Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition des représentants de l’Association 193 : Père Auguste UEBE-CARLSON, Président et Mme Léna NORMAND, première vice-présidente 3
Mardi
21 janvier 2025
Séance de 18 heures
Compte rendu n° 3
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mardi 21 janvier 2025
La séance est ouverte à 18 heures 15.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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M. le président Didier Le Gac. Nous entendons maintenant les représentants de l’Association 193, le père Auguste Uebe-Carlson et Mme Léna Normand, respectivement président et première vice-présidente de l’association.
Je rappelle que l’association a déjà été auditionnée par la précédente commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires dans le Pacifique ; c’était le 14 mai dernier. Nous vous remercions de répondre à nouveau présent, et ce en dépit d’un décalage horaire qui vous oblige à être sur le pont à sept heures du matin à Papeete.
L’association a été créée en 2014. Elle devait initialement s’appeler « Association du 2 juillet », en référence au premier essai, appelé Aldébaran, tiré depuis Moruroa le 2 juillet 1966. Vous avez finalement pris le nom d’« Association 193 », en référence aux 193 essais effectués en Polynésie de 1966 à 1996.
Lasse de ne voir prises en considération que les victimes ayant directement travaillé au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) créé par la marine française, l’association s’est créée principalement pour aider les victimes civiles des essais à demander réparation auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et à monter les dossiers d’indemnisation correspondants.
Père Uebe-Carlson, votre famille a été touchée par deux décès vraisemblablement dus aux essais nucléaires. Depuis plusieurs années, vous souhaitez obtenir de la part de la France la reconnaissance des dommages de toute nature qu’ils ont causés. Vous nous exposerez vos principales revendications concernant la reconnaissance de ces dommages ainsi que l’enseignement de cette part d’ombre de l’histoire de France. Vous nous direz également ce que vous pensez des actuelles conditions d’indemnisation des victimes.
Pour démarrer notre échange, je souhaite vous poser deux questions. Tout d’abord, les récentes initiatives prises par la France, notamment la reconnaissance par le Président Macron d’une « dette » de la Nation à l’égard de la Polynésie et l’ouverture progressive des archives sous la houlette de la commission installée le 5 octobre 2021 vont-elles dans le sens d’une plus grande reconnaissance de la responsabilité de la France dans les essais tirés en Polynésie ? Quelle appréciation portez-vous sur l’action du Civen, et pensez-vous qu’il soit nécessaire de faire évoluer la législation en la matière ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Auguste Uebe-Carlson et Mme Léna Normand prêtent successivement serment.)
M. Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193. Nous sommes très heureux que la commission d’enquête ait repris un travail que nous jugeons essentiel pour que les Polynésiens soient entendus et pour tenir compte de certaines avancées.
Avant de répondre à vos questions, je veux dire combien nous avons été touchés par les déclarations des membres de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) lors de l’audition du 23 mai 2024. En affirmant à plusieurs reprises qu’ils n’étaient pas capables de prouver qu’il n’y avait aucun risque, ils ont conforté notre sentiment de mener un juste combat.
M. Dominique Laurier a ainsi déclaré : « Nous ne sommes pas capables de démontrer qu’il existe un seuil, exprimé en millisieverts (mSv), en dessous duquel il n’existe pas de risque de cancer. » Il a également indiqué, s’agissant des maladies transgénérationnelles : « Nous ne sommes pas capables de démontrer chez l’homme des transmissions génétiques et une augmentation des risques de cancer ou de malformations à la naissance. […] nous avançons des hypothèses pouvant expliquer pourquoi ces effets sont démontrables chez l’animal mais pas chez l’homme. » Ces incertitudes contrastent avec le discours scientifique bien rodé que l’on entend depuis des décennies sur le fait qu’il n’y aurait plus de contamination, et avec la méthodologie du Civen, qui enseigne aux Polynésiens que tout est bien cadré scientifiquement. Puisque donc le chiffre de 1 millisievert n’est qu’un seuil administratif, il peut être facilement modifié par le Gouvernement français. Cela nous a confortés et nous a apporté une certaine consolation.
Le président Macron n’est pas le premier à parler d’une dette de la France envers la Polynésie. Le président de Gaulle, en promettant une ère nouvelle de bienfaits aux Polynésiens alors que les essais nucléaires venaient à peine de commencer, reconnaissait déjà plus ou moins que la France aurait toujours une dette envers eux. Cela ne change pas beaucoup la donne.
Nous sommes en revanche très heureux de l’ouverture des archives, qui permettra aux scientifiques et à tous ceux qui le souhaitent de les consulter afin d’étudier la question dans le détail. Cependant, plusieurs personnes ont déjà fait état de difficultés pour accéder aux documents demandés.
L’Association 193 est particulièrement intéressée par les registres de la situation sanitaire des populations civiles, autrement dit les registres de cancers. C’est une aberration que de continuer à nier leur existence. Nous avons les témoignages de plusieurs personnes qui ont connu les essais aériens sur les atolls, dont ceux de membres du personnel de l’infirmerie et de la directrice de l’école maternelle de Mangareva – où je suis né en 1970 –, qui affirment que les données qu’ils avaient enregistrées à l’époque ont été confisquées par les militaires. Nous réclamons le retour au fenua [« territoire », « terre » en tahitien] de ces registres sans quoi nous ne pourrons pas comprendre la situation actuelle.
Nous n’avons que des suppositions à avancer à ce stade, mais lorsque la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) reconnaît 1 000 nouveaux cas de cancer par an ces dernières années en Polynésie, nous sommes en droit de nous poser des questions. Bien sûr, il y avait des cancers avant et les essais nucléaires n’en sont pas le seul facteur : nous n’avons jamais dit cela, c’est un argument un peu facile avancé par nos opposants. Mais la Polynésie n’avait jamais connu un tel désastre sanitaire avant les essais. Le développement des cancers est si important que toutes les familles polynésiennes sont aujourd’hui touchées, même celles qui vivent dans les environnements les plus sains, loin de la consommation dite moderne.
Je citerai la déclaration du professeur Jean Rostand : « En détériorant le patrimoine héréditaire humain, on fait peut-être pis que de tuer des individus : on abîme, on dégrade l'espèce. On met en circulation de mauvais “gènes” qui continueront à proliférer indéfiniment. C'est non seulement un crime dans l'avenir qui est ainsi perpétré, mais un crime vivant qui s'entretient de lui-même. » Ce crime vivant n’existait pas avant les essais nucléaires. Il faut cesser de minimiser leurs effets : la puissance générée lors des quarante-sept essais aériens perpétrés entre 1966 et 1974, par exemple, est équivalent à 700 bombes de Hiroshima. C’est un événement dramatique qui a été décidé unilatéralement par le président de Gaulle et qui a donc été imposé aux Polynésiens.
Les personnes nées à partir du 1er janvier 1975 qui déposent un dossier d’indemnisation voient systématiquement leur demande rejetée par le Civen : comme si le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) était capable de certifier que, dès le lendemain du dernier essai aérien, tout était retourné à la normale ! Il faut également en finir avec ce dogme des « essais propres », qui empêche de comprendre l’histoire des essais nucléaires de manière globale.
Mme Léna Normand, première vice-présidente de l’Association 193. La loi Morin relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français dispose que sont éligibles à l’indemnisation toutes les personnes présentes en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998. Pourtant, les dossiers des personnes nées après 1974 sont systématiquement rejetés, sauf pour quelques cas de maladies développées in utero. Nous aimerions connaître les statistiques précises : certains dossiers datant de la période des essais dits souterrains ont-ils reçu une réponse favorable ? Sinon, à quoi bon cette période supplémentaire de vingt-quatre ans ? Par ailleurs, pour la période des tirs atmosphériques, le Civen applique le seuil dosimétrique. Nous estimons que 50 % des dossiers sont rejetés sur cette base. Nous demandons donc que les dispositions de la loi Morin soient appliquées comme il le faut, en respectant parfaitement les conditions de temps, de lieu et de pathologie.
Par ailleurs, les décisions du Civen ne mentionnent pas clairement la dosimétrie reçue. Depuis la fin de l’année dernière, chaque personne que nous accompagnons en a fait la demande par écrit, noir sur blanc, sur son formulaire d’audition, mais la décision rendue ne contient que des propos d’ordre général. Pourtant, le Civen calcule la dosimétrie en cumulant la dose externe et la dose interne : pourquoi ne mentionne-t-il pas clairement le chiffre obtenu ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie de répondre à nouveau à notre commission d’enquête, après sa reconduction. Je commencerai par quelques questions purement comptables. À ce jour, combien de personnes ont souffert ou souffrent en Polynésie française d’une ou plusieurs des vingt-trois maladies que la France reconnaît comme potentiellement radio-induites ? Combien de demandes ont été déposées au Civen et combien de dossiers a-t-il validés en Polynésie ?
Mme Léna Normand. La CPS recense plus de 12 000 personnes ayant développé l’une de ces vingt-trois maladies et pour lesquelles elle a avancé des frais de soins entre 1985 et 2023. Le Civen, selon son rapport d’activité de 2023, a reçu plus de 2 800 dossiers, dont 1 300 venus de Polynésie française. Parmi eux, 581 dossiers, soit 45 %, émanent de l'Association 193. Toujours sur ces 1 300 dossiers polynésiens, 383 ont fait l’objet d’une décision favorable, soit à peine 29 %, dont 180 dossiers accompagnés par notre association. Le taux de reconnaissance est donc très faible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Sur les 383 personnes reconnues comme victimes, la reconnaissance est-elle venue du Civen ou a-t-il fallu passer par le tribunal ?
Mme Léna Normand. Le rapport totalise 383 dossiers validés par le Civen, toutes situations confondues ; quelques-uns font suite à une décision de justice. Notre association a dénombré quelques cas de contentieux ayant abouti à un avis favorable. Certains ont bénéficié de la décision du Conseil constitutionnel de 2021 [décision n° 2021-955 QPC du 10 décembre 2021, Mme Martine B.], qui a consacré le principe de non-rétroactivité du seuil dosimétrique. Pour plusieurs dossiers d’anciens travailleurs sur site, le tribunal administratif a admis le lien de causalité entre la présence sur site et la pathologie malgré le rejet initial du Civen.
M. le président Didier Le Gac. Vous demandez la déclassification du registre des cancers. Qui a tenu ce registre et qui le détient actuellement ?
M. Auguste Uebe-Carlson. Jusqu’en 1985-1987, la plupart des médecins-chefs des structures hospitalières du pays étaient des militaires ; des médecins militaires passaient également dans les îles. Ce n’est qu’en 2021 que le pays a chargé un organisme de tenir un registre des cancers. Il est très probable, d’après certaines révélations, que les militaires ont collecté des données sur l’état sanitaire du pays dans les îles proches de Moruroa et Tatou, si ce n’est sur l’île de Tahiti, durant toute la durée des essais nucléaires.
Nous souhaitons que la commission d’enquête réclame l’extension de l’ouverture des archives aux archives sanitaires. Nous avons relu les déclarations des auditionnés sur l’état sanitaire des militaires et du personnel ayant travaillé sur les sites de Moruroa et Fangataufa, mais qu’en est-il de la population civile ? Nous ne comprendrons pas l’évolution de la santé des Polynésiens tant que ces registres ne seront pas de retour au fenua. Les 12 000 cas de maladies potentiellement radio-induites recensés par la CPS sont survenus entre 1985 et 2023 ; pour les années 1966 à 1984, nous n’avons pas de données, ni à la CPS, ni ailleurs dans le pays. Les seuls que nous soupçonnons de détenir des données précises sur l’état sanitaire des Polynésiens sont les militaires.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je suis heureux de vous entendre à nouveau, après votre précédente audition. Depuis, avez-vous eu le sentiment que les travaux de la première commission d’enquête ont provoqué un certain assouplissement pour les personnes dont vous suivez le dossier, ou pensez-vous plutôt que rien n’a bougé et qu’il serait nécessaire d’augmenter les contraintes pour faire avancer les choses ?
Madame Normand, vous avez évoqué une décision du tribunal administratif qui n’aurait pas été prise en compte par le Civen. Y a-t-il un décalage entre les décisions de justice et le comité, qui aurait un superpouvoir dans la reconnaissance et l’attribution des indemnités ?
Mme Léna Normand. Notre constat n’est pas positif puisqu’en 2024, l’Association 193 a au contraire noté une augmentation du nombre de rejets de demandes d’indemnisation. Quant à la demande écrite de voir indiquée, dans chaque décision individuelle, la dosimétrie calculée par le Civen, nous n’avons constaté aucune évolution sur ce point. Nous avons pourtant eu connaissance d’une décision, concluant à un risque négligeable, dans laquelle le Civen a clairement indiqué la dosimétrie externe et la dosimétrie interne. Pourquoi ne souhaite-t-il pas communiquer à chaque fois ces données ? Les personnes doivent aller au contentieux pour accéder à leurs tables de dosimétrie. Nous les encourageons à le faire, mais ce n’est pas le cas des entités de l’État ; de ce fait, 50 % des demandeurs ne forment pas de recours contentieux.
Il est très difficile pour les populations civiles d’obtenir la reconnaissance de leur maladie. Pour ceux qui ont le courage d’aller au tribunal, on constate un écart d’appréciation entre la délibération du Civen et la décision de justice. Il y a de quoi s’interroger. Le tribunal administratif reconnaît un lien possible, pour les anciens travailleurs présents à Moruroa, entre les retombées des essais et leur pathologie ; il faudrait à notre sens que cette reconnaissance soit systématique, au moins pour les anciens travailleurs.
M. Auguste Uebe-Carlson. Pour compléter la réponse à votre première question, monsieur Lecoq, il est vrai que nous n’avons pas constaté d’avancées de la part du Civen depuis la précédente commission d’enquête. En revanche, celle-ci nous a permis d’entendre les responsables actuels parler de leurs incertitudes et reconnaître publiquement que les Polynésiens vivent dans un environnement où la radioactivité naturelle est quasiment nulle. Dès lors, il n’est pas surprenant que même une dose minime de radioactivité provoque des changements, tant dans leur ADN que dans le développement de certaines maladies. Tant qu’on ne prendra pas conscience que les essais nucléaires, notamment aériens, ont bouleversé l’environnement des Polynésiens, on ne pourra faire progresser ce dossier.
Je remercie à nouveau les membres de votre commission de nous avoir donné l’occasion, dans les premières auditions, d’entendre les principaux acteurs du Civen parler de leurs incertitudes. Nous devons tenir compte de tous leurs propos pour faire avancer les choses, notamment s’agissant du seuil de 1 millisievert.
M. le président Didier Le Gac. Puisque nous allons revoir toutes les personnes que nous avons déjà auditionnées, n’hésitez pas à nous faire parvenir tout élément qui vous semblerait pertinent ou même des suggestions de questions, si vous estimez que certains sujets méritent d'être approfondis.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je m’intéresse aux enjeux relatifs à l’énergie en général et au nucléaire en particulier, mais je découvre le sujet des essais nucléaires en Polynésie.
Mme Normand a parlé de la reconstitution de la dose de radioactivité reçue par les Polynésiens : pour savoir combien de millisieverts ils ont reçu, il faut connaître la dosimétrie interne et la dosimétrie externe. Or les deux services chargés ces mesures, qui appartenaient à l’IRSN, sont désormais séparés à la suite de la fusion de celui-ci et de l’ASN, l’Autorité de sûreté nucléaire.
La reconstitution de la dose était-elle effectuée jusqu’à présent par ces deux services ou par une autre entité ? Dans le premier cas, êtes-vous inquiets et avez-vous été informés de complications entraînées par la séparation des services ?
Mme Léna Normand. Sur la reconstitution de la dose, je vous invite à interroger le Civen. Il se base sur les études du CEA et de l’IRSN, menées notamment pendant la période des essais souterrains, qui reprennent des données individuelles et collectives. Sa méthodologie consiste à cumuler les doses internes et externes reçues pendant douze mois glissants. Cela ne résout pas la question du seuil de 1 mSv, alors qu’on sait qu’il n’est pas possible de dire qu’un seuil minimal peut engendrer ou pas un cancer.
Encore une fois, nous demandons que le Civen communique systématiquement le tableau dosimétrique qu’il oppose aux demandeurs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Permettez-moi de revenir sur ce fameux seuil et sur son application, prévue par la loi. Je m’interroge sur la façon dont le Civen applique ce seuil aux différents dossiers de demande d’indemnisation déposés par l’Association 193.
Entre 1966 et 1996, on distingue deux périodes : celle des essais atmosphériques, jusqu’en 1974, et celle des essais souterrains. Avez-vous remarqué une différence de traitement des dossiers en fonction de ces périodes ? Pouvez-vous nous expliquer en détail comment le Civen applique le seuil de 1 mSv ? Pouvez-vous vous appuyer sur des exemples concrets (un travailleur sur site, un habitant des Tuamotu ou de Tahiti, au moment du tir Centaure par exemple) ?
Mme Léna Normand. Dans le dossier de demande d’indemnisation, les critères pris en considération sont l’âge et le lieu de résidence. Les demandeurs doivent donc fournir des justificatifs de résidence, qui seront rapprochés des prélèvements effectués à l’époque par le CEA. En fonction de l’âge du demandeur et de la maladie qu’il a développée, le Civen détermine la dosimétrie qu’il aurait reçue.
Par lieu de résidence, le Civen entend à la fois le lieu d’habitation du demandeur, le lieu d’exercice de sa profession et les lieux où il pouvait se trouver de manière temporaire entre 1966 et 1974. Le tir Centaure a eu lieu le 17 juillet 1974 mais, les jours suivants, le temps que le nuage radioactif arrive sur l’archipel, certains Polynésiens se sont rendus sur la presqu’île. Le Civen ne reconnaît les retombées de ce tir que sur la côte est de la presqu’île, alors que le livre Toxique a montré que tout Tahiti avait été concernée ainsi que les îles Sous-le-Vent. Et je ne parle là que d’un seul tir, sur les quarante-six tirs atmosphériques qui ont été lancés !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quels sont les papiers que les demandeurs doivent fournir au Civen pour justifier de leur lieu de résidence ?
Mme Léna Normand. Ils doivent fournir des certificats de résidence, ou des attestations fournies par au moins deux témoins les ayant connus à cette période.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les campagnes de tirs atmosphériques étaient concentrées sur les mois de juillet et d’août, certainement pour des raisons météorologiques – nous pourrons le vérifier. Cette période correspondant aux vacances scolaires, la probabilité que les Polynésiens n’aient pas été chez eux était donc assez forte. En outre, comment se souvenir de l’endroit où l’on se trouvait en 1974 ?
M. Auguste Uebe-Carlson. J’aimerais compléter en évoquant la situation des îles Gambier.
Tout le monde, y compris les services de l’État, reconnaît que ces îles ont été dramatiquement touchées par les essais nucléaires aériens. Pourtant, la population née après 1974 n’a droit à aucune indemnisation comme si, pour le Civen, toute la pollution radioactive s’était évaporée après le 31 décembre 1974.
Plusieurs dossiers d’habitants des îles Gambier nés après 1974 ont été rejetés par le Civen, au prétexte qu’après cette date, les essais auraient été « propres ». Nous parlons beaucoup de dosimétrie mais les populations civiles ne disposaient pas de dosimètres ; les estimations se basent seulement sur une dosimétrie d’ambiance. Comment comprendre que mon cas ne soit pas considéré par le Civen alors que j’habite à 5 mètres des limites d’un district reconnu comme étant radioactif ?
Les météorologues de l’époque s’appuyaient sur des moyens trop limités pour pouvoir affirmer que tout était sous contrôle. Des membres de ma famille travaillaient au service météorologique à l’époque ; ils admettent tout à fait que les connaissances que l’on avait étaient alors moins précises.
On veut nous faire croire, sur la base de mesures dites certaines, que les choses étaient suffisamment sous contrôle pour déterminer qui est fondé ou non à demander une indemnisation. Or les dernières déclarations des responsables de l’IRSN témoignent d’une incertitude cruciale. Il faut absolument en tenir compte pour faire disparaître ce seuil de 1 mSv, qui empêche de nombreux Polynésiens d’être indemnisés.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai une question concernant le niveau d’information de la population, des travailleurs sur site, des militaires engagés et des appelés.
On sait que le nuage toxique provoqué par le tir Centaure du 17 juillet 1974 a mis 48 heures pour arriver sur l’île principale de Tahiti, où est concentrée la majorité de la population, après avoir survolé plusieurs petits atolls. À votre connaissance, la population a-t-elle été invitée à se mettre à l’abri sachant que c’était alors une période de vacances scolaires, durant lesquelles les Polynésiens rendaient souvent visite à leur famille ?
Est-ce que l’armée, les autorités locales ou nationales ont demandé à la population de retourner sur son lieu de résidence ? En effet, c’est en fonction du lieu de résidence indiqué dans le dossier et de la dosimétrie d’ambiance que le Civen détermine si le demandeur a reçu une dose efficace et peut alors être reconnu comme victime. Peut-on être sûr que, du fait d’une recommandation officielle des autorités, une personne était chez elle ?
M. Auguste Uebe-Carlson. À notre connaissance, il n’y a eu ni alerte, ni recommandation précise.
Je voudrais revenir sur le premier tir, Aldébaran, du 2 juillet 1966. Voici ce que le docteur militaire Millon a déclaré après sa visite aux Gambier : « Il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels, de façon à ne pas perdre la confiance de la population, qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché, dès le premier tir. »
Les militaires ont conservé cette même logique jusqu’au tir Centaure, dont on savait bien qu’il avait été catastrophique. Lorsque le livre Toxique est paru, expliquant que 110 000 Polynésiens avaient potentiellement été touchés par ses retombées, nous n’avons pas été étonnés. Mais il ne s’agit que d’un seul tir aérien : qu’en est-il des quarante-cinq autres ?
Le mois de juillet est la période du Heiva : les gens se déplacent entre les districts. En 1974, à cette période, la population n’a reçu aucune recommandation claire de la part des militaires.
Le père d’une de mes amies travaillait à Moorea au service météorologique. Lors de chaque essai nucléaire aérien, il recommandait aux enfants de son quartier de ne pas sortir, surtout lorsqu’il commençait à pleuvoir. Quelques personnes, proches de certains responsables, partageaient des informations avec les populations civiles mais les militaires et les personnels du CEA n’ont donné aucune recommandation générale concernant le tir Centaure.
Mme Léna Normand. Étant moi-même née à Tahiti en 1970, j’avais 4 ans lors du tir Centaure ; mes parents m’ont confirmé qu’aucune alerte n’a alors été donnée invitant les gens à rester à domicile – ni par les représentants de l’État ni par ceux de la Polynésie. Dans le cas contraire, les populations nous en auraient évidemment parlé.
M. le président Didier Le Gac. Votre association est-elle encore saisie régulièrement par des familles ? Pouvez-vous nous donner un ordre d’idée du nombre de personnes que vous accompagnez, ainsi que du nombre de vos adhérents ? Avez-vous été saisis du sujet des maladies induites touchant les générations suivantes – c’est la question des ayants droit, souvent évoquée par les vétérans ?
M. Auguste Uebe-Carlson. L’Association 193 reçoit des demandes tous les jours.
Lors de sa venue en Polynésie, le Président Macron a déclaré qu’il fallait accélérer le traitement des dossiers. À cet effet, le haut-commissaire de la République en Polynésie française a créé une cellule d’accompagnement. Lorsque je l’ai rencontré le 2 juillet 2024, avec d’autres membres de l’association, je lui ai fait remarquer que la propagande indiquant aux Polynésiens que l’État allait enfin prendre en charge leurs demandes d’indemnisation était erronée. En effet, elle a porté de nombreux Polynésiens à croire que leur demande serait plus facilement acceptée par le Civen, ce qui a nettement augmenté le nombre de dossiers suivis par le haut-commissariat. Mais nous sommes certains que le taux de rejet sera aussi élevé.
Je suis le curé de l’atoll d’Anaa, dans les Tuamotu. Tous ses habitants désireux de monter un dossier se sont tournés vers le haut-commissariat ; pas un seul ne m’a dit que son dossier avait été accepté. L’Association 193 accueille toujours autant de demandes. La cellule créée par le haut-commissariat peut donner l’impression que les choses vont mieux mais, d’après ses propres membres, rencontrés le 2 juillet 2024, la réussite n’est pas flagrante.
Malheureusement, nous ne savons pas quels éléments fournis par le haut-commissariat pourraient infléchir la logique du Civen. Nous ne pouvons nous baser que sur nos propres données.
Mme Léna Normand. Permettez-moi d’évoquer le cas d’une jeune maman accompagnée par le haut-commissariat, qui est revenue vers l’association alarmée et attristée. Au moment de son audition, elle se trouvait aux urgences pour son bébé. Elle a donc demandé au Civen le report de l’audition : celui-ci n’a rien voulu savoir. À titre exceptionnel, parce qu’elle n’a pas reçu d’assistance de la part du haut-commissariat, nous avons accepté de l’accompagner dans ses démarches auprès du Civen afin d’obtenir une nouvelle audition ; celui-ci a maintenu son refus. Cette personne a décidé de poursuivre sa démarche au contentieux.
La loi Morin prévoit que les ayants droit ne peuvent plus constituer de dossiers pour les personnes décédées avant le mois de décembre 2018. Nous continuons pourtant à recevoir des demandes, sans savoir quoi répondre aux familles. Nous demandons officiellement la modification de la loi, afin que les ayants droit soient pris en considération. Si l’on parle de justice et de vérité, il faut prendre en compte ces situations et leur permettre de constituer des dossiers.
La Polynésie s’étend sur cinq archipels et plus de 5 millions de kilomètres carrés. Un important travail de sensibilisation reste à mener, et aller à la rencontre de ces populations demande du temps. Les chiffres de la CPS sont éclairants : sur 12 000 personnes reconnues comme victimes, la moitié est déjà décédée ; il faudrait vérifier combien d’entre elles sont décédées avant 2018.
Les demandeurs nés après 1974 et jusqu’aux années 1990 avaient déposé des dossiers auprès du Civen avant l’introduction du seuil dosimétrique de 1 mSv. L’annulation de la non-rétroactivité de ce seuil par le Conseil constitutionnel a permis leur reconnaissance.
En réalité, la recevabilité des dossiers ne repose pas sur des données scientifiques, mais sur des aspects relevant de la rédaction juridique : en fonction de l’endroit où est placée une virgule, un dossier sera accepté ou non. En tout état de cause, la loi Morin doit être profondément réformée.
M. le président Didier Le Gac. N’hésitez pas à nous faire connaître après cette audition vos propositions concrètes pour améliorer l’indemnisation des victimes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quand le Civen rejette une demande d’indemnisation, il n’est pas possible de le saisir d’un recours ; il faut engager une procédure contentieuse devant le tribunal administratif. Or les membres de la mission « aller vers » du haut-commissariat ne proposent pas cette démarche aux demandeurs dont ils ont monté le dossier et qui ont été déboutés, alors qu’ils sont une majorité. L’Association 193, en revanche, accompagne ces recours.
Par ailleurs, le dossier concernant les personnes décédées avant le 31 décembre 2018 ne peut être recevable que s’il a été déposé avant le 31 décembre 2024. Nous, parlementaires polynésiens, avons demandé au Gouvernement de proroger ce délai. Personnellement, j’ai demandé qu’il le soit de quatre ans pour arriver au 31 décembre 2028. Les ayants droit de la personne décédée disposeraient ainsi d’au moins dix ans pour déposer une demande d’indemnisation en leur nom. C’est d’ailleurs le délai qui avait été retenu pour les ayants droit des victimes de l’amiante.
Le Gouvernement précédent envisageait pour sa part une prorogation d’un an seulement. Le délai serait ainsi expiré le 31 décembre 2025. Les négociations sont encore en cours. En tout cas, depuis vingt jours, les demandes d’indemnisation déposées par les ayants droit des victimes décédées avant 2019 ne sont plus recevables.
Évoquons par ailleurs le cas d’un travailleur employé pendant plus de trois ans sur le site de Moruroa, pendant plusieurs campagnes de tirs atmosphériques, mais dans un bureau où il n’était pas équipé d’un dosimètre. Le Civen, jugeant qu’il n’était pas en mesure d’établir que le seuil critique d’exposition avait été atteint, a rejeté la demande d’indemnisation. Après que l’Association 193 a formé un recours devant le tribunal administratif, celui-ci a annulé le 14 janvier 2025 la décision du Civen et a reconnu à ce travailleur le statut de victime des essais nucléaire. C’est une lueur d’espoir ; comme quoi, en travaillant, nous pouvons trouver des solutions.
M. Yoann Gillet (RN). Quel tribunal administratif a rendu ce jugement ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous vous avons transmis le jugement sous une forme anonymisée.
M. le président Didier Le Gac. Certains dossiers aboutissent donc, même s’ils ne sont probablement pas assez nombreux.
Père Uebe-Carlson, madame Normand, je vous remercie d’avoir participé à cette audition. Mme la rapporteure devrait rendre son travail à la mi-juin. D’ici là, vous pouvez transmettre à la commission tout élément complémentaire qui vous semblerait utile.
La séance s’achève à 19 heures 40.
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Présents. - M. Xavier Albertini, M. Frédéric Boccaletti, Mme Caroline Colombier, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet