Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 

 

 

 Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, sur son rapport annuel d’activité  2

        Informations relatives à la commission........... 26

 


Mercredi
9 octobre 2024

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 4

session ordinaire de 2024 - 2025

Présidence
de M. Florent Boudié, président


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La séance est ouverte à 10 heures.

Présidence de M. Florent Boudié, président.

La Commission auditionne Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, sur son rapport annuel d’activité.

M. le président Florent Boudié. Nous avons le plaisir de vous recevoir, madame la Défenseure des droits, pour nous présenter votre rapport d’activité annuel. Cette audition aurait dû se tenir au printemps, mais a été décalée en raison de la dissolution.

L’autorité que vous dirigez a été créée à la suite de la révision constitutionnelle de 2008. Elle a récupéré les attributions d’anciennes autorités administratives indépendantes ; son champ de compétences est donc très large. Elle reçoit des saisines toujours plus nombreuses : plus de 137 000 en 2023.

Je précise que vous êtes accompagnée de votre secrétaire générale, Mireille Le Corre, de votre adjointe chargée de l'accompagnement des lanceurs d'alerte, Cécile Barrois de Sarigny, de votre délégué général à la médiation, Daniel Agacinski, ainsi que de votre chef de cabinet, Victor Manciet.

À l’issue de votre exposé liminaire, nous aimerions particulièrement vous entendre sur la période des Jeux olympiques et paralympiques qui vient de s’achever. La commission des lois a en effet créé une mission flash sur le bilan sécurité de cet événement, confiée aux rapporteurs Éric Martineau et Stéphane Peu. Au-delà des questions de sécurité, l’organisation des Jeux et leur encadrement légal ont-ils affecté les libertés publiques et individuelles ? Cesquestions avaient nourri nos échanges lors de l’examen du projet de loi « JO ».

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous remercie de m’accueillir. Cette audition constitue un moment important pour mon institution, car au-delà de la simple présentation d’un rapport d’activité, elle est l’occasion de dresser un état de la défense et de la protection des droits. Nous sommes en effet un observatoire des difficultés que nos concitoyens rencontrent dans l’accès aux droits, et de l’écart entre le droit annoncé et le droit effectif.

L’institution du Défenseur des droits, prévue par la Constitution, a vu ses missions définies par la loi organique du 29 mars 2011. Deux grandes missions lui sont confiées : la défense des droits, par le traitement des réclamations, et la promotion des droits, par le biais de recommandations. Nous œuvrons dans cinq champs : la protection et la défense des droits des usagers des services publics ; la lutte contre les discriminations ; la protection des droits des enfants ; le contrôle de la déontologie des forces de sécurité ; la protection et l’orientation des lanceurs d’alerte. Outre les 250 agents – essentiellement des juristes – qui travaillent au siège, nos 600 délégués territoriaux assurent des permanences dans 1 000 points de rencontre en métropole et en outre-mer. Et chaque année, plus d’une centaine de jeunes ambassadeurs des droits se rendent dans les écoles, les collèges et les lycées pour parler des droits de l’enfant et de la lutte contre les discriminations.

Nous avons reçu 138 000 réclamations en 2023, soit 10 % de plus que l’année précédente. C’est à partir des cas concrets dont nous sommes saisis – et non de la totalité des cas – que nous dressons un état de la société et du respect des droits. Grâce à nos trois grands atouts – l’indépendance, la connaissance fine du terrain, une expertise juridique solide –, nous sommes en mesure de soumettre des recommandations, de faire émerger des sujets dans le débat public et, parfois, d’obtenir des avancées.

L’une des manifestations les plus concrètes des difficultés d’accès aux droits est le recul des services publics – le Conseil d’État évoque même le « fossé » qui s’est creusé avec les usagers. Je ne mets ici aucunement en cause l’action des agents publics, mais au contraire leur effacement causé par une dématérialisation excessive – même si la dématérialisation peut, en soi, être une chance. Les services publics incarnent l’accès aux droits et jouent un rôle majeur dans la cohésion sociale ; encore faut-il qu’ils fournissent une prestation effective et qu’ils soient accessibles. Or ils subissent une déshumanisation persistante, si bien que leurs usagers sont à l’origine de 80 % des réclamations que nous recevons.

La dématérialisation excessive des procédures administratives produit des effets délétères que nous dénonçons depuis des années – je me répète malheureusement, mais je sais que vous dressez le même constat dans vos permanences. Pis, la situation s’aggrave. En février 2023, avec l’Institut national de la consommation, nous avons évalué les réponses aux usagers des plateformes téléphoniques de quatre services publics : caisses primaires d’assurance maladie (CPAM), Caisse d’allocations familiales (CAF), Pôle emploi et Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat). Les résultats sont effrayants : sur 1 500 appels tests, 40 % n’ont pas abouti, et 60 % de ceux qui ont abouti ont donné lieu à des réponses erronées ou incomplètes. On entend souvent dire que certaines personnes sont éloignées du droit, mais en réalité, c’est le service public qui s’éloigne d’elles – notamment des plus vulnérables, des plus pauvres et des plus en difficulté – en leur imposant une charge administrative, matérielle et mentale trop lourde. La dématérialisation ne saurait être considérée comme un progrès si elle exclut certains usagers et déshumanise le service public. Alors que près d’un tiers de la population est éloignée du numérique – et peine donc à effectuer des démarches administratives –, c’est au service public qu’il revient de s’adapter aux usagers, et non l’inverse.

Le recul des services publics produit des effets tangibles partout sur le territoire. Les espaces France Services constituent certes un progrès – la Cour des comptes l’a souligné –, mais ils ne suffisent pas à compenser la fermeture de nombreux guichets ; sans compter que les agents qui y exercent n’ont pas accès aux dossiers des usagers.

L’éloignement des services publics est particulièrement frappant dans les outre-mer. Le rapport que nous avons consacré aux Antilles révèle qu’en Martinique, les nouveaux retraités mettent souvent plus d’un an – si ce n’est deux – à liquider leurs droits à pension de retraite ; entretemps, ils n’ont pas de revenus. Sur notre recommandation, la branche vieillesse a fourni un appui exceptionnel à la caisse générale de sécurité sociale (CGSS) de l’île.

En Guadeloupe, le service de distribution de l’eau et sa facturation sont défaillants. Nous avons recommandé l’abandon des créances liées à des factures anciennes, et l’une des intercommunalités y a procédé.

Du fait de la défaillance des transports scolaires et de fermetures de classes, jusqu’à 20 % d’heures de cours ne sont pas assurées dans les écoles aux Antilles ; les enfants perdent ainsi l’équivalent d’une année scolaire au primaire. À Mayotte, des milliers d’enfants sont déscolarisés, sans compter les autres atteintes aux droits liées aux difficultés des services publics sur place.

En matière d’atteinte aux droits des usagers, l’Hexagone n’est pas en reste. Citons les subventions pour la rénovation énergétique des bâtiments, sujet éminemment sensible en milieu rural et périurbain du fait du coût de l’énergie. En 2023, les saisines relatives à MaPrimeRénov’ ont fortement crû ; après avoir engagé des frais importants pour remplacer une chaudière dans l’urgence, les usagers ne parvenaient pas à faire aboutir leurs démarches administratives. J’ai évoqué ce sujet en avril dernier devant la commission d’enquête sénatoriale sur l’efficacité des politiques publiques en matière de rénovation énergétique.

D’autres atteintes aux droits surviennent en milieu urbain, singulièrement dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Je pense notamment aux lycéens sans affectation. Parmi les 27 000 élèves qui n’étaient toujours pas affectés dans un lycée en métropole à la rentrée 2023, combien résidaient en QPV, et combien dans des centres-villes plus favorisés ? Chaque année, le problème se pose ; il devient habituel, presque normal – nous ne pouvons l’accepter. À la suite de mes recommandations, et en application d’une note de service envoyée au premier trimestre 2023, tous les élèves devaient recevoir une proposition d’affectation avant la fin du mois de juillet. D’après les chiffres que m’a communiqués le ministère de l’éducation nationale, plus de 27 000 élèves restaient sans affectation à la veille de la rentrée scolaire 2024, dont plus de 17 000 pour un lycée professionnel. Le problème perdure, et s’aggrave même. Comment, dans ces conditions, un enfant ne se sentirait-il pas rejeté, écarté de son droit fondamental à l’éducation ? Cela enracine chez l’adolescent, en particulier s’il vit dans un quartier défavorisé, le sentiment profondément destructeur que son pays ne veut pas de lui, qu’il n’y a ni sa place, ni un avenir. Je réitérerai mes demandes au ministère de l’éducation nationale pour que ces situations cessent.

L’attention que nous portons à tous les habitants, notamment à ceux des banlieues, s’est traduite dans la permanence hors les murs que nous avons organisée pendant deux jours à Trappes en septembre 2023. J’avais choisi cette commune bien avant les révoltes urbaines de l’été, car il ne faut pas attendre que la situation s’envenime pour s’engager au service des habitants. Sur la place du marché de Trappes, nous avons recueilli des témoignages relatant des difficultés d’accès aux droits, des discriminations, des brimades, des tensions avec de nombreuses institutions. Voilà huit ans que nous menons de telles opérations, appelées « Place aux droits ». La dernière édition s’est tenue il y a peu à Marseille, nouvelle occasion de mettre en lumière le travail de nos délégués sur le terrain, au quotidien. L’année prochaine, nous réitérerons l’opération en zone rurale – car nos délégués y sont bel et bien présents.

Le recul des services publics se manifeste également par la désertification médicale, la situation critique de l’hôpital public et le renoncement aux soins de personnes en situation difficile ou précaire. Il touche les enfants en situation de handicap, dont la présence à l’école est réduite, voire empêchée, faute d’un accompagnement en classe ou à la cantine. Lors de l’examen de la proposition de loi visant la prise en charge par l’État de l’accompagnement humain des élèves en situation de handicap sur le temps méridien, j’ai adressé un avis à sa rapporteure, la députée Virginie Lanlo. Tout en saluant l’avancée que constitue ce texte, j’ai souligné la nécessité de le faire évoluer sur deux points : la prise en charge par l’État des frais d’accompagnement des élèves en situation de handicap lors de tous les temps périscolaires – et pas uniquement pendant le déjeuner –, et la définition d’un cadre juridique clair quant aux compétences des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) en matière d’évaluation des besoins d’accompagnement durant le temps périscolaire. Ces recommandations n’ayant pas été suivies, la mise en œuvre du dispositif risque de soulever des difficultés pour deux raisons : d’une part, la différence de traitement dans le régime de prise en charge des frais d’accompagnement selon le temps d’activité périscolaire concerné, d’autre part, l’absence d’évaluation objective des besoins d’accompagnement des enfants lors des temps périscolaires, source de blocage en cas de désaccord entre la collectivité gestionnaire et l’État quant à la nécessité de l’accompagnement.

Nous constatons ainsi des atteintes au principe d’égal d’accès de tous les enfants à l’instruction, pourtant garanti par la Constitution. Notre mission est de révéler ces failles pour les combattre.

Les obstacles aux droits sont également criants pour les personnes étrangères, autre catégorie d’usagers des services publics. Pour la deuxième année consécutive, le droit des étrangers est le premier motif de saisine de notre institution. Plus d’un quart des requêtes concernent l’impossibilité de prendre rendez-vous en préfecture et les délais d’instruction excessifs pour de simples renouvellements de titres – j’y insiste. Des milliers d’étrangers se retrouvent en situation irrégulière du fait de cette défaillance, subissent des ruptures de droits, la perte de leur emploi et de leur logement. Des étrangers régulièrement établis, parfois de longue date, sont ainsi maintenus dans une insécurité administrative permanente.

Les étrangers ne constituent pas un groupe isolé du reste de la population française : ce sont des étudiantes, des travailleuses, des soignantes, des grands-mères qui font société avec les ressortissants français – je féminise ces termes à dessein, car il s’agit en majorité de femmes. Une mise en cause aussi profonde de leurs droits menace la cohésion sociale dans son ensemble et l’intégration dans la République. Le Défenseur des droits, avec ses moyens, ne peut répondre seul à ce dysfonctionnement structurel ; surtout, ce n’est pas sa vocation. Nous ne pouvons pas – nous ne devons pas – nous substituer aux services publics. Sans réaction de la puissance publique, nous risquons l’embolie ; nous ne pourrons plus répondre aux personnes qui nous saisissent. La loi « immigration » de janvier 2024 n’a apporté aucune réponse, préférant fragiliser cette population plutôt que lui donner les moyens d’accéder à ses droits. J’ai détaillé notre position sur ce texte lorsque les rapporteurs de votre commission m’ont auditionnée, en novembre 2023, ainsi que dans plusieurs avis au Parlement.

Si le traitement réservé aux étrangers est révélateur de l’état des droits dans notre pays, il témoigne d’un mouvement plus large de fragilisation des services publics. Dans le cadre des pouvoirs d’instruction du Défenseur des droits tirés des articles 18 et 20 de la loi organique, j’ai souhaité mener une enquête auprès de l’ensemble des préfectures afin d’identifier avec précision les facteurs qui entravent le bon fonctionnement des services chargés des étrangers ; de formuler de nouvelles recommandations pour un fonctionnement satisfaisant ; d’identifier les bonnes pratiques de certaines préfectures et de les diffuser largement. Nous avons également lancé une instruction sur l’administration numérique pour les étrangers en France, l’Anef. Dans ce domaine, je le répète, plus de 80 % des réclamations concernent des renouvellements de titres de séjour, non des premières demandes ou des demandes d’admission exceptionnelle au séjour. Les obstacles que nous constatons au quotidien mettent en lumière le rôle essentiel des services publics et les conséquences de leurs défaillances. L’égalité et l’exercice des droits passent par l’accès aux services publics.

Un autre sujet me tient à cœur, la fragilisation de l’État de droit et la banalisation des atteintes aux droits, qui ont particulièrement marqué l’année 2023. Ces phénomènes ne doivent pas être pris à la légère. J’ai souhaité que le rapport d’activité leur consacre sa première partie. L’érosion de l’État de droit revêt plusieurs formes, à commencer par des atteintes très concrètes aux droits fondamentaux des personnes. Nous l’avons vu pour nos concitoyens en situation de vulnérabilité : les conditions d’accès au RSA ont été durcies, et les expulsions de logement facilitées – j’ai largement détaillé ces risques dans des avis au Parlement en 2023.

L’érosion de l’État de droit passe aussi par l’inexécution croissante de décisions de justice, qu’il s’agisse de juridictions nationales ou de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Très concrètement, des mesures prises par les juges des enfants ne sont pas exécutées. À Mayotte, malgré un arrêt de la CEDH et des décisions du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, des enfants sont rattachés arbitrairement à des personnes avec lesquelles ils n’ont aucun lien familial, en vue d’être placés en rétention administrative et éloignés du territoire. Oui, des Français sont expulsés aux Comores bien qu’ils n’aient pas de liens familiaux dans ce pays ! Doit-on rappeler que dans notre État de droit, garanti par la possibilité constante d’un contrôle juridictionnel des décisions publiques, la puissance publique est soumise au droit ?

L’État de droit, c’est aussi le respect du droit par les forces de sécurité – loin d’être un obstacle à leur travail, c’est au contraire le fondement de leur légitimité. Ce rappel est d’autant plus important après les révoltes de 2023.

Un autre facteur de fragilisation de l’État de droit réside dans les attaques envers ceux qui défendent les droits et les libertés ; je pense en particulier aux menaces contre les associations, car la démocratie repose sur la liberté d’association, comme sur la liberté de communication, de réunion, de manifestation et sur la liberté académique. La démocratie permet l’expression dans l’espace public de la pluralité des opinions, y compris lorsqu’elles dénoncent des atteintes aux droits. La protection de ces libertés est nécessaire à la garantie des droits par l’État, ainsi qu’à la défense des intérêts collectifs au sein de la société. Or nous sommes saisis de pratiques d’intimidation de la part des forces de l’ordre à l’encontre d’associations de défense des plus précaires lors d’expulsions de campements d’exilés, ou à l’encontre d’associations de défense de l’environnement. Les menaces peuvent se traduire par la suspension de subventions de l’État. Relativisation des droits et du juge, limitation des libertés qui font la démocratie… mis bout à bout, ces éléments dessinent la fragilisation d’un édifice, celui de l’État de droit.

Ces atteintes s’accompagnent d’un discours qui les banalisent, voire les justifient. Les droits sont présentés comme des obstacles plutôt que comme un horizon ; ils sont mis en concurrence avec d’autres priorités, parfois au nom de l’efficacité. Les droits fondamentaux sont opposés à tort avec la démocratie et la volonté générale, prétendument muselées par le respect de normes considérées comme illégitimes. Les juridictions sont exposées à la critique, les droits sont fragilisés, tout comme les institutions chargées de les faire respecter. Cette fragilisation n’est pas nouvelle ; elle s’inscrit dans une tendance de fond, mais semble s’accélérer. Ne nous y habituons pas : il y va de la santé de notre démocratie. Ce phénomène nous concerne tous et a des répercussions très concrètes sur la vie de chacun ; nous le constatons dans les saisines que nous recevons.

Dans ce contexte, les missions du Défenseur des droits sont plus que jamais nécessaires, que ce soit pour résoudre des situations ou pour faire émerger des questions d’intérêt général dans le débat public. Le service au public est une relation, que le Défenseur des droits contribue à rétablir. Nous contribuons à combler le fossé entre les usagers et le service public. Forts de notre indépendance, nous nous attachons à résoudre divers problèmes rencontrés avec l’école, la CAF, les impôts, l’assurance maladie, France Travail, les communes… En cela, le Défenseur des droits s’adresse à tous, car chacun d’entre nous peut se heurter, à différents moments de sa vie, à une incompréhension avec l’administration. C’est notre principale activité au service des droits de tous. J’en donnerai quelques exemples : permettre que le bus scolaire s’arrête devant le domicile de trois enfants scolarisés dans un territoire rural, afin qu’ils n’aient plus à cheminer le long d’une route très fréquentée et dangereuse ; permettre à des personnes atteintes de maladies chroniques de devenir militaires ; s’assurer que les contrats de jeunes footballeuses ne les discriminent pas par rapport à leurs homologues masculins. Voilà un aperçu des multiples succès de notre activité, peu visible mais nécessaire. Nous traitons 80 % des réclamations par une médiation, qui aboutit dans 75 % des cas. Nous sommes donc bel et bien utiles à la population au quotidien.

J’insiste sur le fait que nous sommes un recours pour tous, joignables gratuitement, par courrier, par mail, grâce au formulaire sur notre site internet, par téléphone, partout en France. Nos 600 délégués tiennent des permanences dans plus de 1 000 points d’accueil sur tout le territoire – préfectures, maisons de justice et du droit, mairies. Nous en créons sans cesse de nouvelles dans des locaux d’associations, des centres sociaux, des espaces France Services, des missions locales et des tiers-lieux. Notre objectif est d’être toujours plus accessibles, afin de garantir à chacun le respect de ses droits. Dans leurs permanences, les délégués comblent un manque dont souffrent de plus en plus nos services publics : celui de guichets offrant un accueil physique et une écoute.

L’institution lutte contre les discriminations et dispose à cette fin de trois numéros de téléphone : celui de notre plateforme généraliste et deux numéros gratuits, le 3928 et le 3141 pour les personnes en détention. Les enfants peuvent aussi nous saisir directement. Nous sommes également un recours pour les lanceurs d’alerte, toujours plus nombreux à s’adresser à nous, qu’ils soient agents de crèche, infirmières, directeurs des achats, directeurs juridiques. Ils dévoilent des faits répréhensibles, de maltraitance ou de corruption par exemple. Leur parole doit être prise en compte dans l’intérêt de tous. Nous assurons leur protection, ainsi que leur orientation vers des autorités compétentes. Nous leur avons consacré un guide, qui rencontre un grand succès sur notre site. Nous venons de publier notre rapport bisannuel relatif aux dispositifs de protection des lanceurs d’alerte.

La présentation de notre rapport annuel est essentielle pour réaffirmer que le Défenseur des droits, autorité indépendante, est un recours dans de nombreuses situations, pour rappeler nos recommandations et faire émerger dans le débat public des questions d’intérêt général.

Grâce aux différentes saisines, nous contribuons à améliorer le droit. Les nombreuses situations dont nous sommes saisis nous placent en observateurs privilégiés des atteintes aux droits fondamentaux. Elles nous permettent de faire des recommandations pour faire progresser le droit, notamment en présentant des avis au Parlement, comme nous le permet la loi organique de 2011. Nous avons ainsi consacré deux rapports aux personnes âgées accueillies en Ehpad, dont le dernier a été rendu public en janvier 2023. Le bilan reste préoccupant. La prise de conscience tardive des pouvoirs publics doit déboucher sur une politique nationale ambitieuse. Nous avons aussi contribué, en octobre 2023, à la suspension par le juge des référés de l’arrêté qui interdisait toute distribution alimentaire dans un secteur parisien, restreignant pour des centaines de personnes en situation de précarité l’accès à une offre alimentaire de première nécessité.

Nos études nous permettent aussi de mettre en lumière les discriminations, notamment invisibles, comme celles subies par les personnes d’origine asiatique. Nous avons documenté les discriminations vécues par les personnes en situation de pauvreté et établi qu’il est plus difficile pour les plus pauvres d’obtenir un logement social. Nous avons étudié les discriminations possibles sur les sites leboncoin et BlaBlaCar. Nos travaux, liés à notre compétence tant en matière de contrôle externe des forces de sécurité que de lutte contre les discriminations, ont également permis de progresser dans la lutte contre les contrôles d’identité discriminatoires. Nous avions produit en 2017 une enquête qui révélait que les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont vingt fois plus de risques d’être contrôlés. Nous la relançons cette année. Le Conseil d’État, devant lequel nous avions produit des observations, a reconnu qu’il ne s’agissait pas d’actes isolés et que le sujet relève d’une politique publique. Ces contrôles ont des effets délétères sur les personnes concernées. La Cour des comptes, à ma demande, en a évalué le nombre qu’elle estime à 47 millions pour 2021. Il est impératif de faire évoluer cette situation pour améliorer le rapport entre police et population. À cet égard, les recommandations de la Cour rejoignent les nôtres.

Je crains une forme d’accoutumance face aux atteintes aux droits. Je ne m’y résous pas. Je sais que c’est par la connaissance, par l’objectivation des phénomènes d’exclusion et de discrimination qu’elles seront combattues et que les droits et les libertés pourront être effectivement préservés. Répondre aux situations individuelles, faire connaître les phénomènes, rendre accessible cette information à tous pour participer au débat démocratique est l’une des missions du Défenseur des droits. Nous publions nos avis, nos décisions, nos recommandations, nous rendons compte de notre activité ; nous participons à l’information, à la révélation des atteintes aux droits et aux moyens de les endiguer, pour que les citoyens et les pouvoirs publics s’en saisissent.

L’institution contribue ainsi à l’établissement de la réalité des atteintes aux droits dans ces domaines. Cette notion même de réalité est nécessaire à la démocratie, car les débats ne peuvent avoir lieu que sur la base d’une connaissance partagée de la réalité des faits. Nous agissons pour des services publics qui répondent aux usagers, des forces de l’ordre qui respectent le cadre de déontologie prévu par le droit, pour une application du principe d’égalité reconnu partout et par tous, pour que les enfants soient pris en charge en fonction de leurs besoins et du respect de leurs droits. La responsabilité de l’effectivité des droits incombe à l’ensemble des pouvoirs publics. Le Défenseur des droits est chargé par la Constitution de rappeler cet impératif et de placer les personnes et leurs droits au centre de nos préoccupations. Les droits et les libertés sont un repère. Je ne me résigne ni aux atteintes aux droits ni à leur banalisation. C’est la force du droit qui assure la protection de tous. Il doit parfois évoluer pour être encore plus protecteur des droits et des libertés et contribuer à faire société.

Mme Pascale Bordes (RN). Madame la Défenseure des droits, vous affirmez dans votre rapport que les dispositions de la loi Kasbarian visant à protéger les logements contre l’occupation illicite « pourraient permettre des expulsions portant atteinte à la substance des droits des occupants au respect de la vie privée et à ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants ». Vous vous souciez de personnes qui ne respectent pas la loi. Que faites-vous de la détresse des propriétaires qui ne roulent pas sur l’or, qui ont parfois hérité de la maison familiale, ont acheté leur bien à force d’économies ou se sont endettés pour le financer ? J’ai à l’esprit la situation d’une dame âgée qui s’est retrouvée dans l’incapacité de récupérer l’appartement squatté qu’elle souhaitait vendre pour payer les mensualités de son Ehpad et assurer sa fin de vie. N’est-elle pas à vos yeux digne d’intérêt ?

Que faites-vous de ces petits propriétaires qui se retrouvent du jour au lendemain victimes d’un squat ou engagés dans des procédures coûteuses qui n’en finissent plus en raison de locataires à tout le moins indélicats, qui foulent aux pieds leur obligation première de payer le loyer et se maintiennent impunément dans les lieux, générant des impayés pouvant atteindre des milliers d’euros qu’ils ne paieront jamais ? Que faites-vous de ces petits propriétaires qui respectent les règles et qui non seulement ne disposent plus de leur bien immobilier ni des loyers qui leur sont légalement dus mais qui doivent pourtant continuer à rembourser des emprunts ? Que faites-vous de leur désespoir quand ils retrouvent parfois leur bien totalement détruit et doivent payer des milliers d’euros pour sa remise en état ? Que faites-vous enfin du principe fondamental du respect du droit de propriété, droit inviolable et sacré, inscrit à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Défendez-vous les droits de tous les citoyens ou de certains d’entre eux ?

M. Vincent Caure (EPR). Votre travail est essentiel pour garantir l’accès de nos concitoyens à leurs droits mais aussi veiller au respect des droits et des libertés. En ce sens, votre rapport est particulièrement attendu par les membres de notre commission – d’autant plus quand sa première partie est consacrée à l’État de droit. Vous montrez les menaces qui pèsent sur lui et la fragilisation de l’autorité du juge. Alors que d’aucuns, qui ont depuis précisé leur propos, ont remis en cause l’intangibilité de l’État de droit, comment le renforcer d’un point de vue législatif ? Quels sont les pouvoirs et les autorités qui le menacent concrètement ? Notons que notre commission a récemment travaillé sur la proposition de loi visant à lutter contre les discriminations par la pratique de tests individuels et statistiques et sur celle relative au régime juridique des actions de groupe.

Par ailleurs, votre rapport fait la part belle à la question des contrôles d’identité discriminatoires et exhorte le Gouvernement à « mettre en place une politique publique qui apporte les garanties nécessaires pour encadrer la pratique massive des contrôles d’identité ». Vous dénoncez un cadre légal imprécis, une pratique non ou mal mesurée, des objectifs et des conditions de réalisation peu définis. Que faudrait-il introduire dans le droit pour tendre vers la politique publique que vous appelez de vos vœux, sans nuire à l’efficacité des forces de l’ordre ?

Votre rapport fait état d’un cas individuel concernant l’accès à la protection sociale française hors de France et la prise en charge par la Caisse des Français de l’étranger. En tant que député des Français établis hors de France, il me semble que ce sujet mériterait un état des lieux. De tels travaux sont-ils à l’étude ?

Mme Danièle Obono (LFI-NFP). Je vous remercie d’avoir renouvelé votre alerte sur les excès de la dématérialisation qui entravent l’accès aux droits de millions de nos concitoyens et concitoyennes. À cet égard, nos collègues du Sénat ont la possibilité d’inscrire à leur ordre du jour ma proposition de loi tendant à la réouverture des accueils physiques dans les services publics ; j’espère que cette navette aura lieu durant la législature en cours.

En 2019 et 2020, 17 % de la population de 18 à 59 ans vivant en France hexagonale déclare avoir subi des traitements inégalitaires et des discriminations au cours des cinq années précédentes. Cette proportion est plus élevée chez les immigrés et leurs descendants, ainsi que chez les natifs d’outre-mer et leurs descendants. Par ailleurs, 80 % des immigrés ayant déclaré avoir subi une discrimination l’ont liée à leur origine, à leur nationalité ou à leur couleur de peau. Dans un rapport de 2020, votre institution soulignait que : « L’ampleur et la persistance des discriminations fondées sur l’origine en France témoignent d’inégalités cumulatives résultant de l’interaction de pratiques volontaires ou non, individuelles et structurelles, qui portent préjudice à un groupe donné. Il est donc nécessaire de les penser dans leur dimension “ systémique ”, autrement dit dans le cadre d’analyse plus large des représentations collectives, des rapports sociaux spécifiques, source de domination, et des inégalités socio-économiques qui structurent la société. »

Sous l’impulsion de l’Union européenne, le droit français de la non-discrimination a connu de nombreuses améliorations : aménagement de la charge de la preuve ou reconnaissance de la capacité des syndicats et des associations d’intenter un recours en cas de discrimination. Pourtant, vous faites le constat que le contentieux en la matière est « difficile, rare et peu dissuasif ». Serait-il utile d’établir un code de la non-discrimination ?

Mme Marie-José Allemand (SOC). Alors que nos concitoyens sont particulièrement attachés à la présence d’un service postal de proximité pleinement opérationnel, depuis plusieurs années, beaucoup de nos communes rurales sont confrontées à une réduction des horaires d’ouverture des bureaux et à la fermeture de plusieurs d’entre eux. Dans mon département des Hautes-Alpes, La Poste envisage de fermer prochainement deux agences à Gap. Cette évolution du maillage territorial semble assumée par La Poste qui explique s’appuyer sur le développement des usages numériques pour renforcer la dématérialisation des démarches. Or, comme vous le rappelez dans votre rapport, l’accès aux droits est parfois mis à mal par l’éloignement géographique des services publics mais aussi par la dématérialisation qui met à l’écart 10 millions de personnes. La présence des services publics, physique ou téléphonique, offrant une information et la possibilité de prendre entièrement en charge un dossier, est indispensable.

Plus globalement, ces évolutions posent la question du devenir de la mission de service public confiée à La Poste par la loi du 2 juillet 1990, qui lui impose de maintenir un réseau d’au moins 17 000 points de contact répartis de sorte que 90 % au moins de la population de chaque département en ait un à moins de 5 kilomètres et à moins de vingt minutes en voiture.

Enfin, nous avons appris il y a quelques jours que le Gouvernement envisageait une coupe budgétaire de 50 millions d’euros dans le fonds qui finance les agences postales communales et les points relais, dès 2024, soit une diminution de près d’un tiers de l’enveloppe annuelle consacrée à la présence postale territoriale.

Mme Émilie Bonnivard (DR). Madame la Défenseure des droits, vous relevez dans votre rapport que l’État de droit est remis en cause à plusieurs égards, avançant notamment que des menaces pèsent sur la liberté de manifester en raison des difficultés d’assurer le maintien de l’ordre. Vous semblez ne pointer qu’une faillite des forces de l’ordre sans reconnaître l’explosion des violences – lors des manifestations des gilets jaunes ou de la réforme des retraites, par exemple. Nous avons l’impression d’une analyse en trompe-l’œil, qui ne tient pas compte du changement de nature de certaines manifestations. Vous préconisez « de recentrer le maintien de l’ordre sur la mission de police administrative de prévention et d’encadrement de l’exercice de la liberté de manifester, dans une approche d’apaisement et de protection des libertés individuelles », ce qui me semble un peu léger. Avez-vous d’autres propositions, plus concrètes ?

Quelle est votre définition de l’État de droit ? Pour moi, c’est le respect de la loi. Faire de l’expulsion de personnes qui occupent illicitement des logements une atteinte à l’État de droit m’interroge.

Enfin, vous parlez d’une « instrumentalisation du Conseil constitutionnel à qui il a été demandé de sanctionner des dispositions législatives malgré leur inconstitutionnalité manifeste ». À quoi faites-vous référence ?

Mme Léa Balage El Mariky (EcoS). Madame la Défenseure des droits, j’apporte le soutien total de mon groupe à votre travail. Vous avez rappelé l’importance des libertés associatives pour notre démocratie, notre cohésion sociale et la protection de notre État de droit.

Vous avez eu, à juste titre, des mots très durs contre la loi confortant le respect des principes de la République qui conditionne l’attribution des subventions à la signature d’un contrat d’engagement républicain – une grave remise en question de la liberté d’association. Par ailleurs, les associations de défense des droits humains et de protection de l’environnement font état de menaces qui ne proviennent pas que des pouvoirs publics. Une tribune, publiée dans Le Nouvel Obs du 2 novembre 2023, dénonçait les attaques dont elles font l’objet. Le schéma est toujours le même : des attaques lancées dans les médias par des responsables politiques se propagent sur les réseaux sociaux et finissent en injures, en menaces voire en violences. La Cimade, comme l’a rapporté son président, Henry Masson, a reçu des courriers contenant des lames de rasoir et certaines de ses permanences ont été attaquées.

Un tel climat de haine participe du recul des libertés associatives. Même si ces questions n’entrent pas directement dans votre champ d’action, puisque la loi organique vous habilite à défendre les droits et libertés dans le seul cadre des relations avec les pouvoirs publics, vous avez néanmoins proposé d’étendre aux personnes morales le statut de lanceur d’alerte pour les protéger des risques de représailles comme des refus de subventions d’agrément. Ce sont des pistes intéressantes. Outre la suppression du contrat d’engagement républicain, quelles recommandations faites-vous pour protéger les libertés associatives ?

M. Éric Martineau (Dem). Je tiens à saluer le travail effectué par votre institution s’agissant des droits des usagers, des services publics, de la lutte contre les discriminations, de la protection des droits des enfants, du contrôle de la déontologie des forces de sécurité et de la protection des lanceurs d’alerte. Malheureusement, malgré les 138 000 demandes traitées en 2023 et les nombreuses recommandations formulées, il semblerait que votre action soit encore trop méconnue du grand public. Les opérations « Place aux droits », que vous organisez depuis sept ans, ont pour ambition de faire connaître votre institution dans les territoires ciblés mais également d’informer les citoyens sur leurs droits. Ont-elles un effet notable sur votre notoriété ? Prévoyez-vous d’autres mesures pour qu’elle soit mieux identifiée par le grand public ?

Vous vous dites inquiète de l’état des droits et des libertés dans notre pays, soulignant que les atteintes aux droits se banalisent et que le décalage entre les droits fixés par la loi et leur effectivité semble s’amplifier. Ce constat est particulièrement fort dans les relations avec les services publics qui sont à elles seules à l’objet de 92 000 réclamations. Les défaillances des services publics, l’éloignement géographique mais aussi la dématérialisation mettent à l’écart des millions de personnes. Le programme France Services, lancé en 2020, a vocation à répondre à ces problèmes, en facilitant les démarches du quotidien et l’accès aux services pour tous les citoyens. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre collaboration avec ce réseau ? Ce programme permet-il de répondre efficacement aux problèmes d’accès aux droits ?

La mission sur le bilan sécuritaire des Jeux olympiques et paralympiques, dont je serai le corapporteur, s’intéressera à la possibilité de généraliser les dispositifs de vidéosurveillance algorithmique. Quelle est votre position à ce sujet ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Puisqu’il faut choisir un sujet parmi tous ceux que vous avez mentionnés, qu’entendez-vous par « fragilisation de l’État de droit » ?

Cette année, vous avez porté une attention particulière à la question de l’accès aux droits dans les territoires d’outre-mer. Mayotte, où vous vous êtes rendue en octobre 2023, subit une crise multidimensionnelle : migrations, eau, sécurité, logement, et j’en passe. Vous soulignez les problèmes liés à la rétention et à l’éloignement des personnes en situation irrégulière. Quelles solutions proposez-vous pour améliorer l’accès aux droits des personnes en attente d’éloignement mais également celui des Mahorais, sachant que certains enfants ont des difficultés à se rendre à l’école du fait de la situation sécuritaire ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les créations de locaux de rétention administrative (LRA) pour des durées très courtes ? Que suggérez-vous pour retenir les personnes en situation irrégulière dans l’attente de leur éloignement, lorsqu’elles présentent un risque de fuite ?

Enfin, pour revenir sur l’une de vos remarques précédentes, laisser les enfants faire quelques centaines de mètres pour rejoindre un arrêt de bus me paraît plutôt de bon aloi en matière de santé publique.

Mme Martine Froger (LIOT). Le bilan que vous dressez est alarmant, notamment en ce qui concerne le recul des services publics, qui n’est pas sans conséquence sur le respect des droits des citoyens. Je partage très largement vos constats : les atteintes aux droits des citoyens, en particulier des plus vulnérables, se multiplient et cela se traduit par une défiance de la population vis-à-vis de nos institutions.

L’aide médicale de l’État (AME) concentre un certain nombre de critiques, alors même qu’il s’agit d’un pilier de notre santé publique. Constatez-vous des failles dans son déploiement selon les territoires, notamment en zones rurales ou dans les outre-mer ? Les étrangers en situation irrégulière peuvent-ils saisir vos services ? Pouvez-vous débloquer des situations en cas d’urgence ? Le nouveau ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, déjà particulièrement critique lors de l’examen de la loi pour contrôler l’immigration, souhaite limiter très fortement le périmètre de l’AME. Quelles sont vos recommandations à ce sujet ?

Mme Émeline K/Bidi (GDR). Vous faites remarquer que, depuis plusieurs années, la dématérialisation excessive creuse le fossé entre les usagers et les services publics, qui sont à l’origine de 80 % des réclamations que vous recevez et dont le nombre ne cesse d’augmenter malgré vos alertes répétées. Avez-vous une explication ?

Par ailleurs, 28 % de la population rencontre des difficultés face aux démarches administratives. Une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) révèle qu’un tiers de la population est éloigné du numérique. Pourriez-vous nous préciser les difficultés concrètes rencontrées par nos concitoyens dans l’accès aux services publics, en particulier dans les territoires ultramarins ? Pensez-vous qu’il faudrait prévoir des dispositions législatives spécifiques aux outre-mer ? Dans une étude de 2019, 82 % des personnes interrogées en outre-mer considéraient que les services publics fonctionnaient moins bien que sur le territoire métropolitain.

Mme Sophie Vaginay (UDR). Dans votre avis du 23 janvier 2023 sur la proposition de loi de décembre 2022 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite, vous disiez vouloir « garantir un équilibre nécessaire entre les droits des occupants illicites et ceux des propriétaires ». Vous rappelez qu’en France, le droit au logement est un principe constitutionnel. Il ne vous a toutefois pas échappé qu’il est souvent en opposition avec le droit de propriété, également protégé. Le droit au logement est un droit fondamental, mais c’est sur l’État qu’en pèse la charge. C’est à lui seul qu’appartient le devoir d’offrir des solutions d’hébergement à ceux qui en ont besoin. Cependant, dans certains cas, et bien trop souvent, faute de dispositifs publics suffisants, l’application de la loi protectrice des squatteurs se retourne contre les propriétaires privés, qui doivent supporter les conséquences d’une carence de l’État.

Votre rapport apparaît totalement orienté : les droits des squatteurs, qui sont pourtant dans l’illégalité, sont davantage votre priorité que ceux des propriétaires, tout bonnement ignorés. Les indemnisations que vous mettez en avant, comme s’il s’agissait d’une mesure protectrice des droits des propriétaires, n’empêchent pas que leur droit à la propriété privée soit factuellement bafoué, alors même qu’il est consacré par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Les situations sont parfois ubuesques : une propriétaire a dû payer des dommages et intérêts à son squatteur. Que comptez-vous faire pour rééquilibrer la balance et axer votre travail sur la protection des droits des propriétaires, aussi bien de leur droit à la propriété privée que de leur droit à la sécurité ?

Mme Claire Hédon. Madame Bordes, madame Vaginay, le droit de propriété est évidemment un droit important. Connaître la réalité des faits, disais-je plus tôt : il faudrait savoir combien d’expulsions ont eu lieu à la suite de cette loi et le nombre de fois où elles concernaient des petits propriétaires. Je sais que les situations que vous évoquez existent et, pour celles-là, la justice doit agir plus vite. Mais ce n’est toutefois pas la majorité des cas, qui concernent des logements sociaux. Je suis bien là pour défendre les droits de tous, contrairement à ce que vous dites.

Plusieurs d’entre vous m’ont interrogée à propos de l’État de droit, ce qui témoigne de la difficulté à en expliquer simplement la définition au grand public. Sa mise en cause se fonde sur l’idée que le droit serait une entrave à l’exercice de la volonté générale. Mais qu’est-ce que la démocratie ? C’est l’élection au suffrage universel, bien sûr, mais pas seulement. C’est aussi la séparation des pouvoirs, l’État de droit, la hiérarchie des normes, l’égalité des citoyens devant la loi et le respect des droits fondamentaux – la liberté d’expression, la liberté de manifester, la liberté associative. C’est précisément pour garantir ces droits que nous avons adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) au lendemain de la seconde guerre mondiale. Voilà ce que nous devons expliquer au grand public.

Vous m’avez également interrogée sur les contrôles d’identité discriminatoires : il est temps d’avancer sur ce sujet. Encore une fois, la Cour des comptes estime à 47 millions le nombre de contrôles d’identité annuels, dont 15 millions de contrôles routiers. Or les forces de l’ordre sont parfaitement capables de dénombrer, parmi les contrôles routiers, les cas de conduite sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants, ou encore les défauts de présentation de carte grise ou d’attestation d’assurance. En revanche, elles sont incapables de détailler les 32 millions de contrôles d’identité restants.

La Cour des comptes, dont l’évaluation n’a pas été contestée par les forces de l’ordre, a formulé des recommandations similaires aux nôtres : améliorer l’encadrement des forces de l’ordre ; renforcer le contrôle du parquet ; établir une traçabilité à la fois globale et individuelle, condition nécessaire à l’exercice du droit de recours – qui est aussi un fondement de la démocratie. Faut-il que cette traçabilité suive l’exemple anglais de l’enregistrement sur tablette, ou qu’elle s’inspire du débat en cours en Allemagne ? Quoi qu’il en soit, il faut avancer ; sur tous ces points, le statu quo n’est pas acceptable.

L’exemple des Français de l’étranger est une parfaite illustration d’un phénomène récurrent : dès que nous ouvrons une permanence, nous découvrons de nouvelles difficultés d’accès au droit. Ainsi, nous sommes passés d’un à quatre délégués pour les Français de l’étranger, et le nombre de réclamations ne fait qu’augmenter. Or c’est la connaissance de situations individuelles qui nous alerte sur des problèmes plus généraux.

Madame Obono, vous avez évoqué les discriminations systémiques, que nous avons du mal à faire reculer. Manifestement, ni le nombre de réclamations que nous recevons, ni le nombre de poursuites judiciaires engagées ne reflètent leur ampleur. Et pour cause : la peur des représailles et le sentiment que toute démarche sera vaine sont omniprésents.

Lors de l’enquête que nous avons menée en 2018 avec la Fédération nationale des unions de jeunes avocats, 38 % des jeunes avocates et avocats disaient avoir subi des discriminations, tous critères confondus, au cours des cinq années précédentes ; ce taux était même de 52 % pour les seules avocates. Or, moins de 5 % des victimes se sont tournées vers les tribunaux ou le Défenseur des droits ; il ne s’agit pourtant pas d’un public qui ignore ses droits. Le problème est donc ailleurs.

Comment progresser, en particulier en matière de discrimination sur le critère de l’origine, que nous avons plus de mal à appréhender, les preuves étant plus difficiles à rassembler ? En juin et juillet, le nombre d’appels reçus par la plateforme téléphonique du 39 28 et faisant état de discriminations et de propos racistes et antisémites a augmenté de 70 % ; c’est considérable. D’autres associations ont fait le même constat : la parole publique a un impact. Plutôt que changer le droit, il nous faut l’appliquer, afin de réduire l’écart constaté entre la réalité et le droit annoncé, en l’occurrence l’égalité affichée sur les frontons de toute nos mairies. Il faut donc faciliter les recours devant le juge et les actions de groupe, et multiplier les campagnes de testing qui nous permettent de mesurer ce que nous ne voyons pas.

Madame Allemand, il me semble que le Gouvernement est revenu sur sa décision de diminuer le budget des services postaux de proximité. Depuis un moment déjà, nous réclamons une présence physique, qui est nécessaire partout, et nous constatons que les zones rurales et les banlieues défavorisées sont confrontées aux mêmes difficultés d’accès aux services publics de proximité – qui recoupent en partie les difficultés d’usage du numérique, qui ne touchent pas seulement les personnes âgées, comme on l’a longtemps cru, mais aussi les personnes en situation de précarité et les jeunes. Une étude du Credoc révèle que près d’un tiers de la population de plus de 18 ans est éloigné du numérique, soit 16 millions de personnes : les 11,5 millions de personnes ne se sentant pas compétentes dans l’utilisation d’internet et les 4,5 millions de personnes n’ayant pas d’accès à internet. En effet, les jeunes sont souvent très habiles avec leurs smartphones, mais pas pour effectuer des démarches administratives. Quant à l’éloignement du numérique chez les personnes âgées, le fait est qu’il peut arriver à chacun, en vieillissant, d’éprouver des difficultés cognitives.

Madame Bonnivard, vous m’avez interrogée au sujet des violences dans les manifestations. En vertu de la loi organique, le Défenseur des droits est chargé de contrôler le respect de la déontologie par les forces de sécurité, mais les violences commises par les manifestants à leur encontre ne relèvent pas de ses compétences ; c’est à la justice d’y répondre. Au sujet des manifestations, nous rappelons l’importance d’un usage nécessaire et proportionné de la force, et la priorité à donner à la désescalade de la violence. À ce sujet, il est intéressant d’observer ce qui est pratiqué chez nos voisins, où les manifestants ne sont pas plus violents que les nôtres : en Allemagne, les forces de l’ordre suivent des formations à la désescalade. Je ne nie pas les difficultés auxquelles sont confrontées les forces de l’ordre, ni leur épuisement, mais je rappelle l’importance de leur encadrement, qui doit prendre sa part de responsabilité.

Pourquoi avons-nous parlé d’une instrumentalisation du Conseil constitutionnel au sujet de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ? Parce qu’en votant des articles dont chacun sait qu’ils sont des cavaliers législatifs, le législateur impose au Conseil constitutionnel de jouer un rôle qui n’est pas le sien.

La hausse des atteintes à la liberté associative l’inquiète, madame Balage El Mariky. Nous ne sommes pas le Défenseur de l’environnement, mais nous pouvons être celui des défenseurs de l’environnement au titre de la liberté associative, de la liberté d’expression et de la liberté de manifester. Nous affinerons notre diagnostic en la matière à l’occasion de prochaines enquêtes.

Vous regrettez, monsieur Martineau, que nous ne soyons pas mieux connus ; moi aussi. Comment améliorer notre notoriété ? Je réclame notamment des moyens pour mener une grande campagne sur la nature des discriminations et sur les raisons pour lesquelles elles sont délétères pour les victimes comme pour la cohésion sociale ; ce serait l’occasion de parler également du Défenseur des droits.

Je suis notamment frappée par les discriminations que nous observons en matière de handicap, qu’il s’agisse de l’absence d'aménagements raisonnables de postes ou du refus de fournir un ordinateur à des étudiants souffrant de troubles « dys » au moment de leur entrée à l’université, alors qu’ils en ont eu un pendant leur scolarité. Autre cas récent et emblématique de la réalité des discriminations : celui d’une personne aveugle accompagnée de son chien guide à qui l’accès à un commerce a été refusé au motif que les animaux n’y étaient pas admis. Nous avons rendu un avis au parquet et le tribunal correctionnel de Marseille a finalement condamné le gérant pour discrimination.

Il en va de même des discriminations à l’égard des femmes : j’ai à l’esprit l’exemple récent, au sujet duquel nous communiquerons lorsque la justice aura rendu sa décision, d’une femme qui, après avoir dénoncé des faits de harcèlement sexuel, a été licenciée pour dénonciation calomnieuse. Or notre enquête a montré que non seulement les faits allégués étaient avérés, mais que cinq autres femmes avaient été victimes du même individu, qui s’était également rendu coupable de faits similaires dans deux autres entreprises.

Quant à la surveillance algorithmique, elle pose la question de l'équilibre entre la sécurité et la protection des libertés. Des saisines étant en cours à ce sujet, je ne peux vous apporter de réponse précise. Je peux néanmoins vous dire que notre autosaisine à l’occasion des Jeux olympiques a permis des actions concrètes comme la protection d’étudiants qui avaient été délogés de leurs chambres du centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous). Par ailleurs, mes échanges avec l’assurance maladie ont permis d’éviter que des bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire (C2S) ou de l’AME subissent une rupture de leurs droits. Enfin, lorsque nous avons été saisis en urgence au sujet de l’expulsion de jeunes mineurs non accompagnés (MNA) de la Maison des métallos, dans le 11e arrondissement de Paris, nous avons rappelé la nécessité de leur proposer des solutions d’hébergement. Les autosaisines ont donc une utilité concrète.

Permettez-moi, madame Firmin Le Bodo, de préciser le cas que j’évoquais de l’éloignement d’un arrêt de bus scolaire : en l’occurrence, il ne s’agissait non pas de quelques centaines de mètres mais de deux kilomètres et, surtout, le long d’une voie rapide présentant un réel danger. Votre remarque, néanmoins, me permet de dire un mot de l’accès au sport. À l’occasion des Jeux olympiques, nous avons consacré notre rapport annuel sur les droits de l’enfant à l’accès aux loisirs, au sport et à la culture. Il en ressort que les enfants issus de familles aisées sont deux fois plus nombreux à être inscrits à des activités sportives ou culturelles que ceux issus de familles défavorisées. Nous avons identifié des obstacles communs aux zones rurales et aux banlieues défavorisées : le manque d’équipements, le coût des activités elles-mêmes et celui des déplacements. En prison également, il est indispensable que les détenus, en particulier les plus jeunes, aient accès au sport, qui contribue à leur reconstruction.

S’agissant de Mayotte, où je me suis rendue accompagnée de juristes et de nos quatre délégués locaux, nos saisines concernent des questions relatives à l’accès à l’eau, aux étrangers et aux destructions de bangas – dont les habitants sont pour un tiers des Mahorais qui se retrouvent sans solution. En 2019, nous avions publié un rapport sur l’écart entre le droit annoncé et la réalité de l’accès au droit dans ce territoire. Les difficultés que nous y constatons sont complexes et effrayantes, notamment celles des services publics. Je précise que l’insécurité n’est pas le seul fait de jeunes issus de l'immigration, mais de jeunes issus de tous milieux.

Je suis convaincue, madame Froger, qu’en réinstallant des services publics physiquement incarnés, nous rétablirions la confiance envers nos institutions. Je n’ignore pas le coût que cela représente, mais l’accessibilité des services publics implique la présence visible d’êtres humains derrière des guichets.

En matière d’accès aux soins, l’une de nos enquêtes a montré que l'intégration de la C2S au parcours ordinaire de tout assuré social a eu pour effet de diminuer les refus discriminatoires de soins. Cependant, s’agissant de l’AME, nous constatons la persistance des refus de soins ainsi qu’un taux élevé de non-recours, de 50 % environ.

Madame K/Bidi, nous avons des délégués à La Réunion, où je me suis rendue.
Faut-il, pour compenser les excès de la dématérialisation des services publics, un dispositif exceptionnel dans les outre-mer ? En réalité, mieux vaudrait un dispositif applicable à tous les territoires, car les difficultés d’accès aux services publics sont globales. En lien avec les médiateurs des différents services publics, nous avons rendu un rapport entrecroisant nos recommandations respectives, dont certaines sont similaires. Depuis très longtemps, nous souhaitons que soit modifiée une disposition du code des relations entre le public et l’administration afin d’imposer le maintien de plusieurs modes d’accès aux services publics, de sorte qu’aucune démarche administrative ne soit possible que par la voie dématérialisée.

La décision du Conseil d’État permettant à l’usager de déposer un dossier physique s’il fait la preuve de son impossibilité de faire aboutir une demande dématérialisée a constitué un progrès mais il faut aller plus loin : l’usager devrait pouvoir choisir son mode de communication avec l’administration. L’administration fiscale autorise le dépôt de dossiers physiques ; il nous semble important d’étendre cette possibilité aux autres services publics.

M. le président Florent Boudié. Madame la Défenseure des droits, permettez-moi de rappeler à nos collègues que vous vous exprimez du point de vue des attributions qui vous sont confiées. Votre fonction est l'héritière de celle du Médiateur de la République, créée en 1973, lorsque Pierre Messmer était Premier ministre et Georges Pompidou président de la République, et vos attributions ont été élargies à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

Dans le cadre de la commission d’enquête sur les groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations à Sainte-Soline et contre la réforme des retraites, nous avions, avec Patrick Hetzel, préconisé un renforcement considérable du contrôle externe exercé par une autorité administrative indépendante – en l’occurrence, le Défenseur des droits – en complément du contrôle interne des inspections.

En tout état de cause, la Défenseure des droits s’exprime au sujet des réclamations dont elle est saisie. Par définition, elle ne s’exprime que rarement sur ce qui va bien ; son rôle est de répondre aux préoccupations que lui adressent nos concitoyens.

Mme Marie-France Lorho (RN). Dans votre rapport annuel, vous soulignez l’importance des maisons France Services tout en précisant que l'accueil qui y est offert aux usagers ne saurait être la réponse unique aux difficultés d’accès aux services publics que rencontrent les Français.

Entre 2022 et 2023, les réclamations reçues par le Défenseur des droits en matière de relations avec les services publics ont connu une hausse de 12 %. En mars 2024, vous indiquiez dans un autre rapport que 92 % des réclamations reçues en 2023 concernaient les droits d’accès des usagers aux services publics. Cette absence de réponse efficace de la part de l'administration constitue une menace pour certaines populations fragiles, notamment les personnes âgées qui ne parviennent pas toujours à utiliser les services dématérialisés. Outre le recours à des médiateurs et aux maisons France Services, que préconisez-vous pour permettre à tous les Français d'effectuer leurs démarches administratives ?

M. Thomas Portes (LFI-NFP). Vos conclusions portent notamment sur un point fondamental : la restriction croissante des libertés d'expression et de manifestation. Elles font écho à celles d'experts, en particulier à des rapports des Nations unies et d'Amnesty International, qui dénoncent depuis des années des arrestations arbitraires, des interdictions de manifester, ainsi que l'usage excessif de la force ayant blessé des manifestants, des journalistes et des élus lors des mobilisations contre la réforme des retraites, contre les mégabassines à Sainte-Soline et, plus récemment, lors des manifestations de solidarité avec les peuples palestinien et libanais.

En tant que parlementaire et en tant que citoyen, je suis profondément préoccupé par l'évolution inquiétante des méthodes du ministère de l'intérieur, qui privilégie la répression pour étouffer toute forme de contestation politique. Dès mars 2023, vous avez clairement exprimé le souhait de voir vos recommandations suivies d'effets, notamment en ce qui concerne le respect des règles de déontologie des forces de sécurité, rappelant que le premier objectif du maintien de l'ordre consiste à garantir la liberté de manifester, et non à l'entraver ou à l'interdire.

Ma question est simple : vos recommandations ont-elles été suivies d'effets ? Ayant été le témoin direct des manifestations qui se sont tenues à travers le pays ces derniers mois, notamment contre le génocide en cours à Gaza, je suis inquiet de l'état actuel du droit de manifester, pour plusieurs raisons : le recours à certains dispositifs tels que les nasses sans point de sortie ; le désaveu par le Conseil d’État du ministre de l'intérieur qui avait demandé l'interdiction systématique des manifestations de solidarité avec la Palestine ; les arrestations arbitraires d'étudiants sous la pression de directions d’université ; les interdictions préventives de colloques ; la nouvelle directive du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche visant à interdire toute mobilisation dans les facultés contre les violences policières à Paris et contre la vie chère en Martinique ; le procès pour apologie du terrorisme fait aux auteurs de déclarations en faveur de la paix.

Madame la Défenseure des droits, vos recommandations sont-elles véritablement prises en compte ou devons-nous constater que la liberté d'exprimer une opinion divergente de celle du Gouvernement est en voie de disparition ?

Mme Colette Capdevielle (SOC). Permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour la qualité de votre action, qui nous sera particulièrement utile dans notre travail législatif.

Pour la première fois, des magistrats, notamment des juges des enfants, vous ont alertée sur la situation très préoccupante des enfants nécessitant une protection. Il manque des places dans les foyers et des assistants familiaux ; certains placements d'enfants ne sont pas exécutés ; plus grave encore, des mesures d'assistance éducative en milieu ouvert ne sont pas appliquées ou le sont avec six à douze mois de retard, entraînant des ruptures dans le parcours des enfants. Toutes ces situations menacent l’intérêt supérieur de l’enfant, qu’il faut protéger.

Que propose le Gouvernement pour résoudre ces problèmes ? De revenir sur l’excuse de minorité et de prévoir des comparutions immédiates pour les mineurs, comme nous l’a suggéré le garde des sceaux hier – mais rien pour renforcer la protection de l’enfance. Que pensez-vous de ces propositions ?

M. Fabien Di Filippo (DR). Vous avez rendu plusieurs décisions et avis au sujet des stationnements illicites de gens du voyage qui se multiplient, y compris dans des départements et des intercommunalités où les schémas d'accueil et d’habitat des gens du voyage sont pourtant respectés. En effet, certains refusent de respecter les règles et de payer le coût de stationnement sur les aires. Ces comportements occasionnent des coûts allant jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros dans certaines agglomérations, en raison des dégradations et des contraintes pesant sur les habitants, privés de l’usage de certains biens publics.

En 2023 et 2024, dans plusieurs décisions, avis et rapports, vous vous êtes fermement opposée à l'amende forfaitaire délictuelle (AFD) qui permet de sanctionner immédiatement ces stationnements illicites d'une amende de 500 euros. Vous donnez même des conseils à ces usagers pour y surseoir. Ma question, à laquelle j’associe Justine Gruet, est simple : les droits de nos concitoyens respectueux de la loi, qui aspirent à jouir des services publics dans leur collectivité – les familles, les associations – doivent-ils passer après les droits de ceux qui refusent de respecter les règles, qui refusent la concertation avec les collectivités et qui refusent de respecter les schémas d’accueil prévus ?

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). Le 12 septembre, dix jours après la rentrée scolaire, 13 831 élèves étaient toujours en attente d'une affectation dans un établissement du second degré. Parmi eux, plus de 9 000 visaient une place en lycée professionnel, 2 700 en lycée général et technologique et 2 124 au collège.

Même dans des filières formant à des métiers en tension, comme ceux de la petite enfance, des jeunes ne trouvent pas de place. Dans ma circonscription du Loiret, j'ai reçu de nombreux témoignages d’élèves et de parents inquiets et désemparés, souvent livrés à eux-mêmes pour trancher entre un redoublement ou une formation qui ne correspond pas au choix d'orientation et à l’appétence de leur enfant. La recherche de solutions s’apparente souvent à un véritable parcours du combattant, si bien que certains jeunes finissent par se retrouver scolarisés à une heure de chez eux ou débutent les cours avec une quinzaine de jours de retard – voire un mois –, ce qui altère leurs chances de réussite et provoque d'importantes inégalités.

Au-delà de ces dysfonctionnements, c'est tout le système qu'il convient de remettre en question. Des milliers de jeunes subissent leur orientation au lieu de la choisir et se retrouvent dans des filières qu'ils n'ont pas sélectionnées, victimes des tours successifs d'affectation de l'algorithme Affelnet – la procédure orientant les élèves de troisième dans les lycées de leur académie.

Vos recommandations sont intéressantes : adaptation du calendrier des affectations afin qu'elles soient connues au plus tard en juillet, alors que le dernier tour intervient le 8 septembre, c'est-à-dire après la rentrée scolaire ; anticipation des moyens financiers, matériels et humains nécessaires dans l'ensemble des filières ; organisation de permanences dans les rectorats pour répondre rapidement aux sollicitations d'urgence pendant les vacances scolaires ; accompagnement éducatif des élèves sans affectation, tout en leur permettant de rattraper leur retard une fois leur affectation trouvée. Cependant, malgré ces recommandations, la situation n’a pas évolué et tend même à se dégrader. Formulerez-vous de nouvelles recommandations ? Comment  améliorer la situation ?

M. Yoann Gillet (RN). En tant que rapporteur de la commission des lois pour l’examen des crédits pour l’outre-mer du prochain projet de loi de finances, je me suis, comme vous, rendu à Mayotte, ce magnifique territoire français où les maux qui touchent la métropole prennent une ampleur et une intensité difficile à imaginer. Votre rapport fait la part belle à ce que vous appelez les conditions d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, ainsi qu’à de prétendues atteintes à leurs droits et libertés. Vous y prônez un équilibre entre la sécurité de nos compatriotes mahorais et les droits fondamentaux des clandestins.

Vos quelques lignes sur Mayotte pourraient laisser penser le pire : que la France manquerait d'humanité. Cela me choque car ce n'est pas le cas, comme vous le savez pertinemment : les étrangers clandestins, même retenus en centre de rétention, sont bien traités, bénéficient d'une assistance juridique et mangent équilibré, eux. Nos petits mahorais n'ont pas cette chance, parce qu’il n'y a pas de cantine dans les écoles ; la submersion migratoire dans ce petit morceau de France dans l’océan Indien n'y est pas pour rien.

Ce qui me choque aussi, c'est votre capacité à oublier les droits bafoués des Français : où est l'équilibre dont vous parlez ? À Mayotte, que dire du droit de nos compatriotes qui ne peuvent accéder à l'hôpital, qui est en quelque sorte préempté par les clandestins ? Que dire du droit de nos plus jeunes compatriotes qui ne peuvent accéder à des classes non surchargées en raison d'une véritable submersion migratoire ? Que dire du droit de nos compatriotes à vivre en sécurité, alors que ce territoire est gangrené par la délinquance et la criminalité ? Je ne vous ferai pas l'affront de vous expliquer le lien évident entre insécurité et immigration.

La submersion migratoire a atteint un tel niveau à Mayotte que tout craque et que les services publics s'effondrent. Madame la Défenseure des droits, comment pouvez-vous faire l'impasse sur ces sujets ?

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Vos mots font du bien, madame la Défenseure des droits, dans cette enceinte où s'expriment depuis quelque temps de nombreux relents de naphtaline rance.

Selon les chiffres du ministère, des syndicats et des associations, ils et elles sont entre 400 000 et 800 000 ; ils et elles s'appellent Sékou, Mariam, Adama, Moussa ou Rim et sont venus du Mali, de Syrie, d'Albanie, du Maroc et bientôt du Liban ou de Palestine. Ils et elles sont arrivés sur le territoire français avec ou sans enfant, il y a peu ou il y a des années. Ils et elles travaillent et paient leur part de cotisations sociales, d’impôt sur le revenu, de TVA, de taxes et d’impôts sur les bénéfices. Ils et elles sont salariés ou auto-entrepreneurs, parfois employés au noir par des exploiteurs malhonnêtes. Ils et elles travaillent dans le bâtiment, la santé, l'hôtellerie-restauration, les transports et même dans les services publics et les collectivités territoriales. Ils et elles sont pourtant en situation dite irrégulière sur le sol français. Ils et elles sont maintenus dans la condition inhumaine de personnes sans droit ni titre, susceptibles d'être frappés à tout moment d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) scélérate.

En raison de la qualification inepte des métiers et zones géographiques en tension, l'administration française les maintient dans cette situation qui arrange fort bien entreprises et employeurs – et qui, au passage, convient aussi parfaitement aux membres du RN, dont les vieux parents en Ehpad sont nourris, nettoyés et soignés par ces mêmes travailleurs étrangers. Quel recours administratif reste-t-il à ces gens qui contribuent tant à enrichir notre pays, qui les asservit cyniquement en les maintenant dans la terreur de tomber sous le coup de l'infâme loi « asile et immigration », votée dans le même enthousiasme par les macronistes et les lepénistes ?

M. Hervé Saulignac (SOC). Parmi les droits fondamentaux que vous êtes chargée de défendre figure l’accès à l’eau, un domaine dans lequel vous avez mené de nombreuses actions. Je ne parlerai pas des publics en grande précarité ni des personnes sans domicile, mais des milliers de Français, résidant souvent en zone rurale ou de montagne, qui vivent parfois près d’une source ancestrale ou possèdent leur propre puits et qui se trouvent privés d’eau par le réchauffement climatique, qui tarit la ressource. J’ai été personnellement interpellé en Ardèche à ce sujet, qui a aussi fait la une des médias dans les Pyrénées-Orientales, l’Oise, le Var, l’Hérault ou en Haute-Savoie. Nous allons au-devant de très grandes difficultés. Disposez-vous d’éléments qui révéleraient une dégradation de l’accès à l’eau dans les territoires ruraux et de montagne ?

M. Olivier Marleix (DR). Dans votre rapport, vous dénoncez les discours qui fragilisent l’État de droit et affectent la démocratie. Pour ma part, je suis gêné de vous entendre, dans un État de droit, critiquer la loi, parfois à peine votée, lorsque vous n’avez été saisie d’aucun recours à son sujet.

Je ne parle pas du droit de propriété, à propos duquel vous avez pu formuler des observations, même si vous y inventez une distinction entre petits et gros propriétaires qui ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. S’agissant en revanche de la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi, je doute que vous ayez été saisie de beaucoup de recours entre cette date et le 31 décembre. C’est donc votre opinion que vous exprimez quand vous en parlez. Je vous rappelle que la loi votée par les parlementaires est contrôlée par le Conseil constitutionnel : c’est cela, l’État de droit. Le reste relève de vos opinions politiques.

En ce qui concerne la mise en œuvre de la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, le site internet du Défenseur des droits précise que celui-ci n’est compétent pour connaître des alertes que dans quatre domaines – ceux qui relèvent traditionnellement de son ressort. Il me semblait pourtant qu’en la matière, votre compétence était absolue, et qu’elle s’exerçait par exemple dans le cadre d’un litige entre un lanceur d’alerte et un employeur privé.

M. le président Florent Boudié. M. Marleix faisait allusion à la contribution que Mme la Défenseure des droits a adressée au Conseil constitutionnel après le vote de la loi « immigration » – elle n’a pas été la seule à le faire – pour l’aider à préparer sa décision. Madame la Défenseure des droits, était-ce inédit et est-ce conforme aux attributions que vous octroie la loi organique ?

Mme Sophie Blanc (RN). Vous avez exprimé les inquiétudes que vous inspirait le recul des droits fondamentaux des étrangers dans le projet de loi relatif à l’immigration, en particulier les sanctions accrues et les exigences plus strictes d’intégration. Si nous reconnaissons l’importance de respecter les droits humains et la dignité des étrangers, il est essentiel de ne pas oublier les droits des citoyens français, qui peuvent parfois se sentir lésés.

Une étude de l’Ined (Institut national d’études démographiques) met ainsi en lumière le sentiment de discrimination inversée qu’éprouvent certaines familles françaises devant l’attribution des logements sociaux, dans laquelle les dossiers de personnes immigrées reçoivent parfois une attention prioritaire en raison de leur vulnérabilité sociale. Cette situation est perçue comme une injustice, notamment dans des quartiers populaires où la demande de logements est forte. Selon la Paris School of Economics, l’arrivée de nouveaux migrants peut aggraver la crise du logement pour des familles françaises déjà précaires. Cela crée un sentiment de frustration parmi nos concitoyens.

Ne serait-il pas nécessaire de revoir les critères d’attribution des logements pour garantir transparence et équité et éviter toute perception de favoritisme ?

M. Paul Christophle (SOC). Merci de votre action et de vos propos très clairs et justes, à l’image de votre rapport.

Vous soulignez que le cadre législatif des contrôles d’identité est imprécis et complexe et qu’une partie de la population est surreprésentée parmi les personnes contrôlées. Cette situation a conduit des associations à saisir le Conseil d’État, qui a rendu en octobre 2023 une décision reconnaissant l’existence de contrôles ciblés et leur impact dommageable sur les personnes qui y sont exposées. Selon le rapport que vous aviez demandé à la Cour des comptes, il y a 47 millions de contrôles par an, dont 32 millions non routiers. Dans 95 % des cas, ils n’ont pas de suites judiciaires. Nos forces de l’ordre souhaitent faire un travail de terrain qui ne se résume pas à une présence porteuse de conflits avec la population, mais qui permette une action de fond aux résultats tangibles et pérennes.

Vous avez évoqué la traçabilité grâce à des systèmes numériques – en clair, un récépissé. Vous avez aussi parlé du contrôle du parquet. Pourriez-vous détailler ?

Mme Béatrice Roullaud (RN). Votre rapport alerte sur l’état préoccupant de la protection de l’enfance. Vous soulignez « le défaut de coordination et de concertation des acteurs au niveau national et local », « les délais d’évaluation des situations de possible danger », « un recueil de la parole de l’enfant […] inadapté », « des défaillances dans l’effectivité des mesures de protection de l’enfance et […] une insuffisance de contrôle des établissements de protection de l’enfance ». Ce constat, chacun le fait.

Je rappelle souvent l’affreuse affaire du petit Bastien, en Seine-et-Marne, mis dans une machine à laver par son père et bourreau, mort après neuf signalements et trois informations préoccupantes restés sans effet. Selon un rapport de la Cour des comptes datant de 2014, en cinq ans, trente-neuf établissements publics seulement avaient été contrôlés.

Quelles sont vos préconisations à ce sujet ? Un droit de visite des parlementaires dans les établissements accueillant des enfants – qui a fait l’objet d’une proposition de loi de mon groupe – permettrait-il d’améliorer la détection des cas de maltraitance ?

Mais les détecter ne suffit pas ; encore faut-il pouvoir sortir l’enfant des griffes de son bourreau. Or, selon le Syndicat de la magistrature, 77 % des juges des enfants auraient renoncé au moins une fois à prononcer une ordonnance de placement faute de place en foyer ou en famille d’accueil. Ce chiffre qui fait froid dans le dos montre l’échec total de notre système de protection de l’enfance. Il aurait eu toute sa place dans votre rapport et devrait être mis en parallèle avec les budgets alloués aux mineurs non accompagnés lorsque ces derniers sont en réalité majeurs.

M. Marc Pena (SOC). Je joins mes remerciements à ceux de mes collègues. Toutefois, votre rapport n’aborde pas la difficulté à faire respecter le droit des étudiants à un accès égal à l’université. Vous avez publié deux rapports à ce sujet en avril dernier, mais j’aurais aimé un développement supplémentaire.

Il y aurait des choses à dire au sujet des plateformes dites d’orientation Parcoursup et Mon Master. Leurs décisions – je les leur attribue, car on ne sait pas bien qui se cache derrière elles, sinon des algorithmes – font l’objet de nombreux recours. Ces difficultés s’ajoutent à celles que connaissent déjà les étudiants dans bien d’autres domaines. Votre enquête d’avril montrait bien que le dispositif de Parcoursup est inapproprié dans la plupart des cas. Les réformes se multiplient sans apporter aucune lisibilité, faute de permettre clairement l’égal accès à l’université.

Comment assurer la transparence et l’objectivité de ces décisions d’affectation ?

M. Philippe Schreck (RN). Dans une décision-cadre du 30 mai 2023, vous recommandez de mettre fin à la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle et de revenir à un jugement classique pour tous les délits. Vous invoquez des erreurs dans la qualification des faits, les montants trop élevés des consignations et les difficultés de réception, qui altèrent le droit des usagers de contester ces amendes. Or la tendance du législateur et la pratique des acteurs judiciaires consistent plutôt à généraliser l’amende forfaitaire délictuelle, non pour traiter la délinquance, mais plutôt pour satisfaire l’obsession des statistiques et faire augmenter artificiellement le taux de réponse pénale.

Au-delà de la rupture d’égalité, l’amende forfaitaire délictuelle a pour conséquence la fusion du traitement des délits avec celui des contraventions. Or la classification pénale qui distingue contravention, délit et crime et fonde leur traitement judiciaire différencié est l’un des piliers du droit pénal.

Le maintien de l’amende forfaitaire délictuelle, dont la force dissuasive est nulle, n’alimente-t-il pas l’idée que la délinquance n’est pas vraiment traitée ?

Enfin, de telles procédures consacrent la mise à l’écart concrète des victimes.
N’est-ce pas encore une rupture de l’égalité entre les citoyens devant la justice ?

Mme Claire Hédon. En ce qui concerne notre rôle de contrôle de la déontologie de la sécurité, nous entretenons des liens suivis avec les inspections générales des forces de sécurité, à qui nous demandons régulièrement des pièces.

Dans trois de nos domaines de compétence – déontologie de la sécurité, discriminations, droits des enfants –, nos décisions passent devant des collèges comprenant des personnalités nommées par la présidente de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, le premier président de la Cour de cassation, le vice-président du Conseil d’État et, pour les droits des enfants, le président du Cese (Conseil économique, social et environnemental). Au sein du collège « Déontologie de la sécurité », qui s’est réuni hier, siège Claude Baland, ancien DGPN (directeur général de la police nationale). La présence de ces personnalités donne de la crédibilité à nos décisions.

Le contrôle de la déontologie de la sécurité se fait d’abord par les pairs, ensuite par la hiérarchie et par le contrôle interne – j’ai toujours dit qu’il fallait maintenir ce dernier, tout en renforçant le contrôle externe. Le point commun entre les différentes situations sur lesquelles portent les décisions que nous avons validées hier est que, chaque fois, la hiérarchie n’a pas joué son rôle en la matière : c’est frappant et significatif.

Madame Lorho, concernant France Services, il nous paraît indispensable de préserver la possibilité de déposer un dossier papier, d’une part, et de maintenir les accueils physiques, d’autre part. Il y a eu une amélioration, mais les agents de la CAF, de la CPAM ou de la Carsat ne sont pas présents sur place tandis que ceux qui assurent l’accueil n’ont pas accès aux dossiers ; le bon fonctionnement du dispositif dépend de la qualité de leur relation avec les services publics qui composent le back office. En zone rurale, où il y a moins de tensions, les choses sont plus faciles que dans certaines zones urbaines. Nous recommandons donc également la tenue de permanences de ces services publics dans les espaces France Services.

Monsieur Portes, concernant les dernières manifestations, nos enquêtes sont encore en cours. Nous avons été saisis au sujet de nasses sans point de sortie – le Conseil d’État ayant autorisé les nasses à condition que des points de sortie soient prévus. C’est la première fois que nous sommes autant saisis par des journalistes victimes de violences ou empêchés de travailler.

Madame Capdevielle, concernant la protection de l’enfance, les enquêtes sont également en cours. Nous en sommes à la phase du contradictoire : les notes ont été envoyées aux quatorze départements sur lesquels nous enquêtons ; nous attendons leurs réponses. Cette nécessité du contradictoire explique que nous ayons besoin de temps. Nous devrions pouvoir rendre fin janvier des décisions par département, qui seront suivies de recommandations plus générales. Je suis très inquiète de ce que nous observons : décisions de justice non appliquées, manque de travailleurs sociaux faute de réussir à recruter – on les a mis en difficulté en leur demandant d’encadrer non plus cinquante jeunes chacun, mais cent.

J’en viens à l’amende forfaitaire délictuelle. Les réclamations qui nous ont été adressées à ce sujet viennent de personnes qui ne sont informées de l’amende que lorsqu’elle est déjà majorée, parce qu’ils n’ont pas reçu le premier avis. Cela s’explique par différentes raisons. D’abord, les gens du voyage voyagent. Il y a aussi le cas d’une femme qui, hospitalisée, n’a pas pu contester l’amende à temps. J’ajoute qu’une grande partie des saisines par des gens du voyage portent sur des territoires où le nombre et la qualité des aires d’accueil ne sont pas au rendez-vous.

Mais le problème des AFD dépasse de loin la seule population des gens du voyage – à cet égard, nous défendons les droits de tous et nous n’opposons pas les populations. Tout d’abord, le montant de la consignation constitue parfois un obstacle. Sur le fond, ce qui nous inquiète, c’est le non-accès au juge alors qu’il s’agit de délits inscrits au casier judiciaire. L’intervention du juge permet l’individualisation de la peine. Les AFD peuvent certes être contestées, mais les recours sont difficiles, notamment parce que les requérants doivent envoyer leur demande en recommandé alors que l’avis, lui, ne l’est pas. En somme, c’est très compliqué.

Monsieur Duplessy, nous avons été alertés en 2022 sur la question des lycéens sans lycée, c’est-à-dire les élèves admis en seconde mais sans affectation dans un lycée au moment de la rentrée scolaire. Nous avons enquêté ; le ministère de l’éducation nationale nous a répondu. Ces jeunes étaient 18 000 à la rentrée scolaire 2022, 27 000 en 2023. Nous avons formulé des recommandations, dont une partie a été suivie, mais cela n’a pas suffi. Vous imaginez la violence que cette situation représente pour ces jeunes et les difficultés scolaires qu’elle peut entraîner.

Nous avions recommandé que tous les tours Affelnet aient lieu en juillet. J’ai noté qu’il y en avait eu un en septembre ; cela ne nous paraît pas satisfaisant. Nous avions également recommandé un accueil physique dans les rectorats pour les jeunes non affectés ; cette recommandation a apparemment été appliquée, mais pas suffisamment. Je conçois que cela ne soit pas facile pour les rectorats, mais c’est nécessaire pour les parents et les jeunes. Nous avions aussi recommandé un rappel de la loi : le collège ou le lycée a l’obligation de reprendre un jeune qui a raté son brevet ou son bac. Enfin, il faut que le jeune soit accueilli dans son établissement d’origine le temps d’être affecté, au lieu de rester seul chez lui.

Cette situation concerne notamment des lycées professionnels, y compris dans des filières qui préparent à des métiers en tension – je songe à une jeune qui voulait faire un CAP petite enfance –, ce qui est aberrant.

Monsieur Gillet, oui, la France manque d’humanité – non seulement avec les étrangers, mais aussi avec d’autres personnes qui ont du mal à faire valoir leurs droits. Nous sommes tous concernés. Vous dites que tout craque à Mayotte ; je suis d’accord – la situation y est effrayante, pour tout le monde. Je le répète, mettre les populations en concurrence n’a jamais permis de mieux défendre les droits de certains, en l’occurrence des Mahorais. C’est une erreur de procéder ainsi. Les difficultés d’accès aux soins et à l’eau sont cruciales. Nous en avons été saisis et nous rendrons des décisions vers la fin de l’année.

Monsieur Coulomme, je suis frappée par le risque d’exploitation des personnes en situation irrégulière. Nous avons rendu une décision dans une affaire où le délit de traite des êtres humains a été reconnu s’agissant d’un restaurateur qui faisait travailler des personnes sans papiers au-delà des horaires légaux et pour un salaire inférieur au tarif minimum, en les maintenant dans des conditions constitutives d’une exploitation. Il s’agit du même délit de traite dans le cas de jeunes poussés à la délinquance.

Monsieur Saulignac, on commence en effet à observer des difficultés d’accès à l’eau à Mayotte, en Guadeloupe, mais aussi dans l’Hexagone. Dans le cadre de notre rapport annuel sur les droits de l’enfant, qui sortira le 20 novembre et portera sur le droit à un environnement sain, la question de l’accès à l’eau a été soulevée par les enfants lors des consultations. Se pose aussi le problème du coût.

Monsieur Marleix, notre critique de la loi résulte des difficultés que nous observons chez les réclamants. Il est vrai que l’impact de la loi n’était pas encore mesurable, mais il était clair qu’elle allait aggraver les problèmes déjà constatés. C’est dans cette perspective que je rends des avis au Parlement.

S’agissant du RSA, je n’ai pas de doute sur le fait qu’il faut améliorer l’accompagnement, qui a été mis de côté. Il faut laisser aux gens des moyens suffisants d’existence. Quand l’accompagnement existe et est fourni le plus tôt possible, il peut produire des résultats. Je peux vous parler de la stigmatisation, de l’aggravation du non-recours. Or les publics concernés ne sont pas forcément au courant de notre existence.

Vous ne connaissez pas mes opinions politiques. La défense du droit n’est ni de droite ni de gauche. J’espère bien qu’elle transcende les clivages politiques.

Comme tout citoyen, notre institution a le droit d’adresser des contributions au Conseil constitutionnel. Ce n’était pas du tout la première fois qu’elle le faisait : il y a eu sept précédents depuis qu’elle existe, sur des sujets variés.

Quant aux lanceurs d’alerte, notre site internet n’est apparemment pas clair ; je vais regarder cela de plus près. Nous sommes compétents pour traiter le contenu de l’alerte dans nos quatre domaines de compétence. En revanche, lorsqu’il s’agit d’orienter les lanceurs d’alerte vers une autorité externe de recueil des signalements, de les accompagner en vue d’une certification ou de faire des observations devant les tribunaux quand ils sont victimes de représailles, nous sommes compétents pour eux tous.

Madame Blanc, nous avons mené une étude dont il ressort que les personnes les plus pauvres sont celles qui ont le plus de mal à accéder aux logements sociaux et très sociaux, quelle que soit leur origine. La situation est dramatique. Nous ne construisons pas assez de logements sociaux et, surtout, très sociaux.

Monsieur Christofle, je crois à l’importance de la présence des forces de l’ordre sur le terrain, qui ne doit pas se limiter à demander une pièce d’identité à tout bout de champ. En ce qui concerne la traçabilité, il faut mener une expérimentation qui s’appuie sur la comparaison des différentes méthodes employées à l’étranger. Au Royaume-Uni, l’enregistrement sur tablette permet aux personnes pensant avoir été victimes d’un contrôle discriminatoire de se rendre après-coup dans un commissariat pour demander un récépissé – nos forces de sécurité disposent déjà du terminal NEO qui pourrait être utilisé à ces fins. Au contraire, l’Allemagne semble s’orienter vers la remise systématique d’un récépissé. Les caméras-piétons – qui ne sont pas toujours déclenchées – pourraient-elles suffire ? Bref, il faut comparer les différentes options.

Si nous demandons que soit renforcé le pouvoir de contrôle du parquet, c’est parce que les résultats des contrôles d’identité qu’il ordonne ne font pas toujours l’objet d’un suivi.

Madame Roullaud, je ne saurais dire si des visites parlementaires sur place amélioreraient la situation de la protection de l’enfance ; en revanche, il ne fait aucun doute que des contrôles beaucoup plus fréquents sont nécessaires dans les foyers. Mais n’opposez pas les MNA et les enfants confiés à la protection de l’enfance ! Ce n’est pas ainsi que l’on s’occupera mieux des enfants les plus défavorisés. Ce ne sont pas les MNA qui encombrent le système de protection de l’enfance. Par ailleurs, vous évoquez le cas de MNA qui seraient en fait majeurs ; nous constatons au contraire que certains jeunes déclarés majeurs ne le sont pas.

Monsieur Pena, nous sommes conscients des difficultés des étudiants sur les plateformes Parcoursup et Mon Master. Les algorithmes manquent cruellement de transparence ; nous demandons depuis un moment leur détail pour permettre de les comprendre et ouvrir aux jeunes une voie de recours. Plus généralement, nous ne sommes pas assez connus des étudiants. Les jeunes nous adressent peu de réclamations. Ils appellent notre numéro réservé aux discriminations, mais pas suffisamment. Nous ouvrons des permanences dans les universités dans l’espoir de mieux y observer les difficultés. Nous rendrons début novembre un rapport sur l’intelligence artificielle et les services publics.

Deux derniers compléments. Le premier concerne Mayotte : nous y enquêtons sur l’accès à l’eau, à l’école, au service public de la justice, au logement et sur l’éloignement ; cela intéresse la totalité de la population qui vit sur place.

À Marseille, ensuite, où j’étais la semaine dernière, des jeunes sont scolarisés à une heure de chez eux et ratent le début des cours parce que le bus ne passe que toutes les vingt minutes et est bondé. Il y a quatre ans d’attente pour un rendez-vous en CMP (centre médico-psychologique). Des arrêts de bus sont déplacés sans concertation avec la population, par exemple au bas de trente marches que ne peuvent descendre ni les parents avec poussette, ni les personnes handicapées. Un gymnase est fermé depuis dix-huit mois ; les jeunes du lycée concerné font de la marche rapide sur le trottoir en guise de cours de sport. Des jeunes ont des difficultés d’accès à la cantine ou aux stages. En somme, cette situation effrayante exige une meilleure prise en charge.

Je vous remercie de ces échanges et vous rappelle que nous restons un recours pour vous aussi.

M. le président Florent Boudié. Merci à vous.

 

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La séance est levée à 12 heures.

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Informations relatives à la Commission

 

La Commission a désigné :

        Mme Pascale Bordes, rapporteure de la proposition de loi tendant à l’instauration de peines planchers pour certains crimes et délits (n° 262) ;

        Mme Edwige Diaz, rapporteure de la proposition de loi visant à assouplir les conditions d’expulsion des étrangers constituant une menace grave pour l’ordre public (n° 265).


Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Marie-José Allemand, M. Pouria Amirshahi, Mme Léa Balage El Mariky, Mme Brigitte Barèges, M. Romain Baubry, Mme Sophie Blanc, Mme Émilie Bonnivard, Mme Pascale Bordes, M. Florent Boudié, Mme Colette Capdevielle, Mme Gabrielle Cathala, M. Vincent Caure, M. Paul Christophle, M. Jean-François Coulomme, Mme Edwige Diaz, M. Emmanuel Duplessy, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Martine Froger, M. Jonathan Gery, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, Mme Monique Griseti, M. Jordan Guitton, M. Sébastien Huyghe, M. Jérémie Iordanoff, Mme Émeline K/Bidi, M. Andy Kerbrat, M. Philippe Latombe, M. Antoine Léaument, M.Aurélien Lopez-Liguori, Mme Marie-France Lorho, M. Olivier Marleix, Mme Élisa Martin, M. Bryan Masson, M. Stéphane Mazars, M. Ludovic Mendes, Mme Danièle Obono, M. Marc Pena, M. Thomas Portes, M. Julien Rancoule, Mme Sandra Regol, Mme Béatrice Roullaud, M. Hervé Saulignac, M. Philippe Schreck, Mme Andrée Taurinya, M. Michaël Taverne, Mme Céline Thiébault-Martinez, Mme Sophie Vaginay, M. Roger Vicot, M.Antoine Villedieu

Excusés. - Mme Blandine Brocard, M. Moerani Frébault, Mme Marietta Karamanli, M. Roland Lescure, M. Laurent Marcangeli, M. Laurent Wauquiez, M. Jiovanny William, Mme Caroline Yadan

Assistaient également à la réunion. - M. Fabien Di Filippo, Mme Justine Gruet, M. Éric Martineau, M. Jean Terlier