Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse de M. Patrice BOUVERET, directeur de l’Observatoire des armements 2
Mercredi
19 février 2025
Séance de 15 h 30
Compte rendu n° 13
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mercredi 19 février 2025
La séance est ouverte à 15 h 30.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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I. Audition, ouverte à la presse de M. Patrice BOUVERET, directeur de l’Observatoire des armements
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements.
Je vous rappellerai que l’Observatoire des armements, créé à Lyon en 1984, est un centre d’expertise indépendant. Initialement nommé « Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits », il visait à stimuler le débat sur le désarmement et la place des armes dans le monde, la France étant le deuxième exportateur d'armes après les États-Unis.
Votre observatoire, qui a célébré ses 40 ans en octobre dernier avec une exposition à Lyon, a pour objectif d’étayer les travaux de la société civile sur les questions de défense et de sécurité, dans une perspective de démilitarisation progressive. Il se concentre sur deux axes principaux : les transferts et l'industrie d'armement d'une part et les armes nucléaires et leurs conséquences d'autre part.
Vous avez publié plusieurs articles ainsi que deux ouvrages, dont « Déchets nucléaires militaires : la face cachée de la bombe atomique française », co-écrit avec Jean‑Marie Collin en 2021. Vous êtes engagé dans l'abandon du nucléaire militaire et êtes intervenu à plusieurs reprises sur la question des essais nucléaires en Polynésie française, raison pour laquelle nous vous auditionnons aujourd'hui.
Les membres de la commission d'enquête ont reçu un dossier documentaire contenant deux de vos articles pertinents : l'un publié sur le site de l’Observatoire à la suite de la visite du Président de la République à Papeete en juillet 2021 et l’autre intitulé « Indemnisation des victimes d'essais nucléaires : l'échec de la loi Morin », publié sur le Blog « Le club des juristes » en juillet dernier.
Nous souhaitons que votre propos liminaire nous éclaire sur plusieurs points. Tout d’abord, quels aspects de la loi Morin pourraient, selon vous, être améliorés ? Comment jugez-vous les récentes avancées sur le dossier polynésien, notamment la reconnaissance inédite d'une « dette » par le Président de la République en 2021 et l'ouverture progressive des archives militaires ?
Préalablement à votre intervention, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer, le cas échéant, vos déclarations. Je vous rappelle également que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Patrice Bouveret prête serment).
M. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements. Je salue tout d’abord l’importance des travaux de cette commission, ce sujet n’ayant pas fait l’objet de suffisamment de débats et de concertations depuis de nombreuses années.
Avant d'entrer dans les détails, je souhaite rappeler le contexte d'adoption de la loi Morin, qui explique en grande partie les difficultés rencontrées par la suite dans son application au niveau de la société civile.
L'Observatoire des armements est effectivement un centre d'expertise indépendant et non un mouvement en tant que tel. Notre objectif, lors de sa création, était de favoriser un débat de fond dans la société en apportant des contre-expertises, afin de ne pas dépendre uniquement des informations fournies par les autorités publiques ou militaires. Je répondrai plus en détail au questionnaire que vous nous avez envoyé, mais je tiens à préciser que notre fonctionnement est celui d'une association classique, avec un conseil d'administration, des équipes de bénévoles et deux collaborateurs permanents qui mènent à bien notre travail de documentation et de recherche.
Notre financement, qui est un aspect important dans ce type de travail, repose sur des donateurs individuels pour plus de la moitié de nos recettes. L'autre moitié provient des études que nous réalisons et de la vente de nos publications. Cela nous permet d'atteindre un équilibre financier sans dépendre d’aucune subvention, un choix délibéré de notre part.
Pour comprendre la genèse de la loi Morin de 2010, il faut remonter à l’été 1990, lorsque nous avons commencé à être interpellés sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie. Le point de départ de notre travail a été la publication en français, par une députée européenne écologiste que certains connaissaient peut-être, Solange Fernex, d'un recueil de témoignages recueillis en Polynésie, initialement publié en anglais par Greenpeace Nouvelle-Zélande. Pour répondre à la demande de Greenpeace France qui souhaitait une vérification de ces témoignages, Bruno Barrillot s’est rendu en Polynésie, sur l'atoll de Tureia, le plus proche des essais, pendant deux mois. Là-bas, il a pu observer deux abris distincts, l'un en béton pour les militaires, l'autre en tôle pour la population, et cette différence a été un élément déclencheur de notre engagement en permettant de renforcer nos convictions concernant l’arrêt des essais ; je me souviens parfaitement de son appel téléphonique, au petit matin pour lui, lorsqu’il m’a dit ce qu’il venait de voir.
Réalisant qu’aucune information n’existait alors en France sur la question, nous avons alors entrepris un travail de documentation sur les essais nucléaires et leurs conséquences et constitué des archives uniques, accessibles au public. Ce travail, qui a attiré l'attention de nombreux journalistes et réalisateurs, a également conduit d'anciens appelés à s’interroger sur les liens entre leur participation aux essais et leurs problèmes de santé ou ceux de leurs enfants.
Après cette phase de recueil, d’analyse et de publication, est arrivé le temps de l’interpellation des parlementaires. Le 20 février 1999, nous avons ainsi organisé le premier colloque sur ce sujet à l'Assemblée nationale, réunissant témoins, scientifiques et parlementaires, grâce au soutien de Michèle Rivasi et de Marie-Hélène Aubert. Parallèlement, une première enquête sociologique basée sur un recueil de témoignages, avec l’appui notamment de l’Église évangélique, a été menée en Polynésie auprès des travailleurs, juste après l’arrêt des essais en 1996. Nous avons ensuite organisé plusieurs colloques et réunions en France métropolitaine et en Polynésie.
Un tournant majeur s'est produit en 2005 avec le changement de majorité en Polynésie, lorsque le parti indépendantiste Tavini huiraatira, a mis en place une commission d'enquête à l’Assemblée territoriale. Le rapport de cette commission, à laquelle Bruno Barrillot a largement contribué, a contraint le Gouvernement français à modifier son discours habituel pour reconnaître que les essais nucléaires n'avaient pas été aussi propres qu’annoncé initialement.
Cette évolution a ensuite conduit différents partis politiques à élaborer des propositions de loi jusqu’à ce qu’en 2008, un travail commun aboutisse à une proposition de loi transpartisane portée par Christiane Taubira à l’époque. Ne souhaitant pas que les parlementaires adoptent une loi favorable aux victimes, le Gouvernement a cependant préféré déposer son propre projet de loi, qui reconnaissait le principe d’indemnisation tout en instaurant des verrous à ce que cette reconnaissance soit effective.
Ce changement d'attitude du Gouvernement, passé du déni à une volonté de maîtriser le débat en se réappropriant les choses, s'est accompagné à la fois de la mise en place d’enquêtes et d’une ouverture progressive des archives et d’une volonté d’empêcher les victimes d’accéder à une réelle indemnisation. Une amélioration notable a été obtenue dans le cadre d’une loi de programmation militaire, étendant le périmètre concerné par l’indemnisation dans la loi Morin à l’ensemble de la Polynésie. La déclassification de documents en 2013, après dix ans de procédures juridiques, a permis de nouvelles avancées, notamment la publication de l'ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie ».
La justice a également mené un important travail. À cette époque, M. Morin, alors ministre de la Défense, souhaitait que son projet de loi permette de stopper toutes les procédures juridiques en cours. Ce vœu est resté pieux puisqu'aujourd’hui encore, de nombreuses décisions du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) sont contestées en justice. La loi n’a donc pas permis d’apporter l’apaisement souhaité par le Gouvernement puisque, de 2010 à 2017, seuls 2 % des dossiers étaient acceptés. Il a fallu attendre 2017 et un article de la loi « égalité réelle outre-mer » (Érom) pour que le « risque négligeable » soit supprimé et progressivement remplacé par un autre article qui n’a pas de sens d’un point de vue scientifique, puisqu’instaurant le seuil de 1 millisievert.
M. le président Didier Le Gac. Les propos tenus par le Président de la République sur la « dette » lors de son déplacement en Polynésie en 2021 vous semblent-ils constituer un tournant significatif ?
M. Patrice Bouveret. L’année 2021 marque effectivement le début d’un tournant dans le discours et dans les informations affichées, bien que cela soit moins évident concernant le vécu des populations. Il existe d’ailleurs un risque auquel nous devons porter une vigilance particulière, qui est celui d’un double système, l’un pour les victimes algériennes et l’autre pour les victimes françaises. Dans le cadre de notre démarche, nous avons toujours considéré l'ensemble des victimes, avec le souci que les mesures prises soient applicables à toutes, quel que soit leur lieu de résidence. Il me paraît important de soulever cette question dans le cadre de cette audition, même si cette commission traite uniquement de la Polynésie française.
Si la loi Morin prévoit des indemnisations individuelles, accordées au cas par cas, j’estime également nécessaire de mener un travail de réflexion sur les réparations collectives à mettre parallèlement en place. Comme peuvent le dire un certain nombre de personnes qui refusent de déposer des dossiers, le prix de la vie ne peut être évalué. Un équilibre doit donc être trouvé entre cette prise en compte individuelle et la nécessaire considération du collectif.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Concernant les indemnisations collectives que vous évoquez, le rôle de cette commission sera également d’effectuer des propositions visant à compléter les dispositifs issus de la loi actuelle.
Dans un éditorial paru en juillet 2021 sur votre site, vous vous référiez aux déclarations de Geneviève Darrieussecq, alors secrétaire d'État auprès de la ministre des armées, selon lesquels il n'y avait pas eu de « mensonge d'État » au sujet des essais nucléaires effectués en Polynésie. Pour vous, ces propos témoignaient de la volonté gouvernementale d’étouffer les problèmes plutôt que d’assumer ses responsabilités. Votre appréciation a-t-elle évolué depuis trois ans, avec notamment l’ouverture des documents jusque-là classifiés ? Que pensez-vous du fait que le terme de solidarité soit préféré à celui responsabilité ?
M. Patrice Bouveret. Ce que j’essayais d’expliquer tout à l’heure, c’est le renversement d’attitude de l’État sur ce sujet. Historiquement, le Gouvernement a toujours cherché à minimiser sa responsabilité en affirmant avoir agi au mieux sur la base des connaissances disponibles à l’époque. Il est pourtant probable qu’ils en savaient bien plus qu’ils ne veulent l’admettre sur les risques encourus par les populations. Ces risques ont malgré tout été considérés comme des « dégâts collatéraux » face à l’objectif ultime qui était celui d’obtenir la bombe nucléaire et qui prévalait alors sur toute autre considération.
Concernant la prise en charge des maladies liées à ces essais, notamment pour le personnel exposé, la situation est encore plus flagrante en Polynésie, où les coûts sont supportés par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) et la solidarité nationale à travers la Sécurité sociale. Si, en Polynésie, la question du coût de cette prise en charge est clairement posée, elle ne l’est jamais en métropole, alors qu’il serait essentiel d’évaluer ce coût réel afin de mesurer les conséquences du choix du nucléaire, aussi bien en termes de santé publique que d’environnement. Malheureusement, ces aspects ne sont jamais évoqués.
Si l’on souhaite véritablement parler de solidarité, il n’appartient pas aux travailleurs qui cotisent à la Sécurité sociale, que ce soit en métropole ou en Polynésie, de supporter les conséquences financières d’une politique militaire décidée par le Gouvernement. D’autant plus que ces choix, notamment celui de l’arme nucléaire comme pilier de notre sécurité nationale, ont été pris avec très peu de débats collectifs.
Enfin, s’il ne s’agit pas ici d’accuser le Gouvernement de mensonge volontaire, il est évident que certains intérêts ont toujours primé sur d’autres. Or, l’intérêt d’obtenir la bombe a toujours été prioritaire, surtout lors des premiers essais en Algérie, où la maîtrise technique était encore incertaine. Pourtant, le rôle d’un Gouvernement devrait également être d’assurer la sécurité de ses citoyens, car cela fait pleinement partie de sa responsabilité.
M. Yoann Gillet (RN). Je me permets tout d’abord une petite parenthèse pour vous dire que j’ai reçu, la semaine dernière dans ma circonscription, un Gardois qui était en Polynésie en 1968 et qui m’a parlé de vous…
Vous avez évoqué l’idée d’une indemnisation collective. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Cette idée ne vous semble-t-elle pas quelque peu utopiste ? Vous avez évoqué les personnes réticentes à déposer des dossiers individuels par crainte que leur vie ne soit scrutée en détail, mais j’ai du mal à imaginer concrètement ce que pourrait être une indemnisation collective.
M. Patrice Bouveret. À notre sens, l’indemnisation collective implique la mise en place d’un système de prévention et de surveillance médicale et sanitaire, qui n’est pas suffisamment développé pour les populations et le personnel concernés. Il est particulièrement important d’améliorer la prise en charge car nous savons que des maladies peuvent se déclarer tardivement. Un suivi régulier aurait dû être instauré dès le début, notamment pour le personnel, accompagné au surplus d’une information adéquate à l’égard tant des personnels que de la population. Bien que les essais aient cessé depuis plusieurs années, la mise en place de ce suivi approfondi reste cruciale.
En termes de moyens à développer, l'accent doit être mis sur la Polynésie pour pallier le manque d'équipements et de structures d'accueil. La situation en Algérie nécessiterait des accords avec le gouvernement algérien, ce qui relève d'un autre débat. Des infrastructures sont également nécessaires en métropole pour accueillir les Polynésiens contraints de venir s’y faire soigner, afin qu'ils ne se sentent pas déracinés. Ces mesures, bien qu’onéreuses, sont essentielles pour apaiser les relations et montrer aux personnes concernées qu’elles ne sont pas abandonnées. L’aide actuelle pour la constitution des dossiers, bien qu’existante, reste largement insuffisante.
Il est également essentiel d’aborder la question de la transmission mémorielle. Le centre de mémoire, idée proposée dès 2005 dans le rapport de la commission de l'Assemblée territoriale, n’a toujours pas été mis en place à ce jour alors que les victimes ont besoin d’un lieu où partager leurs expériences et les transmettre aux générations futures. Il ne s’agit pas simplement de documenter les aspects techniques des essais, mais de véritablement préserver le vécu des Polynésiens ainsi que du personnel militaire et civil. Ce projet rencontre visiblement des obstacles importants dans sa mise en œuvre. Or, il est anormal que la concrétisation d’une initiative aussi importante pour la mémoire collective prenne autant de temps.
M. Yoann Gillet (RN). Je comprends mieux votre concept d’indemnisation collective. Je pensais initialement que vous faisiez référence à une décision collective aboutissant à des indemnisations individuelles, mais ce n’était pas le cas et je vous remercie pour cette clarification.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Chacun ici connaît mon intérêt pour la question de l’arme nucléaire et le travail de notre commission d’enquête permet de mettre en lumière sa réalité. Nous payons un prix élevé au nom de notre protection car, à l’époque, il s’agissait de mettre en place la dissuasion nucléaire pour protéger l’ensemble du peuple français. Aujourd’hui, l’enjeu est de reconnaître ceux qui ont sacrifié une partie de leur vie ou de leur avenir, de les indemniser et de les inscrire dans l’histoire collective.
Notre commission d’enquête montre que les archives commencent seulement à s’ouvrir. La création d’un centre de mémoire nécessite de viser la plus grande transparence possible et de permettre à chacun d'exprimer sa vérité, qui ne sera peut-être pas totalement la même selon qu’il s’agira des militaires, des ingénieurs, des Polynésiens, des victimes ou des responsables politiques de l’époque.
Je souhaite savoir si le travail que vous poursuivez s'enrichit grâce à l’ouverture des archives. Profitez-vous de cette ouverture pour compléter votre observatoire de manière incontestable et pour continuer à aider les chercheurs et les victimes ?
J’ai également une interrogation concernant les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Je suis surpris que nos témoins semblent découvrir les dangers de l’atome au moment des essais en Algérie ou en Polynésie. Cela suggère-t-il qu’aucune leçon n'a été tirée sur les conséquences sanitaires et les dangers de l’atome avant et pendant les essais nucléaires ? Il me semble qu’il manque au moins deux décennies d’informations sur la connaissance des armes nucléaires. Comme vous avez commencé à observer les choses avant même que les essais ne soient lancés ? Avez-vous travaillé sur cette période qui m’interpelle ?
M. Patrice Bouveret. Il est certain que le délai entre la réalisation des essais nucléaires et la prise de conscience de leurs conséquences peut sembler surprenant. Pourtant, les connaissances existaient déjà avant que le Gouvernement français, les scientifiques, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et les militaires ne lancent le programme d’essais. L'une des premières actions entreprises fut la traduction d’un ouvrage anglais traitant des études menées après Hiroshima et Nagasaki, qui est pourtant resté classifié « confidentiel défense » et n’a donc pas été largement diffusé.
Dès le début, certains scientifiques tels que Jean Rostand, personnalité de l’époque, ont tenté d’alerter l’opinion publique, sans que leurs avertissements ne trouvent d’écho. Cette situation pourrait s'expliquer par le traumatisme encore présent de la Seconde guerre mondiale et le désir de la France de retrouver sa place sur la scène internationale ; toujours est-il que la priorité était alors donnée à la reconstruction, au développement économique et à l’acquisition de l’arme nucléaire.
Des voix importantes comme celle d’Albert Camus, qui a rédigé un éditorial le 8 août 1945 mettant en garde contre les dangers de l'arme nucléaire, n’ont pas suffi à sensibiliser l'opinion publique. Il a fallu attendre la première guerre du Golfe, avec l’utilisation d’armes à l’uranium appauvri, pour que la conscience des conséquences des essais nucléaires émerge véritablement en métropole. En Polynésie, la perception était évidemment différente, la population étant plus directement concernée. Le « syndrome du Golfe » a conduit d’anciens appelés, qui avaient servi au Sahara ou en Polynésie, à s’interroger sur l’origine de leurs problèmes de santé et à interpeller ensuite les associations concernées. C’est à ce moment-là qu’une véritable prise de conscience des problèmes potentiels liés aux essais nucléaires s’est développée en France.
Il faut noter que les principaux mouvements militants de l’époque se concentraient principalement sur l’arrêt des essais plutôt que sur leurs conséquences sanitaires et environnementales. Ce n’est qu’après les années 2000 que ces questions ont pris une importance croissante, dans un contexte où la sensibilité écologique s’est considérablement développée.
Concernant la mémoire et les archives de cette période, nous disposons déjà d’une quantité importante de documents. Des centaines de boîtes d’archives ont été collectées depuis les années 1990, notamment sous l’impulsion de Bruno Barrillot, alors délégué au suivi des conséquences des essais. Ces archives pourraient être transférées à la Polynésie pour alimenter un centre de mémoire.
Bien que nous ne disposions pas de tous les détails techniques sur chaque essai, nous possédons suffisamment d’éléments pour mener un travail de transmission et alimenter un débat politique et sociétal. L’enjeu principal est désormais de recueillir et de préserver les témoignages des personnes encore en vie ayant connu ces événements, avant qu’il ne soit malheureusement trop tard. Des enregistrements vidéo ont déjà été réalisés en ce sens depuis 2005 mais telle est bien la visée de ce centre de mémoire, qui consiste à récolter le plus grand nombre de témoignages possibles.
Nous avons choisi de ne pas beaucoup exploiter le matériel issu de l’ouverture des archives en 2021 car, au-delà du temps et des moyens nécessaires pour le faire, il nous semble relever davantage de la précision que d’une analyse des processus mis en place. Or, notre priorité actuelle est de diffuser l’information existante plutôt que de nous concentrer sur de nouvelles recherches qui pourraient retarder la prise en compte de ces questions. À titre d’exemple, une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui a duré plus de huit ans, s’est conclue sans pouvoir affirmer ou infirmer les effets des essais nucléaires sur la santé, suggérant seulement la nécessité de nouvelles études : notre approche vise à éviter ce type de reports et à agir avec les connaissances dont nous disposons déjà. La priorité n’est pas de multiplier les études mais d’agir concrètement pour les personnes ayant subi les conséquences des essais nucléaires. L’ouverture tardive des archives peut s’apparenter, comme pour d’autres domaines tels que le tabac, à la « fabrique de l'ignorance », avec une multiplication d’études contradictoires qui retarde la mise en place de procédures de réparation, sous prétexte d’attendre des résultats probants.
Il existe toutefois un domaine d’étude crucial qui n’a encore jamais été exploré : celui de l’impact transgénérationnel. Hormis un recueil d’observations du docteur Sueur lors de ses consultations, rien n’a été publié sur cette question, sujet d’autant plus important qu’une partie de la communauté scientifique nie les effets de la radioactivité sur les générations futures. Bien que nous ayons encore besoin de preuves concrètes pour contrer ce déni, nous disposons déjà de suffisamment d'informations pour entamer des réparations sans nous lancer dans de nouvelles études qui ne feraient que ralentir le processus.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma première question concerne la reconstitution de la dose, cruciale pour les dossiers, puisqu’il s’agit d’atteindre ou non le seuil d’un millisievert. Disposez-vous d’éléments d’appréciation sur les méthodes de mesure utilisées à l'époque et les modalités de calculs actuelles pour cette reconstitution ? Nous savons qu’à la dose reçue par l’extérieur au moment du tir s’ajoute celle ingérée à travers l’eau et la nourriture locale. Ma seconde question porte sur le fonctionnement du Civen et les modalités de renversement de la présomption de causalité. Avez-vous des informations et un avis argumenté sur ces sujets ?
M. Patrice Bouveret. Dans la mesure où nous sommes davantage des spécialistes des sciences sociales que des scientifiques, nous abordons ce dossier sous un angle sociologique. D'après nos recherches, la notion de seuil n'est pas une notion scientifique mais politique, définissant ce qu'une société considère comme acceptable en termes de conséquences. Il s’agit d’évaluer ce qu’une société est prête à assumer comme coût social, environnemental et sanitaire pour une technologie qu’elle souhaite développer. Les seuils en matière nucléaire ont considérablement évolué selon les lieux et les circonstances, comme nous avons pu le constater à Fukushima ou ailleurs. Nous estimons que le seuil d'un millisievert devrait être abandonné car il ne constitue pas une preuve scientifique. Le principe de présomption devrait se baser uniquement sur les dates, bien que cela puisse également soulever des débats, la radioactivité ne cessant pas d'agir après l’arrêt des essais.
Concernant les zones, elles ont été largement élargies pour la Polynésie depuis 2013, contrairement à l'Algérie où les zones définies excluent étrangement certains villages, pourtant directement exposés aux nuages radioactifs. Un travail d'égalité doit donc être effectué entre ces deux sites d'essais nucléaires français. Enfin, la liste des maladies radio-induites en France est relativement restreinte comparée à celle des États-Unis, par exemple, ou même aux constats empiriques.
La semaine dernière marquait l’anniversaire de la première bombe en Algérie. Lors d’un colloque auquel nous avons participé, des responsables médicaux algériens ont présenté une liste de trente-huit maladies potentiellement radio-induites ayant affecté les habitants de Reggane et d’In Ekker, les deux sites d’essais nucléaires français dans le Sahara. Nous attendons des documents détaillés de leur part, que nous diffuserons dès réception. Ces informations pourraient permettre d’élargir la liste des maladies reconnues en France par la loi Morin.
Il est important de noter que les effets des radiations ne se limitent pas aux cancers, les travaux du comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) suggérant que certaines maladies cardiovasculaires et d'autres pathologies devraient être prises en compte. La France devrait donc adopter une approche plus ouverte concernant cette liste de maladies.
Concernant les indemnisations et le travail du Civen, il est urgent d'élargir la liste des maladies reconnues, afin de procéder à un réexamen des dossiers précédemment rejetés et de permettre aux ayants droit de redéposer des dossiers, même s'ils sont hors délais, afin qu'ils puissent prétendre à une éventuelle indemnisation. Nos échanges réguliers avec le Civen nous conduisent à penser qu'il manque une certaine générosité ou une certaine ouverture dans le traitement des dossiers. Il ne s’agit évidemment pas d’une critique envers les personnes qui y travaillent mais plutôt d’une observation sur le processus. Le fait que seulement 48 % des dossiers soient acceptés, et que ce chiffre soit même descendu à environ 30 % en 2024, est franchement préoccupant. Compte tenu du faible nombre de personnes qui parviennent à constituer un dossier complet, avec toutes les pièces requises, souvent d’ailleurs avec l’aide des associations, la quasi-totalité des 3 000 dossiers déposés devrait être acceptée. Il faudrait supprimer le critère conduisant au rejet des dossiers et se concentrer uniquement sur le lieu, la date et la liste des maladies. Il s’agissait d’ailleurs de l’intention lorsque vous, les législateurs, avez supprimé l’article sur les risques négligeables.
Un élément manquant dans le processus législatif actuel est la commission de suivi, prévue mais qui ne fonctionne pas faute de se réunir. Il est essentiel de mettre en place une véritable concertation tripartite entre les autorités publiques, les représentants des victimes et la représentation parlementaire pour servir un peu d’arbitre ou de médiateur entre les deux, afin de trouver un juste équilibre permettant d’indemniser réellement les personnes qui en ont besoin.
Il est enfin important de noter la crainte exprimée par certains militaires sur le fait que ce système d'indemnisation pour les victimes des essais nucléaires puisse servir de modèle pour l’ensemble du nucléaire français civil. Si tel était vraiment le cas, cela soulèverait des questions importantes sur la pérennité de cette technologie au vu de ses impacts sur la santé et l’environnement.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je vous remercie d’avoir évoqué le centre de mémoire, au sujet duquel je souhaitais initialement vous poser une question. Les raisons de la procrastination que vous évoquiez peuvent-elles être liées à d’éventuelles choses qui resteraient à cacher ? S’agit-il toujours d’une question d’indemnisation ? Ou est-ce précisément la crainte que le public s'interroge sur le nucléaire en général, et pas seulement sur la bombe atomique ? Vous venez de répondre à ces questions, donc je ne vous relance pas sur le sujet, mais je vous remercie en tout cas pour vos propos éclairants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je tiens également à remercier M. Bouveret d’avoir abordé toutes les problématiques qui nous préoccupent en Polynésie. Concernant l’indemnisation collective, il est important de souligner que la Sécurité sociale polynésienne prend actuellement en charge toutes les maladies potentiellement radio-induites. Il serait judicieux d’envisager une aide supplémentaire de l’État pour la prise en charge de ces maladies. Nous allons bientôt auditionner la CPS pour obtenir plus de détails à ce sujet. L’indemnisation collective devrait également prendre en compte les aspects environnementaux, notamment la création du centre de mémoire dont nous avons parlé.
Concernant la liste des maladies, actuellement fixée à vingt-trois et qui atteint les trente-cinq en y ajoutant celle des États-Unis, elle pourrait être discutée lors de la commission qui, malheureusement, ne se réunit jamais. En tant que parlementaires, nous travaillons sur ce sujet depuis 2024. L’exécutif promet d'agir mais nous attendons toujours des résultats concrets.
Si vous souhaitez en reparler brièvement, nous sommes intéressés par les idées de préconisations que nous pourrions explorer à l’issue de cette commission d’enquête.
M. Patrice Bouveret. Il est essentiel de se concentrer sur l’avenir plutôt que sur le passé. Nous devons réfléchir à la création de lieux où les personnes malades pourraient se retrouver, être entourées et prises en charge concrètement. Cela est particulièrement important pour les Polynésiens qui viennent en métropole. Nous avons discuté de l’idée d’une « maison de la Polynésie » avec certains Polynésiens, dont Michel Arakino que vous avez auditionné, qui permettrait un accueil adapté et ne serait pas nécessairement coûteux à mettre en place. Il s’agit surtout d’une question de prise en compte de ces besoins et de mise en place d’équipes sanitaires et médicales dédiées.
Un travail de prévention est également nécessaire. Les autorités disposent des listes du personnel ayant participé aux essais nucléaires. Il faudrait mettre en place un suivi médical spécifique pour ces personnes, axé sur les maladies potentiellement liées au nucléaire, avec des contrôles réguliers et des invitations à des rendez-vous de suivi. Ces mesures devraient être mises en œuvre aussi bien en métropole qu'en Polynésie. En Polynésie, il faudrait étendre ce suivi à l’ensemble de la population, en mettant en place des outils de prévention et de suivi des risques. Bien que cela n’efface ni les maladies ni l’impact sur les personnes, cela pourrait réduire le ressenti individuel et offrir une reconnaissance concrète, au-delà des simples discours.
Nous insistons également sur l’importance de la transmission de la mémoire. Le centre de mémoire devrait être géré par les populations concernées, en partant de leurs expériences et en impliquant les associations, plutôt que d’être uniquement le fruit d’une concertation entre les Gouvernements polynésien et français. C’est par ce biais que l’apaisement pourra advenir.
J’ai peu évoqué les questions environnementales, notamment parce que la situation en Algérie est différente. Le pays étant indépendant, toute action nécessiterait un accord intergouvernemental, ce qui n’est pas à l’ordre du jour actuellement. Il est crucial de veiller à ce que les mesures prises ne creusent pas davantage le fossé entre la prise en charge des militaires, des populations polynésiennes et des populations algériennes car cela pourrait alimenter des tensions inutiles ou du racisme. Nous devons nous assurer que toutes les victimes soient traitées sur un pied d’égalité en termes de modalités et de facilités pour déposer des dossiers et puissent accéder à une réparation, essentielle pour l’avenir des relations entre tous les groupes concernés.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je connais Patrice Bouveret depuis trente ans et nous avons déjà travaillé ensemble par le passé ; j’utiliserai néanmoins le vouvoiement dans le cadre de cette audition !
Je souhaite tout d’abord évoquer le concept de « réparation collective », qui m’intéresse particulièrement. J’ai été frappée, lors d’auditions précédentes, par le fait que les victimes directes des essais revendiquaient moins une amélioration des conditions d’indemnisation individuelle qu’une reconnaissance du traumatisme collectif. Le silence des populations a été acheté, les élus manipulés et la manne facile du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) a contribué à une perte de repères considérable et à une crise existentielle de la société polynésienne. Cela a également influencé des choix en matière de développement qui auraient peut-être été différents sans cette manne. Ce concept me semble donc devoir être approfondi.
Je souhaite ensuite revenir sur un sujet abordé hier. L’ancien directeur du Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe) nous a informés qu’en 2009, lors de la commission d'enquête menée par la majorité Tavini, des carottages avaient été effectués dans des coraux massifs pour rechercher d'éventuelles traces de radioactivité historique. Les résultats, qui n’ont jamais été communiqués, auraient peut-être été remis à Jacky Briand. Savez-vous ce que sont devenues ces analyses ? Vos archives contiennent-elles des traces de ces carottages et de leurs résultats ?
M. Patrice Bouveret. Ce travail de carottage ayant été demandé à la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), c’est à elle que vous devez demander les résultats. J’ignore pourquoi ces analyses n’ont pas été menées à leur terme, il peut s’agir de raisons liées au financement, ces études étant extrêmement coûteuses, ou parce que le rapport final n’a pas été produit. Il est également possible que cela ait nécessité d’autres présences sur le terrain pour recueillir des éléments pour effectuer de nouvelles comparaisons. La Criirad pourra sans doute vous fournir une réponse précise sur ce sujet.
En tout cas, pour conclure, je tiens à vous remercier pour le travail que vous avez entrepris. Comme je l'ai souligné au début, ce qui a fait défaut tout au long de ce processus, c'est l’absence de dialogue de la part du Gouvernement avec les personnes directement concernées et les représentants des associations. Un échange plus régulier et plus soutenu aurait dû être instauré au moins depuis la fin des essais en 1996. Cela aurait permis d'éviter la situation actuelle où, en 2025, la question reste humainement sensible, tant en métropole qu’en Polynésie française et dans le sud de l’Algérie. Cette situation n'est pas acceptable et je vous félicite donc pour votre initiative, malgré les obstacles rencontrés. Nous attendons vos recommandations avec impatience et restons à votre disposition pour poursuivre les échanges. Nous répondrons au questionnaire dans les jours à venir.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour votre participation et, surtout, si vous souhaitez nous apporter des éléments complémentaires, n’hésitez pas.
La séance s’achève à 16 h 50.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Xavier Albertini, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet
Excusés. – M. Alexandre Dufosset, M. Philippe Gosselin