Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Laurent Saint-Martin, ancien ministre chargé du budget et des comptes publics, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................21

 


Jeudi
13 février 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 084

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission procède à l’audition de M. Laurent Saint-Martin, ancien ministre chargé du budget et des comptes publics, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958).

M. le président Éric Coquerel. Nous auditionnons aujourd’hui M. Laurent Saint-Martin, ministre chargé du budget et des comptes publics de septembre à décembre 2024, dans le cadre de nos travaux visant à étudier et à rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête selon le régime prévu par l’article 6 de l’ordonnance n°58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à M. Saint-Martin et transmis aux membres de la commission.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Saint-Martin prête serment.)

M. Laurent Saint-Martin, ancien ministre chargé du budget et des comptes publics. Je vous remercie de m’inviter à répondre à vos interrogations sur les comptes 2023 et 2024. Permettez-moi de rappeler la chronologie des textes budgétaires de l’automne dernier.

Le gouvernement de Michel Barnier est nommé le 21 septembre 2024. C’est à cette date que je prends mes fonctions de ministre auprès du Premier ministre chargé du budget et des comptes publics, et que je prends connaissance des dernières remontées comptables transmises par la direction générale du Trésor (DGT), qui font état d’une dégradation préoccupante des recettes fiscales et, dans une moindre mesure, des dépenses publiques, notamment celles des collectivités.

Selon le Trésor, le déficit public s’établirait à 6,3 % du PIB en 2024 et à 6,9 % en 2025 sans mesure nouvelle, du seul fait de l’évolution tendancielle des dépenses des administrations publiques. C’est un dérapage significatif par rapport à la prévision de juillet, que les ministres avaient présenté le 9 septembre devant votre commission, faisant alors état d’un déficit de 5,6 % du PIB en 2024 et de 6,2 % en tendanciel en 2025.

Dès le 25 septembre 2024, je me rends devant votre commission aux côtés du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, Antoine Armand, pour faire la transparence sur l’état des comptes 2024 à la lumière des remontées dont nous disposons à ce moment-là. Je vous informe alors que le déficit pour 2024 pourrait s’établir autour de 6 % du PIB. Ce sont d’ailleurs les premiers mots de ma prise de parole. Je m’engage alors devant vous à tenir toujours un discours de vérité et de transparence et prends le même engagement auprès de la commission des finances du Sénat ainsi que devant les commissions des affaires sociales des deux assemblées.

Telle sera ma méthode pendant toute la durée de ce mandat. Plusieurs exemples l’illustrent. Lorsque je suis informé, le 14 novembre 2024, du dérapage de 1,2 milliard d’euros de nos dépenses de sécurité sociale, je prends sur-le-champ attache avec les commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat pour signaler cet écart. Afin de prendre immédiatement des mesures correctives, le gouvernement actualise en conséquence les trajectoires des finances publiques dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et le projet de loi de finances (PLF) en cours d’examen. De plus, il prend des mesures pour limiter l’impact sur les finances publiques en 2024 et 2025, notamment la modification de la clause de sauvegarde.

Par ailleurs, j’ai tenu à ce que les textes financiers soient actualisés en cours d’examen jusqu’au dernier moment, à partir des informations disponibles. Par exemple, l’article d’équilibre du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) adopté au Sénat a été mis à jour postérieurement à la commission mixte paritaire (CMP) du 3 décembre 2024. Cette actualisation visait notamment à tenir compte d’une nouvelle information sur les recettes de TVA pour 2024, accusant une baisse de 1,4 milliard d’euros.

Enfin, Antoine Armand et moi-même avons pris à bras-le-corps le sujet du pilotage des finances publiques. Nous avons lancé un plan d’action pour les finances publiques et installé un comité scientifique afin d’éclairer l’administration d’expertise extérieure. Ce comité a deux vertus : assurer la transparence des méthodes de prévision vis-à-vis de la société civile; améliorer les modèles de prévision grâce à un meilleur dialogue entre administration et scientifiques. À ce propos, je tiens à préciser, même si je l’ai dit de façon constante, que la qualité et la solidité des équipes de Bercy ne sont pas et n’ont jamais été, à mes yeux, en question. Je peux témoigner personnellement de leur compétence, de leur expertise et de leur mobilisation sans faille.

Le 27 septembre 2024, le Premier ministre réunit un séminaire gouvernemental. La question budgétaire y fait l’objet de discussions dédiées et approfondies dans la perspective de la déclaration de politique générale du 1er octobre 2024, dans laquelle le Premier ministre fixe un cap clair pour le redressement de nos finances publiques : ramener à 3 % le déficit public à l’horizon 2029 en commençant par le contenir à 5 % en 2025. Ce cap est précisé dans la foulée : il s’agit de réaliser un effort de 60 milliards d’euros en 2025, reposant aux deux tiers sur des baisses de dépenses publiques et pour un tiers sur des hausses de contributions temporaires et ciblées.

Le 8 octobre 2024, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) rend son avis sur les prévisions macroéconomiques et sur les articles liminaires du PLF et du PLFSS pour 2025. Il valide les hypothèses retenues par le gouvernement, qui serviront également de base au PLFG pour 2024. Concrètement, cela signifie que la prévision est sérieuse et sincère. Le HCFP validera une seconde fois ces hypothèses quelques mois plus tard dans le cadre de l’examen du PLFG pour 2024. Je présente le PLF devant les commissions des finances des deux chambres dès le 10 octobre. Le constat qu’Antoine Armand et moi-même dressons est assez simple : si nous ne faisons rien, la dynamique spontanée de la dépense publique pourrait porter le déficit à environ 7 % en 2025, ce qu’il faut absolument éviter.

Nous proposons donc au Parlement que l’effort de 60 milliards d’euros repose aux deux tiers sur de la réduction de dépenses et pour un tiers sur des contributions temporaires ciblées et exceptionnelles. C’est un effort exigeant, dont je mesure l’ampleur, à la mesure de la situation. Notre pays a accumulé une dette qui s’élève alors à 3 220 milliards d’euros, soit 112 % du PIB au deuxième trimestre 2024.

Le 14 octobre, je présente dans l’hémicycle le projet de loi de règlement et d’approbation des comptes de l’année 2023 Les comptes de 2023 affichent une nette dégradation. Le déficit public s’établit à 154 milliards d’euros, soit 5,5 % du PIB. C’est une dégradation par rapport au résultat 2022, qui présentait un déficit de 4,8 %, et par rapport aux prévisions du dernier collectif pour 2023, qui prévoyait un déficit de 4,9 %.

Deux constats s’imposent sur ce niveau de déficit. Le premier est que l’essentiel de la dégradation est lié au niveau de recettes, nettement moindres qu’attendu, les événements exceptionnels des dernières années, notamment les crises sanitaire et inflationniste, ayant rendu très erratique et beaucoup moins prévisible l’évolution des prélèvements obligatoires. Au total, la moins-value en recettes est de 21 milliards d’euros par rapport à ce qui était anticipé lors du débat parlementaire à l’automne 2023. S’agissant d’un sujet majeur, Antoine Armand et moi-même nous sommes engagés à renforcer les capacités de prévision et de suivi des dépenses et des recettes publiques au sein des ministères économiques et financiers.

Le second constat est que la dégradation aurait été plus grave encore si le précédent gouvernement, dirigé par Gabriel Attal, n’avait pas agi pour maîtriser la dépense. À cet égard, je tiens à saluer l’action de mon prédécesseur, Thomas Cazenave, aux côtés de Bruno Le Maire. Grâce aux mesures de freinage déployées dès le printemps 2023, tandis qu’Élisabeth Borne était à Matignon, notamment la mise en réserve et des annulations de crédits par décret, les dépenses de l’État et de ses opérateurs ont été inférieures de 7 milliards d’euros à ce que prévoyait la loi de finances de fin de gestion pour 2023.

Le 15 octobre, je complète ce tableau devant la représentation nationale lors de l’examen du projet de loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale pour 2023, année de rééquilibrage. Le déficit de la sécurité sociale s’est établi à 10,8 milliards d’euros, en amélioration de 8,9 milliards d’euros par rapport aux résultats enregistrés en 2022. C’est une amélioration sensible, même si elle est inférieure de 2,1 milliards d’euros à la prévision inscrite dans la loi de financement de la sécurité sociale initiale. Les dépenses ont été maîtrisées. La trajectoire de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) a été respectée. Les recettes ont été plus faibles qu’anticipé en raison du ralentissement économique observé en fin d’année. Trois branches sont restées déficitaires en 2023 : la branche maladie à hauteur de 11,1 milliards d’euros ; la branche vieillesse à hauteur de 2,6 milliards d’euros ; la branche autonomie à hauteur de 0,6 milliard d’euros. Les deux branches famille et accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) étaient en excédent.

Deux facteurs expliquent l’amélioration des comptes sociaux. D’abord, nous sommes sortis de la crise sanitaire. Les dépenses de protection liées au dispositif de chômage partiel et au report de charges ont drastiquement diminué. Retirer des filets de sécurité une fois les crises passées n’est pas un tabou. C’est ce qui a été fait pour la sécurité sociale en 2023. C’est ce que nous proposions de faire en 2025 en retirant les boucliers tarifaires mis en œuvre face à l’inflation et à la hausse des prix de l’énergie. Ensuite, nous avons stimulé la croissance des recettes en continuant à créer de l’emploi. En 2023, la masse salariale du secteur privé a progressé de 5,7 %.

J’en viens à l’exécution 2024, dont j’ai rendu compte devant votre commission le 7 novembre 2024, lorsque je suis venu vous présenter le PLFG pour 2024. Premier constat : les hypothèses macroéconomiques que nous avons retenues quelques mois plus tôt pour la construction des textes budgétaires sont une nouvelle fois validées par le HCFP, notamment la croissance de 1,1 % et l’inflation contenue à 2,1 % en moyenne annuelle, avec toutefois une zone d’incertitude sur les prix de l’énergie, compte tenu des risques que fait peser sur les marchés du pétrole la situation au Moyen-Orient. Le HCFP estime que les prévisions de croissance et d’inflation retenues dans le PLFG sont réalistes et que notre prévision de déficit est « plausible ».

Je reconnais alors très clairement devant vous que l’exécution 2024 a été marquée par un écart sensible par rapport à la prévision. La loi de finances initiale pour 2024 prévoyait un déficit de 4,4 % ; le PLFG prévoit un déficit de 6,1 %. Cet écart représente environ 50 milliards d’euros ; il est principalement lié à l’évolution des prélèvements obligatoires. Le niveau des prélèvements est révisé à la baisse pour environ 42 milliards d’euros par rapport aux prévisions initiales. Ce chiffre s’explique pour moitié par l’exécution constatée en 2023.

L’écart par rapport à la prévision initiale résulte également, dans une moindre mesure, du dynamisme des dépenses publiques. À ce sujet, je tiens à rappeler les efforts déployés en gestion par le gouvernement précédent pour freiner les dépenses. Dès le mois de février, un décret d’annulation a été pris à hauteur de 10 milliards d’euros. À l’été, des cibles d’exécution exigeantes ont été fixées aux ministères pour 2024. Dans le cadre du surgel de juillet, la réserve de précaution est portée à plus de 16 milliards d’euros.

Prenant appui sur ces deux mesures, nous proposons dans le PLFG des annulations de crédits à hauteur de 5,6 milliards d’euros dans le périmètre de dépenses de l’État, soit le freinage maximal auquel nous pouvions procéder à ce point du calendrier. En fin de compte, les trois quarts des 16 milliards d’euros de crédits mis en réserve ne seront pas consommés en 2024.

En y ajoutant les annulations du décret de février, on parvient au chiffre de plus de 15 milliards d’euros de réduction des dépenses de l’État en cours d’année, ce qui est inédit. En tenant compte des mouvements inverses, notamment l’effet de report de crédits de 2023 et des ouvertures de dépenses imprévues et exceptionnelles pour 4,2 milliards d’euros, l’exécution des dépenses de l’État, au total, est inférieure de 6 milliards d’euros au niveau prévu en loi de finances initiale. Concrètement, la cible d’exécution pour 2024 en dépenses notifiée par Bruno Le Maire sous l’autorité de Gabriel Attal s’est élevée à 487 milliards d’euros ; la cible d’exécution prévue par notre PLFG s’élève à 486 milliards d’euros.

Nous avons donc fait le maximum de ce qu’il était possible de faire afin de maîtriser la dépense en 2024, dans le cadre et le calendrier qui était les nôtres. Les prévisions de croissance et de déficit public retenues pour l’année 2024 dans le cadre macroéconomique des textes financiers, notamment du PLFG pour 2024, ont été respectées. Non seulement la prévision de 6,1 % de déficit public est atteinte, mais elle est légèrement améliorée – le déficit devrait finalement s’établir à 6 %, d’après les dernières informations disponibles.

M. le président Éric Coquerel. Hier, lors de son audition devant cette commission d’enquête, Antoine Armand a été interrogé sur la capacité du gouvernement de M. Michel Barnier de parvenir à redresser le déficit en 2024. Le 9 septembre 2024, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave sont venus devant nous, peu de temps avant votre nomination, nous informer d’une aggravation du déficit de 5,1 % à 5,6 %. Deux jours après cette audition, le 11 septembre, le Trésor actualise les prévisions : une note est transmise aux ministres pour les informer que le déficit s’établirait finalement à 6,3 % avant application des lettres-plafonds et des économies en discussion. Début octobre, lors du dépôt du PLF pour 2025, la prévision retenue est de 6,1 % ; ce chiffre a été contesté par l’équipe précédente, qui considère – Bruno Le Maire l’a répété ici lors de son audition – que vous avez choisi de laisser le déficit filet alors que l’objectif de 5,5 % était tenable.

J’aimerais donc savoir si l’objectif de 5,6 % que les ministres nous ont présenté à la fin de l’été n’était pas trop optimiste. À votre arrivée, les mesures proposées pour y parvenir, notamment l’annulation de la totalité des crédits mis en réserve, soit 16,7 milliards d’euros, proposée par Bruno Le Maire, vous ont-elles semblé crédibles ?

M. Laurent Saint-Martin. Les différences d’appréciation du solde public en fin d’année 2024 résultent de la connaissance des prévisions émises par le Trésor à l’instant T. Il est cohérent que les ministres du gouvernement Attal, qui avaient connaissance d’une prévision de déficit de 5,6 %, aient fixé la cible à 5,5 %. Lorsque j’ai pris mes fonctions, une nouvelle note du Trésor prévoyait un déficit de 6,3 % pour 2024, ce qui est sensiblement différent. Nous n’en avons pas moins fait un effort de freinage de la dépense publique similaire à celui du gouvernement Attal, à quelques choix marginaux près. Simplement, nous ne partions pas des mêmes prévisions initiales du Trésor ; il est donc normal que les prévisions d’exécution respectives des gouvernements Attal et Barnier aient divergé.

S’agissant du surgel et des annulations de crédits, les trois quarts des 16 milliards d’euros concernés n’ont pas été consommés en 2024. Les crédits non reportés ont été annulés – nous avons eu une nouvelle occurrence du débat sur l’importance inhabituelle des reports depuis quelques années, due notamment au plan de relance, et sur la nécessité d’en réduire le montant.

Une fois retranchés les reports et financées les dépenses inéluctables de fin de gestion, nous avons freiné la dépense publique – ce point a donné lieu à un long débat lors de l’examen du PLFG – en annulant autant de crédits que possible sans nuire à la continuité de l’État ni à la dépense inéluctable, et en ouvrant, à hauteur de 4,2 milliards d’euros, des crédits qui nous semblaient strictement nécessaires, notamment pour faire face aux événements en Nouvelle-Calédonie et financer les primes des fonctionnaires mobilisés dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024.

Les gouvernements Attal et Barnier ont donc obéi à la même logique de freinage de la dépense publique, notamment au sein du périmètre des dépenses de l’État. Je me félicite à nouveau que 10 milliards d’euros de crédits aient été annulés en février 2024, que le surgel du mois de juillet 2024 ait été anticipé et que les lettres-plafonds aient été adaptées. Tout cela a bénéficié au PLF pour 2025 et demeure nécessaire.

M. le président Éric Coquerel. Ma question ne portait pas sur ce que vous pensiez de l’action du précédent gouvernement en arrivant aux affaires, mais sur les observations formulées en octobre lors du débat budgétaire par certains membres du socle commun selon lesquelles mieux valait un projet de loi de finances rectificative qu’un projet de loi de finances de fin de gestion, et sur celles formulées devant nous notamment par Bruno Le Maire et Gabriel Attal selon lesquelles vous vous êtes donné comme objectif de déficit 6,1 % alors que la cible pouvait encore être atteinte. C’est votre regard sur ces propos implicitement critiques à votre égard que j’aimerais connaître. Leurs auteurs étaient-ils trop optimistes ?

M. Laurent Saint-Martin. Si j’avais travaillé sur la base d’une prévision de déficit en fin d’année de 5,6 %, atteindre 5,5 % m’aurait semblé tout à fait possible. Avec une prévision à 6,3 %, cela aurait exigé un quantum de fin de gestion d’environ 20 milliards d’euros. Il n’y avait pas sur la table des propositions permettant de faire 20 milliards d’euros d’économies.

Quant à la question de savoir s’il fallait faire adopter un PLFR, l’arbitrage rendu dès la prise de fonctions du gouvernement de Michel Barnier a été d’y renoncer en raison du calendrier dans lequel nous nous inscrivions. En fin de gestion, un PLFR ne peut avoir que des effets limités, et il n’était pas souhaitable d’en examiner un concomitamment au débat budgétaire ordinaire.

Par ailleurs, la modernisation de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) votée en 2020 a introduit la catégorie des lois de finances de fin de gestion pour éviter de dupliquer le débat fiscal de l’automne. Nous avons donc opté – j’ai soutenu cet arbitrage – pour l’annulation de crédits afin de réduire autant que possible le déficit de l’année 2024.

M. le président Éric Coquerel. Vous estimez donc qu’à partir de la fin de l’été 2024, conserver une cible de 5,5 % aurait exigé 20 milliards d’euros d’économies supplémentaires, et que cela n’était pas tenable.

M. Laurent Saint-Martin. Oui, compte tenu de la nouvelle prévision à 6,3 %.

M. le président Éric Coquerel. Ce qui m’a surpris dans cette période, c’est l’affirmation selon laquelle le déficit atteindrait 7 % en 2025 si rien n’était fait, concomitante des déclarations de Michel Barnier selon lesquelles la situation était encore pire que ce qu’il avait imaginé. En me penchant sur ce chiffre, je me suis aperçu qu’il tenait compte non seulement de l’inflation mais surtout de la croissance tendancielle.

À titre personnel, je m’en suis félicité, considérant que nous devrions toujours travailler sur cette base, mais je n’en étais pas moins étonné, n’ayant jamais vu un gouvernement afficher ce chiffre. Pourquoi a-t-il été retenu ? S’agissait-il d’alarmer encore davantage sur la situation et de montrer plus nettement les efforts à faire ?

M. Laurent Saint-Martin. J’ai rappelé dans mon propos liminaire ce que contient la note du Trésor du 11 septembre, en toute transparence, puisque tel est l’objet, je crois, de cette commission d’enquête. Elle alerte sur l’évolution tendancielle du budget si aucune mesure de freinage supplémentaire n’est prise.

Certes, l’expression « si rien n’est fait » ne veut pas dire grand-chose en politique : par définition, une loi de finances vise à prendre des mesures. Il ne s’agissait pas de dire que rien ne serait fait, mais de faire en sorte que l’évolution tendancielle de la dépense publique et des recettes fiscales et sociales de notre pays soit bien prise en considération. Antoine Armand et moi-même avons toujours dit de façon constante qu’un effort significatif était nécessaire dans le budget 2025. Nous l’estimions à 60 milliards d’euros pour parvenir à un déficit de 5 %, première marche vers la cible de 3 % en 2029. C’est pourquoi nous avons insisté sur ce point.

M. le président Éric Coquerel. J’en viens aux recettes. J’estime que les baisses d’impôts de 2023, qui se sont élevées à 62 milliards d’euros et qui ont été orientées vers nos concitoyens les plus aisés, et même très aisés, expliquent pour une bonne part le déficit. L’économiste François Ecalle et l’ancien Premier ministre Gabriel Attal nous l’ont confirmé, ce dernier se félicitant que les dépenses publiques n’aient pas explosé et expliquant le déficit par des recettes moindres qu’attendu.

Je vous pose la question que je lui ai posée : dès lors que l’on identifie un problème de recettes et que les dépenses n’ont pas augmenté, pourquoi l’effort le plus considérable porte-t-il sur la baisse des dépenses ? Antoine Armand y a répondu en s’appuyant sur la courbe de Laffer, dont je rappelle qu’elle suscite des doutes, voire des critiques. J’aimerais entendre votre réponse. En particulier, estimez-vous que les 8 milliards d’euros escomptés des efforts demandés aux ultrariches et aux grandes entreprises suffisaient au regard des mesures fiscales qui expliquent en partie la baisse des recettes en 2023 et en 2024 ?

M. Laurent Saint-Martin. En posant cette question de choix politique, vous rouvrez un débat que nous avons eu à plusieurs reprises lors de l’examen du budget. Nous n’avons pas la même appréciation du rôle de l’outil fiscal dans la gestion des finances publiques et plus généralement dans la politique économique de notre pays.

Je considère que, dans un pays où les prélèvements obligatoires sont déjà les plus élevés d’Europe, l’impôt ne peut pas tout résoudre. Au demeurant, le débat que nous avons eu lors de l’examen de la première partie du PLF pour 2025 a démontré que le recours à l’outil fiscal se heurte à une limite assez sensible, et l’introduction de nouveaux prélèvements obligatoires à de fortes oppositions.

Le mérite du PLF pour 2025 tel qu’il a été présenté par le gouvernement de Michel Barnier était, me semble-t-il, de concentrer l’effort, dès lors qu’un quantum de 60 milliards d’euros ne peut reposer exclusivement sur la réduction de la dépense, sur des prélèvements obligatoires ciblés, temporaires et exceptionnels destinés à contribuer à la réduction du déficit. C’est un mantra dont nous ne nous sommes jamais écarté.

Nous avons notamment pris deux mesures fortes. La contribution exceptionnelle sur les bénéfices de grandes entreprises, dont le rendement estimé était de 8 milliards d’euros, a été contestée par plusieurs groupes. Il nous semblait normal, les plus grandes entreprises – celles dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard d’euros – ayant été protégées pendant la crise sanitaire, qu’elles contribuent à l’effort de réduction du déficit public.

La contribution différentielle sur les hauts revenus (CDHR), quant à elle, est une mesure de justice fiscale, au demeurant reprise par le gouvernement actuel. Il s’agit d’une forme de filet anti-optimisation permettant d’éviter que le taux d’imposition des hauts revenus – supérieurs à 500 000 euros par an pour un couple – ne soit pas inférieur à 20 %. Son rendement estimé était de 2 milliards d’euros.

Ainsi, ces deux mesures phares assuraient à elles seules 10 des 60 milliards d’euros d’économies. Nous n’avons donc absolument pas laissé de côté l’outil fiscal : certaines formations politiques nous l’ont même reproché. Peut-être est-ce une faiblesse d’esprit de le croire, mais je considère qu’en matière de fiscalité, quand certains estiment que vous n’en faites pas assez et les autres que vous en faites trop, c’est que vous êtes au bon endroit.

M. le président Éric Coquerel. Cette rhétorique est discutable. Antoine Armand a utilisé hier un argument similaire au vôtre selon lequel la France serait championne d’Europe en matière de prélèvements obligatoires. Or ce n’est pas le cas si on considère les plus hauts revenus. En effet, le rapport de la Cour des comptes comparant les niveaux d’imposition indique que la France ne se situe plus qu’au troisième rang européen – derrière le Danemark et l’Allemagne – pour les revenus supérieurs de plus de 50 % au revenu moyen, et au cinquième rang pour les revenus supérieurs de 250 %  la Belgique étant en tête. Les taxes auxquelles je faisais référence concernaient bien cette population la plus aisée, mais j’ai compris que vous estimez que vos mesures étaient suffisantes.

S’agissant maintenant des prévisions de recettes, nous savons que l’optimisme des gouvernements successifs en la matière explique les écarts avec les ressources effectivement perçues en 2023 et 2024, une explication bien connue au moment où le budget pour 2025 a été élaboré. Au cours des semaines où vous avez personnellement participé à la préparation du projet de loi de finances, quelles précautions ont été prises pour éviter que de tels écarts ne se reproduisent ?

M. Laurent Saint-Martin. Votre question renvoie à la problématique de l’élasticité entre le taux de croissance et le niveau de recettes, qui est la première explication des mauvaises surprises que nous avons eues en 2023 et 2024.

Avant toute chose, n’oublions pas que l’écart entre les prévisions et les recettes effectivement perçues a d’abord été favorable au lendemain des crises du covid puis de l’inflation. En 2022, nos anticipations ont été trop pessimistes, avant d’être trop optimistes les deux années suivantes.

N’oublions pas non plus que quand une économie connaît une succession de chocs exogènes aussi violents que le covid, qui a mis toute notre activité – comme celle de nos voisins – à l’arrêt, et que vous instaurez des mesures de protection – qui ont été ardemment demandées sur tous les bancs –, les conditions économiques deviennent tout à fait anormales. Et tant mieux : ce faisant, notre pays a prouvé qu’il savait protéger l’ensemble des acteurs économiques et sociaux en cas de choc très violent. Ce fut d’ailleurs de nouveau le cas après la pandémie, avec la crise inflationniste liée à la guerre en Ukraine. Nous aurions pu laisser filer les factures d’électricité, mais nous avons instauré le bouclier tarifaire pour préserver le pouvoir d’achat et la compétitivité. Cependant, lorsque ces dispositifs sont supprimés et que des mesures de relance sont prises, les conséquences sur l’élasticité entre la croissance et les recettes fiscales sont très difficiles à mesurer. Nos modèles habituels sur le temps long ne fonctionnent pas, ce qui explique les écarts que nous avons connus, lesquels, je le répète, ont d’abord été favorables grâce aux effets du plan de relance, avant de devenir défavorables pour les exercices 2023 et 2024.

Ces années-là ont en effet été marquées par la transformation de la composition de notre croissance, ce qui a eu une incidence sur les recettes de TVA. Les outils de relance que nous avons créés, et qui, j’y insiste, étaient soutenus à la quasi-unanimité, ont produit une croissance moins génératrice de recettes de TVA, l’activité ayant davantage favorisé les exportations que la consommation. De la même manière, le mécanisme d’activité partielle a maintenu des dépenses sans créer de croissance complémentaire.

Ce différentiel était anticipé, mais avec les écarts entre les prévisions et l’exécution que nous connaissons. La violence des chocs, autant que les outils de relance qui les ont suivis, étaient tout à fait inédits ; d’ailleurs, nos voisins ont également connu des écarts d’élasticité entre les niveaux de croissance et de recettes.

Ce qui compte, désormais, est de retrouver la maîtrise du niveau d’élasticité des prévisions. C’est l’un des objectifs du comité scientifique dont nous parlions. Il est nécessaire de comprendre les raisons de ces écarts et de reconstruire des modèles de prévisions tirant les leçons de cette expérience.

M. le président Éric Coquerel. Si je résume, ce serait la mauvaise anticipation de l’élasticité, en raison de la situation anormale suscitée par deux événements – le covid puis la guerre en Ukraine –, qui expliquerait les écarts entre les prévisions et l’exécution. Mais outre que les écarts ont été moindres dans les pays voisins, n’avez-vous pas également surestimé les effets de votre politique économique en matière de recettes ? Au fond, la mariée n’était-elle pas trop belle ?

M. Laurent Saint-Martin. Si les résultats étaient allés dans le même sens chaque année, c’eût été un bon argument, mais la mariée n’était pas assez belle les années précédentes ! La courbe de l’élasticité n’a pas suivi les prévisions. D’abord, les recettes fiscales ont été plus importantes qu’attendu, puis ce fut le contraire. D’ailleurs, si l’on fait la moyenne, nous sommes proches des estimations – même si ce qui s’est passé n’est bien sûr pas satisfaisant. Nous n’avons pas toujours été trop optimistes : c’est juste qu’un surplus fiscal choque toujours moins – c’est normal – qu’un trou dans les recettes.

M. le président Éric Coquerel. Je me rappelle avoir expliqué à l’époque que quand on tombe au fond de la piscine puis qu’on remonte à la surface, il est normal d’obtenir une croissance exceptionnelle qui génère davantage de recettes.

Aussi bien pour le projet de loi de finances pour 2024 que pour la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, le gouvernement d’alors semble avoir retenu des prévisions de déficit qui ne tenaient pas compte des alertes dont il disposait déjà. De même, pendant votre passage au ministère du budget, l’inflation anticipée s’élève à 1,8 % et la croissance à 1,1 %, alors que ces chiffres ont été ramenés le mois dernier à respectivement 1,4 % et 0,9 %. Ne pensez-vous pas que les derniers gouvernements, parce que dépourvus de majorité absolue, ont retenu les chiffres les plus optimistes dans l’espoir de faire adopter leur budget ou, du moins, d’atténuer les blocages potentiels ? Dit autrement, l’absence de majorité à l’Assemblée n’a-t-elle pas une influence sur les anticipations ?

M. Laurent Saint-Martin. Pendant la période qui me concerne, nous avons toujours étudié avec beaucoup d’attention les prévisions qui nous étaient communiquées et nous avons essayé, dans le calendrier imparti, de construire un budget sincère, en tenant compte des commentaires du Haut Conseil des finances publiques, qui est là pour juger de la crédibilité de nos évaluations. J’y insiste : il était très important pour nous que le HCFP considère nos prévisions de croissance et d’inflation comme crédibles et plausibles, ce qui fut le cas.

Les résultats de fin de gestion pour l’année 2024, qui sont la seule vérité de mon passage au ministère des comptes publics, confirment notre démarche. Antoine Armand et moi-même avions annoncé un déficit de 6,1 % : le chiffre s’est vérifié et tend même à diminuer à 6 %. J’estime donc que nous n’avons été ni trop optimistes ni trop prudents, mais justes dans nos anticipations, et je crois qu’elles ont toujours été vues de cette manière.

M. le président Éric Coquerel. En ce qui concerne les gouvernements précédents, Gabriel Attal, Bruno Le Maire, ou encore le directeur de cabinet d’Élisabeth Borne ont tous indiqué que les grandes décisions budgétaires étaient souvent prises lors de réunions à l’Élysée ou d’entretiens, notamment téléphoniques, avec Alexis Kohler. Les choses ont-elles fonctionné de cette manière sous le gouvernement de Michel Barnier ?

M. Laurent Saint-Martin. Non. Aussi bien pendant la construction du budget que lors de son examen, les arbitrages ont eu lieu à Matignon. En tant que ministre auprès du Premier ministre – une situation d’ailleurs inhabituelle –, j’émettais des propositions et le chef du gouvernement, en lien bien sûr avec son cabinet, prenait les décisions.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué la création du comité scientifique, composé de personnalités extérieures à Bercy. Antoine Armand nous a dit hier qu’un premier relevé de conclusions avait été rendu fin décembre. Pouvez-vous nous indiquer quelles pistes ont été évoquées pour améliorer le suivi des dépenses et des recettes ?

Par ailleurs, comment pourrions-nous améliorer les prévisions de recettes issues de l’impôt sur les sociétés ? Que pensez-vous de la proposition du Sénat de supprimer le mécanisme d’autolimitation, ce qui contraindrait davantage les entreprises afin d’éviter les écarts entre les prévisions et l’exécution et de limiter la volatilité du cinquième acompte ? Par ailleurs, Antoine Armand ainsi que d’autres personnes auditionnées proposent de procéder à un échantillonnage des entreprises tout au long de l’année pour ne pas avoir à se fonder sur l’excédent brut d’exploitation (EBE) et éviter des prévisions erronées comme ce fut le cas ?

M. Laurent Saint-Martin. Les conclusions du comité scientifique sont arrivées après mon départ du ministère des comptes publics, aussi ne m’ont-elles pas été directement communiquées. Cependant, pour avoir assisté à son installation, cet organe me semble tout à fait nécessaire. Comme je le disais dans mon propos liminaire, il permettra une jonction plus ambitieuse des sphères scientifique et administrative. Nous devons mieux comprendre ce qui s’est déroulé entre le cœur des crises et les périodes de rebond. Le comité ne sera pas l’alpha et l’oméga de notre action visant à corriger nos erreurs de prévisions, mais un outil supplémentaire pour mettre à profit l’expérience de ces dernières années et bâtir des modèles plus sûrs, inscrits dans un temps plus long et intégrant les effets de tels chocs exogènes sur la croissance. En effet, il ne faut pas sous-estimer combien cette dernière a changé de forme en raison des outils publics qui ont été instaurés et, bien sûr, de l’ajustement en conséquence des comportements des acteurs économiques.

Il me semble rarement judicieux d’imposer une contrainte supplémentaire aux entreprises pour améliorer les prévisions de recettes – mais c’est plus une conviction politique personnelle qu’une certitude statistique. Je me méfie des outils contraignants qui n’apportent pas souvent de bonnes nouvelles en matière de recettes : en théorie, ils peuvent améliorer le pilotage, mais la contrainte aboutit souvent à une diminution des investissements et des résultats des entreprises – et donc des recettes fiscales. Cela étant, il est clair que nous devons absolument améliorer notre connaissance et notre capacité d’anticipation des comportements des sociétés, notamment en ce qui concerne le cinquième acompte.

Procéder à un échantillonnage, par exemple, serait donc pour moi une bonne idée.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En ce qui concerne les comptes sociaux, dont vous étiez aussi chargé, vous n’avez pas rencontré les mêmes difficultés que le précédent gouvernement, qui avait surestimé la masse salariale au dernier trimestre 2023. Votre prédécesseur nous a indiqué lors de son audition que son évaluation avait lieu bien après les encaissements. Considérez-vous donc que son pilotage pourrait être amélioré ?

Quant aux dépenses sociales, diriez-vous que le mécanisme d’alerte, auquel vous avez recouru une fois lorsque vous étiez en fonction, est suffisant pour procéder à des ajustements en cours d’année ? Antoine Armand nous a dit qu’il n’y avait aucune pilotabilité de ces dépenses lors de l’exercice en cours.

M. Laurent Saint-Martin. C’est toute la difficulté des dépenses sociales, qui sont des dépenses de guichet, même si certains éléments peuvent être mieux pilotés que d’autres.

La question de la masse salariale est importante. Il n’y a pas eu d’erreur de prévision en 2024, mais je suis convaincu que les données mensuelles et les remontées comptables dont nous disposons pourraient être mieux exploitées avec des modèles prédictifs plus puissants.

S’agissant du mécanisme d’alerte, que nous avons utilisé concernant le déficit social complémentaire que nous avons découvert fin 2024, je confirme qu’il a été efficace. Cependant, recourir à un tel outil n’est pas sans conséquences, notamment pour les entreprises, et il ne faudrait pas le considérer comme un modèle. Actionner la clause de sauvegarde pour limiter le déficit était nécessaire pour nos comptes publics, mais ce n’est pas un bon signal à envoyer à nos industries de santé. Ayons toujours à l’esprit les externalités négatives associées au déclenchement d’un tel mécanisme aussi tard dans l’année. Je ne regrette pas de l’avoir fait mais, j’y insiste, nous n’avons pas favorisé la confiance de notre tissu industriel. Ce n’était pas mon rôle à l’époque de le dire, mais je le fais aujourd’hui.

Sans entrer dans le détail, le déficit social complémentaire que nous avons constaté était dû aux remises sur les médicaments, qui ont été bien inférieures à ce que nous avions anticipé sur la base des constats des années précédentes. L’administration en général et la direction de la sécurité sociale (DSS) en particulier doivent absolument se doter d’une capacité de pilotage bien plus tôt dans l’année, afin de ne pas découvrir au début du mois de décembre quels seront les résultats de fin de gestion. Ce fonctionnement nous pénalise collectivement et, j’y reviens encore, fait prendre des décisions qui peuvent avoir des externalités négatives sur l’économie et l’industrie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il y a donc selon vous des vecteurs d’amélioration de la coordination entre les administrations chargées du pilotage des dépenses et des recettes. Peut-être le comité scientifique pourrait-il nous aider dans cette démarche ? S’agissant de la masse salariale, par exemple, il me semble que sa gestion est partagée entre la direction générale du Trésor et la DSS. Avez-vous constaté des frottements pour son évaluation ?

De la même manière, comment pourrions-nous améliorer les prévisions de recettes et de dépenses de mesures intervenues en cours d’exercice ? Je pense à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim), qui fait l’objet d’une erreur manifeste d’appréciation.

M. Laurent Saint-Martin. Oui, il faut davantage croiser les données entre les différentes administrations ; c’est absolument essentiel. Et oui, je le pense depuis mes travaux sur la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), il faut rapprocher les administrations fiscales et sociales, dans une logique globale de gestion et de prévision des comptes publics.

Je l’ai dit à de multiples reprises lors de l’examen du budget : aucun acteur économique, particulièrement ceux qui financent notre dette, ne distingue entre les déficits de l’État, de la sécurité sociale ou des collectivités territoriales. À la fin, c’est la même dette qui est proposée à nos créanciers. Il faut que nous en ayons conscience et donc que nous croisions nos données et nos outils de prévision.

Ensuite, il faut évidemment que nous traitions beaucoup plus rapidement les remontées d’informations. Nous devrions nous doter d’un comité mensuel réunissant toutes les administrations publiques, afin d’anticiper l’atterrissage de fin de gestion. C’est ce que nous avons fait à partir de septembre 2024 et je crois que ce fonctionnement devrait être systématisé. Nous aurions ainsi une meilleure compréhension, au fil de l’eau, des remontées de données et serions davantage capables de déceler d’éventuelles erreurs d’appréciation : vous avez évoqué la Crim, j’ai moi-même parlé des remises sur médicaments. En fin de gestion, l’écart peut se compter en milliards d’euros et nécessiter des mesures de court terme, parfois prises sans étude d’impact et comportant des externalités négatives. Nous devons donc savoir au mois le mois ce qui va se passer pour chacune des lignes de comptes publics, et pas seulement pour le budget de l’État.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Dans cette logique d’appréciation des comptes de toutes les administrations publiques, l’évolution des dépenses de l’État ne semble pas en cause, celles-ci s’étant même réduites en 2024, sous votre autorité, par rapport à 2023. À cet égard, hier, Antoine Armand nous a indiqué qu’entre juillet 2023 et septembre 2024, les deux tiers de la dégradation de la prévision du déficit étaient liés à l’accroissement du besoin de financement des collectivités locales. Qu’en pensez-vous ? Dans la mesure où les hypothèses de croissance des dépenses, notamment de fonctionnement, de ces collectivités correspondaient à celles antérieures à la suppression de l’article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, le gouvernement a-t-il péché par prudence ?

M. Laurent Saint-Martin. Je ne sais pas si le gouvernement précédent a péché dans ses prévisions ; ce qui est sûr, c’est que les dépenses locales ont été plus importantes qu’attendu. Ce n’est d’ailleurs pas tant un problème de prévisions que de croisement des crises successives – et leurs effets sur l’investissement – avec le calendrier électoral. Le mandat communal 20202026 ne s’est donc pas déroulé de la même façon que les précédents. En 2024, les dépenses de fonctionnement ont été plus élevées que ce que nous anticipions – même si j’ai cru comprendre qu’elles seraient finalement moins importantes que nous ne le craignions en décembre.

J’ajoute que si les dépenses locales expliquent pour partie l’accroissement du déficit, le gouvernement de Michel Barnier n’a jamais accusé les collectivités. Nous avons simplement constaté les chiffres et reconnu que leurs calendriers d’investissement et dépenses de fonctionnement auraient probablement dû être repensés à la lumière des crises et du cycle électoral modifié.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez indiqué que les chocs exogènes, à commencer par la crise sanitaire, ont perturbé les modèles de prévision, tout en rappelant que la question ne fut pas tant l’estimation de la croissance que l’anticipation des recettes qu’elle allait effectivement générer. Pensez-vous que la perte de productivité – que révèle l’Insee – depuis la crise sanitaire a pu jouer, rendant la croissance moins génératrice de recettes que par le passé ?

M. Laurent Saint-Martin. Oui, même si j’insisterai aussi sur l’impact des mécanismes de maintien de l’activité économique que nous avons instaurés. Il fallait le faire et beaucoup d’autres pays ont pris des mesures similaires, mais il faut bien comprendre que quand elle est préservée par de l’argent public, la croissance ne produit pas autant de recettes. Ce hiatus avait bien été anticipé, mais la courbe de l’élasticité n’a pas été celle que nous envisagions. En toute objectivité, il était extrêmement complexe de prédire comment les choses allaient se passer, étant donné que nous n’avions jamais connu une crise de cette ampleur.

Le mécanisme est le même s’agissant de la perte de productivité. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette question ainsi que celle du temps de travail ont été remises sur la table lors des derniers débats budgétaires. Il s’agit d’un des plus grands défis auxquels la France et le reste de l’Europe auront à faire face dans la compétition économique mondiale des années à venir – sur ce point, c’est plutôt au titre de mon nouveau portefeuille que je m’exprime.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous avez dit que les variations des prix des médicaments avaient été insuffisamment anticipées. Plus généralement, un budget, ce sont des prévisions. Or, dans un monde normal, que ce soit au sein d’une entreprise ou à plus forte raison pour le budget de la France, on surveille ces prévisions au jour le jour, ou au mois le mois. Depuis le début de ces auditions, je ne m’explique donc pas que les dérapages, qui ont nécessairement été constatés, n’aient pas été corrigés. Je conteste l’idée selon laquelle ils n’ont été pas été connus au fur et à mesure.

Par exemple, la TVA est suivie chaque mois par les services fiscaux, étant donné que c’est à cette fréquence que les entreprises la déclarent et s’en acquittent. Par conséquent, nous savons quand la consommation baisse et quand l’épargne augmente.

De la même manière, les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont fait l’objet d’une prévision très optimiste, alors qu’on entendait sans cesse parler dans les médias du blocage du marché immobilier, de la baisse des prix des logements et de l’augmentation du coût de l’emprunt. Affirmer qu’on ne pouvait pas deviner est donc faux : toutes les semaines, nous en parlions.

Pardonnez-moi d’être aussi franche mais, en définitive, n’y a-t-il pas eu une volonté délibérée de ne pas voir, pour ne pas dire de cacher la situation à la France ?

M. Laurent Saint-Martin. Lors de mes trois mois au ministère des comptes publics, je ne crois pas qu’il y ait eu un optimisme coupable, ou alors c’est qu’il y avait eu auparavant un pessimisme également coupable. Souvenez-vous : en 2021 et 2022, les recettes fiscales ont été bien plus importantes que prévu. Comme je l’ai dit précédemment, c’est la forme de la courbe de l’élasticité qui s’est révélée fausse, mais la moyenne des prévisions, elle, était assez juste. On ne peut se satisfaire de la situation et il convient de resserrer les prévisions au maximum, mais je ne crois pas que des choses ont été cachées.

Les prévisions relatives aux comptes sociaux sont trop tardives. Nous avons limité le déficit en agissant immédiatement sur la clause de sauvegarde – et nous avons bien fait –, mais nous avons besoin de remontées de données plus fréquentes. Il est indispensable de rapprocher les données sociales des données fiscales et de disposer de remontées mensuelles, afin que le comité scientifique puisse, comme Antoine Armand et moi-même l’en avons chargé, élaborer des modèles sur le temps long.

Au cours des trois mois durant lesquels j’ai été ministre du budget et des comptes publics, j’ai toujours été transparent concernant les données dont je disposais. Ainsi, dès que j’ai eu connaissance des informations relatives aux variations du prix des médicaments, je les ai communiquées – le soir même – aux commissions des affaires sociales du Sénat et de l’Assemblée nationale. J’ai également annoncé les mesures que nous allions prendre pour essayer de corriger au mieux, en 2024 et en 2025, les conséquences de ces variations, qui ne sont pas neutres pour certains acteurs du secteur. Les industries de la santé, notamment, considèrent parfois la clause de sauvegarde comme un coup de canif dans le contrat de confiance qu’elles ont passé avec l’État.

En d’autres termes, plus la remontée des données sera fréquente, meilleure sera la prévisibilité et moins nous serons contraints de prendre des décisions ayant des externalités négatives.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Certaines déclarations continuent de m’étonner : il n’y a pas de baisse de recettes, il n’y a que des transferts : les recettes fiscales sont en augmentation constante depuis plusieurs années, mais ce sont des choix politiques qui les extraient du budget de l’État.

Bruno Le Maire impute la responsabilité de l’absence de PLFR à Emmanuel Macron. Lorsque vous avez pris vos fonctions, au début de l’automne dernier, vous avez proposé quelques mesures de justice fiscale, qui devaient figurer dans un PLFR ; nous les considérions comme insuffisantes, mais elles vous ont valu des critiques de la part de M. Le Maire et d’autres membres de la majorité présidentielle. Que s’est-il passé pour que vous renonciez à déposer un PLFR – ou que vous changiez d’avis, si vous préférez ? Est-ce une décision personnelle ou en avez-vous été dissuadé ?

M. Laurent Saint-Martin. Cette décision a été prise de la façon la plus classique possible, c’est-à-dire par un arbitrage de Matignon, qui a été décidé très tôt.

Je l’ai évoqué tout à l’heure : je suis à l’origine, avec Éric Woerth, de la modification de la loi organique relative aux lois de finances en décembre 2021, dont l’une des principales avancées est la possibilité de présenter en fin d’année un projet de loi de finances de fin de gestion, ce qui permet d’éviter d’ouvrir un débat fiscal parallèlement à celui qui se tient pendant l’examen du PLF. C’est important pour la clarté des débats et pour les entreprises, les ménages et les collectivités, tous concernés par les mesures fiscales.

L’arbitrage rendu par Matignon me convenait parce que j’étais convaincu du bien-fondé du freinage de la dépense publique. Pour réduire le déficit autant que possible, nous l’avions estimé à 6,1 % du PIB ; il s’est finalement établi autour de 6 %.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Il est toujours utile de revenir sur le passé, même récent. Les gouvernements et leur majorité s’accordaient parfois un peu de souplesse en examinant concomitamment le PLF et un autre texte budgétaire, mais il est vrai que cela peut entraîner un manque de visibilité pour les acteurs économiques.

Je reste sceptique quant aux prévisions de recettes fiscales, dans la mesure où il arrive de mal comprendre, donc de mal utiliser des outils lorsqu’on ne les a pas soi-même utilisés, voire conçus. Pouvez-vous nous rappeler les décisions que vous avez prises pour éviter de reproduire les mêmes erreurs lors de l’élaboration du budget pours 2025 ?

M. Laurent Saint-Martin. Je pense avoir déjà répondu à cette question. Tout d’abord, il faut toujours être très transparent sur les informations mises à disposition du Parlement. Dès ma prise de fonction, puis au fil de l’eau, je me suis attaché à être transparent quant à l’évolution des recettes, à la hausse ou à la baisse, et aux mesures de correction prises.

Ensuite, il faut être capable de réagir rapidement lorsque des erreurs sont identifiées entre la prévision et l’exécution. À cet effet, il est nécessaire de faire travailler étroitement les administrations entre elles, notamment pour assurer une bonne remontée d’informations. Dès le mois de septembre, nous avons créé un comité visant à centraliser les remontées d’informations de toutes les administrations publiques. Le ministre des comptes publics est responsable du déficit public, peu importe qu’il provienne de l’État, de la sécurité sociale ou des collectivités territoriales.

Enfin, le comité scientifique, que j’ai déjà évoqué, a rendu ses premières conclusions et recommandations. J’espère qu’il continuera de travailler sous l’autorité des actuels ministres.

M. Emmanuel Mandon (Dem). De quels moyens dispose ce comité scientifique ?

M. Laurent Saint-Martin. Il dispose du soutien des différentes administrations du ministère de l’économie et des finances, parmi lesquelles l’Inspection générale des finances (IGF), la direction générale du Trésor, la direction générale des finances publiques (DGFIP) et la direction du budget. Idéalement, il lui faudra aussi travailler avec les administrations sociales et être renforcé, pour développer ses capacités à mettre en regard les modèles scientifiques et la connaissance de nos administrations.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Selon vous, doit-il être pérennisé ?

M. Laurent Saint-Martin. Pérennisé et renforcé.

M. Emmanuel Mandon (Dem). S’agissant de la dépense locale, nous avons compris le rôle des calendriers, notamment pour le bloc communal, mais il nous faut repenser la relation entre l’État et les collectivités territoriales.

M. Laurent Saint-Martin. Vous lancez là un débat dans lequel je ne m’aventurerai pas ici, d’autant que je n’ai jamais caché mon avis à ce sujet. La relation entre l’État et les collectivités, en particulier du point de vue fiscal, mais aussi du point de vue des compétences, est un sujet complexe qui nécessite un débat politique global.

À ce sujet, permettez-moi d’évoquer deux rapports de très bonne qualité, celui d’Éric Woerth et celui de Boris Ravignon. Avec Catherine Vautrin, nous avions confié une mission à ce dernier pour qu’il prolonge son travail avec Éric Woerth, afin de repenser les enjeux des finances locales au-delà de la relation entre l’État et les collectivités.

Les enjeux de décentralisation, mais aussi de compétences des collectivités territoriales, sont cruciaux : ils s’inscrivent dans le débat plus vaste de leur financement et en particulier de leur fiscalité propre – l’autonomie fiscale versus l’autonomie financière. Je n’aurais pas la prétention d’en discuter aujourd’hui, a fortiori dans le cadre de cette commission d’enquête.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Je voudrais terminer avec une question plus transversale : compte tenu du délai très court dont vous disposiez, quelle appréciation portez-vous sur votre marge d’action comme ministre sur un sujet aussi délicat que celui qui nous occupe ?

M. Laurent Saint-Martin. Le délai dont nous disposions pour élaborer le budget était beaucoup plus court qu’à l’accoutumée. Heureusement que les lettres plafonds, indiquant un cadrage aux administrations et ministères concernés, avaient été préparées par le gouvernement précédent. Nous avons conservé les 15 milliards d’euros d’économies qu’elles prévoyaient, auxquelles nous avons ajouté 5 milliards d’euros supplémentaires afin de dégager 20 milliards d’euros d’économies dans le budget de l’État.

Nous avons intégralement construit la partie du budget relative à la fiscalité, dans un délai très court. Quant à la marge de manœuvre que vous évoquez, elle était assez habituelle : c’est celle du ministre du budget et des comptes publics, en lien permanent avec le ministre des finances et sous l’autorité du Premier ministre. Durant l’examen du budget, je n’ai pas été limité dans mes propositions, mes prises de décision ou mes orientations. La question n’était pas là, mais dans le délai de préparation du budget, raccourci au point que sa présentation en conseil des ministres et devant votre commission a dû être décalée de dix jours. Ce ne sont évidemment pas de bonnes habitudes à prendre.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais vous poser deux questions, relatives à la fois à votre expérience de rapporteur général du budget, puis de ministre du budget découvrant les effets de sept années de politique de la majorité présidentielle.

Durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, alors que vous étiez rapporteur général du budget, la charge de la dette était très faible, en raison d’une politique temporaire de la Banque centrale européenne (BCE). On savait que cette situation était conjoncturelle et qu’elle prendrait fin. Au cours de nos différentes auditions, je demande systématiquement s’il existait à Bercy un plan de sortie de cette période de taux d’intérêt bas, ou à tout le moins une réflexion sur la meilleure manière d’appréhender leur remontée – même sans atteindre des niveaux très élevés –, afin d’éviter que la charge de la dette ne passe de 15 ou 20 milliards d’euros à 40, puis 60, voire 80 milliards d’euros.

À partir de juillet 2022, l’augmentation rapide des taux d’intérêt n’ayant pas été anticipée, la hausse de la charge de la dette qui en a résulté a contribué à la dérive budgétaire. Cette situation vous a-t-elle été présentée au moment de votre prise de fonctions en tant que ministre du budget ? J’ai le sentiment que c’est un non-sujet. Des mesures étaient-elles prévues pour y remédier ou est-ce que depuis sept ans, le caractère conjoncturel des taux bas a été considéré comme structurel ?

M. Laurent Saint-Martin. Je ne peux apporter une réponse complète à votre question, puisque je n’étais pas ministre pendant l’essentiel de la période que vous évoquez.

La hausse des taux a bien été anticipée dans les prévisions d’augmentation du service de la dette. Pour déterminer si elle l’a suffisamment été, il faudrait examiner précisément les différents exercices budgétaires, mais elle n’a pas été ignorée.

Vous avez parfaitement raison sur un point : lorsque j’étais rapporteur général du budget, la charge de la dette s’établissait un peu au-dessous de 30 milliards d’euros et suivait une tendance baissière rapide, au point que nous gagnions de l’argent en empruntant. J’avais d’ailleurs rédigé un rapport mettant en garde contre la dimension addictive de l’emprunt à taux négatif : cela permettait certes de financer les politiques publiques de relance, mais il fallait anticiper la fin de cette politique offensive d’assouplissement quantitatif. Elle était nécessaire à cette époque, mais ne pouvait durer éternellement.

Vous avez raison aussi de dire que les taux sont restés raisonnables : ils sont beaucoup moins élevés qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni, par exemple. Toutefois, dans notre budget qui est structurellement déficitaire, ils créent une aggravation du déficit chronique trop importante.

Lorsque nous avons présenté le budget 2025, le 10 octobre 2024, j’ai prévenu qu’une part trop importante était consacrée au remboursement des intérêts de la dette : elle représentait alors la deuxième ligne budgétaire et pourrait, si l’on continue comme ça, devenir la première.

La réduction de la dépense publique et son efficience ne sont donc pas uniquement des questions morales et politiques : il s’agit de faire preuve de réalisme par rapport au coût réel de la dette. Plus nous creusons le déficit et plus nous accentuons ce problème. Par conséquent, réduire le déficit permet avant tout de se donner les moyens de ne pas consacrer trop d’argent au remboursement des intérêts de la dette et de se protéger, à moyen et long terme, des chocs de taux d’intérêt. Un choc de taux d’un point correspond à 3,5 milliards d’euros la première année, près de 20 milliards d’euros après cinq ans et 30 milliards d’euros après neuf ans ; autant d’argent qui ne finance pas les politiques publiques, la protection sociale ou les collectivités territoriales.

L’augmentation des taux a bien été anticipée. Doit-elle devenir un débat central au Parlement ? Politiquement, je le pense ; j’avais d’ailleurs proposé, lors de la modernisation de la Lolf, d’organiser un débat annuel sur la dette. Je me réjouis qu’il se tienne maintenant, mais il doit porter sur le véritable sujet, qui n’est pas la dette elle-même, mais le coût des 3 300 milliards d’euros de dette. La question n’est pas de savoir si ce montant est bon ou mauvais, mais de savoir qui accepte de le financer et à quel coût. Avons-nous les moyens de financer les intérêts de la dette ?

Certains pays sont plus endettés que nous, en part de PIB, sans que cela pose un problème, compte tenu de leur modèle ; cela nous en pose un, parce que nous ne savons pas équilibrer notre modèle social. C’est ce que j’ai essayé de dire pendant les trois mois de l’examen du budget, loin des grandes théories budgétaires, en insistant sur la nécessité concrète de réduire rapidement notre déficit public à 5 % d’ici à 2025 vu le coût de la charge de la dette.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pourriez-vous nous communiquer les références de votre rapport, dont j’entends parler pour la première fois ?

Je m’appuie beaucoup, dans le cadre de cette commission d’enquête, sur les rapports de la Cour des comptes. À l’exception de celui portant sur l’année 2020, ils donnent tous l’alerte sur l’absence de réduction structurelle des dépenses. Compte tenu de votre double expérience de rapporteur général du budget appartenant à la majorité et de ministre du budget quelques années plus tard, quelles sont les grandes réformes structurelles de baisse des dépenses engagées au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron qui auraient dû avoir un effet après 2022 ? Je mets à part la réforme des retraites : même si elle avait un effet, le déficit resterait au moins égal à 4 points de PIB. Personnellement, je n’en vois aucune et la Cour des comptes n’en cite pas non plus.

M. Laurent Saint-Martin. Je ne peux pas répondre à cette question, non que je cherche à l’éviter, mais parce qu’elle sort du cadre de la présente commission d’enquête.

Je partage votre opinion quant à la nécessité de mener des réformes structurelles. Le Premier ministre Michel Barnier a toujours eu des objectifs très clairs : d’abord se doter d’un budget, puis présenter un calendrier de réformes structurelles. Malheureusement, il n’a pu s’attaquer au second, qui est toujours d’actualité. La première de ces réformes me semble tellement évidente que je suis toujours surpris qu’elle fasse débat : nous devons équilibrer l’assurance vieillesse. Quand je vois plusieurs groupes politiques – dont le vôtre – souhaiter revenir sur la réforme des retraites, qui est une réforme structurelle de premier niveau visant à contribuer à l’équilibre des comptes publics, j’estime que nous sommes encore loin du but.

D’autres réformes structurelles ont été conduites par les gouvernements précédents et ont contribué à renforcer l’action publique, tout en réalisant des économies : celle de l’assurance chômage, par le biais de différents décrets, ou encore celles du logement et du travail, au début du premier mandat d’Emmanuel Macron.

Il faut plus de réformes structurelles dans notre pays, mais encore faut-il disposer du temps suffisant pour les lancer. En outre, il ne faut pas systématiquement revenir sur les mesures déjà prises permettant d’améliorer les comptes de l’État, comme plusieurs groupes – dont le vôtre et celui de La France insoumise – l’ont proposé à l’occasion de leur journée de niche, en essayant de revenir sur la réforme des retraites.

M. le président Éric Coquerel. Les parlementaires sont libres de revenir sur cette réforme, d’autant qu’elle n’a pas fait l’objet d’un vote.

Le 16 février 2024, une note du Trésor annonce un déficit de 5,6 % du PIB pour l’année 2023 et prévoit un déficit de 5,7 % pour 2024. Le 18 février, sur le plateau de TF1, Bruno Le Maire maintient le chiffre de 4,4 %, qui est confirmé deux jours plus tard par Thomas Cazenave, ministre du budget. Lorsque nous avons interrogé Bruno Le Maire à ce sujet, il nous a expliqué qu’il n’a pas souhaité annoncer le chiffre de la direction générale du Trésor, pour ne pas laisser penser qu’il renonçait à son objectif de réduction du déficit à 4,4 % du PIB. Soit, mais les chiffres de la direction générale du Trésor tenant déjà compte de l’annulation des crédits, on peut considérer qu’il s’agissait surtout d’appliquer la méthode Coué.

Interrogé sur les différences entre ce qu’on sait de manière certaine et ce qu’on annonce, Michel Barnier a répondu qu’il préférait que la vérité soit dite, une fois que les faits sont établis. Quelle est votre position à cet égard ?

M. Laurent Saint-Martin. J’espère avoir répondu dans mon propos liminaire : lorsque je suis venu devant la commission des finances, juste après ma prise de fonctions, rien ne m’obligeait à vous présenter les premières prévisions. J’aurais pu les garder jusqu’à l’examen du PLF, mais j’ai tout de suite voulu faire savoir que le déficit risquait d’atteindre 6 % du PIB. À mes yeux, un cadre clair est une condition de travail nécessaire pour présenter le budget. Cependant, si j’avais pris mes fonctions quelques semaines plus tôt, je n’aurais pas pu communiquer ces informations, puisque les notes de la direction générale du Trésor n’avaient pas encore été publiées.

Ayant été rapporteur général du budget, je suis très soucieux de la transparence des informations communiquées par le gouvernement au Parlement. C’est un gage de la qualité du travail qui sera effectué et de la solidité des convictions sur lesquelles reposent les décisions du gouvernement. Dès que nous avons eu connaissance de notre cadre de travail, nous vous l’avons communiqué ; le soir même du jour où j’ai eu connaissance du dérapage des comptes sociaux, avant même que la décision définitive de correction soit prise, j’ai prévenu les commissions concernées, en commençant par celle des affaires sociales.

M. le président Éric Coquerel. Pensez-vous que ces notes du Trésor devraient être plus largement diffusées, à tout le moins aux présidents et aux rapporteurs généraux des commissions des finances ?

M. Laurent Saint-Martin. Le droit organique résultant de la révision de la Lolf est bien fait : les pouvoirs du président de la commission des finances, du rapporteur général et des rapporteurs spéciaux sont tout à fait légitimes et suffisants. Il est important de respecter la séparation des pouvoirs dans le calendrier prévu par le législateur organique : le pouvoir législatif doit disposer des informations en temps voulu et l’exécutif doit préparer en amont le projet de loi soumis au Parlement. Les décisions seront ensuite appliquées si le Parlement en convient. En d’autres termes, l’exécutif propose, le Parlement dispose – c’est particulièrement vrai pour les lois de finances. Enfin, le travail de contrôle est bien encadré par la Constitution et par la Lolf.

M. le président Éric Coquerel. Lors de son audition, Pierre Moscovici a plaidé pour que le HCFP dispose de plus de moyens et de plus de pouvoirs en matière de contrôle et de prévision. Ne pensez-vous pas que le Parlement devrait lui aussi être mieux armé en ce domaine ?

M. Laurent Saint-Martin. J’en suis convaincu depuis longtemps : le Parlement doit être mieux outillé en matière d’évaluation des politiques publiques. J’imagine que le Printemps de l’évaluation se tiendra cette année. D’une bonne évaluation découle l’amélioration de la capacité d’autorisation : il faut absolument réussir à enclencher ce cercle vertueux. Idéalement, il faudrait passer plus de temps à évaluer qu’à autoriser, parce qu’on autorise d’autant mieux les missions budgétaires que l’on sait comment elles ont été exécutées l’année précédente. À titre personnel, j’estime qu’elles font l’objet d’un trop grand nombre de débats politiques et de trop peu de débats sur la bonne exécution budgétaire.

Je ne dis pas que le Parlement doit devenir un organe purement technique. Il doit continuer à mêler technique et politique. Mais certains parlements étrangers sont mieux outillés pour évaluer les politiques publiques. J’ai toujours été convaincu qu’un parlement bien armé pour évaluer n’affaiblit pas l’exécutif. Au contraire, cela permet de renforcer le dialogue tout au long de l’année.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez indiqué tout à l’heure que votre ministre de tutelle était le Premier ministre et non celui de l’économie et des finances. Pourquoi un tel choix, assez rare sous la Ve République, a-t-il été fait ? Qu’en pensez-vous ?

M. Laurent Saint-Martin. Il faut distinguer le titre et la réalité des prérogatives figurant dans les décrets d’attribution. Le titre de ministre avait une portée politique : rattacher directement le ministre du budget et des comptes publics au Premier ministre permettait d’insister sur la priorité donnée au budget par Michel Barnier. C’était une bonne idée.

Il est déjà arrivé à plusieurs reprises – assez souvent pour que ce ne soit plus une innovation – qu’un ministre du budget de plein exercice soit placé à côté du ministre de l’économie et des finances. Le dernier en date était Gérald Darmanin, de 2017 à 2020. En tout état de cause, cela relève des choix souverains du Premier ministre et du Président de la République lors de la composition du gouvernement. Au fond, ce sont les décrets d’attribution qui comptent : en tant que ministre de plein exercice, je rapportais directement à Matignon. La valeur symbolique et politique du titre de ministre auprès du Premier ministre avait son importance.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie.

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du jeudi 13 février 2025 à 9 heures

 

Présents. - M. Éric Coquerel, M. David Guiraud, M. Mathieu Lefèvre, M. Emmanuel Mandon, Mme Sophie-Laurence Roy, M. Jean-Philippe Tanguy

 

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Thomas Cazenave, M. Éric Ciotti, M. Charles de Courson, M. Jean-Paul Mattei, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou