Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, président du Haut Conseil des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................38

 


Mardi
21 janvier 2025

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 072

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, président du Haut Conseil des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)

M. le président Éric Coquerel. Notre commission, réunie pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime y afférent, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Monsieur Pierre Moscovici, vous êtes premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) ; c’est en cette double qualité que nous vous auditionnons. Avant de vous donner la parole, je vous invite, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Moscovici prête serment.)

M. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques. Vous auditionnez à la fois le premier président de la Cour des comptes, qui vient de prêter serment devant vous – d’habitude, on prête serment devant moi –, et le président du Haut Conseil des finances publiques.

Je l’ai déjà dit à maintes reprises devant vous : notre mission d’assistance au Parlement est pour moi essentielle. En tant que tiers de confiance et vigie des finances publiques, il est de notre devoir de dire la vérité et, lorsqu’il y a lieu, d’alerter sur l’état de nos finances publiques.

Or nous avons alerté, de manière répétée, tout au long des années 2023 et 2024. Au cours de ces deux années, j’ai été auditionné par les commissions des finances des deux assemblées, et d’abord par la vôtre, à de nombreuses reprises sur tous les avis rendus par le HCFP, d’une part, sur les projets de loi de finances (PLF), sur le projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP), sur les projets de loi de règlement ou encore sur la trajectoire du programme de stabilité, ainsi que sur le plan budgétaire et structurel à moyen terme (PSMT) depuis la réforme des règles européennes et sur les rapports annuels remis par la Cour au Parlement, notamment le rapport annuel sur l’exécution du budget de l’État et le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques publié au mois de juin. Chaque fois, j’ai exprimé devant vous ma préoccupation, qui s’est muée en franche inquiétude, devant la dégradation de nos finances publiques au cours de ces deux années.

En 2025, je suis toujours inquiet et préoccupé mais aussi – et surtout – profondément navré de la situation dans laquelle ces deux dernières années nous ont plongés. Elles ont fait de nous le seul grand pays de 1’Union européenne – je dis bien le seul – à avoir été incapable d’engager sérieusement la résorption de son déficit et la simple stabilisation de son endettement, alors que tous nos partenaires ont déjà fait une part du chemin.

Votre commission a pour objet de rechercher, d’étudier et de comprendre les causes de la dégradation de nos finances publiques par rapport aux prévisions pour les années 2023 et 2024. Je commencerai par aborder ces causes sous l’angle des biais optimistes que le gouvernement a retenus dans ses prévisions macroéconomiques et budgétaires.

Le déficit prévu pour l’année 2023 était de 4,9 % du PIB mais il a finalement atteint 5,5 %, soit un dérapage considérable de 0,6 point. L’écart est encore plus élevé pour l’année 2024 : le déficit initial prévu à de 4,4 %, devrait se situer à 6,1 %, soit un écart inédit. Comment en est-on arrivé là ? C’est l’objet de vos travaux.

Incontestablement, certaines mauvaises surprises étaient difficiles à prévoir ; d’autres doivent impérativement être expliquées. Mais il est impossible – j’y insiste – de prétendre en toute conscience que personne ne connaissait la fragilité répétée des prévisions durant cette période. En effet, le HCFP a systématiquement appelé à la prudence, à partir de l’automne 2023, sur de nombreuses hypothèses relatives aux exercices 2023 et 2024.

Débutons par l’année 2023. Dans son avis sur le PLF de cette année-là, le Haut Conseil estimait dès 2022 que la prévision de croissance du Gouvernement à 1 % était « un peu élevée ». Dans son avis sur le programme de stabilité pour les années 2023 à 2027, le 25 avril 2023, il a estimé que les prévisions de croissance pour 2023 et 2024 « [n’étaient] pas hors d’atteinte, mais [semblaient] optimistes ».

Surtout, le HCFP a été le premier à donner l’alerte sur le scénario de solde public pour l’année 2023, en particulier sur la mauvaise surprise s’agissant des recettes. La première alarme date de son avis du 27 octobre 2023 sur le projet de loi de finances de fin de gestion. Le HCFP a considéré que les cotisations sociales et les prélèvements sociaux prévus apparaissaient un peu trop élevés, en raison de la prévision de masse salariale élevée. L’écart entre les prévisions et la réalisation de cotisations sociales pour 2023 a finalement atteint près de 5 milliards d’euros.

Une partie de l’écart entre la prévision de déficit pour 2023 et sa réalisation était difficile à prévoir, je le reconnais. C’est le cas en particulier de l’écart de 4,5 milliards d’euros constaté pour l’impôt sur les sociétés, qui est dû au dernier acompte versé par les grandes entreprises, et de l’écart de 3,7 milliards d’euros observé pour la TVA.

Mais ce n’est pas le cas de la totalité de l’écart, qui a été massif. En 2023, on a constaté – hors effets des évolutions méthodologiques – une différence de 15 milliards d’euros de déficit, ce montant correspondant à l’écart de 0,6 point de PIB entre la prévision et le déficit constaté. L’essentiel de cet écart était dû aux prélèvements obligatoires : leur moins-value par rapport à la prévision avait atteint 21 milliards d’euros, excédant même le montant de l’écart entre le déficit prévu et réalisé. En revanche, les dépenses avaient été légèrement inférieures aux prévisions.

En somme, après des recettes exceptionnellement dynamiques en 2022 et l’élasticité extraordinaire de l’écart entre prévisions et exécution liée à la crise du covid, nous n’avons pas anticipé ce qui n’a été qu’un retour à la normale. C’est donc la faiblesse des recettes par rapport à la prévision du gouvernement qui a expliqué l’essentiel de la révision à la hausse du déficit pour 2023.

Un réel effort d’économies structurelles aurait pu et dû contrebalancer ce manque à gagner. Force est de constater qu’il n’a pas été consenti. Le gouvernement s’est contenté du repli mécanique des dépenses exceptionnelles, sans même les résorber complètement. 2023 a donc été une année blanche sur le front des économies et une année sombre sur celui des recettes – et donc des finances publiques. Mais le dérapage ne s’est malheureusement pas arrêté là ; il s’est même accéléré.

L’exercice 2024 a été autrement plus problématique. Ce fut une année noire pour les finances publiques. Dès la présentation du PLF au mois de septembre 2023, nous avons alerté ici même sur le caractère optimiste de la quasi-totalité des postes de prévisions du gouvernement pour l’année 2024. À l’évidence, la prévision de croissance était nettement trop optimiste : elle s’établissait à 1,4 %, soit 0,6 point de plus – c’est considérable – que la prévision moyenne de 0,8 % qui faisait consensus chez les économistes. Tous les organismes de prévision et toutes les organisations internationales avaient alors établi des prévisions de croissance largement inférieures à celle du gouvernement.

J’en profite d’ailleurs pour souligner que, contrairement à ce qui a été indiqué à plusieurs reprises devant votre commission, y compris par l’ancien ministre Bruno Le Maire, le HCFP n’a ni validé les prévisions de croissance du gouvernement pour 2024 ni, a fortiori, considéré qu’elles étaient plausibles dans son avis sur le PLF pour 2024. Il a même été plus loin, en donnant l’alerte quant à l’optimisme exagéré du gouvernement pour la totalité des postes de demande – consommation, investissement et exportations. Or la prévision de l’évolution de ces agrégats est cruciale pour prévoir les rentrées fiscales.

Une prévision macroéconomique trop optimiste engendre mécaniquement des biais sur la prévision du déficit. Dès son avis du 22 septembre 2023 sur le PLF, le HCFP avait donc alerté sur l’optimisme de la prévision de déficit public pour 2024 en des termes on ne peut plus clairs : « La prévision de déficit public pour 2024 (4,4 points de PIB) conjugue principalement des hypothèses favorables et paraît optimiste. La prévision de prélèvements obligatoires est en effet tirée vers le haut par la prévision de croissance élevée de l’activité et, au-delà, par des hypothèses favorables sur le rendement de certains impôts […]. De plus, les dépenses risquent de s’avérer plus élevées que prévu, notamment s’agissant du coût des dispositifs énergétiques et des dépenses de santé (Ondam) ».

Selon les dernières prévisions, le déficit 2024 serait in fine supérieur de 1,7 point de PIB à la prévision du PLF pour 2024, soit un écart jamais vu hors temps de crise. Les mauvais résultats de 2023, notamment la faiblesse des prélèvements obligatoires qui explique pour partie cette dégradation – 0,7 point sur 1,7 –, ont projeté une ombre défavorable sur l’année 2024. Mais ne nous y trompons pas : la majeure partie de l’écart entre le déficit prévu et celui constaté en 2024 est imputable à l’année 2024 elle-même.

Les recettes spontanées des prélèvements obligatoires ont été très décevantes, en particulier celles de l’impôt sur les sociétés et de la TVA. Cela explique la révision à la hausse du déficit 2024 à hauteur de 0,7 point de PIB. La révision à la baisse de la croissance par rapport à la prévision initiale optimiste y contribue pour 0,2 point supplémentaire. Et encore, cet impact négatif a été compensé pour partie – à hauteur de 0,2 point de PIB – par les hausses d’impôt. Parallèlement, la dynamique des dépenses a été très importante. Les dépenses des collectivités ont crû nettement plus vite que prévu et ont contribué pour 0,3 point à l’écart de prévision, tandis que les dépenses de sécurité sociale ont dérivé de 0,1 point par rapport à la prévision initiale. Ce dérapage a été quelque peu atténué par les mesures en gestion relatives à la dépense de l’État qui ont été prises, c’est-à-dire les annulations et les gels de crédits, et par un repli de l’inflation plus rapide que prévu.

Parallèlement à l’explication de l’écart par rapport à la prévision initiale, c’est peut-être l’analyse de la dégradation de 0,6 point de PIB du déficit en 2024 par rapport à 2023 qui est la plus la riche d’enseignements. Elle met en lumière le rôle prépondérant de la dépense publique hors mesures exceptionnelles, qui a progressé nettement plus vite que la croissance. Elle a contribué à dégrader le solde public de 0,9 point de PIB par rapport à 2023, essentiellement à travers la forte dynamique des dépenses des collectivités et des dépenses de sécurité sociale, notamment en raison de la revalorisation des retraites sur la base d’une inflation passée élevée.

Ainsi, en 2024 bien plus encore qu’en 2023, la dépense publique est apparue hors de contrôle. Ce n’est pas très surprenant : comme la Cour et le HCFP l’avaient signalé, les objectifs de maîtrise de la dépense n’étaient pas documentés – j’y insiste – et, pour les collectivités locales, ne faisaient l’objet d’aucun mécanisme contraignant de régulation. Lors des auditions qu’il avait menées, le HCFP avait demandé aux représentants du gouvernement comment ils diminueraient la dépense publique de 0,5 point de PIB alors qu’aucune contrainte n’était prévue. Dans ces conditions, nous n’avons pas cru à ces chiffres.

La perte de contrôle de la dépense publique a été presque entièrement masquée par le repli mécanique des dépenses de soutien énergétique, qui a contribué à une amélioration du solde de 0,7 point de PIB. Cela n’aura pas suffi : le résultat global n’est pas bon.

Hélas, nos alertes sur le niveau élevé des prévisions macroéconomiques – recettes comme dépenses – n’ont pas été entendues. Pourtant, les avis du HCFP sur les PLF n’ont pas été les seules alertes que nous avons données. Ces deux dernières années, j’ai aussi présenté devant vous tous les travaux de la Cour des comptes relatifs aux finances publiques. Tous, sans exception, depuis le printemps 2022, signalaient l’ampleur de la dégradation. Tous, aussi, appelaient à une trajectoire de retour sous les 3 % plus réaliste et plus crédible que celle du gouvernement, sous-tendue par un scénario macroéconomique trop optimiste et irréalisable.

D’autre part, la Cour a systématiquement proposé des scénarios chiffrés alternatifs au scénario pluriannuel du gouvernement – je suis venu vous les présenter. Dans les deux dernières éditions du rapport relatif à la situation et aux perspectives des finances publiques (RSPFP), nous avons modélisé des trajectoires selon un niveau de croissance plus faible que prévu, des dépenses calées sur le rythme tendanciel, un niveau de prélèvements obligatoires constant. Tous ces différents scénarios aboutissaient à la même conclusion : il n’existait quasiment aucune marge de sécurité et le moindre écart par rapport aux hypothèses du gouvernement ferait dérailler substantiellement la trajectoire pour les années 2023 à 2027.

En particulier, dans le dernier RSPFP publié au mois de juillet 2024, préparé de longue date – nous ne nous sommes pas calés sur la dissolution –, nous examinions trois scénarios alternatifs à la trajectoire du programme de stabilité, qui prévoyait un déficit de 4,1 points en 2025 et un retour sous les 3 % en 2027. Ces scénarios retenaient des hypothèses de croissance et d’ajustement des dépenses et des recettes à partir de 2025 moins optimistes que celles du gouvernement, mais davantage en phase avec les tendances passées. Le cumul de ces trois scénarios conduisait à un déficit encore supérieur à 5 % en 2025 – il le sera – et s’approchant des 6 % en 2027. Il ne nous paraissait pas réaliste de prévoir un déficit inférieur à 3 % dans deux ans.

D’où mon deuxième point : malgré les biais optimistes de ses prévisions et la dégradation du solde public en 2023 et dès le début de l’année 2024, le gouvernement a maintenu une trajectoire pluriannuelle caduque, devenue en 2024 peu crédible, peu réaliste et peu cohérente – je ne fais que citer des adjectifs employés par le Haut Conseil et la Cour des comptes.

Dès le mois d’avril 2023, dans son avis sur le programme de stabilité pour les années 2023 à 2027, le HCFP écrivait que la réduction prévue du déficit ne laissait « pas de marges suffisantes pour maintenir le déficit public sous les trois points de PIB en cas de choc conjoncturel, même d’ampleur relativement modérée, de choc exogène de taux d’intérêt ou de croissance potentielle plus faible que prévu. » L’avis soulignait que la réduction visée du ratio de dette était « elle aussi fragile » car elle supposait « non seulement que la maîtrise de la dépense publique et l’absence de baisse nette de prélèvements obligatoires entre 2024 et 2027 prévues soient mises en œuvre, mais aussi que le scénario de croissance optimiste retenu par le gouvernement se réalise ».

Nos prises de position ultérieures se suivent et se ressemblent. Dans le RSPFP paru au mois de juin 2023, la Cour des comptes souligne que « la combinaison d’un scénario économique optimiste et d’un objectif exigeant de maîtrise de la dépense rend très incertain le scénario du programme de stabilité d’une dette qui commencerait à décroître en 2027 ». En février 2024, deux mois seulement après vous avoir demandé d’adopter le budget sur la base d’une prévision de croissance de 1,4 %, le gouvernement a abaissé cette prévision à 1 % et annoncé plusieurs mesures d’économies, dont une annulation de crédits à hauteur de 10 milliards d’euros et une hausse de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité, la TICFE. Mais un tel coup de rabot, qui ne peut jamais être une solution pérenne – j’y reviendrai –, n’a pas suffi à redresser la trajectoire.

Permettez-moi d’insister : si je me fais le greffier des rapports que nous vous avons présentés, c’est pour étayer les nombreuses alertes que nous avons lancées. En avril 2024, le programme de stabilité pour les années 2024 à 2027 présenté par le gouvernement continuait de prévoir un retour du déficit public sous les 3 % de PIB en 2027. Là, le Haut Conseil s’est un peu fâché. Dans son avis paru dans la foulée, il a utilisé des termes très forts, voire inédits pour lui, en soulignant que la nouvelle trajectoire du programme de stabilité « [manquait] de crédibilité », ce qu’il avait déjà dit, et de « cohérence » – ce qu’il n’avait jamais dit. De crédibilité, d’une part, car l’ajustement structurel présenté était « considérable sur deux ans », que « sa documentation [était] lacunaire ». Le HCFP a signalé de nouveau qu’« en l’absence de mécanisme contraignant », le montant de la contribution des collectivités à cet ajustement n’était pas réaliste. De cohérence, d’autre part, car la mise en œuvre de l’ajustement prévu aurait pesé au moins à court terme sur la croissance – en cas de prélèvement important sur la croissance, il est compliqué qu’elle augmente. Le RSPFP paru au mois de juillet faisait exactement le même constat. Les prévisions du gouvernement en matière de croissance et de déficit en 2027 étaient inexactes – notre raisonnement était imparable et les fonctionnaires étaient gênés de nous présenter de telles prévisions auxquelles ils ne pouvaient croire.

Malheureusement, l’exercice 2024 a donné raison au HCFP et à la Cour. Il a conduit le gouvernement à présenter à la Commission européenne, au mois d’octobre, un PSMT qui reporte à 2029 le retour sous les 3 % de déficit, comme je l’avais suggéré dès l’été. Ce nouvel objectif, bien que difficile à atteindre, doit être respecté rigoureusement.

Je n’irai pas par quatre chemins. Il n’est pas sérieux de transmettre à la Commission européenne des trajectoires pluriannuelles reposant sur des sous-jacents macroéconomiques optimistes et déjà caducs avant même le début de leur mise en œuvre. Il n’est pas sérieux de prendre des engagements sur la maîtrise des dépenses sans se donner les moyens de les tenir. La crédibilité de notre pays exige de revenir à une approche plus vertueuse, c’est-à-dire plus proche de la vérité.

Que faire, dès lors, pour éviter de se heurter de nouveau aux mêmes écueils ? D’abord, il faut se donner les moyens de faire une révolution de notre dépense publique ; ensuite, il faut faire évoluer le rôle et les prérogatives du HCFP.

Les revues de dépenses doivent devenir un exercice récurrent et véritablement utile pour faire des économies structurelles en dépenses ; c’est une urgence. Notre trajectoire de finances publiques ne peut plus reposer sur des baisses de dépenses non documentées et non mises en œuvre. Quelles mesures d’économies structurelles ont vraiment été appliquées ces deux dernières années, hormis la réforme des retraites pour laquelle les négociations sont en passe d’être rouvertes ? Poser la question, c’est y répondre. Une chose est certaine : les économies indispensables à la réduction du déficit public doivent être prioritairement obtenues par des réformes structurelles des politiques publiques, ciblant les dépenses peu efficaces et peu efficientes.

Les inspections générales et la Cour des comptes ont publié plusieurs revues de dépenses. En 2024, nous en avons publié deux, l’une relative à la contribution des collectivités au redressement des finances publiques, l’autre relative à la sortie des dispositifs d’aide exceptionnelle et de crise. Nous en publierons prochainement une autre sur l’assurance maladie.

Nous proposons aussi une méthode centrée sur la qualité de la dépense qui, je l’espère, sera appliquée rigoureusement et régulièrement par le gouvernement dans la préparation des textes financiers à venir.

Mais cela ne suffira pas à éviter la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés en 2023 et en 2024. Il faut aussi revoir impérativement notre façon d’élaborer nos prévisions. À cet égard, je vous propose d’élargir le rôle et le mandat du HCFP. Les prévisions sont un exercice difficile – personne ne le nie – et il faudra prendre le temps de s’interroger sur la performance de nos mécanismes de prévisions de recettes. Je n’ai pas de réponse convaincante, pas plus que quiconque aujourd’hui. C’est la boîte noire que nous devons ouvrir après deux années d’écarts massifs. Mais cela n’explique pas tout.

L’indépendance des prévisions en France doit être mieux garantie. Il faut les libérer de tout volontarisme excessif du gouvernement – quel qu’il soit. J’espère que votre commission d’enquête aboutira aux mêmes conclusions. Il faut rendre à l’administration sa capacité à travailler de façon sereine et objective. Dans l’Union européenne, c’est le rôle des institutions budgétaires indépendantes, donc du HCFP en France, que de garantir la qualité des prévisions et de les tenir éloignées de l’hubris du politique.

Mais contrairement à ses homologues européens, le HCFP n’a ni tous les moyens, ni tous les outils, ni le mandat adéquat pour mener à bien cette mission. Nous n’avons que deux solutions sur lesquelles vous m’avez interrogé de manière récurrente. Soit nous qualifions le budget d’insincère, ce qui reviendrait en quelque sorte à utiliser l’arme nucléaire, c’est-à-dire à provoquer de facto l’inconstitutionnalité du PLF ; soit nous recourons à l’utilisation qualitative d’une sémantique délicate que vous connaissez bien, sous la forme d’une gradation d’adjectifs – « crédibles », « réalistes », « plausibles », « atteignables », « optimistes », « élevés » jusqu’à « irréalistes » et, pourquoi pas, « incohérents ». Mais une fois cela écrit, il ne se passe pas grand-chose. En clair, entre le nucléaire et la sémantique, il faut trouver une troisième voie.

La notion d’insincérité est très difficile à manier. Selon le Conseil constitutionnel, l’insincérité suppose une volonté de tromper. Vous conviendrez qu’il est délicat pour le HCFP de juger des intentions du gouvernement, dès lors qu’il s’agit de cas limites – c’est le cas de la prévision de croissance pour 2024. Cela prouve qu’il faut inventer autre chose.

J’envisage deux scénarios possibles. Le premier consisterait à confier au HCFP – institution budgétaire indépendante française – la réalisation des prévisions macroéconomiques et de finances publiques utilisées pour l’élaboration des textes financiers. C’est la solution retenue par de nombreux pays. Le cas le plus connu est celui du Royaume-Uni, où l’Office for Budget Responsibility, l’OBR, réalise les prévisions macroéconomiques. Mais c’est aussi le cas en Autriche, en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Slovénie et en Finlande – nous serions loin d’être les seuls à faire ainsi. Dans d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne, les homologues du HCFP réalisent leurs propres prévisions économiques en plus de celles du gouvernement.

Je le dis avec une certaine solennité : en France, tant que la prévision sera le seul fait de l’administration, elle sera soumise aux arbitrages gouvernementaux. Elle incitera donc fortement à anticiper ces arbitrages, du fait de délais très contraints. Il y a fort à parier, malheureusement, que si l’on ne change rien, le risque de recourir à des hypothèses optimistes perdurera.

Ce premier scénario de réforme n’est pas conforme à notre tradition politique et administrative – j’en suis conscient. Il consisterait à retirer à l’exécutif la réalisation de prévisions macroéconomiques – voire des prévisions de finances publiques – en confiant cette mission à une institution indépendante.

Un deuxième scénario de réforme, qui est plus compatible avec nos habitudes, consisterait à renforcer le rôle du HCFP en rendant ses avis contraignants. Il faudrait, à tout le moins, élargir et renforcer le mandat du HCFP et son accès à l’information, tout en lui confiant la mission de valider les prévisions macroéconomiques et financières du gouvernement.

Dans certains pays, comme le Portugal, l’institution budgétaire indépendante valide par un avis contraignant les prévisions, avant leur transmission au Parlement. Il faudrait dupliquer ce dispositif en France : le HCFP aurait un rôle de validation, et non d’exécution, des prévisions. En cas de scénario macroéconomique ou financier très optimiste, le gouvernement serait ainsi forcé de revoir sa copie à la baisse.

Une version dégradée de cette réforme – le minimum minimorum – consisterait à mettre en place un mécanisme que les Britanniques nomment comply or explain : on applique ou on explique. Le gouvernement serait alors tenu de rectifier sa prévision à la suite de l’avis du HCFP, lorsque ce dernier la jugerait optimiste, ou, à défaut, d’expliquer pourquoi il ne modifie pas son scénario, ce qui est compliqué en cas de scénario fantaisiste. Cette exigence est le minimum acceptable, d’autant plus qu’il s’agirait seulement de se conformer au droit européen en vigueur.

Tant qu’aucun mécanisme de validation ou de comply or explain n’aura été instauré, le Haut Conseil n’aura que deux choix insatisfaisants : soit accepter, avec des corrections ou des réserves, mais sans effet réel ni contrainte, les prévisions du gouvernement au risque qu’elles soient irréalistes, soit déclarer le projet de budget insincère et risquer la censure du Conseil constitutionnel, ce qui n’est pas la meilleure voie.

En tout état de cause, et quel que soit le scénario de réforme retenu, améliorer l’exercice de prévision nécessite de renforcer le mandat du HCFP. Je rappelle qu’en Europe, il compte parmi les institutions budgétaires indépendantes dont le mandat est le moins étendu. Sa saisine doit être élargie à l’analyse sur la soutenabilité de la dette, mais aussi au plan budgétaire et structurel à moyen terme et à ses rapports d’étape annuels ainsi qu’à l’actualisation des prévisions du PLF au printemps. Par ailleurs, sa saisine doit être prévue systématiquement lors du recalibrage du PLF, en cas de mesures ayant un effet significatif sur le solde – nous serons saisis demain de la nouvelle version du PLF pour 2025 –, et lors de la mise à jour des hypothèses macroéconomiques et de déficit public pour l’année en cours.

Par ailleurs – c’est là un enjeu crucial pour la qualité de nos avis, donc pour votre information et la transparence du débat démocratique –, l’accès du HCFP à l’information doit être considérablement amélioré. D’une part, il est nécessaire de lui transmettre toutes les informations qu’il sollicite – ce qui n’est pas le cas. Le gouvernement doit répondre à ses demandes d’information en dehors des saisines, ce qui n’est pas non plus le cas. Il faudrait donc supprimer l’interdiction d’autosaisine du HCFP. D’autre part, il doit disposer de toute l’information nécessaire lors des saisines, comme il l’a déjà demandé aux premiers ministres et aux ministres chargés de l’économie successifs, en transmettant une liste précise des éléments dont il a besoin.

Lors de son audition par votre commission d’enquête la semaine dernière, Jean-Luc Tavernier a dit, à propos de Bercy, qu’il n’était « pas bon d’être seul et de supporter seul la responsabilité des erreurs ». Je suis d’accord avec lui. Je vous propose une réponse concrète pour remédier à cette situation. Le HCFP est une institution indépendante qui n’est pas composée uniquement de magistrats de la Cour des comptes, mais qui compte également plusieurs économistes pluralistes. Il vous présente ses avis, il les adresse à la Commission européenne, il les communique aux citoyens : en clair, il peut et doit être le tiers de confiance qui rendra plus crédible et sereine la réalisation de prévisions. En élargissant son mandat, vous préserverez les prévisions macroéconomiques et financières de l’hubris du politique ; vous protégerez l’objectivité de l’administration, en exerçant un contrôle plus exigeant et plus serré. C’est une solution de bon sens. Je suis convaincu que ce serait faire œuvre utile, et même œuvre de salubrité publique.

Voilà les constats que je souhaitais porter à votre connaissance et les propositions que je fais au nom de la Cour et du HCFP pour améliorer cet état de fait et éviter que cette situation, qui me navre, ne se reproduise.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour cette introduction roborative, sans langue de bois, qui contextualise certains éléments qui font l’objet de notre commission d’enquête. Vous avez parlé des revues de dépenses structurelles. Il serait peut-être nécessaire de conduire aussi une revue de recettes qui s’intéresserait à leur diminution et à son impact. La question du déficit, en effet, peut être appréhendée sous ces deux angles. Cela étant, l’impact des baisses de recettes n’entre pas dans le champ des travaux de cette commission.

Je trouve positif que vous ayez rappelé des faits. Nous avons auditionné plusieurs membres d’anciens gouvernements et des fonctionnaires dont l’argument principal était que certes, ils n’avaient pas prévu la situation, mais que personne n’avait fait mieux – je schématise à peine. Dans vos avis sur les scénarios macroéconomiques pour 2024, vous aviez utilisé le mot « plausible » auquel étaient accolés les termes « mais néanmoins optimistes ». Dans vos avis sur les deux derniers PLF, vous avez évoqué des hypothèses de croissance « fragiles » et « un peu élevées », et dans votre avis sur le programme de stabilité pour les années 2024 à 2027, vous avez été jusqu’à relever un « manque de crédibilité ». Ces éléments nous avaient déjà amenés, à l’époque, à remettre en question la crédibilité du PLF pour 2024.

En premier lieu, si le gouvernement avait tenu compte de vos avis sur les PLF pour 2023 et pour 2024, aurait-il pu réduire l’écart des prévisions, quitte même à modifier ses estimations pendant le débat budgétaire ? La croissance en 2023 était certes très proche de la prévision initiale, que vous jugiez optimiste, mais sa composition était bien différente et le rendement des recettes était très exagéré. Aurait-on pu agir plus vite ?

M. Pierre Moscovici. Le Haut Conseil n’a jamais dit que les prévisions de croissance pour 2024 étaient plausibles.

M. le président Éric Coquerel. Je parlais des scénarios macroéconomiques.

M. Pierre Moscovici. Nous nous sommes posé beaucoup de questions. Je ne trahirai pas les délibérations du HCFP ; le secret des délibérations et le respect du pluralisme sont fondamentaux et, au reste, il n’y a jamais eu de fuite. Mais nous nous sommes vraiment interrogés sur ce que nous devions faire à ce moment-là, l’un des plus délicats – comme le fut la publication du programme de stabilité au printemps dernier – des cinq années pendant lesquelles j’ai présidé le HCFP.

Je reviens à votre question : la réponse est oui. Dans son avis sur le PLF pour 2023, le Haut Conseil estimait que la prévision de croissance était un peu élevée et que le solde public pour 2023 pourrait être plus dégradé que celui prévu par le gouvernement. Dans son avis sur le PLF pour 2024, le Haut Conseil a souligné le caractère optimiste tant des prévisions de croissance pour 2024, qui étaient élevées, que de la totalité des postes de demande, qui étaient importants pour les rentrées fiscales. Il a également considéré que la prévision de déficit pour 2024 était optimiste.

En somme, le Haut Conseil a alerté à maintes reprises sur le caractère optimiste des prévisions du gouvernement lequel, de facto, n’en a pas tenu compte lors de l’examen du PLF, puis a réagi trop tardivement en 2024.

Pourtant, la situation aurait pu être améliorée. Sous quelle forme ? Ce n’est pas à moi de le dire mais il est quand même curieux, mesdames et messieurs les députés, que vous ayez voté, au mois de décembre 2023, un PLF reposant sur des prévisions de déficit de 4,4 % et de croissance de 1,4 % pour constater deux mois plus tard que le déficit prévu s’établissait à 5,1 % et que la croissance n’était que de 1 %.

Il y avait des choses à faire. Certaines ont été faites, notamment des annulations de crédits. Peut-être fallait-il, pour ne pas finir l’année 2024 avec un déficit de 6,1 %, agir à un autre moment et de façon plus vigoureuse, peut-être par le biais de véhicules plus solennels. Je n’ignore pas que la situation politique est difficile et qu’il n’aurait sans doute pas été aisé de faire adopter un projet de loi de finances rectificative. Fallait-il en présenter un ? Poser la question, c’est y répondre.

M. le président Éric Coquerel. L’une des hypothèses les plus « fragiles », pour reprendre votre terminologie, est celle de la loi de programmation des finances publiques 2023-2027 portant sur les collectivités locales. L’été dernier, les ministres de Bercy sont venus nous expliquer que le déficit s’aggravait parce que les collectivités dépensaient trop.

Mais la réalité était autre : pour présenter un objectif de déficit convenable, ils avaient redressé la trajectoire par une baisse irréaliste des dépenses locales qui, au demeurant, n’aurait pas permis de se rapprocher des objectifs de croissance de 2023 et 2024. Lorsque vous avez dû vous prononcer préalablement à l’examen de la LPFP, quelle a été votre appréciation sur cette hypothèse de réduction des dépenses des collectivités locales de 0,5 % ?

M. Pierre Moscovici. La dégradation des déficits publics, comme je l’ai dit, est en grande partie due à une perte de contrôle des dépenses publiques. Le projet de loi de finances pour 2024, reprenant la LPFP adoptée en décembre 2023, retenait pourtant l’objectif ambitieux de maîtrise des dépenses de fonctionnement des collectivités locales en tablant sur une diminution de 0,5 point en volume, ce qui impliquait une hausse de 2 % en valeur.

Les dépenses de fonctionnement des collectivités locales augmenteraient en réalité de 5 % en valeur en 2024, selon les dernières informations comptables. Ce chiffre, couplé à la dynamique des dépenses d’investissement, a creusé le déficit public de 0,4 point de PIB en 2024, toutes choses égales par ailleurs.

Le gouvernement avait deux possibilités pour tenir sa cible initiale de déficit : retenir un objectif moins ambitieux pour les collectivités et dégager des économies par ailleurs, comme nous le suggérions ; ou maintenir son objectif et s’assurer de son respect par le biais d’un mécanisme contraignant, d’une diminution des transferts ou d’un mécanisme de régulation tel que les contrats de Cahors. Il était difficile de ne faire ni l’un ni l’autre. Si l’on se fixe un objectif très ambitieux, il faut établir en regard un dispositif contraignant.

D’un point de vue économique, comptable, financier, la responsabilité des collectivités locale est apparente, mais d’un point de vue politique, elles sont hors de cause puisqu’on s’est contenté de leur demander un effort sans plus de précision. Dès lors, le dérapage des dépenses des collectivités n’est pas totalement étonnant. Au demeurant, le RSPFP de 2024 alertait déjà sur ce point.

S’agissant de la suite de la trajectoire, aucun champ de l’action publique ne pourra s’exonérer des efforts collectifs. La revue des dépenses que j’appelle de mes vœux doit concerner les trois catégories d’administrations publiques.

M. le président Éric Coquerel. En ce qui concerne les éléments que le gouvernement vous transmet, l’absence de précision sur les mesures prévues a souvent été mentionnée. Vous avez évoqué des mesures non documentées qui ne vous permettent pas de vous prononcer sur le réalisme des trajectoires de dépenses. En d’autres termes, il vous était impossible d’effectuer la mission que la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) vous a confiée de façon adéquate.

Concrètement, cela signifie-t-il que le gouvernement n’était pas en mesure de vous présenter les économies envisagées ? Au cours de vos travaux précédents, a-t-on déjà opposé des refus à vos demandes d’information ?

M. Pierre Moscovici. Le HCFP ne dispose pas de toutes les informations nécessaires pour contre-expertiser les prévisions du gouvernement et formuler des avis pleinement éclairés à leur sujet. La Lolf prévoit que le gouvernement répond aux demandes d’information que lui adresse le HCFP dans le cadre de la préparation de ses avis. Les directives européennes rappellent la nécessité d’assurer aux institutions budgétaires indépendantes un accès adéquat et en temps utile à l’information nécessaire pour leur permettre d’accomplir leurs missions. Je dois regretter devant vous que tel ne soit pas toujours le cas.

Ainsi, lors de la préparation de l’avis relatif au projet de loi de finances pour 2025, le gouvernement a répondu à une demande d’information très tardivement. Certes, sa nomination avait elle-même été tardive et les conditions d’exercice de son office n’étaient pas simples. Il nous a cependant indiqué que les informations demandées ne permettraient pas au HCFP de rendre un avis éclairé sur la cohérence de l’article liminaire et sur le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses – ce qui revenait à nous dire « Circulez, il n’y a rien à voir » ; j’ai peu apprécié. J’ai donc écrit aux ministres Antoine Armand et Laurent Saint-Martin. En effet, ils avaient apprécié à la place du HCFP la pertinence des informations qu’il est susceptible d’utiliser pour ses avis, ce qui, à mes yeux, n’est pas acceptable. Dans notre avis, nous avons indiqué ne pas avoir eu les informations nécessaires pour apprécier une grande partie des prévisions du PSMT.

Plus généralement, le HCFP a regretté dans plusieurs de ses avis le caractère lacunaire ou incomplet des informations transmises par le gouvernement, notamment dans ses avis relatifs au projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale de janvier 2023 et au PSMT d’octobre 2024.

Il va de soi que je suis favorable à la transmission au HCFP des notes de prévision des services ministériels, mais pas seulement. J’ai écrit à plusieurs reprises à la première ministre Élisabeth Borne ainsi qu’à Bruno Le Maire et à Antoine Armand, lorsqu’ils étaient ministres de l’économie, afin de leur demander la transmission de documents supplémentaires dont le HCFP a besoin pour mener ses analyses. Je tiens à vous le dire : il est impératif à mes yeux que nous ayons notamment accès à certaines notes d’alerte, aux résultats des exercices de prévision menés en cours d’année et à la décomposition des agrégats budgétaires dont nous devons apprécier le réalisme – la liste est longue, je vous en épargne le détail.

Il est indispensable que le HCFP obtienne toutes les informations qu’il sollicite et que le gouvernement réponde à ses demandes d’information même en l’absence de saisine. Il faut supprimer l’interdiction d’autosaisine du HCFP.

Tout cela n’est pas un plaidoyer pro domo. Le HCFP pourrait être situé ailleurs, même s’il me semble assez bien positionné, mais là n’est pas le sujet. En revanche, il est l’institution budgétaire indépendante de la France et son rôle dans l’amélioration des prévisions pourrait être très positif, mais il ne travaille pas avec le mandat, les moyens et les informations qui lui sont nécessaires pour exercer, sereinement et à votre profit, son office.

M. le président Éric Coquerel. En la matière, considérez-vous, après plusieurs années à la tête du HCFP, que la situation s’est dégradée ?

M. Pierre Moscovici. Depuis 2023, tout, en matière de finances publiques, s’est incontestablement dégradé, de la prévision à la qualité des informations échangées. Cette perte de contrôle a lieu à tous les niveaux. Il ne s’agit pas de mauvaise foi ; simplement, l’administration est soumise à une très forte pression qui contribue au problème.

Je considère, sans vouloir parler à leur place, que les services de Bercy ne travaillent pas dans les meilleures conditions sur ces sujets. Ils sont soumis à une pression forte, à un volontarisme excessif, qu’eux-mêmes anticipent ou reproduisent. C’est toute la chaîne qui ne fonctionne pas comme elle le devrait. Tel est du moins mon sentiment.

M. le président Éric Coquerel. J’en viens aux prévisions de recettes de l’impôt sur les sociétés, dont la surestimation explique en partie l’écart observé en 2023 entre la prévision et l’exécution du déficit public. La prévision était effectivement très optimiste, notamment dans le programme de stabilité pour 2023, dans lequel le gouvernement a relevé la prévision de recette d’IS de 12 milliards d’euros.

Pourtant, dans votre avis sur ce même programme de stabilité, vous indiquez que le gouvernement justifie la forte diminution du taux de prélèvements obligatoires à partir de 2023 par un net ralentissement de l’impôt sur les sociétés. Le gouvernement vous a-t-il communiqué à ce moment la révision à la hausse de la prévision de recette de l’impôt sur les sociétés intégrée dans le programme de stabilité ? Si tel est le cas, une hausse du rendement de l’IS vous semblait-elle plausible en 2023 ?

M. Pierre Moscovici. Ce qui est incontestable, c’est que certains impôts ont une responsabilité importante dans les écarts de prévision, car leur recette est difficile à prévoir. Tel est le cas de l’impôt sur les sociétés. Nous proposons de mener une étude rétrospective pour mieux comprendre le comportement des entreprises en matière d’ajustement de leurs acomptes.

L’IS est le plus volatil des grands impôts. De ce fait, il est celui qui accuse les plus grands écarts entre prévision et exécution, même lors de l’examen de la loi de finances de fin de gestion. De 2014 à 2023, cet écart était en moyenne de 6,8 milliards d’euros, soit 18,6 % de la prévision de recette en loi de finances initiale.

Le système de liquidation et de recouvrement de l’impôt sur les sociétés laisse une assez large part aux entreprises, soumises au versement de quatre acomptes obligatoires en mars, juin, septembre et décembre, établis en fonction de l’impôt dû au titre de l’année précédente. Toute entreprise à la faculté de réduire le montant des acomptes si elle estime qu’il excède celui de son impôt pour l’année en cours, dans le cadre de ce que l’on appelle « autolimitation ». Ces pratiques sont assez mal connues et mal anticipées par l’administration fiscale.

Il nous semble possible d’engager à peu de frais une étude rétrospective sur les comportements d’acompte des plus grandes entreprises, celles du CAC 40 par exemple, et d’envisager en cours d’exercice des contacts informels avec les grandes entreprises pour mieux anticiper leurs prévisions et leurs intentions en la matière. S’agissant de la partie recettes, nous sommes incontestablement devant une boîte noire. Il faut améliorer les capteurs de l’administration fiscale, qui est le mieux en mesure de mener cette étude, car elle dispose des données et des contacts à cet effet.

M. le président Éric Coquerel. Comme l’a montré le rapport de l’inspection générale des finances (IGF), l’écart par rapport à la prévision aurait pu être en partie évité par un suivi plus rapproché de la masse salariale. On lit dans l’avis du HCFP sur le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 : « La croissance prévue de la masse salariale marchande non agricole – + 6,5 % – apparaît désormais un peu élevée compte tenu de son ralentissement au cours de l’été ». Considérez-vous que cette alerte était suffisante pour amener le gouvernement à amender sa trajectoire dès l’automne 2023 ?

M. Pierre Moscovici. À l’occasion du projet de loi de finances de fin de gestion préparé en octobre 2023, le gouvernement n’a pas révisé à la baisse sa prévision de masse salariale, en dépit des données conjoncturelles les plus récentes, notamment celles issues de l’Urssaf. C’est pourquoi, dans son avis, le HCFP juge la prévision « un peu élevée » et évoque à plusieurs reprises les risques que l’évolution de la masse salariale fait peser sur les recettes fiscales. En fin d’année 2023, la croissance de la masse salariale a fortement ralenti pour s’établir à 5,3 %, contre une prévision de 6,5 %. L’écart de recette entre la prévision pour 2023 dans le projet de loi de finances pour 2024 et la réalisation a atteint près de 5 milliards d’euros sur les cotisations sociales.

Si le projet de loi de finances de fin de gestion ne traite pas, par nature, des prévisions pour l’année suivante, l’alerte du HCFP sur le ralentissement de la masse salariale en fin d’année 2023 vaut également, par une sorte d’effet d’acquis, pour 2024. Dans le programme de stabilité d’avril 2024, le gouvernement a d’ailleurs revu à la baisse sa prévision de croissance de la masse salariale, à 2,9 % contre 3,6 % dans le projet de loi de finances initiale.

L’évaluation de la croissance de la masse salariale par le HCFP dans son avis relatif au projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 aurait dû amener le gouvernement à réviser plus rapidement sa prévision de croissance de la masse salariale pour 2023 et 2024, donc ses prévisions d’évolution de certains prélèvements obligatoires dont l’assiette est basée au moins en partie sur les revenus salariaux, tels l’impôt sur le revenu, les cotisations sociales et les prélèvements sociaux.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez évoqué la nécessité, pour que l’administration soit sereine et indépendante, de la tenir à l’abri de l’« hubris du politique ». Je suppose que vous faites allusion à la proximité parfois excessive entre les administrations et le pouvoir politique, et aux allers-retours entre les deux – nous avons justement auditionné l’IGF il y a quelques jours : il se trouve que l’un des inspecteurs des finances qui étaient présents a tout récemment rejoint un cabinet ministériel.

Vous suggérez de donner plus de pouvoir au HCFP. Je vous poserai une question un peu iconoclaste : quelle garantie avons-nous que le HCFP est indépendant et à l’abri de l’hubris du politique ?

M. Pierre Moscovici. Si tout le monde est suspect, nous allons avoir un problème… Je ne visais, en parlant d’hubris politique, aucune situation particulière, aucune forme de porosité entre cabinets ministériels et administration, aucun cas personnel. J’essayais simplement de décrire ce que j’ai moi-même vécu. Il se trouve que j’ai été haut fonctionnaire et ministre des finances : quand je parle de l’hubris du politique et de la pression sur l’administration, je sais de quoi je parle.

La prévision de croissance est in fine arrêtée par le ministre après avoir été préparée par l’administration. Si l’administration se sent sous la pression d’un ministre optimiste ou exagérément volontariste, elle anticipera ses demandes. Il peut arriver que le ministre lui-même en ajoute par rapport à son administration pour valider son volontarisme. Que fait l’administration française ? Loyale, elle applique la décision du politique, hors de toute considération de proximité politique.

Tel est sans doute le mécanisme qui a joué lors de l’établissement de la prévision de déficit pour 2024. Je vous rassure toutefois, c’est arrivé à d’autres gouvernements. Il s’agit d’une tentation dont tout politique est victime, dans des proportions variables. Le tout est de la maîtriser, mais il serait exagérément optimiste d’espérer que l’hubris se bride elle-même.

J’en viens au HCFP. C’est une institution budgétaire indépendante au sens des traités européens. Créé par une loi organique adoptée par le Parlement en décembre 2012, lorsque j’étais ministre des finances, il a déjà douze années d’expérience. Il a joué un rôle assez positif, notamment en limitant, à part dans la période récente, les écarts de prévisions excessifs.

Par ailleurs, il est bon que l’administration ait un interlocuteur. Mais cet interlocuteur est assez platonique. Il a le choix entre donner des avis que personne n’est tenu de suivre ou évoquer l’insincérité, ce qui met tout par terre. C’est pourquoi je vous propose d’inventer une troisième voie.

Ce qui préserve le HCFP de l’hubris du politique, c’est sa composition même. Présidé par le premier président de la Cour des comptes, il réunit des magistrats de la Cour, qui sont indépendants et impartiaux, et des experts désignés par les présidents des assemblées sur la base du pluralisme et des compétences. Je tiens à dire devant vous, sans faire état de nos délibérations, qu’aucun de ses membres n’a été à l’origine d’une fuite depuis cinq ans que je le préside, ce qui est assez rare pour être souligné.

J’ai toujours constaté que le pluralisme règne, au profit de la convergence des opinions. Actuellement, le HCFP réunit des économistes tels que Michaël Zemmour, qui n’est pas tout à fait de droite, et d’autres bien plus à droite. Tout le monde se rejoint. Il n’y a jamais eu d’absence de consensus entre les membres du HCFP depuis cinq ans que je le préside. Il offre une double garantie d’indépendance et d’impartialité, qui tient tant à son pluralisme qu’à son positionnement auprès de la Cour des comptes. Nous sommes pleinement préservés de l’hubris du pouvoir politique qui, au reste, est parfois gêné aux entournures par l’indépendance de la Cour des comptes, respectée par les Français en tant qu’institution de la République.

C’est sur le fondement de notre indépendance que je formule la proposition que je vous ai faite. Reprenons l’exemple de la prévision de croissance pour 2024 : si le HCFP avait été établi qu’elle serait au plus de 1 % et non de 1,4 %, et si le gouvernement avait été soumis au principe comply or explain, il aurait sans doute eu des difficultés à justifier le maintien de sa propre prévision de 1,4 %, ce qui aurait pu amener à une conclusion pratique.

M. le président Éric Coquerel. Telle est ma conviction de longue date, ainsi corroborée par votre expérience : l’influence de l’hubris du politique est inévitable, quasi structurelle. Elle ne dépend pas de la couleur politique du pouvoir en place. Vos déclarations infirment certains propos qui ont été tenus devant nous.

S’agissant du dérapage du déficit en 2023 et en 2024 qui nous occupe, qu’expliquent notamment des recettes inférieures aux prévisions, ne peut-on en conclure à un aveuglement du politique, en l’espèce sur les effets de sa politique lors des deux années postérieures à la crise du covid, au cours desquelles les recettes ont fortement augmenté par effet de rattrapage, nonobstant la baisse des seuils d’imposition ? S’agit-il selon vous d’une explication de l’optimisme exagéré qui a prévalu en 2023 et en 2024 en matière de prévisions de recettes ?

M. Pierre Moscovici. Il faut distinguer deux phénomènes. En 2021 et en 2022, le gouvernement a bénéficié de ce que l’on appelle, au Monopoly, une erreur de la banque en sa faveur. Si le HCFP estimait alors que les prévisions de recettes étaient un peu élevées, les recettes se sont avérées supérieures à nos propres estimations. Cela était dû à des comportements très particuliers pendant la crise du covid.

En 2023, un ajustement, qui était en réalité un retour à la normale, a eu lieu. Il aurait pu être anticipé, mais je me garderai de donner la moindre leçon, car personne ne l’a vu venir. En revanche, dès lors que nous étions revenus à la normale, il était infondé de faire des prévisions optimistes pour 2024.

Par ailleurs, certaines évolutions demeurent inexplicables, je le dis en toute honnêteté. C’est pourquoi je recommande d’affiner la machine à prévoir le produit de l’impôt sur les sociétés, dont le dysfonctionnement est manifeste. Pour ce faire, il faut sans doute restaurer les capteurs de l’administration et améliorer ses échanges avec nous.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez dit, comme Jean-Luc Tavernier lors de son audition, qu’il ne faut pas laisser Bercy assumer seul la responsabilité des erreurs. Vous proposez à cet effet de renforcer les moyens du HCFP, ce à quoi je ne suis pas opposé en principe. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait aussi laisser moins seul le Parlement et accroître les moyens dont il dispose pour mener à bien les missions de contrôle qui sont les siennes ?

M. Pierre Moscovici. Je le pense. Je vais répéter ce que je dis devant vous depuis cinq ans que je préside le HCFP : le Haut Conseil vous aide. Nos travaux, comme ceux de la Cour des comptes, nous placent, comme le disait Philippe Séguin qui en fut premier président, à équidistance entre le gouvernement et le Parlement. C’est avec grand plaisir que je défère aux rapports que vous nous demandez de produire ; nos magistrats y sont très attachés.

Le HCFP et la Cour des comptes, institutions budgétaires indépendantes, sont de ce point de vue non des auxiliaires mais des aides au Parlement. Plus nous avons de moyens, de faits et de chiffres, plus nous consolidons notre objectivité, plus notre rôle est contraignant, plus cela vous sert. L’augmentation des moyens du Parlement est complémentaire de l’augmentation des nôtres.

M. le président Éric Coquerel. L’objet de la présente commission d’enquête est d’éviter que de telles erreurs ne se reproduisent. En sommes-nous certains pour 2025 ?

M. Pierre Moscovici. Je ne peux pas répondre à cette question, la saisine du HCFP sur la révision du cadrage macroéconomique associé au budget 2025 étant imminente. Nous recevrons les chiffres et procéderons selon la méthode habituelle, qui consiste à auditionner les principaux instituts de conjoncture – la Banque de France, l’Insee, Rexecode et l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) –, à travailler sur leur consensus, à mener nos propres études d’après nos propres capteurs et à auditionner les administrations. Sur cette base, nous rendrons notre avis.

Je répondrai donc à cette question dans quelques semaines, si vous m’invitez à présenter notre avis, comme je le fais toujours. Je dirai alors si je juge les prévisions de croissance, de recettes et de dépenses élevées, réalistes, optimistes ou plausibles, en me plaignant, je le pressens d’ores et déjà, du caractère lacunaire des informations qui m’auront été transmises.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez eu des mots très forts pour qualifier la situation justifiant la constitution de notre commission d’enquête. Si la commission des finances s’est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, c’est que nous sommes face à une situation grave. Vous l’avez confirmé, ce qui tranche avec les auditions des hauts responsables administratifs de Bercy – dont vous avez rappelé la situation de dépendance – ainsi que des ministres ou anciens ministres.

Vous avez parlé d’une situation navrante et dites avoir envisagé l’hypothèse de déclarer insincère le projet de loi de finances pour 2024, ce qui aurait entraîné sa censure par le Conseil constitutionnel – autrement dit, l’arme nucléaire, selon votre expression. Pourquoi ne pas l’avoir fait, dès lors que la tonalité globale des propos que vous tenez devant nous indique que le budget était effectivement insincère ? Quels sont les responsables de cette situation ?

Le ministre Bruno Le Maire, lorsque nous l’avons auditionné, a dit que la prévision de croissance pour 2024 avait été confirmée par le HCFP ; vous avez indiqué que tel n’est pas le cas. L’ancien ministre des finances a-t-il menti à notre commission d’enquête ? Y a-t-il eu des dissimulations volontaires ? Vous avez évoqué des pressions sur les services – ces mots sont graves. Comment qualifiez-vous la rédaction et la présentation du budget 2024, qui semble en tout point insincère ?

M. Pierre Moscovici. Je suis attaché à la précision des mots. Je n’évoque pas la dépendance de l’administration, mais sa loyauté. Nous avons – je ne suis pas le seul ancien ministre de Bercy dans la salle – une administration des finances formidable, dans toutes ses composantes, mais nous la plaçons parfois dans une situation inconfortable dès lors que le politique lui demande de faire des exercices – j’ai rappelé le cas du programme de stabilité de 2024 – manifestement dépourvus de cohérence.

L’administration – je ne ferai pas insulte à son intelligence – savait évidemment qu’il serait impossible d’économiser chaque année 40 à 50 milliards d’euros  tout en tablant sur une croissance de 1,7 % à 1,8 % pendant plusieurs années pour ramener le déficit à 3 % du PIB. Mais encore une fois, l’administration n’est pas dépendante ; elle est loyale. Elle émet des avis en toute indépendance. Les notes du Trésor, par exemple, présentent la réalité de la situation aux ministres, à qui il appartient de l’évaluer.

Par ailleurs, j’ai parlé de pression, non de pressions, ce qui n’est pas la même chose. Les fonctionnaires que vous avez auditionnés ne comptent pas leurs heures – à Bercy, dans certaines directions, les lumières sont encore allumées à 23 heures. Ils travaillent sous la pression du temps et de la volonté politique, non de pressions comprises comme des démarches perverses ou simplement désagréables.

Enfin, je ne vise personne. Je ne suis pas là pour régler des comptes ou cibler des individus, mais pour réfléchir à des processus et essayer de les améliorer. Ni moi ni, me semble-t-il, votre commission d’enquête, ne nous inscrivons dans le cadre d’un règlement de comptes.

S’agissant du principe de sincérité, il a été énoncé par le Conseil constitutionnel en 1993. Il est consacré par la Lolf. Il a pris le pas sur les autres principes canoniques du droit budgétaire. Il n’a jamais servi de fondement à une décision de censure d’un texte financier par le Conseil constitutionnel, qui en donne une définition précise fondée sur l’intention de tromper et sur l’impact sur l’équilibre général.

Le Conseil constitutionnel impose une double condition à la sincérité des textes financiers et des prévisions qu’ils comportent. La sincérité, dit-il, « se caractérise par l’absence d’intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre qu’elle détermine ». La forme même des textes financiers emporte une sorte de tout ou rien qui rend difficile la seule censure de telle ou telle inscription budgétaire.

Le mandat du HCFP est un peu différent. Nous parlons plutôt de cohérence et de réalisme. Au fond, notre mandat porte sur trois objets : les prévisions macroéconomiques ; les articles liminaires, dont nous apprécions la cohérence ; les prévisions de recettes et de dépenses, dont nous sommes chargés d’apprécier le réalisme. En pratique, c’est aussi le réalisme que nous recherchons dans le scénario macroéconomique.

Il est exact que le HCFP a évité de se référer à des règles ou à des principes issus d’autres textes que son propre texte constitutif. J’en ai discuté avec le président du Conseil constitutionnel, dans le cadre du dialogue normal sur les principes entre responsables d’institutions de la République. Nous avons toujours opté pour une gradation sémantique que j’ai évoquée en introduction et dont vous estimez-vous mêmes, lorsque vous m’auditionnez, qu’elle est subtile mais présente l’avantage de positionner l’appréciation du réalisme de chaque texte financier sur une échelle de gravité. Quand nous disons qu’un texte est incohérent et irréaliste ou peu crédible, en général, ce n’est pas bon.

Selon nous – nous avons eu ce débat, je n’en rappellerai pas telle ou telle occurrence –, il n’appartient pas au HCFP de s’exprimer directement sur la sincérité ou l’insincérité des prévisions des textes financiers. S’il advenait que nous tombions sur une prévision manifestement erronée, fantaisiste ou animée par l’intention de tromper – c’est une question de gradation –, nous le dirions sans hésiter. Mais quand nous sommes face à des ordres de grandeur qui nous paraissent excessifs sans pour autant être mus par l’intention de tromper, nous n’avons pas à nous prononcer sur la sincérité. Nous nous sommes posé la question en plusieurs occurrences de qualifier un budget d’insincère ; nous avons toujours tranché contre.

Plus généralement, chaque fois que cette question m’a été posée devant cette commission, j’ai répondu la même chose, et je répondrai toujours la même chose : je n’aime pas cette notion et je n’aime pas que le HCFP ait à l’utiliser. Je n’en estime pas moins que l’arsenal dont il dispose est trop faible. C’est pourquoi je vous propose, entre l’arme nucléaire de l’inconstitutionnalité et de l’insincérité d’une part et, de l’autre, la sémantique platonique, de créer un dispositif plus effectif sous la forme d’un mécanisme de validation, sinon d’élaboration, des prévisions macroéconomiques par le HCFP, à votre bénéfice.

M. Éric Ciotti, rapporteur. À défaut d’être insincère, le projet de loi de finances pour 2024 vous semble-t-il irréaliste ? Le gouvernement aurait-il dû le modifier dès la fin de l’année 2023, sur la base des notes dont il a été destinataire évoquées devant notre commission ? Le pouvait-il seulement ? Je laisse de côté l’éventualité de faire adopter un projet de loi de finances rectificative dans un contexte politique qui a été largement évoqué.

M. Pierre Moscovici. Un projet de loi de finances fondé sur une prévision de déficit à 4,4 % est fondamentalement irréaliste dès lors que le déficit fini par s’établir à 6,1 %, à moins que cet adjectif n’ait aucun sens.

Le projet de loi de finances pour 2024 était exagérément optimiste. Il était sans doute difficile de le corriger à la fin de l’année 2023, mais il n’aurait pas été très orthodoxe de le rectifier dès le début de l’année 2024. Il fallait modifier plusieurs paramètres du projet de loi de finances initiale, mais le conseil est facile et l’art difficile.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il me semble important de remercier le HCFP dans son ensemble car depuis qu’il siège, les prévisions budgétaires du gouvernement sont nettement moins éloignées de la réalité qu’auparavant. L’intervalle d’optimisme laissé à chaque gouvernement est progressivement revenu dans des limites plus raisonnables.

Vous avez indiqué que les dépenses de l’État ont été tenues en 2023 et en 2024, même s’il aurait été possible d’aller plus loin par le biais des revues de dépenses que vous appelez de vos vœux. Confirmez-vous la répartition suivante du dérapage du déficit de 4,4 % à 6,1 % : 0,3 point en raison des dépenses des collectivités locales, 0,1 point en raison du dérapage des administrations de sécurité sociale et le reste en raison d’une prévision de recettes trop optimiste ?

M. Pierre Moscovici. Incontestablement, avant même une modification que je crois non seulement souhaitable mais nécessaire, le rôle du HCFP a été positif. En onze ans, les écarts entre prévisions et réalisation se sont substantiellement réduits. En général, le gouvernement n’ose pas présenter des prévisions de croissance dont il sait – même si le cas de 2024 reste quand même pour moi un peu saumâtre, je l’avoue – qu’elles ne se réaliseront probablement, voire certainement pas. C’est un progrès. Le tiers de confiance a d’ores et déjà démontré qu’il était utile, même sans prérogatives ; avec des prérogatives accrues, il pourra se montrer encore plus utile.

Pour le reste, comme je l’ai indiqué dans mon exposé liminaire, le dérapage du déficit en 2024 peut se décomposer ainsi : côté recettes, 0,7 point au titre de l’effet base à la fin 2023, 0,7 point du fait de l’élasticité des prélèvements obligatoires et 0,2 point en raison de la baisse de la croissance ; côté dépenses, 0,3 point au titre de la hausse des dépenses des collectivités locales et 0,1 point en lien avec l’augmentation des dépenses de sécurité sociale. La dérive des dépenses hors État est donc incontestable.

Toutefois, ces écarts n’étaient pas totalement imprévisibles. Le problème vient de ce que l’on a donné aux collectivités locales des impératifs très ambitieux, voire irréalistes, en l’absence de tout mécanisme de contrainte ou de régulation. Or il faut soit leur fixer des normes qu’elles peuvent tenir, soit construire avec elles un dialogue permettant de réduire effectivement la dépense locale. Dans le cas contraire, les chiffres qui vous seront transmis seront toujours créatifs, voire déclamatoires, et ne seront que difficilement suivis d’effets.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En matière de prévisions de recettes, il semble ressortir des différentes auditions que les modèles de Bercy ont été singulièrement affectés par les différentes crises systémiques que nous avons traversées ces dernières années. Vous avez évoqué les recettes dont, du fait de leur surestimation en 2023 et en 2024, on ne pouvait certainement pas inférer une prévision pour les exercices suivants. Je songe aussi à la rapidité inattendue de la désinflation ou aux modifications du comportement des acteurs économiques.

Partagez-vous cette analyse ? À long terme, la prévision de recettes tendra-t-elle à revenir à la normale, au-delà de ce contexte de crise systémique ?

M. Pierre Moscovici. On peut l’espérer. C’est d’ailleurs ce qui ressort de notre avis sur le PLF pour 2025.

Les prévisions de recettes ne sont pas le domaine dans lequel nous sommes les mieux informés ni les plus convaincants : d’autres pourront, mieux que moi, tenter de vous expliquer pourquoi elles ont été si éloignées de la réalité, en 2023 et plus encore en 2024. Il y a là une boîte noire qu’il faut ouvrir et, sans doute, des rectifications à opérer. Je maintiens par exemple qu’il importe que l’administration fiscale améliore ses capteurs pour mieux cerner les évolutions de l’IS en cours d’année et, ainsi, éviter les ressauts en fin d’exercice.

Malgré tout, on peut en effet espérer que ces écarts ne se reproduisent pas à l’identique et qu’on revienne progressivement à une situation plus normale. Simplement, en toute rigueur, cette espérance ne nous dispense pas de commencer par fournir un effort de cohérence. La machine doit être plus fiable qu’elle ne l’est manifestement devenue.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Nous sommes tous sensibles à l’intérêt qu’il pourrait y avoir à externaliser la prévision. Au risque de me faire l’avocat du diable, je rappelle toutefois que le Royaume-Uni, qui a fait ce choix, a lui aussi rencontré des difficultés à prévoir ses recettes. L’externalisation nous prémunirait-elle réellement, par nature, de ces errements ?

M. Pierre Moscovici. Pour dire les choses assez simplement, rien ne nous en prémunira. La prévision est un exercice très difficile, qui fera toujours l’objet d’aléas. Les écarts deviennent problématiques quand ils sont systématiques et quand les dérapages sont ignorés ou que leur appréciation est biaisée par un optimisme constant. Ce que permet l’intervention d’un tiers dans l’élaboration ou la validation de la prévision, c’est la confrontation entre la vision du politique et de l’administratif et celle d’un tiers, en vue d’aboutir à une vision commune.

Cela ne nous empêchera pas de constater, certaines années, des écarts importants : aucun système n’est parfait. Simplement, il en est un dont on sait déjà qu’en plus d’être imparfait, il conduit de manière presque systémique à la tentation de l’écart – qu’il le crée, en quelque sorte. Voilà ce qu’il faut éviter. En la matière, il n’y a pas de silver bullet de solution miracle.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Parmi les difficultés que nous avons rencontrées figure la prévision de l’impact de mesures adoptées en cours d’examen sur les recettes. Je pense notamment à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim). Sur ce point, estimez-vous que la prévision de recettes était à l’époque, comme nous l’ont assuré les inspecteurs des finances, la meilleure possible ? Vous paraît-il envisageable que le Parlement vous saisisse en cours d’examen pour connaître votre chiffrage concernant une mesure aussi importante ?

M. Pierre Moscovici. Un décalage très important a été constaté entre le chiffrage initial de la Crim et son rendement effectif. Il s’explique en partie par l’hypothèse de prix qui avait été retenue lors de l’élaboration du projet de loi de finances pour 2023, à savoir 517 euros par mégawattheure. Comme nous l’indiquons en page 74 de notre rapport sur la prévision des recettes fiscales de l’État entre 2014 et 2023, cette hypothèse correspondait « à une demande du cabinet du ministre chargé des finances publiques formulées le 8 novembre 2022 pour garantir la cohérence avec les autres chiffrages relatifs au PLF 2023 » – voilà ce à quoi je fais référence quand je parle de travail sous pression.

Plusieurs lignes du PLF pour 2023, en dépenses comme en recettes, dépendaient du prix de l’électricité retenu : le coût du bouclier tarifaire, les moindres charges de contribution au service public de l’électricité (CSPE) et la Crim. Soulignons, à cet égard, qu’une surestimation ou une sous-estimation aurait des effets incertains sur le solde, puisqu’elle affecterait à la fois les dépenses et les recettes.

L’évaluation retenue correspondait en réalité quasiment au pic des prix spot enregistré à l’été 2022 et s’appuyait sur le niveau très élevé des prix observés sur le marché à terme, jugé plus représentatif, qui atteignaient alors environ 700 euros. Retenir une estimation de prix en début d’automne dans le cadre de l’élaboration du PLF était un exercice délicat. Il s’agissait en partie d’un choix politique, permettant d’afficher un niveau de soutien aux consommateurs et de taxation de la rente plus ou moins élevé. La seule remarque qu’on peut formuler – avec prudence –, est qu’il semblait tout de même possible d’anticiper une désinflation plus importante pour 2023. Le rendement de la Crim paraissait donc confortablement estimé.

Quant à savoir comment améliorer le chiffrage en cours d’examen, il est vrai que certaines erreurs de prévision, comme celle-ci, sont liées à des dispositions fiscales introduites par amendement sans avoir fait l’objet d’une évaluation juridique et économique préalable ni été soumises à l’avis du Conseil d’État ou du HCFP, ce qui peut donner lieu à des contradictions avec le droit de l’Union européenne. Il s’agit là d’une question très délicate, car il est évidemment hors de question de réduire le droit d’amendement des parlementaires et du gouvernement. Toucher aux règles de présentation des amendements supposerait en outre de modifier le règlement des assemblées, ce qu’il n’appartient évidemment pas à la Cour des comptes de recommander – je ne le fais d’ailleurs pas.

Peut-être pourrions-nous néanmoins réfléchir à quelques orientations de bon sens : dans la mesure du possible, se donner le temps de procéder à des évaluations préalables ; s’assurer que les amendements déposés ou acceptés par le gouvernement ont été expertisés par la direction de la législation fiscale ; ne retenir que des évaluations prudentes et non des chiffres souhaitables. La Crim, qui n’a rapporté que quelques centaines de millions d’euros sur les milliards escomptés, est un exemple typique de prévision non pas absurde, mais très optimiste et volontariste, même si personne ne pouvait prévoir à quel point l’inflation diminuerait rapidement.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Lors de la présentation de la LPFP, vous aviez critiqué à juste titre les écarts de production et les hypothèses de croissance potentielle. Le fait que cette loi soit devenue assez rapidement caduque a-t-il eu une incidence sur l’écart entre la prévision et l’exécution et l’absence de nouvelle loi de programmation actualisée ?

M. Pierre Moscovici. Vous soulevez plusieurs questions plus ou moins techniques.

Je commencerai par une question politique. Il n’est pas sérieux d’adresser à la Commission européenne, dont j’ai été membre en tant que commissaire à l’économie et à la productivité – je parle donc d’expérience –, des trajectoires dont on sait d’emblée qu’elles sont approximatives, voire qu’elles seront caduques avant même d’avoir été transmises. La Commission européenne, nous en faisons actuellement l’expérience, aurait été plutôt bonne fille si nous nous étions montrés réalistes : c’est une institution très bienveillante qui n’a aucune volonté de nuire à la France. Nos partenaires s’inquiètent de voir la France se mettre à l’écart : tout le monde souhaite que nous rentrions au bercail, que nous nous conformions aux traités et que nous respections nos engagements. Il n’est donc pas bon de leur envoyer de façon répétée des trajectoires irréalistes et rapidement caduques. L’élaboration et la révision du programme de stabilité – remplacé par le PSMT, sur lequel le HCFP devrait s’exprimer au moins annuellement – doivent être conduites avec sérieux et sincérité : en la matière, il est tout à fait fondamental d’être crédible.

Je me suis exprimé devant vous à plusieurs reprises en sachant que la précédente LPFP n’était pas crédible – cela semblait acquis depuis la crise du covid. Je n’ai certes jamais demandé qu’on en élabore une nouvelle, mais, quand cela a été fait, l’avis du HCFP était assez explicite : nous avons très vite conclu qu’elle ne tenait pas du tout la route. L’avis relatif au programme de stabilité pour 2024 fut le plus irritant que j’aie eu à présider : l’affirmation selon laquelle le déficit passerait de 5,1 à 3 % du PIB en deux ans, dans les circonstances de température et de pression de l’époque, était tout de même un peu difficile à avaler. Nous avions donc estimé que ce document n’était ni crédible ni cohérent. Il faut éviter ce genre de choses.

Nous sommes maintenant dotés d’un PSMT. Il reposait sur une trajectoire de retour du déficit en deçà de 3 % du PIB en 2029. La Commission européenne a d’ailleurs été plutôt bienveillante hier, considérant que le fait de le ramener à 5,4 % en 2025, et non à 5 %, permettait tout de même à la France de rester dans les clous. Nous devrons néanmoins fournir chaque année un effort structurel significatif, de l’ordre de 0,6 point de PIB, ce qui ne sera pas facile. Nos concitoyens doivent en être informés : des moments difficiles nous attendent ces prochaines années. L’effort à fournir pour revenir à 3 % de déficit en 2029 en l’état actuel des finances publiques sera réel. Je ne souhaite pas que nous soyons amenés à formuler de nouvelles trajectoires chaque année : cela finira par nous poser un problème à tous.

Pour le reste, dans son avis de septembre 2023 sur le projet de LPFP révisée, le HCFP avait jugé trop optimiste l’évaluation de l’écart de production et de la croissance potentielle par le gouvernement. Dans le programme de stabilité, le gouvernement a fortement révisé à la baisse ses prévisions de croissance et à la marge son estimation de l’écart de production, moins de quatre mois après la promulgation de ladite LPFP. En octobre dernier, il a encore modifié sa prévision de croissance potentielle, qui nous semble désormais plus réaliste – elle s’établirait à 1 %, et non à 1,3 % – et relevé son estimation de l’écart de production en 2023. Tout en jugeant qu’il était très peu documenté, nous avions d’ailleurs salué cet exercice dans l’avis sur le PSMT que je vous avais présenté : les données macroéconomiques étaient plus robustes et le nouveau scénario de PIB potentiel, quoiqu’encore un peu optimiste, semblait désormais raisonnable.

L’optimisme des prévisions successives de PIB potentiel a incontestablement conduit à sous-estimer l’ampleur des efforts nécessaires pour assurer la soutenabilité de la dette. Là encore, l’exécutif nous a systématiquement présenté des chiffres optimistes : aucune prévision d’écart potentiel ne s’est ensuite confirmée. Il aurait fallu les réviser plus tôt.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Le HCFP dispose-t-il des informations nécessaires pour expertiser et formuler un avis pleinement éclairé sur les prévisions gouvernementales ? Seriez-vous d’ailleurs favorable à ce que lui soient transmises les notes de prévision des services ministériels adressées au ministre, comme l’a proposé le Sénat ?

Le monopole de la direction générale du Trésor dans les prévisions relatives aux recettes et dans l’encadrement du ministre en matière de prévisions de croissance du PIB et d’inflation ne constitue-t-il pas un vrai danger quant à la sincérité des documents budgétaires ?

M. Pierre Moscovici. Je crois avoir répondu à la première question et je serai très clair : non, nous ne disposons pas des informations nécessaires pour élaborer des avis totalement éclairés. J’ajoute que nous ne disposons pas non plus du temps suffisant pour ce faire. Les équipes du HCFP, dont certains membres m’accompagnent aujourd'hui, sont soumises à un rythme très dur lorsqu’il leur faut produire un document. Nos avis sont, je le crois, de bonne qualité ; songez qu’ils sont généralement rédigés en seulement cinq à sept jours, en travaillant nuit et jour, y compris le week-end. Les délais qui nous sont imposés sont beaucoup trop courts.

Je confirme par ailleurs que nous devrions disposer des notes internes des services, dont je pourrais vous faire parvenir la liste.

Enfin, si je propose de confier au HCFP, au minimum, un rôle de validation des prévisions du gouvernement, c’est parce que j’estime qu’il faut détendre ce lien pour que le volontarisme politique soit encadré – ou au moins discuté – et que l’administration soit remise en question. La direction générale du Trésor, comme d’ailleurs celle du budget, fait un travail absolument formidable et je ne considère pas que son monopole soit porteur d’un risque d’insincérité, mais il ne serait pas inutile qu’elle confronte son expertise avec l’extérieur. Certains scénarios vont même plus loin et prévoient une externalisation de la prévision. C’est d’ailleurs ainsi que procèdent un nombre non négligeable de pays – j’en ai cité six, auxquels il convient d’ajouter le Royaume-Uni, même s’il ne fait plus partie de l’Union européenne, ainsi que deux autres où les prévisions sont effectuées en parallèle par un tiers. Je ne demande pas forcément que nous allions si loin – j’ai suffisamment évolué dans cette sphère, à la direction de la prévision puis à la direction générale du Trésor pour savoir combien ce serait compliqué –, mais ces prévisions doivent être réellement contre-expertisées.

Qu’on retienne le scénario dégradé du comply or explain ou le scénario intermédiaire de la validation, il faut donc que le HCFP dispose de davantage de temps, d’information et de moyens. Je n’exige pas que tous les agents de la direction générale du Trésor chargés de la prévision soient transférés au HCFP, mais nous devons renforcer nos effectifs. Il faudrait également en finir avec l’interdiction de l’autosaisine du HCFP : nous devons pouvoir être un challenger permanent de l’administration. Grâce aux parlementaires, ses moyens humains ont doublé depuis que je le préside : ils ont royalement été portés de 3,5 à 7 équivalents temps plein (ETP). Nous faisons néanmoins toujours partie des institutions de la zone euro les plus petites, avec le mandat le plus étroit. Compte tenu de la taille de notre pays et de l’importance de cette question, ce n’est pas raisonnable. Le fait que nous soyons contraints de faire des miracles avec de tout petits moyens n’est bon pour personne, et certainement pas pour vous, car nous pourrions réellement vous aider à débattre avec le gouvernement dans de meilleures conditions.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous évaluez le dérapage des dépenses des collectivités locales en 2024 à 0,3 point de PIB, soit 9 milliards d’euros. Ne résulte-t-il pas tout simplement d’hypothèses totalement irréalistes ? Les dépenses de fonctionnement étaient censées n’augmenter que de 1,8 point en valeur, c'est-à-dire baisser de 0,5 à 0,8 point en volume, tandis que la hausse des investissements était supposée se limiter à 7 %, en plein cycle électoral – elle s’est finalement établie à 10 ou 11 %. N’est-il pas abusif de parler de dérapage alors que le problème vient plutôt d’hypothèses irréalistes et de l’absence de mécanisme de régulation ?

M. Pierre Moscovici. Les chiffres montrent incontestablement que les dépenses locales sont responsables d’une large part du dérapage observé en 2024. Seulement, l’objectif fixé était en effet excessivement ambitieux, d’autant qu’aucun mécanisme contraignant de contrôle ou de régulation n’était prévu. Dans de telles conditions, il ne faut pas s’étonner que la dépense des collectivités locales ait augmenté.

C’est la raison pour laquelle le HCFP estimait, dans son avis initial, qu’il était impossible de s’assurer du caractère réaliste des prévisions. Nous avions bien noté qu’elles étaient relativement optimistes dans le contexte de l’époque. Il eût fallu soit élaborer des prévisions plus serrées, soit établir des mécanismes contraignants de régulation. Tant qu’on demandera aux collectivités locales de faire des efforts sans en avoir débattu avec elles et sans qu’ils soient adaptés à leurs possibilités, on continuera d’afficher des chiffres qui ne veulent pas dire grand-chose – pardon d’être un peu brutal, mais vous aurez remarqué que je m’efforce, depuis le début de cette audition, d’être carré dans mes réponses.

M. Charles de Courson, rapporteur général. L’écart entre l’évaluation des recettes d’IS et son rendement effectif est énorme : en 2024, il s’établira à 56 ou 57 milliards d’euros, pour une prévision de 72 milliards d’euros. La direction générale du Trésor explique ce décalage en rappelant que l’évolution des recettes d’IS est indexée sur celle de l’excédent brut d’exploitation (EBE). Il n’y a pourtant aucun lien direct entre l’assiette fiscale et l’EBE : les reports déficitaires, les dotations, les amortissements, les provisions et d’autres éléments doivent être pris en compte. Pour faire des prévisions plus réalistes, ne faudrait-il pas sélectionner un échantillon de grandes entreprises et les interroger sur la partie française de leurs bénéfices, le système d’estimation pouvant être conservé pour les autres ?

Quant à la TVA, la direction générale du Trésor, soutenue par le ministre, a tablé deux années de suite sur une reprise de la consommation, au motif que les taux d’épargne étaient très élevés, donc amenés à baisser. Cette reprise n’a été constatée ni en 2023 ni en 2024 et les écarts sont allés croissant. Des indicateurs avancés de la grande distribution et du commerce ne seraient-ils pas utiles pour juger du caractère réaliste ou non de cette prévision ?

Enfin, s’agissant de l’impôt sur le revenu, de la contribution sociale généralisée (CSG) et des cotisations sociales, dont la masse salariale est l’une des principales composantes, n’avons-nous pas aussi un problème de suivi des indicateurs qui pourraient être mis à notre disposition, notamment par les Urssaf ?

M. Pierre Moscovici. Je ne peux que souscrire à l’ensemble de vos propos.

La prévision d’IS pour le PLF de l’année n+1 repose sur le bénéfice fiscal de l’année n-1, corrigé d’une prévision pour l’année n. Elle dépend aussi du choix du coefficient d’élasticité, de l’incidence des mesures nouvelles, d’éventuels reports de déficit des entreprises, des remboursements et dégrèvements, et du versement du cinquième acompte. Je pense en effet qu’il faudrait sélectionner un échantillon – probablement le CAC40 – pour tenter d’évaluer ce cinquième acompte au fil de l’année et mieux anticiper la fin de l’exercice.

Pour ce qui est de la consommation des ménages, une note du secrétariat permanent du HCFP montre que les prévisions ont été en moyenne plus optimistes et moins précises, au cours des vingt dernières années, que celles de l’activité dans son ensemble. Nous avons alerté, en 2023 comme en 2024, sur leur caractère optimiste. Dans le PLF pour 2023, alors que le gouvernement prévoyait que l’activité serait principalement soutenue par une consommation en hausse de 1,4 % grâce aux mesures de soutien au pouvoir d’achat, la consommation n’a finalement augmenté que de 0,9 point. Dans le PLF pour 2024, le gouvernement anticipait une hausse de la consommation des ménages de 1,8 % ; elle s’est finalement une nouvelle fois établie à 0,9 point. Je ne m’étendrai pas sur l’exercice 2025, mais, nous avons relevé le même problème : le gouvernement assure que la croissance sera soutenue par la diminution de l’épargne et le rétablissement de la consommation. Il a certes révisé sa prévision de croissance à la baisse et j’attends de connaître ses projections précises, dont j’espère qu’elles se fonderont sur une prévision plus réaliste de la consommation. Pour des raisons diverses et variées, relevant à la fois de l’instabilité géopolitique et de l’incertitude politique, nos concitoyens retiennent manifestement leurs investissements et leurs dépenses. Nous verrons si les prévisions avancées nous semblent cohérentes.

Je vous rejoins également sur le troisième point que vous avez soulevé.

M. le président Éric Coquerel. Dans votre avis sur le programme de stabilité pour 2023, vous annonciez une baisse des prélèvements obligatoires à compter de 2023, notamment en raison de la baisse du rendement de l’IS. Pourtant, au même moment, le gouvernement augmentait de 12,1 milliards sa prévision de rendement de ce même impôt. Le HCFP en avait-il été informé ? Si oui, pourquoi avoir mentionné une baisse de rendement contradictoire avec la nouvelle prévision de recettes ?

M. Pierre Moscovici. Je n’ai pas la réponse à cet instant mais je m’efforcerai de vous l’apporter.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ma perspective sur les causes des écarts qui nous intéressent aujourd'hui est assez différente : il me semble qu’ils peuvent être attribués à la non-maîtrise des dépenses publiques.

Ce constat ressort très clairement des rapports publics annuels publiés par la Cour des comptes depuis 2017, dont il constitue le fil rouge. Deux périodes peuvent être distinguées dans le vocabulaire utilisé : entre 2017 et la crise du covid, s’exprime un regret quant au manque d’économies et de réformes structurelles, de maîtrise des dépenses publiques ; après votre arrivée au pouvoir, notamment à partir de 2022, un nouveau lexique est utilisé, insistant sur l’insuffisante « sélectivité des dépenses publiques ». Il n’y a là aucune critique de ma part : j’y vois simplement une différence sémantique notable.

Nous avons longuement débattu des capacités de prévision, des modèles, des données qu’il faudrait ajouter à l’analyse et des autorités qu’il faudrait consulter. Je trouve au contraire que toutes les informations sont là et qu’il n’y a aucune critique à faire aux institutions que vous représentez. Ce sont désormais les parlementaires qui doivent assumer leurs responsabilités. Pourtant, à entendre les auditions qui se sont déroulées à l’Assemblée nationale et au Sénat, on a le sentiment que la non-maîtrise des dépenses publiques n’est aucunement responsable du dérapage budgétaire. Le lien me semble pourtant évident. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Moscovici. Je n’ai pas l’impression d’être arrivé « au pouvoir ». Je l’ai été lorsque j’étais ministre mais je ne le suis plus depuis longtemps ; en l’occurrence, je ne suis que premier président de la Cour des comptes.

Il se trouve en effet que je suis arrivé à la tête de la Cour des comptes le lendemain de la fin du premier confinement, le 3 juin 2020. Nous sortions alors d’une période très particulière, pendant laquelle plus de 150 000 de nos concitoyens ont perdu la vie. S’est alors instauré ce qu’on a appelé le « quoi qu’il en coûte ». Il est vrai que la Cour des comptes, à cette occasion, a un peu changé son regard et n’a nullement condamné cette politique : quand il s’agit de sauver des vies, des entreprises ou un système social, on ne compte pas a priori, même s’il faut gérer du mieux possible. Il eût été absurde, en cet instant, de porter un jugement négatif sur la dépense publique. Par ailleurs, l’idée selon laquelle la Cour des comptes serait perçue par nos concitoyens comme foncièrement hostile à la dépense publique ou systématiquement partisane de l’austérité me paraissait absurde. Le problème n’était pas là.

L’enjeu était alors la qualité de la dépense publique. J’assume d’avoir changé de sémantique : je maintiens que si la part des dépenses publiques dans le PIB passe de 53,8 % en 2019 à 57 % aujourd'hui sans qu’une amélioration fondamentale du service public ne soit perçue par nos concitoyens ni objectivement mesurée – en témoigne par exemple notre rang au classement du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) –, c’est qu’il y a un problème de qualité de la dépense publique. J’ai donc effectivement souhaité que la Cour des comptes s’attache davantage à évaluer la qualité, la performance et l’efficience de la dépense publique. Je suis persuadé qu’on peut réduire les dépenses sans dégrader le service public ni abîmer le modèle social, voire en les confortant. Voilà ce que j’entends quand j’évoque la revue systématique des dépenses : il faut soulever le capot des politiques publiques et les regarder de près. On y trouvera des choses obsolètes, inefficaces ou inefficientes.

Je vous invite à lire le petit rapport que nous avons consacré aux dépenses exceptionnelles de sortie de crise, dans lequel nous proposons plusieurs milliards d’euros d’économies sur un périmètre assez restreint. Il n’a fait l’objet d’aucune protestation de la part des professions concernées, ce qui tend à suggérer que nous avons avancé des mesures de bon sens, dont l’application pourrait être relativement indolore.

La principale concerne l’apprentissage : il nous semble que les apprentis étudiant dans l’enseignement supérieur, parfois à niveau bac + 5 ou bac + 6 – nous en employons nous-mêmes à la Cour des comptes – ne rencontrent pas de problèmes particuliers sur le marché de l’emploi. En Allemagne, où l’apprentissage est très répandu, sa définition n’est pas si extensive. Recentrer les aides à l’apprentissage sur les bénéficiaires qui en profiteront le plus dans le contexte actuel d’un marché de l’emploi meilleur que par le passé serait une bonne chose. Le rapport souligne également le manque d’intérêt de certaines dépenses culturelles. De la même façon, est-il vraiment utile de soutenir les véhicules lourds dans une phase de décarbonation ?

Nous pourrions tout à fait systématiser cette démarche. C’est ce que je suggère.

L’institution évolue ainsi vers davantage d’évaluation des politiques publiques et de la qualité de la dépense publique, en lien avec les assemblées parlementaires, qui nous demandent des rapports très intéressants, que nous rédigeons avec grand plaisir.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Au-delà de ce changement de vocabulaire, les rapports publiés depuis 2017 soulignent, chaque année, que, quelle que soit la conjoncture, aucune économie structurelle n’est réalisée. Or, dans les auditions conduites ici même ou au Sénat, l’accent est mis sur le dérapage des recettes. Ce n’est pas du tout mon analyse, et j’ai le sentiment que ce n’est pas non plus celle qui ressort des rapports successifs de la Cour des comptes. Avez-vous observé, au cours des sept dernières années, des réformes structurelles susceptibles de permettre le redressement durable des comptes publics ?

M. Pierre Moscovici. Peut-être êtes-vous un lecteur plus assidu que je ne le suis des rapports de la Cour des comptes. Je ne me risquerai pas à commenter ceux qui ont été rédigés avant mon arrivée à la présidence de l’institution, même si je ne doute pas qu’ils soient passionnants et de qualité.

Pour ce qui est des exercices 2023 et 2024, en revanche, j’ai en effet clairement indiqué qu’à l’exception de la réforme des retraites, aucune réforme structurelle permettant une baisse des dépenses n’avait été conduite. Je le maintiens. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on trouve déjà toutes les informations nécessaires dans nos rapports : il me semble nécessaire d’adopter une démarche beaucoup plus collective et poussée de revue systématique des dépenses. En attendant, il existe déjà dans nos rapports des gisements tout à fait considérables d’économies.

M. Éric Woerth (EPR). Le problème est bel et bien le niveau de la dépense publique – chacun d’ailleurs le dit et le redit. Tout nouveau ministre souhaitant la faire baisser ouvre les rapports de la Cour des comptes, avant de les refermer, parce qu’il faut un peu de continuité et beaucoup de courage pour appliquer leurs recommandations. Si nous sommes tous d’accord pour dire qu’il y a trop de dépenses publiques, jamais nous ne nous accorderons sur celles à réduire. Le gouvernement doit prendre ses responsabilités.

En l’absence d’un organisme régulateur, les dérapages globaux des collectivités locales sont très difficiles à piloter. Les contrats de Cahors n’ont pas prospéré. La même difficulté se pose pour les dépenses de la sécurité sociale.

Il nous manque un travail de la Cour des comptes sur les modèles, en recettes et en dépenses, dont le fonctionnement est assez opaque. Sont-ils compétitifs ? D’autres pays européens ont connu de grandes difficultés de prévisions, ce qui n’est pas étonnant, étant donné les incertitudes actuelles. Le rôle du HCFP est évidemment très important et il ne serait peut-être pas inintéressant de lui confier d’autres missions.

Au fond, dès lors qu’il n’y a pas eu d’intention de tromper, tous les acteurs sont un peu responsables dans cette affaire. Il faut rectifier les erreurs. Le Parlement doit jouer son rôle et procéder à son examen critique. Nous contrôlons de façon continue l’action du gouvernement. Qu’est-ce qui nous empêche de contrôler les prévisions de recettes de Bercy ? Rien. Il nous faut seulement l’institutionnaliser.

M. Pierre Moscovici. Je suis largement d’accord avec vous. Il n’y a pas de pilote dans le contrôle de la dépense des collectivités locales. Il faut essayer de trouver des solutions partagées et d’établir un dialogue pour définir une pente réaliste. En revanche, il y a des pilotes dans le cockpit de la dépense sociale. Nous avons fait une revue de dépenses sur l’assurance maladie que nous allons rendre publique. Il serait intéressant de confier à la Cnam une fonction un peu plus vigoureuse. S’il faut investir dans certains domaines, on peut aussi économiser dans d’autres – sans pour autant abîmer l’hôpital.

S’agissant des modèles, j’attends votre commande.

Enfin, je vous transmettrai un document sur nos suggestions concernant le HCFP, notamment sur son mandat, sa capacité d’autosaisine et ses moyens. C’est lui, l’institution budgétaire indépendante française, qui doit jouer ce rôle d’interface, de tiers de confiance et de validateur au service du citoyen, sous le contrôle du Parlement.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Vous avez déclaré au Sénat, en avril 2024, n’avoir eu connaissance qu’en mars de la note du Trésor du 7 décembre 2023, qui alertait le gouvernement. Comment expliquez-vous l’avoir reçue aussi tard ? À quel moment avez-vous pris connaissance de celle du 16 février, qui alertait une nouvelle fois sur une aggravation du déficit, en tablant sur un chiffre de 5,7 %, quand le gouvernement parlait encore le 18 février d’un déficit à 4,4 % ?

M. Pierre Moscovici. Nous n’avons pas disposé des informations dont nous aurions dû disposer. Comme chaque année, la Cour a instruit en fin d’année 2023 et les premiers jours de 2024 ce qui devait devenir le chapitre « Finances publiques » du rapport annuel publié le 12 mars 2024. La désormais fameuse note datée du 7 décembre 2023 n’a pas été communiquée à cette occasion, alors qu’elle annonçait que le déficit public pourrait s’établir à 5,2 % du PIB. Elle montre bien que, début décembre 2023, l’administration ne croyait pas à l’hypothèse de 4,9 % de déficit. L’instruction du chapitre « Finances publiques » du rapport annuel s’est terminée le 14 décembre 2023. Le rapport a été envoyé à la contradiction le 18 décembre. Parallèlement, un questionnaire d’actualisation a été envoyé le 19 décembre. Une audition avec la directrice du budget s’est tenue, sans réponse écrite, le 11 janvier. Puis une réponse écrite de la direction générale du Trésor et de la direction du budget est parvenue à la Cour le 24 janvier, avec les éléments d’actualisation demandés. Cette réponse ne mentionnait pas la dégradation du déficit public mais n’affirmait pas non plus que celui-ci serait de 4,9 points, comme prévu par la loi de de finances de fin de gestion. La réponse du ministre début mars évitait de donner des chiffres de déficit public en 2023 et en 2024.

L’administration n’a pas été transparente avec la Cour sur la période allant de décembre 2023 à mars 2024. Nous en avons tiré les conséquences cette année, en demandant fermement qu’un tel épisode ne se reproduise pas. Il me semble que les équipes chargées des travaux sur les finances publiques ont bénéficié de davantage de transparence cette année. Cela doit devenir systématique. Nous avons d’ailleurs choisi de modifier notre calendrier, en isolant le chapitre introductif du rapport annuel, qui sera publié avant la fin du mois de février. Ce sera l’occasion d’un nouveau rendez-vous du contrôle parlementaire.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Ce manque de transparence a-t-il aussi concerné la note du 16 février ?

M. Pierre Moscovici. Oui.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Cette note a son importance, étant donné qu’elle est produite deux jours avant la réitération par le ministre de l’objectif de déficit.

M. Pierre Moscovici. Nous ne l’avons pas eue mais nous la connaissions, parce qu’elle a fuité assez largement, sans avoir de statut officiel.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Compte tenu de ces deux notes et des alertes, notamment celle du 27 septembre 2023, selon laquelle les prévisions étaient trop optimistes, peut-on considérer qu’au moment du dépôt du PLF 2024 le gouvernement dispose de suffisamment d’informations pour estimer que ses hypothèses ne sont pas les plus probables et, partant, que ses estimations ne sont pas les bonnes ?

M. Pierre Moscovici. Incontestablement, la prévision de 1,4 % est exagérément optimiste et tout à fait volontariste, puisque le consensus des économistes s’établissait à 0,8 %. Nous l’avons fait savoir à l’administration. C’est un choix qui a été fait et que je n’ai pas à commenter.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). On peut remettre en cause sa sincérité, puisque, contrairement à ce qu’affirment les ministres, ils disposaient bien, selon vous, d’un nombre important d’informations.

Par ailleurs, êtes-vous capables d’évaluer l’impact sur la croissance, au cours de l’année 2024, des coupes budgétaires successives ?

M. Pierre Moscovici. Je tiens à revenir sur le premier point – l’insincérité que vous supposez. Je ne veux pas me laisser entraîner sur un terrain où je ne veux pas aller : qui dit volontarisme ne dit pas intention de tromper. Je préfère parler d’un excès d’optimisme.

C’est plutôt l’Insee qui peut mesurer en cours d’année les impacts sur la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez dit que, le 16 février, vous étiez au courant de la note parce qu’elle avait fuité. Deux jours après, dans les médias, les ministres annoncent un déficit qui n’en tient pourtant pas compte. Quel est votre sentiment alors ? Êtes-vous étonné ? Inquiet ?

M. Pierre Moscovici. J’essaie de ne trop céder aux sentiments. Ce n’est pas exactement que la note a fuité…

M. le président Éric Coquerel. Vous la connaissiez. Et ce n’est pas ma question.

M. Pierre Moscovici. C’est plus flou que cela. On sait que quelque chose existe, que l’administration a des estimations – ce n’est pas un milieu totalement étanche – mais je n’ai pas la note. Permettez-moi donc de corriger le mot « fuiter ». Enfin, disons qu’elle a fuité au sens où des gens la connaissent. Des membres de mon administration peuvent nous dire qu’il y a une note du Trésor et qu’elle va dans tel ou tel sens.

M. le président Éric Coquerel. Vous savez qu’il y a une note du Trésor. Pourtant, les ministres maintiennent leur chiffre. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Moscovici. Je suis embêté, parce que cela confirme mon sentiment qu’en réalité tous les chiffres sur lesquels on travaille, à commencer par un déficit à 4,4 %, vont être largement dépassés.

M. le président Éric Coquerel. J’entends bien votre remarque sur l’excès d’optimisme. Je pense en effet que le gouvernement a été aveuglé par ce qu’il projetait des effets de sa politique. Mais, le 18 février, il ne s’agit plus d’optimisme, puisque les ministres ont un chiffre et qu’ils en donnent un autre.

M. Pierre Moscovici. N’ayant pas cette note, je ne peux rien affirmer ni faire de commentaires publics. Je me dis in petto qu’il y a quelque chose qui se prépare.

M. le président Éric Coquerel. Cela me conforte dans l’idée qu’il faut que le HCFP ait accès aux notes intermédiaires.

Mme Estelle Mercier (SOC). Monsieur le premier président, merci beaucoup pour vos propos d’une cohérence et d’un réalisme dont vous seul pouvez faire preuve dans cette commission. La Cour des comptes et le HCFP avaient lancé plusieurs alertes, dès 2023, à la fois sur l’optimisme des prévisions de recettes et sur la trajectoire budgétaire, sans qu’aucune mesure forte ne soit réellement prise. Cela interroge sur le rôle du HCFP et de la Cour des comptes, ainsi que sur les conditions dans lesquelles vous êtes saisis. Vous avez évoqué le problème du temps des saisines du HCFP et du manque d’informations venant de Bercy. Comment votre mécanisme du comply or explain trouverait-il sa place dans la temporalité très contrainte d’un processus budgétaire ? En quoi permettrait-il d’améliorer l’accès aux informations ?

M. Pierre Moscovici. Prenons l’exemple des prévisions macroéconomiques. Imaginons qu’un gouvernement établisse une prévision de croissance à 1,4 %, soit 0,6 point au-dessus du consensus. Le Haut Conseil, comme il l’a d’ailleurs fait en 2023, relève l’excès d’optimisme, en fixant la prévision entre 0,8 et 1 %. Dans un système de comply or explain, l’administration doit soit appliquer ce chiffre soit expliquer précisément pourquoi elle s’en écarte, ce qui l’exposerait à des accusations plus graves en cas de dérapage. Je suis favorable à un mécanisme plus contraignant : le HCFP fait les prévisions, ensuite il valide ou non les hypothèses, et si les siennes ne sont pas reprises in fine, alors le comply or explain s’applique. Si un gouvernement s’accrochait à des prévisions irréalistes, le dispositif aurait un effet contraignant plus puissant.

Mme Estelle Mercier (SOC). L’organisation des services de Bercy et la bonne communication entre les différents acteurs et les différentes directions sont-elles un sujet ?

M. Pierre Moscovici. Ce n’est pas un sujet pour nous. Deux directions jouent un rôle fondamental dans l’élaboration du budget : la direction générale du Trésor, qui a la capacité de prévision, notamment macroéconomique, et qui est aussi chargée du lien avec l’Union européenne, et la direction générale du budget, chargée du suivi des dépenses. Ce sont ces deux directions qui nous présentent ensemble le projet. J’ai souligné au passage le rôle d’une troisième direction qui me paraît importante dans les prévisions de recettes. Si l’on souhaite améliorer certaines prévisions de rendement d’impôt, il importe que la direction générale des finances publiques améliore ses propres capteurs, puisque c’est elle qui est en contact direct avec les entreprises.

Mme Estelle Mercier (SOC). La direction générale des collectivités locales (DGCL) avait des prévisions différentes, ce qui explique notamment le décalage.

M. Pierre Moscovici. Il y a en effet d’autres directions concernées, qui ne sont pas des directions de Bercy. J’ai cité la Cnam, la direction de la sécurité sociale, qui est aussi présente quand on nous présente le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), et la DGCL. Je ne pense pas que l’organisation administrative soit déficiente. En revanche, il y a parfois un problème d’information et de transparence dans le lien avec le pouvoir politique. La situation serait différente si les prévisions étaient externalisées.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Entre les prévisions de recettes dans la loi de finances initiale et la réalisation, la déperdition en IS est très forte, de même pour l’impôt sur le revenu et la TVA. On peut constater a posteriori que les prévisions de recettes étaient très optimistes et celles de dépenses sous-estimées, d’autant que beaucoup de déplacements de ministres se soldaient par des engagements financiers nouveaux. Vous êtes-vous posé la question d’une alerte ou d’une suggestion de correction en direct avec les ministères ?

M. Pierre Moscovici. J’évoquais précisément l’IS parce que son mécanisme est assez différent des autres – il faut prévoir des capteurs. Les prévisions d’impôt sur le revenu et de TVA découlent en grande partie des hypothèses macroéconomiques. Je souhaite que nos saisines infra-annuelles soient systématisées dans un texte de loi organique ; elles ne doivent pas dépendre de la bonne volonté du gouvernement. Quant au HCFP, il doit pouvoir s’autosaisir.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Vous avez établi une distinction entre l’insincérité, qui suppose une volonté de tricher, et la notion de responsabilité. N’est-on pas ici au point de bascule dans l’irresponsabilité ? Vous souhaitez que les prévisions ne soient plus confiées à la seule administration et faites du HCFP le candidat naturel pour apporter cet éclairage. À quel coût cela pourrait-il se faire, car vous devriez sans doute étoffer vos effectifs ? Par ailleurs, comment se présenterait l’évolution des taux d’intérêt si nous ne revenons pas à 5,4 % dans le projet de loi de finances ? Par cette question, je souhaite tester vos capacités à nous donner une vision d’avenir.

M. Pierre Moscovici. Nos capacités sont assez convenables. Cependant, je ne veux pas me prononcer sur 2025, puisque j’attends la saisine demain.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Les informations existent et nous en avons connaissance.

M. Pierre Moscovici. Je ne peux pas me contenter d’informations obtenues par ouï-dire. Je vous promets que je vous répondrai prochainement de manière très concrète, quand nous aurons examiné de près le projet.

Le HCFP n’est pas une annexe de la Cour des comptes. Il est logé auprès de la Cour des comptes pour une question de crédibilité, mais c’est avant tout un organisme d’analyse économique indépendant, avec un secrétariat permanent – qui ne compte que 8 ETP. Il faudrait augmenter ses moyens. Pour que cela marche, il faut que nous ayons plus d’informations et un peu plus de temps – cinq ou sept jours, c’est beaucoup trop court. Il faut aussi que l’équipe économique soit renforcée, sachant que tout dépendra du scénario retenu, qu’on nous confie les seules prévisions ou leur validation aussi. Dans le premier cas, il faudrait transférer une quarantaine de fonctionnaires de la direction générale du Trésor, dans le second, une vingtaine d’économistes indépendants.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Lors de l’audition au Sénat du 27 septembre 2023, vous aviez émis des réserves sur les prévisions, sans même disposer des éléments que vous avez réclamés à plusieurs reprises et avec un outil de prévision des recettes qui dysfonctionne – je vous cite. Alors même que d’autres personnes auditionnées nous ont dit être allées de surprise en surprise, cela ne semble pas du tout avoir été votre cas. Comment avez-vous pu construire une analyse qui se révèle exacte, sans les éléments nécessaires et avec un outil déficient ?

M. Pierre Moscovici. Nous ne sommes pas Mme Irma. Nous n’avons pas tout modélisé, ni tout vu, ni tout compris. Les outils de prévision des recettes, si imparfaits qu’ils soient, servent tout de même de garde-fous : nous avions vu que les chiffres avancés étaient trop optimistes. Nous sommes mieux outillés sur la macroéconomie et sur les dépenses publiques.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous êtes en train de nous dire que, sans avoir tous les éléments dont dispose l’État, avec des outils imparfaits, vous parvenez à faire de meilleures prévisions que la direction générale du Trésor ? Est-ce le seul effet de votre principe de précaution ?

M. Pierre Moscovici. Nous sommes capables de porter une appréciation, que je crois réaliste et prudente, sur les prévisions. Si j’ai commencé par cette récapitulation, un peu fastidieuse sans doute, de toutes les alertes que nous avons données, c’est parce que nous les aurons faites continûment au cours de ces deux années. Je ne prétends pas que nous soyons la perfection. C’est un exercice très compliqué, qui comporte toujours des erreurs, qu’il faut limiter. Il y a eu trop d’optimisme, trop de volontarisme ces dernières années. Pour être tout à fait objectif, personne n’imaginait un tel dérapage de recettes ni que nous nous retrouverions à 6,1 % de déficit en 2024. Le Haut Conseil n’a d’ailleurs pas la prétention de l’avoir dit. En revanche, la Cour des comptes, dans son rapport paru au mois de juillet, présentait un certain nombre de scénarios montrant qu’on risquait d’être largement au-dessus de 5 % de déficit en 2025 et près de 6 % en 2027. Cela prouve qu’avec des outils assez rustiques et un peu de prudence et de bon sens, on peut parfois éviter certaines erreurs. Je ne m’enorgueillis pas qu’on ait vu les choses ; je regrette plutôt qu’on n’ait pas été suivis.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Votre présentation n’a pas été fastidieuse ; elle a au contraire révélé la prudence de vos estimations et l’optimisme débordant du gouvernement, qui n’aurait pas été bien grave s’il n’avait pas eu pour conséquences un budget austéritaire et le déficit de démocratie des annulations de crédits.

Le HCFP dispose de crédits budgétaires placés au titre d’une action du programme 164, dans la mission Conseil et contrôle de l’État. Qu’est-ce qui vous empêche de jouer ce rôle ?

M. Pierre Moscovici. Jusqu’à l’année dernière, il y avait deux missions, qui ont été regroupées en une seule – le Haut Conseil représente une dépense minime, au sein de l’une des plus petites missions de l’État. C’est un budget qui est voté et qui nous donne les moyens dont nous disposons.

M. le président Éric Coquerel. Il faudrait une hausse des crédits sur ce sujet.

M. Pierre Moscovici. Il faudra un transfert d’une douzaine d’emplois au Haut Conseil des finances publiques. Ce n’est pas cher au vu de ce que cela peut rapporter.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Ce n’est donc pas tant une question d’ordre juridique que de moyens ?

M. Pierre Moscovici. Ce sont en effet les missions de l’État telles que vous les votez.

Mme Perrine Goulet (Dem). Je m’adresse à l’ancien ministre que vous êtes. En 2023 et en 2024, le Parlement était fragmenté voire divisé. Aurait-on pu voir un tel écart dans les prévisions avec un Parlement plus stable ?

On parle depuis tout à l’heure de notes du Trésor, de revue de dépenses, d’avis du HCFP, de rapports réguliers de la Cour des comptes. C’est à se demander si tous ces écrits servent à quelque chose, compte tenu de l’augmentation continue des dépenses de l’État et des collectivités, de l’Ondam (objectif national de dépenses d’assurance maladie) et des dépenses de guichet, notamment de l’allocation adulte handicapé. N’y a-t-il pas trop d’acteurs qui interagissent sur ces sujets, entraînant une dilution des avis voire un manque de responsabilité et de visibilité ?

Vous proposez de renforcer le Haut Conseil des finances publiques. Mais, malgré vos avis et vos alertes, vous n’avez pas eu le pouvoir de faire changer les choses. Nous, parlementaires, nous l’avons. Aussi ne devrait-on pas plutôt renforcer les moyens du Parlement afin de faire nous-mêmes des prévisions macroéconomiques ? Sinon, plutôt que d’organiser des transferts de personnel, ne devrait-on pas confier à la Cour des comptes ou au Trésor les fonctions qu’exerce actuellement le HCFP ? Faut-il vraiment tant d’organismes pour établir des prévisions macroéconomiques fiables ?

M. Pierre Moscovici. Première réponse : oui, de tels écarts seraient tout à fait possibles en cas de majorité au Parlement. En tant qu’ancien ministre de l’économie et des finances, je sais qu’arrêter une prévision de croissance n’est pas une décision simple. Vous vous doutez bien qu’on ne la prend pas seul. Elle engage le Premier ministre. Les dérapages voire l’hubris peuvent donc se produire même avec une majorité nette, comme cela a déjà été le cas, même si ce n’était pas dans les mêmes proportions – bien sûr, la situation politique actuelle ne facilite pas les choses.

Vous semblez opposer l’accroissement des pouvoirs de contrôle et d’évaluation du Parlement au renforcement du rôle du HCFP, mais l’un n’exclut pas l’autre. J’ai été non seulement ministre de l’économie et des finances, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires mais aussi membre par deux fois de votre commission, et je vais être très prudent. Le Parlement, dans une situation de fragmentation, aurait peu de chances d’adopter une prévision de croissance consensuelle et dans le cas d’une forte majorité, il aurait tendance à coller à celle du gouvernement. Le renforcement des pouvoirs d’évaluation du Parlement ne me paraît pas contradictoire avec l’existence d’une institution indépendante à même d’éclairer ses débats.

Mme Perrine Goulet (Dem). Cette indépendance que vous mettez en avant pour la Cour des comptes, le Trésor en est aussi doté d’une certaine manière. Pourquoi ne parvenons-nous pas à agir efficacement pour endiguer l’augmentation de nos dépenses alors qu’une multitude d’acteurs rendent des avis et des rapports sur l’état des finances publiques ?

M. Pierre Moscovici. Vous ne pouvez pas mettre sur le même plan la Cour des comptes et la direction générale du Trésor. Le décret relatif aux attributions du ministre des finances est clair : le rôle du directeur général du Trésor est d’être un fonctionnaire loyal. Certes, il est à la tête d’une administration qui peut dire des vérités au ministre mais in fine, c’est toujours le pouvoir politique qui décide. La Cour des comptes, elle, est totalement indépendante : personne ne se risquerait à téléphoner à son premier président pour orienter un rapport ou lui suggérer un sujet d’enquête. Seules les commissions des finances du Parlement ont la faculté de demander à la Cour de réaliser des enquêtes, aux termes du 2° de l’article 58 de la Lolf.

Quant à la Cour des comptes et au Haut Conseil, ce sont deux entités différentes. Le choix a été fait, lorsque le HCFP a été créé, de le placer « auprès » de la Cour des comptes, mot qui a toute son importance. Personnellement, je ne suggérerai pas de fusion. Les experts économiques du HCFP, dont les sensibilités et les origines diffèrent de celles des magistrats de la Cour, apportent des compétences complémentaires d’une utilité précieuse. Il me paraît en outre difficile de comparer une institution ayant un budget de quelque 250 millions d’euros et employant 1 800 personnes, rue Cambon à Paris et dans les chambres régionales des comptes, à un organisme ne comptant que 8 ETP, rattaché au même programme budgétaire qu’elle.

En défendant le HCFP, je fais un double plaidoyer pro domo puisque j’en suis le président, après l’avoir porté sur les fonts baptismaux lorsque j’étais ministre. Poursuivant ce plaidoyer, je dirai que pour atteindre l’efficacité vous recherchez, il faudrait lui attribuer des pouvoirs plus contraignants.

M. François Jolivet (HOR). Pour bien cerner le rôle de la direction générale du Trésor dans l’élaboration des prévisions, il faut rappeler qu’elle a été créée en 2004 après avoir intégré la direction de la prévision et de l’analyse économique, auparavant autonome.

Elle élabore des analyses macroéconomiques, représente les intérêts de la France auprès de l’Union européenne et conseille le gouvernement. Pour le cas qui nous occupe, nous ne savons pas s’il existe des notes internes – vous connaissez ce mécanisme par lequel les hauts fonctionnaires cherchent à se protéger – permettant de retracer les échanges avec le ministre et son cabinet. Vous avez rappelé quelle part elle prend dans la fabrication du budget aux côtés de la direction du budget qui veille au respect du principe de l’annualité des dépenses.

Les ministères « métiers » se sont considérablement affaiblis. Nous voyons bien comment tout se concentre dans le bâtiment principal, perpendiculaire à la Seine, à Bercy. Là, on explique à la direction du logement que les logements vont se construire même si ce n’est pas le cas, TVA oblige, et on réussit à faire avaler à la direction générale des entreprises qu’il est possible d’instaurer une taxation des dividendes alors même que l’imposition des résultats diminuera son rendement.

La dépense publique ne cesse de croître, malgré les alertes lancées dans les rapports nationaux et internationaux. Une récente publication de la Cour des comptes a souligné que la règle de l’annualité des dépenses était peu compatible avec le bon entretien du patrimoine de l’État, notamment parce qu’elle limite l’impact des coûts évités.

Ne pensez-vous pas que se pose avant tout un problème systémique dans la conduite de l’action publique ?

M. Pierre Moscovici. J’ai bien connu ces différentes directions, y compris dans leur configuration antérieure puisque j’ai dirigé le service du financement et de la modernisation de l’économie au commissariat général du Plan dans les années quatre-vingt-dix. J’ai été ministre des finances mais n’ai pas souhaité l’être à nouveau. Désormais premier président de la Cour des comptes et président du HCFP, je ne pense pas que ma vision personnelle de l’organisation administrative de la France soit passionnante pour vos travaux. En tout cas, elle n’est pas suffisamment étayée par des travaux collectifs indépendants pour que je puisse la dévoiler avec intérêt.

M. François Jolivet (HOR). Si, comme vous le préconisez, le HCFP est chargé d’élaborer les prévisions ou de les valider, quel contrôle pourra exercer la Cour des comptes si celles-ci se révèlent mauvaises ?

Si l’on appliquait aux chambres régionales des comptes ce que vous proposez pour l’État, pensez-vous que ce serait tenable pour elles ?

M. Pierre Moscovici. Les chambres régionales des comptes n’ont pas ce rôle à jouer auprès des collectivités territoriales ; elles n’auraient du reste pas les moyens de le remplir.

Nous pouvons contrôler ce que nous voulons mais il me semble que le problème qui occupe votre commission est de savoir comment rendre la prévision plus efficace, plus effective, plus réaliste, plus en phase avec ce qui se passe en temps réel. Le HCFP a l’avantage de pouvoir mordre sur l’instant présent alors que la Cour des comptes intervient toujours a posteriori.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Votre intervention tonique et éclairante, même implacable, confirme ce que nous sommes un certain nombre à subodorer au sein de cette commission d’enquête : le gouvernement, alerté depuis longtemps, savait que les prévisions qu’il a retenues ne pouvaient servir de base à un projet de loi de finances.

L’administration n’a pas été transparente avec vous : tels sont les mots très forts que vous avez employés. Si c’est le cas, n’est-ce pas tout simplement parce qu’elle a répondu aux souhaits supposés des dirigeants de Bercy ? Ne s’est-elle pas sentie encouragée ? Nous savons qu’elle n’est pas véritablement autonome. Vous avez même parlé d’un milieu qui n’était pas totalement étanche.

Lors de son audition, Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques, a déclaré que les problèmes de recettes étaient connus dès l’été 2023. Or Bruno Le Maire dit ne les avoir découverts qu’en février 2024. Est-il possible que des fonctionnaires aussi haut placés n’aient pas informé le ministre ?

M. Tanguy et M. Jolivet aiment à revenir sur le dérapage des dépenses publiques ; pour ma part, ce sont les recettes qui me préoccupent. La politique de l’offre part du présupposé que moins d’impôts, c’est plus de recettes à terme. Or on se rend bien compte que ce n’est pas le cas. Il n’est qu’à voir l’impact de la suppression de la taxe d’habitation, de la réduction de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et des modifications de la fiscalité des plus-values mobilières. Quel rôle cela a-t-il joué ?

Notre objectif n’est pas de faire le procès des prévisionnistes mais je ne comprends toujours pas comment il y a pu avoir des écarts de plusieurs milliards entre le rendement prévu et le rendement constaté de l’IS et de la Crim. Comment les expliquez-vous ?

M. Pierre Moscovici. S’agissant de l’IS et de la Crim, il y a eu du volontarisme sans aucun doute. Il est certain que pour l’IS, le contact avec le patient a été perdu. Je n’y reviens pas car j’ai déjà répondu.

Pour ce qui est de la transmission des informations au ministre, je ne peux pas vous dire comment les choses se sont passées concrètement ; je n’étais pas dans la pièce. Qui décide que certains documents doivent ou non être transmis au ministre ? L’administration anticipe-t-elle d’elle-même de ne pas les communiquer ? Lui dit-on ne pas le faire ? Quelles informations M. Fournel a-t-il adressées à son ministre ? Quelles informations a reçues celui-ci ? Je ne le sais pas. Vous pourrez apprécier par vous-même les réponses que vous auront apportées les différentes personnes auditionnées sous serment.

Je n’entends donner de leçons à quiconque mais lorsque j’étais ministre des finances, je n’aurais pas aimé que mon administration décide à ma place de communiquer ou pas à la Cour des comptes telle ou telle information. Et j’aurais détesté qu’on m’informe de l’existence d’un écart de cette nature bien après qu’il a été constaté. Je l’avoue, j’ai une conception qui appartient peut-être à l’ancien monde : je considère qu’in fine, le politique – et ce n’est pas une question de personnes – est toujours responsable, même lorsqu’il ne sait pas et que les canaux de transmission ont mal fonctionné.

Quant à la politique de l’offre, il ne m’appartient pas de juger si elle a été ou non efficace. En revanche, comme j’ai eu l’occasion de vous le dire à plusieurs reprises et comme la Cour des comptes et le HCFP l’ont écrit, à partir du moment où la situation des finances publiques s’est dégradée, en 2023, nous n’avions plus les moyens de procéder à des baisses d’impôts sèches, autrement dit non accompagnées d’économies ou d’augmentations d’autres prélèvements.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions posées à titre individuel.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Des alertes, la Cour en a émis depuis longtemps. En 2017, elle préconisait un effort inédit de dépenses ; en 2018, elle soulignait que le déficit était plus élevé que dans la quasi-totalité des pays européens ; en 2019, elle signalait la fragilité du redressement de nos finances publiques ; en 2020, elle notait que la position de la France s’était dégradée plus que celle de ses voisins ; en 2022 – mettons à part l’année 2021 marquée par la crise du covid –, elle annonçait qu’il fallait faire preuve de sélectivité dans le choix des dépenses et engager des réformes ambitieuses.

Puis ce fut, ces deux dernières années, la cerise sur le gâteau. La Cour alerte en 2023 sur les prévisions de croissance et de recettes qu’elle juge trop élevées et en 2024, « année noire » selon vos termes, sur l’optimisme du Gouvernement s’agissant de tous les postes budgétaires. Elle souligne le manque de cohérence et de crédibilité du budget mais n’utilise pas l’arme nucléaire qui aurait consisté à dénoncer son insincérité. Pourtant, dès la mi-février, elle a eu connaissance de l’évaluation inexacte du taux de croissance qui nous a conduits droit dans le mur puisqu’analyses et chiffres ont été faussés. Vos précédentes alertes n’ayant pas entraîné de changements de la part du gouvernement, ne considérez-vous pas que vous auriez dû recourir à la notion d’insincérité pour le faire réagir ?

M. Pierre Moscovici. Je note avec satisfaction le regard spéléologique que votre formation politique porte sur les rapports de la Cour des comptes, institution importante pour les Français.

Je crois avoir répondu à votre question. Nous n’avons pas les mêmes missions que le Conseil constitutionnel et nous restons prudents quant à la notion d’insincérité, qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours, dans des cas flagrants. Je vous rappelle tout de même que dans notre avis sur le programme de stabilité, nous n’avons pas hésité à hausser le ton : manque de crédibilité, manque de cohérence, manque de réalisme.

Entre les gradations tout en subtilité des termes que nous employons et l’arme de l’insincérité qui, comme la vraie arme atomique, est faite pour ne pas qu’on s’en serve afin d’éviter toute conséquence dramatique, il existe une troisième voie. C’est la raison pour laquelle je vous demande d’être attentifs à notre proposition d’accroître les délais dont dispose le HCFP, d’élargir son mandat, d’augmenter légèrement ses moyens et surtout de rendre ses avis plus contraignants. Les choses eussent été différentes si ces modifications avaient été décidées, j’en suis persuadé.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avant 2020, la Cour des comptes, que j’affectionne tout particulièrement en tant que bonapartiste, a mis en garde les gouvernements contre leur tendance à considérer les mesures d’assouplissement quantitatif comme un acquis en intégrant la baisse des taux dans leurs perspectives de rétablissement des comptes publics. Elle n’a eu de cesse de leur rappeler le caractère exceptionnel et donc temporaire de la politique de la Banque centrale européenne (BCE) et la nécessité de prendre en compte le solde primaire du budget, hors paiement des intérêts, ce qu’aucun gouvernement n’a fait entre 2017 et 2019.

Sous serment, dans cette commission, il nous a été dit qu’un grand plan visant à anticiper le changement de la politique monétaire de la BCE et donc ses conséquences sur la charge de la dette avait été prévu. En avez-vous eu connaissance lorsque vous êtes arrivé à la tête de la Cour des comptes en 2020 ?

Ma deuxième question porte sur les indicateurs. Pour des raisons politiques, ils font l’objet de tant de manipulations qu’ils perdent tout sens. Dans la mesure, par exemple, où les subventions qui contribuent à créer des emplois coûtent plus cher que les recettes que ceux-ci génèrent, on en vient à confondre le maquillage des chiffres avec la réalité. Quand la croissance est nourrie artificiellement par la dépense publique, elle ne peut s’accompagner de recettes suffisantes. Quelle est votre position à ce sujet ?

M. Pierre Moscovici. Je ne vous savais pas bonapartiste mais moi qui ne le suis pas, j’étais prédestiné à devenir premier président de la Cour des comptes car je suis né cent cinquante ans, jour pour jour, après sa création.

Je ne veux pas me laisser entraîner dans une discussion de politique générale car ce n’est pas mon rôle. De manière générale, et cela dépasse largement le cas de la France, il était imprudent de considérer que la politique de l’assouplissement quantitatif serait éternelle. Alors ministre des finances, j’ai largement approuvé le « whatever it takes » – quoi qu’il en coûte – de Mario Draghi qui a sauvé l’euro en nous donnant un ballon d’oxygène après la période de forte récession qui a suivi la crise financière. Certes, gagner de l’argent en empruntant, c’est formidable mais il était clair que des taux d’intérêt réels très faibles ou négatifs n’allaient pas perdurer. Depuis 2021, la charge de la dette a doublé et elle risque de doubler encore dans les années à venir si nous n’agissons pas de manière déterminante.

Je ne sais pas qui, sous serment, a évoqué tel ou tel plan mais je rappelle que l’Agence France Trésor, service de Bercy qui gère les émissions de dettes, ne se berce pas d’illusions. Attentive aux évolutions réelles du marché, prenant le pouls de la politique monétaire, elle émet généralement des hypothèses de taux prudentes.

M. le président Éric Coquerel. Je terminerai par quelques remarques.

Je serais plutôt d’accord avec votre proposition de donner plus de poids au HCFP en élargissant son champ d’intervention et en accentuant ses contrôles. En revanche, il ne me semble pas pertinent de le doter de pouvoirs contraignants, lesquels doivent être réservés à mon sens aux instances politiques.

Le HCFP a pour mission de « veiller à la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques avec les engagements européens de la France », ce qui n’a rien de neutre économiquement. Cela implique des biais, nous le voyons bien dans l’attention qu’il porte à la baisse des dépenses publiques. Dans ces conditions, je considère que le Parlement est largement défavorisé par rapport à l’exécutif. Il devrait disposer de moyens de contrôle renforcés.

M. Pierre Moscovici. Rendre les avis du Haut Conseil contraignants ne revient pas à le doter d’un pouvoir de nature politique. Il s’agira surtout pour lui de valider des prévisions, prérogative qui n’a rien de considérable. Ce changement n’empêche nullement le Parlement d’avoir davantage de responsabilités.

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du mardi 21 janvier 2025 à 16 heures

Présents. - Mme Christine Arrighi, M. Jean-Pierre Bataille, M. Eddy Casterman, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Benjamin Dirx, M. Christian Girard, Mme Perrine Goulet, M. François Jolivet, M. Daniel Labaronne, M. Aurélien Le Coq, M. Mathieu Lefèvre, M. Philippe Lottiaux, M. Emmanuel Mandon, M. Emmanuel Maurel, M. Kévin Mauvieux, Mme Estelle Mercier, Mme Sophie Mette, M. Nicolas Ray, M. Matthias Renault, Mme Sophie-Laurence Roy, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Éric Woerth

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, Mme Félicie Gérard, M. Jean-Paul Mattei, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, M. Alexandre Sabatou, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou

Assistaient également à la réunion. - M. Pierre Cordier, M. Fabien Di Filippo, Mme Justine Gruet