sur place et le rapatriement des enfants doit se faire avec l’accord des mères. Je n’ai pas l’impression qu’il y a eu une évolution significative sur cette question.
M. Wassim Nasr. On a l’impression que la Russie a lâché al-Assad mais ce n’est pas tout à fait exact. En 2015, lors de leur intervention pour le soutenir, 40 aéronefs russes étaient présents, contre 10 récemment, avec un problème d’approvisionnement en munitions en raison du conflit en Ukraine. Des soldats russes sont morts sur les fronts d’Alep. Toutefois, les deux parties ont peu communiqué à ce sujet. HTC ne veut pas insulter l’avenir car la Russie reste membre du Conseil de sécurité et n’a pas rechigné à soutenir les talibans, même lors de la présence américaine. Notons aussi l’envoi de diplomates de haut rang, comme Mikhaïl Bogdanov à Damas. Ils gardent donc cette carte en main.
Concernant les djihadistes français, il y a deux aspects à considérer. D’une part, le sujet relatif aux djihadistes détenus par les Forces démocratiques syriennes est en cours de négociation avec les Turcs. La France joue un rôle très important dans les négociations entre HTC et les Forces démocratiques syriennes. Le dossier avance. D’autre part, parmi les djihadistes présents dans la zone d’Idlib, quelques-uns sont dans les rangs de HTC mais la plupart font partie d’un groupe distinct contrôlé par HTC, bien qu’il n’y ait pas eu allégeance. Tous les djihadistes étrangers présents dans la zone d’Idlib n’ont pas le droit d’agir en tant que groupe constitué ou de menacer leur propre pays. Lorsqu’il était dans les rangs d’Al-Qaïda, Ahmed al-Charaa avait pour condition, édictée par l’ancien chef du groupe terroriste, de ne jamais permettre la préparation d’attentats contre les pays occidentaux depuis la Syrie. Le traitement des combattants étrangers par HTC est donc très dur : ils sont cadrés, emprisonnés, expulsés ou éliminés lors de combats. Cette approche devrait probablement se poursuivre en Syrie.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je reste très dubitatif et prudent. J’ai été traumatisé par l’image de Tarek Aziz, alors ministre irakien, affirmant à la télévision l’absence d’armes de destruction massive en Irak, ce qui n’a pas empêché la guerre et la destruction du pays. De même, je reste traumatisé par le déroulement des événements en Libye, initialement sous mandat de l’ONU, puis de manière un peu libérale où chacun faisait ce qu’il voulait.
Depuis une trentaine d’années, j’ai étudié le point commun entre la Syrie, la Libye et l’Irak : le parti Baas, qui se disait marxiste-léniniste. Vous évoquez la fin d’un cycle. Est-ce la fin de ce cycle ? S’agit-il de l’élimination totale de ces idées dans cette zone du monde ? Certains médias évoquaient trente ans d’intervention occidentale. Est-ce la fin de l’intervention occidentale dans cette zone ? Va-t-on laisser aux peuples la possibilité de déterminer et de construire leur avenir ? Si c’est ce qu’il se passe en Syrie, j’en suis le plus heureux pour le peuple syrien. Je constate les difficultés rencontrées par les peuples irakien et libyen pour reconstruire leurs pays et retrouver un espace démocratique avec une libre expression.
Je m’inquiète également pour l’avenir des Kurdes car le Nord de la Syrie constituait une zone de protection pour eux par rapport à ce qu’ils vivent avec la Turquie. Que vont-ils devenir ? Seront-ils sacrifiés sur l’autel des relations entre le nouveau régime syrien et les Turques ?
Enfin, vous avez évoqué De Nuremberg à Nuremberg. Y aura-t-il un équivalent pour ces trois pays : Libye, Irak et Syrie ? La vérité et la justice écloront-elles pour permettre la reconstruction des États et de leurs citoyens ? Des procédures sont-elles en cours auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) ?
M. Matthieu Rey. Le parti Baas a été interdit depuis quelques jours ou semaines, ce qui marque une grande transformation de l’histoire locale. Ce parti était né à partir de préoccupations géopolitiques, liées à la défaite devant Israël et à la montée en puissance des logiques de guerre froide mais aussi économiques, relatives à la question rurale. La problématique économique sera centrale. Réussir la transition, c’est réussir une politique économique à court et moyen termes.
Concernant la question kurde, Chibani, originaire du Nord-Est syrien, connaît intimement cette problématique et l’a vécue dans toute son oppression par les al-Assad. Une série de gestes est réalisée. Nous avons récemment observé, lors de la reprise d’Afrin par le gouvernement de Damas contre les milices proturques de l’armée nationale syrienne, la présence du drapeau et de chants kurdes. Ce fait montre que la possibilité de disposer d’une place pour s’exprimer en tant que Kurdes est pleinement affirmée. Nous ne savons pas si cela s’exprimera dans des autonomies régionales. Le problème des décentralisations est complexe. Il est difficile de savoir ce que l’on peut déconcentrer sur le plan budgétaire.
Concernant les interventions étrangères, il faut distinguer nettement l’Irak de la Syrie. En Irak, lors du soulèvement de 1991, les puissances occidentales ont laissé faire, entraînant dix ans de délitement de l’État irakien, suivis d’une intervention à froid, non sollicitée par les Irakiens, pour renverser Saddam Hussein, ce qui a conduit à une guerre civile, dont les Irakiens se remettent actuellement. Depuis 2019, on observe une vraie respiration. En Syrie, le peuple s’est soulevé de lui-même et a détruit le système en place sans intervention étrangère, ce qui constitue un espoir que l’on ne peut qu’appuyer. En France, nous avons connu quatre ans d’autoritarisme entre 1940 et 1944, dont nous avons mis de nombreuses années à nous relever, ce qui montre l’importance d’être modestes.
M. Vincent Trébuchet (UDR). Bien que nous ne regrettions pas le régime tyrannique de Bachar al-Assad, nous devons aussi ouvrir les yeux sur les dangers que la nouvelle Syrie islamiste fait peser sur le Moyen-Orient et l’Europe. Saluer le changement de régime à Damas – certes inéluctable et souhaitable – sans tenir compte des orientations idéologiques radicales de ses nouveaux dirigeants, comme l’a fait le président de la République, nous semble être une erreur. Les inviter naïvement et immédiatement à notre table nous semblerait être une faute. On peut s’interroger sur l’espoir qu’un rebelle islamiste ayant combattu la France peut représenter pour notre civilisation judéo-chrétienne. Avons-nous vraiment tiré les leçons des printemps arabes et du retour des talibans en Afghanistan, responsables d’atteintes aux libertés individuelles et fondamentales mais aussi de persécutions des femmes et des minorités religieuses ?
Tout d’abord, j’aimerais aborder le sort des populations chrétiennes en Syrie. Avant le conflit de 2011, elles comptaient près de deux millions de personnes dans le pays, contre 500 000 personnes actuellement. Ce grand exode est une tragédie pour ce pays berceau du christianisme et pourrait se poursuivre avec le nouveau régime de Damas, empêchant ces populations historiquement présentes de se maintenir sur la terre de leurs ancêtres. Quelques jours après la victoire de HTC, des djihadistes ont défilé à cheval dans le quartier chrétien de Kassa’a à Damas, avec l’accord des autorités.
Ensuite, l’avènement du pouvoir islamiste sunnite aux portes d’Israël pourrait remettre en cause le récent cessez-le-feu, rendu en partie possible par la nouvelle administration Trump. Il est crucial de rester vigilants quant au fait que ce régime n’ouvre pas un énième front menaçant pour l’État hébreu.
Enfin, les flux migratoires constituent une arme pour les mouvements islamistes, accélérant la déstabilisation de nos sociétés occidentales. Près d’un million de Syriens vivent désormais en Allemagne, où les autorités ont suspendu les demandes d’asile. La Norvège et la Suède suivent cette ligne de prudence. On dénombre des dizaines de djihadistes français toujours présents en Syrie. Il conviendra évidemment de prévenir tout afflux migratoire incontrôlé qui compromettrait notre sécurité nationale.
Quels sont les leviers dont dispose la France pour coopérer sans naïveté avec le nouveau régime syrien dans la lutte contre le terrorisme islamiste, tout en donnant des garanties certaines de paix aux minorités religieuses, en particulier chrétiennes ?
Mme Manon-Nour Tannous. Concernant la capacité du régime actuel à combattre la menace djihadiste, il faut souligner qu’al-Joulani a combattu l’État islamique dans la région d’Idlib avant qu’on le lui demande. Les acteurs qui entourent al-Joulani connaissent très bien ce dossier. En ce sens, il a donné des gages. Mener ce combat est également vital pour lui.
Quant à la situation des minorités, des chrétiens ont été retrouvés dans des prisons, notamment celle de Saydnaya, et ont été, tout autant que d’autres Syriens, victimes de la répression du régime s’ils le critiquaient. Ils ont été instrumentalisés par le régime. Leur sort dans le pays dépendra de la manière dont on arrivera à les considérer comme des citoyens syriens comme les autres, sans les différencier. Les semaines qui se sont écoulées montrent que les chrétiens ont été rassurés par l’arrivée de HTC à Alep et par la manière dont ils ont été traités et protégés. La question de la restitution des biens a été abordée.
Je n’ai pas du tout les mêmes échos que vous sur ce qu’il se passe à Damas. En effet, mes échanges avec des familles chrétiennes indiquent qu’elles sont plutôt rassurées, bien que vigilantes. Les propagandistes qui, dans le quartier chrétien de Kassa’a ou à Bab Touma, auraient eu des velléités vestimentaires ont été éloignés sans violence par les autorités. Le sort des chrétiens sera surtout lié au fait de cesser de les protéger comme une minorité, ce qui les met en danger. Il faut plutôt s’assurer de l’existence d’une égalité des droits dans la Syrie en construction.
Enfin, je crois que les comparaisons de la crise syrienne avec d’autres situations ne sont pas pertinentes. L’absence d’intervention occidentale en Syrie, hormis contre l’État islamique, s’explique par les expériences passées en Irak et en Libye. En Libye, la responsabilité de protéger les civils a été invoquée. Au vu de l’issue de la crise libyenne, il n’y a pas eu d’intervention en Syrie. Le processus en cours est mené par les Syriens eux-mêmes. De même, les comparaisons avec d’autres régimes islamistes ou avec les talibans ne tiennent pas car le pouvoir actuel adopte une approche totalement originale et car l’islam politique, qui a échoué dans la région, est discrédité, ce dont le régime est conscient. En outre, le régime devra composer avec une société syrienne plurielle, qui restera vigilante sur ces questions.
M. Alexis Jolly (RN). La situation en Syrie est aujourd’hui plus préoccupante que jamais. Après des années de guerre civile dévastatrice, le renversement de Bachar al-Assad par le groupe islamique HTC n’a pas apporté la paix espérée. Au contraire, la Syrie risque de s’enfoncer dans une nouvelle spirale de chaos.
Les répercussions sur l’ensemble du Moyen-Orient sont désastreuses. La Syrie, carrefour stratégique, reste un foyer d’instabilité avec des tensions régionales exacerbées entre les puissances voisines, des affrontements interethniques d’une violence extrême et la montée en puissance de milices incontrôlables qui se battent entre elles. Cette instabilité n’est pas confinée aux frontières syriennes.
Ensuite, il faut souligner que la France n’a pas participé aux dialogues préfigurant la chute de Bachar al-Assad, qui se sont tenus entre les groupes islamistes, la Turquie et la Russie. Les discussions qui ont abouti au renversement de Bachar al-Assad ont eu lieu entre Poutine et Erdogan, sans que la France ni l’Europe n’y prennent part. Cette marginalisation de notre pays dans les décisions stratégiques concernant la région est préoccupante et interroge sur notre influence diplomatique au Moyen-Orient.
Par ailleurs, la Syrie demeure un centre majeur de production et de trafic de drogue, notamment de captagon. Ce commerce illicite, estimé à plusieurs milliards de dollars, finance non seulement des groupes terroristes mais alimente également des réseaux criminels en Europe, posant une menace directe sur notre sécurité intérieure.
Cette instabilité nourrit également le risque islamiste en Europe. Les groupes extrémistes profitent du chaos syrien pour recruter et planifier des attaques sur notre sol. Les récents rapports indiquent une résurgence des activités terroristes inspirées par les organisations s’inspirant des massacres commis par l’État islamique lors de la précédente décennie, nous rappelant que la menace reste élevée.
Dans ce contexte, la décision du président Emmanuel Macron de recevoir Ahmed al-Charaa à l’Élysée soulève des questions. La transition démocratique, promise et repoussée à plusieurs années, interroge. On peut craindre qu’un ancien chef de faction islamiste, qui a renversé Bachar al-Assad grâce à celle-ci, ne puisse véritablement apporter la paix au pays. Peut-on aussi oublier certaines exactions commises par HTC sur l’autel de l’espoir d’une stabilisation incertaine ?
Quels sont, à vos yeux, les objectifs d’Emmanuel Macron à travers l’organisation de cette rencontre ? Et que peut espérer la France de cette discussion entre le président de la République et un seigneur de guerre islamiste ?
M. Matthieu Rey. La France a été présente dans les différentes discussions, depuis Aqaba ou même avant. Une note diplomatique d’octobre mentionnait que les jours du régime al-Assad étaient probablement comptés, ce qui signale que le Quai d’Orsay avait une analyse assez fine de la situation.
Concernant ce qu’on peut espérer, je renverserais la question. En 2013, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, j’avais évoqué deux risques majeurs liés à l’instabilité en Syrie : des kalachnikovs dans les rues de Paris et des flots de migrants sur nos plages. Malheureusement, l’histoire m’a donné raison. En 2015, nous nous sommes retrouvés face à une Syrie dirigée par un boucher qui orchestrait des départs massifs de Syriens – pour, selon ses termes, « nettoyer son pays » – et qui suscitait une radicalisation, crispant les divisions de nos sociétés. Aujourd’hui, nous avons peut-être l’opportunité de tourner cette page en étant ouverts au dialogue et en permettant que le foyer originel de l’État islamique cesse de l’être, faisant ainsi disparaître l’une des principales menaces pour l’Europe. J’insiste sur le caractère européen de cet enjeu : contrairement aux États-Unis, la Syrie est notre voisin. À la différence de Donald Trump, qui peut agir dans la région tout en sachant que les conséquences ne seront pas directes, nous devons quant à nous penser la Méditerranée comme un espace commun.
Quant aux bénéfices potentiels, il y a deux façons de voir la reconstruction de la Syrie. On peut se focaliser sur le coût de la reconstruction, estimé à 400 milliards de dollars, ou bien la considérer comme une grande opportunité économique, à une époque où toutes les économies nationales et continentales peuvent bénéficier de réseaux de transport fonctionnels et de la présence des entreprises sur place. Le sommet de Bagdad annonce la probable émergence d’un corridor stratégique sur lequel les Chinois se positionnent déjà. La reconstruction pourrait être l’occasion, pour l’Europe, de rayonner sur un espace plus lointain et d’y exporter sa vision et sa manière de penser.
Mme Amélia Lakrafi (EPR). Il y a deux mois, le monde entier a assisté avec stupéfaction à la chute du régime de Bachar al-Assad, qui s’est ensuite réfugié chez son parrain russe. Bien que cet événement ait été accueilli avec soulagement par la communauté internationale et que la France puisse se féliciter d’avoir résisté, malgré des pressions fortes, à toute tentative de normalisation de ses relations avec ce régime criminel, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement islamiste suscite de vives inquiétudes. Ces dernières concernent particulièrement les droits civils de la population, notamment ceux des femmes, des chrétiens et des Kurdes.
Nous devons néanmoins composer avec cette nouvelle réalité : un pays exsangue, morcelé, plongé dans un chaos institutionnel et une crise humanitaire profonde. La France joue et jouera un rôle clé dans l’accompagnement de sa reconstruction, en veillant à préserver sa société civile et à éviter toute nouvelle déstabilisation régionale. Je rappelle à cet égard la visite de Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, à Damas, en janvier, ainsi que l’appel du président de la République au président intérimaire de transition, en amont de la conférence internationale pour la Syrie qui se tiendra demain à Paris.
J’aimerais maintenant vous interroger sur les conséquences possibles de cette transition sur le Liban. Des explosions ont récemment été entendues à la frontière syro-libanaise, alors que le Liban tente de reconstruire enfin son histoire.
En outre, concernant les propos de M. Nasr, je comprends que HTC a appris des leçons du passé mais, il y a quelques jours, à Alep, les ordres des avocats et des médecins ont été dissous. Or, ces organisations comptaient auparavant 30 à 40 % de chrétiens et n’en comptent plus du tout aujourd’hui. Les nouvelles listes de ces ordres ne comportent que des musulmans. Dans ce contexte, comment peut-on concilier la réalité que vous affirmez avec celle soutenue par les chrétiens ?
M. Wassim Nasr. Tout d’abord, personne n’a négocié le sort d’al-Assad. La France n’était pas parmi ceux qui ont négocié le sort de la Syrie. C’est Ahmed al-Charaa qui a retourné la table et remis les Syriens au centre du jeu.
Concernant les réfugiés, je rappelle que, quand le mur de Berlin est tombé, les Allemands n’ont pas fui vers l’Est mais vers l’Ouest. De même, depuis la chute d’al-Assad, les Syriens reviennent. Auparavant, les réfugiés syriens au Liban, fuyant les conflits, traversaient les zones du régime pour se réfugier chez les rebelles, ce qui est un indicateur important.
Quant à la démocratie, il faut effectivement voir quel système sera mis en place. Cela soulève des contradictions dans les attentes des démocraties occidentales. Si nous voulons une démocratie totale dans un pays où 80 à 90 % de la population est musulmane sunnite, ce sont eux qui éliront leurs représentants comme ils le souhaitent. Si l’on souhaite un traitement particulier pour les minorités ou communautés, il faudra déterminer quel type d’interventionnisme sera nécessaire à ce titre.
Les Kurdes sont une composante de la Syrie mais contrôlent actuellement une zone à 80 % arabe. Les Forces démocratiques syriennes sont composées à 80 % d’Arabes sunnites. Si les États-Unis se retiraient et cessaient leur soutien financier, la situation pourrait devenir critique ; c’est pourquoi la France intervient pour faciliter les négociations entre HTC et les Kurdes. Mazloum Abdi, le chef des Forces démocratiques syriennes, a rencontré Ahmed al-Charaa à Damas. Les négociations progressent, sachant qu’une autonomie totale de cette zone priverait la Syrie de ses ressources pétrolières et agricoles et créerait un précédent pour le reste du pays, qui resterait morcelé.
Concernant le Liban, les récents combats à la frontière opposent des trafiquants, qui prospèrent dans cette zone depuis plusieurs décennies, et l’armée syrienne. L’armée libanaise s’est déployée et un général libanais chrétien occupe la fonction d’attaché avec l’état-major syrien. L’issue de ce qu’il se passe à la frontière est gérée par ces deux parties. La chute du régime d’al-Assad représente une bouffée d’air pour le Liban. On verra comment les événements évolueront. Les deux pays ont intérêt à entretenir des relations cordiales. La France a un rôle important à jouer dans ce cadre, notamment par la présence de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) et potentiellement d’une force de surveillance à la frontière syro-irakienne.
M. Aurélien Taché (LFI-NFP). La page de Bachar al-Assad est enfin tournée. Il lui reste maintenant à répondre de ses crimes, ce qui n’est pas une mince affaire, comme pour l’ensemble des criminels de guerre de la région. Je serais curieux d’avoir votre avis, dans un contexte d’affaiblissement de la justice internationale, sur vos attentes à ce sujet et sur la manière d’y parvenir.
La grande question qui se pose est celle de la reconstruction de la Syrie, tant économique que politique. Une conférence se tiendra donc ce 13 février à Paris. Il est possible que M. al-Charaa y participe. Il a indiqué que les futures élections se tiendraient dans quatre ou cinq ans, nous jugerons donc sur pièces.
Deux questions majeures se posent dans cette reconstruction politique : la place des minorités et le rôle des puissances extérieures qui font de la Syrie un théâtre de leurs conflits, notamment la Turquie et Israël.
Concernant les minorités, vous avez indiqué que les Kurdes avaient leur place dans le processus en cours. Monsieur Nasr, vous avez rappelé que le nouveau régime cherchait à diversifier ses alliances et n’était pas dans la main de la Turquie. Cependant, la Turquie a vraiment aidé le nouveau régime à se mettre en place et mène maintenant des opérations militaires contre les Kurdes, occupant une partie du pays. Cette question doit nous préoccuper. Quelle sera la place des Kurdes et seront-ils représentés à la conférence de Paris du 13 février ?
Dans le plateau du Golan, Israël progresse sans cesse, ce qui contrarie les ambitions turques. Que pouvez-vous nous dire sur la volonté d’affrontement entre ces deux puissances et leur désir de faire de la Syrie un théâtre d’influence ?
Enfin, concernant la minorité alaouite, il semble que des actes de vengeance aient lieu actuellement en Syrie, avec des crimes commis contre cette communauté. Bien qu’elle ait été très liée à l’ancien régime, elle ne doit pas payer pour les crimes de Bachar al-Assad. Que pouvez-vous nous dire sur cette question ?
Mme Manon-Nour Tannous. Concernant les Kurdes et la politique turque, les dynamiques sont effectivement très liées. Les discussions en cours, qui avaient déjà commencé avant le 8 décembre, progressent. Ce sont des acteurs qui se connaissent. Les dirigeants kurdes expriment leur volonté que les Kurdes soient partie intégrante de la Syrie. Les questions culturelles, d’autonomie ainsi que de fédéralisme – au sujet duquel al-Joulani pourrait être plus réticent – se poseront. La question du PKK et de l’expulsion des combattants étrangers se pose également. Des rumeurs, qui circulent depuis quelques jours, disent qu’Abdullah Öcalan pourrait donner des indications pour faciliter l’expulsion des membres du PKK, ce qui faciliterait sans doute les discussions entre les Forces démocratiques syriennes et le régime.
Bien que des bombardements soient effectués par Israël depuis dix ans, contre des milices chiites essentiellement, nous constatons une intensification depuis l’arrivée du nouveau régime syrien, profitant sans doute de cette période d’instabilité et du fait qu’al-Joulani a déclaré que la Syrie était trop épuisée pour s’engager sur ce front. Le pseudonyme de guerre al-Joulani fait référence au Golan, sa région d’origine, qui reste symboliquement un dossier qui compte pour les Syriens. Pour analyser la politique israélienne, il faut également regarder la situation en pays kurde. Les Israéliens ont tout intérêt à animer ces sentiments communautaires dans la communauté kurde, au Sud du pays. C’est un élément à suivre de près.
M. Pierre Pribetich (SOC). Nous espérons que l’avenir sera optimiste, malgré la complexité de la situation au niveau des équilibres. Vous avez évoqué plusieurs éléments : un gouvernement sous contrainte, le fait de donner des gages et le caractère historique et inédit de la reconnaissance d’un changement de cap par des djihadistes, avec une mise à distance du passé.
La lecture de la presse internationale révèle que l’opposition démocratique à l’étranger souhaite revenir. Quelle est l’ouverture d’esprit du gouvernement provisoire vis-à-vis de ces oppositions démocratiques qui souhaitent revenir ? La tolérance ira-t-elle jusqu’à accueillir cette opposition, qui pourrait relever le défi et apporter une qualité de gouvernance démocratique ?
Par ailleurs, nous connaissons l’histoire du traité de Sèvres de 1920, avec cet espoir fou de la création d’un Kurdistan avec des régions à majorités kurdes sous la détermination d’un référendum. Le traité de Lausanne en 1923 a douché les espoirs. Bien que les nouvelles autorités syriennes se montrent pour l’instant conciliantes à leur égard, les forces kurdes, dominantes au sein de l’entité autonome au Nord-Est du pays, font face à la menace d’anéantissement par la Turquie. De plus, nous avons tout à craindre d’un désengagement potentiel de Washington, puisque le président Donald Trump a plusieurs fois indiqué laisser les mains libres à la Turquie pour régler cette situation. Quelle est, selon vous, la capacité des nouvelles autorités à prendre en compte la diversité des minorités, sachant que 87 % de la population est musulmane ?
M. Matthieu Rey. Concernant la présence de démocrates, j’ai eu le plaisir de revoir Yassin al-Haj Saleh, un éminent philosophe qui avait dû fuir la Syrie et dont l’épouse avait été enlevée par des islamistes en 2013. Il est revenu à Beyrouth après un mois en Syrie, où il a été reçu par l’ensemble des médias officiels, ce qui était impensable il y a encore deux mois. Cela montre qu’un espace s’ouvre.
La démocratie peut être envisagée de différentes manières. Si l’on pense en termes de Constitution et d’élections, organiser des élections en Syrie aujourd’hui donnerait probablement 75 % du Parlement à HTC car ils sont les mieux organisés pour présenter des candidats. C’est une leçon que nous avons tirée de l’Égypte en 2011. En revanche, le point sur lequel il faudra être vigilants à l’avenir est l’extraordinaire liberté de forum. Des congrès et des clubs se réunissent quotidiennement dans les grandes villes pour discuter de cela.
Notons que cette dynamique est plus présente en ville que dans les campagnes, où la situation est différente. La situation est plus complexe, notamment concernant les Alaouites, puisqu’on observe encore des maquis de l’ancien régime, avec notamment d’anciens trafiquants ou proches du Hezbollah qui tentent de déstabiliser la transition. Comme al-Assad l’avait fait pour l’Irak en 2003, certains espèrent l’échec de la transition, qui leur permettrait d’avoir un avenir. Ce n’est pas ce que nous souhaitons pour la Syrie et le Liban.
Je recommande donc de regarder plutôt cette capacité de forum qui émerge.
M. Wassim Nasr. Il est important de noter que les Forces démocratiques syriennes ne représentent pas tous les Kurdes. Certains Kurdes s’opposent à ce groupe. La problématique actuelle de Mazloum Abdi réside dans son appartenance au PKK, même s’il est syrien. C’est une situation similaire à celle qu’a connue Ahmed al-Charaa avec son appartenance à Al-Qaïda. Ce dernier s’est défait de la composante étrangère pour atteindre sa position actuelle car il n’aurait jamais pu renverser le régime sous la bannière d’Al-Qaïda. Dans les négociations actuelles avec Mazloum Abdi, un point central est qu’Öcalan appellera peut-être à déposer les armes, ce qui pourrait mener à une dissociation avec le PKK international, rassurant ainsi la Turquie et facilitant le dialogue.
Concernant les exactions commises contre des Alaouites, il y en a eu, certes, mais, après quatorze ans de guerre civile et cinquante-quatre ans de dictature, nous n’avons pas assisté à des pogroms, des villes se vidant de leurs populations ou des soulèvements communautaires alaouites, chrétiens ou druzes contre HTC. D’ailleurs, les bonnes relations de HTC avec les Druzes de Soueïda ont facilité la prise de Damas. Ce sont les Druzes qui ont déboulonné les statues d’al-Assad en premier à Damas, bien avant l’arrivée de HTC.
Enfin, concernant l’opposition à l’étranger, elle n’a pas réussi aux yeux des Syriens. Cette opposition est par ailleurs revenue hier. Toute la coalition et les négociateurs, notamment ceux présents à Sotchi, sont venus rencontrer al-Joulani. Al-Charaa veut éviter un morcellement de l’État comme au Liban et en Irak. Il souhaite que chacun revienne en tant qu’individu et ait un rôle mais sans partager les deniers de l’État entre différentes factions, afin d’éviter les scénarios libanais et irakien.
Mme Véronique Besse (NI). Je souhaiterais aborder la question des chrétiens d’Orient. Quels sont, selon vous, les instruments financiers et les mécanismes de protection spécifiques que la France pourrait mettre en place, au niveau national ou européen, pour soutenir les minorités ethniques et religieuses menacées de disparition en Syrie ? Je pense particulièrement aux chrétiens de Syrie, qui ont perdu 80 % de leur communauté en treize années de guerre.
Mme Manon-Nour Tannous. Il convient d’aborder la problématique des chrétiens arabes avec beaucoup de précautions. Bien qu’ils aient peut-être émigré davantage que d’autres communautés, ils restent profondément attachés à leur identité syrienne. Il est crucial de ne pas fragiliser cette identité et ne pas les faire apparaître comme étant extérieurs à leur société car ils sont d’abord syriens.
Il faut également garder à l’esprit le contexte historique : la protection des minorités dans la société syrienne a été associée au régime al-Assad, qui avait créé une alliance des minorités car il était lui-même issu de l’une d’elles. Cette alliance des minorités a constitué la base politique de la construction de son pouvoir, même si toutes n’en ont pas bénéficié et que certaines ont parfois été combattues de manière beaucoup plus féroce quand elles s’opposaient à lui. Cette problématique de laïcité et de protection des minorités a aussi été la base extérieure de l’autoritarisme syrien. Il faut donc aborder cette question avec beaucoup de prudence, en gardant en tête l’ensemble de la société.
Concernant l’opposition démocratique revenue à Damas, j’ajouterais que la coalition de l’opposition s’est dissoute volontairement, transférant ses dossiers aux autorités de Damas.
Quant à l’idée des règlements de comptes, la Syrie s’en sort pour le moment mieux que la France de l’après seconde guerre mondiale.
M. le président Bruno Fuchs. Je cède la parole aux collègues souhaitant intervenir ou poser des questions à titre individuel.
Mme Christine Engrand (NI). Le conflit en Syrie n’est pas seulement une tragédie humaine, il est également le symbole d’un basculement géopolitique majeur, devenu le tombeau des illusions occidentales.
Tandis que nous nous drapions derrière nos certitudes, d’autres écrivaient l’histoire. La Russie s’est imposée comme l’arbitre du conflit. L’Iran a patiemment tissé sa toile, étendant son influence jusqu’aux portes de la Méditerranée. La Chine avance, quant à elle, à pas feutrés, investissant là où nous nous sommes retirés.
Pendant ce temps, la voix de la France, autrefois respectée, est étouffée par l’ombre de ceux qui agissent pendant que nous tergiversons. La Syrie – jadis terrain de dialogue entre les civilisations – peut-elle encore voir en la France, elle-même confrontée à des incertitudes financières et économiques, un partenaire digne de ce nom pour l’aider à retrouver une certaine stabilité ?
M. Michel Guiniot (RN). Une question importante demeure quant au maintien des sanctions économiques. L’Élysée a annoncé que le président de la République s’est entretenu avec le président intérimaire des autorités syriennes de transition afin de le soutenir dans ses démarches, en répondant pleinement aux aspirations du peuple syrien, et dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. La situation locale reste délicate et le président de la République a indiqué que la France était disposée à accompagner la Syrie dans ses démarches.
Comment le président de la République peut-il annoncer soutenir la Syrie alors que le pays est encore sous le coup de sanctions internationales, même si celles-ci ont été temporairement suspendues ?
Comment s’assure-t-on que notre aide ne servira pas à une éventuelle résurgence de Daesh sur le territoire ? De plus, comment garantir que nos aides ne permettront pas de réintégrer dans la société syrienne des acteurs dont le passé de djihadistes aurait été oublié par le nouveau régime ?
Enfin, les entreprises françaises auront-elles un rôle à jouer dans la reconstruction du pays ?
M. Frédéric Petit (Dem). On dit souvent que le sentiment national en Syrie, soit le fait de se sentir Syrien avant toute autre chose, vient de très loin, ce qui diffère un peu d’autres histoires de la région. Malgré cinquante ans de dictature, qu’est-ce qui explique que la Syrie, d’un point de vue historique, porte davantage cette idée de citoyenneté qui nous est familière, comparativement à d’autres pays ou structures de la région ?
M. Wassim Nasr. Je ne connais pas la réponse sur la question de la citoyenneté mais les Syriens sont fatigués et aspirent à la paix, ainsi qu’à la reconstruction de leur pays. J’espère que la France pourra jouer un rôle dans ce processus si l’on commence par des petits projets, comme le déminage ou la reconstruction des petites infrastructures. Les entreprises françaises ont en effet un rôle à jouer.
Concernant la question des minorités, je rappellerai que la majorité syrienne a été gazée, chassée, s’est noyée en mer et s’est retrouvée réfugiée à travers le monde. Aider cette majorité qui a souffert pendant quatorze ans de guerre et cinquante-quatre ans de dictature pourrait avoir des effets bénéfiques sur l’ensemble de la société. Il ne faut pas commencer à l’envers. Les Syriens chrétiens ne veulent pas se définir comme une minorité mais comme une communauté. Ce moment historique doit être saisi par le monde, notamment par la France et l’Europe, mais aussi par les Américains. Sans les Américains, la France n’aura pas la logistique d’imposer ses décisions, notamment par rapport aux Kurdes. Un travail commun doit donc être réalisé et le grand défi est de convaincre les dirigeants à Washington, encore indécis, du chemin à entreprendre.
M. Matthieu Rey. La France est déjà un partenaire en Syrie. La direction générale des antiquités syriennes, récemment reconstituée après le départ de Bachar al-Assad, manifeste une volonté de coopérer. C’est un point crucial car le trafic d’antiquités a longtemps financé Daesh. Nous avons également des opportunités dans le domaine de l’éducation. Nous sommes donc loin d’être le tombeau de l’Occident. Il s’agit au contraire d’une chance pour la France et l’Europe mais il faut la saisir rapidement. C’est l’occasion d’affirmer une souveraineté européenne, notamment en ce qui concerne la levée des sanctions.
Quant à la surveillance pour que les aides ne tombent pas dans de mauvaises mains, des mécanismes extrêmement rigoureux de traçabilité sont en place depuis 2012. Un cimentier français en a fait l’expérience à ses dépens. Les organisations non gouvernementales (ONG) syriennes, qui aspirent à disparaître au profit d’administrations de l’État, signalent qu’elles ont des besoins très importants et craignent un désengagement international à la suite de la transition. Il est pourtant essentiel d’alimenter encore les demandes.
La question de la citoyenneté syrienne est compliquée, probablement en raison de la diversité des groupes ayant circulé sur le territoire : Arméniens, Kurdes, sunnites, non-sunnites, tribus ou non-tribus. Depuis la naissance de l’idée syrienne dans les années 1920, on a assisté à une sorte de fusion dans une forme de méfiance, que l’on retrouve un peu dans d’autres pays du Sud.
M. Jorys Bovet (RN). Depuis la prise de pouvoir d’Ahmed al-Charaa, également connu sous le nom de guerre de Mohammed al-Joulani, le 8 décembre dernier, pas un jour ne se passe en Syrie sans qu’un acte de violence soit perpétré par une unité alliée de l’actuel gouvernement. De nombreux chrétiens syriens fuient chez leurs voisins. Les attaques contre la minorité alaouite explosent. Enfin, les libertés individuelles, pourtant tant promises et attendues après des années de guerre civile et d’oppression, sont restreintes et compromises.
Pourtant, le 5 février dernier, le président de la République française s’est entretenu par téléphone avec l’actuel président par intérim, ancien djihadiste notoire, en vue d’une éventuelle visite dans l’Hexagone.
Comment la France, pays martyr de l’islamisme, entend-elle renouer le dialogue avec un pays qui ploie aujourd’hui tristement sous le joug d’un pouvoir autoritaire islamiste ?
Par ailleurs, de quel œil faut-il voir le rapprochement entre Ankara et Damas, au détriment de nos alliés kurdes, éternels perdants des conflits ?
M. Kevin Pfeffer (RN). Les forces kurdes ont joué un rôle déterminant dans la lutte contre Daesh et continuent de gérer de nombreuses prisons dans le Nord-Est de la Syrie, où sont toujours détenus des milliers de combattants islamistes. Avec la chute d’al-Assad, elles cherchent à être pleinement intégrées dans le processus de reconstruction de la nation syrienne, dans un contexte de forte menace de la part de la Turquie.
La place géopolitique des Kurdes n’échappe pas à l’attention d’Israël, qui a toujours vu les différentes minorités périphériques du Moyen-Orient comme des alliés stratégiques. À ce titre, le ministre israélien des affaires étrangères a déclaré, en novembre, que son gouvernement devrait tendre la main aux groupes kurdes de Syrie et à d’autres minorités régionales, les qualifiant d’alliés naturels d’Israël. Certains médias israéliens évoquent même la perspective d’une alliance stratégique entre les Kurdes et Israël.
La question kurde reste donc au centre du jeu sécuritaire et politique en Syrie. Quelles perspectives voyez-vous concernant l’évolution des relations israélo-kurdes et l’éventualité d’un appui diplomatique renforcé de la part d’Israël ?
M. Stéphane Rambaud (RN). Le retour des djihadistes et de leurs familles sur notre sol constitue une préoccupation en matière de sécurité nationale. Ces individus ont rejoint des organisations terroristes islamistes qui ont frappé notre pays et continuent de nous menacer. Leur réintégration, même encadrée, fait peser un risque pour la sécurité des Français, comme l’ont démontré plusieurs cas d’anciens combattants ayant récidivé ou influencé de nouvelles générations dans la radicalisation.
La libération de prisonniers djihadistes en Syrie remet sur la place la question de leur retour en France. Alors que certains États assument une position ferme, notre pays subit des pressions pour organiser leur rapatriement. Des familles saisissent même la justice pour contester les refus du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Dans ce contexte, pensez-vous que la France dispose des moyens juridiques pour empêcher ces retours ou risque-t-elle de voir sa fermeté contournée par des décisions de justice ?
Enfin, la Syrie était considérée comme un narco-État. Quelle est la situation actuelle quant à la production de captagon ?
M. Lionel Vuibert (NI). Le gouvernement syrien affirme vouloir tourner la page du socialisme d’État et amorcer une transition vers une économie plus libérale et intégrée au commerce mondial.
Cette ouverture présente des opportunités, notamment en attirant des capitaux étrangers, mais comporte également des risques majeurs. Dans un pays en reconstruction, où les infrastructures sont détruites et les capitaux nationaux raréfiés, la privatisation risque d’accentuer les inégalités en concentrant encore davantage les richesses entre les mains d’acteurs déjà bien implantés. L’arrivée massive d’investisseurs régionaux, notamment turcs, suscite des inquiétudes quant à une possible dépendance stratégique.
Une question centrale demeure : la Syrie peut-elle réellement s’ouvrir économiquement sans une levée progressive des sanctions ? Certains signes montrent un assouplissement de certaines restrictions, ouvrant la voie à une réintégration économique partielle, mais, tant que les sanctions internationales pèseront sur le pays, son retour dans le commerce mondial restera limité, freinant ainsi sa reconstruction et sa stabilité à long terme.
M. Wassim Nasr. Concernant les djihadistes français, il s’agit de l’un des dossiers en cours de négociation. Il est envisagé que les unités formées par les Américains pour l’antiterrorisme et la garde des prisons soient maintenues sous le nouveau pouvoir. Il faut noter que, lorsque le président Trump a suspendu l’aide financière américaine, les gardiens de prison se sont retrouvés sans salaire. C’est un sujet important. Il faut admettre que l’action de la France en Syrie a des limites, étant complètement dépendante de la logistique américaine. Cette question reste donc en suspens.
Il faut également garder à l’esprit que les « casses » de prisons, visant à libérer les djihadistes, constituent un problème récurrent en Irak, alors que ce n’est pas le cas en France. Des djihadistes, notamment français, ont été arrêtés des années après les casses des prisons où ils étaient détenus en Irak. Il est important d’en être conscients. Mettre le problème des djihadistes français laissés sur zone sous la table ne le résout en rien mais ne fait que l’ajourner.
Si un accord est trouvé pour intégrer les forces kurdes au nouveau pouvoir, le problème pourrait être résolu de cette façon. En l’absence d’accord, une intervention turque aura probablement lieu contre le PKK et, dans ce cas, c’est la Turquie qui gérera ces camps, entraînant éventuellement une application des accords Cazeneuve entre la Turquie et la France en termes d’extradition des ressortissants français djihadistes vers la France.
M. Matthieu Rey. Concernant la question kurde, l’Irak a été le grand absent de la discussion, alors qu’il possède une région autonome kurde et qu’il pourrait montrer comment cette région peut évoluer de façon plus sereine. De considérables rapprochements ont eu lieu entre l’Irak et la France ces dernières années, notamment en raison de leur lutte commune contre Daesh.
Si les Kurdes s’orientent plutôt vers l’option israélienne, il est à craindre qu’ils soient mis au ban de la communauté nationale, qui ne le comprendrait pas. C’est une dynamique assez classique : des nationalistes bretons ou corses se rapprochant des États-Unis de Trump pour affirmer leur autonomie seraient mal vus par les Français. Cette dynamique d’ingérence étrangère n’est généralement pas bienvenue.
Le narco-État est un véritable problème. Le Liban risque malheureusement d’en payer le prix car une partie des réseaux passaient sur son territoire. Le nouvel État tente de faire face à cette situation mais c’est compliqué. Des laboratoires sont démantelés quotidiennement. L’avenir dépendra de la capacité à gérer ce problème.
Si les sanctions sont maintenues et si la transition économique échoue, un relèvement sera impossible. Je ne crois pas beaucoup à la perspective d’investisseurs turcs. Je pense qu’il y aura un marché pour les produits manufacturés turcs car ils inondent la région. En revanche, la communauté syrienne en exil depuis les années 1960 dispose de capitaux importants et pourrait participer pleinement à la reconstruction si on lui garantit un certain État de droit – c’est-à-dire un commerce fonctionnant sans ingérence de l’État – et une communauté internationale prête à accepter que la Syrie reprenne place dans son ensemble.
Mme Manon-Nour Tannous. L’une des thématiques de demain sera probablement de discuter de l’architecture de l’aide dans le contexte de sanctions européennes et américaines, bien que suspendues par Biden. Il faudra voir ce que Trump compte en faire. L’essentiel est de rebrancher la Syrie sur le système international, notamment pour résoudre les problèmes de taux de change qui affectent quotidiennement les Syriens.
Par ailleurs, il faut rappeler que l’aide n’a cessé de tomber entre de mauvaises mains lorsque le régime était au pouvoir. Le détournement de l’aide internationale, notamment celle de l’ONU, est largement documenté.
Concernant la justice internationale et transitionnelle, notons que la société syrienne, tant en exil qu’en Syrie, a abondamment documenté et récolté les preuves des violations des droits et des crimes. Elle est très formée dans ce domaine, ce qui illustre le capital qu’elle a réussi à accumuler en exil. Ce point montre la nécessité de lui permettre de participer à la reconstruction mais je pense que les modalités de cette participation sont en cours d’élaboration. Une véritable source d’espoir est cette société civile qui observe attentivement le régime actuel et qui y voit une chance inédite de pouvoir participer réellement au sort de son pays. C’est à elle aussi qu’il faut faire confiance.
M. le président Bruno Fuchs. Je tiens à vous remercier tous les trois d’avoir répondu à nos questions et d’avoir présenté avec précision la situation en Syrie.
Je retiens principalement que nous sommes face à une expérience nouvelle, porteuse de beaucoup d’espoirs mais comportant aussi des risques. C’est une situation inédite, avec de nombreux facteurs positifs dans ses différentes composantes.
Je note également que si nous n’accompagnons pas ce processus, d’autres le feront et nous ne pourrons pas déplorer, ensuite, que l’expérience ne se déroule pas comme nous le souhaiterions. Plus nous accompagnons ce processus, plus nous avons de chances qu’il évolue dans une direction démocratique, permettant au peuple de retrouver sa souveraineté.
Enfin, la dimension régionale de cette question a été rappelée. La stabilité de la Syrie est cruciale pour la stabilité et la géopolitique régionales.
***
La séance est levée à 11 h 15.
_____
Membres présents ou excusés
Présents – Mme Véronique Besse, M. Bertrand Bouyx, M. Jorys Bovet, M. Jérôme Buisson, M. Sébastien Chenu, M. Pierre Cordier, M. Alain David, Mme Stella Dupont, Mme Christine Engrand, M. Bruno Fuchs, M. Julien Gokel, Mme Pascale Got, M. Michel Guiniot, M. Michel Herbillon, M. François Hollande, M. Alexis Jolly, Mme Sylvie Josserand, M. Xavier Lacombe, Mme Amélia Lakrafi, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Alexandra Masson, M. Laurent Mazaury, M. Frédéric Petit, Mme Maud Petit, M. Kévin Pfeffer, M. Pierre Pribetich, M. Stéphane Rambaud, M. Franck Riester, Mme Laurence Robert-Dehault, M. Jean-Louis Roumégas, M. Aurélien Taché, M. Vincent Trébuchet, Mme Dominique Voynet, M. Lionel Vuibert
Excusés. – Mme Nadège Abomangoli, M. Karim Ben Cheikh, M. Guillaume Bigot, Mme Eléonore Caroit, Mme Christelle D’Intorni, M. Olivier Faure, M. Marc Fesneau, M. Perceval Gaillard, Mme Brigitte Klinkert, Mme Marine Le Pen, Mme Mathilde Panot, Mme Sophie Pantel, M. Davy Rimane, Mme Sabrina Sebaihi, M. Charles Sitzenstuhl, Mme Michèle Tabarot, M. Laurent Wauquiez, Mme Estelle Youssouffa