Compte rendu

Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
 

– Audition, ouverte à la presse, de l’association ATD Quart Monde, représentée par Mmes Céline Truong, responsable de l’équipe nationale « Petite enfance et famille », Isabelle Toulemonde, responsable de l’équipe nationale « Droits de l’homme et justice », et Gaëlle Le Dins, maman concernée par l’intervention de la protection de l’enfance              2

 Audition, ouverte à la presse, de l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass), représentée par M. Patrick Genevaux, président, Mme Eve Robert, représentante de l’Andass au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), et M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass              16

– Présences en réunion................................31

 


Mercredi
13 novembre 2024

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 3

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Laure Miller,
présidente,
puis de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente

 


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La séance est ouverte à dix-sept heures.

La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de l’association ATD Quart Monde, représentée par Mmes Céline Truong, responsable de l’équipe nationale « Petite enfance et famille », Isabelle Toulemonde, responsable de l’équipe nationale « Droits de l’homme et justice », et Gaëlle Le Dins, maman concernée par l’intervention de la protection de l’enfance.

Mme la présidente Laure Miller. Le mouvement ATD Quart Monde place le respect des droits des enfants et des familles au cœur de la lutte pour empêcher la transmission de la pauvreté et éradiquer la misère. L’accompagnement des familles en situation de pauvreté est donc au centre de votre action.

En 2001, Claire Brisset, alors Défenseure des enfants, évoquait le « délit de pauvreté » : dans certaines situations, le placement par l’aide sociale à l’enfance (ASE) serait justifié par les conditions matérielles de la famille. Vous pourrez notamment nous éclairer sur cette notion, comme sur la peur du placement, ancrée chez certaines familles que vous accompagnez. Nous sommes également intéressés par les conclusions de votre récent rapport sur la maltraitance institutionnelle, paru en septembre dernier : que recouvre cette notion dans le champ de la protection de l’enfance ?

Cette audition est publique et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Céline Truong, Isabelle Toulemonde et Gaëlle Le Dins prêtent successivement serment.)

Mme Céline Truong, responsable de l’équipe nationale « Petite enfance et famille » d’ATD Quart Monde. ATD Quart Monde est un mouvement de lutte contre la misère. Pourquoi nous entendre au sujet de la protection de l’enfance ? D’abord, parce que l’immense majorité des enfants protégés sont nés dans des familles qui connaissent la pauvreté, voire la grande pauvreté. Ensuite, parce que les parents élevant leurs enfants dans la précarité font un lien très fort entre reproduction du placement – qui existe de génération en génération dans leurs familles – et reproduction de la pauvreté – transmise elle aussi de génération en génération. Ces parents attendent beaucoup des institutions, et souhaitent que celles-ci les aident à offrir à leurs enfants une vie meilleure que celle qu’ils ont menée, en particulier sur le plan de la pauvreté. Or, ces parents déclarent souvent que non seulement l’aide reçue des pouvoirs publics ne les a pas aidés, mais qu’elle a même contribué à les enfoncer. Nous devons nous interroger là-dessus.

Rien de ce que nous allons présenter aujourd’hui n’est en opposition avec ce que dénoncent les représentants des anciens enfants placés. Les dysfonctionnements de l’institution que nous allons pointer sont ceux que subissent les parents, dont le point de vue est, bien entendu, différent de celui des enfants. Il nous semble néanmoins possible et nécessaire de les dénoncer sans perdre de vue l’intérêt supérieur de ces derniers.

La misère est une violation des droits de l’homme et elle est violence en elle-même, pour citer le titre d’une publication d’ATD Quart Monde de 2012. La misère s’accompagne de honte, d’humiliation, de mésestime de soi, de perte de confiance et de peur. Élever ses enfants dans la grande pauvreté consiste à essayer de les protéger de cette violence. Ces parents, souvent présentés comme fragiles, développent en effet des capacités de résistance inouïes face à l’usure et au désespoir. Or, pour un parent, constater que les efforts fournis pour bien s’occuper de ses enfants ne sont pas reconnus et vivre dans la terreur permanente de leur placement a des conséquences concrètes sur la façon dont il va s’efforcer d’être le meilleur parent possible. Cela conduit, par exemple, à du non-recours, notamment aux lieux de prévention, dans le but de fuir le regard des professionnels.

Les situations auxquelles nous ferons référence aujourd’hui ne sont pas de celles qui imposent une mise à l’abri indispensable et indiscutable des enfants. Nous allons, au contraire, évoquer toutes les situations dans lesquelles la mesure à prendre dans l’intérêt de l’enfant est sujette à discussion. Or, les parents souhaitent être associés à cette discussion, et il est indispensable qu’ils le soient, indépendamment de la décision finale. En effet, dans la zone grise des interventions pour carences éducatives, se nichent la subjectivité, les incompréhensions mutuelles, les biais de classe ou encore le simple fait de nommer « problèmes éducatifs » des aspects de la vie familiale qui sont, au fond, des conséquences de la misère. Dans cette zone grise, la pauvreté des parents apparaît comme un facteur aggravant de l’évaluation de la situation familiale comme de la réponse apportée par les pouvoirs publics, entre incompréhension réciproque, violence sociale et déni de droits.

Mme Gaëlle Le Dins va compléter ce propos liminaire. Elle devait partager cette prise de parole avec M. Andreu, qui n’a pas été en mesure de venir : il bénéficie cet après-midi d’un droit de visite à ses enfants placés. Or, son propos concernait précisément la rigidité de l’organisation des droits de visite et les empêchements importants qu’elle engendre. M. Andreu aurait souhaité être présent et prendre sa place dans la vie citoyenne : c’est Madame Le Dins qui lira sa contribution. Leurs deux propos s’appuient sur un travail participatif international mené par ATD Quart Monde, en lien avec des professionnels de la justice de l’enfance, qui pourra compléter les prises de parole nécessairement courtes d’aujourd’hui.

Mme Gaëlle Le Dins, maman concernée par l’intervention de la protection de l’enfance. Je suis maman de trois enfants qui sont ou ont été placés. Je suis aidante familiale auprès du père de mes enfants, hémiplégique après un accident vasculaire cérébral. Je suis membre d’ATD Quart Monde en Bretagne depuis longtemps, et j’ai participé en tant que militante au travail européen sur la famille et la transmission de la pauvreté.

Mme Céline Truong. Vous avez notamment réfléchi aux aides qui vous sont proposées par les professionnels intervenant dans votre famille.

Mme Gaëlle Le Dins. L’ensemble des parents consultés ont déclaré qu’ils avaient besoin d’aides qui puissent vraiment les aider. En effet, nous, parents, constatons qu’on nous regarde toujours de haut : quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on a toujours tort, que ce soit en situation de prévention, ou encore davantage quand les enfants sont placés. C’est comme si les professionnels de la protection de l’enfance savaient tout et nous, rien ; ils veulent toujours tout décider. Par exemple, une mère avait souhaité que son enfant puisse parler à un psychologue extérieur à l’ASE : les professionnels ont refusé.

Nous souhaitons donc que les professionnels coconstruisent avec les parents un projet de coéducation des enfants. Le projet pour l’enfant (PPE) prévu par la loi, aussi bien en prévention qu’en protection, n’est toujours pas mis en place systématiquement, et cela dans de nombreux départements. Pourtant, quand ce projet est construit entre parents, enfants et professionnels, il permet aux parents de gagner en confiance, notamment dans leurs échanges avec les professionnels. Il permet de construire une relation plus équilibrée entre parents et professionnels, de mieux prendre en compte l’environnement familial, de se mettre d’accord ou, au moins, de mieux se comprendre.

Une maman me dit ainsi : « J’ai eu un PPE pour mes enfants au début du placement. C’est un travail à faire ensemble, entre parents, enfants et professionnels. Cela apporte une clarification : chacun apporte son envie, ses souhaits pour l’enfant. On voit ensuite des objectifs. La référente tenait compte de ce que je disais, on avançait ; mais quand elle est partie, c’était terminé, la référente suivante n’en a plus parlé du tout. Ça s’est arrêté. Aujourd’hui, c’est plus difficile entre la référente, les enfants et moi. »

Mme Céline Truong. Pour obtenir cette relation de respect, de confiance et d’écoute entre parents et professionnels, vous avez réfléchi à la question de la formation. Votre première proposition, c’est de former les professionnels avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté.

Mme Gaëlle Le Dins. Le but de cette formation serait de mieux comprendre la pauvreté et ses conséquences sur la vie familiale. Elle permettrait aux professionnels de mieux distinguer ce qui est de notre fait, ou pas, et d’apporter des réponses qui tiennent compte des conséquences de la pauvreté. Le groupe d’ATD Quart Monde Normandie a rappelé, par exemple, que lorsqu’une famille est hébergée à droite et à gauche, elle s’habitue à vivre dans une seule pièce. Ainsi, même après avoir obtenu un logement, elle continue, par habitude, à ne vivre que dans une seule pièce, même si elle a de l’espace. Il pourra alors être reproché aux parents de dormir dans la même pièce que leurs enfants…

Pour aider les parents à changer leurs habitudes, il faut que les professionnels comprennent ces logiques, et qu’ils tiennent compte de ces vies difficiles. Ce sont celles-ci qui expliquent le temps nécessaire à nous, parents, pour accorder notre confiance, ou les difficultés à remplir les conditions qui nous sont imposées pour garder le lien avec nos enfants et pour que ceux-ci nous reviennent. Il faudrait également des formations à l’écoute, comme celles que propose ATD Quart Monde.

Mme Céline Truong. Vous proposez également des formations pour vous, parents qui vivez dans des conditions précaires.

Mme Gaëlle Le Dins. Il faudrait en effet des formations pour les parents, comme dans les universités populaires d’ATD Quart Monde ou les universités populaires de parents, afin que les parents puissent connaître le fonctionnement de la société, les institutions et leurs droits et qu’ils apprennent à prendre la parole et à garder une capacité d’action.

Mme Céline Truong. Vous avez également travaillé à des propositions visant à rendre le débat devant le juge des enfants plus contradictoire et plus équilibré entre les parents et les services de la protection de l’enfance. Vous souhaitiez notamment insister sur le temps nécessaire aux parents pour lire et comprendre le rapport transmis au juge, et ainsi se défendre correctement.

Mme Gaëlle Le Dins. Beaucoup de parents n’ont pas connaissance de l’ensemble du rapport remis au juge. On leur parle très peu avant l’audience, et on ne le leur transmet pas. Les parents peuvent prendre rendez-vous avec la greffière au tribunal et y avoir accès, mais ils n’ont le droit ni d’en faire des copies ni d’en prendre des photos. Pendant l’audience, sous le coup de l’émotion, et en découvrant les éléments négatifs que contiennent les rapports des professionnels, c’est difficile de s’exprimer. Nous nous sentons désespérés, dévalorisés ou révoltés, sans oser le montrer, car nous avons bien compris que tout pouvait se retourner contre nous.

Dans l’idéal, nous souhaiterions être associés à l’écriture du rapport. Nous ignorons s’il est possible de le demander. Nous voudrions aussi recevoir tous les éléments transmis au juge, dans un délai qui nous permette de les lire, de les comprendre et de nous faire notre avis. Nous aimerions aussi pouvoir écrire notre version des faits, nos demandes et nos propositions et qu’elles soient lues par le juge avant l’audience, au même titre que celles des professionnels. Ainsi, celui-ci n’aurait pas seulement accès à une seule version. Enfin, à l’audience, nous souhaiterions prendre la parole en premier : nous savons que certains juges l’autorisent, à Caen, à Paris ou en Suisse. C’est donc possible.

Pour ce qui est du jugement rendu, nous souhaitons que les soutiens possibles de la famille – amis, associations – soient pris en compte et qu’il soit précisé comment les parents peuvent exercer l’autorité parentale en matière scolaire, médicale, ou de droit de visite, donc qu’il ne s’achève plus simplement par la formule « selon l’appréciation du service gardien ».

Mme Céline Truong. Vous avez également échangé avec les autres parents sur le poids de votre passé d’enfant placé, qui influence la manière dont on vous considère comme parents.

Mme Gaëlle Le Dins. Régulièrement, des éléments de notre passé sont mentionnés dans ces rapports. Nous, parents, réclamons un droit à l’oubli, notamment devant le juge. Ce n’est pas parce que nos parents ont eu des difficultés que nous aurons nécessairement les mêmes ! Et nous n’agirons pas forcément avec nos cadets de la même manière qu’avec notre premier enfant. Cela est vrai pour tous les parents – même si tous ne sont pas surveillés comme nous.

Mme Céline Truong. Nous finirons par évoquer le droit à l’accompagnement, qui pourrait avoir un impact très positif sur vos relations avec les juges et l’ensemble des professionnels de la protection de l’enfance.

Mme Gaëlle Le Dins. Nous souhaiterions qu’après en avoir fait la demande au juge des enfants, nos convocations précisent que nous avons le droit d’être accompagnés par une personne de notre choix. Cet accompagnement nous donnerait de la force pour oser dire ce que nous avons à dire, et nous permettrait, en discutant, de vérifier ce que nous avons compris. Ce ne serait pas le même rôle que celui d’un avocat.

C’est ce que Styven Andreu, d’ATD Quart Monde Normandie, avait prévu de vous expliquer. Nos demandes de venir accompagnés aux rendez-vous de suivi sont parfois mal reçues par les professionnels qui pensent qu’elles montrent que nous ne sommes pas capables d’être autonomes. En réalité, nous demandons cet accompagnement dans le but d’être moins stressés, de mieux comprendre ce que disent les professionnels et de pouvoir, après le rendez‑vous, reparler de ce qui a été dit avec quelqu’un. En effet, si nous comprenions mieux ce que l’on nous reproche et ce que l’on nous demande, nous pourrions mieux adapter nos comportements et mieux suivre les progrès et les difficultés de nos enfants, ce qui serait positif pour eux.

Mme Céline Truong. Au nom de son groupe de parents concernés de Normandie, Styven Andreu aurait voulu parler de l’organisation des rencontres entre parents et enfants lorsqu’ils ne vivent pas ensemble pour cause de placement, et notamment de l’agenda des visites. Mme Le Dins va relayer leur message.

Mme Gaëlle Le Dins. En tant que parents, nous recevons un calendrier auquel nous devons nous adapter. Mais, lorsque les visites sont prévues en semaine, il est compliqué de chercher un emploi. Nous sommes tiraillés entre les visites à nos enfants et cette recherche de travail, qui est pour nous un devoir, nécessaire à la stabilisation de notre vie et de celle de nos enfants, ainsi parfois qu’une condition pour qu’on nous les rende. Le calendrier des visites est parfois tout aussi difficile pour nos enfants : ils peuvent être amenés à rater l’école ou, lorsque les visites ont lieu à l’issue de la journée de classe, être fatigués. Dans ce cas, il arrive que la visite se passe mal : la faute sera alors rejetée sur les parents. Nous proposons donc d’être associés à l’organisation précise des visites, avec les services gardiens et les familles d’accueil.

Mme Céline Truong. Le lieu des visites est tout aussi important.

Mme Gaëlle Le Dins. Nous comprenons bien que les visites se fassent dans un lieu proposé par les services de la protection de l’enfance au début du placement, afin de protéger les enfants et d’observer comment elles se passent, entre les parents, les enfants et les travailleurs sociaux. Passée cette première étape, nous proposons que ces visites, médiatisées ou non, aient lieu au domicile des parents, tant que celui-ci ne constitue pas un danger. Tant que ces visites se déroulent au sein des services gardiens, nous avons l’impression d’être dans une bulle gérée par d’autres. Le sentiment d’être sous surveillance prend toute la place dans la mesure où se trouvent dans la salle non seulement de nombreux professionnels mais aussi d’autres familles. Il n’y a aucune intimité.

À domicile, nous reprenons confiance dans notre rôle de parents. Nous nous autorisons à être plus naturels que dans des lieux médiatisés. Nous parvenons mieux à parler à nos enfants ou à faire des activités avec eux. Nous pouvons leur transmettre des savoir-faire et connaître leurs habitudes. Nos enfants se sentent eux aussi plus à l’aise : ils peuvent aller et venir dans l’appartement, voir des photos d’eux et ainsi constater que nous ne les oublions pas. Ils sont comme des enfants normaux.

Mme Céline Truong. Que pouvez-vous dire de la durée et de la fréquence de ces visites ?

Mme Gaëlle Le Dins. Dans notre groupe, nous avons l’exemple d’une petite fille qui a été placée à l’âge de 3 mois. Au cours des dix-huit mois suivants, ses parents ne l’ont vue que douze heures. Comment peut-on construire un lien avec son enfant en un temps si court ? Parfois, en raison d’un manque d’éducateurs ou de techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF), les visites peuvent être raccourcies, voire supprimées sans être remplacées. En outre, les temps d’échange avec les professionnels sont compris dans ces temps de visite. Parfois, quand la visite se termine, nous posons une question et nous nous entendons répondre : « On n’a pas le temps, on a une autre famille derrière. »

Nous proposons donc que les temps de transmission avec les professionnels soient prévus avant ou après ces temps de visite, de manière à garantir les moments privilégiés entre parents et enfants. De cette manière, nous construisons ensemble l’avenir de nos enfants, notamment dans la perspective d’un retour après leur placement.

Mme Céline Truong. Diriez-vous que ces visites sont médiatisées ou qu’elles sont surveillées ?

Mme Gaëlle Le Dins. La présence des TISF qui médiatisent les visites devrait nous aider. Or, cette présence nous bloque souvent. En effet, il n’est pas simple d’agir sous le regard permanent d’un observateur qui prend des notes sur son téléphone. En leur présence, nous ne nous autorisons pas toujours à dire notre amour à nos enfants ; par pudeur, nous mettons une carapace sur nos émotions. Nous proposons donc que l’organisation des visites puisse s’adapter au besoin des parents de transmettre leur amour et leurs valeurs. En effet, nos enfants ont besoin de sentir que leurs parents les aiment pour bien grandir.

De plus, les TISF changent souvent et, à chaque nouvelle personne, il faut repartir de zéro pour bâtir une relation de confiance. Pour que leur présence nous aide vraiment, nous proposons que, dans la mesure du possible, cela soit toujours le même TISF – une personne qui nous connaisse et qui connaisse nos enfants – qui nous suive et assiste à ces visites. Nous pourrions ainsi, en tant que parents, nous investir davantage dans les visites et les enfants seraient plus à l’aise. Ils verraient que nous nous intéressons à eux et à leur avenir, et que nous faisons ce qu’il faut pour qu’ils grandissent bien, en étant associés aux décisions qui ont des conséquences sur leur vie quotidienne.

Mme Céline Truong. Vous avez aussi beaucoup réfléchi aux manières de réunir la famille et de permettre aux frères et sœurs de se connaître.

Mme Gaëlle Le Dins. Lorsqu’elles sont placées, les fratries sont souvent séparées, alors que personne, pas même le juge, n’a dit qu’il était mauvais pour elles de se fréquenter. En vérité, cette séparation est souvent due au manque de places dans les lieux de placement. Il arrive parfois que des frères et sœurs ne se voient pas, ou, alors même que le juge a requis des visites communes avec leurs parents, que les services gardiens ne les organisent pas. Ces services ont droit à l’erreur… mais pas les parents : nous, lorsque nous ne faisons pas ce qu’ils nous demandent, ils espacent nos droits de visite.

Nous proposons donc que tout soit fait pour que la fratrie puisse se bâtir et qu’il existe une possibilité de faire appel si le juge a demandé que les frères et sœurs soient réunis et qu’ils ne le sont pas. Nous pensons en effet que pour bien grandir, nos enfants doivent sentir qu’ils appartiennent à une famille : c’est pour eux une force, pour leurs vies d’enfants comme pour leur avenir d’adultes, notamment au moment où ils sortiront du placement.

Mme Céline Truong. Pour conclure, il vous faut une aide qui vous aide vraiment.

Mme Gaëlle Le Dins. Bien souvent, les parents en situation de pauvreté ne sont pas considérés comme des parents qui ont besoin d’aide mais comme des parents en échec. Nous, nous demandons de l’aide pour acquérir des savoir-faire utiles pour nous occuper de nos enfants et donner plus de chances pour leur avenir. L’aide apportée ne répond pas toujours à nos besoins, et n’est pas toujours à la hauteur de nos attentes. La personne qui vient nous aider doit savoir privilégier l’intérêt de l’enfant tout en considérant la famille dans sa globalité. Ainsi, ensemble, nous parviendrons à éviter le placement  ou, au moins, à éviter que celui-ci ne dure trop longtemps  et à faire que nos enfants aient une meilleure vie que la nôtre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame Le Dins, je vous remercie pour ce témoignage essentiel à notre commission d’enquête. La France a en effet beaucoup de retard dans le domaine de la protection de l’enfance, notamment au sujet de l’appréciation des compétences parentales. Les pratiques de justice que vous avez évoquées – les visites imposées en pleine semaine par exemple – reçoivent, à l’étranger, des réponses différentes : nous préconiserons certainement de nous en inspirer.

Le mouvement ATD Quart Monde dispose-t-il de statistiques qui montreraient que la majorité des enfants placés sont issus de familles en situation de pauvreté ou de familles marquées, sur plusieurs générations, par des placements au sein de l’ASE ? Bien que nous connaissions ces situations, nous ne disposons pas, à l’échelle nationale, de données chiffrées – ce que rappelle d’ailleurs un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese).

Par ailleurs, avez-vous, parmi les familles que vous avez suivies, des exemples où l’accompagnement a permis la levée des mesures de placement et donc le retour d’enfants dans leurs familles ?

À la lecture de votre rapport, j’ai été très touchée par les questionnements éducatifs concrets  comment donner le biberon ou le bain à un bébé ? – dont témoignent les parents. Il arrive que ces hésitations les pénalisent dans les rapports des travailleurs sociaux alors qu’il s’agit moins de carences éducatives que d’un manque d’expérience, auquel un accompagnement aux habiletés parentales pourrait remédier. Organisez-vous ce type d’ateliers en lien avec l’exercice de la parentalité ? Vous évoquez en outre l’accès à l’information sur ces questions parentales : il est à mon sens grand temps de mener en France des campagnes d’information d’ampleur. Il faut également favoriser l’émergence de lieux d’accompagnement pour les familles – toutes les familles, et pas seulement celles qui sont en difficulté. Est-ce que certains des parents que vous avez accompagnés ont eu recours aux centres maternels ou aux centres parentaux ? Ont-ils pu y trouver de l’aide, y compris pour construire leur parcours professionnel et favoriser leur insertion ?

Enfin, la question du prisme des travailleurs sociaux est très présente dans votre rapport : comment percevez-vous leur point de vue ? Selon quelles méthodes concevez-vous le type de rapport que vous nous avez transmis ?

Je voudrais terminer en rappelant, madame Le Dins, que votre témoignage à l’Assemblée nationale est d’autant plus important qu’il y a aujourd’hui, en politique, deux manières de considérer l’aide que reçoivent les plus pauvres. Certains, comme moi, pensent que cette aide est une assistance aux personnes en difficulté, d’autres la considèrent comme de l’assistanat. Votre témoignage et votre engagement nous ont montré combien nous étions loin de cette deuxième représentation.

Mme Isabelle Toulemonde, responsable de l’équipe nationale « Droits de l’homme et justice » d’ATD Quart Monde. En parallèle de mes responsabilités au sein d’ATD Quart Monde, je suis avocate au barreau de Nanterre, après une carrière comme magistrat du parquet. Je défends exclusivement des familles en situation de grande pauvreté, en particulier dans les dossiers d’assistance éducative.

En ce qui concerne les statistiques, on s’accorde à dire, du côté des administrations centrales, que beaucoup de personnes suivies en assistance éducative sont dans des situations de pauvreté, voire d’extrême pauvreté. Mais quand on examine les rapports de l’ASE, le problème de la pauvreté se trouve complètement invisibilisé – c’est le terme employé par une sociologue dans un article de la Revue française des affaires sociales consacré à la protection de l’enfance et la pauvreté.

Par exemple, les rapports de l’ASE décriront les désordres familiaux causés par un logement indigne, en insistant sur le manque de sommeil de l’enfant, sur l’absence d’espace pour jouer ou faire ses devoirs, sur les conséquences sur l’atmosphère familiale d’un appartement surpeuplé bien au-delà des critères du droit au logement opposable (Dalo). Mais jamais ils ne mentionneront le fait que tout cela est lié à la grande pauvreté de la famille et que celle-ci aurait besoin d’aide pour mieux se loger. C’est caricatural : comment la protection de l’enfance pourrait-elle obtenir des résultats sans reconnaître la pauvreté ou la grande pauvreté des familles ? Ce qu’il faut, ce sont des aides appropriées. C’est ce qu’imposent la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide) et le Comité des droits de l’enfant dans son dernier rapport sur la France et ce que préconisent certains arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), notamment en matière de logement. Il n’est jamais rappelé, dans les rapports de l’ASE, que le droit à un logement digne est un droit fondamental des enfants.

Il n’existe donc pas de statistiques. Pour connaître la proportion de dossiers d’assistance éducative liés à des contextes de pauvreté, il faudrait mener une recherche-action et des analyses qualitatives approfondies sur un nombre conséquent de dossiers. Le centre de recherche du ministère de la justice essaie de lancer des études sur ce thème. Il ne fait par ailleurs aucun doute que les autres dossiers présenteront une surreprésentation de cas de violences intrafamiliales.

Comment définir la grande pauvreté ? Sa définition repose sur des critères quantitatifs – 50 % du revenu médian pour l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), 40 % pour ATD Quart Monde – auxquels s’ajoutent, aujourd’hui, treize critères qualitatifs définis au niveau européen et qui tiennent compte des conditions de vie – l’impossibilité de payer ses factures de chauffage, de s’offrir un verre à l’extérieur de la maison, de partir en vacances, de posséder deux paires de chaussures convenables... Pour l’Insee, la situation de grande pauvreté d’une personne est établie lorsque celle-ci gagne moins de 50 % du revenu médian et que neuf de ces treize critères sont remplis. Cela concerne, en France, 2 millions de personnes et 700 000 enfants. On peut concevoir que les enfants suivis par l’ASE figurent parmi eux.

Mme Céline Truong. Puisqu’il n’existe pas de statistiques et que la puissance publique ne parvient pas à mesurer les liens qui existent entre placement, protection de l’enfance et pauvreté – alors que c’est l’éléphant au milieu de la pièce – on peut se référer à la vie vécue. Depuis vingt-cinq ans que je suis engagée chez ATD Quart Monde, je n’ai pas rencontré une seule famille en situation de très grande pauvreté qui n’ait pas été concernée par le placement – des enfants, des parents, ou des enfants des sœurs, des cousines ou des bellesmères. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit que d’affirmer qu’une partie de la population française élève ses enfants dans la terreur – absolument fondée – de se les voir enlever. Or, cette peur a des effets pervers sur la parentalité : on n’élève pas son enfant comme les autres parents lorsque l’on vit sous cette menace. Je me souviens d’une scène significative. J’ai un jour assisté, invitée par une maman, à une fête de Noël dans un foyer d’enfants placés. Au moment du repas, j’ai réalisé qu’une des mères s’était installée, non pas à la table des parents, mais à celle des éducateurs. Cette mère, qui avait bien un enfant placé dans ce foyer, ne vivait pas en situation de grande pauvreté et, ne se reconnaissant pas dans les autres parents présents, s’était assise à la table où elle se sentait le plus à l’aise. Les autres mamans ne se reconnaissaient pas non plus en elle : « Elle n’est pas comme nous, elle s’assoit là-bas, c’est normal. »

Au sujet des retours d’enfants après placement, ceux-ci existent, fort heureusement, mais ils ne sont pas toujours bien préparés. Il est en effet rare, après qu’un tel lien d’étrangeté s’est créé entre des parents et des enfants – et je ne remets en aucun cas en cause les raisons du placement –, que les uns et les autres se sentent bien lors de ces retours. L’exemple le plus récent que je puisse vous donner concerne trois petites filles qui ont pu revenir et être élevées chez leur maman. J’avais accompagné cette mère à une audience lunaire, à l’été 2023, au cours de laquelle elle avait demandé au juge, en accord avec la référente de l’ASE, le maintien du placement. Cette demande n’était fondée sur aucune raison éducative, mais sur le fait qu’elle n’avait pas de logement, qu’elle dormait à droite et à gauche pour ne pas finir à la rue – et on sait ce que représente, pour une femme, le fait de dormir à la rue : il lui paraissait impossible d’élever ses enfants dans ces conditions. Elle était consciente que ce n’était pas une vie pour ses gosses. Le juge était très mécontent, dans la mesure où il ne s’agissait pas d’une carence éducative. Mais quel juge a les moyens d’agir sur la politique publique de logement social ?

Mme Isabelle Toulemonde. J’aimerais à mon tour insister sur la difficulté du retour des enfants dans des familles concernées par la très grande pauvreté, une fois que les mesures de placement ont été levées.

En effet, dans la mesure où la pauvreté de ces familles est invisibilisée, les services de la protection de l’enfance peuvent reconnaître des progrès significatifs en matière d’éducation sans que le problème des conditions de vie ne soit réglé – et cela, alors même que les enfants placés se sont habitués à d’autres types d’environnements. La chercheuse Vanessa Stettinger a suivi pendant quinze ans sept familles vivant dans l’extrême pauvreté. Ses entretiens avec les professionnels de la protection de l’enfance ne révèlent qu’une seule initiative prise pour faciliter le retour des enfants dans leur environnement familial : une prise de contact avec une association pour que leur chambre soit repeinte avant leur arrivée. Or, le manque d’aide appropriée rallonge inutilement la période de séparation, ce qui rend le retour plus difficile encore.

Ce n’est ni le rôle des services de la protection de l’enfance, ni celui des juges des enfants que de trouver un logement aux familles. Mais ils ne doivent pas non plus se concentrer uniquement sur la dimension éducative de leur action : les services de protection de l’enfance, comme dans d’autres pays, devraient coordonner une politique globale, menée dans l’intérêt supérieur des enfants. Nous sommes à l’opposé de cette conception aujourd’hui. Il faut un changement de paradigme.

Mme Céline Truong. Je souhaite revenir sur le prisme des travailleurs sociaux, dont vous avez perçu une dénonciation dans notre rapport. Il ne s’agit en aucun cas de disqualifier l’ensemble d’une profession engagée au quotidien. Au contraire, nous travaillons, pour nos publications que nous espérons équilibrées, avec des parents qui ont suffisamment de recul pour reconnaître les pratiques de la protection de l’enfance qu’il faut dénoncer et celles qu’il faut défendre.

Les travailleurs sociaux ont la noble mission d’intervenir dans la vie des familles pour comprendre ce qu’il s’y passe, à l’aune des besoins fondamentaux de l’enfant, pour estimer si l’enfant vit des choses qui ne sont pas compatibles avec son développement, si le parent est capable de changer son attitude. Mais, par-delà la bonne volonté et la compétence de ces acteurs du quotidien, nous affirmons que parmi les mécanismes à l’œuvre dans leurs décisions et leurs évaluations, se trouve, comme l’ont montré différents chercheurs, un biais de classe – inconscient le plus souvent. Ainsi, Caroline Maupas décrit comment les pratiques éducatives des milieux populaires se trouvent disqualifiées par des travailleurs sociaux qui élèvent différemment leurs propres enfants ou qui, par leur formation professionnelle, légitiment d’autres pratiques parentales.

Le rapport à la nourriture – fréquent sujet de crispations entre parents et travailleurs sociaux – constitue en cela un bon exemple. Voir un enfant de 6 ans avec les dents toutes noires, bien sûr que cela fait mal au cœur : il faut évidemment aider les parents à ne pas en arriver là. Mais, s’il faut bien sûr aider les parents à donner une alimentation adéquate à leurs enfants, nous devons comprendre que les erreurs qu’ils commettent peuvent manifester d’importantes valeurs éducatives – par exemple, le refus que leurs enfants subissent la faim comme eux l’ont subie. Il faut savoir faire ce détour par l’idée que ces parents se font d’une bonne parentalité pour pouvoir changer leurs habitudes.

Enfin, ces biais de classe – mécanisme, je le redis, pour l’essentiel inconscient – aboutissent, de la part des travailleurs sociaux, à une présomption permanente de mensonge, d’incompétence ou de culpabilité qui empêche les parents de montrer à quel point ils essaient d’être de bons parents.

Mme la présidente Laure Miller. Nous passons maintenant aux questions des députés.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Merci pour vos témoignages, dans lesquels j’ai été surprise d’entendre davantage parler des parents que des enfants.

Vous souhaitez que certaines visites médiatisées se passent au domicile des parents plutôt que dans les lieux, certes impersonnels, où elles sont habituellement programmées. Or, ce type de visites est souvent requis par le juge en cas de violences familiales, notamment conjugales : dans ce cas, l’endroit où elles se déroulent permet aux parents de ne pas se rencontrer. Pourriez-vous préciser où, selon vous, ces visites devraient avoir lieu ?

Pourriez-vous d’autre part revenir sur la question de l’accès des parents aux rapports d’assistance éducative remis aux juges ? Pour avoir exercé comme avocate, je confirme que je n’avais pas le droit de remettre ces rapports à mes clientes, qu’il vaut d’ailleurs mieux préserver des constats parfois blessants qui y figurent. Cela dit, les avocats en traduisent les idées principales à leurs clientes et peuvent même demander des ajouts, voire un autre rapport. Je vous rejoins sur l’idée qu’un travail pourrait être mené sur cette question, afin d’entendre plusieurs voix.

M. Denis Fégné (SOC). Merci pour vos propositions pertinentes concernant l’accès des parents aux rapports des travailleurs sociaux, la sortie de l’illusion de leur neutralité ou la possibilité de mettre en place d’autres lieux de rencontre.

Les mesures de placement sont au centre des politiques de protection de l’enfance, comme la crainte que celles-ci suscitent chez les parents. C’est regrettable. Il est nécessaire de mobiliser davantage de moyens pour développer la prévention – primaire, individuelle – et la contractualisation, avant d’en arriver à des mesures d’aide contrainte.

Il est ensuite fondamental de travailler sur la question du temps – sur celui des enfants, sur celui des parents, et sur la durée de leurs rencontres. Celui des associations et des administrations n’est pas le même que celui des parents, et il est de plus en plus contraint. Certains délais sont très longs : six mois peuvent s’écouler entre une décision du juge et sa mise en œuvre.

Enfin, la parole est pour les parents un moyen efficace de sortir de l’impuissance sociale : il faut donc donner davantage de moyens à la mise en place de groupes de parole, d’ateliers d’expression et d’entretiens.

Ma question porte sur les données qui pourraient nous permettre de mieux comprendre comment certaines familles cessent de subir la logique de répétition des mesures de placement d’une génération à l’autre. Avons-nous des données accessibles sur les trajectoires des personnes qui, après avoir fait l’objet de mesures de placement et d’assistance éducative, parviennent à s’en sortir ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Merci à vous trois, et particulièrement à vous, madame Le Dins, d’avoir courageusement porté la parole des parents ayant participé au Chantier familles.

Madame Le Dins, si vous ne deviez en choisir qu’une, quelle dimension de la procédure de placement dont vos enfants ont fait l’objet changeriez-vous ? En d’autres termes, laquelle vous a semblé la plus anormale ou la plus scandaleuse ?

J’introduirai ma deuxième question sur les lieux d’accueil par un témoignage. Le 12 octobre dernier, lors de la Journée internationale du refus de la misère animée par les membres d’ATD Quart Monde à Méry-sur-Oise dans ma circonscription, j’ai fait la rencontre de Françoise. Enfant placée, Françoise est aujourd’hui la mère d’une fillette de 10 ans, placée, et d’un petit garçon de 2 ans, Georges, qui pourrait bientôt lui aussi faire l’objet d’une mesure de placement. Françoise est en situation de handicap fort, tout comme le père de Georges avec lequel elle réside en centre parental. Elle ne demande qu’à être aidée dans son exercice de la parentalité, ce que constatent les équipes du centre qui reconnaissent à la fois des carences dans l’éducation de Georges et la bonne volonté et l’attachement de sa mère.

Il manque un lieu qui puisse accueillir Georges et ses parents et qui, ainsi, leur permette de rester ensemble et de préserver leurs liens affectifs tout en recevant un accompagnement de la part de professionnels. Pourriez-vous évoquer le centre de promotion familiale de NoisyleGrand, ce lieu expérimental que vous faites exister depuis plus de vingt-cinq ans ? Ce centre ne peut être dupliqué, faute de moyens. Or, là-bas, il ne s’agit pas de sauver un enfant de sa propre famille par le placement, mais plutôt, par l’accueil de familles entières, de réparer les liens familiaux et ainsi rompre le cercle vicieux du placement en lien avec la grande pauvreté.

Mme Géraldine Grangier (RN). Il est vrai qu’il faut innover pour rendre l’aide plus appropriée et améliorer le vécu du placement, tant du côté des enfants que des parents.

J’aimerais néanmoins insister sur le fait que les travailleurs sociaux ont pour mission de rendre les adultes libres et responsables de leurs choix. Ils sont formés à la grande pauvreté, à prodiguer une écoute bienveillante et à considérer tout parent avec son histoire, parfois douloureuse. Si les évaluations menées par les services de la protection de l’enfance décrivent si précisément les conditions de logement parfois indignes des familles, ce n’est pas pour pénaliser les parents. Au contraire, c’est toujours, en coordination avec le travailleur social référent du département, pour travailler sur ce point : c’est la première mission de ces professionnels et une obligation des services sociaux départementaux. Si une maman se retrouve à la rue avec son enfant, celui-ci ne sera pas automatiquement placé, au contraire : le département devra la reloger, notamment dans des hôtels. Ce sont des choses que je faisais au quotidien.

À partir de là, pourriez-vous nous rappeler les causes de placement des enfants, qui ne sont pas directement liées à la pauvreté ? Les causes d’un placement ne sont ni le mal-logement, ni la malnutrition, mais des événements traumatiques graves.

Mme Isabelle Toulemonde. En tant qu’avocate et ancienne professionnelle de la protection de l’enfance, je ne partage pas votre appréciation. Certes, un juge ne déclarera jamais qu’il place un enfant pour cause de pauvreté. Cependant, certaines carences éducatives à l’origine des placements sont aggravées par la pauvreté, et, si telle famille avait reçu une aide appropriée au logement, certains des problèmes éducatifs qu’elle rencontre n’auraient pas pris une telle ampleur. Une recherche-action sur les dossiers d’assistance éducative pourrait mettre en lumière cet engrenage.

En outre, la plupart des dossiers de protection de l’enfance ne sont pas ceux que vous décrivez. Ces dossiers sont parfois extrêmement lacunaires : ils fournissent peu d’analyses concrètes, ne rendent pas compte de la parole des parents et ne mentionnent pas les situations de grande pauvreté dans lesquelles se trouvent certaines familles. Ils ne permettent donc pas toujours aux juges de prendre des décisions éclairées.

Or, si ces rapports étaient coconstruits par les parents et les professionnels de l’ASE comme nous le recommandons, les deux parties seraient amenées à évoquer ensemble les étapes concrètes du parcours de placement : le PPE, l’évaluation de mi-parcours, l’évaluation de l’impact des visites sur les enfants. Certaines associations habilitées produisent d’ailleurs des rapports plus détaillés et coécrits avec les parents, dont la position est relayée sur l’ensemble des sujets qui concernent l’enfant.

Les rapports sont en effet d’une pauvreté dramatique lorsqu’ils ne relaient que le point de vue de l’ASE. On peut par exemple y lire qu’une visite s’est mal passée et qu’elle a déstabilisé l’enfant sous le prétexte que celui-ci n’a, ensuite, plus été propre. Mais comment s’interprètent ces symptômes de souffrance ? Sont-ils nécessairement le signe que la visite s’est mal déroulée du fait des parents ? Nous pourrions, à l’inverse, considérer que l’enfant, après une visite satisfaisante, souffre d’avoir à attendre plusieurs semaines avant de revoir ses parents. L’appréciation des résultats de cette visite doit ainsi être le fruit du travail commun des professionnels de l’ASE et des parents, dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

Enfin, pour l’avoir constaté comme avocate, et auparavant comme magistrate, j’ajoute qu’il est courant que les rapports de l’ASE soient déposés très tardivement, parfois le matin de l’audience. Les parents, qui n’en reçoivent pas de copie, prennent généralement connaissance de ce rapport par leurs avocats au tribunal et il leur est difficile d’en comprendre la substantifique moelle s’ils ne sont pas accompagnés.

Afin que nous cessions de croire qu’un débat contradictoire puisse exister dans ces conditions, nous avons proposé que le parent soit écarté du débat si le rapport n’avait pas été déposé dans un délai qui lui permette d’en prendre connaissance et de préparer sa défense. Il n’existe dans aucun autre secteur de la justice un tel déni du principe du débat contradictoire : il faut y remédier.

Mme Céline Truong. En ce qui concerne le droit de visite à domicile et le danger qu’il pourrait représenter pour un enfant en cas de violences familiales, je souligne que la demande des parents – qui vous a été lue et dont la formulation a été travaillée pendant deux ans – prend en compte ce paramètre. Ces parents n’envisagent ces visites à la maison que tant que le domicile ne constitue pas un danger et ils sont conscients qu’il n’est pas souhaitable dans certains cas.

Si nous sommes devant vous, c’est précisément pour adopter le point de vue des parents. Il est possible de prendre leur point de vue en considération – ils ont souvent une expérience terrible de la protection de l’enfance et ont les moyens de réfléchir à leurs pratiques éducatives – sans oublier notre responsabilité de protéger les enfants.

Par ailleurs, vous dites, monsieur Fégné, que la formation de groupes de parole pourrait être une aide efficace pour les parents. Ils ont réfléchi à ce que nous appelons la pair-aidance : je laisse Mme Le Dins vous l’expliquer.

Mme Gaëlle Le Dins. Il devrait en effet y avoir des lieux de rencontres entre parents d’enfants confiés. Cela donnerait de la force à ceux qui vivent seuls cette expérience car à plusieurs, on se soutient. On peut tout se dire sans crainte que ça se retourne contre nous. Entre parents, on peut aussi se donner des conseils et créer des liens d’amitié. On doit être en confiance pour cela : attention, ce que l’on dit doit rester entre nous ; on ne doit pas être surveillés. Le groupe ne doit pas être animé par un professionnel de l’ASE ou d’un service de protection de l’enfance, mais par une personne neutre et de confiance venant d’une association ou d’un centre social, accompagnée, si possible, d’un parent ayant vécu cette situation.

Vous me demandez ce qui m’a semblé le plus insupportable dans les procédures de placement de mes enfants. Mes trois enfants ont été placés mais ma fille cadette a pu revenir à la maison. Cette différence de traitement entre frères et sœur a créé un conflit qui n’avait pas lieu d’être et qu’il est très difficile de gérer.

Mme Céline Truong. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut placer tous les enfants d’une fratrie par principe ! Il s’agit là d’évoquer les conséquences éducatives induites par des mesures de placement différentes selon les enfants – différences au demeurant peut-être tout à fait justifiées.

Mme Isabelle Toulemonde. Madame Hadizadeh, vous évoquez les cas des familles pour lesquelles la durée de l’accueil en centre maternel, qui s’achève aux 3 ans de l’enfant, ne suffit pas. Nous avons effectivement besoin de lieux d’accueil parents-enfants, en particulier quand le juge constate chez ces familles à la fois l’absence de problèmes éducatifs et des fragilités telles qu’une action éducative en milieu ouvert (AEMO) ne serait pas suffisante. Ces cas conduisent à des mesures de placement trop longues – par ailleurs coûteuses à la collectivité.

La mise en œuvre des mesures d’AEMO, et notamment la fréquence des visites des professionnels, est souvent trop pauvre pour mener un véritable travail sur les difficultés des familles et obtenir des changements. Pourtant, ces AEMO presque vides aboutissent à des placements, le plus souvent à la suite de jugements soulignant l’incapacité des parents à « se saisir » de ces aides éducatives. Pour limiter ces placements, il faut donner du contenu aux mesures d’AEMO, et mener un travail sur les conditions matérielles des familles par des partenariats avec d’autres services de l’action publique.

Enfin, le personnel politique persiste à croire que les placements sont presque tous liés à des contextes de violences familiales. Or, si nous menions une recherche-action sur les dossiers d’assistance éducative, par-delà les jugements parfois hâtivement rendus, nous constaterions que les placements d’enfants sont nombreux à se situer hors de ce spectre.

En revanche, nous sommes chez ATD Quart Monde les premiers à considérer que si la violence est avérée, la seule mesure possible est une mise à l’écart jusqu’à ce que la sécurité de l’enfant soit assurée. Nous sommes absolument en accord avec ce type de placements.

Mme Céline Truong. Je veux insister sur le poids des représentations sur les parents d’enfants placés. Ces parents, dans leur grande majorité, ne sont ni des criminels, ni des pervers sexuels – le directeur de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) Providence-Miséricorde à Rouen l’a aussi rappelé devant vous.

Or, les récits sociaux et médiatiques sur les parents d’enfants placés sont si négatifs – par exemple, l’unique information donnée sur les parents ayant enlevé leur enfant de la maternité il y a quelques jours était qu’ils étaient tous deux connus des services de police – qu’ils ont des conséquences concrètes sur les rapports entre parents et travailleurs sociaux. Une chercheuse a ainsi montré aux Assises nationales de la protection de l’enfance en 2018 à Nantes que la représentation selon laquelle les enfants placés étaient tous des enfants battus était très forte au sein de la population globale, mais qu’elle était encore plus forte chez les étudiants en travail social. En effet, leurs études, qui reposent sur des cas d’étude particulièrement violents, les forment davantage à identifier le danger qu’à considérer les réalités rassurantes des familles.

Le centre de promotion familiale de Noisy-le-Grand, construit sur les lieux du bidonville où est née l’association en 1957, est un lieu historique d’ATD Quart Monde. C’est pour nous un lieu d’expérimentation qu’il serait difficile de reproduire ailleurs et qui n’a d’ailleurs pas vocation à l’être. Notre méthode, à ATD Quart Monde, consiste en effet davantage à mener des expérimentations puis, par nos interventions, à nous efforcer d’inspirer les travailleurs sociaux et de leur donner, à eux aussi, l’envie d’innover et de sortir, par exemple, de la simple alternative entre AEMO et placement.

Cette cité de promotion familiale a été voulue par le fondateur d’ATD Quart Monde afin de travailler sur la conjugalité en contexte de très grande pauvreté. Que signifie alors le fait se mettre en couple ? Pour quelles raisons le fait-on ? Il n’y a pas que l’amour qui soit à l’origine du couple, il peut y avoir aussi, par exemple, l’envie de quitter une famille dysfonctionnelle. Comment ces raisons affectent-elles la stabilité de ce couple et le désir ou non de faire famille ? La parentalité y était également abordée, avec des pratiques parfois très semblables à celles d’autres centres parentaux.

Aujourd’hui, la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand a obtenu le statut de centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), ce qui, d’un point de vue institutionnel, limite les possibilités d’expérimentation. Nous y soutenons les familles dans toutes les dimensions de leur vie, en les sécurisant en premier lieu par un logement. Toutes les décisions sont prises en croisant les perspectives des professionnels d’ATD Quart Monde et celles des travailleurs sociaux  ce qui nous prouve que, pour apporter la juste réponse, ces méthodes collectives sont possibles, même si elles posent des difficultés toujours renouvelées. La bonne réponse, c’est forcément de la dentelle.

Face à la misère, personne n’a de baguette magique. Après quelques années passées au centre de promotion familiale, les familles se dirigent vers un autre type de logement et des dispositifs de droit commun. Nous accompagnons cette transition par un soutien. Il est arrivé, à ce moment-là, que des enfants fassent l’objet d’un placement : cela nous prouve, en creux, que le droit commun ne parvient pas à soutenir ces familles à la hauteur de leurs besoins. Quels lieux d’accueil collectif et de soutien serait-il donc possible de créer ?

De tels lieux pourraient en effet apporter une réponse aux placements comme à ces droits de visites médiatisées qui s’éternisent. J’ai récemment assisté à un colloque avec des travailleurs sociaux qui se demandaient, à juste titre, à partir de quel moment il fallait renoncer à un droit de visite médiatisée qui ne fonctionnerait pas. Dans certains cas, il serait juste de tout arrêter – une manière pudique de parler d’adoption. Mais il existe d’autres situations dans lesquelles le lien d’attachement du parent à l’enfant est sain, dans lesquelles les parents, même s’ils auront toujours besoin de soutien parental, sont capables d’apprendre. Un enfant peut comprendre ces situations et peut s’attacher à d’autres adultes que son parent de façon saine. Il y a donc d’autres solutions que ces placements sans fin que dénoncent les parents comme les professionnels de l’ASE.

Quant aux statistiques sur les sorties de la protection de l’enfance et les trajectoires ultérieures, ce ne seront pas des statistiques nationales, nous ne sommes pas en mesure de les produire. Nous pourrons simplement vous donner des exemples dans les réponses écrites complémentaires que nous vous enverrons.

Mme Isabelle Toulemonde. Je conclurai par ce que nous voudrions vraiment voir changer dans le domaine de la protection de l’enfance.

Il faut, d’une part, que les professionnels de l’ASE comprennent qu’il est obligatoire que les parents soient associés de manière adéquate aux processus de décision : ce sont des arrêts de la CEDH qui l’établissent. Certaines associations habilitées ont ainsi mis en place de bonnes pratiques dont il faut que l’ASE s’inspire.

D’autre part, en tant que juriste, le droit à l’accompagnement me paraît très important. À l’audience, à côté de l’avocat, doit se trouver un tiers taisant : nous travaillons actuellement à ATD à la définition de son statut. Celui-ci pourrait sécuriser le parcours judiciaire du parent : il interviendrait avant l’audience, pour aider à sa préparation, et après, pour faciliter sa bonne compréhension. Nous pensons que cela peut être utile. Des bénévoles, choisis par le justiciable, pourraient tenir ce rôle : ils y seraient formés afin qu’il n’y ait pas de confusion. Certaines expériences ont réussi.

Mme la présidente Laure Miller. Merci.

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*     *

Puis la Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass), représentée par M. Patrick Genevaux, président, Mme Eve Robert, représentante de l’Andass au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), et M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass.

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass), représentée par son président, M. Patrick Genevaux, également directeur du pôle « Solidarités » du département du Pas-de-Calais, Mme Ève Robert, représentante de l’Andass au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et directrice générale adjointe du pôle « Solidarités » du département de Seine-Saint-Denis, et M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass et directeur « Enfance et famille » du département de l’Allier.

Je vous remercie tous trois d’avoir répondu à notre invitation. Dans une contribution adoptée le 17 septembre dernier par son conseil d’administration, l’Andass estimait que le débat public autour de la protection de l’enfance se concentrait sur des questions en réalité secondaires, à savoir la gouvernance – le « Meccano institutionnel », comme vous l’appelez : répartition des compétences, coordination des acteurs – et les moyens accordés à son acteur central, l’aide sociale à l’enfance (ASE), et aux institutions périphériques, comme le secteur médico-social, la psychiatrie, la justice. Sans occulter leur importance, vous proposez d’élargir le débat à la conception même de la politique publique de protection de l’enfance, et de questionner son périmètre, qui s’étend bien au-delà de la lutte contre la maltraitance, ses objectifs et ses modalités d’intervention. Votre approche et les mesures fortes que vous préconisez intéressent tout particulièrement les membres de cette commission d’enquête.

Avant toute chose, je dois vous préciser que cette audition est retransmise en direct et sera disponible en différé sur le site de l’Assemblée nationale. En outre, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois préalablement vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Genevaux, Mme Ève Robert et M. Axel Harkat prêtent successivement serment.)

Je vous cède maintenant la parole pour une vingtaine de minutes, à l’issue desquelles la rapporteure, puis les autres membres de la commission, vous poseront leurs questions.

M. Patrick Genevaux, président de l’Andass. L’Andass est une association professionnelle représentant les directeurs généraux adjoints et les directeurs qui agissent dans les compétences sociales des départements, c’est-à-dire l’enfance, l’insertion, l’action sociale de terrain, les personnes âgées et les personnes handicapées. Présente dans 80 % des départements, elle est représentative de la diversité des champs d’intervention autant que des typologies de territoire.

Depuis quatre décennies, l’Andass défend le développement social et territorial, et l’ambition d’un travail collectif qui accompagne les personnes. Trois convictions forment le cœur de notre projet associatif. Tout d’abord, la pertinence de l’action sociale décentralisée pour produire une action publique de qualité en matière de solidarité : non, la décentralisation n’est pas incompatible avec l’égalité d’accès au droit des personnes, partout dans le territoire. Ensuite, l’importance de la convergence entre les politiques publiques : la vie ne se découpe pas en dispositifs sectoriels, et nous pensons que les politiques d’action sociale n’ont de sens que par les liens qu’elles entretiennent non seulement entre elles, mais aussi avec les autres politiques publiques. Enfin, la nécessaire coopération des acteurs : jamais vous n’entendrez l’Andass opposer les acteurs publics, comme les départements, aux associations, ni les travailleurs sociaux aux juges. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons résoudre les gigantesques difficultés rencontrées dans la protection de l’enfance qu’en travaillant tous ensemble.

Bien qu’elle soit une association professionnelle, l’Andass assume d’intervenir dans le débat public à travers des contributions. Celle que vous avez évoquée visait à ouvrir le débat, et de fait, elle a fait débat au sein de nos adhérents ! Il faut absolument accepter d’aborder la question de la protection de l’enfance sous un autre angle que celui du Meccano institutionnel et des moyens, même si ce sujet est évidemment prégnant.

Nous avons publié récemment une autre contribution, intitulée « Comment les solidarités peuvent-elles résister par gros temps ? ». Le contexte politique inédit lié aux dernières élections législatives et la crise des finances publiques que nous traversons doivent nous amener à penser différemment les solidarités dans les mois qui arrivent et à rompre avec certains facteurs de désespérance – annonces non financées, succession de dispositifs... Ils doivent, surtout, nous inciter à retrouver un cap, c’est-à-dire un projet social, et à renouer avec une véritable politique de l’enfance et de la famille – j’y reviendrai.

Avant d’entrer dans le fond du sujet, permettez-moi de poser trois préalables.

Tout d’abord, nous ne pourrons pas évoquer la situation d’un département en particulier : ce sera peut-être frustrant pour vous, mais nous représentons ici les adhérents d’une association professionnelle, et non les départements dans lesquels nous officions.

Ensuite, nous n’avons pas de salariés permanents, et tous nos adhérents exercent bénévolement leurs fonctions au sein de l’association, en plus de leurs activités quotidiennes. Nous ne serons donc pas en mesure de vous fournir des données chiffrées.

Enfin, en tant qu’acteurs engagés au quotidien dans la protection de l’enfance dans un contexte extrêmement difficile, nous sommes en prise directe avec les conséquences des manquements qui font l’objet de votre commission d’enquête. Au cœur de nos préoccupations, il y a évidemment les enfants – notamment ceux dont les besoins n’ont pas été couverts de manière satisfaisante par l’action publique, au sens large du terme –, mais aussi les familles qui n’ont pas reçu de soutien adapté, les professionnels engagés sur le terrain, parfois condamnés à faire l’impossible – c’est à eux, travailleurs sociaux et médico-sociaux, que nous devons les petits miracles du quotidien –, et nos adhérents, bien sûr, souvent surengagés, parfois épuisés : peu de métiers impliquent une pression opérationnelle aussi forte que les nôtres.

Les finances des départements sont dans l’impasse ; ce serait une erreur de ne pas le souligner. Ces trois dernières années, la plupart ont mobilisé des moyens considérables, en hausse de 30 %, pour répondre à la crise de la protection de l’enfance, sans parvenir à un résultat totalement satisfaisant. Les décisions que le Gouvernement et la représentation nationale pourraient prendre en matière de protection de l’enfance risquent de nuire gravement à cette dynamique qui, malgré des résultats pas totalement satisfaisants, est pourtant la seule à avoir permis de limiter les conséquences de la crise systémique que nous traversons.

Nous n’y répondrons pas en tirant le fil d’une unique pelote, ni en désignant des coupables et des responsables, ce qui ne ferait que mettre la tête sous l’eau à ceux qui sont souvent le dernier rempart face aux difficultés. Les acteurs de terrain n’attendent pas de nouvelles instances, de nouveaux dispositifs, de nouvelles obligations procédurales, des annonces non financées ou des sursauts après chaque drame : ils appellent de leurs vœux un projet cohérent pour la politique publique de l’enfance et de la famille. Ils veulent que la protection de l’enfance cesse d’être la voiture-balai de l’échec des différentes politiques publiques : voilà tout l’enjeu à nos yeux.

Mme Ève Robert, représentante de l’Andass au CNPE. Il est essentiel de conserver une vision large de la politique de protection de l’enfance, encore trop souvent réduite à la seule question de l’aide sociale à l’enfance (ASE). En réalité, et c’est une évidence pour les institutions départementales où nous travaillons, les missions de l’ASE sur le terrain sont étroitement imbriquées avec le travail social de proximité – ce que l’on appelle la polyvalence de secteur –, avec les missions de suivi périnatal – notamment postnatal – et avec le soutien à la parentalité assurés par les services de protection maternelle et infantile (PMI). Ces structures connaissent d’ailleurs elles-mêmes des difficultés, dont on parle trop peu dans les débats sur la protection de l’enfance.

Si la protection de l’enfance traverse aujourd’hui une telle crise, c’est parce qu’elle est devenue le réceptacle des difficultés, des dysfonctionnements et des échecs des autres institutions et des autres politiques publiques. Je pense notamment à la crise de la pédopsychiatrie et au déficit de places adaptées pour les enfants en situation de handicap, en particulier à l’absence de solutions intensives adaptées aux handicaps les plus lourds et aux familles les plus fragiles – un sujet qui tient à cœur aux membres de l’Andass. On déplore aussi les fragilités de l’éducation nationale et l’insuffisante prise en considération du soutien à la parentalité dans les politiques de droit commun, notamment celles de la branche famille.

Bien des situations échoient à l’ASE faute d’avoir été prises en charge de manière adaptée par d’autres institutions de droit commun en amont. Au-delà des difficultés qu’elles présentent pour l’ASE, ces situations sont donc avant tout un échec pour les autres institutions et pour les familles concernées, car il n’est jamais anodin de s’entendre dire par un juge qu’on n’est pas, ou plus, en mesure de s’occuper seul de ses enfants. Il nous semble donc évident que seule une intervention large, intersectorielle, permettra de résoudre la crise de la protection de l’enfance. À l’inverse de la tendance actuelle dans laquelle les prises en charge sont toujours plus tardives et, de fait, plus coûteuses et plus intensives, il nous semble urgent de développer des prises en charge de droit commun plus précoces et de travailler en profondeur la question des ressources mobilisables dans les familles et leur environnement.

Par ailleurs, il nous semble important de veiller à l’apaisement du débat, et de garder à l’esprit le contexte dans lequel se déroulent les missions de protection de l’enfance : gardons‑nous d’une vision trop étriquée ou trop restrictive. Le débat médiatique, par exemple, a tendance à réduire la protection de l’enfance à des dysfonctionnements et des faits divers. Si graves soient-ils, ils sont loin de résumer à eux seuls la prise en charge de l’ASE qui, depuis une trentaine d’années, a beaucoup progressé : nous avons aussi de nombreux parcours réussis et des professionnels très engagés.

Ne la réduisons pas non plus au seul contrôle des conditions d’accueil des enfants, que ce soit dans des établissements ou au sein de familles d’accueil. Certes, le contrôle est essentiel, et les départements se sont notoirement investis ces dernières années pour faire progresser les dispositifs d’alerte, de suivi, d’agrément et d’inspection, même s’il reste des fragilités – nous y reviendrons. Mais l’absence de dysfonctionnement et de maltraitance n’est pas synonyme d’un accueil de qualité : nous défendons une vision plus ambitieuse de la qualité de prise en charge dans le cadre de la protection de l’enfance. Cette politique doit se recentrer sur l’enfant dans son environnement.

M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass. J’aborderai pour ma part la question importante de l’attractivité et du sens des métiers de la protection de l’enfance.

De nombreux chantiers ont été engagés, mais, au-delà des revalorisations salariales, il faut mener une réflexion beaucoup plus large sur la reconnaissance de l’engagement tout particulier des professionnels, qu’ils interviennent sur le terrain – assistants familiaux, éducateurs, médecins de PMI – ou assurent des fonctions d’encadrement.

Les métiers de la protection de l’enfance s’exercent au sein d’équipes pluridisciplinaires, et leur attractivité passe tout d’abord par la reconnaissance de chacun d’eux. Les assistants familiaux, par exemple, souhaiteraient être reconnus comme des travailleurs sociaux professionnels et, à ce titre, représentés dans les différentes instances et réunions, afin de travailler plus étroitement avec les autres travailleurs sociaux. C’est une demande d’autant plus forte que leur profil a beaucoup évolué ces dernières années : de nombreux assistants familiaux sont en reconversion, après avoir occupé d’autres postes dans le privé ou le public.

Le sens donné aux métiers est également une question fondamentale. À cet égard, la loi relative à la protection des enfants, dite loi Taquet, a permis d’importantes avancées sur le terrain, que ce soit en systématisant la réflexion des départements autour du statut du tiers digne de confiance ou en créant un droit au retour pour les jeunes qui ont refusé le contrat jeune majeur mais qui se rendent compte, quelques mois après, qu’ils ont besoin d’un accompagnement. C’est un progrès majeur pour l’autonomie des jeunes, et la jurisprudence du Conseil d’État a permis d’harmoniser les pratiques des départements en la matière.

Mais, comme l’ont rappelé Patrick Genevaux et Ève Robert, il est essentiel de se rendre compte que la protection de l’enfance implique d’autres institutions, comme l’éducation nationale ou les caisses d’allocations familiales (CAF), car le versement des prestations familiales au tiers digne de confiance peut poser problème dans certains territoires. La grande variabilité des délais d’instruction des demandes de titre de séjour des jeunes majeurs ayant été accueillis en tant que mineurs non accompagnés (MNA) est également un problème : trop longs, ils peuvent démotiver des jeunes qui avaient pourtant la volonté de s’intégrer et obérer la réussite de leur projet.

Il faut aussi aller plus loin dans la réflexion pour assurer davantage d’équité entre les différents statuts. L’allocation de rentrée scolaire est consignée pour les jeunes confiés par la protection judiciaire, par exemple, mais pas pour les pupilles. Il faut donc bien garder à l’esprit la diversité des statuts juridiques des enfants protégés, et assurer la défense de leurs droits quel que soit leur statut.

M. Patrick Genevaux. Vous l’aurez compris, des petits ajustements qui peuvent simplifier le quotidien des enfants à une réflexion plus globale sur le périmètre de la politique de protection de l’enfance et le sens qu’on peut lui donner dans les années à venir, nous avons hâte de répondre à vos questions !

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Votre contribution, que j’ai lue avec attention, invitait au débat : tant mieux, c’est l’objet de cette commission d’enquête. De tous les intitulés possibles, j’ai opté pour « Les manquements des politiques publiques », car la protection de l’enfance est un écosystème à la croisée de toutes les politiques publiques. Je dis d’ailleurs souvent que l’État est le premier parent défaillant.

Comme vous l’avez dit, la politique de protection de l’enfance doit aborder l’enfant dans sa globalité, avec l’ensemble des problématiques qui lui sont liées. Cela nécessite une réflexion large autour de la justice, des moyens, du rôle de l’éducation nationale et de la santé scolaire, mais aussi, plus largement, de la santé en général, de la pédopsychiatrie et de l’accompagnement, y compris dans le droit commun.

Néanmoins, le modèle de protection de l’enfance lui-même doit évoluer, car j’ai l’impression que la manière dont il a été conçu est l’une des clés pour comprendre les dysfonctionnements actuels.

Lors du mouvement de décentralisation, en 1983, les compétences ont été réparties par thèmes d’action : l’État a conservé le sanitaire, et confié le social aux départements. Il me semble que c’est l’erreur originelle, car la protection de l’enfance relève évidemment de ces deux domaines. Or, cette répartition a permis à l’État de se désengager fortement de toutes les politiques publiques en santé sociale, comme on en trouve dans d’autres pays. Cette situation explique d’ailleurs que la santé scolaire soit si faible et que les établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) se permettent d’opposer des refus aux demandes des directions de la protection de l’enfance et de la jeunesse (DPEJ), au simple motif qu’ils en ont le pouvoir. Pourtant, je sais le temps que les DPEJ peuvent passer à essayer d’obtenir une place en institut médico-éducatif (IME) ou en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) pour un enfant ! Faute de prise en charge adaptée, les enfants souffrant d’un handicap se retrouvent parfois en grande difficulté, ce qui engendre in fine des coûts colossaux, qui sont supportés par le budget de la protection de l’enfance alors qu’ils relèvent du handicap. Pour votre part, considérez-vous que la répartition de 1983 est un problème majeur ?

Avant le transfert des missions de la direction des affaires sanitaires et sociales (Ddass) aux départements, en 1983, il existait déjà un fonctionnement territorial, et les associations qui accompagnaient les enfants ont continué leur mission, ne changeant que d’interlocuteur. Mais leur bâti, parfois vieux de soixante-dix ou quatre-vingts ans, qui pouvait accueillir jusqu’à cent enfants, n’est plus du tout adapté aux attentes que l’on a aujourd’hui pour les enfants, qui ont besoin de grandir dans de petites unités familiales. Il faudrait donc que les départements accompagnent les associations dans la transformation de leur bâti. Aujourd’hui, les contrôles, lorsqu’ils existent, se focalisent sur le bon usage de l’argent public, et ne portent que très rarement sur la qualité des conditions d’accueil – si vous vous en assurez, tant mieux, mais je vous mets au défi de trouver des emplois à temps plein (ETP) qui y seraient consacrés. C’est pourtant extrêmement important.

Je m’étonne que votre secteur ait tant tardé à demander des normes garantissant la qualité d’accueil des enfants. Vous avez longtemps été le seul à n’en avoir aucune, hormis en ce qui concerne les pouponnières. Or les normes bénéficient évidemment aux enfants, mais aussi aux professionnels, puisqu’elles assurent qu’ils sont en nombre suffisant. Cela permet à chacun de se sentir mieux dans son poste, de ne pas agir dans l’urgence mais, au contraire, de prendre le temps de s’occuper des enfants. On peut aussi s’étonner que le décret de 1974 qui prévoit des normes pour les pouponnières n’ait jamais été remis en cause, alors que les neurosciences nous apprennent que le collectif n’est pas bon pour ces enfants. Certains pays ont d’ailleurs abandonné le modèle des pouponnières. Nous devons absolument mener une réflexion clinique, de fond, sur ce sujet. Même à l’occasion de la loi de 2016, qui consacre l’importance de couvrir les besoins fondamentaux des enfants pour leur permettre de se sentir en sécurité et de bien grandir, personne n’a jugé bon de revenir sur ce décret. Comment est-ce possible ?

La crise des pouponnières, surchargées, est riche d’enseignements. Pourquoi les départements sont-ils incapables de réaliser des statistiques et des projections des besoins ? J’ai été vice-présidente d’un conseil départemental pendant plusieurs années, et je sais combien le recueil d’informations est important pour développer des politiques adaptées aux besoins. Par exemple, les projections fournies par la direction des services de l’éducation nationale (Dasen) permettent au président du conseil départemental de savoir combien de collèges il doit construire pour absorber l’augmentation prévue du nombre d’élèves. Or, si les services de la protection de l’enfance sont débordés, c’est parce qu’ils n’ont globalement aucune visibilité sur d’éventuelles augmentations des besoins, comme on en a connu après le covid. Malgré ce manque de visibilité, certains départements ont su innover pour absorber le surcroît d’enfants. Pourquoi ces solutions et les bonnes pratiques que vous essayez de mettre en place avec vos présidents et vice-présidents de département ne se diffusent-elles pas dans l’ensemble du territoire, par exemple à travers votre réseau ?

La prise en charge des enfants étant inégale selon les territoires, il me semble essentiel d’harmoniser les usages. Parvenez-vous à mutualiser et à diffuser les bonnes pratiques dans l’ensemble des départements, ou rencontrez-vous des blocages ? À titre d’exemple, certains départements n’hébergent pas les mineurs à l’hôtel. La situation est évidemment plus difficile dans les cinq départements de France où l’ASE accueille plus de 15 000 enfants – ils sont même 22 000 dans le Pas-de-Calais. Travaillez-vous avec des chercheurs pour comprendre les spécificités de vos territoires ? J’estime que la dimension territoriale doit être davantage explorée.

Le manque de données statistiques sur le suivi des mineurs relevant de l’ASE est criant – les défaillances des logiciels censés les recenser sont telles qu’elles ont donné lieu à des articles dans la presse. Or nous avons besoin de ces informations pour élaborer des politiques publiques.

Par ailleurs, comment expliquer que les départements ne soient pas capables de distribuer aux jeunes majeurs le pécule auquel ils ont droit, qui est consigné par la Caisse des dépôts ? Quels sont les freins et comment les lever ?

La loi de 2007, qui accordait une trop large place aux familles dans la protection de l’enfance, a été corrigée par la loi de 2016, qui consacre l’enfant comme sujet de droit, mais nos relations avec les familles restent défaillantes. Nous devrions davantage travailler avec elles, en nous inspirant des pratiques d’autres pays. Au Québec par exemple, les familles d’enfants placés sont invitées à participer aux grands rangements occasionnés par les changements de saison ; cela maintient des liens et des rituels. Je n’ai rien vu de tel en France.

M. Patrick Genevaux. Les départements disposent de données de pilotage, mais elles ne peuvent pas être consolidées au niveau national, faute de référentiels et d’interopérabilité des systèmes. Nous avons besoin que l’État conçoive un référentiel et un cadre pour les systèmes d’information. Des outils de qualité amélioreraient le pilotage et permettraient aux professionnels de se consacrer davantage et plus efficacement à l’accompagnement.

S’agissant de l’identification et du partage des bonnes pratiques, nous attendons beaucoup du groupement d’intérêt public (GIP) France enfance protégée. L’Andass est aussi un lieu d’échanges – ce matin même, nous avions une discussion sur nos stratégies de repérage, d’accompagnement et de soutien des tiers dignes de confiance. Cela reste néanmoins trop informel. Nous n’avons pas l’équivalent des What Works Centres britanniques et nous ne sommes pas suffisamment connectés au monde de la recherche. Des études rigoureuses sont pourtant disponibles, notamment sur la pertinence du droit de visite médiatisé, sujet qui intéresse nos voisins européens. Nous adhérons au European Social Network, ce qui nous permet de nous ouvrir aux pratiques des autres pays, mais aussi de constater que nous rencontrons les mêmes difficultés qu’eux.

Oui, il est important de retracer l’histoire de la protection de l’enfance, ne serait-ce que pour mesurer les progrès accomplis. Le repérage et l’accompagnement des jeunes sont indéniablement meilleurs que dans les récits de Jean Genet ! Cela étant, des décisions politiques prises naguère ont eu pour effet d’éloigner les cultures professionnelles les unes des autres. Par exemple, le choix de ne pas décentraliser certaines compétences, notamment en matière de santé des enfants protégés en situation de handicap, va à l’encontre d’une approche globale de la vie de l’enfant et donne lieu à des discussions absurdes, pour savoir, par exemple, si l’internat d’un IME est thérapeutique ou non – car l’État paie dans un cas, le département dans l’autre.

Nous composons avec cette réalité institutionnelle ; la bouleverser présenterait plus d’inconvénients que d’avantages, d’autant que nous avons la chance d’avoir un tissu social connecté : la protection de l’enfance est en lien avec l’action sociale de terrain et avec la PMI. En revanche, nous devons nouer une coopération plus étroite avec les agences régionales de santé (ARS) – le plan « 50 000 solutions » peut constituer un support intéressant en la matière. Nous devons bâtir une approche commune des besoins des enfants à double vulnérabilité et nous accorder sur l’accès aux soins des enfants confiés à l’ASE, notamment en matière de santé mentale. Il faut parvenir à concevoir ensemble des projets de soins qui concilient l’approche sociale du département et celle des professionnels de la pédopsychiatrie, si tant est qu’ils existent. Deux mondes doivent être rapprochés par des coopérations de terrain. Les instances institutionnelles sont utiles et nous y participons bien volontiers, mais les connexions de terrain entre professionnels le sont plus encore.

Mme Ève Robert. La prise en charge des enfants protégés a dû s’adapter rapidement à des phénomènes concomitants. Ainsi, le nombre de mesures de placement n’a cessé d’augmenter, au-delà des capacités disponibles. En parallèle, la profession des assistants familiaux s’est amenuisée dans la quasi-totalité des départements, d’où un déport contraint vers les établissements, qu’il faut faire sortir de terre. Les profils et les attentes ont également évolué. Ainsi, la disposition de la loi Taquet demandant de ne pas séparer les fratries induit de modifier les bâtiments, alors que l’offre était jusqu’alors organisée par groupes d’âge. Nous passons également d’une approche hospitalière à une organisation en petites unités de vie, ce qui a des conséquences sur les bâtiments et les pratiques. Notons aussi la plus grande proportion de jeunes majeurs et de grands adolescents parmi les jeunes confiés à la protection de l’enfance, qui tient notamment – mais pas uniquement – aux flux migratoires.

Nous devons adapter l’offre à tous ces phénomènes, c’est-à-dire faire évoluer les implantations et les bâtiments dans lesquels se déroulent les activités, mais aussi les pratiques éducatives et les projets d’établissement.

Selon moi, la délégation au monde associatif d’une grande partie des activités ne freine pas l’adaptation, car celle-ci n’est pas moins difficile pour les foyers publics que pour les associations. En revanche, la relation avec les gestionnaires associatifs doit passer d’une posture de tutelle à une posture d’accompagnement et de dialogue, focalisée sur les enjeux de qualité. Les départements ont accompli de très importants progrès en la matière depuis quatre ou cinq ans. Les équipes d’inspection ne se concentrent plus sur la seule tarification, c’est-à-dire sur le contrôle de l’usage de l’argent public, mais se rendent désormais sur place. Dans mon département par exemple, quatre ETP sont consacrés à l’inspection et au contrôle des ESMS enfance.

Deux facteurs incitent les gestionnaires associatifs – mais aussi publics – à réfléchir à la qualité des prises en charge et à s’adapter. Le premier réside dans les difficultés de recrutement. Les travailleurs sociaux votent avec leurs pieds, si vous me permettez l’expression. Les secteurs qui ont le plus de mal à recruter sont ceux où le projet éducatif et organisationnel est le moins avancé, le moins moderne et de moindre qualité.

Le second facteur est lié aux immenses progrès réalisés ces dernières années dans le recueil de la parole des jeunes. Quand ils sont interrogés, ils évoquent des questions très concrètes, déterminantes pour la qualité de leur prise en charge : alimentation, respect de l’intimité, vie affective et sexuelle, événements de la vie quotidienne. Par exemple, peut-on organiser un goûter d’anniversaire dans un foyer de protection de l’enfance ? Ce sujet était loin d’être identifié par les autorités publiques jusqu’à ce que les enfants nous en parlent – et ils y tiennent. La multiplication des conseils des jeunes et des conseils de la protection de l’enfance nous tire vers le haut.

L’adaptation à ces facteurs reste néanmoins trop lente. Les gestionnaires et les départements se heurtent à une offre immobilière et foncière contrainte, notamment dans les zones tendues. À la différence des communes, nous n’avons pas la maîtrise du droit des sols et du droit de l’urbanisme.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les communes refusent-elles les permis de construire ?

Mme Ève Robert. Certaines communes s’opposent en effet – ou menacent de le faire – à la construction d’établissements de protection de l’enfance, quelle qu’en soit la nature. Les publics accueillis sont souvent perçus comme indésirables ou sources de nuisances pour les riverains. Ils présentent aussi un risque de surcharge pour les écoles.

Par ailleurs, les départements n’ont pas une capacité d’investissement illimitée ; ils ont déjà accompli d’importants efforts financiers ces dernières années.

Les départements disposent de données assez précises – sans être exhaustives – sur leur système de protection de l’enfance. L’enjeu est de les consolider à plus grande échelle, mais aussi d’élaborer des projections. Pour le moment, les besoins en protection de l’enfance sont évalués sur la base des signalements, des décisions du juge et des mesures administratives constatées les années passées. Nous pouvons donc prolonger les courbes, mais pas anticiper les ruptures. Celles-ci ont pourtant été nombreuses ces dernières années : les flux migratoires se sont accrus, ont cessé pendant la crise sanitaire puis ont repris ; les placements de tout-petits se sont multipliés pour des raisons largement extérieures aux politiques départementales. Pour mieux anticiper les besoins, nous devons nous appuyer davantage sur la recherche et nourrir un dialogue avec le monde des sciences sociales. À titre d’illustration, les différences de taux de placement entre départements restent mal expliquées.

Enfin, le système doit être le moins rigide possible, pour que nous puissions nous adapter à des évolutions que nous ne pouvons prévoir.

M. Axel Harkat. De nombreux départements ont créé des instances de recueil de la parole des jeunes. Dans l’Allier par exemple, un référentiel sur la qualité de l’accueil – notamment en urgence – a été construit avec les jeunes et est en cours de formalisation.

S’agissant du pécule, avant que les sommes soient consignées par la Caisse des dépôts jusqu’à la majorité du jeune, la CAF doit consolider les montants sur la base des informations transmises par les départements. Or elle se heurte à la complexité des circuits : l’interlocuteur change aux 18 ans du jeune, ce qui crée une rupture administrative et freine la reconstitution de l’historique. Il faut donc mieux se coordonner avec les CAF ; nous les invitons déjà à retracer chaque année les montants dus à chaque jeune.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Un outil informatique pourrait-il résoudre le problème ? Alors que la mesure date de 2016, nous ignorons toujours combien de jeunes ont perçu leur pécule ! Si vous identifiez des dysfonctionnements administratifs et des pistes d’amélioration, il faut absolument nous les communiquer. Cette situation ne saurait perdurer.

M. Axel Harkat. Au-delà des modalités de transmission de l’information, il faut surtout harmoniser les pratiques entre CAF. Dans certains territoires, l’argent est consigné à condition que le lien soit maintenu avec les parents, or la notion est subjective. Une consignation automatique des montants pour tous les jeunes protégés serait plus pertinente, en y incluant les pupilles – actuellement, leur allocation de rentrée scolaire n’est pas consignée par la CAF. Enfin, il faut communiquer sur ce droit : peu de jeunes majeurs savent qu’ils doivent réclamer leur pécule auprès de la Caisse des dépôts et non de la CAF.

Mme Ève Robert. Certains départements rechignent à communiquer sur le pécule auprès des enfants pour ne pas frustrer les pupilles, qui n’en bénéficient pas alors qu’ils sont les plus fragiles.

Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des députés.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez souligné que nous étions plus prompts à parler des problèmes que des réussites, mais c’est bien l’objet d’une commission d’enquête. Les contrôles sont nécessaires. Or un rapport de la Cour des comptes de 2014 signale que seuls trente-huit contrôles ont été effectués dans des établissements publics en cinq ans. Tout doit être fait pour éviter des cas comme celui du petit Bastien, qui est mort à l’âge de 3 ans après avoir été enfermé dans une machine à laver, alors qu’il avait fait l’objet de neuf signalements et de trois informations préoccupantes. Quelles seraient, selon vous, les mesures les plus importantes pour que de telles situations ne se reproduisent pas ? Faut-il réfléchir au secret médical et à l’anonymat des personnes susceptibles de dénoncer des situations de danger ?

Le Syndicat de la magistrature relate que 77 % des juges pour enfants ont, au moins une fois dans leur vie, renoncé à prendre une décision de placement faute de place en foyer ou en famille d’accueil. Vous avez signalé que les communes refusaient parfois les permis de construire d’établissements de protection de l’enfance : en tant que législateurs, nous devons nous emparer de ce problème.

Enfin, quel est le nombre de jeunes majeurs qui dépendent de l’ASE ?

Mme Géraldine Grangier (RN). Depuis plusieurs mois, de nombreux départements tirent la sonnette d’alarme concernant la prise en charge massive de MNA. Ils demandent à l’État de prendre ses responsabilités et de financer leur mise à l’abri durant l’évaluation de la minorité, qui grève leur budget. Les départements nous alertent également sur les difficultés budgétaires qu’annonce le projet de loi de finances (PLF) pour 2025, qui amputera gravement leurs ressources.

Je m’interroge sur le droit au retour dont bénéficient les jeunes anciennement confiés à l’ASE. Les départements devront faire des choix. Ils ont l’obligation de protéger les mineurs, y compris les MNA, mais comment pourront-ils également les accompagner une fois qu’ils ont atteint la majorité et qu’ils exercent leur droit au retour ? Ce droit est-il effectif ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous indiquez qu’en Allemagne, les placements sont deux fois moins fréquents qu’en France. Comment l’expliquez-vous ? Peut-on en tirer des enseignements – puisque comparaison n’est pas raison ?

Par ailleurs, une proposition de loi visant à supprimer les allocations familiales pour les parents d’enfants placés par décision du juge vient d’être déposée. Même si elle a l’apparence du bon sens, elle me semble dangereuse. En tant que professionnels du secteur social, quelle est votre position sur celle-ci ?

Mme Katiana Levavasseur (RN). Pensez-vous qu’il faille améliorer la formation des travailleurs sociaux ?

La majorité des anciens enfants placés que je rencontre m’indiquent qu’à leur sortie du foyer, ils ne connaissaient pas leurs droits. Je suis une personne de terrain, je souhaiterais me rendre dans un foyer d’accueil de jeunes mineurs sans la presse, mais l’accès à ces structures est refusé aux députés, alors qu’ils peuvent visiter les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sans difficulté, par exemple. Y verriez-vous un inconvénient ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je précise qu’en 2022, dans le cadre de l’examen du projet de loi Taquet, nous avions proposé, entre autres, la création d’un droit de visite des parlementaires dans ces structures d’accueil, sur le modèle de celui prévu pour les lieux de privation de liberté. Mais cette proposition avait été rejetée.

Actuellement, les parlementaires ne peuvent donc visiter les foyers de leur circonscription que s’ils obtiennent l’autorisation de l’exécutif départemental, qui n’est pas automatique.

Présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente de la commission d’enquête

M. Patrick Genevaux. La politique publique de la protection de l’enfance ne peut se résumer aux contrôles et aux inspections, même s’ils sont importants. Face aux dysfonctionnements du quotidien, qui, à la longue, deviennent des irritants, ou aux événements indésirables, nous promouvons les retours d’expérience entre les acteurs institutionnels de terrain. Actuellement, ceux-ci sont insuffisants, alors qu’ils permettent de comprendre les causes du problème et de renforcer les coopérations.

Les drames inacceptables que vous évoquez posent une autre question. Les portes des structures de protection de l’enfance ont toujours été grandes ouvertes à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), ou, pour ce qui concerne les aspects financiers, à la chambre régionale des comptes (CRC), car leurs contrôles sont légitimes.

Le sondage du Syndicat de la magistrature concernant le nombre de placements non exécutés pointe une vraie difficulté. Pour notre part, nous abordons le problème à partir d’un autre prisme : quel est notre potentiel d’accompagnement et qu’est-il raisonnable d’attendre de la protection de l’enfance ? Les enfants à protéger sont nombreux : il faut s’interroger sur la pertinence de certains placements, quand d’autres solutions d’accompagnement ou de mobilisation des familles et d’accès aux soins existent. Par exemple, quel sens a le primo‑placement d’un adolescent, s’il n’obtient pas son adhésion ? De même, le placement n’est jamais la solution face aux troubles mentaux.

Actuellement, une approche procédurale prédomine face au risque – nous parlons de « logique du parapluie ». Les institutions demandent des placements par crainte d’un accident, sans étudier le bien-fondé de leur demande du point de vue des politiques publiques de protection de l’enfance. Mon propos n’est pas pour autant de dire « circulez, il n’y a rien à voir ». Il subsiste des cas, inacceptables, d’enfants qui ne bénéficient pas de la protection de l’enfance alors qu’ils le devraient.

Quant à la question de la répartition des compétences pour la mise à l’abri, l’évaluation et l’accompagnement des MNA, elle fait débat parmi nos adhérents, dont les positions reflètent tout le spectre des possibles. Nous constatons que dans les autres pays européens, ce ne sont pas nécessairement les opérateurs de la protection de l’enfance qui les prennent en charge. Peut-être les exécutifs départementaux sont-ils plus légitimes que nous pour prendre position en la matière ? L’important est pour nous le respect des droits des personnes, notamment des conventions internationales des droits de l’enfant, quel que soit l’opérateur. Il faut également prendre en compte les spécificités des besoins de ces mineurs. Les traumatismes du parcours migratoire et le manque d’autonomie peuvent justifier une prise en charge particulière pour certains des jeunes qui arrivent en France à 16 ans, par exemple.

Mme Ève Robert. Précisons que les enjeux d’un tel débat sur la répartition des compétences ne sont pas budgétaires. En effet, les dépenses engagées par les départements pour évaluer la minorité des MNA et les mettre à l’abri pendant cette évaluation sont remboursées par l’État – même si la compensation est légèrement inférieure aux frais de mise à l’abri quand l’évaluation est trop lente. Le fond du débat est plutôt de savoir si les MNA doivent d’abord être considérés comme des migrants ou comme des mineurs – et donc bénéficier de la protection de l’enfance.

Il est vrai que les MNA représentent une part importante de l’augmentation du nombre de placements à l’ASE ces dernières années. Mais c’est une question distincte de celle de la mise à l’abri et de l’évaluation, puisqu’elle ne concerne que les jeunes reconnus mineurs à l’issue de l’examen de minorité, sachant que celui-ci fait souvent l’objet d’une série de recours.

Quant aux drames et aux dysfonctionnements que vous évoquez, ils s’expliquent notamment, selon moi, par la lenteur de l’évaluation des informations préoccupantes par les départements. Nous devrons y remédier durant les prochaines années.

Une partie du problème est l’inflation du nombre d’informations préoccupantes, avec des pics juste avant les vacances scolaires. Cette saisonnalité, bien connue des acteurs du secteur, interroge sur la compréhension du dispositif par les personnels de l’éducation nationale. Nous devrons travailler avec nos partenaires pour mieux cibler les alertes et étudier les solutions alternatives.

Dans certains cas, les familles ne sont même pas prévenues qu’elles font l’objet d’une information préoccupante. Nous pouvons pourtant travailler avec elles et résoudre leurs problèmes en mobilisant des solutions de droit commun : une place en crèche, un accompagnement périscolaire, un projet de réussite éducatif, un relais parental, un service d’accueil de jour ou un accompagnement social de la famille, par exemple. Ces démarches sont souvent beaucoup plus efficaces que la transmission d’une information préoccupante, qui contribuera à emboliser le système de la protection de l’enfance, notamment dans ses fonctions d’évaluation.

Effectivement, la formation des travailleurs sociaux est une question majeure, qui doit être examinée. Les formations initiales ne correspondent plus aux besoins du secteur.

Les instituts de formation rencontrent des difficultés croissantes pour attirer les étudiants, dont la qualité ne va pas forcément en s’améliorant. À leur arrivée en institut, ils ont souvent un projet professionnel très flou : quand on sait combien ces métiers sont exigeants, c’est dommage.

Les départements se sont beaucoup mobilisés ces dernières années pour proposer des accompagnements professionnels et des parcours de formation aux nouveaux arrivants dans les métiers du secteur social. Pourtant, la qualité de la formation initiale pose manifestement question. La responsabilité en incombe aux départements, mais aussi aux conseils régionaux, en tant qu’autorités de tutelle des organismes de formation dans le secteur sanitaire et social.

Enfin, il est très délicat d’évaluer le nombre de jeunes relevant de l’ASE alors qu’ils ne le devraient pas. Une telle évaluation devrait être menée au cas par cas et serait forcément subjective.

Mentionnons simplement que selon différentes études, environ un tiers des jeunes reconnus comme handicapés se trouvent dans les circuits de la protection de l’enfance. Dans certains cas, cette prise en charge est justifiée par des défaillances parentales lourdes ; dans d’autres, c’est justement l’absence de prise en charge médico-sociale adaptée qui a conduit à l’épuisement parental et au placement. Cela crée des situations extrêmement difficiles pour les familles, pour les enfants, qui ne bénéficient pas d’une prise en charge adaptée, et enfin pour les établissements de protection de l’enfance, qui se retrouvent à prendre en charge des enfants souffrant de troubles autistiques sévères, sans disposer des ressources, des plateaux techniques et des formations nécessaires. Au final, ce sont des intérimaires qui se relaient vingt‑quatre heures sur vingt-quatre auprès de ces jeunes. Nous en sommes collectivement coupables.

M. Axel Harkat. Madame Grangier, je ne pense pas qu’il faille opposer le financement de la prise en charge des MNA et celui des contrats jeunes majeurs. Des études montrent le bénéfice que tirent les MNA de leur accompagnement, qui n’est pas seulement financier. De même, le contrat jeune majeur donne lieu, en plus d’une allocation, à un accompagnement pour la formation et pour l’accès au logement social. Au-delà des départements, ces contrats engagent toute la société. La loi Taquet a donc été perçue par tous les professionnels du secteur comme une avancée.

Les études illustrent notamment la vulnérabilité des jeunes visés. Le travail de prévention est par exemple nécessaire face au risque de prostitution des mineurs ou des jeunes majeurs. Ces accompagnements ne sont donc pas envisagés sous le seul prisme budgétaire par les exécutifs départementaux. Ceux-ci doivent coopérer de manière intelligente avec des tiers – les bailleurs sociaux et privés pour le logement, ou encore les opérateurs de l’éducation, pour l’octroi de bourses et la poursuite d’études après 21 ans.

Un problème particulier, mal documenté, se pose en revanche pour les jeunes en situation de handicap qui sont placés. Une fois qu’ils ont atteint la majorité, même si certaines familles – et nous pouvons leur en être reconnaissants – continuent de les accueillir pour éviter les ruptures de prise en charge, il est souvent difficile de leur trouver des accueillants familiaux ou des places en foyer occupationnel. Nombre d’entre eux restent donc dans les structures de l’ASE entre 18 et 21 ans, et il est de plus en plus difficile de trouver des solutions pour la suite. Une réflexion devrait ainsi être menée sur « l’après 21 ans » de ces jeunes à double vulnérabilité.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous constatons un développement inquiétant de l’intérim dans le secteur de l’aide à l’enfance, qui tient notamment aux appels à projets lancés par les départements eux-mêmes.

C’est très grave. Nous connaissons les scandales auxquels l’intérim a donné lieu dans les Ehpad et dans les crèches : dans le secteur de la protection de l’enfance, déjà, des professionnels ont émis des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale sur ce point ; la presse s’est également fait l’écho de situations problématiques.

Dans de nombreux départements, les cahiers des charges fixent par exemple des tarifs journaliers pour les places en maison d’enfants à caractère social (Mecs) qui sont déraisonnablement bas, au point qu’aucune des associations ayant pignon sur rue ne peut les satisfaire. Il faut donc recourir massivement à l’intérim, avec des fiches de poste qui sont des plaisanteries. Des Mecs peuvent ainsi ouvrir sans aucun professionnel diplômé ! Ces conditions d’accueil ne sont pas acceptables, même si nous connaissons la pénurie de professionnels et la crise des finances des collectivités locales – nous sommes nombreux ici à tenter d’amender les textes budgétaires sur ce point. J’imagine que vous échangez avec vos collègues chargés de la rédaction des appels à projets. La tendance actuelle doit absolument être enrayée, sinon, nous courrons à la catastrophe.

Je rappelle qu’il s’agit de l’accueil d’enfants vulnérables, souffrant de traumatismes, qu’il est déjà difficile de sécuriser. Ne laissons pas des boîtes à fric faire de l’argent sur leur dos. Évidemment, la question de l’intérim à but non lucratif est toute autre. Celui-ci s’est développé dans le secteur associatif faute de revalorisation des salaires – un autre sujet majeur.

M. Patrick Genevaux. Pour l’Andass, le secteur privé lucratif n’a pas sa place dans la protection de l’enfance. Or quand il faut accueillir en catastrophe des enfants souffrant de troubles lourds du comportement, seul le privé lucratif propose des solutions. Nous devons réfléchir sur les causes de cette situation inadmissible ; il faudrait mieux anticiper.

Quant au moindre taux de placement en Allemagne, il s’explique probablement par la culture locale du travail avec les familles et par des méthodes de réduction des risques pour les adolescents plus efficaces dans ce pays. Au sein même du territoire français, les taux de placement sont très disparates. Nous plaidons pour un renforcement de nos connaissances scientifiques à ce sujet.

J’en viens au projet de supprimer automatiquement les prestations familiales pour les parents des enfants placés. Le droit en vigueur permet déjà au juge de priver les familles de ces prestations pour les reverser au département, s’il l’estime opportun, en fonction de la durée du placement et de la présence d’un projet de retour. Ce n’est pas plus mal ainsi. Mon seul regret est que le juge ne puisse pas fractionner ces prestations pour les répartir entre les familles et le département et que sa décision emporte des conséquences pour le calcul du montant d’autres prestations familiales ou du RSA.

Mme Ève Robert. Effectivement, nous notons un essor des éducateurs spécialisés intérimaires, alors que ce statut est contradictoire : le travail éducatif doit être mené sur le long terme, alors que l’intérimaire, par définition, n’est que de passage. Cette question doit être distinguée de celle de la place du secteur privé lucratif, puisque l’intérim concerne toutes les structures – y compris des établissements publics et parfois même des circonscriptions d’ASE, au niveau départemental.

Nous exerçons d’autant plus strictement notre rôle d’autorité de contrôle de la tarification des établissements que l’intérim est problématique et coûteux. Nous essayons de le réguler au maximum, mais il est difficile de l’exclure totalement, car nous devons assurer la continuité de la prise en charge des enfants par des professionnels diplômés.

Nous sommes préoccupés par le développement de Mecs animés exclusivement par des travailleurs sociaux intérimaires, mais, on l’a vu, l’intérim n’est pas circonscrit à ces structures.

M. Axel Harkat. Des intérimaires sont souvent recrutés pour éviter que les placements judiciaires restent en attente d’exécution, car personne ne se satisfait de ces situations. Nous touchons là au vaste chantier pour garantir l’attractivité et le sens des métiers de la protection de l’enfance. Nous devons être particulièrement exigeants envers les professionnels qui s’engagent dans cette voie.

La séance s’achève à dix-huit heures cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Frédéric Boccaletti, M. Arnaud Bonnet, M. Olivier Fayssat, M. Denis Fégné, Mme Géraldine Grangier, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marine Hamelet, Mme Katiana Levavasseur, Mme Marie Mesmeur, Mme Laure Miller, Mme Julie Ozenne, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago

Excusée. - Mme Anne-Laure Blin