Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition du CIVEN (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) 3
Mercredi
29 janvier 2025
Séance de 15 heures 30
Compte rendu n° 6
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
— 1 —
Mercredi 29 janvier 2025
La séance est ouverte à 15 heures 35.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
* * *
Selon les termes de l’article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, le Civen est une autorité administrative indépendante composée de neuf membres chargés d’examiner et de se prononcer sur les demandes d’indemnisation soumises par les victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie française et en Algérie.
L’activité du Civen est soutenue puisque, si je me réfère à votre dernier rapport public, vous avez reçu pas moins de 564 nouvelles demandes d’indemnisation en 2023, soit une hausse de 72 % par rapport à 2022, alors que vous aviez déjà connu une augmentation de 50 % entre 2022 et 2021. En 2023, vous avez par ailleurs rendu 287 décisions, avec un taux d’acceptation de 48 % par rapport au nombre de demandes d’indemnisation présentées. Cette même année, en 2023, 52 décisions de rejet ont fait l’objet d’un recours contentieux devant le juge administratif.
Vous savez que votre activité fait l’objet d’un certain nombre de reproches, notamment au regard du nombre de décisions de rejet que vous pouvez rendre. Certains reproches ne relèvent pas de votre activité, ni de vos compétences ; je pense en particulier au seuil de 1 millisievert par an qui a été défini par le pouvoir réglementaire. Certaines victimes ou associations de victimes ne comprennent pas les modalités de raisonnement du Civen, ni la manière dont il conduit l’instruction des dossiers ; je pense que ces points feront l’objet de plusieurs questions, notamment de Madame la rapporteure.
Avant de vous donner la parole, permettez-moi de vous poser deux questions. D’abord, j’aimerais rappeler les propos tenus par M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), lors de l’audition de l’IRSN devant la précédente commission d’enquête, le 23 mai dernier : « Quel que soit le système, les seuils retenus – la limite à 1 millisievert pour être éligible au système de compensation actuelle par le Civen, par exemple – sont des décisions de gestion, pas des limites de risque. Je le redis, nos connaissances ne nous permettent pas d’identifier un seuil en deçà duquel le risque serait nul ». Face à de telles incertitudes scientifiques, du moins à ce jour, pouvez-vous nous détailler votre méthodologie pour examiner les demandes qui vous sont soumises au regard des critères applicables ? En d’autres termes, comment appliquez-vous ce seuil en pratique ?
Ensuite, on a eu des échos comme quoi certaines convocations de la part du CIVEN se seraient effectuées dans d’assez mauvaises conditions : la demande d’une femme hospitalisée qui a souhaité repousser sa convocation et qui lui a été refusée, des convocations d’autres victimes faites à l’heure française et obligeant donc les personnes vivant en Polynésie à se lever à 3 ou 4 heures du matin pour dialoguer avec vous en visio, etc… Que répondez-vous à ces critiques de méthodes, semble-t-il perfectibles, et peut-on envisager à cet égard l’implantation d’une antenne du CIVEN en Polynésie, ce qui faciliterait sans doute les démarches entreprises par les victimes ou leurs ayant-droits ?
Voilà ce que je souhaitais dire avant que vous n’interveniez et que vous puissiez ensuite tous répondre à certaines questions que Madame la rapporteure vous a d’ores et déjà envoyées.
Avant de vous entendre, mesdames et monsieur, je signale que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous remercie de déclarer chacun à votre tour tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle enfin que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
M. Gilles Hermitte, Mme Laurence Lebaron-Jacobs et Mme Monia Naouar prêtent serment.
M. Gilles Hermitte, président du Civen. Je vous remercie pour ces mots d’accueil et suis heureux que vous ayez recentré le débat sur certains points que nous allons essayer d’éclairer au mieux pour les membres de la commission d’enquête.
Le Civen n’ayant pas toujours l’occasion de répondre de manière officielle aux critiques qui lui sont adressées, nous vous remercions de nous offrir l’opportunité de nous expliquer sur nos pratiques.
Le Civen a été créé en 2010 pour remédier au caractère insatisfaisant de la réponse apportée aux personnes qui développaient un certain nombre de pathologies susceptibles d’être radio-induites. Celles-ci n’avaient d’autre solution que de demander l’octroi d’une pension militaire, pour les personnes bénéficiant de ce statut, ou bien d’engager une procédure contentieuse devant les juridictions, dont l’issue pouvait être bien évidemment incertaine.
La loi du 5 janvier 2010 a apporté une réponse originale à une situation dont la complexité tient essentiellement à la difficulté que l’on éprouve à identifier les conséquences sanitaires des essais nucléaires, et les incertitudes entourant les causes des vingt-trois cancers répertoriés dans l’annexe du décret du 15 février 2014. Il est en effet scientifiquement impossible d’apporter la preuve qu’ils sont dus à une exposition à des rayonnements provenant des essais nucléaires, puisque tous ces cancers sont susceptibles d’avoir d’autres causes (cancer du poumon…).
Face à ces incertitudes, le législateur a fait un choix audacieux puisque le législateur de 2010 a instauré un système original, basé sur une présomption de causalité bénéficiant aux demandeurs satisfaisant trois conditions et figurant à l’article 4 de la loi. La première est une condition de lieu : ne sont éligibles que les personnes présentes sur les sites d’essai en Algérie, et en Polynésie, sur un secteur angulaire défini par le décret du 15 septembre 2014, d’abord circonscrit à certaines zones, ensuite étendu à l’ensemble de l’archipel. La deuxième est une condition de période, les demandeurs devant avoir été présents entre 1960 et 1968 pour les essais en Algérie, et entre 1966 et 1998 pour la Polynésie, ces intervalles tenant compte des essais eux-mêmes et du démantèlement des sites. Cette présomption de causalité ayant été établie, il a été décidé qu’il serait permis de la renverser au nom de ce que l’on appelé le « risque négligeable », et c’est là la troisième condition, à savoir si la pathologie dont souffre le demandeur peut être imputée théoriquement au rayonnement provenant d’un essai nucléaire. Si le Civen de l’époque, qui était une commission administrative, estimait que le risque était négligeable, la présomption pouvait être renversée et la troisième condition non remplie. Le très faible nombre de dossiers acceptés par le Civen, sur la base de l’application du critère du risque négligeable, a conduit le législateur à supprimer ce critère en février 2017 et à créer une commission pour réfléchir aux améliorations susceptibles d’être apportées au dispositif existant. Les travaux de cette commission, qui a travaillé pendant plus d’une année, ont été repris dans la loi du 28 décembre 2018, qui a substitué au critère du « risque négligeable » celui du seuil fixé à 1 millisievert.
Je souhaiterais également insister sur la transformation du statut juridique du Civen. Je rappelle qu’en 2013, une loi avait transformé le statut juridique du Civen qui, de commission rattachée au ministère de la Défense, dont l’activité consistait à émettre un avis relatif aux demandes dont elle était saisie (avis d’ailleurs suivi systématiquement par le ministère) est devenu une autorité administrative indépendante.
Cette transformation, effective à partir de mars 2015, a eu des effets importants. Le premier se rapporte à la nature des résultats des travaux du Civen, qui depuis cette date ne rend plus des « avis », mais prend des « décisions ».
La seconde évolution concerne également la transformation du collège du Civen, c’est-à-dire l’organe qui, au sein de cette autorité administrative indépendante, examine les demandes et prend des décisions. Le nombre de ses membres est resté identique, à savoir neuf personnes ; en revanche, il ne compte plus de représentants du ministère de la Défense ou du ministère de la Santé. Les membres, dans ce nouveau système, sont désormais des personnalités qualifiées au nombre de huit, le nombre de médecins ayant été augmenté d’une unité (sur les huit personnalités qualifiées, il y a au moins cinq médecins), auxquelles s’ajoute le président du comité.
L’indépendance des membres de ce collège est garantie par leur modalité de nomination. En effet, ces nominations ne proviennent plus du ministère de la défense ou du ministère de la santé, mais de la présidence de la République. Un décret datant du 8 mars 2024 stipule que les membres du collège sont dans l’impossibilité de mettre un terme à leur fonction avant la fin du mandat, et ne reçoivent des instructions d’aucune autorité, ce qui est la réalité d’aujourd’hui. Enfin, si le Civen n’est pas doté de la personnalité morale, son président peut le représenter en justice.
L’organisation du Civen rassemble deux entités. La première est le collège, dont j’ai déjà parlé et qui compte neuf membres. Depuis que j’ai pris la présidence du comité, en mars 2021 – je viens donc de commencer mon second et dernier mandat –, il n’a pas été possible, comme lors de la mandature précédente, de nommer huit personnes qualifiées. Nous n’avons réussi à en nommer sept, sans que cela n’entrave notre activité jusqu’à présent, puisque nous sommes toujours parvenus à atteindre le quorum fixé à cinq membres par les textes. Outre le président, le collège est actuellement constitué de cinq médecins et de deux juristes, un magistrat judiciaire et un magistrat de l’ordre administratif puisque, vous l’avez rappelé Monsieur le Président, les contentieux relatifs aux décisions rendues par le Civen sont portés devant la juridiction administrative.
La seconde entité du Civen est le service du comité, composé de dix personnes, ce qui fait probablement du Civen la plus petite autorité administrative indépendante existante à ce jour. Lorsque j’ai pris mes fonctions, seulement sept personnes y travaillaient, et nous avons réussi à obtenir la création de trois emplois budgétaires, deux postes créés en 2022 à la suite à la table ronde Reko Tika qui s’est tenue à Paris en juillet 2021, et un poste supplémentaire créé en 2024. À ce schéma d’emploi s’ajoute un médecin vacataire chargé de l’instruction médicale des dossiers.
Notre fonctionnement est régi par la loi du 5 janvier 2010 et par le décret du 15 septembre 2014, pris en application de cette loi et qui apporte quelques précisions notamment sur la présomption de causalité instaurée par le législateur, ainsi que par la loi du 20 juillet 2017 portant sur le statut des autorités administratives indépendantes. Le pouvoir réglementaire a clairement indiqué dans le décret de 2014, notamment dans son article 13, la possibilité, voire l’obligation pour le Civen de définir sa méthodologie et de produire un règlement intérieur. Sur la base de ces dispositions, le Civen a adopté trois textes internes différents : un règlement intérieur, une méthodologie détaillée et un barème d’indemnisation spécifique aux pathologies cancéreuses, tous trois disponibles sur le site du Civen.
Le règlement intérieur régit de façon assez pratique les modalités de fonctionnement du Civen, notamment les réunions de son collège.
La méthodologie a vu sa dernière version en date adoptée par une délibération du comité en 2020 et publiée au Journal officiel. Elle se présente sous la forme d’un document d’une vingtaine de pages détaillant de manière extrêmement précise la prise en charge des dossiers, leur mise en état, leur instruction et les modalités de décision du comité. Je suis tenté de dire que les organismes qui exposent publiquement la manière dont ils prennent en charge et étudient les dossiers qui leur sont soumis ne sont pas si nombreux.
Enfin, s’ajoute à ces deux textes un barème d’indemnisation. Ce barème s’inspire naturellement de la nomenclature Dintilhac et des barèmes d’autres organismes intervenant dans des logiques de réparation et d’indemnisation de préjudices. Mais il tient compte des spécificités des pathologies sur lesquelles nous travaillons, qui sont des pathologies cancéreuses. C’est la raison pour laquelle notre barème diffère d’autres barèmes, par exemple de celui de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam).
La mission du Civen a été clairement définie par le législateur. Elle consiste, selon l’article 1er de la loi du 5 janvier 2010, à veiller à ce que toutes les personnes qui souffrent d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, maladie inscrite sur une liste et fixée par décret en Conseil d’État, puissent obtenir la réparation intégrale de leur préjudice.
J’en viens à la procédure, ce qui m’amènera à apporter des premiers éléments de réponses à vos questions, monsieur le Président. La première phase de prise en charge des dossiers est une phase d’enregistrement. Selon les textes réglementaires, les demandes doivent nous être adressées par courrier en recommandé avec accusé de réception. Les demandes sont élaborées à partir d’un formulaire également disponible en tahitien et, depuis 2024, en arabe pour faciliter l’accessibilité des Algériens.
Après la phase d’enregistrement, l’instruction commence et se développe sur deux plans, un plan administratif et un plan médical. Sur le plan administratif, l’objectif consiste à compléter chaque dossier autant qu’il est possible de le faire, en tenant compte des limites de l’exercice. Nous savons bien, et nous échangeons régulièrement avec les organismes qui accompagnent les demandeurs à ce sujet, qu’il est parfois difficile d’obtenir certains documents anciens, en particulier les documents médicaux. Je rappelle en effet que certains essais en Polynésie, notamment les essais atmosphériques, ont eu lieu entre 1966 et 1974, c’est-à-dire il y a plus d’un demi-siècle. Ce volet administratif vise principalement à s’assurer que nous disposons de tous les éléments permettant d’identifier le demandeur, d’être en mesure de le contacter, le cas échéant d’attester qu’il s’agit bien d’un ayant-droit par rapport à la victime si celle-ci est décédée, et enfin de vérifier que les conditions de lieu et de temps, soit deux éléments de la présomption de causalité, sont bien remplies.
Le volet médical porte naturellement sur la ou les pathologies pour lesquelles le demandeur engage un processus de réparation. À cet égard, l’état des dossiers qui nous parviennent est plutôt satisfaisant, ce qui traduit la qualité du travail accompli par les organismes, associations ou structures publiques qui accompagnent les demandeurs.
L’instruction requiert un temps parfois assez long. La loi encadre le délai de cette instruction, qui est de huit mois et qui court à partir du moment où le dossier est considéré comme complet. Toutefois, parvenir à la complétude d’un dossier suppose quelques semaines dans le meilleur des cas, mais plus généralement plusieurs mois. C’est le temps qu’il faut pour obtenir les éléments d’information dont nous avons besoin, et pour ce faire, les instructeurs du Civen se tournent à la fois vers les demandeurs, qui peuvent avoir omis certains documents, et vers les organismes publics. À cet égard, le Civen se prévaut d’une prérogative de puissance publique qui l’autorise à émettre des demandes, notamment aux services du ministère de la défense qui détiennent les états de service des militaires et leur carnet médical.
Lorsqu’un dossier est considéré comme complet, comprenant les éléments qui nous paraissent nécessaires à la vérification de la présomption de causalité et à la constitution d’une vision précise de la situation du demandeur, il est inscrit à une séance du collège. Au cours de cette séance, les demandeurs qui le souhaitent ont la possibilité d’être auditionnés, rarement en présentiel, sinon cinq ou six fois par an, le plus souvent par voie téléphonique. En 2024, le Civen a mené environ 350 auditions, qui durent en moyenne une dizaine de minutes.
L’audition permet de vérifier les données essentielles du dossier avec le demandeur ou son représentant, et permet à celui-ci d’apporter d’éventuelles informations complémentaires (une nouvelle pathologie peut s’être déclarée…). Elle offre aussi l’opportunité aux membres du collège de poser des questions dans le but de préciser certains points du dossier, ce qui est souvent le cas pour les personnels militaires ou civils ayant travaillé au CEP, notamment Moruroa, Fangataufa et Hao, c’est-à-dire les sites considérés comme faisant partie du CEP au sens que lui confère la méthodologie du comité. Lorsque nous avons la chance d’auditionner le demandeur lui-même, il est important pour nous de savoir concrètement ce qu’il a fait à ce moment-là, comment il intervenait et quels travaux lui étaient confiés, afin de déterminer les conditions concrètes de son exposition, selon l’expression consacrée par la jurisprudence du Conseil d’État.
L’examen auquel nous procédons suit la méthodologie définie en 2020 par le comité, et opère à ce titre une distinction principale entre deux profils de demandeurs : d’une part les personnes qui ont travaillé pour le CEP, d’autre part ce que nous appelons « la population », c’est-à-dire des personnes qui, pour m’en tenir aux essais nucléaires dans le Pacifique, ont résidé en Polynésie française pendant la période définie par la loi et le décret, comprise entre 1966 et 1998.
Cette distinction importante suit la logique de la jurisprudence du Conseil d’État, qui impose d’une certaine manière au Civen de rechercher les conditions concrètes d’exposition. Celles-ci sont bien évidemment différentes selon que l’on considère la population ou les personnes travaillant sur les sites du CEP où les essais étaient pratiqués, c’est-à-dire Moruroa et Fangataufa. J’inclus également Hao, qui était une base avancée, où se trouvait la piste d’atterrissage et d’envol des aéronefs qui, au moment des essais atmosphériques, traversaient le nuage provoqué par l’explosion pour réaliser des prélèvements. Ces aéronefs étaient inévitablement recouverts de particules qui étaient nettoyées par aspersion sur cette piste, et ces travaux entraînaient, à travers l’écoulement de l’eau de nettoyage, le rejet de particules. C’est la raison pour laquelle Hao est une zone considérée comme sensible et prise en compte dans la méthodologie comme relevant du CEP.
Pour les personnes travaillant au CEP, nous cherchons à connaître la nature exacte de leurs activités, leur localisation précise et leur temps de présence. Nous nous enquérons également de la surveillance dont ils faisaient l’objet : dosimétrie individuelle et collective, examen anthropogammamétrique, examen radiotoxicologique.
Pour la population, nous travaillons selon une autre logique car ces personnes, si elles n’ont pas été directement au contact des essais, ont tout de même pu subir les effets des retombées de ces essais, notamment des essais atmosphériques. Le Civen utilise alors une autre approche qui le conduit à examiner ce que l’on appelle la « dose efficace engagée ». Celle-ci consiste en une reconstitution à l’aide d’un calcul, qui permet d’évaluer l’exposition qu’ont pu subir ces personnes.
À l’issue de l’examen du dossier, soit nous reconnaissons la qualité de victime du demandeur, parce que nous ne pouvons pas renverser la présomption légale, soit nous estimons pouvoir le faire et alors nous rejetons la demande. Une partie des personnes dont la demande a été rejetée se tourne vers les juridictions administratives. Vous l’avez rappelé, une cinquantaine de recours ont été déposés en 2023, et 91 en 2024, ce qui correspond à une augmentation de notre activité au cours de cette année. Pour les personnes dont la qualité de victime est reconnue, l’organisation d’une expertise médicale est mise en place afin d’évaluer le préjudice. À l’issue de cette expertise, une proposition d’offre d’indemnisation est présentée par le comité, sur la base du rapport d’expertise et du barème.
Je souhaite actualiser les chiffres dont dispose la commission d’enquête, et lui donner la primeur des chiffres de l’année 2024 même si ces chiffres nécessiteront d’être consolidés. 217 dossiers ont été soumis au Civen en 2021, 328 en 2022, 564 en 2023 et 823 en 2024. S’y ajoutent 390 dossiers que nous avons enregistrés, en accord avec les différentes structures accompagnant les demandeurs. Il s’agit de dossiers d’ayants-droit de personnes décédées avant 2019, et pour lesquels la date limite de dépôt était fixée au 31 décembre 2024. Aucune disposition reportant ce délai n’a pu être votée, bien que le Sénat ait récemment adopté une disposition de cette nature. Supposant que la prolongation ne serait pas décidée, nous avons choisi de permettre le dépôt de ces dossiers en cours de constitution et de complétude. Cela nous conduit à affirmer qu’en 2024, ce sont plus de 1 200 dossiers qui ont été déposés, soit le double du nombre de dossiers déposés en 2023.
Le nombre de décisions suit le nombre d’entrées, mais dans la mesure du possible. À vrai dire, je ne sais pas jusqu’à quand le Civen sera en mesure de supporter cette augmentation du nombre de dossiers à examiner tout en respectant le délai de huit mois qui lui est imposé. 320 décisions ont été rendues en 2022, 287 en 2023 et 575 en 2024. Pour différentes raisons, le taux de reconnaissance sera en 2024 de 30 %, soit un taux inférieur à celui de 2023 et des années précédentes. Si l’on exclut les dossiers hors décrets, c’est-à-dire les dossiers dans lesquels une des trois conditions de la présomption de causalité n’est pas satisfaite, ce taux d’acceptation sera de 40 %. Mais, comme je l’ai dit, ces chiffres restent à consolider.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Je vous remercie vivement, Monsieur le Président, pour tous ces éléments, notamment les chiffres les plus récents même si, comme vous l’avez signalé, ceux-ci demanderont à être consolidés. J’aimerais, pour commencer, revenir sur la présomption de causalité. Vous dites que trois critères suffisent à l’affirmer, et que le Civen cherche à la « renverser ». Que signifie exactement ce terme ?
M. Gilles Hermitte. Renverser cette présomption de causalité signifie que l’on apporte la preuve que le demandeur n’a pas été exposé à une dose égale ou supérieure à 1 millisievert.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez expliqué, à propos du critère de la localisation, que le Civen s’efforce de savoir exactement où se trouvait le demandeur pour la période donnée. Vous l’avez vous-même rappelé, nous parlons d’événements qui se sont produits il y a parfois plus de cinquante ans. Dès lors, pensez-vous qu’il est réaliste de trouver des éléments permettant de satisfaire ce critère de localisation ?
Vous avez parlé de « dose efficace » : comment une personne née à Tahiti dans les années 1970 peut-elle établir le tir auquel elle aurait été particulièrement soumise ? En effet, entre 1970 et 1974, plusieurs tirs ont été effectués en Polynésie. Disposez-vous des documents permettant de connaître l’incidence de tel ou tel d’entre eux sur la population ? Avez-vous accès aux rapports de tir ?
Vous avez évoqué un délai de huit mois à partir de la complétude du dossier. Qui complète ce dossier ? Est-ce le demandeur ? Le Civen aide-t-il les demandeurs à compléter leur dossier ? Certaines personnes malades m’ont rapporté les difficultés qu’elles éprouvent pour accéder à leur dossier médical. Le Civen leur fournit-il une aide à ce titre ? Votre comité dispose, par sa prérogative de puissance publique, de moyens d’accéder à des informations, notamment pour les vétérans. Mais qu’en est-il pour la population ? Je vous pose cette question parce que j’ai rencontré des travailleurs civils sur site et des personnes qui n’avaient pas du tout travaillé au CEP et qui m’ont indiqué avoir toutes les peines du monde à répondre aux demandes du Civen relatives aux documents à fournir.
Le critère de la localisation est très important à mes yeux. J’aimerais vraiment savoir comment le Civen, surtout lorsqu’il rejette une demande, s’assure qu’une personne n’était pas présente dans une zone supposée avoir été exposée au-delà du seuil de 1 millisievert.
M. Gilles Hermitte. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment clair quant au critère de la localisation. Il importe de bien distinguer les deux catégories de demandeurs, les personnes ayant travaillé pour le CEP et la population.
Pour cette dernière, la condition de lieu est simplement vérifiée à partir de déclarations du lieu de résidence, parfois d’attestations sur l’honneur, parfois de documents établis en mairie qui confirment la présence d’une personne dans une commune au cours d’une période donnée, parfois de témoignages. En d’autres termes, cette vérification est assez simple et la plupart des dossiers présentent une information assez précise quant au lieu où se trouvaient ces personnes.
Par ailleurs, pour les personnes qui ont travaillé au CEP, la problématique est beaucoup plus fine. D’abord, les états de service des militaires et des civils, en principe, nous permettent de savoir si les personnes ont été, à un moment ou à un autre, présentes à Moruroa, Fangataufa ou Hao. Les documents de santé et de suivi médical représentent également une source d’information car si une personne s’est blessée ou a été prise en chargé à Moruroa par exemple, cela prouve qu’elle y était. Nous rencontrons néanmoins certains cas dans lesquels des personnes affirment qu’elles étaient présentes sur les sites, mais sans pouvoir le prouver. Le Civen sollicite évidemment tous les organismes qui ont pu employer ces personnes pour avoir des documents mais, toutefois, les recherches effectuées après du service des archives du ministère de la défense ne nous permettent pas toujours d’obtenir un traçage précis en termes de localisation et de temporalité. Vous le savez, au cours des campagnes d’essais nucléaires, les tirs n’étaient pas réguliers et des périodes assez longues pouvaient s’écouler sans qu’il ait été procédé à aucun tir.
Si la présence d’une personne à Moruroa, Fangataufa ou Hao est attestée, il convient de s’enquérir de la nature de ses activités. En effet, même sur ces atolls, l’exposition au rayonnement n’était pas toujours totale et ne se trouvait circonscrite qu’à certaines zones, qu’à certaines activités, ou qu’à certains types de travaux.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ce que vous dites du critère de localisation me pose problème, parce qu’il me semble se confondre avec le lieu de résidence. Nous parlons bien d’essais atmosphériques. De 1966 à 1974, les campagnes de tir s’étendaient en général de fin juin jusqu’à début septembre, et la plupart des tirs étaient effectués en juillet et en août. Bien que la Polynésie soit alors en plein hiver austral, cette période est celle des grandes vacances ; autrement dit, on est à une période durant laquelle on est très souvent hors de son lieu de résidence. Or vous dites que le Civen cherche à savoir avec exactitude où se trouve la personne. Est-on capable, en 2024 de se souvenir exactement de l’endroit où l’on se trouvait en juillet 1974 ? Un demandeur saura certes dire si, cette année-là, il était résident de Pirae ou de Punaauia, de Tiarei ou de Reao. Mais y était-il pour autant présent en juillet 1974 ? Ce que je souhaiterais savoir, mais je sais que vous n’aurez pas la réponse, c’est est-ce que les autorités locales, étatiques ou militaires, faisaient des annonces lors des tirs, par exemple lors du tir Centaure du 17 juillet 1974, celui sur lequel nous sommes le plus documentés, où le nuage radioactif n’a pas pris la direction prévue et a mis 48 heures pour arriver sur les îles les plus habitées, Tahiti et les Îles Sous-le-Vent. Des annonces ont-elles été diffusées, qui demandaient aux personnes de rester cloîtrées chez elles ou, si elles se sont absentées, de rentrer chez elles et de ne plus en sortir pendant une semaine ? A-t-on informé la population que le nuage du tir Centaure n’était pas parti dans la bonne direction ? Si l’on m’apporte la preuve que de telles annonces ont été faites, alors je pourrais entendre qu’il est probable que les personnes étaient réellement chez elles, dans leur propre maison. Dans ces seules conditions, les documents que vous recueillez auprès des maires et qui attestent du lieu de résidence, me paraîtront constituer des preuves valides que le critère de localisation est satisfait – d’ailleurs, cela ne serait même pas suffisant, car après une annonce, des personnes qui étaient en visite dans leur famille loin de leur résidence auraient tout aussi bien pu rester enfermées chez leurs proches durant une semaine.
En outre, je rappelle que quarante-six tirs atmosphériques ont été effectués entre 1969 et 1974, mais de manière très irrégulière : il n’y a eu aucun tir en 1969, mais on en a compté neuf en 1974 sachant qu’il y en avait sept ou huit par campagne. Certains tirs étaient espacés de quelques jours, d’autres de deux semaines. Cela ajoute à l’incertitude !
Vous voyez bien, monsieur Hermitte, que ce critère de localisation est sujet à caution. Aussi, je m’interroge sur le caractère réaliste de votre méthode, et sur la capacité du Civen à prouver avec exactitude que le critère de localisation est rempli.
M. Gilles Hermitte. En disant que le Civen s’efforce de savoir avec précision où se trouvaient les personnes au moment des tirs, il est évident qu’il ne peut attendre des demandeurs qu’ils se souviennent parfaitement, cinquante ans plus tard, de ce qu’ils faisaient et où ils étaient au jour ou à l’heure près. C’est pourquoi nous nous en tenons, logiquement, au critère de la résidence. S’il est établi qu’une personne résidait à tel endroit, alors nous vérifions, à partir des études et des rapports à notre disposition, les doses efficaces qui ont pu être engagées et si celles-ci sont inférieures, égales ou supérieures à 1 millisievert.
Nous avons rencontré des cas similaires à ceux que vous avez évoqués, madame la rapporteure. Par exemple, des personnes, enfants à l’époque, nous ont dit qu’elles passaient leurs vacances chez leurs grands-parents dans la presqu’île durant la période concernée. Dans ces conditions, nous avons considéré, sur la foi de ces déclarations et à la condition d’être en mesure de prouver que les grands-parents étaient bien domiciliés dans la presqu’île, que le critère de localisation était rempli, et nous avons accepté les dossiers. Pour vous donner un autre exemple, lorsqu’un dossier comporte des informations fiables selon lesquelles des habitants de la partie ouest de Tahiti pouvaient se trouver dans la presqu’île le 17 juillet 1974, alors il est retenu.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je partageais les doutes de madame la rapporteure à propos du concept de présomption de causalité qui, tel que vous l’avez présenté, donnait l’impression que le Civen partait du principe que les demandes étaient injustifiées et qu’il revenait aux demandeurs d’apporter la preuve de leur présence sur les lieux et de leur exposition. Mais votre dernière réponse tempère ce sentiment.
Je souhaite aborder la question, selon moi centrale, du seuil et de la dose efficace engagée. Nous savons, en l’état actuel des connaissances et en s’appuyant sur des enquêtes internationales menées par l’IRSN et d’autres instituts, qu’il n’existe pas à proprement parler de seuil, et par conséquent que l’on ne peut affirmer avec certitude qu’en deçà d’un certain seuil, l’exposition au rayonnement ionisant n’a aucun effet. Dès lors, comment et par quel calcul le Civen peut-il reconstituer la dose efficace engagée ?
Par ailleurs, quelles difficultés rencontrez-vous pour accéder aux archives ? Hier, nous avons auditionné des représentants du service historique de la défense (SHD) et de la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) et nous avons pu mesurer les efforts déployés en matière de restitution des archives. Qu’en est-il du côté du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l’ASNR ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Civen. Permettez-moi, avant de vous répondre, de me présenter brièvement. Je suis vice-présidente du Civen, mais aussi médecin radiopathologiste et je travaille à la direction de la recherche fondamentale (DRF) du CEA, dont je suis également conseillère internationale auprès de la direction. Je suis par ailleurs cheffe de la délégation française au Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear). Enfin, je suis membre du groupe d’experts de l’article 31 auprès de la Commission européenne, qui travaille sur la radioprotection des travailleurs, de la population et des patients.
Pour répondre à votre question, la dose efficace engagée est très difficile à évaluer. Le calcul s’effectue à partir d’un certain nombre de paramètres, notamment le type de radionucléide, sa solubilité et sa forme physico-chimique. Tous les radionucléides rejetés dans l’atmosphère et susceptibles de contaminer les denrées alimentaires ou l’eau, sont pris en compte. Afin de réaliser le calcul précis, on recourt à des modélisations réalisées par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), à savoir des modèles dosimétriques et biocinétiques qui permettent de remonter à l’incorporation sur la base des conditions d’exposition définies au préalable. À partir de là, l’activité est incorporée et exprimée en becquerels, puis on applique un coefficient multiplicateur que l’on appelle un « coefficient de dose », qui est déterminé à partir de tableaux élaborés par la CIPR. On obtient ainsi la dose efficace engagée ; néanmoins, ces calculs sont entachés par d’importantes incertitudes. Nous nous efforçons de calculer au plus juste, mais la difficulté est grande, a fortiori par rapport à une dosimétrie externe.
En ce qui concerne le seuil de 1 millisievert, je partage les vues de mes collègues de l’ASNR, avec lesquels je collabore dans le cadre de l’Unscear. À ce jour, les publications scientifiques ne démontrent pas que des effets soient mesurables en dessous de 100 millisieverts. Toutefois, ce n’est pas parce que l’on ne peut pas mesurer des effets que ces effets n’existent pas. À cet égard, l’Unscear se montre prudent à propos de ses conclusions. Dès lors, je considère, comme le fait l’ASNR, que le seuil de 1 millisievert est un seuil légal, arbitraire mais qui, en tant que tel, n’a rien de scientifique.
Mme Monia Naouar, directrice du Civen. Je suis la directrice du Civen depuis mars 2023. Concernant votre interrogation sur l’accès aux archives, je rappelle, comme l’a fait M. Hermitte précédemment, que nous bénéficions d’une prérogative de puissance publique. À ce titre, nous sollicitons le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) afin obtenir les éléments médico-radiobiologiques relatifs à la surveillance médicale individuelle et collective.
Nous ne rencontrons pas de difficulté particulière pour accéder aux éléments dont nous avons besoin auprès du CEA. Auparavant, nous sollicitions la cellule du conseiller médical du CEA mais, après un changement au niveau de l’organisation du stockage des archives survenu en avril 2023, nous consultons désormais le service de prévention et de santé au travail de la direction des applications militaires (DAM), qui nous transmet tous les éléments individuels des demandeurs, à savoir les fiches de poste, les fiches de nuisance, les dosimétries et l’ensemble du dossier médical.
Le service historique de la Défense est notre interlocuteur pour toutes les informations collectives portant sur les unités et bâtiments militaires, leur organisation, les activités sur les sites, les rapports de fin de commandement, les journaux de navigation, ou encore les documents recensant les positions des bâtiments au moment des essais.
Nous sommes également conduits, en fonction de la situation particulière du demandeur, à solliciter d’autres structures telles que le centre des archives du personnel militaire de Pau ou bien le centre du service national et de la jeunesse de la Polynésie française. En tout cas, de manière générale, nous ne connaissons pas de difficulté particulière en matière d’accès des archives.
M. Yoann Gillet (RN). Je ne crois pas avoir entendu votre réponse à la question de madame la rapporteure portant sur l’accès aux rapports de tir dans le cadre de l’instruction des dossiers. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
De manière générale, et cette question s’adresse à chacun de vous, estimez-vous, à titre personnel, que vous avez disposé de l’intégralité des éléments nécessaires à la prise de décision ? Ou bien pensez-vous, au contraire, que le Civen ne fait finalement qu’appliquer une méthodologie définie par la loi ?
Enfin, comment expliquez-vous que le tribunal administratif donne parfois raison à des plaignants au sujet des dossiers d’indemnisation que vous refusez ?
M. Gilles Hermitte. Les rapports de tir, en effet, ne sont pas des documents à partir desquels nous travaillons. Cependant, nous disposons d’une documentation relative aux analyses des conséquences de ces tirs, présente notamment dans un ouvrage intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits. Ce livre paru en 2006, sous la direction de Gérard Martin, recense l’ensemble des tirs atmosphériques effectués en Polynésie, ainsi que leurs conséquences, tant sur l’environnement immédiat, c’est-à-dire sur les atolls à proximité des explosions, que sur un environnement plus éloigné lorsque les conditions météorologiques ne correspondaient pas tout à fait aux prévisions, en l’occurrence les atolls de Gambier et une partie de Tahiti en juillet 1974. D’autres sources existent sur les tirs, qu’il s’agisse de tirs atmosphériques, de tirs sous atoll ou sous lagon. Dès lors, je crois pouvoir affirmer que nous disposons des éléments suffisants pour prendre des décisions éclairées dans la plupart des cas.
Les dossiers que nous examinons ne sont pas tous absolument complets, et dans ce cas, pour faire écho à la première remarque de M. Laisney sur la présomption, la charge de la preuve pèse quand même sur le demandeur, à qui il appartient de nous fournir tous les éléments pertinents. L’article 10 du décret de 2014 le dit clairement : le dossier doit comporter les éléments qui attestent du lieu, de la période et de la pathologie. Une fois que ces trois éléments sont réunis, le Civen supporte la charge de la preuve du renversement de cette présomption. Lorsque le dossier n’est pas complet, ce qui est assez fréquent, nous prenons une décision sur la base des éléments dont nous disposons.
Permettez-moi d’illustrer mon propos par un exemple très simple. Nous étudions le dossier d’une personne dont nous savons qu’elle était présente à Mururoa et que son activité pouvait l’exposer à une contamination. Or nous ne disposons pas de l’ensemble de la surveillance médicale dont cette personne a bénéficié. En dépit de cette incomplétude du dossier, nous l’acceptons, parce que nous ne pourrons pas défendre une décision de rejet devant les juridictions.
Cette difficulté à rassembler l’intégralité des éléments explique en partie nos décisions relatives, souvent, à des travailleurs militaires ou civils présents sur les sites. Nous prenons une décision de rejet parce que nous pensons détenir des éléments sur l’activité, la surveillance et les contrôles couvrant l’ensemble de la période de présence de cette personne au CEP. Sur cette base, nous pensons pouvoir apporter la preuve que cette personne n’a pas pu être exposée à une dose supérieure ou égale à 1 millisievert.
Dans le cadre d’un contentieux, il arrive que le demandeur apporte des éléments nouveaux auxquels nous essayons de répondre, et parfois nous ne parvenons pas à convaincre les juges du bien-fondé de notre position. Régulièrement la justice nous donne tort, et nous ne faisons pas appel parce que nous savons que nous n’aurons pas d’éléments supplémentaires à faire valoir en appel, où les chances de succès s’en trouvent par conséquent réduites. Dans ces cas, nous acceptons simplement la décision et nous indemnisons.
À l’inverse, nous considérons dans certains cas que, compte tenu de l’activité de la personne qui, par exemple, effectuait des tâches administratives ou de secrétariat, la probabilité qu’elle ait pu être exposée à l’occasion de cette activité à un rayonnement entraînant une dose égale ou supérieure à 1 millisievert est très faible. Si la personne obtient gain de cause auprès d’un tribunal, nous faisons appel. Certes, nous avons perdu quelques dossiers en 2024, qui concernaient des militaires mais le Civen a obtenu gain de cause sur la totalité des décisions d’appel rendues en 2024, en l’occurrence dix-sept.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). J’aimerais être certain d’avoir bien compris les ressorts de la procédure. Que se passe-t-il lorsque le demandeur n’est pas en mesure d’apporter la preuve qu’il se trouvait, à tel moment, en tel lieu et dans telles conditions de sécurité qui auraient pu lui faire courir le risque d’une exposition, et que le Civen n’est pas lui non plus en mesure d’apporter la preuve que toutes ces conditions ne sont pas réunies ? Est-ce que le Civen s’autorise à prendre une décision dans ce cas ? Et que dit la justice, dans l’éventualité où elle est sollicitée ? En d’autres termes, à qui profite le doute, dans le cadre de votre instruction et devant un tribunal ?
Madame Naouar, vous avez indiqué ne pas rencontrer de difficultés particulières en matière d’accès aux archives. Lors de notre audition d’hier, il nous a été dit qu’il existait plusieurs catégories de documents, et notamment des documents jugés « proliférants ». Avez-vous parfois besoin de consulter ce type de documents pour parvenir à reconstituer les données permettant de vérifier le montant de la dose ? Leur caractère proliférant entrave-t-il leur accessibilité ?
M. Gilles Hermitte. Chaque situation est très particulière, notamment pour les personnes militaires et civiles travaillant au CEP. Lorsque nous avons de fortes présomptions quant à la présence d’une personne sur les sites du CEP pendant des périodes sensibles, mais que nous peinons à réunir les éléments concernant la surveillance de cette personne, alors le doute profite clairement au demandeur. Et nous indemnisons !
Mais il arrive aussi, dans certains dossiers, que nous n’ayons pas d’éléments autres qu’une simple déclaration de la personne attestant d’une présence à Moruroa. Cette déclaration peut-être le fait de la personne elle-même ou bien d’un ayant-droit affirmant, par exemple, que son père a été présent à Moruroa. Dans ces cas-là, nous ajournons souvent l’instruction du dossier dans l’attente de documentation supplémentaire, et nous sollicitons à nouveau les organismes susceptibles de nous apporter ces éléments. Si, au terme de cette enquête, nous n’obtenons aucun élément supplémentaire permettant d’attester, au-delà de la simple déclaration, la présence de la personne sur le site, alors nous rejetons la demande.
Mme Monia Naouar. Depuis mon arrivée au Civen, je n’ai pas rencontré de difficultés particulières pour obtenir des documents proliférants. Toutes nos demandes de communication de documents visent à répondre à des situations individuelles.
Récemment, pour une question d’archivage des documents au sein du Civen, j’ai interrogé le SHD sur les mentions de classification. Il m’a été répondu que la mention « confidentiel défense » pour tous les documents antérieurs à 1981 était une simple mention de protection et non pas une mention de classification. J’ai alors demandé la déclassification d’un certain nombre d’autres documents. En outre, les documents sont automatiquement déclassifiés au terme d’un délai de cinquante ans.
M. Yoann Gillet (RN). Un certain nombre d’acteurs contredisent ou relativisent les données et les conclusions du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, écrit par Sébastien Philippe et Thomas Statius, paru en 2021. Dans un rapport publié en 2020, l’IRSN (actuelle ASNR) rappelait que les liens entre les essais atmosphériques et les pathologies radio-induites étaient difficiles à établir ; le CEA continue à estimer, quant à lui, que les impacts des essais nucléaires sur les populations sont limités. Lors de la présentation du livre Toxique, le directeur des applications militaires du CEA avait jugé que les auteurs n’avaient pas tenu compte des mesures effectuées à l’époque des essais par le CEA et par l’armée.
Madame Lebaron-Jacobs, en votre qualité de membre du CEA, que pouvez-vous nous dire sur le regard que porte cette institution sur les données présentées dans Toxique ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs. Je suis en effet membre du CEA, mais je dépends de la direction de la recherche fondamentale et non de la direction des applications militaires (DAM). C’est donc en tant que médecin radiopathologiste que je peux vous livrer mes impressions sur l’enquête Toxique.
Mes impressions et celles qui ressortent des liens que j’ai avec diverses institutions internationales, c’est que les auteurs de ce livre ont formulé un certain nombre de critiques à l’égard du CEA mais je ne souhaite pas personnellement entrer dans ce débat. En revanche, je note que la publication que M. Philippe a fait paraître en anglais dans un journal scientifique est entachée d’un gros soupçon de conflit d’intérêts. En effet, il semble que certaines personnes ayant relu et approuvé cet article entretiennent des liens directs avec M. Philippe, qui est également coéditeur du journal en question. Cela va à l’encontre de l’éthique scientifique, qui commande de publier dans des revues avec lesquelles on n’entretient aucun lien, et d’être relu par des pairs qui, eux non plus, ne doivent entretenir aucun lien avec l’auteur. Ces conditions n’ayant pas été réunies dans le cas de l’article de M. Philippe, sa validité scientifique est sujette à caution. En outre, l’article me semble douteux sur certains points, et je sais que certaines paroles de mes collègues de l’IRSN d’alors ont été un peu transformées lors de leur retranscription. Je pense que mes collègues partagent ces réserves quant à la qualité scientifique des allégations présentent dans le livre Toxique.
J’aimerais, si vous le permettez, ajouter un mot sur les auditions que nous menons au Civen. Ces auditions sont parfois difficiles et même très éprouvantes parce que nous sommes face à des personnes qui nous parlent de leurs problèmes de santé, notamment de leur cancer. Je voudrais souligner que les membres du collège, et en particulier le président du Civen, font preuve de beaucoup d’empathie vis-à-vis de ces victimes. Nous nous efforçons d’aller dans leur sens, et non de les piéger. Nous ne traitons pas des dossiers désincarnés, nous nous adressons à des personnes et nous appréhendons des situations de vie.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le Président, vous n’avez pas répondu à ma toute première question sur les convocations à des heures tardives.
M. Gilles Hermitte. C’est une réalité, je ne vais pas vous le cacher. Il nous arrive en effet de convoquer des personnes très tôt le matin, compte tenu du décalage horaire avec la Polynésie. Lorsque j’ai pris mes fonctions en 2021, le comité siégeait le lundi matin à 9 heures. Les auditions avaient également lieu le dimanche soir à partir de 21 heures et jusqu’à 23 heures ou minuit. On comprendra aisément que ces horaires étaient assez pénibles, sur le plan personnel, pour les membres du collège, d’autant que les auditions sont parfois éprouvantes ainsi que vient de le rappeler notre vice-présidente. En septembre 2021, nous avons donc décidé de décaler du lundi au mardi les séances du collège, et les auditions avaient désormais lieu le lundi soir, dans les mêmes conditions, à partir de 21 heures. Il nous est par ailleurs arrivé quelques fois de réveiller une personne en Polynésie pour aborder avec elle des sujets douloureux, ce qui n’était pas idéal.
En 2023, à la suite d’un déplacement du Civen en Polynésie, il a été décidé de changer les horaires du collège, et de procéder désormais aux auditions tôt le matin avant une réunion l’après-midi. Madame la rapporteure me contredira peut-être mais, des échanges que nous avons eus avec nos interlocuteurs, il ressort que les Polynésiens ont pour habitude de se lever plutôt tôt et de se coucher également plutôt tôt. Hormis une association, tous les autres partenaires avec lesquels nous travaillons ont accepté ces nouveaux horaires. Il est difficile de faire, mieux, et je ne peux bien entendu pas demander aux membres du collège, qui ont d’autres fonctions, de se réunir au milieu de la nuit.
Depuis que nous avons opéré cette modification, c’est-à-dire en 2023, je dois ajouter qu’il ne nous est parvenu aucune récrimination de la part des personnes que nous avons auditionnées, et nous n’avons pas davantage eu le sentiment de les réveiller. On a fait au mieux pour faciliter les choses.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Madame la vice-présidente Lebaron-Jacobs, lorsque vous calculez les doses efficaces, vous vous basez sur des tableaux produits par le CEA. Ces tableaux concernent-ils toutes les îles de la Polynésie ? Existe-t-il des relevés de doses de départ, antérieurs au premier essai ? Le CEA, du moins ceux qui ont mesuré la radioactivité naturelle, a-t-il dressé un état des lieux préalable pour tenir compte de la radioactivité naturelle ?
Vous avez parlé de dosimétrie d’ambiance : où étaient placés les dosimètres d’ambiance ? Ont-ils servi à établir une cartographie de la Polynésie avec les doses efficaces ? L’IRSN nous a informés que ces tableaux avaient été validés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Quel est votre avis à ce sujet ?
Enfin, quand vous parlez de conflits d’intérêts au sujet des auteurs du livre Toxique, estimez-vous normal par ailleurs, en tant que scientifique, que ceux qui effectuent les mesures de départ sur la radioactivité naturelle soient les mêmes qui, ensuite, vous donnent les mesures consécutives aux essais après les avoir tirés ? N’y a-t-il pas là non plus un potentiel conflit d’intérêts ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs. La dosimétrie d’ambiance peut être évaluée de diverses manières. La technique utilisée par le CEA implique des calculs par rapport aux rejets atmosphériques. Il est également possible de procéder par analyse des radionucléides collectés sur des filtres.
Concernant la radioactivité naturelle, je sais que des mesures ont été réalisées avant les essais, mais je ne suis pas spécialiste de ce domaine. La Direction des applications militaires pourrait vous apporter davantage de précisions sur ce point.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si je comprends bien, il y a donc deux expositions à prendre en considération, une externe et une interne. J’aurais aimé mieux comprendre comment est appréhendée l’exposition interne relative à la consommation d’eau et de nourriture, mais le temps nous manque, et je vais me contenter de quelques dernières questions.
Madame Naouar, pourriez-vous nous dire où sont disponibles les formulaires traduits en tahitien et en arabe mentionnés par M. Hermitte ? Depuis quand ces formulaires sont-ils disponibles dans ces langues ? Monsieur le Président, est-il vrai qu’un ayant-droit doit reconstituer l’intégralité du dossier lorsqu’il fait une demande pour un parent déclaré victime ?
Mme Monia Naouar. Il se trouve que nous venons de mettre en ligne, hier, un nouveau site internet. Il contient tous les formulaires de saisine en français, en tahitien et en arabe, ainsi que les textes de loi applicables. Auparavant, le Civen disposait d’une page internet sur le site du Gouvernement, où les formulaires en tahitien étaient disponibles. Malheureusement, nous n’avions pas la main sur cette page internet et une perte de données est survenue. Les formulaires en tahitien n’ont plus été disponibles le temps de développer le nouveau site, mais leur disponibilité est désormais rétablie. Les formulaires ont été traduits il y a plusieurs années, peut-être quatre ou cinq ans, mais je ne saurais vous indiquer la date exacte.
Les ayants-droit n’ont pas du tout à reconstituer l’intégralité du dossier. Le Civen n’y a d’ailleurs pas intérêt, puisque cela impliquerait de demander à nouveau tous les éléments et compliquerait donc grandement sa tâche. Nous demandons uniquement aux ayants-droit leurs informations personnelles, le formulaire Civen avec leurs coordonnées, leurs documents d’identité, et éventuellement les éléments manquants dans le cadre de la demande initiale. Tous les documents déjà reçus sont conservés, le dossier garde le même numéro et nous y ajoutons simplement les informations du ou des ayants-droit qui reprennent le dossier.
J’aimerais revenir par ailleurs sur un point que vous avez soulevé, monsieur le Président, en début de séance. Le Civen n’a jamais refusé une demande de report d’audition. Dans le cas que vous avez mentionné, aucune demande de report n’a été reçue avant l’audition du 11 septembre. Une demande nous est parvenue après que le Civen a signifié la décision de rejet à la requérante. Le 17 octobre, cette personne a demandé une nouvelle audition, ce que j’ai accepté. Après un mois sans nouvelles, une association a repris le dossier et demandé qu’il soit procédé soit à la tenue d’une nouvelle audition, soit à la prise en compte d’un témoignage écrit. Ce témoignage écrit a été transmis aux membres du collège, aboutissant par la suite à une confirmation de la décision initiale.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Madame Lebaron-Jacobs, je reviens sur une question que je vous ai posée tout à l’heure. Vous avez évoqué une suspicion de conflit d’intérêts concernant un article publié par l’un des auteurs du livre Toxique. En tant que scientifique, ne trouvez-vous pas problématique que le CEA soit à la fois responsable des essais, des mesures initiales, des calculs de dosimétrie et de l’évaluation des doses de radioactivité ? N’y a-t-il pas là aussi un conflit d’intérêts comme je vous le demandais ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs. Sur le principe, vous avez effectivement raison. En tant que scientifique, il s’agit effectivement d’une situation délicate. D’autres organismes ont peut-être effectué des mesures à cette époque, mais je l’ignore. Malheureusement, il semble qu’il n’existait pas d’alternative à cette situation.
M. Gilles Hermitte. Je tiens à préciser que le CEA était le seul à disposer des mesures réalisées au moment et sur les lieux des essais. Toutes ces mesures, ainsi que l’a rappelé le directeur général de l’IRSN lors de son audition au printemps, ont été transmises à l’Unscear.
Concernant les calculs effectués par le CEA, l’AIEA est intervenue à la demande de l’État français pour vérifier la méthodologie utilisée, et non les données elles-mêmes. Dans son rapport, l’AIEA a confirmé que la méthodologie du CEA était tout à fait valide et que, en cas de doute, les situations majorantes avaient été systématiquement retenues.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie, Mesdames et Monsieur, d’avoir répondu à nos questions.
La séance s’achève à 17 heures 05.
———
Présents. - Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau, Mme Dominique Voynet
Excusé. - M. Jean-Paul Lecoq