Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

 

 

– Audition commune, ouverte à la presse et conjointe avec les commissions des affaires économiques et de la défense nationale et des forces armées, de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, de Marc Ferracci, ministre auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie, et de M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur et des Français de l’étranger, relative aux rapports annuels du Gouvernement au Parlement de juillet 2024 sur les exportations d’armement et les exportations des biens à double usage de la France.              2

 


Mardi
18 février 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 36

session ordinaire 2024-2025

Co-Présidence
de M. Bruno Fuchs,
Président de la commission des affaires étrangères, de
M. Jean-Michel Jacques,
Président de la commission de la défense nationale et des forces armées, de
Mme Aurélie Trouvé,
Présidente de la commission des affaires économiques, puis
Mme Marie-Noëlle Battistel,
Vice-présidente de la commission des affaires économiques


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La commission procède à l’audition, ouverte à la presse et conjointe avec les commissions des affaires économiques et de la défense nationale et des forces armées, de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué chargé du commerce extérieur et des Français de l’étranger, et M. Marc Ferracci, ministre délégué chargé de l’industrie et de l’énergie, relative aux rapports annuels du Gouvernement au Parlement de juillet 2024 sur les exportations d’armement et les exportations des biens à double usage de la France.

La séance est ouverte à 16 heures 30.

Co-présidence de M. Bruno Fuchs, président de la commission des affaires étrangères,
de M. Jean-Michel Jacques, président de la commission de la défense nationale et des forces armées, de Mme Aurélie Trouvé, présidente de la commission des affaires économiques, puis Mme Marie-Noëlle Battistel, vice-présidente de la commission des affaires économiques.

M. le président Jean-Michel Jacques, président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Nous avons le plaisir d’accueillir les trois ministres concernés par le sujet des exportations d’armes et de biens à double usage : M. Sébastien Lecornu, ministre des armées ; M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur et des Français de l’étranger ; et M. Marc Ferracci, ministre auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie.

 

Cette audition commune consacre le caractère indissociable des trois enjeux
– stratégique, diplomatique et industriel – que soulèvent nos exportations d’armement, qui contribuent à notre souveraineté en nous permettant de conserver une base industrielle et technologique de défense (BITD) indépendante.

 

Dans son rapport au Parlement 2024 sur les exportations d’armes et de biens à double usage (BDU) de la France, le gouvernement indique que les prises de commandes se sont élevées à 8,2 milliards d’euros en 2023, en forte baisse après une année 2022 historique. Vous reviendrez sans doute sur les raisons de cette baisse, puis de l’augmentation réalisée en 2024, avec plus de 18 milliards d’euros de prises de commande. Vous pourrez également nous éclairer sur les perspectives pour 2025 alors que des acteurs plus récents – Chine, Corée du Sud, Turquie – s’affirment chaque jour davantage sur le marché de l’armement, y compris en Europe.

 

Monsieur le ministre des armées, vous aviez soulevé lors de votre audition l’année dernière l’enjeu du renforcement du contrôle a posteriori et sur place des licences d’exportation. Nous serions heureux de vous entendre sur les actions entreprises par la direction générale de l’armement (DGA) dans ce domaine.

 

Enfin, je salue le renforcement du rôle du Parlement sur ces sujets. La loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 prévoit en effet la création d’une commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement en matière d’exportation de matériel de guerre. Cette commission commune au Sénat et à l’Assemblée nationale a tenu sa réunion constitutive le 15 janvier et a désigné comme président pour cette année M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.

 

M. le président Bruno Fuchs, président de la commission des affaires étrangères. Je me réjouis de l’inscription dans la durée de cette réunion conjointe, inaugurée en septembre 2022 pour faire suite à des recommandations énoncées dans un rapport d’information dont la commission des affaires étrangères a autorisé la publication en novembre 2020.

 

Si les ventes par nos industries nationales d’armes ou de biens pouvant servir à des fins militaires ont un intérêt économique, elles contribuent aussi à notre souveraineté stratégique et à notre influence en matière de sécurité internationale. La France ne peut pas réaliser ces exportations dans n’importe quelles conditions. Elle s’inscrit dans quatre régimes internationaux de contrôle visant à prévenir la diffusion incontrôlée d’armes et de technologies sensibles. La France participe également à l’initiative de sécurité contre la prolifération et est partie à des conventions internationales majeures, dont la convention d’Oslo sur les armes à sous-munitions, la convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel ou le Traité sur le commerce des armes de 2014. Enfin, le cadre normatif communautaire impose également des obligations fortes.

 

Je ne reviens pas sur les chiffres globaux des exportations. Il convient encore une fois de remarquer la part prise par le Rafale, avec la commande de dix-huit appareils supplémentaires par l’Indonésie, mais aussi celle du canon Caesar, commandé par la Lituanie, celle du naval, avec un contrat de corvettes avec l’Angola, celle des drones, avec l’acquisition de Patrollers par la Grèce, et celle des missiles. De même, s’agissant des biens à double usage, on relèvera l’importance des technologies nucléaires et aéronautiques ou celle des biens de cryptologie. Soulignons également que la Chine a supplanté les États-Unis comme premier bénéficiaire, en valeur, des exportations de biens à double usage – 4,4 milliards d’euros contre 1,9 milliard.

 

Je tiens à remercier le gouvernement d’avoir accepté de faire évoluer le cadre de l’information du Parlement sur ces sujets et d’avoir facilité la tenue de cette audition. Elle nous permettra d’envisager les différentes problématiques de l’exportation des biens à double usage que sont : la transparence et le contrôle parlementaire, les risques liés aux droits humains, le cadre réglementaire, la volonté de la France d’exercer une souveraineté dans l’exercice de cette activité et l’usage final de ces biens par les pays qui ont en fait l'acquisition.

 

Mme la présidente Aurélie Trouvé, présidente de la commission des affaires économiques. Je me réjouis également de cette réunion conjointe. Nous examinons des rapports importants, que le gouvernement n’a pas été en mesure de nous présenter précédemment. Vous l’avez dit, les exportations d’armement et des biens à double usage de la France sont une question sensible et stratégique. Sur le plan économique, elles représentent 11 milliards d’euros en 2023, ce qui est colossal. C’est donc une bonne chose que nos commissions puissent exercer un contrôle démocratique, et nécessaire, sur le sujet. Je regrette toutefois que les rapports n’en précisent pas suffisamment les enjeux économiques.

 

Mes premières questions sont les suivantes. Quelle appréciation portez-vous sur la situation de l’économie de la défense – représentant 210 000 emplois directs et indirects en 2023 –, qui revêt une dimension industrielle et technologique ? Quelle analyse faites-vous de l’évolution de l’activité des entreprises, de leurs investissements, ainsi que de leurs résultats économiques et financiers ? Quel est votre regard sur l’évolution de l’emploi, ainsi que des soutiens publics octroyés aux entreprises de la filière économique de la défense – s’agissant, en particulier, du montant de ces soutiens et des conditions fixées pour leur obtention ?

 

Quelle est l’évolution des effectifs affectés au contrôle des exportations d’armement et des biens à double usage ? Selon quels critères s’effectuent ces contrôles ? Le rapport mentionne 14 contrôles effectués en 2023, pour plus de 600 entreprises disposant d’une licence active, ce qui semble peu. Quelles nouvelles mesures entend prendre le gouvernement à cet égard ?

 

La France connaît une désindustrialisation forte, qui s’est poursuivie cette année. En quarante ans, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée a chuté de 25 % à moins de 10 %. L’industrie d’armement en est-elle affectée ? Des productions d’armement françaises sont-elles menacées par la forte baisse de la production des industries chimique ou métallurgique, qui fournissent des matières premières nécessaires pour la fabrication de certains armements, et par la fermeture de nombreux sites ces derniers mois ? Enfin, comment appréhendez-vous les risques de réexportation des armements vers d’autres États, susceptibles de faire l’objet de sanctions internationales ou d’autres procédures en raison de leurs actions armées ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Je suis heureux de vous retrouver pour honorer l’engagement pris par le gouvernement de rendre compte aux représentants de la nation des politiques d’exportation d’armes. Il s’agit d’un moment important de transparence et de démocratie, notamment pour que nos concitoyens adhèrent aux efforts menés pour armer le pays, la BITD française occupant un rôle singulier dans notre politique d’autonomie stratégique depuis les années 1960.

 

Le rapport tel qu’il vous a été présenté est plus précis que d’habitude, ce qui faisait partie de vos demandes. À cet égard, le rapport Maire-Tabarot avait autrefois donné lieu à un certain nombre de recommandations que nous avons commencé à appliquer.

 

Je le redis, l’exportation de nos armes est régie par le principe de l’interdiction. Les exceptions reposent sur une mécanique interministérielle – les trois ministères que nous représentons sont chargés d’évaluer et d’autoriser ou non les exportations –, sous l’autorité du seul premier ministre, l’instruction relevant du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

 

Le ministère des armées joue un rôle particulier, s’appuyant sur la direction générale de l’armement et sur les partenariats stratégiques de défense. Si les dossiers sont instruits en amont, il existe aussi, en cas d’autorisation, des contrôles a posteriori visant à vérifier le respect des licences. Des efforts ont été faits et ces contrôles ont été multipliés par deux en deux ans, grâce à la réaffectation de ressources humaines au sein de la DGA. Une petite vingtaine de sociétés ont été contrôlées. La simple existence de ces contrôles les rend dissuasifs, leur caractère aléatoire contribuant à l’exécution rigoureuse des licences.

 

Dans notre modèle de défense tel qu’il a été conçu, il n’y a pas de réarmement français sans exportations. Les divergences politiques à ce sujet sont nombreuses ; reste que ce modèle repose nativement sur une part d’export, y compris dans la capacité à amortir le coût du développement des grandes plateformes – celles du Rafale pour l’aéronautique ou des frégates pour le maritime, par exemple. Si certains investissements, notamment le nucléaire, ne feront jamais l’objet d’exportations, une part conventionnelle doit trouver son succès à l’export pour un équilibre global. Avec neuf grands groupes, 4 500 PME (petite et moyennes entreprises), 210 000 emplois – 10 000 emplois de plus aujourd’hui qu’en 2020 –, il s’agit d’un sujet clé.

 

Le monde se réarme, et nous connaissons de grandes tensions liées à la commande publique militaire. Nos industries de défense réalisent entre un quart et un tiers de leur chiffre d’affaires à l’export. Cela crée un équilibre qui n’est pas seulement financier ou budgétaire mais permet aussi de tenir les équipes et les plateaux de développement et d’innovation, ainsi que les lignes de production. En effet, même les années où les armées françaises n’ont pas besoin de tel type de munitions ou d’armes, la ligne de production reste ouverte dans les industries de défense. Ainsi, pendant des années, nous avons eu des stocks suffisants de missiles sol-air de courte portée (Mistral) : les lignes de production – MBDA en l’espèce – auraient pu s’arrêter, mais l’exportation a permis de garder un flux de production, donc la chaîne de fabrication, avec les sous-traitants et la mobilisation des matériaux critiques. Autres exemples qui reposent inévitablement sur l’exportation, la permanence de la ligne de production des A400M chez Airbus ou encore la chaîne de fabrication des frégates à Lorient.

  

Dernier argument, l’export joue un rôle essentiel en mettant les systèmes d’armes en stress opérationnel. Après trois ans de guerre en Ukraine, le canon Caesar n’est plus le même, suite au retour d’expérience de son comportement sur le champ de bataille. Il en va de même pour les drones, sur lesquels nous avons beaucoup appris, ou en matière de guerre électronique – qui se déroule dans des univers bien plus durs que nos théâtres classiques, comme l’Afrique. Nos exportations d’armes nous offrent ainsi un retour d’expérience opérationnelle. Les armes ne sont pas des biens manufacturés comme les autres, et la dimension d’appropriation au combat est clé.

 

Vous trouverez tous les chiffres dans le rapport. Ces années sont exceptionnelles. Il suffit de grosses commandes de plateforme – frégates, sous-marins, Rafale – pour progresser de plusieurs milliards d’euros. Le fait est que le monde se réarme – nous aussi – et que le chiffre d’affaires de nos exportations d’armes ne cesse donc d’augmenter. Je vous avais parlé de 27 milliards d’euros de prises de commande pour 2022. C’est 8,2 milliards pour 2023 – commandes de Rafale en Indonésie, de corvettes en Angola, de canons Caesar en Lituanie et au Danemark – et l’année 2024 est exceptionnelle, à 18 milliards environ – les chiffres seront consolidés autour de Pâques –, avec des ventes emblématiques comme les sous-marins Barracuda ou des Rafale en Serbie ou en Indonésie. L’année 2025 s’annonce également hors norme pour les exportations d’armes.

 

Mais les chiffres ne sauraient suffire à résumer les dynamiques en cours. Depuis trois ans, la faiblesse de l’export d’armes en Europe est en train d’être corrigée, essentiellement grâce à quelques pays – les trois pays baltes, les Pays-Bas, la Pologne, la Grèce, la Croatie et la Belgique. Cela s’accentuera sans doute, puisque l’actualité nous conduit à nous interroger sur les efforts de défense que les Européens doivent fournir, et sur les types d’armes à retenir.

 

À cet égard, pendant longtemps, les grandes plateformes ont tout structuré. Les premiers retours d’expérience, dans un certain nombre de pays, se font sur la guerre en Ukraine. Émerge incontestablement la défense sol-air – avec les missiles Mistral, et toute la gamme de radars Thales : tous les pays, dans le Golfe comme au pourtour du flanc oriental de l’Otan, ont besoin d’affermir la défense et la protection de leur ciel. L’artillerie est marquée par le succès du canon Caesar, prisé par beaucoup de pays de l’Otan, en raison notamment de son interopérabilité – il faut dire que les Ukrainiens en ont assuré une promotion fabuleuse. Des coopérations commencent à se décliner plus clairement, à l’instar du partenariat stratégique entre la Belgique et la France (CaMo).

 

M. Marc Ferracci, ministre auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. Je suis très heureux de me livrer à cet exercice de dialogue avec la représentation nationale sur des enjeux essentiels pour notre souveraineté, notre prospérité et la cohésion de nos territoires.

 

La France dispose d’une BITD solide, qui s’appuie sur plusieurs champions mondiaux mais aussi sur un tissu très dynamique de PME et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui maillent le territoire. Cet atout, unique en Europe, permet à la France de se positionner, en matière industrielle, à la pointe de l’innovation dans des secteurs clés pour notre autonomie stratégique – aéronautique, spatial, électronique, nucléaire.

 

Nous avons besoin de consolider cet avantage stratégique majeur, dans un contexte géopolitique de plus en plus incertain et dangereux. Les exportations jouent un rôle essentiel pour les entreprises de la BITD. La France est le deuxième pays exportateur de matériel de défense, ce qui représente près de 18 milliards d’euros en 2024 et quelque 4 000 entreprises exportatrices.

 

Les exportations contribuent à la compétitivité de nos entreprises industrielles : elles leur offrent des débouchés commerciaux et irriguent des chaînes de valeur entières, les innovations des grands donneurs d’ordre affectant l’ensemble des chaînes, en particulier les sous-traitants. Qu’il s’agisse de l’export des armes ou des biens à double usage, l’enjeu du soutien à notre industrie de défense est aussi géopolitique : notre capacité à exporter détermine en grande partie notre résilience et notre influence, dans un monde où nos positions et nos intérêts sont de plus en plus contestés.

 

Les exportations d’armement et de biens à double usage sont essentielles pour notre avenir, pour maintenir notre positionnement dans ces industries stratégiques. Pour exporter, nous avons besoin d’un contrôle adapté et efficace, qui constitue un enjeu de pérennité. L’objectif est de concilier la prise en compte des enjeux de défense et de sécurité avec l’export comme relais de croissance de nos entreprises : il nous faut trouver et consolider cet équilibre.

 

Je ne reviendrai pas sur les tensions géopolitiques et commerciales que nous connaissons, ni sur le durcissement de la compétition internationale avec la Chine et les États-Unis. J’évoquerai néanmoins le risque de contournement des sanctions prononcées contre certains États, au premier rang desquels la Russie. Ainsi, les quinze trains de sanctions à l’encontre de la Russie ont fortement modifié les flux commerciaux concernant les biens à double usage. Tous ces facteurs affectent le commerce international, nos filières et nos entreprises ; ils nous obligent à une vigilance accrue dans le contrôle des exportations pour les biens à double usage, dont est plus particulièrement chargé mon ministère. L’environnement international se durcit et les règles sont de plus en plus complexes. Il nous faut donc adapter l’accompagnement de nos entreprises en conséquence.

 

En dépit de ces éléments de complexité, les exportations de biens à double usage montrent un vrai dynamisme. En 2023, 3 589 autorisations d’exportation de BDU ont été accordées, pour un montant de 11,1 milliards d’euros, soit une hausse de 26 % par rapport à 2022. Ce dynamisme est porté par le tissu industriel, la moitié des 590 exportateurs de biens à double usage étant des PME ou des très petites entreprises.

 

J’ajouterai que les exportations de BDU concernent des filières clés, dont certaines nécessitent une protection d’actifs stratégiques, en particulier nos coopérations dans l’industrie nucléaire civile et nos exportations dans le domaine aéronautique et spatial. Il s’agit de deux filières industrielles d’excellence : le nucléaire représente 48 % des autorisations d’exportation de biens à double usage, et le secteur aéronautique et spatial – dont les hélicoptères – 40 %, un chiffre en forte progression.

 

Pour la troisième année, le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a remis à la représentation nationale un rapport sur les exportations d’armement et de biens à double usage. Il détaille l’action du gouvernement et rappelle le cadre du contrôle, régi par un règlement européen et mis en œuvre par les autorités nationales. Ce cadre établit de façon contraignante la liste des biens qui sont soumis à l’autorisation préalable d’exportation.

 

Par ailleurs, le rapport précise l’organisation nationale du contrôle des biens à double usage. Élaborée il y a plus de dix ans, cette organisation interministérielle a été réformée en 2023. Elle est désormais présidée par le SGDSN. Le contrôle des exportations de BDU s’appuie sur une évaluation équilibrée, prenant en compte de multiples enjeux. Notre priorité est que ces contrôles soient efficients. Il nous faut donc réussir à atteindre nos objectifs de préservation de la sécurité internationale, tout en nous efforçant de limiter au strict nécessaire les contraintes, notamment la charge administrative, qui pèsent sur nos entreprises – un sujet auquel je suis particulièrement attentif.

 

Le contrôle des exportations de matériels de guerre et de BDU est indissociable d’un soutien plus global aux exportations de nos entreprises, notamment de nos PME. Le ministère de l’économie examine très attentivement la compatibilité de ces exportations avec la capacité économique des pays destinataires, de sorte que leurs acquisitions ne créent pas un effet d’éviction sur leurs dépenses publiques et ne remettent pas en cause la soutenabilité de leur dette.

 

Au-delà de ces missions régaliennes, le ministère de l’économie accompagne les exportateurs. C’est là un véritable défi, car nous devons composer avec l’arrivée de nouvelles entreprises exportatrices qu’il faut sensibiliser aux enjeux du contrôle, comme les acteurs du nouveau nucléaire, qui ont bénéficié de financements dans le cadre du plan France 2030, ou ceux du secteur des drones.

 

L’expansion des échanges numériques et des solutions de stockage de données en nuage pose également des questions en matière d’exportation et de maîtrise du transfert des technologies à double usage. Les exportateurs sont soutenus dans leurs démarches par notre ministère, en particulier par la direction générale des entreprises. L’État leur apporte également diverses garanties pour limiter leur risque financier et améliorer l’accès de leurs clients à des financements compétitifs. Ces garanties les accompagnent tout au long de la vie des contrats, de la prospection à la fin de l’exécution, certaines conditions préférentielles étant prévues pour les PME.

 

Pour être efficace, le contrôle des exportations de biens à double usage doit sans cesse évoluer pour répondre aux évolutions du contexte international et des marchés. Il doit donner lieu à un accompagnement adapté des entreprises, avec lesquelles nous maintenons donc un dialogue constant. Grâce aux différentes mesures de soutien et d’accompagnement, le contrôle des exportations contribue à la pérennité du développement industriel et à la verticalité de l’innovation dans toutes les filières.

 

Cette cause est essentielle. Nous sommes évidemment sensibles à ce que la verticalité des filières ne mette pas en danger l’intégrité et la souveraineté de certains acteurs essentiels. Dans le secteur de la chimie, par exemple, les services de l’État sont très attentifs aux difficultés rencontrées par l’entreprise Vencorex sur la plateforme de Jarrie, en Isère, et veillent à limiter leurs impacts sur l’aval de la chaîne de valeur, en particulier pour des entreprises comme Framatome et ArianeGroup. Nous avons pris toutes les précautions en ce sens, en lien avec les élus locaux concernés et les représentants de Vencorex. Des solutions industrielles sont ainsi en passe d’être trouvées pour éviter que ces difficultés ne s’étendent à d’autres entreprises.

 

M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur et des Français de l’étranger. Cette audition conjointe est le fruit d’un effort collectif désormais ancré dans les usages du gouvernement et du Parlement. Elle constitue un exercice de transparence utile pour améliorer l’association du Parlement au contrôle des exportations d’armements et de biens à double usage, dans le plein respect du principe de séparation des pouvoirs consacré par la Constitution.

 

Le rapport sur les exportations des matériels de guerre qui vous a été remis est un des plus complets au monde. Il précise les critères ayant conduit à des refus d’autorisation d’exportation, met en avant leur répartition géographique et par catégorie de matériels, ce qui permet de comprendre précisément l’état de notre relation d’armement avec un pays donné, et offre une explication sur les choix méthodologiques opérés. La France figure parmi les rares pays à mentionner à la fois les licences octroyées, les refus et les prises de commande, qui figurent en annexe 5.

 

Notre échange s’inscrit, pour ma part, dans le cadre de la politique étrangère : je suis devant vous en ma qualité de ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères. La décision d’autoriser ou d’interdire l’exportation d’un matériel de guerre est le fruit d’un processus minutieux visant à assurer la conformité de cette décision avec les engagements internationaux et européens de la France. C’est aussi et surtout un acte de confiance vis-à-vis d’un autre État. Dans le cadre de la diplomatie économique, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) apporte, en lien avec les autres ministères, un soutien actif aux entreprises qui composent notre BITD, en partageant son expertise politique sur les pays de destination et en appuyant, à travers son réseau diplomatique, leurs démarches à l’étranger.

 

Naturellement, ce soutien n’intervient qu’après l’octroi de licences d’exportation et s’inscrit dans le strict respect de notre cadre déontologique. Le MEAE a toute sa place dans l’examen des demandes de licence d’exportation et apporte son analyse sur l’état de la relation bilatérale, sur la situation intérieure du pays de destination et sur l’environnement régional, en lien étroit avec nos ambassades et consulats généraux, qui ont une vision de terrain très précise. Il examine également la conformité des demandes au Traité sur le commerce des armes et à la position commune amendée de l’Union européenne, qui comporte huit critères pouvant justifier des refus. À l’instar des autres parties prenantes, nous nous appuyons, à ce titre, sur une expertise juridique. Je me réjouis que le gouvernement puisse associer le Parlement à cette activité, comme d’ailleurs à toutes celles qui relèvent de la politique étrangère.

 

Les biens à double usage, pour leur part, touchent davantage à la politique commerciale, tout en ayant aussi une composante de politique étrangère. Il est tout aussi important d’y associer le Parlement. Le rapport sur les exportations de biens à double usage couvre donc un champ très dynamique, à tel point qu’il a fait l’objet d’une deuxième édition. Bien qu’il existe une différence fondamentale entre biens à double usage et matériels de guerre, l’étude des demandes obéit à des logiques similaires, qui président à des décisions complexes, mais toujours rigoureuses. Nos échanges permettront de mieux les expliquer. Le Parlement français est ainsi pleinement associé, tout autant que ses homologues étrangers. C’est non seulement une nécessité, mais aussi un vrai motif de satisfaction.

 

Le rapport d’information parlementaire présenté par Jacques Maire et Michèle Tabarot en novembre 2020 soulignait la nécessité d’améliorer le dispositif national de contrôle des exportations, particulièrement dans le domaine des biens à double usage. Toutes les recommandations que le gouvernement avait indiqué vouloir suivre sont désormais appliquées, comme en témoigne la présente audition, fruit du décret du 2 juillet 2021. Le décret du 15 septembre 2021, pour sa part, modifie les dispositions relatives au service des biens à double usage, afin d’améliorer son fonctionnement, en rendant contraignantes les décisions de la commission interministérielle sur les biens à double usage (CIBDU).

 

Nous saluons la qualité de la coordination du SGDSN, fondée sur trois principes fondamentaux en matière de contrôle d’exportation de biens à double usage : la protection des droits de l’homme à l’international, la non-prolifération et le soutien au tissu industriel français.

 

Notre diplomatie agit chaque jour pour élargir l’espace de la démocratie et des droits fondamentaux partout où cela est possible, parce que nous avons la conviction que chaque être humain est également digne de jouir des droits fondamentaux. C’est donc avant tout sur ce premier principe que nous fondons notre travail d’analyse de chaque demande d’exportation. Nous le défendons par souci du respect de nos engagements européens et internationaux, mais également parce que c’est ce qui a toujours fait la force et la fierté de la France. Il ne s’agit pas uniquement d’engagements juridiques, mais aussi d’un engagement quotidien et central de la diplomatie française. En tant que membre de la CIBDU, le MEAE fournit une analyse au plus près du terrain afin d’éclairer la prise de décision et joue donc un rôle clé en soutien de tous les autres membres.

 

Ce travail se fonde sur un deuxième principe : la protection des intérêts économiques français. Tout en restant fidèle à ses valeurs et en respectant ses engagements internationaux, la France, dans le cadre de sa politique de contrôle des exportations, veille à protéger le tissu industriel français et à favoriser son développement. Les entreprises françaises, en particulier les PME et les ETI, dépendent fortement de leur activité à l’export. L’exportation de biens à double usage contribue d’ailleurs fortement au commerce extérieur français, du fait de l’excellence de notre tissu industriel et de sa reconnaissance à l’international. Il est donc de notre devoir d’accompagner autant que possible ces entreprises dans leurs activités d’export, comme M. Ferracci s’y emploie, ce service étant placé sous son autorité.

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

 

M. Laurent Jacobelli (RN). Le 24 février prochain marquera le triste anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Je tiens à rappeler ici notre solidarité avec le peuple ukrainien. Dans ce terrible conflit, deux limites ne doivent jamais être franchies : la cobelligérance et la mise en péril durable de nos capacités de défense. La France a déjà envoyé des canons Caesar, des Mirage et des missiles Scalp. Nos stocks s’amenuisent et, à terme, ce sont notre propre autonomie stratégique et nos exportations qui pourraient se trouver menacées.

 

Pendant ce temps, Ursula von der Leyen et son fidèle second, Emmanuel Macron, profitent des circonstances pour ressusciter un vieux serpent de mer : l’Europe de la défense. Mais de quelle Europe de la défense parle-t-on quand les trois quarts des commandes d’armement profitent aux États-Unis et quand la France se place seizième dans les importations d’armement allemandes, derrière la Macédoine du Nord ?

 

Pour toute réponse, votre projet de programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP) vise à instaurer un marché européen de l’armement. Je traduis à l’intention de ceux qui nous écoutent : la France va s’endetter toujours plus pour abonder un emprunt européen qui financera l’achat par l’Allemagne de matériel américain. Monsieur le ministre des Armées, comment pouvez-vous rester sourd à l’alerte lancée par cinq fleurons de notre industrie de défense, Dassault, Thales, Safran, Naval Group et Arquus ? Il devrait être dans votre pouvoir d’arrêter cela – mais quel pouvoir vous reste-t-il alors que, par un coup de force, l’Union européenne, au mépris de tous les traités, a décidé qu’un commissaire à la défense lituanien superviserait la défense européenne, donc française ?

 

Après son agriculture, son énergie et son industrie automobile, la France va-t-elle sacrifier son industrie de la défense et ses 210 000 emplois sur l’autel d’un européisme déjà caduc ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Pourquoi la plupart des pays européens achètent-ils du matériel américain ? Parce qu’ils achètent en même temps le parapluie nucléaire et la sécurité que Washington leur accorde, puisqu’ils sont membres de l’Otan de manière plus ou moins récente. Environ 80 % des armes de l’Union européenne sont donc achetées hors de ses frontières. Qui fournit les 20 % restants ? Principalement nous. Notre modèle ne me semble donc pas devoir être remis en cause. Au contraire, la LPM a permis de le consolider.

 

Certains instruments communautaires peuvent-ils nous aider à améliorer la situation ? Oui, à condition que la compétence reste aux États membres : il n’est pas question que la Commission européenne formule des expressions de besoins en matière de standards d’armes. Au-delà, étant donné l’importance de notre industrie de défense, nous avons plutôt intérêt à encourager des acquisitions communes. L’exemple des canons Caesar et des missiles Mistral le montre : grâce aux instruments européens permettant ces acquisitions communes, ces matériels ont pour la première fois été livrés à plusieurs pays – et pas uniquement aux plus proches de Mme von der Leyen, puisque la Hongrie s’est jointe à l’achat commun de missiles Mistral.

 

Nous pouvons donc collaborer, à condition de respecter les compétences définies par les traités et de faire preuve de bon sens. Parce qu’elles permettent de commander plus et de diminuer les prix, les acquisitions communes représentent autant d’occasions pour les pays qui disposent d’une industrie de défense conséquente, comme la France, l’Allemagne ou l’Italie. À nous de savoir les saisir.

 

Quant aux critères de l’EDIP, la question se posera effectivement, mais, contrairement à ce que vous avez indiqué, sur ce point, la négociation n’est pas terminée.

 

Mme Eléonore Caroit (EPR). Au nom de mon groupe, je me réjouis de la pérennisation de cette audition conjointe, qui permet au contrôle parlementaire de s’exercer de manière publique et transparente sur une question aussi stratégique. Le rapport sur lequel nous échangeons dresse un bilan détaillé de la politique française en matière d’exportations d’armement – un sujet qui fait le plus souvent l’objet d’un débat public réducteur, alors même que ces exportations présentent non seulement un intérêt économique, mais contribuent également à notre souveraineté stratégique et à la consolidation de notre BITD.

 

Le contexte géopolitique, tel qu’il résulte en particulier de la guerre en Ukraine et de l’élection de Donald Trump, ne laisse aucun doute quant à la nécessité de développer et d’entretenir la BITD à l’échelle française, mais aussi européenne. Toutefois, pour être réellement efficace, cette politique ne peut se limiter à une coordination entre États membres : elle doit être accompagnée de financements adaptés, de mécanismes de coopération renforcée et d’un soutien ambitieux à l’innovation. Comment la France entend-elle peser sur les discussions pour faire de la BITD européenne (BITDE) un véritable levier de souveraineté ?

 

En janvier 2024, la Commission européenne a présenté plusieurs initiatives visant à renforcer la compétitivité et la résilience de l’industrie stratégique européenne. Parmi elles figure une régulation plus stricte des exportations de biens à double usage. Si ces mesures visent à renforcer la sécurité collective, elles ne devraient pas freiner l’innovation ni affaiblir la compétitivité des entreprises françaises. Comment la France compte-t-elle garantir l’équilibre entre le nécessaire contrôle de ces exportations et la compétitivité de nos entreprises ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’Europe est un marché unique. Pour la défense plus encore que pour les autres secteurs économiques, il faut adopter des instruments permettant une simplification massive. Le monde évolue vite : il y a trois ans, des initiatives naissaient ici ou là pour imposer une nouvelle taxonomie aux armements. Certains des membres de la commission de la défense de l’époque ont d’ailleurs largement contribué à les repousser, ce dont je les remercie. Trois ans plus tard, ceux qui, à Bruxelles, considéraient que produire des armes était sale nous reprochent de ne pas les fabriquer assez vite : l’ambiance a changé.

 

Il ne s’agit pas de demander des dérogations pour faire n’importe quoi. Seulement, il est évident que les industries de défense devront, dans le cadre des directives à venir – sur la compliance ou la vigilance – et de tous les instruments qui définissent le cadre normatif, bénéficier du régime d’exception, notamment dans l’hypothèse d’un engagement majeur. Voilà la première feuille de route que le commissaire à la défense Kubilius doit appliquer à Bruxelles.

 

M. Marc Ferracci, ministre. Il est vrai que la Commission européenne a présenté des initiatives en vue de renforcer la sécurité économique de l’Union européenne et qu’elle a fait du contrôle des exportations de biens à double usage un axe assez important de cette politique.

 

Deux applications de ce principe ont particulièrement mobilisé les autorités françaises. La première concerne le contrôle du quantique et de ses technologies habilitantes, qui ont fait l’objet d’un arrêté signé par le ministre de l’économie le 2 février 2024. La France s’est ainsi dotée d’une base juridique pour contrôler les entreprises qui opèrent dans ce secteur de pointe, dont certaines ont bénéficié de financements dans le cadre du plan France 2030. La deuxième est l’initiative portée par la France auprès du Conseil de l’Union européenne pour mettre à jour, par voie d’acte délégué, la liste des biens à double usage, sans remettre en cause la souveraineté des États membres.

 

Nous nous sommes donc saisis de ces questions, dans le respect du cadre européen.

 

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Le rapport qui nous est présenté est bienvenu, mais il ne suffit pas à garantir un réel contrôle démocratique sur les ventes d’armes. La France est d’ailleurs très en retard dans ce domaine par rapport à certains de ses voisins comme la Suède ou le Royaume-Uni : cette politique est laissée à la seule discrétion de l’exécutif, ce qui pose un problème démocratique majeur.

 

La honte devrait nous envahir en pensant aux armes françaises utilisées à travers le monde dans des conflits sanglants, en violation flagrante du droit humanitaire et de nos obligations internationales. Comme l’a révélé Amnesty International en novembre 2024, des systèmes d’armement français sont bel et bien utilisés au Soudan, alors que l’Union européenne y impose un embargo sur les armes depuis 1994. Que les armes françaises repérées soient montées sur des véhicules fabriqués par les Émirats arabes unis ne change rien au problème : la France est tenue d’interdire l’exportation d’armes quand il existe un risque élevé qu’elles soient utilisées pour commettre ou faciliter de graves violations du droit international humanitaire. Quand elle ne peut pas, notamment par la certification de l’utilisateur final, garantir que les armes ne seront pas réexportées vers une région sous embargo, elle ne doit pas autoriser ces transferts. Les Émirats arabes unis ont une longue histoire de violation des embargos décidés par l’ONU. Comment se fait-il que ces armes leur aient été fournies ?

 

Les bouleversements géopolitiques intervenus depuis la fin de l’année 2023, objet du rapport, m’inspirent une autre question. Les exportations d’armes vers Israël représentaient environ 30 millions d’euros en 2023. Après l’ordonnance du 26 janvier 2024, dans laquelle la Cour internationale de justice reconnaît le risque plausible de génocide à Gaza, et après le mandat d’arrêt émis le 21 novembre 2024 par la Cour pénale internationale à l’encontre du premier ministre d’extrême droite israélien Benyamin Netanyahou, peut-on s’attendre à ce que les exportations d’armes vers Israël aient baissé en 2024 et à ce qu’elles cessent en 2025 ?

 

M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué. Je le répète, l’exercice auquel nous nous livrons aujourd'hui est essentiel. Le caractère non seulement inédit, mais inégalé de la complétude de ce rapport mérite d’être souligné. Il détaille tous les critères justifiant un refus d’autoriser des exportations, ainsi que la répartition géographique et par catégorie de matériels de ces refus. Y figurent aussi, en annexe 5, les licences octroyées, les refus et les prises de commande. Ces évolutions, préconisées dans le rapport Maire-Tabarot, étaient à la fois souhaitables et nécessaires. Vous ne pouvez pas affirmer que ce rapport ne renforce pas la capacité d’évaluation et de contrôle du Parlement ainsi que les échanges avec le gouvernement.

 

Toute autorisation d’exportation, à quelque pays que ce soit, qu’elle concerne des matériels de guerre ou des biens à double usage, est le fruit d’une même procédure interministérielle stricte, qui garantit le respect des engagements internationaux et européens de la France, notamment du deuxième critère de la position commune de l’Union européenne, relatif aux droits de l’homme, ainsi que du Traité sur le commerce des armes. Les choses sont donc très claires.

 

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Difficile, dans cette salle, de résister à la tentation de convoquer Alphonse de Lamartine, qui écrivait : « Je lis dans l’avenir la raison du présent ». Pourtant, pouvons-nous trouver dans le temps présent quoi que ce soit de raisonnable ? La situation géopolitique traverse des turbulences majeures, qui imposent un sursaut de la même ampleur. Dans ce tumulte, nous devons raison garder et avoir conscience de la nécessité de réaffirmer une Europe de la défense aux contours encore trop incertains.

 

Ce sont nos alliés britanniques, en marge de cette Europe de la défense, qui disposent, aux côtés de la France, des capacités opérationnelles les plus fortes – leur commandement intégré en Estonie, dans le cadre de la mission Lynx en atteste, sans parler de la dissuasion nucléaire. À l’aune des événements récents, comment qualifieriez-vous nos coopérations avec notre voisin britannique, dans le secteur industriel et au sens large ?

 

Je m’interroge aussi sur la préservation de nos intérêts nationaux, aussi bien économiques qu’industriels, dans une perspective d’accroissement de nos efforts en matière de défense et d’un besoin fondamental de rééquilibrage avec les États-Unis d’Amérique. Nous devons renforcer les programmes européens, mais aussi préserver la capacité d’exportation de la France qui est parfois limitée par ces mêmes programmes, comme celui du SCAF (système de combat aérien du futur). L’article 3 de l’accord relatif au contrôle des exportations en matière de défense dispose ainsi que l’Allemagne ne peut s’opposer à l’exportation de systèmes d’armes développés dans le cadre d’une coopération avec la France si ceux-ci contiennent moins de 20 % de composants allemands : cela signifie qu'elle peut s’y opposer dans le cas contraire.

 

Quelles solutions envisagez-vous pour faciliter et renforcer la coopération européenne ? Faut-il imaginer des productions industrielles n’impliquant pas l’Allemagne pour éviter ces contraintes ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. La Grande-Bretagne est un partenaire très important. Le Brexit n’a pas changé la géographie ni les enjeux de sécurité qui pèsent sur nous. Parmi les éléments qui rapprochent nos modèles d’armées, vous avez évoqué la dissuasion, mais on pourrait aussi songer aux enjeux maritimes ou au mode de fonctionnement des forces spéciales.

 

S’agissant plus spécifiquement des exportations d’armes, comme c’est souvent le cas des coopérations européennes, nous sommes à la fois alliés et concurrents. Pour certains types d’armes, comme les avions de chasse, les Britanniques développent avec l’Italie et le Japon un programme susceptible de concurrencer le Rafale standard F5 ou, à l’avenir, le SCAF. Dans d’autres domaines, nous sommes alliés, et même mariés, au sein de l’entreprise MBDA, qui regroupe l’Italie, la Grande-Bretagne et la France, dans un modèle que certains ont critiqué mais qui respecte la souveraineté de chacun. MBDA conduit des coopérations communes susceptibles de déboucher sur des exportations, comme le montre l’exemple des missiles Meteor, dont la livraison à la Turquie, qui est une décision britannique, provoque d’ailleurs des débats en Grèce. D’autres programmations conjointes sont à venir, comme le missile FMAN-FMC. De manière plus discrète, des sujets touchant au nucléaire sont traités dans les accords de Lancaster House et nous travaillons au sein de la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives – mais il n’est évidemment pas question ici d’exportations.

 

La Grande-Bretagne est donc bien d’un partenaire clé, que nous devons systématiquement arrimer à nos efforts.

 

Pour ce qui est du SCAF, les accords conclus en 2020 et 2022 ne prévoient rien en matière de contrôle sur les exportations d’armes. C’est bien l’enjeu des décisions à prendre sur la phase 2 à venir : il faudra, en fonction de la nouvelle coalition qui sera désignée dimanche à Berlin, voir comment nous pourrons continuer de préciser ces accords afin que les contrôles sur les exportations d’armes restent de la compétence des seuls États membres.

 

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Les chiffres que vous avez présentés sont excellents. En plus d’un succès financier qui nous permet de préserver notre modèle, c’est un succès pour notre capacité à remonter en puissance, pour notre influence dans le monde et pour notre autonomie stratégique. Ce succès, c’est celui de la France, mais aussi de l’Europe, au moment où le pilier européen de l’Alliance doit être renforcé et où l’Europe doit se montrer capable de prendre en main le plus largement possible sa sécurité.

 

Dans ces succès de nos industries d’armement, quelle part attribuez-vous au fait que leurs produits sont conçus et produits en France, donc hors des réglementations américaines de contrôle des exportations en matière de défense, ou « ITAR free », ce qui n’est pas sans importance en matière d’exportation ?

 

S’agissant du programme européen pour l’industrie de la défense et de la stratégie industrielle de défense, quelles sont les exigences françaises en matière d’autorité de conception et d’industrie européenne, l’objectif étant que l’argent du contribuable d’ici serve à des productions d’ici ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Il est clair que les initiatives communautaires doivent permettre d’accélérer le financement de la BITDE. Pouvons-nous produire des armements 100 % européens ? Non ! Puisqu’il était question de la Grande-Bretagne, le seul fait d’évincer les Britanniques de certaines lignes de production serait un non-sens. En revanche, que les instruments créés par la Commission européenne avec l’argent du contribuable européen servent à financer l’installation de lignes de production de Patriot américains serait non seulement un peu fort de café, mais un contresens historique.

 

Il faut bien comprendre que la plupart des pays qui poussent en ce sens sont des pays dont les opinions publiques, qui s’expriment par la voix de leurs parlementaires, ont peur. Dans le débat entre des armes américaines tout de suite et des armes européennes à plus ou moins long terme, ils ne voient pas les choses comme nous, qui avons notre dissuasion nucléaire et sommes à l’ouest de l’Europe. Notre rôle est de mettre du poids de corps dans la discussion.

 

Avec 1,5 milliard, on ne fait guère que démarrer ; si on introduit de surcroît des critères empêchant les choses de partir droit, la suite est connue. Le critère d’organisation qu’il faut retenir, c’est le fait que l’autorité de conception soit issue de l’Union européenne. Sur cette base, nos plateformes présentes et à venir, y compris le programme d’armement du SAMP-T (système sol-air de moyenne portée-terrestre) de nouvelle génération, pourront s’inscrire petit à petit dans le cadre du dispositif, ce qui a, pour nous Français, beaucoup de valeur.

 

Si toutes nos armes ne sont pas « ITAR free », dès lors qu’elles comportent des composants provenant des États-Unis, il est décisif d’en vendre qui le sont. C’est surtout notre diplomatie, alliée mais non alignée, qui nous le permet. Si nous vendons tant d’armes dans le Golfe, c’est parce que les pays y voient un moyen de ne pas se fournir auprès de Moscou, Pékin ou Washington. Plus que nos systèmes d’armes, ils achètent le partenariat stratégique qui va avec.

 

Nous devons continuer à développer des filières de composants permettant de développer des armements « ITAR free ». Nous le faisons à l’échelle française pour notre dissuasion ; pour le reste, il faut le faire à l’échelle européenne.

 

M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué. Les autorités françaises travaillent avec les autorités américaines sur les difficultés engendrées par la législation ITAR pour nos industries, dans le cadre du Dialogue stratégique entre la France et les États-Unis en matière de commerce de défense.

 

M. Damien Girard (EcoS). Protéger la France, protéger l’Europe : c’est notre responsabilité et notre devoir. La IVe République a eu raison de défendre une Europe de la défense autonome des Américains. La Ve République a eu raison de préserver une capacité de projection extérieure et une industrie de défense nationale. Notre rôle n’est pas de nous en réjouir mais d’assumer la responsabilité d’être la première armée du continent européen à l’heure où l’histoire nous rappelle sa violence.

 

Pourtant, nos armées manquent d’équipements, de pièces de rechange, de munitions, de stocks – bref, nous manquons de masse. L’économie de guerre, en dépit des discours, n’est pas encore une réalité. Ce sera l’objet d’un rapport que Thomas Gassilloud et moi-même remettrons cet été. Parce que notre industrie de défense n’est pas calibrée pour soutenir un effort prolongé, parce que notre stratégie ne tient pas suffisamment compte de la nécessité de constituer des stocks capables de générer cette masse en cas de besoin, parce que notre soutien à nos partenaires ne peut être sincère que si nous en avons les moyens, protéger la France, protéger l’Europe, cela signifie être en mesure de produire en quantité et en rapidité.

 

Notre industrie de défense conçoit des équipements de haute technologie, mais sont-ils les mieux adaptés à un champ de bataille moderne ? En produisons-nous suffisamment pour que nos exportations aient un impact stratégique réel ? La menace d’un arrêt des livraisons américaines à l’Ukraine montre que nous devons être en mesure de répondre par nous-mêmes aux besoins capacitaires de nos alliés.

 

Par ailleurs, une part de nos industries de défense terrestre et dans une moindre mesure maritime vit de commandes nationales trop spécifiques et trop limitées, ce qui freine l’exportation et la rentabilité. Des marges de manœuvre existent, notamment la réduction des délais de licence. Il s’agit d’un défi structurel qui s’impose à notre industrie de défense. Quelle est votre stratégie pour bâtir une industrie militaire capable de soutenir la remontée en puissance de nos forces, de sécuriser nos approvisionnements et d’être un véritable pilier de la défense européenne ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Votre question est centrale, mais un peu anachronique compte tenu de l’effort sans précédent de réarmement que nous faisons. On ne peut pas dire que nous sommes dans la même situation qu’il y a trois ans, sauf à considérer que des paquets de milliards du contribuable n’ont servi à rien – il incombe au Parlement de s’en assurer.

 

Est-ce suffisant ? Non, je l’ai dit à plusieurs reprises. Le contexte stratégique doit nous amener à prolonger l’effort. Nous n’avons jamais commandé autant d’armes et de munitions à nos industries de défense. Il est heureux que l’export permette de faire des sauts en matière de capacité de production, donc d’économie de guerre.

 

S’agissant du débat sur la masse, je pense qu’il nous mènera à des contresens tactiques et stratégiques tels que les rapports publiés aujourd’hui seront indéfendables dans dix ans. Incontestablement, le conflit en Ukraine nous a appris que la masse est indispensable en matière de munitions et d’armements. Mais la succession de frappes et d’opérations militaires entre Israël et l’Iran nous a appris que la haute technologie et la précision sont indispensables, qu’il s’agisse du Dôme de fer ou des frappes iraniennes, notamment lors de la deuxième salve.

 

Pour définir notre modèle d’armée, il ne faut pas rester fasciné par ce qui se passe sur un théâtre ou sur un autre : nos besoins militaires, par définition, nous sont propres. Une certaine forme de masse nous est aussi nécessaire que la précision et l’innovation, inséparables au demeurant de notre dissuasion.

 

S’agissant des pièces détachées, la LPM a eu le mérite de redonner le pas à la cohérence. Longtemps, nous avons opté pour la variété de nos systèmes d’armes, au détriment de leur maintien en condition opérationnelle. Le rattrapage réalisé en à peine deux ans est spectaculaire. La disponibilité des matériels a prodigieusement augmenté.

 

Là où le bât blesse, c’est en matière de munitions. Nous y arrivons dans le domaine des munitions simples – l’obus de 155 mm est un exemple de bon fonctionnement de l’économie de guerre, allant jusqu’à la relocalisation de sa production sur le territoire national, à Bergerac. Sur les munitions complexes, un effort reste à faire. Nous en voyons le bout s’agissant des missiles Aster-15 et Aster-30. L’enjeu est de résoudre les problèmes pour les programmes à venir, tels le missile Aster B1NT, ce qui exigera des choix plus rigoureux encore dans les mois à venir.

 

M. Marc Ferracci, ministre. Ce qui profite à notre base industrielle de défense, y compris dans sa composante civile, c’est, aux dires de ses dirigeants, la stabilité de notre cadre fiscal s’agissant, notamment, des stratégies d’investissement à long terme et d’innovation. Le crédit d’impôt recherche, que nous avons cherché à préserver autant que possible lors du débat budgétaire, est ainsi un élément déterminant de l’innovation tous azimuts, notamment dans les secteurs de l’aéronautique et du nucléaire. Une bonne part de la stratégie, lorsqu’il s’agit de construire une industrie de défense, repose sur la stabilité et la lisibilité à long terme du cadre fiscal applicable aux entreprises.

 

Mme Sabine Thillaye (Dem). En 2019, la France et l’Allemagne ont signé un accord relatif au contrôle des exportations de matériels de défense. En 2021, cet accord a été élargi à l’Espagne, partenaire important du SCAF. Il facilite les exportations d’armement en harmonisant les règles de contrôle et en réduisant les lourdeurs administratives. Il garantit que les produits issus d’une coopération industrielle et intergouvernementale bénéficient d’une approbation automatique, sauf en cas de menace pour la sécurité nationale, selon le principe de minimis autorisant une simplification des procédures de contrôle si la part des produits destinés à l’intégration dans les systèmes finaux transférés demeure inférieure à un seuil défini auparavant par les parties.

 

Cet accord trilatéral est-il susceptible de renforcer l’intégration des industries de défense européennes, dont il est un bon exemple ? Comment sont contrôlés les autorisations d’exportation et les transferts réalisés au titre du principe de minimis ? Comment est définie l’atteinte directe à la sécurité nationale ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. La gouvernance des exportations d’armes est une question essentielle, relevant, au sein du cadre national, de l’équilibre entre l’exécutif et le législatif. Elle doit être posée au seuil de tout programme de coopération dont les produits, comme ceux de nos programmes nationaux, devront trouver des clients à l’export pour garantir leur équilibre financier. Ce n’est pas propre au SCAF : puisque nous en parlions tout à l’heure, les missiles fabriqués par MBDA UK ou MBDA Italia font aussi l’objet d’une gouvernance, et c’est bien ce dont il est question avec Athènes.

 

Le règlement « de minimis » est objectivement bénéfique. Nous n’en devrons pas moins régler les détails, au fur et à mesure que la coopération progressera, passant au démonstrateur puis au système d’armes. Quoi qu’il en soit, j’ai dit à de nombreuses reprises qu’il est exclu que nos exportations d’armes soient sous tutelle d’un État étranger ou de la Commission européenne. Elles doivent demeurer intégralement souveraines, compte tenu de leur place dans l’équilibre de notre modèle et dans l’indispensable autonomie des équipements utiles à notre dissuasion nucléaire.

 

Mme Anne Le Hénanff (HOR). La commission de la défense vient d’achever un cycle d’auditions sur l’économie de guerre. Le rapport sur les exportations d’armement rappelle à juste titre la contribution de l’exportation à l’économie de guerre. Les exportations ont un effet incitatif pour reconstituer les stocks, anticiper les approvisionnements de long cycle ainsi que certaines fabrications, et maintenir les lignes de production opérationnelles.

 

Un aspect tout aussi essentiel est celui du financement de la BITD, auquel notre groupe est particulièrement attaché. Nous avons déposé, lors de la précédente législature, une proposition de loi visant à flécher l’épargne non centralisée des livrets réglementés vers les entreprises du secteur de la défense nationale, inspirée des travaux menés par MM. Plassard, Gassilloud et Thiériot lors de l’examen de la LPM 2024-2030 et du budget 2024.

 

À l’échelon européen, plusieurs instruments financiers facilitent l’export : le règlement relatif à la mise en place d’un instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes ; le règlement relatif au soutien à la production de munitions ; et le futur règlement EDIP. Comme l’indique le rapport qui nous réunit aujourd’hui, la France a proposé à la Belgique, à Chypre, à l’Estonie et à la Hongrie de procéder à l’acquisition conjointe de missiles Mistral. Existe-t-il d’autres projets d’acquisition conjointe qui pourraient bénéficier à notre BITD ? Comment garantir que les futurs instruments européens bénéficient d’abord à la BITDE, notamment pour renforcer sa capacité à exporter ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Les acquisitions conjointes sont le début du chemin. La forte intégration de notre armée de Terre et de celle de la Belgique dans le cadre du partenariat CaMo en est un bon exemple. En matière de défense sol-air, notamment entre pays frontaliers – le Luxembourg et la Belgique sont en discussion –, la convergence d’intérêts est une évidence. Je rappelle aussi que nous déployons des moyens de défense sol-air en Roumanie. Il ne faut pas concevoir les acquisitions conjointes seulement du point de vue commercial, mais aussi sous l’angle de l’intérêt purement opérationnel du partage entre armées des systèmes d’armes. C’est valable également dans le domaine maritime.

 

S’agissant du financement de la BITD, sur lequel Jean-Louis Thiériot a commencé à travailler lorsqu’il était ministre à mes côtés, l’enjeu est d’abord réglementaire. Certaines PME ont des difficultés à accéder à des produits bancaires, même pour de la trésorerie, au seul motif qu’elles sont, même indirectement, sous-traitantes de la dissuasion nucléaire française, que certaines banques considèrent comme relevant des systèmes d’armes controversés. Dans ces conditions, il est difficile de parler de réarmement ! On ne peut pas se plaindre, comme M. Girard tout à l’heure, que le réarmement n’est pas assez rapide en laissant une PME dont l’activité est précise et inchangée depuis plusieurs années se faire expliquer par son banquier qu’elle est sous-traitante d’armes controversées. L’État ne peut pas tout.

 

À l’heure où les carnets de commandes de l’industrie de défense ont cessé de rapetisser pour croître prodigieusement, il est logique que le monde économique et financier, notamment les banques et les fonds d’investissement, participe aux levées de fonds. Les ministres de Bercy et moi-même aurons l’occasion de nous emparer de ce sujet, notamment par le truchement de l’Agence des participations de l’État et des industries de défense dont l’État est actionnaire.

 

M. Marc Ferracci, ministre. Il s’agit d’une question essentielle. Je souscris au diagnostic du ministre des armées sur les réticences de certains organismes financiers à prêter. Lors de l’examen de la LPM, l’orientation de l’épargne réglementée vers les industries de défense a d’ailleurs été abondamment commentée.

 

Nous avons besoin d’outils aussi ciblés que possible, au profit notamment des PME et des ETI. Le fonds Definvest et le fonds innovation défense, respectivement dotés de 100 et de 200 millions d’euros, peuvent être renforcés. Ils permettent de renforcer les fonds propres des PME et des ETI de la BITD en exerçant un effet de levier sur les financements privés. Éric Lombard et moi-même sommes tout à fait disposés à poursuivre ce débat avec les parlementaires.

 

M. Édouard Bénard (GDR). La lecture des rapports sur les exportations d’armement laisse les membres de mon groupe sur leur faim. La France prétend vouloir simplifier la délivrance des licences d’exportation de biens à double usage. Il est difficile d’y croire dès lors que leur contrôle repose sur une réglementation européenne, d’autant que ces exportations profitent davantage à des États hors Union qu’à nos partenaires européens. Par ailleurs, la déclaration des livraisons hors licence reste une faille dès lors que bon nombre de PME survivent grâce aux contrats d’exportation. Comment l’État peut-il garantir l’absence de contrats frauduleux ?

 

L’Union européenne impose, de manière autonome, un embargo sur les armes à destination de huit pays : la Biélorussie, la Birmanie, la Chine, l’Iran, la Russie, la Syrie, le Venezuela et le Zimbabwe. La France joue un rôle moteur dans l’adoption, le renouvellement et la mise en œuvre des régimes de sanctions des Nations unies, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité.

 

Or Israël, qui intervient à Gaza et en Cisjordanie, échappe encore à cette logique. Le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est mentionné à titre d’exemple dans les deux rapports ; tel n’est pas le cas de la situation au Proche-Orient, ni des combats menés par le M23 à l’est de la République démocratique du Congo avec le soutien du Rwanda. Dès lors que ces conflits impliquent notre diplomatie, la transparence est de mise.

 

Si nous saluons l’exercice d’évaluation prévu par la LPM, nous observons qu’en Allemagne et aux Pays-Bas, les parlementaires sont informés sous quinzaine de chaque nouvelle licence émise. La comparaison avec l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni n’est pas plus flatteuse. La transparence et le contrôle de l’action du gouvernement par le Parlement sont améliorables. Le Parlement pourrait notamment contrôler les suspensions d’exportation par les autres pays non suivies par la France. Ainsi, notre pays a divergé de ses partenaires européens lorsqu’ils ont suspendu leurs exportations vers le Yémen.

 

M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué. Les délais de délivrance des licences d’exportation des biens à double usage peuvent certes être importants s’agissant d’un marché très concurrentiel. Nous nous efforçons, dans le cadre de la commission interministérielle des biens à double usage et de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre, de les contenir.

 

Il ne faut pas bâcler l’instruction de ces dossiers complexes, exigeant des décisions structurantes et une vigilance accrue compte tenu de l’actualité géopolitique. Par ailleurs, certains délais découlent du gel d’arbitrages auquel était contraint le gouvernement tant qu’il se cantonnait à l’expédition des affaires courantes.

 

S’agissant des pays que vous avez évoqués, qu’il s’agisse d’Israël ou des autres, nous n’y autorisons l’exportation d’aucune arme ni d’aucune munition destinée à être employées sur un théâtre de guerre.

 

M. Matthieu Bloch (UDR). Notre industrie de défense ne peut se concevoir sans son réseau de PME et d’ETI, qui représentent près de 30 % des emplois du secteur et constituent l’ossature technologique et stratégique de notre BITD. Le rapport sur les exportations d’armement met en évidence les performances, sur les marchés internationaux, de nos grands maîtres d’œuvre tels que Dassault, Thales, MBDA et Nexter. Nos PME, elles, demeurent largement cantonnées à des rôles de sous-traitance. Chez nos voisins allemands, plus d’un contrat de défense sur cinq est obtenu directement par des PME. Le plan Action PME proposé par le ministère des armées devait jouer le rôle de levier stratégique afin de remédier à cette asymétrie. Son bilan laisse plusieurs questions en suspens.

 

Pouvez-vous indiquer la part des PME ayant effectivement bénéficié d’un accompagnement structuré dans ce cadre ? Le rapport mentionne l’importance de leur rôle mais ne présente ni indicateur ni précision permettant d’évaluer les effets réels du programme en matière d’accès aux marchés étranger.

 

Par ailleurs, l’accès aux financements constituerait toujours un verrou critique. Aux États-Unis, les PME sont systématiquement intégrées dans des consortiums bénéficiant de garanties fédérales. Nous devrions, sur ce modèle, proposer des dispositifs de garanties souveraines, des facilités de crédit à l’exportation et des incitations à l’intégration des PME dans nos stratégies de promotion industrielle. Seules 13 % de nos PME exportent, soit une proportion trois fois moindre qu’aux États-Unis. Compte tenu des succès enregistrés par d’autres nations en la matière, comment le gouvernement français envisage-t-il de repenser le financement des exportations des PME ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Un réel effort a été réalisé par l’équipe installée à la tête de la DGA il y a deux ans, dans le cadre de stratégies dédiées. Il appelle plusieurs observations.

 

D’abord, il est erroné de distinguer exportations directes et indirectes en portant un jugement de valeur économique. Exporter un Rafale ou une frégate induit de nombreuses commandes aux sous-traitants et joue un rôle d’entraînement.

 

Ensuite, la plupart des innovations sont désormais largement le fait de PME. En matière de drones, l’innovation vient d’entreprises du secteur civil, au premier rang desquelles Delair et Turgis Gaillard, après des années où c’est l’innovation militaire qui entraînait l’innovation civile. L’un de ces drones a pratiquement l’envergure et la masse d’un drone MALE (volant à moyenne altitude et de longue endurance). Dans tout le spectre de l’innovation – numérique, quantique, intelligence artificielle, spatial, fonds marins –, les innovations proviennent largement de PME.

 

Troisièmement, le ministère des armées doit faire un effort en matière de commande publique pour permettre aux PME de répondre directement aux appels d’offres. Les choses s’améliorent. La force d’acquisition rapide de la DGA commence à produire ses effets.

 

Enfin, les PME ont certes besoin de commandes, mais elles ont aussi besoin de fonds propres consolidés pour se développer. Leurs clients à l’export ne sont ni l’État français ni le ministère des armées, mais des États qui veulent une arme qui fonctionne au moment où elle est achetée. Il ne s’agit donc pas d’attendre les commandes pour financer le développement des PME. Dans cette perspective, la relation que nous entretenons avec les neuf grands groupes de la BITD est essentielle. Plateformes, exportations directes et exportations indirectes, tout cela s’entremêle largement.

 

M. le président Bruno Fuchs. Nous en venons aux interventions des autres orateurs.

 

M. Lionel Vuibert (NI). Les industries de nos territoires jouent un rôle essentiel dans le renforcement de notre souveraineté nationale et dans le rayonnement de notre savoir-faire. Dans les Ardennes, des entreprises sont structurées pour répondre aux besoins de la défense à l’échelon national et international. De telles initiatives illustrent la capacité de nos territoires à être actifs et compétitifs sur des marchés stratégiques.

 

Or ces entreprises doivent faire face à des défis de taille : accès au marché de la défense ; soutien à l’innovation ; financement des phases de développement. Dans ce contexte, quelles mesures le gouvernement envisage-t-il de prendre pour favoriser l’intégration de ces groupements industriels dans les chaînes d’approvisionnement de la défense nationale et leur ouvrir davantage d’opportunités à l’international ?

 

M. Hervé de Lépinau (RN). En 2022, le président de la République Emmanuel Macron annonçait le passage à l’économie de guerre, avec des promesses en matière de financement de notre industrie de défense. Face à une concurrence internationale qui s’intensifie et à la multiplication des crises, force est de constater que notre modèle, construit sur les exportations, reste aujourd’hui fragile.

 

La LPM adoptée en 2023 représente un premier pas dans la bonne direction, sans pour autant régler les défis structurels liés à l’accès au financement bancaire et au manque de fonds d’investissement français consacrés à la défense. Les acteurs de la BITD doivent aussi composer avec la bureaucratie européenne et sa volonté d’imposer des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance parfaitement incompatibles avec le réarmement français.

 

Pour répondre à ces problèmes, le Rassemblement national soutient la création d’un livret d’épargne dédié à la défense. Des propositions de fléchage du livret A vers le financement de la BITD ont également été formulées par d’autres groupes parlementaires, bien que celles adoptées pendant l’examen de la LPM aient été censurées par le Conseil constitutionnel. Quelle est votre vision de la recapitalisation de notre BITD ?

 

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je voudrais vous interroger sur les liens entre la France et la Russie en matière nucléaire, le nucléaire civil faisant évidemment partie des biens à double usage dont il convient d’éviter la prolifération.

 

Les liens entre l’industrie nucléaire française et l’entreprise russe Rosatom, géant du nucléaire civil et militaire à la main de Vladimir Poutine, qui occupe illégalement la centrale ukrainienne de Zaporijjia, restent importants dans trois domaines : l’importation de près de la moitié de l’uranium naturel que nous utilisons ; l’exportation de notre uranium de retraitement et l’importation d’uranium réenrichi ; et l’exportation par Framatome de systèmes de contrôle-commande pour réacteurs.

 

De quelles garanties la France dispose-t-elle pour s’assurer que la Russie n’utilise pas ses matières et technologies nucléaires à des fins militaires, notamment pour le contrôle-commande de ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins ? Quel a été le rôle de la France dans la décision de l’Union européenne de sortir les questions nucléaires du régime de sanctions à l’égard de la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine par M. Poutine ?

 

Mme Marie Récalde (SOC). Des négociations sont en cours entre le Royaume-Uni et la Turquie pour l’acquisition d’une quarantaine d’Eurofighter. Cela ne concerne pas la France, bien sûr, mais les négociations portent également sur l’acquisition de missiles Meteor, qui implique notre pays. Ayant pour effet d’équilibrer le rapport de force entre la Turquie et la Grèce sur ce segment, cette acquisition aura un impact sur un allié avec lequel nous avons un accord de défense mutuelle depuis 2021. Comment la France va-t-elle se positionner ? Comment cette acquisition pourrait-elle affecter nos relations avec la Grèce ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. D’abord, il n’y a pas d’économie de guerre sans finance de guerre, ni même sans finance patriotique. Le fait que les entreprises de défense aient autant de difficultés à entrer dans le cadre posé par un certain nombre de banques ou de fonds d’investissement constitue un énorme problème. Avant de mobiliser l’épargne des Français, revenons déjà à un schéma classique de financement de l’industrie de défense, qui relève de l’économie réelle. Alors qu’il existe un marché à l’exportation, mais aussi un marché domestique – c’est l’objet de la LPM –, il n’y a pas de raison que le contribuable soit le seul à financer le développement des systèmes d’armes. C’est un sujet clé sur lequel nous devrons revenir, sachant que tous les programmes ne sont pas éligibles de la même façon aux financements.

 

Quant aux négociations entre le Royaume-Uni et la Turquie, elles ne concernent pas la France. De la même façon qu’aucun État n’a de tutelle sur notre propre contrôle export, nous n’avons pas de tutelle sur l’exportation d’armes britanniques. Il faut mesurer l’inquiétude légitime que représente cette affaire pour l’opinion publique grecque, et vous avez raison de souligner l’importance de la Grèce comme partenaire stratégique pour la France. Mais la France n’a aucun rôle dans cette affaire. Le Meteor de MBDA UK se greffe sur Eurofighter : ce n’est pas nous qui vendons des plateformes à la Turquie ; nous, nous vendons des Rafale à la Grèce ! Dans cette affaire, nous n’avons que la diplomatie et la persuasion pour permettre à tout le monde de trouver une sortie par le haut. Je me rendrai à Athènes prochainement pour en discuter avec mon homologue grec.

 

M. Marc Ferracci, ministre. Notre BITD, ce sont neuf grands donneurs d’ordres, mais aussi un réseau d’environ 800 entreprises identifiées comme stratégiques. L’État a fait de leur soutien à l’export un axe majeur de son action. Ce soutien se décline sous la forme de plusieurs outils. L’assurance prospection, d’abord, consiste en des avances de trésorerie sur les coûts de prospection. La procédure dite de l’article 90, ensuite, qui est réservée aux matériels militaires, prévoit des aides pour le financement des travaux d’industrialisation préalables aux exportations. Des garanties sont aussi proposées, en ce qui concerne les éventuelles interruptions de contrat et les cautions bancaires ; en 2023, plus de soixante projets d’export en direct par des ETI ont ainsi bénéficié d’un montant de garanties de plus de 800 millions d’euros. Les PME et les ETI bénéficient de surcroît des commandes obtenues par les grands donneurs d’ordres, lesquelles irriguent la sous-traitance. Au total, les éléments de soutien sont donc importants.

 

Par ailleurs, les sanctions à l’encontre de la Russie ont été significativement renforcées à partir de février 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Depuis, les exportations de biens à double usage ont été interdites vers tous les destinataires en Russie, sauf exceptions très limitées. Le montant des autorisations d’exportation de ces biens a ainsi chuté de façon spectaculaire, s’établissant à 62 millions d’euros en 2023, soit une baisse de 90 % par rapport à 2021. C’est la preuve que les sanctions ont été correctement appliquées. Ces exportations autorisées relèvent exclusivement du secteur nucléaire civil, pour lequel le régime européen de sanctions envers la Russie prévoit notamment une dérogation relative à l’exploitation, à l’entretien, au retraitement du combustible et à la sûreté des capacités nucléaires.

 

Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Nous assistons au retour de la guerre traditionnelle au sens clausewitzien du terme. Ce contexte global doit nous amener à nous réarmer face à des menaces que nous pensions d’un autre temps. La Russie est désormais une ombre portée sur le destin de notre continent et sur la sécurité nationale de notre pays. Nos partenaires européens – baltes, scandinaves et polonais en particulier – sont en première ligne, avec 2 500 kilomètres de frontières communes avec la Russie.

 

Si l’on vante l’émergence d’une BITDE, nos partenaires d’Europe de l’Est se tournent essentiellement vers les États-Unis pour acquérir des armements. Ce choix peut s’expliquer par des raisons pratiques : nous ne sommes pas parvenus à atteindre des cadences de production permettant de répondre aux besoins colossaux exprimés depuis 2022. Quelles actions envisagez-vous de mener afin que la France soit perçue comme un partenaire encore plus performant par nos alliés d’Europe de l’Est, dans le cadre d’une économie de guerre que le contexte géopolitique oblige à être réactive ?

 

M. Jean-Louis Roumégas (EcoS). Je me permets de revenir sur une question à laquelle vous n’avez pas répondu, messieurs les ministres. Amnesty International a révélé l’utilisation de technologies françaises au Soudan. Des vidéos montrent des véhicules blindés émiratis aux mains des Forces de soutien rapide (FSR), équipés du système français d’autoprotection Galix fabriqué par les groupes KNDS France et Lacroix. Vous avez répondu au sujet du processus, mais pas de la présence de ces matériels au Soudan. Comment l’expliquer ? Si les Émirats arabes unis ne respectent pas les clauses de non-réexport, il ne faut pas leur vendre de matériel. Quelles mesures comptez-vous prendre pour éviter que des armes françaises ne participent à des massacres de civils de façon totalement illégale ?

 

M. Guillaume Bigot (RN). En s’appuyant sur ses attributions en matière de concurrence et de politique économique, et suivant sa méthode sournoise dite des petits pas, la Commission de Bruxelles s’arroge des compétences en matière de défense. La création d’un poste de commissaire à la défense viole par exemple de manière flagrante l’article 24 du Traité sur l’Union européenne et l’article 346 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Ursula von der Leyen avance et méprise notre souveraineté. Quant à l’Allemagne, qui n’a qu’un embryon d’armée, elle jubile.

 

Si notre industrie de défense reste très performante, c’est précisément parce qu’elle était jusqu’ici préservée des contraintes des traités européens. Il est à craindre que le programme européen pour l’industrie de la défense ne soit un cheval de Troie qui prépare nos industriels de la défense à subir le même sort que nos agriculteurs.

 

Monsieur le ministre des armées, la France compte-t-elle utiliser toutes les voies de recours pour faire obstacle à cette forfaiture ? S’y opposera-t-elle au Conseil des ministres de l’Union européenne comme au Conseil européen ? Vous nous avez dit : « la négociation s’ouvre ». Quelle ligne rouge allez-vous tracer au sein notamment du Conseil des ministres de l’Union pour éviter que cet EDIP ne lèse notre BITD ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Il n’est pas vrai que les pays d’Europe de l’Est, les pays baltes et les pays du nord de l’Europe se tournent vers les États-Unis parce que les cadences de production y seraient plus élevées. Ces dernières ont au contraire déçu nombre de partenaires européens et expliquent, par exemple, que la Pologne se soit tournée vers la Corée du Sud. Le fonctionnement du système américain d’exportation d’armes entraîne une longue liste d’attente pour l’ensemble des clients. C’est d’ailleurs l’argument que l’on m’oppose lorsque je reproche à MBDA d’être trop lent : ailleurs, c’est pire !

 

La question est avant tout stratégique. Elle tient au rôle des États-Unis en tant que pourvoyeurs de sécurité. Quoi qu’on en pense, dans les standards de l’Otan, dans l’interopérabilité, dans le conscient comme dans l’inconscient, ce qui l’emporte, c’est le parapluie nucléaire américain et la façon dont peut être appliqué l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord – sachant que les déclarations du président Trump vont encore faire évoluer les choses.

 

Pourquoi autant de canons Caesar sont-ils vendus dans ces pays ? Parce que nous sommes au début d’un moment pivot. On ne peut pas manquer de voir la diversification qui s’opère dans les acquisitions, plutôt au profit des armes françaises. À cet égard, je suis très étonné des questions qui ne sont pas posées ici : que les Pays-Bas, l’un des pays les plus atlantistes, décident d’investir autant dans une classe de sous-marins Barracuda à propulsion conventionnelle, provenant de Naval Group, c’est inédit ! On fait comme si c’était normal, mais pouvez-vous citer un grand contrat d’armement signé avec un pays du nord de l’Europe au cours des vingt dernières années ? Je peux le souligner, ce n’est pas grâce à moi que celui-ci a été signé !

 

La réalité, c’est que la France a signé de très gros contrats, par exemple pour le Rafale en Croatie ou en Grèce. Quelque chose est en train de basculer, et il faut que nous nous apprêtions à répondre présents.

 

Mon néo-gaullisme est connu de tout le monde : il est clair que je ne suis pas pressé de voir la Commission s’occuper des affaires des États membres, comme je l’ai encore dit au commissaire européen que je recevais ce matin. Mais nous serions fous de ne pas voir qu’au moment d’augmenter leur budget de défense, beaucoup de pays vont vouloir passer par les tuyaux européens. Certains auront besoin de faire des acquisitions communes. Ce qu’il faut, c’est faire en sorte que ces dispositifs n’abîment pas notre souveraineté. Et ce que je constate aujourd’hui, c’est que pour les canons Caesar, les obus de 155 millimètres ou les missiles Mistral, ils profitent clairement à KNDS et à MBDA.

 

C’est à la fin du bal qu’on paye les musiciens : il faudra bien regarder le bilan. Mais pour l’instant, on voit bien que les industries françaises peuvent tirer parti de ces dispositifs.

 

Ce qu’il faudra ensuite, c’est trouver des instruments permettant de massifier et de simplifier. Ne plaquez pas notre modèle sur les autres pays européens : la plupart d’entre eux n’ont pas de DGA, alors que la nôtre emploie plus de 9 000 personnes chargées d’assurer le service public de l’armement – elles savent acheter, tester, qualifier, réceptionner. Et il n’est pas question de la perdre : nous sommes en train d’y remettre de l’argent comme jamais auparavant ! Interrogez ceux qui ont fermé les bases aériennes et les régiments plutôt que nous, qui faisons plutôt l’inverse. Personnellement, j’aurais préféré que le laboratoire d’essais balistiques de Vernon – au hasard – ne ferme pas !

 

Voyons que des pays n’ont pas la même organisation que la nôtre et que les truchements otaniens d’une part, européens d’autre part, pourront permettre à l’industrie de défense d’aller chercher du chiffre d’affaires. Ce combat d’influence est devant nous. Soyons acteurs, et non spectateurs.

 

M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué. S’agissant du Soudan, je voudrais rappeler que la France respecte scrupuleusement ses engagements européens et internationaux. Je répète qu’aucune exportation n’est autorisée sur le territoire soudanais. Nous sommes en train d’analyser les allégations d’Amnesty International au sujet des systèmes d’autoprotection GALIX ; c’est notre responsabilité. Mais soyons très clairs : l’embargo de l’Union européenne vis-à-vis du territoire soudanais est strictement respecté par la France, tout comme celui des Nations unies vis-à-vis du Darfour.

 

M. Pierre Pribetich (SOC). En août 2024, la vente de douze Rafale à la Serbie a été signée, avec l’accord du président de la République, dans le cadre d’un contrat de 2,7 milliards d’euros. Ce projet était pourtant jugé sensible, d’abord en raison de la corruption endémique dans ce pays. Ainsi, le 1er novembre 2024, la chute d’un auvent à l’entrée de la gare de Novi Sad, qui a provoqué la mort de quinze personnes, a prouvé l’existence d’un système de corruption organisé et suscité une réaction forte au sein de la société civile.

 

Ce projet était également sensible en raison des liens qu’entretient la Serbie avec la Russie de Vladimir Poutine. Comment garantir la protection de la technologie et du savoir-faire impliqués dans les Rafale, alors que l’appareil sécuritaire serbe est infiltré et même fortement pénétré par les services de renseignement russes ? Était-il raisonnable, considérant les dérives autoritaires du régime serbe, de lui vendre des fleurons de notre technologie ?

 

Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). Une semaine après le sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA), laquelle est en train de révolutionner le secteur de la défense et de transformer la nature des exportations d’armements, la France se trouve face à des défis cruciaux pour maintenir sa position de leader sur le marché international. Le déploiement récent de la solution d’IA générative du ministère des Armées témoigne de l’engagement de la France dans cette voie technologique. Cependant, l’intégration croissante de l’IA dans les systèmes d’armement et les biens à double usage soulève des questions importantes en matière de réglementation et de collaboration industrielle. Quelles mesures sont envisagées pour que nous restions compétitifs sur le marché international tout en garantissant un contrôle rigoureux, conforme aux nouvelles exigences du règlement européen, et tout en instaurant la confiance dans le développement et l’utilisation de ces technologies avancées ?

 

M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je dois dire d’abord que je n’aurai jamais honte de notre pays, et que ce n’est pas le moment, sans naïveté, de critiquer nos voisins européens.

 

La force de nos exportations vaut force de notre BITD, qui vaut force de nos armées. Face à une situation géopolitique très dure, nous ne pouvons pas courir dans tous les sens. Dans le respect des compétences du gouvernement et des parlementaires, je souhaiterais simplement savoir s’il existe, dans les domaines propres de chacun des ministres présents, des verrous législatifs qu’il serait opportun de lever – et le cas échéant, lesquels.

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je vous remercie de m’interroger sur la vente des Rafale à la Serbie, car on a pu lire à ce sujet des choses étonnantes dans la presse. À partir du moment où une arme est exportée, ce n’est pas le pays auquel elle est vendue qui détermine le degré de risque de transfert de technologies : dans n’importe quel pays, des services sont susceptibles de toucher aux systèmes d’armes. Et comme il peut malheureusement arriver qu’une arme soit utilisée, y compris par l’armée française, une puissance étrangère pourrait s’emparer d’un Rafale qui serait tombé sur un théâtre d’opérations. Heureusement, les systèmes d’armes sont conçus de telle sorte que l’utilisateur ne puisse pas comprendre comment ils sont montés ni comment ils fonctionnent : c’est une protection native.

 

Ensuite, le fait qu’un pays comme la Serbie cherche à éloigner l’influence de Moscou en faisant de la France le partenaire d’un ordre nouveau doit plutôt être vu comme une aventure au long cours, et peut constituer une bonne nouvelle. En outre, la question aurait pu être posée au sujet d’autres partenaires : l’Inde, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, le Qatar – tous les pays dans lesquels on exporte le Rafale !

 

Si l’on est favorable au principe de l’export, il faut assumer un risque inhérent. Cela rejoint la question des mécanismes de contrôle, et celle concernant le Soudan – sachant que l’on parle dans ce cas de leurres et non d’avions de chasse. Des changements de régime peuvent intervenir dans tout pays où une arme est exportée ; l’équipe gouvernementale peut évoluer ; la diplomatie peut changer. Nous parlons d’un sujet grave, puisqu’il s’agit d’armes, et notre modèle porte intrinsèquement une part de pari stratégique. Ne mentons pas.

 

On pourrait aussi adopter un principe de précaution et ne vendre à personne. Mais, puisque nos prises de commandes à l’exportation représentent 18 à 19 milliards d’euros, il faudrait alors que vous votiez immédiatement une vingtaine de milliards de rallonge dans le budget afin que nous puissions acheter plus d’armes à la BITD française. C’est un autre modèle.

 

M. Pierre Pribetich (SOC). Je vous ai parlé d’une exportation bien précise, monsieur le ministre, vers un pays des Balkans qui pose problème et dont vous savez très bien qu’il joue un double, voire un triple jeu avec la Chine, la Russie et l’Europe. Or vous avez fait signer ces contrats.

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous avez évoqué la vente de fleurons et le risque de pillage technologique ; je vous ai répondu, et ma réponse vaut pour tous les transferts d’armes dans tous les pays. J’ajoute que la diplomatie peut évoluer dans le temps, comme on le voit avec d’autres prospects plus anciens dont nous héritons aujourd’hui.

 

S’agissant de l’IA, aucun dispositif servant d’arme n’a fait l’objet, aujourd’hui, d’une demande de licence auprès de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre. Il y a revanche de l’IA au sein de systèmes d’armes existants, par exemple dans le Rafale. Nous sommes en phase d’arsenalisation de notre dispositif, en lien avec des entreprises françaises comme Mistral, pour répondre à nos propres besoins. Nous n’en sommes pas encore à envisager l’exportation.

 

M. Marc Ferracci, ministre. L’IA soulève deux enjeux : celui de la réglementation, et celui des infrastructures. Nous avons besoin de faire évoluer en continu la réglementation sur les biens à double usage, au fil des avancées technologiques, et c’est ce que nous faisons. S’agissant des infrastructures, il est essentiel que les data centers qui servent à développer l’IA soient sur le sol français ou européen, en raison de l’extraterritorialité du droit américain. C’est en ce sens qu’ont été annoncés il y a quelques jours des investissements massifs dans les infrastructures. Au sein de notre BITD, des entreprises auront besoin un jour de faire tourner des algorithmes d’IA sur leurs propres données, ce qui nécessite de les rassurer quant à la protection de celles-ci. C’est la raison pour laquelle ces investissements sont indispensables pour permettre à l’ensemble de la chaîne de valeur de s’approprier l’IA.

 

M. Frédéric Petit (Dem). Je voudrais faire deux remarques. D’abord, même si la Lituanie est un petit pays, je préfère que la défense européenne soit sous la veille d’Andrius Kubilius plutôt que de personnes issues de certains partis politiques de France ou d’Allemagne. C’est quelqu’un de très grande valeur, qui nous protège bien mieux que beaucoup d’autres.

 

Ensuite, dans toutes les maisons serbes, on se souvient de la première guerre mondiale. Ce que fait la Serbie, c’est un retour aux sources. Il ne faut pas confondre le gouvernement d’un pays avec la société profonde. L’histoire de la Serbie, c’est l’histoire de l’amitié avec la France. Les enfants y apprennent des chansons qui parlent de l’alliance entre nos deux pays. Ne confondons pas les sociétés avec les aléas politiques.

 

M. Guillaume Bigot (RN). Merci pour votre réponse tout à l’heure, monsieur le ministre : La Haye achète des sous-marins de classe Barracuda – bravo, sincèrement, vous n’y êtes sans doute pas pour rien. Mais, dans la mesure où nous n’avons pas d’EDIP ni de commandes européennes, je ne comprends pas pourquoi il faudrait « bruxelliser » le sujet. Il existe en outre un risque que l’on ne puisse pas financer en même temps des commandes publiques d’armement françaises et européennes. Je réitère donc ma question, à laquelle je n’ai pas eu de réponse : quelles sont vos lignes rouges dans cette négociation ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. La ligne rouge est que l’argent du contribuable européen ne doit pas servir à financer des industries autres qu’européennes. Dans la discussion à venir, le fait que l’autorité de conception soit un membre de l’Union européenne est clé. Nous y avons intérêt, car cela fera effet de levier : des pays auxquels des programmes d’armement semblent aujourd’hui hors de portée pourront commencer à s’y intéresser.

 

Prenons l’exemple du SAMP-T de nouvelle génération, attendu pour 2026-2027. Il s’agit d’un équipement très important, qui concurrencera directement le Patriot américain. Il pourra agir à 360 degrés, là où il faut plusieurs Patriot pour couvrir l’ensemble des axes. Son missile, l’Aster B1NT, permettra d’intercepter des missiles non seulement supersoniques mais aussi hypersoniques : il couvrira ainsi les menaces russe et iranienne, ce qui nous intéresse au plus haut point. La réussite du SAMP-T de nouvelle génération est absolument essentielle pour Thales et MBDA. Nous avons d’ailleurs inscrit des acquisitions rapides dans la LPM ; j’en ai même avancé une en ajustement annuel de la programmation militaire.

 

Sur les outils européens, je n’ai pas d’idéologie. Un projet mal boutiqué peut entraîner des effets d’aubaine, de standardisation, qui n’iront pas dans le bon sens. Mais s’il est bien conçu, il peut au contraire entraîner une accélération de nos programmes. La vraie ligne rouge, c’est donc l’autorité de conception. Le pourcentage de composants est plus symbolique ; c’est une ligne orange.

 

J’en viens à la question de Philippe Bonnecarrère sur d’éventuelles évolutions législatives. Nous nous sommes projetés, avec la LPM, sur la haute intensité, et nous avons rénové notre droit. Après la guerre froide, il y a eu des engagements majeurs dans le Golfe puis en Afghanistan et au Sahel, dans le cadre de la lutte antiterroriste. Nous nous sommes ainsi aperçus que, dans un régime de moyenne à haute intensité, le droit d’exception n’existe pas forcément. Vous avez commencé à l’introduire avec les droits de réquisition et de priorisation – ce que nous a appris la crise du covid en matière de police administrative sur le plan sanitaire. Aujourd’hui, alors que nos engagements sont de plus en plus hybrides, le gouvernement ne dispose pas encore de tous les outils de mobilisation du secteur civil. L’imbrication du civil et du militaire devient de plus en plus complexe. Or notre système, beaucoup trop scolaire, sépare clairement les deux. Voilà une piste de réflexion.

 

Les commissions vont être sollicitées pour contribuer à la revue nationale stratégique. J’y vois un point de jonction possible avec la mise à jour à venir de notre droit, à laquelle j’intégrerai aussi les sujets liés à la mobilisation et au cyber.

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Messieurs les ministres, je vous remercie pour vos réponses. Cette audition a permis une approche transversale des questions de défense dont nous avons pu mesurer l’importance.

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La séance est levée à 18 h 30.

 

Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Matthieu Bloch, M. Philippe Bonnecarrère, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, M. Thibaut Monnier, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi

Excusés.  Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, Mme Cyrielle Chatelain, M. Alexandre Dufosset, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Catherine Hervieu, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Josy Poueyto, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Aurélien Rousseau, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon

Assistaient également à la réunion.  Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Guillaume Bigot, M. Bertrand Bouyx, M. Jorys Bovet, Mme Eléonore Caroit, M. Pierre Cordier, M. Alain David, Mme Christine Engrand, M. Bruno Fuchs, M. Julien Gabarron, Mme Pascale Got, Mme Olivia Grégoire, M. Maxime Laisney, Mme Nicole Le Peih, M. Jean-Paul Lecoq, M. Hervé de Lépinau, M. Patrice Martin, M. Laurent Mazaury, M. Nicolas Meizonnet, M. René Pilato, M. Pierre Pribetich, M. Stéphane Rambaud, M. Jean-Louis Roumégas, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Liliana Tanguy, Mme Mélanie Thomin, Mme Aurélie Trouvé, Mme Dominique Voynet, M. Lionel Vuibert