Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition des auteurs de l’enquête « Toxique » : M. Sébastien PHILIPPE, chercheur et enseignant à l'Université de Princeton (États-Unis) et M. Tomas STATIUS, journaliste d’investigation 3
Mardi
21 janvier 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 2
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mardi 21 janvier 2025
La séance est ouverte à 16 heures 35.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour la première audition de cette commission d’enquête consacrée aux conséquences des essais nucléaires pratiqués en Polynésie française de 1966 à 1996.
J’insiste sur le fait que la présente commission d’enquête n’est pas la continuation de la précédente, qui a vu ses travaux interrompus par la dissolution, mais bel et bien une nouvelle commission. D’ailleurs, seuls onze membres de l’actuelle commission faisaient partie de la précédente, raison pour laquelle il nous a paru utile, à Mme la rapporteure et moi-même, d’auditionner de nouveau plusieurs acteurs que nous avions déjà eu l’occasion d’entendre au mois de mai dernier. Les comptes rendus des précédentes auditions vous seront envoyés par le secrétariat afin que vous sachiez ce qui a déjà pu se dire. Ils seront annexés au rapport que Mme la rapporteure rédigera afin que le plus grand nombre d’informations soient ainsi à la disposition de tous.
M. Sébastien Philippe et M. Tomas Statius ont été auditionnés le 28 mai 2024 et c’est avec un grand plaisir que nous allons de nouveau les écouter. Nous les recevons en leur qualité d’auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, fruit d’une collaboration entre Disclose, un site internet d’investigations, Interprt, un collectif d’architectes ayant conçu la plateforme interactive du projet en partenariat avec SGS (le programme sur la science et la sécurité mondiale créé par l’université américaine de Princeton en 1974). Le retentissement de ce livre lors de sa parution a relancé le débat sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française.
Monsieur Sébastien Philippe, vous êtes enseignant-chercheur à l’université de Princeton, membre du programme de recherche SGS et également chercheur associé au programme Nuclear Knowledges du Centre des relations internationales (Ceri) de Sciences Po Paris.
Monsieur Tomas Statius, vous êtes journaliste d’investigation. Vous avez travaillé pour plusieurs médias – Disclose, Le Monde, Le Nouvel Obs – sur divers sujets comme la situation des migrants à Calais et, dans un autre genre, sur un cold case qui a donné lieu à votre premier livre, Les morts de la Deûle.
De morts, malheureusement, il en est question dans ce livre, Toxique, publié en mars 2021, résultat de deux ans de travail sur les conséquences des essais nucléaires français dans le Pacifique. À partir de données scientifiques, historiques et de nombreux témoignages recueillis sur place, vous démontrez notamment que, pendant la période des essais atmosphériques, plus de 90 % de la population polynésienne a probablement été exposée à des seuils de radiation supérieurs à ceux fixés pour prétendre à une indemnisation. Vous procédez également à une analyse particulièrement précise du tir Centaure effectué le 17 juillet 1974 à Moruroa, qui a été particulièrement dévastateur.
L’impact de votre livre a été très important, tant en France – en Polynésie en premier lieu mais aussi en métropole – qu’à l’étranger, à tel point que le Président de la République a reconnu, lors d’une visite à Papeete le 28 juillet 2021, que la nation avait « une dette envers la Polynésie française ».
Vos résultats ont également suscité une certaine polémique, puisqu’ils ont été décriés par le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) dans une étude de 2022, dont vous estimez en retour qu’elle est une « somme d’approximations et de contrevérités censées discréditer les révélations de Toxique ».
Nous souhaitons donc vous entendre sur tous ces points, sachant que Mme la rapporteure vous a envoyé, en amont de cette réunion, plusieurs questions, auxquelles vous aurez certainement à cœur de répondre.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Sébastien Philippe et M. Tomas Statius prêtent successivement serment.)
M. Tomas Statius, coauteur du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie. En mai dernier, Sébastien Philippe et moi-même sommes venus vous présenter les résultats de notre enquête Toxique portant sur trente ans d’essais nucléaires en Polynésie française. C’est la deuxième fois que la Représentation nationale nous fait l’honneur de nous entendre. J’espère que, cette fois, la commission d’enquête pourra aller à son terme et éclaircir les zones d’ombre de cette histoire encore trop méconnue.
Je rappelle que Toxique est une aventure collective. D’autres que nous ont participé à ce projet, comme le rédacteur en chef de Disclose, média d’investigation en ligne au sein duquel est née l’idée de cette enquête, mais aussi l’équipe d’Interprt avec Nabil Ahmed, dont le travail en science criminalistique a été un des moteurs et même un fil directeur de ce travail.
L’idée était de faire dire à des documents déclassifiés en 2013 sur les essais nucléaires en Polynésie, plus particulièrement sur les essais atmosphériques pratiqués entre 1966 et 1974, des choses qui n’ont jamais été dites ou que l’on n’a jamais voulu leur faire dire. Pour ce faire, Toxique s’est appuyé sur le travail mené pendant de longues années par la société civile polynésienne et par les associations de vétérans ayant vécu au plus près ces essais nucléaires, tant dans l’armée que dans sa composante civile. Ces personnes ont permis de faire vivre ce sujet, qu’on voulait cacher à tout prix, bien avant que Toxique ne soit publié. Notre travail n’existerait pas sans le leur.
Une partie de la commission connaît déjà nos conclusions. Les travaux de Sébastien Philippe, publiés dans un article scientifique aux États-Unis, concluent à une sous-estimation allant jusqu’à un facteur dix de l’exposition des populations civiles polynésiennes lors des six essais les plus contaminants.
Avec Toxique, nous avons voulu raconter le choc technologique, social, environnemental et sanitaire provoqué par le développement d’une arme dont la puissance dépassait tout ce qui était connu, face à une population civile et à des militaires qui, il faut le dire, n’avaient pas vraiment leur mot à dire. C’est pour cela que le livre a eu un tel impact et que l’histoire du nucléaire reste si vivace en Polynésie française. Le pays tel qu’il est structuré, l’enchevêtrement de ses rues, l’agencement des bâtiments, le tracé de ses routes, le maillage entre les poussières d’îles étendues sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, beaucoup de ces choses datent de la période des essais nucléaires. À Papeete, Mangareva, Hao, Tureia ou Mooera, les essais restent une histoire intime, et j’en dirais de même pour les travailleurs hexagonaux – militaires et ingénieurs – qui ont travaillé au CEP, le centre d’expérimentation du Pacifique.
Raconter ce choc, c’est raconter comment l’État a traité la Polynésie comme un territoire vide, entièrement destiné à son dessein atomique, comment il a parfois négligé les risques, comment en d’autres occasions, il n’a pas jugé nécessaire d’appliquer à tous les précautions qu’il n’appliquait qu’à certains, comment les uns disposaient d’un abri et les autres non, comment certains disposaient de protection et d’un suivi radiologique et d’autres non, comment l’État a façonné le territoire à sa guise en élargissant les passes des atolls et en bousculant la géographie. C’est aussi cela, le choc des essais nucléaires ! Tous ces éléments forment le quotidien de nombre de citoyens français et leur rappellent ces longues années de mensonges.
Oui, l’État a menti, longtemps et avec obstination. Toxique rappelle les interviews de gradés de l’armée où l’on jurait que tout était sous contrôle, que rien ne permettait de dire que les populations étaient en danger alors que, dans le secret d’un laboratoire ou d’une salle de réunion, on alertait sur la contamination, on observait sa dissémination à petit feu dans toute la population et on mesurait les niveaux de radioactivité dans des citernes d’eau de pluie consommée par les habitants, sans rien faire et sans rien dire. Toxique raconte également comment on demandait aux militaires de brosser les contours des atolls atomiques à coups de balai pour faire descendre la radioactivité tout en maintenant la cadence des tirs, comment on demandait aux aviateurs de passer dans les nuages pour prélever des poussières nécessaires à une meilleure compréhension de la bombe, comment les appelés du contingent devaient, sans protection, lustrer les ponts des bateaux, comment enfin les amiraux félicitaient leurs équipages d’être passés dans une zone où la radioactivité était plus importante que prévu, comme s’il s’était agi d’un galon que l’on porte au revers de sa veste.
Mais Toxique n’est pas uniquement un essai d’histoire. Notre livre raconte aussi l’actualité, la façon dont on empêche toujours la possibilité d’une expertise indépendante sur ce qu’il s’est passé il y a près soixante ans. Cela est d’autant plus insupportable quand il s’agit d’estimer à quel point les habitants de Polynésie française et les militaires ont été contaminés par les essais. En janvier 2010, avec la loi Morin, le législateur a prévu de reconnaître et d’indemniser le préjudice subi par les témoins, bien malgré eux, de ces essais et par tous ceux qui ont travaillé à leur exécution. Un budget a été provisionné et, malgré tout, près de 98 % des demandes ont été rejetées au cours des premières années. De nombreuses demandes le sont encore sans que le Civen (comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) produise les éléments de preuve qui permettraient aux requérants de contester son analyse. Aujourd’hui encore, c’est le CEA qui livre les expertises permettant de dire qui est une victime et qui ne l’est pas, à partir de documents – et c’est là toute l’ironie de l’histoire – qu’il est bien souvent le seul à pouvoir consulter.
Enfin, j’aimerais souligner le rôle joué par les personnes qui nous ont précédés, permettant de faire naître ce sujet dans le débat public : l’association 193, l’association Moruroa e tatou, John Doom, Roland Oldham, Bruno Barillot et Patrice Bouveret, les membres de l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires), en particulier Jean-Luc Sans, et les avocats ici et là-bas, Cécile Labrunie, Philippe Neuffer, Jean-Paul Teissonnière et François Lafforgue.
M. Sébastien Philippe, coauteur du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie. À mon tour, je tiens tout d’abord à vous remercier pour la reprise de ce dossier après l’interruption de la précédente commission en juin dernier.
C’est pour moi un honneur de m’exprimer à nouveau devant vous et de répondre à vos questions aux côtés de mon collègue Tomas Statius. Cela fait bientôt quatre ans que notre livre Toxique a été publié aux Presses universitaires de France. Comme cela a déjà été dit, cette enquête sur les conséquences des essais nucléaires français en Polynésie est le fruit d’un partenariat inédit entre le média d’investigation Disclose, l’agence de recherche Interprt et le programme SGS de l’université de Princeton, dont je suis membre. Ensemble, nous avons démontré méthodiquement, à l’aide de documents, de témoignages et de calculs, comment certaines autorités françaises ont caché, parfois menti et souvent minimisé l’exposition et la contamination des populations civiles et militaires à la suite des essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1996 en Polynésie française.
Toxique est une enquête pluridisciplinaire innovante qui combine recherche scientifique, sciences humaines et journalisme d’investigation. Elle couvre plus d’un demi-siècle, incluant trente ans d’expérimentations nucléaires en Polynésie française, des décennies d’engagement associatif ayant abouti à l’adoption de la loi Morin de 2010, ainsi que dix ans d’application de cette loi dont nous révélons les coulisses et souvent les limites. Notre fil conducteur a été l’étude d’une archive inédite de 2 000 pages de documents militaires, déclassifiée en 2013, et qui avait jusque-là été très peu exploitée, faute d’avoir été rendue accessible au plus grand nombre avant la publication de nos travaux. Ces documents, je les ai découverts en 2019 grâce à Interprt et à Disclose, alors que j’étais post-doctorant à l’université de Harvard. Après une première lecture, j’ai immédiatement compris leur valeur historique et surtout scientifique.
Ingénieur de formation et Docteur de l’université de Princeton, je vis avec les armes nucléaires depuis ma naissance, à Brest, d’un père sous-marinier qui patrouillait alors sur des SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) transportant les armes nucléaires françaises. Après mon diplôme d’ingénieur, j’ai eu la possibilité de rejoindre la direction générale de l’armement (DGA) en tant qu’expert technique en sûreté nucléaire des systèmes d’armes de dissuasion. À la DGA, j’ai étudié et contribué à garantir la sûreté nucléaire des missiles balistiques M51, pierre angulaire de la dissuasion française. C’est un travail dont je suis encore très fier. C’est l’attrait pour la recherche universitaire qui m’a conduit aux États-Unis, où j’ai réalisé ma thèse à l’intersection de la physique appliquée, des sciences et techniques nucléaires et de la cryptographie, dans l’une des universités les plus prestigieuses au monde.
Du fait de mon expérience professionnelle, j’ai été formé à la sûreté nucléaire, à la radioprotection ainsi qu’à la simulation et à la manipulation des sources de rayonnement ionisant en France et aux États-Unis. Cette connaissance intime du nucléaire, y compris militaire, je l’ai mise au service de ce projet avec toute la rigueur et le sérieux qu’il mérite. Pendant deux ans, j’ai lu, analysé et extrait les données des documents déclassifiés. À l’aide de logiciels de pointe, j’ai reconstruit les trajectoires des retombées radioactives de plusieurs essais, notamment Aldébaran, le tout premier essai qui a touché l’archipel des îles Gambier en 1966, mais aussi Centaure, dont les retombées ont atteint Tahiti en juillet 1974.
Un de mes objectifs principaux était de comprendre sur quelles bases scientifiques et avec quelles données le Civen, créé par la loi Morin de 2010, décide qui peut ou ne peut pas prétendre au statut de victime et obtenir ensuite une indemnisation. Ce que nous avons découvert a été un véritable choc. Depuis 2010, les décisions du Civen s’appuient sur des reconstructions de doses produites par le CEA. Or ces estimations, calculées en 2006, donc avant la loi Morin, n’ont jamais été validées de manière indépendante, et encore moins par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), contrairement à ce que le Civen a affirmé dans des lettres de rejet.
Nous avons donc décidé de vérifier ces données. Nous avons analysé sept rapports du CEA couvrant les conséquences de six essais nucléaires atmosphériques et croisé leurs chiffres avec les données issues des documents déclassifiés en 2013. Ce travail minutieux a révélé plusieurs erreurs, omissions et approximations. Nos conclusions, publiées dans une revue scientifique à comité de lecture, sont sans appel : les doses ont été sous-évaluées pour ces essais d’un facteur de 2 à 10. En tout, plus de 110 000 personnes, soit 90 % de la population polynésienne à l’époque des essais atmosphériques, ont potentiellement reçu une dose de radiation supérieure au seuil actuel d’indemnisation et de limite d’exposition du public, soit 1 millisievert (mSv).
Cette réévaluation est le fruit d’un travail de validation fondamental, un principe de base dans toute démarche scientifique que le Civen, malgré la présence d’experts en sein, n’a jamais entrepris. Ce travail aurait pu et dû être mené il y a plus de dix ans. La loi Morin instaure une présomption de causalité en faveur des victimes et, pour la renverser, le Civen doit démontrer que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. Sans cette preuve, la demande d’indemnisation devrait être acceptée. Or, les doses calculées par le CEA qui sont celles ensuite utilisées par le Civen, qualifiées par certains de maximalistes ou d’enveloppe, ne garantissent absolument pas cette limite de manière viable. Ainsi, pour l’essai Centaure de 1974, qui a touché un grand nombre de personnes, les doses calculées se situent autour de 1 mSv mais les incertitudes associées à ces estimations, en grande partie irréductibles, ne permettent pas de prouver que les individus n’auraient pas été exposés à des doses supérieures.
Cette vérité scientifique, je la défends depuis quatre ans. Elle a été confirmée par l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) qui, lors d’une audition devant la précédente commission d’enquête le 23 mai dernier, a déclaré que les résultats obtenus par chacune des trois études – la leur, celle du CEA et la mienne – montraient que les doses reçues par le public étaient de l’ordre de 1 mSv. On n’est pas capable de distinguer entre les personnes qui ont reçu des doses au-dessus ou en dessous de ce niveau. À notre sens, cette impossibilité devrait avoir des conséquences concrètes pour permettre une reconnaissance élargie du statut de victime au sens de la loi Morin. Pourtant, le Civen refuse toujours d’en tenir compte dans ses décisions.
Je vous adresse ces mots avec l’espoir sincère que, cette fois, vos travaux aboutiront pleinement grâce à l’engagement de tous les services de l’État. Il est crucial que chacun contribue avec sérieux et honnêteté à cet effort. Nous ne parlons pas ici uniquement de chiffres, de rapports ou de données techniques : nous parlons de vies humaines, de familles qui, depuis des décennies, portent en silence les conséquences des essais nucléaires, cherchant des réponses, une reconnaissance et une justice qui leur sont refusées depuis trop longtemps. Leur souffrance n’est pas une abstraction, elle est bien réelle. Elle est décrite dans notre livre et elle exige que nous agissions avec humanité, avec respect et avec courage. Nous avons le devoir moral et collectif de faire mieux.
M. le président Didier Le Gac. Je veux vous rassurer quant à notre volonté d’aller cette fois jusqu’au bout de la commission d’enquête. Étant à l’abri de toute nouvelle dissolution, nous avons arrêté un calendrier de travail et Mme la rapporteure a prévu de publier son rapport aux alentours du 10 juin prochain.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na – bonjour à tous. Dans votre ouvrage, vous parlez d’une somme importante d’informations encore détenues par l’État et par l’armée mais qui font défaut aux chercheurs souhaitant évaluer les doses reçues par la population. Pouvez-vous rappeler les types d’informations qui manquent encore et qui permettraient ainsi de ne plus faire de supposition mais d’apporter de véritables réponses, en se fondant sur de vraies données ?
Lors de la dernière campagne atmosphérique, neuf tirs ont été effectués entre les mois de juin et de septembre 1974, dont le tir Centaure du 17 juillet. Savez-vous dans quel contexte s’est passée cette dernière campagne atmosphérique, avec la pression internationale qui existait à l’époque ? Peut-on parler alors d’une « frénésie d’expérimentations » avant qu’on soit passé aux essais souterrains ?
Ensuite, on parle beaucoup de la contamination de l’archipel de la Société, qui est le plus peuplé, dans les quarante-huit heures qui ont suivi le tir Centaure. Qu’en est-il des îles Tuamotu, situées entre l’archipel et les sites d’opération ? Je pense notamment à l’atoll d’Anaa : au mois d’août 1974, en l’espace de sept jours, quatre enfants entre 1 et 3 ans y sont décédés. D’après les témoignages que j’ai reçus, un médecin militaire a souhaité autopsier le corps d’une fillette décédée, évoquant les retombées radioactives sur l’atoll. Ni la famille, ni la population n’ont revu ce médecin militaire, alors que beaucoup d’autres sont repassés dans l’île. Récemment, une dame habitant Anaa a vu sa demande d’indemnisation rejetée par le Civen.
M. Sébastien Philippe. J’ai préparé quelques diapositives, que je vous communiquerai. Je peux ainsi vous montrer la trajectoire du nuage du tir Centaure. Nous nous sommes appuyés sur cette archive inédite de 2013 à laquelle je faisais référence tout à l’heure, qui contient beaucoup de cartes et de relevés de mesures de la radioactivité dans l’environnement après les essais atmosphériques, que ce soit à Moruroa ou à Fangataufa, qu’ils concernent les lieux de l’expérimentation ou les atolls qui ont été touchés par les retombées. Ces données, qui sont au cœur de notre travail, sont disponibles pour certains tirs mais pas pour tous.
À partir de ces données sources, nous avons modélisé les retombées et réévalué les doses et les calculs du CEA. Nous avons vérifié toutes les données une par une dans tous les rapports qui ont été rédigés car ils sont au cœur du processus d’indemnisation. Nous avons trouvé des erreurs, des omissions, des incohérences qui ont eu une conséquence directe sur les estimations de doses faites par le CEA. Les erreurs concernent la consommation potentielle d’eau de pluie, qui est prise en compte pour certains essais mais pas pour d’autres. Parfois, des mesures plus fortes constatées à certains endroits d’une île n’ont pas été prises en compte. Nombre d’hypothèses dans les travaux du CEA sont plus restrictives que les hypothèses classiques retenues dans la littérature scientifique – je pense notamment aux travaux de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Nous avons donc corrigé toutes ces données pour prendre en compte les erreurs constatées.
S’agissant du tir Centaure, 1974 fut la dernière année des essais atmosphériques en Polynésie, le nouveau président élu, Valéry Giscard d’Estaing, ayant fait la promesse de passer aux essais souterrains à partir de 1975 – de tels essais avaient déjà été menés en Algérie. En 1966, quand les essais ont repris en Polynésie, il a été décidé de recourir aux essais atmosphériques pendant huit ans. En 1974, un calendrier de huit derniers tirs a donc été établi : considéré comme extrêmement tendu, il a, selon un des documents auxquels nous avons eu accès, véritablement poussé la sécurité radiologique dans ses dernières limites. Il faut savoir qu’à chaque fois que l’on fait exploser une arme nucléaire, on libère dans l’atmosphère des éléments radioactifs qui sont ensuite dispersés par les vents. Chaque tir fait donc l’objet de calculs de prédiction du ou des lieux où auront lieu ces retombées. Dans le cas de Centaure, on avait estimé qu’elles iraient vers le nord, notamment au-dessus de l’atoll de Tureia. Mais les vents ont tourné et, surtout, le champignon radioactif n’a pas atteint l’altitude nominale. Cela s’était déjà produit en 1971 : ce n’était donc pas une situation nouvelle. Or, à l’altitude qui a finalement été atteinte, les vents n’ont plus poussé le champignon vers le nord mais vers le nord-ouest. Et c’est bien le problème cette fois, puisque c’est dans cette direction que l’on trouve l’île de Tahiti, les îles Sous-le-Vent et d’autres îles à l’ouest de Tahiti.
Nous avons reconstitué la trajectoire du nuage radioactif qui est passé au-dessus de certaines îles de l’archipel des Tuamotu en l’espace de deux jours. Je ne sais pas si Anaa a été concernée car je n’ai pas regardé en détail, mais nous pourrons faire. En tout cas, ce nuage passe directement sur Tahiti mais aussi sur les îles Sous-le-Vent. Pour ces dernières, cela figure explicitement dans des documents que nous avons trouvés. Ces retombées n’ont jamais été prises en compte dans les calculs réalisés par le CEA, lesquels sont pourtant, à notre connaissance, encore utilisés par le Civen.
Beaucoup d’informations de ce type peuvent encore être disponibles, mais nous n’en sommes pas sûrs puisque nous n’avons jamais eu accès à l’ensemble des rapports des deux organismes qui ont procédé à toutes les mesures en Polynésie.
M. Tomas Statius. Vous avez parlé de frénésie de tirs en 1974, madame la rapporteure ; il se trouve que les documents d’époque disent presque la même chose que vous. Comme l’a indiqué Sébastien, il y est écrit que la cadence des tirs a mis la sécurité radiologique dans un état très limite. Si je ne me trompe pas, vous pouvez retrouver le document en question sur le site des Moruroa Files, dans le compte-rendu de la campagne des tirs effectués en 1974.
L’un des facteurs aggravants lors du tir Centaure réside dans le fait qu’aucune alerte n’a été envoyée à la population locale : nous avons épluché de nombreuses coupures de presse de l’époque, notamment de La Dépêche de Tahiti, mais nous n’avons trouvé aucune trace d’avertissement.
M. Sébastien Philippe. Une dernière précision : Tahiti n’a pas été seulement atteinte directement par l’essai Centaure : elle l’avait également été par l’essai Sirius en 1966. J’ai depuis longtemps essayé de récupérer le rapport sur ce dernier, qui a dû désormais être déclassifié mais auquel je n’ai malheureusement pas encore pu accéder alors qu’il nous permettrait de nous documenter sur les effets de cet essai sur l’île de Tahiti.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez donc eu des informations sur certains tirs atmosphériques ; pouvez-vous nous dire pour combien de tirs de ce type les données n’ont pas encore été déclassifiées ?
Ma deuxième question porte sur le choix des sites.
L’isolement géographique est cité par le ministère de la défense comme ayant été un des critères de choix de la Polynésie au moment où la France allait procéder à des essais d’armes dont la puissance se mesurait alors en mégatonnes – c’est-à-dire des armes d’une puissance de plusieurs centaines de fois supérieure à celle des bombes larguées par les Américains sur le Japon. On était alors parfaitement conscient en France des risques de tels tirs puisqu’on bénéficiait de l’expérience des Britanniques et des Américains sur ces sujets.
Dans un rapport de 2001 de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), il est indiqué qu’« amenée à quitter le site saharien et s’appuyant sur l’expérience des trois autres, [la France] a tout naturellement choisi un site insulaire isolé qui est apparu particulièrement adapté. »
J’ai fait des recherches sur la densité de population à l’époque en Polynésie. En 1960, elle était de 86 habitants au kilomètre carré dans l’Hexagone, de 57,5 en Europe, de 4,7 en Algérie et de 0,02 en Polynésie française. Pensez-vous que ce critère a pesé dans le choix des sites ? Si oui, a-t-il été déterminant ?
M. Tomas Statius. Je laisserai Sébastien répondre plus précisément à votre première question, mais les reconstitutions de doses qu’il a effectuées ne découlent pas d’un choix éditorial de notre part. Nous avons fait ce que nous avons pu avec les données dont nous disposions. Lorsque nous n’avons pas effectué de reconstitutions, c’est parce qu’il nous manquait des données.
L’isolement géographique a évidemment été un facteur déterminant et cela transparaît dans les documents que nous avons obtenus. On considérait effectivement la Polynésie comme étant un territoire vide. J’ajoute qu’il y a eu par ailleurs une forme de suivisme de la part de la France puisque les Britanniques avaient déjà réalisé des essais nucléaires dans la même région, de même que les Américains dans les îles Marshall. Le choix effectué était donc une manière de poursuivre ce qui avait été fait précédemment.
M. Sébastien Philippe. Je peux partager avec vous la liste des documents archivés qui ont été déclassifiés en 2013.
Quant aux rapports sur certains essais auxquels nous n’avons pas accès, ils devraient normalement tous être déclassifiés puisque cinquante années se sont écoulées depuis 1974. Sont-ils disponibles ? Où sont-ils conservés ? Je ne le sais pas. Il serait très important d’indiquer où ils se trouvent et de les rendre publics, c’est-à-dire de les numériser pour les rendre accessibles aux chercheurs et au plus grand nombre. Cela pourrait être l’une des recommandations de votre commission.
L’isolement géographique a bien sûr joué un rôle. Mais j’ai du mal à concevoir la Polynésie française comme une espace vide car elle compte 118 îles et atolls sur lesquels vivent des gens. La densité de population n’est pas toujours faible, le chiffre que vous avez cité Mme la rapporteure n’étant qu’une moyenne ; elle est simplement répartie différemment. Il y a de vastes espaces maritimes, mais il peut y avoir beaucoup de gens sur des surfaces très réduites.
Une grande différence avec des endroits où d’autres pays ont procédé à des essais nucléaires réside dans le fait qu’en Polynésie française une grande partie de la population était alors dépendante de l’eau de pluie ou de ruissellement pour boire et donc pour vivre. On connaissait déjà à l’époque les effets radiologiques des essais. On savait qu’en tombant la pluie allait laver la radioactivité dans l’air et que les populations finiraient par boire cette eau, contaminée par définition.
Ces questions n’avaient donc pas toujours été pleinement prises en compte. On avait certes prévu d’avoir le moins possible de gens concernés par les effets des essais, mais on savait qu’ils toucheraient les populations locales. C’était très clair dès le début.
M. Tomas Statius. Les documents déclassifiés montrent qu’on était conscient du risque lié aux essais nucléaires pour la population civile.
C’est dit très précisément dans le compte rendu d’une réunion de 1965 disponible sur le site Moruroa Files (site créé au milieu des années 2000). Nous vous enverrons le document en question, qui relate une discussion entre gradés responsables des différents organismes participant aux essais. Étaient notamment représentés le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le service mixte de contrôle biologique (SMCB) – c’est-à-dire ceux qui étaient chargés de protéger techniquement les gens des effets radiologiques et ceux dont la mission consistait à vérifier la contamination du vivant. On était bien conscient des effets puisque l’un des participants – un colonel me semble-t-il – parle alors des risques de retombées radioactives sur les îles et des « points chauds » dus aux précipitations. C’est précisément ce qui s’est passé lors de toute une série d’essais, dont les conséquences sont détaillées par Sébastien dans son article et dans notre livre. Plus loin, le même intervenant parle de la contamination interne, c’est-à-dire celle résultant de l’ingestion de denrées contaminées par des poussières radioactives.
Compte tenu de l’expérience des autres puissances qui avaient déjà expérimenté l’arme nucléaire et des rapports internes à l’armée, on peut dire de façon assez certaine qu’on connaissait déjà les effets de la radioactivité. Ces connaissances n’étaient peut-être pas aussi fines qu’actuellement, mais elles existaient.
Nous connaissons ce rapport parce qu’il a été publié mais, autant que je sache, il n’a pas été formellement déclassifié. Il fait partie d’un ensemble de documents un peu plus descriptifs que ceux que l’on a exploités, qui figurent dans les archives déclassifiées ou qui ne l’ont pas été. Encore une fois, la déclassification réalisée à la suite de la parution de Toxique ne résulte pas d’une procédure automatique. Les documents font l’objet d’un examen préalable de la part des autorités (militaires notamment) afin de vérifier s’ils contiennent des informations susceptibles de favoriser la prolifération nucléaire. Je pense que je ne me trompe pas, Sébastien, en disant que beaucoup d’éléments qui figurent dans les documents que tu utilises peuvent être considérés comme des informations pouvant alimenter la prolifération.
M. Sébastien Philippe. Non, je ne le pense pas.
Les documents déclassifiés en 2013 l’ont été, pour la plupart, de manière partielle. Les informations en question ont été supprimées. Mais ceux qui restent à déclassifier sont fondamentaux pour comprendre les effets des essais sur l’environnement et sur les populations locales. Or ces documents existent ! Il faut les déclassifier, éventuellement de manière partielle, car leur importance est évidente dans la mesure où il s’agit des seules traces historiques des mesures effectuées à l’époque.
Même si l’on ne pourra jamais refaire ces mesures et qu’on ne peut parfois pas vérifier les incertitudes qui y sont associées – par exemple en raison de la moindre qualité des instruments de l’époque –, ces informations sont disponibles en grandes quantités et leur utilité est cruciale. Dans la mesure du possible, il faut aller au bout du processus de déclassification pour tous les essais.
Cela étant dit, je ne pense pas que cela changerait nos conclusions actuelles : il est avéré que plus de 90 % de la population ont été affectés par les essais et ont pu recevoir des doses supérieures au seuil d’indemnisation.
J’ai procédé à des reconstitutions des effets d’autres essais – dont notamment Phoebe, tiré le 8 août 1971 – en m’appuyant sur des études de l’Inserm, et j’ai ainsi pu montrer que 5 000 autres personnes auraient pu recevoir des doses supérieures à 1 mSv par an. Cela porte à 95 % la part de la population qui a pu être exposée à des doses allant au-delà de ce seuil pendant la période au cours de laquelle on a tiré des essais atmosphériques. On ne dispose pas de données claires et établies pour les 5 % restants. Il faudrait sans doute y travailler mais lorsqu’on arrive déjà à 95 %, on peut se douter qu’aucun endroit en Polynésie française n’a finalement été épargné par les retombées directes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le risque était connu. Peut-on dire pour autant qu’on a fait prendre ce risque à toute la population présente dans la zone lors du choix du site ?
M. Sébastien Philippe. On a fait prendre ce risque majoritairement à la population de la Polynésie française, à un moment où les autres puissances nucléaires ont décidé d’arrêter les essais atmosphériques. La France a mené ses derniers essais de ce type après le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, signé notamment par l’Union soviétique, les États-Unis et la Grande-Bretagne en août 1963.
Était-il nécessaire de reprendre ce type d’essais ? C’est une grande question historique. Je pense que la plupart auraient pu être souterrains, comme cela a été ensuite le cas de 1975 à 1996 – même si je ne dispose pas des connaissances techniques permettant de savoir si cela aurait été possible pour les tirs les plus puissants.
En tout cas, dès cette époque, il est clair que les populations locales vont être touchées – et c’est d’ailleurs aussi l’avis de l’opinion publique internationale.
Dans les documents déclassifiés, on trouve également les mesures effectuées dans le réseau des ambassades françaises dans le monde. Cela nous permet de savoir quels ont été les effets plus larges des essais mais aussi de vérifier la qualité de nos calculs et des prédictions puisque le nuage radioactif est allé bien au-delà du territoire de la seule Polynésie.
Comme l’indique la vidéo que je vous montre, lors de l’essai Aldébaran du 2 juillet 1966 le nuage s’est dispersé dans l’hémisphère sud en l’espace de quelques semaines. On dispose de telles mesures pour chaque essai, sachant que la connaissance des phénomènes de dispersion de la radioactivité dans l’air à la suite des explosions était déjà très précise à l’époque.
M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux questions des autres députés.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Qu’est-ce qui motive que des documents soient classifiés ou déclassifiés ? Y a-t-il des critères ? Notre commission pourrait-elle faire des propositions de déclassification ?
Avez-vous retrouvé dans les archives la trace d’alertes envoyées à la population ? Étaient-elles suffisantes ?
Vous avez mentionné la densité de population. La surface maritime a-t-elle été prise en compte pour calculer cette densité ou bien s’est-on référé aux seules terres émergées ?
Le fait d’avoir précédemment réalisé des essais souterrains en Algérie a-t-il eu des conséquences sur les essais atmosphériques en Polynésie ?
Enfin, avez-vous eu accès à des enquêtes épidémiologiques ?
M. Tomas Statius. Je vais décrire la manière dont certains documents ont été déclassifiés, ce qui vous donnera une meilleure idée des différents jalons à observer.
Nous avons connaissance de ces documents car, au début des années 2000, une plainte contre X a été déposée par plusieurs associations devant le pôle santé du tribunal de grande instance de Paris. Elle a été rédigée par un certain nombre d’acteurs que vous auditionnerez sans doute, notamment des avocats du cabinet Teissonniere Topaloff Lafforgue Andreu et associés (TTLA).
Cette plainte a donné lieu à des demandes d’actes. À l’époque, on ne savait pas très bien comment avaient été conduits les essais. La France avait transmis des rapports aux Nations unies, mais on ne disposait pas d’une liste exhaustive des documents portant sur les essais tirés en Polynésie. La magistrate en charge du dossier a donc demandé plusieurs documents au ministère de la Défense, qui a répondu en transmettant une liste qui constitue la base des archives que nous connaissons actuellement.
En effet, cette liste permet de demander à la Commission du secret de la Défense nationale (CSDN) de déclassifier certains documents et c’est à l’issue d’un processus qui a duré quasiment pendant dix ans que les archives dont a parlé Sébastien ont été déclassifiées. Elles concernent principalement la Polynésie française, mais aussi en partie l’Algérie.
La classification est un frein à la connaissance et c’est un point sur lequel votre commission pourrait sans doute agir. Beaucoup de documents ont été produits au sujet des essais, mais il ne s’agit pas seulement de rapports sur les tirs. Des rapports sociologiques – selon la terminologie de l’époque – ont également été rédigés et ils relatent l’ambiance qui existait alors sur les îles. Toute une partie de l’histoire y figure et on ne sait pas vraiment s’ils ont été déclassifiés. Ces documents ne peuvent être publiés qu’après avoir été purgés des données susceptibles de favoriser la prolifération, ce qui peut évidemment ralentir le processus de déclassification.
Je n’affirmerai pas qu’on n’a envoyé aucune alerte aux populations mais le fait est qu’il n’y en a eu que très peu. Lors de la plupart des essais les plus contaminants sur lesquels nous revenons dans notre livre, les populations n’ont pas été prévenues. Ce fut notamment le cas lors de l’essai Aldébaran en 1966 – qui fut le premier tir réalisé en Polynésie française – et de l’essai Centaure de juillet 1974.
Peut-être savait-on parfois de manière extrêmement locale qu’un tir était imminent et, alors, on abritait les gens ; cela a pu arriver dans certains cas, comme dans les îles Gambier lors des premiers tirs en 1966 – même s’il n’y avait pas d’abris disponibles partout.
Il faudrait aussi savoir ce qui était proposé en matière de protection pour pouvoir répondre complètement à votre question sur les alertes envoyées à la population.
Par ailleurs, la faune et la flore marines n’étaient pas prises en considération. Il est très difficile d’évaluer les conséquences des essais sur ces dernières dans la mesure où il y a très peu d’études quantitatives sur les populations des différentes espèces avant et après les essais.
En revanche, nous avons utilisé un document du CEA qui date de la fin des années 1990 ou du début des années 2000 et qui décrit dans des termes assez durs les effets des essais sur les animaux vivant dans la zone. Même s’il existe peu d’éléments sur ce point, les tirs ont évidemment eu des conséquences sur le vivant.
M. Sébastien Philippe. Les derniers essais en Algérie ont été souterrains. Ils ont eu lieu au cours d’une période historique particulière, après l’indépendance de l’Algérie. Les accords d’Évian permettaient à la France de continuer à y faire des tests pendant cinq ans, mais il fallait déplacer le site d’essais à partir de 1966. C’est à ce moment que l’on a choisi de l’installer en Polynésie – même si l’on s’est demandé jusqu’à la dernière minute si l’on ne pourrait pas continuer à rester en Algérie ou à y faire encore quelques tests. Rien n’est jamais très clair lorsque l’on examine le travail gouvernemental de l’époque.
Mais, je le répète : on savait clairement qu’en faisant de nouveau des essais atmosphériques, il y aurait des retombées sur les populations locales mais aussi sur les pays d’Amérique du Sud. On était conscient que cela pourrait provoquer des remous au sein de la population polynésienne mais aussi du point de vue diplomatique – ce qui fut d’ailleurs le cas.
Des documents disponibles aux Archives nationales montrent qu’on a décidé en 1966 de faire des essais atmosphériques et de voir ce que cela donnerait en se disant ensuite que, si les populations locales ne manifestaient pas contre les tirs et que celle de métropole restait indifférente, on pourrait continuer à procéder ainsi.
Dès le premier essai en 1966, on assiste à des retombées très importantes sur l’une des îles habitées les plus proches du site d’expérimentation. C’est à partir de ce moment qu’on va passer sous silence les conséquences environnementales et sanitaires pour les populations locales.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’on protège ainsi le secret sur l’évolution technique des armes nucléaires françaises. À chaque fois que l’on fait un test dans l’atmosphère, on libère des radionucléides qui constituent la carte d’identité de la technologie que l’on vient d’utiliser. Et d’ailleurs, tout le monde les collecte avec des filtres à particules : les Américains, les Soviétiques et même les Suédois, qui équipent des navires civils de transport avec des aspirateurs à particules pour récupérer celles issues des essais nucléaires français. Le secret entretenu sur les essais nucléaires n’a absolument pas empêché les grandes puissances mondiales de connaître les caractéristiques techniques du programme français. En revanche, et il est important de le souligner, ce secret a été sciemment utilisé pour empêcher les populations locales et métropolitaines de savoir ce dont il retournait exactement – et donc pour éviter d’avoir à faire face à leur potentiel désaccord.
Une équipe de l’Inserm a réalisé la seule étude épidémiologique qui existe sur les conséquences des essais en Polynésie française. Les rapports transmis par la France aux Nations unies ont été utilisés lorsque ces travaux ont commencé. Comme l’a indiqué le professeur Florent de Vathaire, les chercheurs se sont ensuite aperçus que les doses mentionnées dans ces rapports étaient au moins deux fois inférieures à celles qui figurent dans les documents déclassifiés en 2013. Pour expliquer ces différences, on a avancé officiellement et de manière très pudique que les données fournies à l’ONU étaient « lissées ». En gros, on ne fournissait pas les valeurs exactes des retombées sur les différents atolls en Polynésie. On faisait une moyenne, ce qui avait mécaniquement pour effet de limiter la portée de toute étude épidémiologique réalisée à partir de ces données.
M. le président Didier Le Gac. Je rappelle qu’une table ronde sur la gestion et l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française est prévue mardi 28 janvier à seize heures trente. Y participeront notamment des historiens et des représentants du service historique de la défense (SHD).
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Vous avez évoqué les essais nucléaires réalisés dans le Pacifique par d’autres États, notamment les États-Unis dans les îles Marshall. Avez-vous étudié la manière avec laquelle ces États ont pris en charge les conséquences des essais sur les populations concernées ? La France s’est-elle plutôt bien comportée ou, du moins, a-t-elle essayé de le faire ? Ou bien est-elle très en retard par rapport à des pays qui auraient considéré qu’il fallait reconnaître le problème et, en quelque sorte, en payer le prix ?
À l’époque, quel était l’état des connaissances sur les conséquences des explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki pour les populations ? La France a-t-elle pris des risques en connaissance de cause, et en a-t-elle informé les Polynésiens ? Le mouvement des survivants d’Hiroshima et Nagasaki a reçu le prix Nobel de la paix en 2024 et sera reçu à l’Assemblée nationale dans quelques jours ; nous pourrions en parler avec lui.
Enfin, le nuage radioactif a-t-il provoqué des pluies fortement irradiées ? J’habite à côté d’une raffinerie : ce matin, le périmètre du site était couvert de neige au-dessous du nuage de pollution, pas au-delà.
M. Sébastien Philippe. La prise en charge des victimes est inégale selon les pays. L’étendue et l’impact des essais atmosphériques en Chine n’ont jamais été rendus publics – nous travaillons sur le sujet. Les États-Unis ont voté des lois indemnisant les victimes des essais effectués sur le territoire continental. Le Congrès débat d’ailleurs de l’extension du périmètre géographique et de l’augmentation du budget d’indemnisation. Dans le Pacifique, certaines zones touchées par les essais britanniques ne bénéficient d’aucune indemnisation – il est toujours plus difficile pour un pays d’indemniser un territoire qui a pris son indépendance.
Quelle était l’étendue des connaissances des Polynésiens sur les conséquences d’Hiroshima et Nagasaki et sur les armes nucléaires ? Je l’ignore. Les habitants savaient probablement que ces armes comportaient des risques, mais je ne sais pas quelles explications leur ont été données à l’époque. Je ne pense pas qu’en 1966 des études d’impact aient été menées sur l’environnement et la santé ou aient été rendues publiques.
Quant à votre dernière question, plusieurs essais nucléaires français ont occasionné des pluies radioactives sur des zones habitées. Après une explosion, il faut savoir que le nuage radioactif est dispersé par les vents. Les particules radioactives présentes dans l’atmosphère se retrouvent soit à l’intérieur d’un nuage, soit en dessous ; dans les deux cas, lorsqu’il commence à pleuvoir, un dépôt accéléré de radioactivité se produit vers le sol, parfois dix fois plus rapide que le dépôt naturel par gravité. Or, ce qui est dramatique, c’est que, dans certains atolls polynésiens, l’eau de pluie est récupérée sur les toits pour alimenter des citernes et être bue par les habitants.
M. Tomas Statius. S’agissant des indemnisations américaines, il faut distinguer les downwinders, c'est-à-dire les habitants du Nevada exposés aux radiations, des populations des Îles Marshall. À ma connaissance, il n’y a pas eu d’indemnisations individuelles aux Îles Marshall. Un requérant marshallais ne peut donc pas frapper à la porte du département de la Défense américain au motif qu’il a été victime. De même, le Royaume-Uni a accordé des enveloppes globales pour la reconstruction mais pas d’indemnisations individuelles.
Il faut par ailleurs s’intéresser aux critères retenus par les différents régimes d’indemnisation. La France, par exemple, ne prend pas en considération les conséquences psychologiques des essais sur les populations. Le périmètre des requérants potentiels varie également selon les pays : quels ayants droit sont éligibles, pour quels motifs, combien de temps après les essais ? Chaque pays a sa propre réponse à ces questions éminemment politiques.
M. Xavier Albertini (HOR). Je retiens différents éléments de votre présentation : l’absence de précaution et de confinement, le caractère aléatoire des mesures effectuées à l’époque, l’anticipation insuffisante des conditions météorologiques et de l’altitude du nuage, occasionnant des retombées plus importantes que prévu et dans la mauvaise direction.
Pourriez-vous éclairer le profane que je suis sur la mesure de la radioactivité ? Le sievert (Sv) est utilisé aussi bien pour la radioactivité naturelle – qui varie de la Bretagne à la Champagne – que pour la radioactivité médicale et celle qui provient d’essais nucléaires, la limite d’exposition acceptable étant de 1 mSv. Avez-vous modélisé l’accumulation de millisieverts consécutive aux huit tirs effectués en 1974 ?
Vous estimez par ailleurs que les mesures communiquées peuvent être inférieures de moitié à la réalité. Plus étonnant encore, les données ont été « lissées », pour employer un terme pudique que vous avez employé. Cette méthode a-t-elle été utilisée de façon délibérée pour minimiser les résultats, ou était-elle courante à l’époque ?
M. Tomas Statius. Pour lever tout malentendu, j’ai parlé d’absence de confinement généralisé et systématique. À notre connaissance, il n’y a eu ni communiqué de presse, ni publication dans La Dépêche de Tahiti par exemple recommandant à l’ensemble de la population de se mettre à l’abri. En revanche, il y a eu des confinements locaux dans certaines îles – encore faudrait-il savoir si ces habitants ont été efficacement protégés.
M. Sébastien Philippe. Les chiffres que la France a fournis aux Nations Unies ont effectivement été lissés – j’emprunte ce terme au professeur de Vathaire. Aujourd’hui, personne ne se permettrait de publier de telles données dans un article scientifique ; cela relèverait de la pure falsification. Quand on produit des travaux académiques, on est d’ailleurs censé publier les chiffres sur lesquels on s’est fondé. Les rapports du CEA de 2006 comportent eux aussi des écarts de valeur allant de 2 à 10 concernant les doses maximales. N’importe qui peut le vérifier : tous ces documents sont disponibles et notre article scientifique détaille précisément chaque point en fournissant toutes les références, jusqu’aux numéros des documents et des pages.
Nous n’avons pas pu travailler sur l’accumulation des doses car les rapports d’impact radiologique et de contamination de la chaîne alimentaire n’ont pas été déclassifiés pour chacun des tirs isolément. Ces documents devraient être déclassifiés par la loi, notamment dans le code du patrimoine, mais il est important de préciser que déclassification ne signifie pas accessibilité. J’ignore où se trouvent ces informations, mais les habitants de la Polynésie n’ont pas nécessairement les moyens de se payer un billet d’avion et une chambre d’hôtel pour venir les consulter à Paris. C’est l’occasion de s’interroger sur l’égalité d’accès aux archives entre l’Hexagone et l’outre-mer.
Le CEA a tenté de travailler sur l’accumulation des doses en 2014, mais son étude n’a été vérifiée par personne et ne détaille pas les calculs effectués. Il avance des chiffres très approximatifs, ne serait-ce qu’en raison du manque de documentation. Il existe peut-être des données auxquelles nous n’avons accès, mais il est également probable que certaines mesures n’aient jamais été effectuées.
M. Didier Le Gac, président. Quel regard portez-vous sur les travaux de la première commission d’enquête, qui a eu lieu l’année dernière ?
M. Sébastien Philippe. Nous avons été très heureux d’y participer et y avons appris des choses. Nous avons notamment découvert que l’IRSN avait vérifié nos travaux et ceux du CEA, et qu’il nous avait donné raison : il est impossible de déterminer qui a été frappé au-delà du seuil de 1 mSv, qui correspond à la limite d’exposition annuelle du public, fixée par les textes. Nous serions heureux de consulter ce rapport.
Nous attendions beaucoup de l’audition du CEA, dont la direction des applications militaires (DAM) a mené une étude en 2006 et a toujours promis de répondre scientifiquement à nos travaux, sans donner suite. Le CEA semble tourner autour du pot, sans aborder le contenu scientifique de nos publications, ni les résultats de nos calculs, qui sont pourtant très simples. Il a essayé de semer le doute sur certains de nos articles mais, ce faisant, il a commis une nouvelle erreur de calcul, ce qui m’a fait sourire. Je vous communiquerai des notes rédigées dans le cadre de procédures devant les tribunaux administratifs, détaillant point par point la façon dont nous avons abouti à nos résultats.
M. Tomas Statius. Nous étions impatients d’entendre Florent de Vathaire, de l’Inserm, mais il s’est contenté de répéter des choses qu’il avait déjà dites. Comme l’a souligné Sébastien Philippe, la limite de 1 mSv est certes inscrite dans le droit français, mais on peut lui faire dire ce qu’on veut.
L’audition de l’IRSN était également importante pour la place qu’occupe cette institution dans l’organisation du nucléaire en France.
Plus généralement, je me réjouis que la Représentation nationale s’empare de nouveau du sujet et se serve de nos travaux – il est rare que les enquêtes de journalistes aient un tel impact. Je vous invite à réfléchir à l’accessibilité des données, qui est déterminante. Nous ne pourrons avoir une idée claire, nette et précise sur ce qui s’est passé sans un accès plein et entier aux données produites à l’époque. À l’avenir, certains contrediront probablement nos conclusions et d’autres poursuivront notre travail, mais pour que cette expertise collective existe, il faut ouvrir largement l’accès aux données. La posture de certaines institutions comme le CEA, consistant à prétendre dire le vrai tout en empêchant les autres de vérifier ses affirmations, rend toute expertise indépendante impossible. Si vous pouviez résoudre ce problème, ce serait formidable !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Selon vous, le seuil d’exposition de 1 mSv a-t-il sa place dans la loi pour décider si un malade est victime ou non des essais nucléaires ?
M. Sébastien Philippe. La loi accorde une présomption de causalité au bénéfice du requérant. En d’autres termes, il revient à l’administration – et non au Civen – de démontrer que la dose reçue par l’individu est inférieure à 1 mSv. Les travaux sont très clairs, et l’IRSN l’a répété : vu l’ampleur des conséquences des essais nucléaires et les incertitudes irréductibles, faute de calculs du CEA, il est impossible de démontrer qu’un requérant qui était présent pendant les essais atmosphériques n’a pas reçu une dose supérieure à 1 mSv. De fait, tous ceux qui étaient sur place durant cette période et qui ont déclaré une pathologie listée par la loi devraient avoir droit à la reconnaissance de l’État et au statut de victime – c’est ce qui compte pour la plupart d’entre eux, au-delà de l’indemnisation.
Nous n’avons pas étudié les conséquences des essais souterrains effectués après 1975. On sait toutefois que des fuites se sont produites à certains endroits. Je pense que les principales victimes en sont les travailleurs, militaires et civils, qui intervenaient pour le CEA.
Pour moi, le seuil de 1 mSv n’a pas vraiment de sens pour la période des essais atmosphériques. Fixer un seuil est une décision administration et politique ; cela revient à décider qui a droit ou non à l’indemnisation. On ne pourra jamais démontrer que le cancer d’une personne exposée aux essais n’est pas lié aux retombées atmosphériques. La probabilité peut être très faible, mais elle n’est pas nulle. C’est la raison pour laquelle la loi accorde la présomption de causalité au requérant ; ce principe ne devrait pas être sujet à polémique.
J’ajoute que c’est un plaisir pour nous d’entendre, dans le cadre de votre commission, les représentants d’associations locales et de vétérans de la marine nationale qui défendent inlassablement ce dossier.
La séance s’achève à 18 heures 10.
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Présents. - M. Xavier Albertini, Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Abdelkader Lahmar, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau, M. Raphaël Schellenberger