Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé MORIN, ancien ministre de la Défense, président de la Région Normandie 2
Mercredi
9 avril 2025
Séance de 15 h 30
Compte rendu n° 23
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mercredi 9 avril 2025
La séance est ouverte à 15 heures 40.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé MORIN, ancien ministre de la défense, président de la Région Normandie
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue et j’accueille en votre nom M. Hervé Morin, ancien ministre de la Défense qui est à l’origine, à ce titre, de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dont la commission d’enquête s’attache notamment à dresser le bilan.
Il était indispensable que nous vous recevions puisque, comme je l’ai dit, ce qu’il faut bien appeler la « loi Morin » est au centre de nos préoccupations, de nos interrogations, mais également au centre des propos des diverses personnes que nous avons auditionnées à ce jour, soit près de 80 au fil de plus de trente auditions qui se sont tenues aussi bien ici à Paris qu’en Polynésie française, où une délégation de la commission d’enquête s’est récemment rendue.
Même s’il a fallu attendre quatorze ans après la fin des essais souterrains et trente-cinq ans après la fin des essais atmosphériques réalisés en Polynésie, ce qui ne peut qu’interroger d’ailleurs, cette loi a suscité de réels espoirs et, avouons-le, de franches déceptions. En effet, entre 2010 et 2017, année où la notion de « risque négligeable » a été supprimée, plus de 93 % des demandes d’indemnisation ont été rejetées.
Vous allez pouvoir nous expliquer dans quel contexte cette loi a vu le jour, ce que vous souhaitiez faire et comment vous l’avez élaborée.
Avant que vous n’interveniez pour un propos liminaire, si vous le souhaitez, je souhaiterais vous poser deux questions qui permettront de lancer le débat que nous aurons pendant une heure et demie environ :
- tout d’abord, j’y faisais référence à l’instant, pouvez-vous nous rappeler et nous détailler le contexte dans lequel la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite « loi Morin », a-t-elle été préparée, examinée et adoptée ? Quel rôle les associations de vétérans (militaires et civils) du CEP ont-elles joué dans ce processus ?
- ensuite, vous avez posé dans la loi un certain nombre de conditions pour qu’une personne atteinte d’une maladie radio-induite puisse être indemnisée. Est-ce que, préalablement au dépôt du projet de loi, le Gouvernement avait procédé à une estimation du nombre de victimes susceptibles d’être indemnisées et du coût relatif à ces indemnisations ? Le cas échéant, quels étaient les résultats de ces estimations ? Est-ce que ces éléments ont été de nature à renforcer les conditions d’indemnisation ou est-ce que ça n’a pas joué ?
Voilà deux, parmi d’autres, interrogations que nous pouvons avoir et sur lesquelles nous sommes intéressés d’avoir votre point de vue. Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Hervé Morin prête serment.)
Je vous remercie et je vous laisse donc la parole pour un propos liminaire d’une demi-heure environ si vous le souhaitez ; ensuite, Madame la rapporteure et les députés présents interviendront pour échanger avec vous.
M. Hervé Morin, ancien ministre de la Défense. Le temps a passé depuis 2010 et je tiens à signaler en préambule que je n’ai pas forcément de souvenir très précis de l’ensemble des éléments relatifs à cette période lointaine.
J’ai voulu cette loi ! Lorsque j’étais président du groupe UDF à l’Assemblée nationale, de 2002 à 2007, j’étais chargé du projet pour un candidat à l’élection présidentielle, devenu aujourd’hui Premier ministre. Dans ce contexte un peu particulier, j’avais effectué plusieurs centaines d’auditions, parmi lesquelles celle de représentants de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven), association que je ne connaissais pas mais dont les arguments m’avaient touché. Même s’il était envisageable de mobiliser des systèmes d’indemnisation au titre des procédures classiques, j’avais alors trouvé injuste que la France ne dispose pas, à l’instar des autres grandes démocraties occidentales ayant procédé à des essais nucléaires, d’un régime d’indemnisation spécifique pour les victimes concernées. Il m’avait semblé que le pays s’honorerait de reconnaître sa responsabilité, s’il en avait une. J’avais donc indiqué aux membres de l’Aven que si un jour j’étais en mesure d’agir, je le ferais.
Il m’a finalement fallu trois ans pour que la démarche aboutisse. Je me suis en effet heurté à certaines réticences émanant de l’ensemble des corps constitués, de l’administration de manière générale, qui craignaient notamment que cela n’ouvre une boîte de Pandore sur la question plus globale du nucléaire et ne mette en difficulté notre système de dissuasion. Le Premier ministre de l’époque, François Fillon, m’a néanmoins donné son feu vert et l’Élysée ne s’y est pas opposé (à vrai dire, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu de conversation spécifique avec le chef de l’État sur cette question).
De nombreux entretiens et consultations ont alors concouru à l’élaboration du projet de loi. Jean-Paul Bodin, qui était alors membre de mon cabinet, s’occupait tout particulièrement du dossier et pourrait sans doute être entendu par votre commission d’enquête dans la mesure où il est devenu par la suite secrétaire général pour l’administration du ministère de la Défense.
Quand on fait partie d’un Gouvernement, on doit souvent avaler des couleuvres et défendre des choses qui ne correspondent pas exactement à ce que l’on veut ; c’est le jeu de la collégialité gouvernementale. Là, en revanche, j’ai eu le sentiment d’aboutir précisément au projet de loi que je souhaitais.
À ma connaissance, aucune estimation préalable du nombre de victimes potentielles à indemniser n’a été effectuée. Lorsqu’ont ensuite été évoquées les évolutions législatives qui se révélaient nécessaires en raison du très faible nombre d’indemnisations, j’ai été surpris d’en découvrir le chiffre, dont nous imaginions qu’il serait beaucoup plus élevé. J’ajoute que Bercy n’a jamais fixé de montant à ne pas dépasser dans le cadre de cette réforme.
Un travail avait en revanche été mené pour récupérer au sein du ministère de la Défense les données disponibles sur les retombées radioactives, les expositions, les dosimètres dont étaient équipés certains personnels, avec toute l’incertitude associée à des documents datant pour certains de quarante ou cinquante ans. Cette construction a été longue.
Les deux études épidémiologiques conduites par des médecins civils de haut niveau du bureau d’études indépendant Sépia-Santé ne démontraient pas clairement l’existence d’effets des essais nucléaires sur la mortalité des personnes qui y avaient été exposées, ni sur la survenue chez ces populations de la plupart des cancers radio-induits, à l’exception de deux ou trois. Ces travaux, que vous pourriez vous procurer car ils n’ont rien de confidentiel, m’ont souvent été opposés lors de l’élaboration du projet de loi, car ils n’apportaient pas la preuve d’un lien de cause à effet entre le fait de participer à des essais nucléaires et l’augmentation de la probabilité d’être atteint par certains cancers.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mon groupe parlementaire a, par deux fois, consacré son droit de tirage à ce sujet de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, auquel j’attache beaucoup d’importance, comme tous les Polynésiens et de nombreux vétérans qui ont œuvré sur les sites d’expérimentation.
Le service de santé des armées (SSA) avait proposé de nous communiquer les études Sépia ; j’ignore si cela a été fait. Je me permets toutefois de souligner que les cohortes intégrées dans ces études étaient exclusivement constituées de personnels hexagonaux. Aucune étude épidémiologique n’a été menée sur la population habitant la Polynésie.
Vous nous avez expliqué que l’Aven était à l’origine du processus ayant conduit à la loi qui porte votre nom. Pouvez-vous nous dire si la proposition de loi de la députée Taubira du 12 avril 2006 visant à la reconnaissance et à l’indemnisation des personnes victimes des essais ou accidents nucléaires a également joué un rôle dans l’ensemble du processus ?
M. Hervé Morin. Le fait est que, dans mon souvenir, Mme Taubira a été très active durant les débats parlementaires. Je me souviens qu’elle avait effectivement déposé une proposition de loi sur ce sujet quelques années auparavant mais l’origine de mon initiative est celle que je vous ai décrite : il me paraissait totalement inacceptable de laisser la souffrance des victimes sans réponse après ce que j’avais découvert.
M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Comme cela vient d’être rappelé, les études Sépia ont été conduites essentiellement sur des vétérans en métropole.
En cheminant dans ce dossier, on se rend compte que le ministère de la Santé n’a jamais été associé au travail de production de la loi et d’observation des conséquences des essais nucléaires. Mme Bachelot, que nous avons auditionnée hier, nous l’a confirmé. La question s’est-elle néanmoins posée ?
A-t-il par ailleurs été envisagé de lancer des études épidémiologiques au moment où la société française a pris conscience des conséquences possibles des essais nucléaires, par exemple en établissant un point zéro à partir duquel observer l’évolution de l’état de santé réel de la population des îles Tuamotu et, plus globalement, de la Polynésie et la comparer à celle de populations d’autres territoires n’ayant pas été exposés aux essais nucléaires ? Un dialogue s’est-il engagé avec le Pays sur ce point ? Je vous rappelle qu’en 2005 une commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires affirmait déjà la possible existence de clusters de cancers sur les atolls balayés par les vents au décours de certains essais nucléaires. Je pense par exemple au tir Aldébaran pour les îles Gambier ou à d’autres essais pour Tureia.
Vous avez évoqué de nombreuses résistances ; étaient-elles essentiellement politiques, liées à l’éventuel impact sur l’opinion d’une reconnaissance de conséquences néfastes des essais nucléaires, ou émanaient-elles d’institutions, de corps de métier, de parties prenantes au sein de votre ministère, qui auraient jugé dangereux ou pénible d’ouvrir ce dossier ?
Nous souhaiterions enfin savoir où se trouvent les dossiers médicaux des militaires. Le vice-amiral Pinget, que nous avons rencontré en Polynésie, s’est renseigné et estime possible que les dossiers de l’hôpital des armées Jean-Prince soient aujourd’hui archivés à Limoges. Avez-vous des éléments à nous communiquer à ce sujet ? Ces documents ont-ils été déclassifiés ? Et sinon, vers qui à votre avis nous tourner pour avancer sur la question ?
M. Hervé Morin. Pour tout vous dire, j’ignore où sont conservées ces archives.
Les réticences à l’époque n’émanaient pas des grands chefs militaires mais plutôt de l’administration, qui s’inquiétait d’une part du coût d’une telle loi, d’autre part du risque d’assimilation entre nucléaire civil et nucléaire militaire. En tout cas, je n’ai jamais ressenti d’hostilité sur ce sujet de la part d’un membre du Gouvernement et je n’ai pas non plus le souvenir d’avoir reçu quelque message négatif que ce soit venant de l’Élysée. J’ai par ailleurs obtenu l’accord du Premier ministre, je le rappelle, qui connaissait très bien les questions militaires pour avoir, en tant que parlementaire, présidé la commission de la Défense à l’Assemblée nationale. La difficulté était plutôt la pesanteur du substrat technocratique.
Puisque vous avez cité son nom, sachez que je n’ai jamais eu de conversation directe sur le sujet avec Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, mais j’imagine qu’il y a dû y avoir, lors de la phase d’élaboration de la loi, des contacts entre les administrations de nos deux ministères. Il faudrait interroger les directeurs généraux en poste à l’époque.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’étais député lors de l’élaboration et du vote de la loi Morin et je me souviens très bien des différents acteurs, dont l’Aven. Au sein de mon groupe parlementaire, le dossier était suivi par Maxime Gremetz.
Je n’avais pas souvenir que le dispositif était prévu pour fonctionner à guichet ouvert comme vous l’avez présenté, monsieur le ministre, et que chaque personne s’estimant victime pouvait déposer une demande. Il est apparu au fil des auditions qu’il existait bel et bien des limites : une liste de maladies radio-induites ; le seuil de 1 millisievert (mSv) par an ; la commission créée pour faire évoluer la liste en fonction de l’expérience, mais qui ne s’est pas réunie.
On observe un malaise social en Polynésie, où certaines personnes sont malades et ignorent l’origine de leur maladie. Bien que celle-ci soit inscrite dans la liste des maladies radio-induites, il leur appartient de prouver qu’elle est effectivement consécutive aux tirs nucléaires. Or l’histoire des essais a montré qu’il était fort probable qu’un nuage radioactif ait, à un moment donné, recouvert la quasi-totalité de la Polynésie. Comment appréhendez-vous la situation, en tant qu’ancien ministre et en tant que citoyen ? À titre personnel, je pense que le doute doit bénéficier aux victimes. Le coût en serait minime au regard des marques considérables laissées par l’épisode nucléaire sur un territoire, une histoire et une population.
Si vous étiez aujourd’hui ministre de la Défense, avec les connaissances et le retour d’expérience dont nous disposons, que corrigeriez-vous dans la loi que vous avez fait voter ?
M. Hervé Morin. J’ai toujours été hostile à l’idée d’une présomption irréfragable. Nous avons choisi de prendre en considération la liste de maladies radio-induites produite par les Nations Unies : cela nous semblait alors inattaquable. Nous nous sommes également inspirés des modèles en vigueur aux États-Unis et en Angleterre. Nous avons essayé de travailler le plus sérieusement possible.
Vous avez raison sur le fait qu’il faudrait probablement mener des études épidémiologiques complémentaires afin de lever le doute ou d’affirmer au contraire que tout n’a pas été pris en compte. Il ne serait pas scandaleux d’envisager des démarches supplémentaires dans la continuité de la logique qui a présidé au texte de loi. La commission de suivi créée par la loi avait vocation à rendre le texte évolutif ; j’ai quitté le Gouvernement en 2010 et j’ignorais qu’elle ne s’était pas réunie depuis plusieurs années.
Je suis élu d’une région dans laquelle l’activité électronucléaire est très importante. Le taux d’exposition radioactive accepté dans les centrales nucléaires, par exemple, est plus élevés que le seuil de 1 mSv. Je rappelle que l’on considère qu’il n’existe pas de risque avéré pour la santé en deçà d’une exposition à 20 mSv (et même 6 mSv pour les femmes enceintes). La radioactivité naturelle dans certains territoires français est également bien supérieure. Nous étions donc très en dessous des ratios d’EDF, des taux admis par la République française.
L’existence d’une commission médicale chargée d’instruire les dossiers de demande d’indemnisation me semblait par ailleurs logique, afin de prendre en compte dans l’évaluation de l’état de santé de la personne des éléments comportementaux relevant de sa vie personnelle, comme le tabagisme ou la consommation d’alcool. Il ne s’agissait absolument pas de réduire le champ de l’indemnisation mais toujours d’agir avec le plus grand sérieux.
Par ailleurs, je suis d’accord avec vous pour dire qu’il n’y a rien de pire que de se dire qu’on est peut-être malade du fait d’une cause identifiable ; c’était véritablement le sens du projet de loi.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Pourquoi avoir choisi de faire prévaloir dans la loi un régime de responsabilité sans faute ?
Nous avons appris au cours des auditions précédentes que, lors des quarante-et-un essais nucléaires atmosphériques effectués par la France, il y avait eu beaucoup de « bombes sales ». Il nous a été indiqué par ailleurs que six tirs avaient pu produire des doses efficaces supérieures au seuil de 1 mSv.
Nous savons également que plusieurs erreurs de prévision météorologiques ont conduit à ce que les vents entraînent les nuages radioactifs au-dessus d’îles habitées et que l’exposition a pu être directe ou indirecte, par l’intermédiaire de l’eau ou de l’alimentation consommées par les populations.
Il a également été montré que la radioactivité des radionucléides pouvait durer très longtemps (des dizaines, voire des centaines d’années).
La protection des travailleurs de l’armée était parfois insuffisante et celle des populations civiles souvent dérisoire. Tout le monde n’était pas équipé de dosimètres et ceux qui en disposaient n’avaient pas accès à leur dossier médical. Quant à l’accès aux archives, celui-ci reste compliqué et souvent partiel.
La reconstitution de la dose efficace engagée procède par ailleurs d’un calcul du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) soumis à caution, notamment parce que les évaluations étaient à l’époque peu fiables et pas toujours exhaustives. Le CEA est en outre incapable d’individualiser la dose reçue et la science ne sait pas établir de seuil d’exposition à la radioactivité en deçà duquel il n’y aurait aucun effet sur la santé humaine.
Vous avez parlé d’EDF ; je tiens à signaler ici que80 % des doses sont reçues non par les agents sous statut (que je salue) mais par les sous-traitants !
Que saviez-vous ou ignoriez-vous de tout cela lorsque vous avez construit le projet de loi ? Pourquoi ne pas avoir privilégié le principe de la reconnaissance irréfragable ? Pensez-vous, compte tenu des informations dont nous disposons, qu’il faudrait faire évoluer la loi en ce sens ?
M. Hervé Morin. Excusez-moi mais je trouve que ce que vous dites est désobligeant pour EDF : vous suggérez qu’une entreprise appartenant à l’État emploie un « lumpenproletariat » !
Pour tout dire, je n’ai pas la réponse à la plupart de vos questions.
J’imagine que vous disposez de la liste des tirs ayant donné lieu à des risques d’exposition ou des expositions avérées. Tout cela est, me semble-t-il, largement documenté.
Lors des tirs effectués en Algérie, il était prévu que les populations soient évacuées par voie aérienne. J’ignore si cela a été mis en œuvre à l’échelle de l’ensemble des territoires concernés.
Pour le reste, je fais confiance aux chiffres donnés par les communautés médicales qui, au terme d’un travail épidémiologique sérieux, considèrent qu’il n’existe pas de risque avéré en deçà d’une exposition à 20 mSv. Je ne pense pas que l’appareil d’État mente par nature et s’appuie sciemment sur des éléments qu’il saurait inexacts. Je veux bien croire toutefois que les dosimètres utilisés dans les années 1960 ou 1970 ne produisaient pas des données d’une rigueur absolue.
Je me souviens très bien, par ailleurs, que nous avions rencontré des difficultés pour retrouver les analyses des tirs et les éléments relatifs aux expositions et aux retombées. Je pense toutefois que ces informations peuvent être transmises à une commission d’enquête. Il n’existe plus de secret-défense sur ces sujets ; rien ne s’oppose donc à ce que vous accédiez à ces documents.
Mme Dominique Voynet (EcoS). La déclassification des documents du ministère des armées et du CEA nous a permis de connaître plus précisément la situation et de disposer d’éléments dont le ministre de la Défense d’alors n’avait peut-être pas été informé.
Vous avez indiqué avoir confiance en la sincérité de l’appareil d’État. Je partage ce sentiment. Certains documents déclassifiés prouvent toutefois que des personnels militaires se rendant sur des atolls proches des tirs bénéficiaient de lugol pour protéger leur thyroïde, mais avaient pour instruction de ne pas en donner à la population civile afin de ne pas l’affoler ! D’autres informations montrent que certains personnels de la Défense, non équipés de dosimètres, ont été assez sévèrement irradiés lors d’incidents ou d’accidents.
Vous nous expliquez en outre avoir cru aux conclusions des communautés médicales ; or les données sur lesquelles vous vous êtes appuyé ont été majoritairement produites par des médecins militaires. J’insiste donc pour que soient conduites de nouvelles études épidémiologiques, dont vous reconnaissez vous-même l’intérêt.
Je souhaite également aborder la question de l’état des atolls. Lorsque nous nous sommes rendus à Moruroa et à Hao et avons survolé le site de Fangataufa, nous avons vu les puits creusés pour réaliser les essais et stocker les déchets. L’inventaire grossier des déchets déclarés auprès de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) indique qu’ils sont majoritairement enfouis dans le sous-sol basaltique des atolls. Il nous a toutefois été rapporté que beaucoup de déchets nucléaires et surtout chimiques avaient également été « océanisés » ou « lagonisés ». On observe par exemple une très forte pollution aux PCB (polychlorobiphényles) dans l’atoll de Moruroa. Certains essais visaient par ailleurs à étudier le comportement de la bombe lorsqu’elle n’explosait pas ; plusieurs sites ont ainsi été contaminés au plutonium, puis recouverts de béton et de goudron. Or, lors d’un épisode de grand vent, cette couverture a tout bonnement glissé dans le lagon. Avez-vous eu connaissance de ces éléments ? Le nom de « banc Colette » vous évoque-t-il quelque chose ? Le ministre de la Défense était-il correctement et régulièrement informé de ce qu’il advenait sur l’ensemble des sites ? Vous entreteniez-vous sur ces sujets avec le CEA et l’amiral Comsup des forces armées en Polynésie française ?
M. Hervé Morin. Des crédits conséquents avaient été prévus pour le réaménagement des sites. Je rappelle que les essais ont cessé bien avant 2007 ! Je ne me suis jamais rendu en Polynésie au cours de mon mandat ministériel, les deux déplacements prévus ayant été annulés en raison d’un climat social peu propice. J’ai toutefois été informé du fait que le retraitement de ces zones n’était pas optimal ; mais ce n’était pas le sujet de la loi, qui avait uniquement pour objectif de s’occuper des victimes potentielles des essais nucléaires.
M. le président Didier Le Gac. Le seuil de 1 mSv est contesté et semble ne pas avoir grand sens. Or, le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) exige pourtant des personnes qui demandent une indemnisation de prouver qu’elles ont été exposées à cette dose. L’une des propositions de la commission d’enquête visera sans doute à supprimer ce seuil et à privilégier un régime de la présomption irréfragable.
Mme Bachelot a indiqué hier lors de son audition que le dossier avait été suivi exclusivement par le ministère de la Défense et que le ministère de la Santé n’avait absolument pas été associé aux réflexions. Or vous semblez affirmer le contraire.
M. Hervé Morin. Encore une fois, j’imagine que des échanges ont existé entre les deux administrations ; il n’est toutefois pas impossible que cela ne soit pas arrivé jusqu’à la ministre, dans la mesure où le sujet ne faisait pas réellement débat et concernait surtout la défense. De telles questions sont en effet essentiellement discutées par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense et ne relèvent pas vraiment, par nature, de l’interministériel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Parmi les résistances auxquelles vous avez été confronté lors de l’élaboration du projet de loi, vous avez évoqué le risque d’assimilation entre nucléaire civil et nucléaire militaire. Pourriez-vous nous en dire plus ?
M. Hervé Morin. Je suppose que cela faisait notamment écho aux débats sur les questions de seuil d’exposition et traduisait la crainte de certains technocrates que la loi ne conduise à une remise en cause des taux d’exposition admis pour les personnels des centrales nucléaires.
En tout cas, je peux vous affirmer que je n’ai jamais rencontré d’opposition à l’échelle politique ou gouvernementale.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Deux atolls ont été complètement sanctuarisés et sont aujourd’hui placés sous la compétence du commandant supérieur de la zone Pacifique. Ils ont été cédés gratuitement à l’État le 6 février 1964 par une décision de l’Assemblée de la Polynésie française prévoyant qu’ils seraient rendus à la Polynésie après avoir été remis en état, lorsque le centre d’expérimentation du Pacifique serait démantelé. Force est de constater que cette clause n’a pas été respectée. Lors de notre déplacement en Polynésie, il nous a par exemple été expliqué qu’il était impossible de se rendre au banc Colette, d’une part en raison du danger que cela présentait pour la santé, d’autre part pour empêcher qu’une entité tierce, un État ou des organisations malveillantes ne récupèrent des éléments susceptibles de servir des desseins néfastes. Ces atolls ne pourront vraisemblablement pas être récupérés par la Polynésie d’ici plusieurs centaines d’années. Quel regard portez-vous sur cette question ?
M. Hervé Morin. Des crédits significatifs, de 100 ou 150 millions d’euros, me semble-t-il, avaient été prévus pour la remise en état des atolls ; j’imagine que des actions ont été entreprises en ce sens, même si elles demeurent insuffisantes.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Il faut quand même se souvenir que la situation varie d’un atoll à l’autre. Des travaux sont par exemple menés pour étudier le niveau de contamination des espèces vivantes, notamment des coraux, et on nous a montré comment l’évolution des failles présentes sur l’atoll de Moruroa était surveillée par les militaires. L’accent a par ailleurs été mis sur le travail réalisé à Hao afin de rendre progressivement à la population une partie de l’atoll pollué.
M. Hervé Morin. Cela montre que les crédits alloués par les Gouvernements successifs ont été utilisés et utiles sur au moins une partie des sites.
Mme Dominique Voynet (EcoS). On nous a également expliqué que les avions Vautours intervenus lors des essais conduits à Moruroa et Fangataufa, qui avaient par conséquent volé au sein du nuage radioactif, revenaient pour être lavés au jet sur l’aérodrome de Hao, sachant que l’eau ruisselait ensuite dans le lagon. Cela aurait pu être évité si l’on avait été conscient des risques.
Nous avons vu à Hao d’immenses surfaces bétonnées pour éviter le relargage des poussières. Cela permettra peut-être le redémarrage de certaines activités ; divers projets sont en cours, mais le processus s’annonce très long.
M. Hervé Morin. Il faut avoir conscience du fait que les préoccupations actuelles sont très différentes de celles qui prévalaient dans les années 1970 !
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Vous aviez privilégié dans la loi un régime de solidarité nationale plutôt qu’un système fondé sur la responsabilité de l’État. Pourquoi avoir effectué ce choix, dont l’une des conséquences est que la Caisse de prévoyance sociale (CPS) de Polynésie française ne peut se retourner contre l’État en tant que tiers responsable pour se faire rembourser les sommes qu’elle a dû avancer pour soigner les personnes malades reconnues victimes des essais nucléaires ? Aviez-vous anticipé cet aspect ?
M. Hervé Morin. Le régime de responsabilité sans faute est adapté à mon sens, car il permet l’ouverture d’un droit à indemnisation incluant un examen médical.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il existe dans la loi française d’autres régimes d’indemnisation de victimes que celui prévu par la loi du 5 janvier 2010. Je pense par exemple aux lois d’indemnisation des victimes de l’amiante ou d’accidents de la route. Dans ces dispositifs, les victimes indirectes sont prises en considération. Cette possibilité avait-elle été évoquée ? Comment procéderiez-vous aujourd’hui ? Que pensez-vous de la prise en compte du préjudice d’anxiété ?
Les auditions ont montré que le fait pour un individu d’avoir été soumis à un rayonnement cumulé inférieur à 1 mSv n’excluait pas totalement que la survenue d’une maladie potentiellement radio-induite puisse être attribuée au rayonnement ionisant des essais nucléaires. A contrario, le fait d’avoir été exposé à des doses supérieures ne permet pas de déduire avec certitude que les rayonnements ionisants sont à l’origine de la maladie. Il existe donc dans ce domaine une grande incertitude, qui concerne également les doses efficaces reçues par un sujet donné.
Vous avez indiqué en préambule ne pas vous souvenir avec précision de la période d’élaboration de la loi de 2010. Or ce difficile exercice de mémoire est exigé des victimes, qui doivent, lorsqu’elles préparent leur dossier de demande d’indemnisation, indiquer précisément où elles se trouvaient le 19 janvier 1974 lorsque, quarante-huit heures après le tir Centaure, le nuage toxique est arrivé sur l’île de Tahiti. Lorsqu’elles ne disposent pas de cette information, il leur est demandé de fournir une attestation de résidence. Mais cela ne répond pas vraiment à la question posée, car personne ne passe tout son temps à son domicile.
J’ai interrogé le CEA pour savoir pour quelles raisons ils n’avaient pas averti la population alors qu’ils savaient que le nuage allait mettre quarante-huit heures pour arriver jusqu’aux îles les plus habitées de la Polynésie. Il n’aurait pas été très compliqué d’informer les gens, grâce à des messages radiophoniques par exemple, et de les inviter à se calfeutrer chez eux et à ne pas en bouger. Cela aurait permis de s’assurer que chacun était bien, ce jour-là, à son domicile. Fournir une attestation de résidence aurait alors eu un sens. Les représentants du CEA ont répondu qu’entre le risque radiologique incertain et le risque social avéré, ils avaient préféré ne rien dire. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point.
M. Hervé Morin. Le niveau de transparence des informations diffusées par les pouvoirs publics a, fort heureusement, beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Je vous rappelle que lorsque la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé, on nous avait expliqué à l’époque que, sous l’effet d’un phénomène quasiment surnaturel, le nuage radioactif ne survolerait pas la France ! Dans la situation que vous décrivez, l’intérêt supérieur de l’État a apparemment prévalu.
Le phénomène bureaucratique consistant à demander aux usagers des éléments qu’ils sont incapables de fournir est malheureusement courant. Il faudrait probablement introduire des assouplissements dans ce dispositif. L’administration devrait instaurer des modalités de fonctionnement lui permettant de ne pas déléguer aux citoyens le soin de gérer sa propre complexité, par exemple en récupérant pour le compte des administrés les pièces requises, a fortiori sur un sujet aussi grave.
Concernant les victimes par ricochet, je n’ai pas le souvenir que cette question ait été abordée, y compris lors des débats parlementaires. Ce n’était visiblement pas un sujet de préoccupation. Il convient de se replacer dans le contexte de 2010 : reconnaître le principe d’une indemnisation constituait déjà un pas gigantesque. La France s’y était jusqu’alors toujours opposée. Je rappellerai par exemple à Dominique Voynet que le Gouvernement Jospin n’a, sauf erreur, jamais évoqué cette question.
Mme Dominique Voynet (EcoS). En effet. Je rappelle en revanche que j’avais déposé en 2005, au Sénat, une proposition de loi défendant l’idée d’une présomption irréfragable.
M. Hervé Morin. Le paysage politique et le Gouvernement comptaient à l’époque des figures opposées au nucléaire, qui n’ont pas suffisamment évoqué le sujet pour qu’il fasse débat. On peut comprendre que la question n’ait pas été abordée lorsque les essais étaient en cours, afin de ne pas entraver le processus. Mais elle ne s’est pas posée non plus lorsque la France a suspendu ses essais nucléaires, entre 1992 et 1995. Jacques Chirac a ensuite pris la décision de reprendre les tirs expérimentaux pour une dernière salve, sous l’impulsion de la DAM (direction des applications militaires) du CEA. Durant la cohabitation qui a suivi, le Gouvernement de gauche comptait des figures écologistes majeures ; la question d’une possible indemnisation des victimes n’a pourtant pas été évoquée. Il en fut de même lors du retour de Jacques Chirac à la Présidence de la République en 2002. Pendant dix ans, les Gouvernements successifs ont tout bonnement ignoré la question ; durant cette période, seule une association a essayé de convaincre les parlementaires de la nécessité d’agir et m’a inspiré le projet de loi que j’ai défendu par la suite.
Il est toujours possible de poser a posteriori un regard négatif sur la manière dont les choses ont été faites ; mais il est important, avant de porter un jugement trop sévère, de se souvenir du contexte et du climat de l’époque. Je ne prétends pas que tout a été fait de manière optimale, mais il faut avoir conscience de la situation du moment. Nous partions de loin, car le pays refusait depuis de nombreuses années de prendre le sujet en considération.
Mme Dominique Voynet (EcoS). En 1995, je me suis mobilisée contre la reprise des essais nucléaires. Devenue ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement en juin 1997, j’ai effectué au cours de l’été suivant un déplacement en Polynésie lors duquel j’ai été interpellée sur l’absence des dossiers médicaux et l’impossibilité pour les personnes ayant participé aux essais nucléaires d’avoir accès à leur dossier. Je précise que cela se passait avant le vote de la loi Kouchner sur les droits des patients. J’imagine que figurent dans les archives un grand nombre de traces de l’activité que j’ai déployée alors pour essayer de localiser ces dossiers, dont il semblerait qu’ils soient à Limoges. À l’époque, aucun document n’était déclassifié. Le ministère de la Défense ne souhaitait pas discuter avec le ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement, et le CEA et la DAM étaient de véritables boîtes noires. L’opacité était totale. J’ai pu constater, avec le dossier du chlordécone, qu’il était plus facile d’agir dans le domaine civil.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Il faut se souvenir que le seuil du millisievert est intervenu à partir de 2020. La loi de 2010 évoquait quant à elle la notion de « risque négligeable » ; cela constitue selon moi l’une des raisons pour lesquelles les indemnisations n’ont pas fonctionné. La victime devait en effet apporter la preuve que sa maladie était bien due aux essais nucléaires et non à son comportement individuel. Quelle est l’origine du critère de risque négligeable ? Avait-il pour objet d’éviter la survenue d’un trop grand nombre d’indemnisations ?
M. Hervé Morin. J’avais eu de nombreuses discussions sur ce point avec la communauté médicale et des juristes du ministère. Comme je ne souhaitais pas l’établissement d’une présomption irréfragable, il a effectivement fallu trouver une formule permettant de prendre en compte le comportement personnel de chaque requérant.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). J’ai été rapporteure en 2018 de la commission sur l’indemnisation des victimes des essais nucléaires qui réunissait des députés et des sénateurs. Il me semble me souvenir que les dossiers médicaux étaient archivés au centre situé à Saclay.
Après l’abrogation en 2017 du risque négligeable, tous les membres du Civen avaient démissionné, considérant qu’ils avaient besoin d’un critère pour statuer. C’est ainsi que le seuil du millisievert a été adopté, permettant ainsi au Civen reconstitué de continuer à travailler.
Concernant le nettoyage des atolls, je précise que l’État a mis en place les programmes Telsite 1 et Telsite 2, dotés de plusieurs millions d’euros.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions, monsieur le ministre, pour les réponses que vous nous avez apportées.
La séance s’achève à 16 heures 55.
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Présents. - M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Nicole Sanquer, Mme Dominique Voynet