Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, en visioconférence, ouverte à la presse, de MM. Christian PERCEVAULT et Jean AMBROISE, deux vétérans  2

         Audition, ouverte à la presse, de M. Vincenzo SALVETTI, ancien directeur de la direction des applications militaires (DAM) 15

 


Jeudi
10 avril 2025

Séance de 9 h 30

Compte rendu n° 24

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


  1 

Jeudi 10 avril 2025

 

La séance est ouverte à 9 heures 30.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

* * *

I. Audition, en visioconférence, ouverte à la presse, de MM. Christian PERCEVAULT et Jean AMBROISE, deux vétérans

 

M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous accueillons pour cette première audition deux vétérans, comme nous l’avons déjà fait, afin de mieux connaître la manière dont les principaux intéressés ont pu vivre les essais nucléaires en Polynésie.

Monsieur Christian Percevault, nous devions vous entendre il y a quelques semaines, mais nous avions dû y renoncer à la suite d’un problème informatique. Je rappelle que vous êtes un ancien marin détaché au service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la direction des centres d’expérimentations nucléaires entre mai 1966 à août 1971. Vous avez par ailleurs déjà été auditionné par la précédente commission d’enquête, le 5 juin dernier. Le SMSR, où vous avez donc été affecté, était responsable de la radioprotection des personnes et du suivi de la radioactivité dans l’air, l’eau et le sol. Dans ce cadre, il mesurait les niveaux de radioactivité produite lors des essais, et devait le cas échéant ajuster les modalités de protection. Ce service était également en charge de la dosimétrie du personnel et, le cas échéant, de la décontamination du matériel et du personnel, à l’exclusion de la décontamination fine et de la décontamination des blessés qui dépendaient du service de santé des armées.

Vous pourrez donc nous éclairer sur le travail de ce service, mais également sur votre expérience de manière générale ; je vous signale à ce titre que le témoignage que vous aviez envoyé à la précédente commission d’enquête a été transmis à tous les membres de la nouvelle commission.

Nous accueillons également M. Jean Ambroise. Vous avez effectué pour ce qui vous concerne quatre séjours au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) entre 1972 et 1985, ce qui vous a permis de vivre la fin des essais atmosphériques et le début des essais souterrains. Lorsque vous m’avez écrit, vous m’avez dit avoir consigné plusieurs informations et impressions de vos séjours en Polynésie sur un petit carnet ; j’espère que vous allez un peu nous faire vivre cette époque grâce à vos notes ! Car ce que nous souhaitons entendre de votre part ce matin, c’est comment vous avez vécu ces essais. De quelles protections avez-vous bénéficié lors des tirs ? Ces protections ont-elles évolué au fil du temps, par exemple en étant plus protectrices ? Quels étaient vos rapports avec la population polynésienne ? De quel suivi médical celle-ci, à votre connaissance, et vous-même avez fait l’objet ?

Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie chacun de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter tour à tour à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

MM. Christian Percevault et Jean Ambroise prêtent serment.

M. Christian Percevault, vétéran. J’ai intégré la Marine en 1963 après une formation de mécanicien aéronautique à Rochefort. En décembre 1965, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de décontamineur. J’ai ensuite rejoint le SMSR à Montlhéry en avril 1966, avant d’être affecté en Polynésie à la fin du mois de juin de la même année. Au sein du laboratoire de radioécologie du BSL Rance, j’ai appris à disséquer et à analyser les poissons pour détecter la présence de produits radioactifs. Avant les premiers essais, nous avons dressé un état initial de la contamination qui a révélé des traces des expériences américaines antérieures. Nous avons découvert que l’eau de mer était utilisée dans la préparation du pain et de la nourriture à bord, pratique traditionnelle dans la marine. Cette découverte a suscité une vive inquiétude au sein du SMSR et des analyses ont été immédiatement effectuées.

J’ai assisté à tous les tirs de la campagne 1966 depuis le pont. Contrairement à certaines affirmations, nous n’étions pas exposés à des risques d’irradiation ou de contamination directe lors de ces observations, étant donné notre distance de sécurité par rapport aux explosions. Il est vrai qu’un événement imprévu s’est toutefois produit lorsque nous sommes passés dans une retombée nucléaire, ce qui a déclenché un vent de panique et des procédures de décontamination d’urgence. Cependant, cet incident n’a pas été consigné dans mon livret.

Après la campagne de 1966, j’ai suivi une formation complémentaire à Rochefort, puis à Cherbourg pour devenir technicien en radioprotection. En mai 1968, j’ai réintégré le SMSR de Montlhéry avant d’être transféré en Polynésie pour la campagne de cette année-là. Durant cette période, j’ai été affecté à une mission particulièrement dangereuse sur une gabare qui opérait sur les points zéro dans le lagon. Les conditions de travail y étaient extrêmement précaires, avec des mesures de protection inexistantes, exposant le personnel à des risques radiologiques considérables. Je vous ai transmis le rapport du commandant Daniel qui l’explique très bien. Il avait demandé des améliorations pour mieux protéger le personnel, mais le SMSR les avait alors jugées trop coûteuses.

À l’issue de cette mission, j’ai rejoint l’équipe de surveillance du site de Moruroa. Composée de trois techniciens en radioprotection, deux civils et un militaire, elle était chargée de surveiller le site pendant la campagne de 1969. Notre mission consistait à contrôler la contamination de tous les circuits d’eau des navires présents dans le lagon, ainsi que ceux qui entraient et sortaient. Ce nouveau protocole de contrôle leur permettait d’obtenir leur certificat de navigation international. Cette période s’est déroulée dans des conditions relativement sereines. J’accordais une attention particulière aux mesures de sécurité. Je me suis ainsi opposé à un officier qui refusait de respecter les règles établies, ce qui m’a valu quelques désagréments, mais je ne le regrette pas.

En juin 1969, on m’a proposé de prolonger mon séjour en Polynésie française ; j’ai refusé, souhaitant à l’époque me retirer complètement du domaine nucléaire. Cependant, à mon retour en France, la pénurie de techniciens en radioprotection m’a contraint à reprendre du service. J’ai ainsi été affecté au SMSR de Montlhéry, au sein d’un laboratoire d’équipement et de surveillance mondiale de la radioactivité. Mes responsabilités étaient doubles. D’une part, je préparais les missiles Matra destinés aux avions servant aux expérimentations en l’air en Polynésie française. D’autre part, j’assurais la surveillance d’une partie des lignes aériennes civiles d’Air France. Cette tâche impliquait l’installation d’enregistreurs de radioactivité sur les avions et la pose de bandes adhésives sur leur nez pour collecter les poussières. Si ces méthodes peuvent paraître rudimentaires aujourd’hui, elles constituaient notre protocole opérationnel à l’époque.

La campagne de 1971 a de nouveau mis en évidence le manque de techniciens en radioprotection en Polynésie française. Malgré mes réticences initiales, je me suis d’abord retrouvé à Hao. Là, j’ai eu un différend sérieux avec les responsables du SMSR pour avoir osé demander l’arrêt des prélèvements d’eau de pluie lors des retombées ; j’ai été convoqué et menacé d’arrêts de rigueur, mais j’ai réussi à m’en sortir ! En guise de punition, j’ai été envoyé à Rikitea, sur l’île de Mangareva dans l’archipel des Gambier.

Malheureusement, le 8 août 1971, j’ai de nouveau rencontré des difficultés en raison d’une retombée réelle sur cette île. La population a été confinée dans le hangar de protection pendant la période des retombées, et j’avais pour consigne d’effectuer périodiquement des mesures de radioactivité sur l’ensemble du site. Un malentendu avec le responsable militaire à 7 heures du matin a conduit à la sortie prématurée de la population civile, alors que je m’apprêtais à effectuer une dernière reconnaissance. C’est à ce moment que la population a compris qu’il ne s’agissait pas d’un exercice mais d’une retombée réelle. L’état-major du SMSR est immédiatement venu mener une enquête sur place. J’ai été rapatrié à Hao pour subir des examens de spectrométrie puis je suis rentré en France, à Rochefort, pour suivre mon cours de brevet supérieur. C’est là que j’ai alors définitivement quitté le domaine nucléaire.

Par la suite, j’ai intégré un autre service de la Direction générale de l’armement (DGA), le service de la production aéronautique.

M. le président Didier Le Gac. Il est évident que vous avez, à plusieurs reprises au cours de cette expérience, exprimé des réserves sérieuses auprès de votre hiérarchie... M. Ambroise, quelle fut votre expérience, quant à vous ?

M. Jean Ambroise, vétéran. J’ai servi comme sous-officier de carrière dans le génie et effectué plusieurs séjours au CEP. Mon premier séjour s’est déroulé du 24 avril 1972 au 27 avril 1973 au 5ème régiment mixte du Pacifique (RMP), au camp d’Arue. J’étais affecté à la compagnie de transport et de réparation en tant que chef d’atelier électricité. C’est là que j’ai découvert les fameux « bus étanches » dont les châssis étaient remplis de poussière de corail asséchée, rendant extrêmement difficile la réfection des circuits électriques.

Mon deuxième séjour a eu lieu du 29 mars 1977 au 30 avril 1978, toujours au 5ème RMP à Arue, où j’occupais le même poste. Nous étions chargés de l’entretien des GMC et autres véhicules servant au transport des éléments de la bombe, qui étaient aussi utilisés pour le transport de l’alimentation.

J’ai effectué un troisième séjour du 14 décembre 1978 au 14 mai 1980 au 5ème RMP à Mururoa. Nos tâches étaient variées, le 5ème RMP étant la principale main-d’œuvre utilisée pendant la période des essais. J’ai consigné une liste détaillée des outils et équipements utilisés, ainsi que mes observations sur la plateforme où nous opérions. Nous disposions alors d’une radio de sécurité qui nous informait du déroulement des tirs et nous indiquait le moment où nous pouvions reprendre nos activités.

Mon dernier séjour s’est déroulé du 6 août 1984 au 22 août 1985 à Hao, au 57ème bataillon de commandement et des services. J’y occupais le poste d’adjoint et de chef d’atelier d’électricité à la centrale de production d’eau douce. Le système de prélèvement d’eau était similaire à celui de Mururoa et les formations que nous suivions étaient identiques.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Percevault, vous étiez présent sur les sites en 1968, ce qui me fait naturellement penser au tir Canopus, considéré comme le plus puissant de tous les tirs nucléaires français. Pourriez-vous nous relater votre expérience de ce tir si vous en avez été témoin ? Quelles ont été vos observations et vos impressions ? Si vous n’y avez pas directement participé, étant donné qu’il s’agissait d’un tir depuis Fangataufa, pouvez-vous nous rapporter ce que vous en avez entendu ?

J’aimerais également obtenir plus de détails sur votre expérience à Mangareva, particulièrement concernant l’eau de pluie que l’on a laissé boire à la population. A-t-on envisagé d’autres options pour approvisionner la population en eau ? Avez-vous détecté une forte radioactivité dans cette eau de pluie ?

Concernant l’incident survenu en 1971, lors duquel la population a été libérée avant vos dernières vérifications, pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « ce n’était pas un exercice » ? Cela signifie-t-il que le confinement de la population dans le hangar était généralement présenté comme un exercice ou bien la population était-elle informée des tirs ? Je souhaiterais comprendre pourquoi vous avez employé le terme « exercice ».

Enfin, vous avez mentionné un « livret » au début de votre intervention. S’agissait-il d’un livret médical ?

M. Christian Percevault. J’étais effectivement présent lors du tir de 1968 que vous évoquez. Il est crucial de souligner qu’il s’agissait d’une bombe thermonucléaire, significativement plus puissante qu’une bombe A. Comme je l’ai détaillé dans la documentation que je vous ai transmise, une bombe thermonucléaire est nettement moins « sale » qu’une bombe A. En effet, la fusion de deux atomes d’hydrogène produit de l’hélium, qui est un gaz neutre non radioactif, tandis que la fission d’un atome de plutonium ou d’uranium dans une bombe A dégage de nombreux éléments radioactifs.

Cette expérimentation suscitait naturellement une certaine appréhension, même si, à bord de la gabare, nous étions positionnés à une distance importante, le navire n’étant pas suffisamment protégé pour garantir la sécurité de son équipage en termes de contamination lors d’un tir. On nous avait informé de la possibilité que Fangataufa soit détruit après ce tir ; cependant, il a résisté et demeure en place malgré cette forte exposition nucléaire. Mes observations se limitent aux mesures effectuées à partir de mon poste de contrôle radiologique sur la gabare. En raison de notre éloignement significatif, je n’ai pas constaté d’augmentation notable de la radioactivité.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous êtes-vous rapprochés ultérieurement de Fangataufa pour évaluer les effets potentiels du souffle sur la faune et la flore ?

M. Christian Percevault. Non, la mission de la gabare se limitait au mouillage de blocs de béton en préparation des tirs. Deux gabares étaient opérationnelles à l’époque : le Scorpion et la Locus. Le Scorpion était affecté à Fangataufa, tandis que la Locus s’occupait de Mururoa. Par conséquent, mes informations sur Fangataufa sont limitées. En revanche, je dispose de données plus substantielles concernant les impacts sur la faune et la flore à Mururoa.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous maintenant évoquer votre expérience à Reao, puis à Rikitea ?

M. Christian Percevault. À Reao, mes interactions avec la population locale ont été très limitées. Cette île ne dispose pas de source d’eau douce naturelle ; la population polynésienne dépendait donc exclusivement de la collecte d’eau de pluie. Nous, militaires, étions en revanche approvisionnés en eau douce par un navire de la Marine nationale. Lors d’une panne d’approvisionnement, nous avons dû recourir à un système de dessalement d’eau de mer dans des conditions particulières. J’ai été surpris de constater que la collecte d’eau de pluie pour la population se poursuivait ; j’ai signalé cette situation à ma hiérarchie, soulevant apparemment un problème dont il ne fallait pas parler.

Je vous ai transmis un rapport du service mixte de contrôle biologique (SMCB) concernant la contamination de l’eau douce à Tureia. J’ignore si le SMCB a mené une étude similaire à Reao. La communication entre le SMCB et le SMSR était limitée, chacun opérant de manière relativement isolée. Je suis convaincu que l’eau a été contaminée, comme le précise le rapport portant sur Turea. La présence d’iode radioactif dans l’eau m’a particulièrement interpellé. Je suis persuadé que la population de Reao a été exposée à cette contamination.

Concernant Rikitea, le 8 août, nous avons reçu l’ordre de placer la population à l’abri dans le hangar de protection. Celui-ci était adéquat pour protéger la population des dangers des retombées. En effet, la majorité des produits radioactifs sont des émetteurs bêta. Je vous ai récemment transmis la liste des radionucléides produits lors d’une expérimentation nucléaire, en soulignant la nature de leur rayonnement. Les rayonnements bêta sont arrêtés par quelques millimètres de fer, ce qui garantissait la sécurité de la population durant leur séjour dans le hangar. Cependant, le risque principal survenait lors du retour à domicile, en raison de la présence de radioactivité au sol. Ma mission consistait précisément à effectuer des prélèvements et des mesures dans toute la zone de vie, que je transmettais ensuite à l’état-major du SMSR. Les consignes qui m’étaient données étaient de présenter la situation comme un exercice et non comme une retombée réelle, afin d’éviter toute panique au sein de la population. J’éprouvais un sentiment de honte à devoir mentir, mais j’obéissais aux ordres.

Une enquête a été menée par la suite sur ces événements. J’ignore si le SMCB a procédé à des mesures de contamination de la végétation, des légumes, du lait, etc., conformément à ses attributions.

À l’issue de ce tir, j’ai été rapatrié et soumis à une spectrométrie. J’ai eu des échanges avec les médecins concernant leurs observations et les mesures d’irradiation. Je sais que ces données ont été consignées dans mon livret médical, dont j’ai pu obtenir une partie. Néanmoins, de nombreuses informations manquent.

M. Jean Ambroise. Je souhaite évoquer brièvement les fameux « bus étanches ». Il s’agissait de véhicules Renault 4x4 traditionnels, transformés en bus et équipés d’un imposant filtre à air. Selon les informations que j’ai pu recueillir ultérieurement, ces véhicules étaient destinés à pénétrer dans les zones contaminées. Je dispose d’ailleurs de photographies montrant l’un de ces véhicules au Sahara et le même modèle, avec la même immatriculation, à Fangataufa, transportant quatre personnes dans des conditions qui, rétrospectivement, paraissent alarmantes. Je peux vous transmettre ces images.

À Tahiti, nous n’avions aucune information directe sur les opérations en cours. Nous suivions l’actualité comme le reste de la population, sans accès à des informations privilégiées.

À Hao, notre mission consistait à fournir les véhicules et à assurer l’escorte armée des transports spécialisés, notamment pour les éléments constitutifs de la bombe ou les prélèvements. Les échantillons provenant de Moruroa étaient transférés à Hao pour être acheminés par DC8, la piste de Moruroa étant trop courte. Un aspect troublant, que j’ai réalisé ultérieurement, était l’utilisation des mêmes camions GMC pour le transport des prélèvements et, parfois le même jour ou le lendemain, pour l’approvisionnement alimentaire des cuisines de la Marine.

Durant mon séjour à Moruroa, le 5ème RMP était la véritable « unité à tout faire » du CEP. Nous assurions l’escorte des convois aller-retour ainsi que la garde de la bombe. Lorsque celle-ci était positionnée sur le portique, prête à être descendue dans le puits, une section armée du 5ème RMP montait la garde pendant la journée même si cette surveillance était relativement souple, le personnel du CEA et d’autres intervenants pouvant en effet librement circuler sur le site. À 17 heures, le personnel quittait le site, ne laissant que la section armée pour assurer la surveillance. En tant que chef de section, je me souviens distinctement de l’engin sur son portique, entouré de mes trente hommes montant la garde jusqu’à ce qu’il atteigne une certaine profondeur. À ce moment-là seulement, nous étions relevés.

J’ai scrupuleusement consigné tous les tirs auxquels j’ai assisté, sans intention malveillante, mais simplement pour en garder une trace à titre personnel. Mes notes incluent l’intensité des secousses, leur durée, ainsi que les heures précises auxquelles ils étaient tirés à Moruroa. C’est en consultant ces archives que j’ai réalisé que j’avais plongé le jour même d’un tir, en ma qualité de responsable du club de plongée civile de Moruroa. Plus précisément, le 23 mars 1980 (jour du tir Thésée), nous avons ressenti une secousse durant 45 secondes et, l’après-midi même, le club de plongée a effectué une sortie. Il n’existait alors aucune interdiction ; nous devions simplement informer la direction du port de nos intentions et elle nous donnait ensuite son accord.

Permettez-moi maintenant de vous détailler quelques tirs particulièrement notables : le 17 décembre 1978 (tir Étéocle), une faible secousse de 3 secondes ; le 19 décembre 1978 (tir Eumée), une secousse moyenne de 7 secondes ; le 1er mars 1979 (tir Pethesilée), une secousse moyenne avec des fuites signalées à la radio ; le 24 mars (tir Agapenor), une secousse sèche provoquant un mouvement de bord en haut de l’atoll durant 13 secondes ; le 4 avril 1979 (tir Polydore), une faible secousse causant une fissure dans le laboratoire, selon les informations radiophoniques ; le 18 juin (tir Pyrrhos), une secousse faible de 6 secondes avec une fissure de la bulle, probablement la grande structure en béton ; le 25 juillet (tir Tydée), un événement largement connu : faible secousse, le lagon se gonfle, amarré par endroits, et Fangataufa est signalé comme touché ; le 28 juillet (tir Palamède), 6 secondes de secousse, avec 80 millirads mesurés à 30 mètres d’altitude, 25 minutes après l’heure H ; le 22 novembre (tir Atrée), la radio annonce une contamination de l’Alouette III qui survolait la zone (la cause évoquée était la remontée du bouchon en béton obturant le puits, agissant comme une petite fusée, l’Alouette III était bien visible depuis notre plateforme sans qu’il soit besoin d’instruments optiques) ; le 23 mars 1980 (tir Thésée), nous avons ressenti de fortes secousses durant 45 secondes (le ministre de la Défense était présent ce jour-là et nous avons été autorisés à plonger l’après-midi même, après avoir obtenu l’accord de la direction du port ; le 1er avril 1980 (tir Boros), secousse sèche pendant 16 secondes ; le 4 avril (tir Pélops), secousse sèche et, le 6 juillet (tir Chryses), date de mon dernier tir, rien.

Le 5ème RMP était polyvalent ; nous gérions à ce titre le transport et la maintenance d’environ trois mille véhicules et engins sur l’atoll. Notre structure comprenait une compagnie d’équipement pour la mise en service des véhicules et engins de travaux publics, une compagnie de travaux pour les chantiers et une compagnie eau-électricité responsable des groupes électrogènes sur les postes périphériques et de la production et du stockage d’eau douce, à l’exception de la centrale électrique de Moruroa, qui était gérée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

Lors d’un séjour ultérieur au 57ème bataillon de commandement et de service, j’ai travaillé à la centrale de production d’eau douce et à la centrale électrique. Je tiens à souligner catégoriquement qu’il était impossible de prélever l’eau pour les centrales de dessalement directement dans l’océan en raison des mouvements de marée qui auraient endommagé les pompes par cavitation. L’eau était donc systématiquement prélevée dans le lagon, où le niveau était plus stable, comme l’attestent mes documents de formation.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant les « bus étanches » de l’entretien desquels vous étiez chargé, vous avez mentionné que les châssis étaient remplis de ce qu’on appelle en Polynésie de la « soupe de corail », un mélange de débris et de poussière de corail. Je souhaiterais savoir si le SMSR contrôlait la radioactivité éventuelle de ces véhicules avant votre intervention.

M. Jean Ambroise. Ces bus nous ont été livrés remorqués depuis le port de Papeete. Les modalités précises de leur débarquement m’échappent. Ce dont je me souviens clairement, en revanche, c’est de leur arrivée au parc des véhicules à réparer. Nous avons immédiatement constaté que les faisceaux électriques étaient inopérants. En les surélevant, nous avons découvert que ces faisceaux étaient complètement noyés dans de la soupe de corail. Cette situation nous a contraints à attaquer le problème depuis la base, en commençant par le châssis. Nous n’avions reçu aucune information préalable sur ces bus, pas même sur leur entretien. J’ai découvert leur fonctionnement et leur usage bien plus tard, en mai 2010, grâce à un article dans un mensuel qui présentait une photo de ces bus avec un schéma de leur système de filtration d’air. Cette découverte a confirmé mes souvenirs et m’a poussé à réexaminer cette partie de mon expérience. Pour accéder aux faisceaux électriques et les remplacer, nous avons dû briser la croûte de corail solidifiée, extrêmement dure, à coups de burin et de marteau. À aucun moment, quelqu’un n’est venu s’enquérir de la situation ou superviser nos travaux. Nous avons exprimé notre mécontentement face à ces conditions de travail difficiles, mais nous avons néanmoins accompli notre tâche sans autre forme d’intervention extérieure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite apporter une précision concernant le lieu de vos premières affectations. Il s’agit bien d’Arue, sur l’île de Tahiti, et non de Hao, comme je l’avais initialement compris. Cette clarification est importante pour éviter toute confusion entre les différents atolls et communes !

Les véhicules été acheminés à Tahiti via le port de Fare Ute, puis transportés à Arue. Est-ce exact ?

Par ailleurs, Monsieur Percevault, pourriez-vous nous éclairer sur les procédures de contrôle appliquées aux équipements et navires en provenance de Moruroa, Fangataufa et Hao lorsqu’ils arrivaient dans la rade de Papeete, c’est-à-dire à Fare Ute ? Faisaient-ils l’objet de vérifications préalables ou étaient-ils directement pris en charge pour leur carénage ou leur entretien sans contrôle particulier ?

M. Christian Percevault. En Polynésie, le SMSR effectuait effectivement des contrôles sur l’ensemble du matériel entrant au port, comme l’a attesté Michel Cariou. N’ayant pas fait partie de cette équipe, je ne peux me prononcer davantage sur ces procédures. Cependant, en tant que technicien en radioprotection, je suis profondément choqué qu’aucune consigne particulière ne nous ait été donnée, ne serait-ce que le port d’un masque pour prévenir toute contamination interne. Même si la soupe de corail est relativement compacte, elle dégageait néanmoins de la poussière. Lors de ma supervision du nettoyage des coques de bateaux à Moruroa, j’ai fortement insisté sur la mise en œuvre de moyens de protection, particulièrement pour les voies respiratoires puisque les principales voies de contamination sont le nez et la bouche.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite également apporter une précision importante concernant la nature des routes sur les atolls, notamment à Rikitea, Reao et Hao. Celles-ci étaient majoritairement constituées de soupe de corail, sur laquelle les habitants circulaient donc quotidiennement.

Nous avons appris précédemment que, sur Reao, contrairement à Moruroa, la population ne disposait pas d’un réseau d’eau douce et devait donc collecter l’eau de pluie pour sa consommation et son hygiène. À Moruroa, l’eau était extraite du lagon, puis filtrée. Pourriez-vous nous expliquer comment se déroulaient les vérifications de cette eau ?

M. Jean Ambroise. Je tiens à être parfaitement clair concernant l’approvisionnement en eau, tant à Hao qu’à Moruroa. Nous procédions au dessalement de l’eau de mer à l’aide de distillateurs, que nous appelions des « bouilleurs ». Concrètement, l’eau était pompée dans le lagon, acheminée vers nos circuits d’eau de mer, puis transformée dans nos équipements avant d’être stockée dans des cuves sous forme d’eau douce. À Moruroa, je n’ai pas été directement impliqué dans ce processus, étant affecté au transport et à la réparation des véhicules. En revanche, à Hao, je peux affirmer n’avoir jamais constaté la présence d’un contrôle externe de la qualité de notre eau. Nous disposions de notre propre laboratoire de chimie, où nous effectuions des analyses similaires à celles réalisées dans les usines de traitement d’eau en métropole. Elles visaient à vérifier la présence adéquate des minéraux nécessaires pour rendre l’eau potable, mais nos contrôles se limitaient à cet aspect. Nous n’effectuions aucune vérification de la radioactivité. Il est possible que de tels contrôles aient été menés à Moruroa, mais nous n’en avons jamais été informés, que ce soit durant notre formation ou dans la documentation qui m’a été fournie à titre personnel. Cette question n’a jamais été abordée avec nous.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Percevault, disposez-vous d’informations complémentaires concernant les procédures de vérification de la qualité de l’eau à Moruroa et à Hao ? Je rappelle que Hao accueillait une population mixte, comprenant des militaires, des travailleurs civils et des habitants locaux. Pourriez-vous nous indiquer si ces différentes catégories de population bénéficiaient d’un approvisionnement en eau distinct ou si elles partageaient la même source ?

M. Christian Percevault. La situation à Moruroa doit être analysée en deux phases distinctes. Durant la période des essais aériens, les navires de la Marine nationale étaient équipés pour produire leur propre eau douce. Bien que cela ait suscité des controverses concernant la contamination de l’eau, le SMSR procédait systématiquement à des contrôles de contamination sur l’eau produite après sa transformation en vapeur puis sa condensation. Les traces de contamination détectées étaient généralement très faibles, les radionucléides étant en grande partie retenus en raison de leur masse.

Durant les périodes inter-campagnes, j’étais chargé de la maintenance des installations. Cette tâche impliquait notamment le détartrage des bouilleurs. Dans ce cadre, j’avais la responsabilité de définir les mesures de protection individuelle pour les techniciens et d’effectuer des prélèvements. Les échantillons étaient ensuite envoyés au laboratoire du SMSR à Mahina, à Tahiti, pour analyse. Je sais que Michel Cariou était particulièrement impliqué dans ce domaine, ayant rédigé une note spécifique concernant l’ajout d’eau de mer pour la rendre potable.

J’ai récemment relu le rapport du SMSR de 1966, rédigé par le général André, qui confirme que le SMSR était effectivement responsable du contrôle de la radioactivité de l’eau douce produite sur l’atoll de Moruroa. Pendant la phase des essais souterrains, une usine de production d’eau douce a été mise en place mais je ne dispose pas d’information précise sur son fonctionnement.

Concernant Hao, mes connaissances sont limitées car je n’y ai effectué que de brefs passages. Je pense que la contamination de l’eau de mer y était probablement très faible, les rejets étant normalement effectués côté océan et non côté lagon. Néanmoins, j’ai été parfois choqué de constater que des avions Vautours fortement contaminés se posaient sur la piste d’atterrissage, à proximité des zones de vie. Je sais qu’à Hao, de nombreux personnels du SMSR étaient chargés de surveiller la contamination, notamment celle de l’eau, mais je ne peux pas vous fournir davantage de détails à ce sujet. Il aurait été pertinent d’interroger Michel Lachaud, qui était affecté au SMSR de Hao, sur ces questions spécifiques.

M. Jean Ambroise. Concernant les installations de production d’eau douce à Hao et Moruroa, il convient de distinguer leurs évolutions respectives. À Moruroa, compte tenu de l’importance de la population, les bouilleurs étaient de grande capacité. Initialement, Hao disposait d’équipements similaires. Par la suite, Moruroa a considérablement augmenté sa capacité de production avec l’installation de bouilleurs capables de produire 600 à 800 m³ par jour. En revanche, la capacité de Hao a baissé. Lors de mon dernier séjour, alors que j’étais responsable de l’approvisionnement en eau, nous ne disposions plus que de trois bouilleurs d’une capacité totale de 200 m³ par jour.

Il est important de préciser que le CEP avait conclu un contrat avec la mairie d’Otepa pour la fourniture d’eau. Un camion militaire assurait régulièrement le transport de l’eau pour remplir les citernes d’Otepa. Bien que je ne puisse préciser le volume exact fourni, je peux affirmer que l’eau était commune à tous les résidents, qu’ils soient militaires ou civils. Par ailleurs, Hao avait pour mission de fournir de l’eau à Moruroa en cas d’incapacité de production de cette dernière pendant plus de deux jours. C’est la raison pour laquelle Hao conservait de grandes cuves de stockage d’eau douce. Notre tâche consistait non seulement à approvisionner Hao, mais également à maintenir un stock conséquent dans ces cuves pour pouvoir, le cas échéant, fournir de l’eau à Moruroa en cas d’incident. Je n’ai jamais constaté de contrôle externe de notre travail dans ce domaine.

M. le président Didier Le Gac. Abordons maintenant la question du suivi médical post-exposition et des conséquences sanitaires sur les vétérans. Monsieur Percevault, vous vous êtes rapidement investi dans la l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN). Pourriez-vous nous expliquer brièvement les raisons qui vous ont poussé à entreprendre cette démarche ? Par ailleurs, quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette commission concernant l’indemnisation des vétérans ?

M. Christian Percevault. J’ai découvert l’existence de l’AVEN vers 2004. Je me suis alors rapproché de l’un des membres fondateurs, Michel Verger, qui connaissait bien Michel Cariou. Lorsque je lui ai appris mon appartenance au SMSR, il m’a vivement encouragé à adhérer. Par la suite, j’ai pris contact avec les vétérans de mon département. J’ai notamment rencontré André Mézières, le premier militaire à avoir obtenu une reconnaissance en première instance, malheureusement rejetée en appel ; sa famille a dû attendre 2023 pour être indemnisée. Je me suis particulièrement investi dans le volet scientifique et le suivi, domaines relevant de mes compétences. Dès 2008, j’ai été reçu au ministère des Armées. J’ai alors intégré la commission scientifique de l’AVEN et, avec Michel Cariou, nous nous sommes fortement impliqués.

Il est crucial de souligner un fait souvent occulté : nous avons tous été contaminés sur le site de Moruroa, y compris en dehors de nos missions professionnelles. En tant que membres du SMSR, nous disposions d’équipements de protection, notamment des masques, lors de nos interventions. Cependant, le cas de Michel Cariou démontre une contamination au strontium 90 survenue durant sa vie quotidienne, probablement lors de baignades dans les eaux de l’atoll de Moruroa.

J’ai moi-même découvert fortuitement la présence de traces de strontium 90 dans mon organisme. Le drame pour nous, militaires, et plus encore pour la population civile, réside dans le fait que la détection d’une contamination interne ne peut se faire par anthropogammamétrie, mais nécessite des analyses d’urine et des selles. La question cruciale, que vous n’avez pas posée, est de savoir combien de vétérans ont bénéficié de tels examens ; nous sommes vraisemblablement très peu nombreux, sans même évoquer la population civile.

Michel Cariou a eu la chance de subir ces analyses, mais il a dû attendre trente et un ans pour en obtenir les véritables résultats. On a alors découvert qu’il avait été exposé à cinq fois la dose admissible pendant les essais aériens, ce qui équivaut aujourd’hui à treize fois la dose autorisée. Personnellement, j’ai des traces de contamination. Michel Lachaud a brièvement évoqué cette problématique récemment, et c’est là que réside le véritable drame.

C’est pourquoi j’ai longuement insisté sur la thèse de Marianne Lahana dont les juges civils reconnaissent la pertinence. À la page 191, on ne trouve que les résultats de cinq dosages individuels et d’ambiance, utilisés par l’administration pour affirmer l’absence de risque attribuable aux essais nucléaires au regard des expositions externes aux rayonnements ionisants. Je vous ai récemment transmis des informations sur les effets des rayonnements ionisants sur les cellules. Ces rayonnements attaquent et blessent les cellules, entraînant ultérieurement diverses pathologies. Le drame est que nous ne pouvons pas les détecter faute d’examens appropriés.

Je trouve quelque peu présomptueux que les médecins que vous avez auditionnés parlent constamment d’anthropogammamétrie et de radiotoxicologie. Ils appliquent les protocoles actuels, mais pendant les essais aériens, très peu d’entre nous avaient bénéficié de ces examens. Par conséquent, peu d’entre nous peuvent aujourd’hui prouver avoir subi une contamination interne. Nos livrets de suivi radiologique sont tronqués, car nous n’avons pas subi les examens adéquats. Nous avons passé des années à subir des examens en caisson pour détecter les contaminations par des radionucléides émetteurs gamma, mais pas bêta. De plus, à mon départ de la Marine, mon médecin n’avait aucune connaissance de mon livret radiologique. Il est scandaleux que cette partie de notre suivi médical soit confidentielle, voire classée secret Défense. C’est dramatique pour nous vétérans, car ces informations sont cruciales pour notre suivi médical.

M. le président Didier Le Gac. Quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette commission en termes d’amélioration de l’indemnisation ? Souhaitez-vous une meilleure reconnaissance ? Notamment concernant les critères du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), pourriez-vous nous préciser ce que vous attendez concrètement de cette commission ?

M. Christian Percevault. Je souhaiterais avant tout que nous soyons reconnus comme blessés en service commandé car telle est bien la réalité de notre situation. Concernant le CIVEN, plusieurs questions se posent. Lors de la table ronde de vétérans à laquelle avait précédemment procédé la commission d’enquête, le dossier de Mme Cariou a été évoqué ; il m’interpelle particulièrement. Il est troublant qu’un hématologue puisse reconnaître qu’elle souffre de maladies radio-induites tandis que les spécialistes du CIVEN ne le reconnaissent pas. Dans son cas, en tant que personnel civil, elle a eu la chance de bénéficier de la reconnaissance de maladie professionnelle, ce à quoi nous, militaires, n’avons pas droit. Elle a été reconnue dans le domaine privé mais rejetée par le CIVEN sous prétexte qu’elle était secrétaire. Ils ont manifestement négligé le fait qu’elle travaillait à Moruroa dans un laboratoire classifié et était donc en contact permanent avec des produits contaminés. Cette situation me semble anormale et révèle à mon sens un véritable dysfonctionnement du CIVEN.

J’ai examiné de nombreuses délibérations du CIVEN. Parmi les personnes indemnisées, 70 % l’ont été via le CIVEN et 30 % par voie judiciaire, ce qui met en évidence un dysfonctionnement. De plus, entre 2010 et 2015, sur plus de huit cents dossiers, seules dix-sept indemnisations ont été accordées. Bien que le rapport du CIVEN mentionne de nombreuses maladies reconnues et qu’aujourd’hui environ huit cents personnes aient été indemnisées, il subsiste de nombreuses lacunes. Certains dossiers semblent avoir été négligés et d’autres sont peut-être encore en cours d’instruction.

La dosimétrie n’a que peu de valeur. Les dosimètres utilisés n’étaient pas conçus pour mesurer les faibles doses, mais seulement les fortes doses. C’est comme si vous souhaitiez aujourd’hui mesurer un micro-ampère avec un ampèremètre calibré pour les ampères : l’aiguille ne va pas bouger, évidemment ! Il aurait été pertinent de demander à Jean-Luc Sans une expertise du dosimètre qu’il vous a présenté, notamment concernant sa sensibilité.

M. Jean Ambroise. La question des dosimètres est effectivement cruciale. J’en ai porté plusieurs lors de mes séjours mais un seul a été retrouvé, indiquant une dose nulle. Mes demandes répétées concernant les résultats dosimétriques se sont soldées par une réponse claire du médecin-chef des services du service de protection radiologique des armées (SPRA) de l’époque. Il m’a confirmé qu’un seul résultat dosimétrique avait été enregistré lors de mon séjour au CEP et que les résultats des autres examens n’ont apparemment pas été archivés, comme ce fut le cas pour de nombreux examens systématiques dont les résultats étaient normaux. En substance, on nous informe que tout a été détruit…

Je tiens également à souligner le manque flagrant de reconnaissance envers les civils et les militaires ayant travaillé sur ces sites. Il est anormal que tout le personnel, qu’il soit militaire ou civil, ait été considéré comme personnel embarqué sur les atolls. J’ai d’ailleurs une question : lors de votre visite sur l’atoll de Hao, avez-vous vu le monument aux morts du CEP, construit sur la parcelle A12, qui porte les noms de 61 civils et militaires décédés sur place ? À Mioruroa, des plaques commémoratives ont aussi été érigées au pied du mât des couleurs du 5ème RMP mais je ne dispose pas actuellement de documents permettant d’identifier précisément les noms qui y figuraient. Je constate avec regret que l’État ne reconnaît pas à sa juste valeur notre engagement, particulièrement dans un contexte où le nucléaire est omniprésent dans les médias. On en parle abondamment, mais ceux qui étaient en première ligne, qu’ils soient civils ou militaires, demeurent dans l’ombre. Notre existence même semble niée.

M. le président Didier Le Gac. Concernant le seuil de 1 mSv, il semble qu’un consensus se dégage des nombreuses auditions que nous avons menées. Plus d’une trentaine d’intervenants s’accordent pour dire qu’il est hautement théorique et peu pertinent dans la pratique. Partagez-vous cette analyse ?

M. Christian Percevault. En effet, je suis entièrement d’accord. La difficulté de prouver une irradiation est manifeste, d’autant plus que les dosimètres, bien qu’obligatoires pour la sécurité au travail dans le monde civil, ont une pertinence limitée dans le contexte militaire, où la sécurité au travail est souvent reléguée au second plan. Il est impératif, à mon sens, de reconnaître a minima les pathologies développées par les personnes exposées, indépendamment de leur fonction spécifique. La distinction entre une secrétaire et un mécanicien me semble, dans ce contexte, particulièrement absurde.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous avons fréquemment abordé la question des maladies transgénérationnelles lors de nos différentes auditions. Monsieur Percevault, vous avez évoqué l’impact des rayonnements sur les cellules humaines. Quelle est votre position concernant la possibilité d’une transmission intergénérationnelle des maladies radio-induites ?

M. Christian Percevault. Je suis convaincu qu’il existe de fortes probabilités que ce phénomène soit avéré. Le document que je vous ai récemment transmis détaille l’action des rayonnements sur les cellules, avec un accent particulier sur l’ADN. Bien que nous ne disposions pas encore de la technologie nécessaire pour prouver certains aspects, je pense que les avancées dans le domaine de l’ARN messager pourraient nous permettre de découvrir de nouvelles répercussions. Il faut cependant souligner la complexité de ces analyses. La sélection des cohortes pour les études statistiques est cruciale et peut influencer considérablement les résultats. Par exemple, si l’on cherchait à évaluer l’impact du Covid-19 uniquement sur les enfants de 0 à 15 ans, population peu sensible, la variation du nombre de décès serait négligeable, en tout cas très différente de ce que l’on a pu constater. C’est précisément ce type de biais que nous reprochons à de nombreuses analyses actuelles. On a le sentiment que ces études cherchent systématiquement à démontrer l’innocuité des essais nucléaires et nient toute répercussion sur la santé humaine. Mes recherches approfondies sur le sujet m’ont permis de constater une évolution significative de notre compréhension des risques. Dans les années 1910, par exemple, les gens s’exposaient volontairement sur des plages radioactives d’Amérique du Sud parce qu’ils croyaient aux vertus thérapeutiques de la radioactivité ! Aujourd’hui, une telle pratique serait considérée comme ahurissante.

M. Christian Percevault. Nous tenons particulièrement à ce que l’on nous accorde le titre de reconnaissance de la Nation.

M. le président Didier Le Gac. J’entends votre requête.

M. Christian Percevault. J’ai approfondi mes recherches sur l’historique du titre de reconnaissance de la Nation. Il a été initialement créé pour honorer les militaires participant au maintien de l’ordre sur le territoire français, et non pour les conflits armés à proprement parler. Ce n’est qu’après 1974 que la guerre d’Algérie a été officiellement reconnue comme telle. Auparavant, il s’agissait d’une opération de maintien de l’ordre. Notre contribution à la grandeur de la France est indéniable. C’est grâce à notre engagement que notre pays occupe une place importante au sein de l’ONU en tant que puissance dotée de l’arme nucléaire. Il est donc profondément injuste et déshonorant que notre reconnaissance se limite à une simple médaille de bronze, la distinction la plus basse qu’on puisse nous donner. Pour nous qui avons tant donné, cette reconnaissance est nettement insuffisante.

M. le président Didier Le Gac. Je vous renvoie à l’audition que nous avons organisée hier avec Patricia Mirallès, déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens Combattants de France. Nous l’avons interrogée spécifiquement sur cette question mais elle a maintenu la position du Gouvernement. Elle a réitéré l’argument selon lequel la Polynésie française n’était pas considérée comme un théâtre d’opérations militaires et qu’il ne s’agissait pas d’un conflit armé. Par conséquent, elle estime que l’attribution du titre de reconnaissance de la Nation n’est pas pertinente dans ce contexte. C’est la réponse que nous recevons systématiquement lorsque nous soulevons cette question auprès du Gouvernement, notamment par le biais de questions écrites.

M. Christian Percevault. Je suis parfaitement au fait de la position du ministère. Cependant, il serait judicieux de réexaminer la loi de 1967. À l’époque, l’Algérie n’était pas non plus considérée comme un conflit mais comme une opération de maintien de l’ordre. Et ceux qui ont participé au maintien de l’ordre à Nouméa ont droit au titre de reconnaissance de la Nation si l’on se réfère à cette loi initiale. L’interprétation a évolué au fil du temps, notamment sous l’influence du ministère de la Défense.

M. le président Didier Le Gac. Il s’agit effectivement d’un débat complexe. Il faut néanmoins reconnaître que le maintien de l’ordre en Algérie s’est progressivement transformé en ce que l’on a fini par qualifier de guerre d’Algérie.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Malgré la position actuelle du Gouvernement, nous pourrions inclure cette recommandation dans le rapport de la commission d’enquête. Il est essentiel de reconnaître le travail que vous avez accompli et les risques auxquels vous avez été exposés sur place. Par ailleurs, monsieur Ambroise, je souhaiterais que vous nous transmettiez vos photographies, notamment celle du véhicule que vous avez mentionné. S’agit-il bien d’un véhicule que vous avez vu à Fangataufa et dont vous avez ensuite retrouvé une image similaire en Algérie ?

M. Jean Ambroise. En effet, c’est exactement cela.

Je tiens également à souligner qu’il est important de ne pas faire de distinction entre civils et militaires. Sur les atolls de Hao ou de Moruroa, civils et militaires effectuaient des tâches quasiment identiques. Lors des interventions de dépannage, nous opérions en tenue légère sans aucun équipement de protection. Nous n’avions même pas de masque à gaz à notre disposition. Les masques n’étaient fournis que lors de notre présence sur les plateformes pendant les tirs. Pour les interventions courantes, nous n’avions aucune protection et aucun contrôle n’était effectué.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vos observations détaillées sur chaque tir sont particulièrement intéressantes et instructives pour notre enquête.


M. Jean Ambroise. Une observation particulièrement frappante concerne notre montée à 80 millirads. Si on convertit les mesures en sieverts, on constate que le seuil du millisievert a été largement dépassé. Malheureusement, en l’absence d’examens médicaux systématiques, il est impossible de quantifier précisément l’impact sur notre santé.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie à mon tour pour vos témoignages extrêmement précis et intéressants.

 

II. Audition, ouverte à la presse, de M. Vincenzo SALVETTI, direction des applications maritimes (DAM)

M. le président Didier Le Gac. J’ai le plaisir maintenant d’accueillir M. Vincenzo Salvetti, conseiller maître en service extraordinaire à la Cour des comptes depuis juillet 2024. Votre présence ce matin est particulièrement importante en raison de vos anciennes fonctions de directeur des applications militaires au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

Votre parcours professionnel est remarquable. Vous avez débuté comme ingénieur à la Direction générale de l’armement (DGA) en septembre 1984 au centre d’essai des propulseurs de Saclay. Vous avez ensuite rejoint le service technique des programmes aéronautiques de la DGA. Après avoir été notamment chef de cabinet du délégué général pour l’armement, vous avez été nommé directeur du programme Horus, relatif à la composante aéroportée de la force de dissuasion nucléaire française.

Vous avez rejoint le CEA en décembre 2005, à la Direction des applications militaires (DAM) avant d’être chef du département de conception et réalisation des expérimentations (DCRE) en 2008. En 2009, vous devenez directeur adjoint puis directeur des armes nucléaires ; et c’est finalement le 1er janvier 2020 que vous êtes nommé directeur des applications militaires du CEA. Autant dire que, eu égard à la richesse de votre parcours, vos propos seront sans doute très intéressants pour notre commission.

Je ne vais pas vous le cacher ; la culture du secret qui entoure l’activité du CEA, et notamment de la DAM, a été fréquemment relevée devant notre commission. La volonté visiblement farouche de ne pas ouvrir largement ses archives, le manque d’informations concernant l’attitude de la DAM durant la période des tirs (notamment en ce qui concerne les mesures de sécurité prises à l’égard du personnel militaire et des civils) sont autant de sujets qui nous interpellent.

En ce qui concerne les archives tout d’abord, le CEA et la DAM nous semblent avoir tendance à se réfugier peut-être un peu facilement derrière la notion de « document proliférant » pour ne pas communiquer certains documents. Pouvez-vous nous détailler cette philosophie et nous expliquer en quoi certains documents des années 1950 ou 1960 peuvent encore être considérés comme proliférants alors que, on s’en doute, les technologies en matière d’armement ont fortement évolué avec le temps ? Ces documents présentent-ils toujours un risque et dans l’affirmative à quel point de vue ?

Ensuite, pouvez-vous nous renseigner sur l’état des connaissances que la France avait dans les années 1950 sur les dangers de l’arme nucléaire, pas seulement dans son aspect strictement destructif mais également au niveau des radiations qui pouvaient en émaner ? À ce titre, quel a pu être l’impact en France de l’ouvrage de la commission de l’énergie atomique des États-Unis intitulé Les Effets des armes atomiques, paru en France en 1951 ?

Mais, avant cela, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter tour à tour à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

 

M. Vincenzo Salvetti prête serment.

 

M. Vincenzo Salvetti, conseiller-maître en service extraordinaire à la Cour des comptes, ancien directeur de la Direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Je m’exprime devant vous aujourd’hui en tant qu’ancien directeur de la DAM, fonction que j’ai quittée il y a un an pour rejoindre la Cour des comptes. Je tiens à préciser que je ne suis donc plus en charge de ces responsabilités.

J’ai intégré la DAM du CEA le 1er décembre 2005, après une carrière de dix-neuf ans à la DGA que vous avez parfaitement résumée. Mon choix de rejoindre la DAM était motivé par sa double dimension : elle incarne à la fois le faire-faire, que j’ai pratiqué à la DGA en tant que représentant de la maîtrise d’ouvrage, et le faire, la DAM étant maître d’œuvre, notamment sur les systèmes d’armes nucléaires.

Le DCRE est le département de conception et réalisation des expérimentations, et non des expérimentations nucléaires, celles-ci ayant cessé. Il se concentre sur des expérimentations froides, n’impliquant pas de matières nucléaires, mais uniquement des matières pyrotechniques et des expérimentations laser.

Ma carrière à la DAM a ensuite évolué vers la direction des armes nucléaires, avant ma nomination comme directeur de la DAM le 1er janvier 2020. Cette prise de fonction a coïncidé avec des défis majeurs, notamment la gestion du premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, qui a nécessité l’arrêt quasi-total des activités de la DAM. J’ai également dû gérer les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française, notamment suite à la publication de l’ouvrage Toxique, en mars 2021. Cela a conduit à l’organisation d’une table ronde à l’Élysée en juillet 2021, à la demande du président de la République, ainsi qu’à la rédaction d’un ouvrage par la DAM, paru à l’été 2022, que j’ai présenté en Polynésie française en décembre 2020.

Cette table ronde a marqué la première participation de la DAM à un tel événement depuis la fin des essais nucléaires. J’y ai participé avec mon adjoint de l’époque, qui avait dirigé les essais et qui est depuis parti à la retraite. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec une délégation polynésienne, menée par le président Fritch, comprenant des élus et des représentants d’associations, dont celle des vétérans des essais nucléaires. Les associations Moruroa e tatou et 193 n’ont malheureusement pas souhaité participer à cette rencontre. Les échanges, initialement réservés, sont devenus plus cordiaux au fil des deux jours, bien que ponctués de remarques parfois acerbes sur les essais nucléaires. Les discussions, malgré leur caractère parfois vif, n’ont jamais été agressives. Ce fut ma première interaction directe avec la Polynésie française et ses représentants. Une visite du centre de la DAM a été organisée en juin à Paris. Malheureusement, la délégation n’a pas pu s’y rendre comme prévu. Cette table ronde a été suivie d’une visite en Polynésie du Président de la République fin juillet 2021, au cours de laquelle deux actions spécifiques ont été confiées à la DAM.

Un effort devait être fait sur l’examen et la déclassification des archives. Ensuite, la rédaction d’un ouvrage dédié aux essais nucléaires nous était demandée. Cet ouvrage se devait d’être didactique, facile à lire, agrémenté de photos et peu volumineux. Il était destiné à servir de référence en la matière, particulièrement pour le corps enseignant. La rédaction de cet ouvrage a nécessité un long travail de la part de nos experts et de notre historien, M. Mongin, que vous allez probablement auditionner si ce n’est déjà fait. À cette occasion, des experts ont également été mobilisés pour recalculer les doses sur la base des mesures brutes effectuées pendant les essais, mesures qui sont précieusement conservées chez nous.

Ce travail a confirmé les résultats publiés en 2006 par le ministère de la Défense dans l’ouvrage de référence La Dimension radiologique des essais nucléaires en Polynésie à l’épreuve des faits. Cet ouvrage, dont la méthodologie de calcul a été validée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à la demande de la DAM, constitue une référence scientifique, technique et historique incontestée. Cependant, il faut reconnaître que ce document de 2006 est trop détaillé pour un usage général et s’adressent plutôt à des techniciens ou à des personnes averties ayant une connaissance des essais nucléaires.

L’ouvrage commandé par le Président de la République et rédigé en 2022 répond à ce besoin d’accessibilité. Après relecture par le ministère des Armées, qui était responsable des opérations lors des essais nucléaires, j’ai été désigné pour me rendre en Polynésie française avec mon adjoint, l’historien auteur du livre et un expert scientifique spécialisé dans les calculs de doses, afin de présenter cet ouvrage. Nous avons profité de cette mission pour rencontrer diverses personnalités politiques de Polynésie, notamment le président, plusieurs de ses ministres, des députés, des sénateurs et des associations. Une conférence de presse a été organisée pour présenter l’ouvrage, ainsi qu’une rencontre spécifique avec une délégation du monde enseignant local polynésien. Mon seul regret concernant cette mission est de n’avoir pas pu rencontrer l’Association 193, présidée par le père Auguste. Malgré deux tentatives de planification, ces rencontres ont été annulées par nos interlocuteurs. Nous avons néanmoins eu l’opportunité de visiter Moruroa, de survoler Fangataufa et de rencontrer la mairesse de Hao, ancienne base arrière du CEA lors des campagnes d’essais, ainsi que son conseil municipal.

Cette mission en Polynésie a été, sans aucun doute, la plus émouvante, la plus extraordinaire et probablement la plus merveilleuse de toute ma carrière professionnelle. Pour moi qui suis arrivé à la DAM une dizaine d’années après la fin des essais nucléaires, elle m’a conduit aux origines de la DAM et de la dissuasion française.

Je tiens à souligner que nous avons été très bien accueillis, notamment à Hao, avec des colliers de coquillages et de fleurs. Nous n’avons jamais noté la moindre marque de défiance ou de rejet envers nous, représentants du CEA et de la DAM en Polynésie. Même lorsque nous avons été reconnus en déambulant dans Tahiti ou en faisant le tour de l’île, suite à mon passage à la télévision polynésienne, l’accueil est resté chaleureux. Ce souvenir restera inoubliable pour moi.

M. le président Didier Le Gac. Au fil des auditions que nous avons effectuées, il apparaît que le CEA et la DAM se réfugient peut-être trop facilement derrière la notion de « documents proliférants ». Pouvez-vous nous détailler cette philosophie ou cette définition de « documents proliférants » ? En quoi des documents des années 1950 et 1960 peuvent-ils encore être considérés comme proliférants, alors que les technologies en matière d’armement ont considérablement évolué ? Qu’est-ce qui pourrait encore intéresser une puissance étrangère dans des documents de cette époque ? Présentent-ils toujours un risque ?

M. Vincenzo Salvetti. Un document proliférant, pour le dire simplement, désigne tout document qui contient des informations pouvant aider un pays cherchant à se doter de l’arme nucléaire à progresser plus rapidement dans cette voie. Votre question est tout à fait pertinente et reflète bien la problématique à laquelle j’ai été confronté pendant des années.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un pays cherchant à proliférer ne va pas directement viser une arme nucléaire sophistiquée et thermonucléaire comme celles que possèdent aujourd’hui les cinq puissances nucléaires reconnues ou encore l’Inde et le Pakistan. Un pays qui cherche à proliférer aujourd’hui, comme l’Iran ou comme l’a fait la Corée du Nord, passera toujours par un engin que l’on pourrait considérer comme rustique ou simple à concevoir. C’est précisément ce type d’information que nous cherchons à protéger. Les informations contenues dans nos archives, même anciennes, peuvent donc aider un pays à progresser rapidement dans les premières étapes du développement d’une arme nucléaire. Les toutes premières armes nucléaires françaises, comme celles développées par les États-Unis, la Russie, la Chine et le Royaume-Uni, étaient des armes à fission pure, les plus simples qui soient. C’est ce type d’information qui reste sensible.

Nous avons cependant accompli un réel effort d’ouverture de nos archives lorsque j’étais à la DAM. Comme mon successeur vous l’a déclaré, 380 documents ont été communiqués car jugés non proliférants. Ce processus de décision demande un travail considérable puisque chaque document doit être examiné en détail, par un expert capable de déterminer le caractère proliférant de chaque information. Le président de la commission, qui est le directeur adjoint des applications militaires, doit ensuite garantir que le document peut être déclassifié. J’entends la demande d’ouverture de documents mais il faut comprendre que certains documents restent proliférants pour un pays cherchant à se doter de l’arme nucléaire. Nous avons néanmoins déployé de réels efforts pour ouvrir nos archives dans la mesure du possible.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure.  Avez-vous une estimation du nombre ou de la quantité de documents relatifs au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) qui se trouvent encore à la DAM ? Cela nous permettrait d’évaluer l’ampleur de la tâche sur plus de quarante ans d’activité. Quels sont les moyens mis en œuvre par la DAM pour déclassifier cette quantité considérable de documents ?

M. Vincenzo Salvetti. Je ne suis pas en mesure de vous indiquer le nombre exact de documents concernés. Cependant, je peux vous assurer que nous conservons plusieurs milliers de documents dans nos archives. Ces archives sont précieusement gardées dans des coffres-forts et font l’objet d’un inventaire annuel obligatoire.

Comme l’a justement mentionné mon successeur, ne peuvent être considérés comme des archives définitives puisqu’ils sont encore activement utilisés. En effet, les résultats des essais nucléaires passés sont d’une valeur inestimable pour notre programme de simulation actuel. Lorsque nous cherchons à valider nos codes de simulation, nous utilisons les données précises des engins testés. Nous intégrons dans le code la géométrie et toutes les caractéristiques de l’engin testé, puis nous comparons directement les résultats des calculs avec les mesures réalisées lors des essais nucléaires. C’est pour cette raison que ces archives demeurent extrêmement précieuses pour nos travaux actuels.

Concernant les moyens mis en œuvre pour la gestion de ces archives, nous disposons d’un poste d’archiviste à temps plein, en cours de recrutement suite au départ du précédent titulaire. Nous faisons également appel aux experts ayant participé aux essais nucléaires, bien que leur nombre diminue progressivement. Certains occupent aujourd’hui des postes de direction, ce qui nous permet de bénéficier de leur expertise. Nous sollicitons aussi les concepteurs d’armes actuels qui possèdent une connaissance approfondie des armes nucléaires. En dehors de l’archiviste, il s’agit principalement de personnes travaillant à temps partiel sur ces sujets.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous aurez compris que l’intérêt des chercheurs, des historiens et des Polynésiens ne porte aucunement sur les détails techniques des armes ou sur des éléments potentiellement proliférants. Leur préoccupation principale est de reconstituer l’histoire de la Polynésie et de ses habitants durant cette période.

Les chercheurs déplorent un manque de transparence, notamment en ce qui concerne les inventaires. Le CEA ou la DAM ne fournissent actuellement aucun inventaire. Même si ces inventaires contiennent potentiellement des éléments sensibles, il serait peut-être plus simple de procéder à leur déclassification, du moins pour ceux antérieurs aux années 1970, qui existent probablement en version papier. L’objectif est de faire la lumière sur les aspects sociaux et civils de cette période, de retracer l’histoire des travailleurs et des populations. Les chercheurs s’intéressent particulièrement aux niveaux d’information qui étaient communiqués aux différents groupes : populations, officiers, personnels civils. Ces différences dans la diffusion de l’information sont essentielles pour mieux comprendre notre histoire commune.

Est-il envisageable de déclassifier ces inventaires et de les rendre accessibles aux chercheurs ? Cela leur permettrait d’être plus précis dans leurs demandes et leurs recherches.

M. Vincenzo Salvetti. Je ne peux pas vous apporter de réponse précise concernant la déclassification des inventaires. Ceux dont je parlais contiennent des listes détaillées de documents avec leurs intitulés. Il faut noter que ces titres eux-mêmes peuvent renfermer des informations classifiées. Lorsque j’évoquais plusieurs milliers de documents, je faisais référence aux documents classés « très secret défense » dont j’ai eu à attester l’existence pour le compte de la DAM.

Il existe plusieurs sources d’archives potentielles. Celles de la DAM comprennent des notes, des courriers et des documents techniques décrivant les modes expérimentaux, les engins et les mesures réalisées. Ces documents sont nécessairement classifiés. Le service historique de la défense (SHD) dispose également d’archives. Comme mon successeur l’a souligné, les essais nucléaires étaient une entreprise conjointe entre le ministère de la défense ou des armées, selon les époques, et le CEA, notamment la DAM. Celle-ci participe d’ailleurs à la déclassification des archives du SHD liées à la dissuasion. Des chiffres nous ont été communiqués, faisant état d’environ treize mille documents examinés, dont un certain nombre ont été déclassifiés.

Un mythe semble entourer les archives de la DAMx ; je rappelle que celle-ci est avant tout un organisme purement technique. Ses archives contiennent donc des données extrêmement précises et techniques sur les dimensions, les géométries, les résultats et les mesures obtenues. Ces informations, bien que classifiées, n’intéresseront probablement ni les Polynésiens, ni les chercheurs. En toute franchise, je ne pense pas que les archives de la DAM soient la meilleure source d’informations sur l’ambiance générale des essais ou sur la communication à destination des populations. La communication pendant les essais était placée sous la responsabilité d’un officier général, chef des opérations et directeur de la Direction des centres d’expérimentation nucléaire (DIRCEN).

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je comprends votre point de vue. Cependant, ce que vous qualifiez de « mythe » est probablement le résultat d’un manque de communication et de transparence en amont et de façon plus générale. Vous mentionnez, tout comme votre successeur, que ces résultats sont encore utilisés aujourd’hui, ce qui implique que ces archives sont toujours actives ; il est essentiel qu’un travail soit effectué pour déterminer précisément quelles archives sont encore réellement proliférantes. Si vous êtes convaincu qu’elles contiennent des informations sensibles, il est crucial qu’elles soient examinées de manière approfondie et que des conclusions claires soient communiquées. Nous devons cette transparence non seulement aux Polynésiens, mais aussi à tous les acteurs impliqués qui ont encore des questions aujourd’hui. Je pense notamment aux vétérans qui sont rentrés en métropole, à leurs familles et à toutes les populations polynésiennes concernées. Nous leur devons bien plus qu’une simple affirmation que des milliers de documents sont potentiellement proliférants. Il est de notre devoir de fournir des explications claires et détaillées sur la nature de ces archives et les raisons de leur classification continue.

M. Vincenzo Salvetti. Je n’ai nullement voulu suggérer une absence totale de préoccupations ou de questionnements de la part des Polynésiens. Mon intention était de partager mon ressenti personnel lors de ce déplacement. En tant que représentant de la DAM, j’appréhendais naturellement les réactions que ma présence aurait pu susciter, compte tenu du passé nucléaire de la France dans la région depuis 1966. Je craignais des manifestations d’hostilité plus marquées lors de mes interactions quotidiennes avec la population locale. Cependant, j’ai constaté que ces appréhensions ne se sont pas concrétisées de la manière dont je l’avais anticipé. Je ne nie aucunement l’existence de contestations ou de préoccupations légitimes. Mon témoignage reflète simplement le décalage entre mes craintes initiales et la réalité de mon expérience sur place.

M. le président Didier Le Gac. Je comprends votre point de vue. Néanmoins, lors de notre mission en Polynésie, nous avons été confrontés à de nombreuses manifestations de préoccupations et d’inquiétudes de la part de la population. Que ce soit à travers les échanges avec les chauffeurs de taxi, les rencontres à l’aéroport ou les nombreuses sollicitations reçues via notre ligne de contact dédiée, nous avons clairement perçu l’importance de cette question pour les Polynésiens. La réunion publique que nous avons tenue à Hao a été particulièrement révélatrice à cet égard. Bien que vous n’ayez pas personnellement ressenti d’hostilité directe, il est indéniable que ces préoccupations demeurent très présentes.

Revenons maintenant à notre question principale : selon vous, quel était l’état des connaissances de la France concernant les effets des radiations au début des années 1950 ou 1960, lorsqu’elle a entrepris ses essais nucléaires ?

M. Vincenzo Salvetti. L’ouvrage de 1951 fait référence. Les Américains ont mené de nombreux essais dans le Nevada, avant même Hiroshima et Nagasaki, pour étudier les effets des explosions nucléaires sur divers matériels et infrastructures. Ces informations exhaustives sont compilées dans l’ouvrage de 1951. Depuis, aucune étude ne l’a égalé. Nous avons tenté, avec la Direction générale de l’armement (DGA), de reproduire ces résultats par simulation numérique, mais la couverture des cas était moins étendue que les expérimentations américaines.

Concernant les essais nucléaires français, nous avons débuté en Algérie avec des techniques rudimentaires, comme l’explosion d’un engin nucléaire en haut d’une tour à Reggane, lors de l’opération Gerboise bleue le 13 février 1960. Ne maîtrisant pas encore les forages profonds, nous avons ensuite réalisé des essais dans des galeries creusées dans le massif du Hoggar.

Après notre départ d’Algérie, conformément aux accords d’Évian, nous avons poursuivi les essais en Polynésie française. Nous avons d’abord reproduit les techniques que nous maîtrisions : essais aériens sur barge, sur tour et de sécurité. Progressivement, nous avons développé des techniques plus avancées, passant aux essais sous lagon, puis finalement aux forages profonds d’un millier de mètres. Cette évolution technique était nécessaire, car nous savions pertinemment qu’un essai confiné au fond d’un puits suscitait moins, voire pas de retombées, comparé aux essais sur barge, en haut d’une tour ou sous lagon. L’acquisition de cette expertise était un prérequis incontournable pour notre programme nucléaire.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de l’installation du CEP en Polynésie française, les autorités étaient pleinement conscientes des risques encourus pour la région, comme l’expliquait déjà le document de 1951. Le déplacement des essais de l’Algérie vers la Polynésie a suscité des critiques de la part de la communauté internationale envers les États dotés de l’arme nucléaire. Ces derniers ont signé, je crois en 1973, un traité de non-prolifération et de non-utilisation des essais atmosphériques, s’engageant à y mettre fin. Néanmoins, en Polynésie, ces essais se sont poursuivis jusqu’en 1974.

Je tiens à nuancer vos propos concernant l’accueil polynésien : il ne faut pas tout confondre ! Certes, une partie de notre histoire et de notre santé nous a été arrachée. Cependant, il ne faut pas que cela altère notre esprit d’accueil et notre chaleur envers tous, même envers ceux qui nous ont causé du tort. Nous avons auditionné le ministre Hervé Morin, qui a renoncé à deux visites en Polynésie, craignant des mouvements de protestation. Votre venue est donc appréciable. Il est regrettable que M. Morin n’ait pas pu constater par lui-même notre hospitalité traditionnelle.

Concernant les sites d’essais, les atolls de Moruroa et de Fangataufa sont actuellement sous protection militaire et d’accès restreint. Je m’interroge sur la situation des sites algériens. Qu’en est-il de la gestion des éléments proliférants en Algérie ? Comment sont-ils protégés, notamment face au risque d’appropriation par des tiers pour fabriquer des bombes rudimentaires, similaires aux bombes A par fission testées en Algérie ? L’État a-t-il prévu des mesures avec l’Algérie pour sécuriser ces sites ?

M. Vincenzo Salvetti. Je ne m’attendais pas à des questions sur l’Algérie. En tout cas, je n’ai pas eu à traiter ce sujet pendant mon mandat à la DAM. D’après mes informations, après notre départ d’Algérie, certaines zones ont été placées sous protection, pour des raisons similaires à celles appliquées en Polynésie. Je ne dispose pas d’informations supplémentaires à ce sujet.

Nous avons effectué nos dix-sept premiers essais nucléaires en Algérie. Ceux de Polynésie ont débuté en 1966 et les essais aériens s’y sont poursuivis jusqu’en 1974. En Algérie, nous avons terminé en 1966. Je ne suis pas certain qu’il y ait eu un chevauchement entre les derniers essais algériens et les premiers essais polynésiens. Les tout premiers engins testés en Algérie étaient les plus élémentaires, bien moins sophistiqués que ceux testés lors des dix-sept essais suivants. Je ne peux pas en dire davantage, n’ayant pas eu à traiter ces dossiers spécifiques.

M. Yoann Gillet (RN). Permettez-moi tout d’abord de saluer l’expertise mondialement reconnue du CEA. Malgré les débats au sein de notre commission, les échanges avec ses membres actuels ont démontré une réelle volonté de transparence, et j’ai personnellement obtenu des réponses satisfaisantes à mes interrogations.

Ma question porte sur un sujet d’actualité, bien que vous ne soyez plus en fonction. Le supercalculateur utilisé pour les essais a été développé en collaboration avec l’entreprise Atos. Compte tenu de l’incertitude entourant l’avenir de cette entreprise française, percevez-vous une menace pour notre souveraineté si elle venait à être rachetée par des capitaux étrangers ? Nous savons que certaines activités d’Atos ont été divisées et rachetées par l’État français. Pouvez-vous nous éclairer sur la protection de cette activité spécifique dans le cadre des rachats par l’État français ? Avez-vous des informations sur ce morcellement d’Atos et ses implications pour notre souveraineté nationale ?

M. Vincenzo Salvetti. Votre question porte sur un sujet en constante évolution. J’ai eu l’occasion d’approfondir cette thématique, notamment lors d’une audition devant une commission sénatoriale. Jusqu’au début des années 2000, la DAM s’approvisionnait en calculateurs classiques IBM aux États-Unis. Un tournant s’est opéré au début du millénaire, avec la volonté étatique française d’acquérir une autonomie stratégique dans ce domaine. Cette décision a coïncidé avec l’arrêt des essais nucléaires et le passage à la simulation, renforçant l’impératif de disposer d’un calculateur national souverain.

L’État a alors mandaté la DAM pour développer une expertise nationale. Cette initiative s’est concrétisée en collaboration avec la société Bull pour accroître progressivement notre autonomie technologique. Un calculateur, rappelons-le, se compose d’armoires contenant des lames de calcul, des processeurs, des mémoires vives et de stockage. Initialement, tous ces composants étaient d’origine américaine. Nous avons donc entrepris, avec Bull, de créer une entité capable d’assembler ces éléments pour concevoir un calculateur. La DAM a également développé ses propres compétences en conception, aboutissant à la co-conception de calculateurs avec l’industrie française à partir des années 2000. La maîtrise du refroidissement des calculateurs représentait un défi majeur. Nous avons considérablement investi dans ce domaine avec Bull, allant jusqu’à développer des techniques de refroidissement par circulation d’un fluide caloporteur au plus près des microprocesseurs sur les lames de calcul, une avancée significative.

À mon départ de la DAM, une initiative était en cours pour développer un processeur national fondé sur la technologie ouverte ARM. Ce projet, porté conjointement par la DAM, le CEA et la société CYPR, visait à renforcer notre indépendance technologique. Au terme de ces efforts, nous disposions d’un industriel capable non seulement d’assembler, mais aussi de concevoir l’architecture des calculateurs en collaboration avec la DAM, d’élaborer des architectures de calcul et de créer des systèmes de refroidissement pour optimiser les performances des calculateurs.

Un autre choix stratégique crucial a été de développer des calculateurs généralistes, plutôt que des machines spécifiques à l’usage de la DAM. Cette décision a assuré la viabilité économique du projet, Atos parvenant à se hisser au quatrième rang mondial des fournisseurs de calculateurs.

Atos a par la suite acquis les activités de Bull, je crois au milieu des années 2010, intégrant une entité dédiée aux activités souveraines de calcul haute performance (HPC). Il était primordial que ces compétences restent sous contrôle national. Malgré les restructurations ultérieures d’Atos, j’ai récemment appris que l’État avait racheté certaines de ces activités stratégiques, ce qui, je l’espère, inclut les compétences en calcul haute performance.

M. Alexandre Duffosset (RN). Je tiens à souligner, à l’instar de mon collègue, l’importance cruciale du CEA et de la DAM. Sans elle, nous ne disposerions pas aujourd’hui de l’expertise nécessaire à notre arsenal nucléaire, outil essentiel pour notre influence internationale. Ma formation politique soutient d’ailleurs cette capacité nucléaire.

En tant que membre de la commission de la Défense, je m’interroge sur les enjeux de recrutement et de fidélisation du personnel, problématique commune à l’ensemble des armées. Les compétences en ingénierie de la DAM sont certainement très recherchées sur le marché de l’emploi. Parvient-elle à maintenir des effectifs suffisants face à la concurrence du secteur privé ?

M. le président Didier Le Gac. Mon cher collègue, bien que pertinente, cette question s’écarte assez fortement du sujet des essais nucléaires qui nous occupe aujourd’hui. De plus, M. Salvetti a précisé en début d’audition qu’il n’était plus en fonction au CEA. Je suggère que nous revenions à notre thématique principale. M. Salvetti se fera sans doute un plaisir d’échanger avec vous sur ces questions de ressources humaines à l’issue de notre séance.

Je souhaite revenir sur un point crucial que vous avez évoqué, monsieur Salvetti, concernant l’ouvrage américain Les Effets des armes atomiques. Vous l’avez qualifié d’ouvrage de référence, voire d’unique source sur le sujet. Cette affirmation, si elle est exacte, est pour le moins surprenante. Comment expliquez-vous qu’aucun ouvrage équivalent n’ait été commandité par le CEA, le ministère de la Santé ou celui de la Défense, malgré les nombreux essais nucléaires menés en Algérie et les 193 essais réalisés en Polynésie, pour étudier les effets des armes atomiques sur les populations ?

M. Vincenzo Salvetti. L’ouvrage américain de 1951 se concentrait principalement sur les effets des armes nucléaires sur les infrastructures et les matériaux. Bien que des études moins volumineuses aient été menées sur les effets radiologiques sur les populations et les êtres vivants, ce document fournit une multitude de données techniques. Il détaille notamment les effets en fonction de la hauteur, de l’énergie et de l’objectif visé par l’arme. L’accent est mis sur l’impact sur les cibles matérielles plutôt que sur les êtres humains. Cette approche s’explique par la nature de la dissuasion nucléaire, qui vise à frapper des objectifs stratégiques. Certains pays ont également développé des armes nucléaires tactiques pour une utilisation potentielle sur le champ de bataille, contre des chars d’assaut ou des navires par exemple. Pour évaluer ces effets, des infrastructures ont été construites dans le désert et soumises à des explosions nucléaires à différentes distances, afin d’observer les dommages sur diverses structures et équipements.

M. le président Didier Le Gac. Comment expliquez-vous l’absence de publications de la DAM ou du CEA concernant les conséquences des essais nucléaires sur les populations, malgré l’avancée de nos connaissances sur leurs effets environnementaux et sanitaires ? Les effets radiologiques de l’exposition sont pourtant connus depuis longtemps.

M. Vincenzo Salvetti. L’ouvrage américain de 1951 se concentre sur les différents effets des armes nucléaires, qu’il s’agisse du souffle, de la chaleur, de l’impulsion électromagnétique ou d’autres phénomènes. Il couvre de manière exhaustive tous les domaines d’effets possibles lors de l’utilisation d’une arme nucléaire.

M. le président Didier Le Gac. Encore une fois, je m’interroge sur l’absence de publications françaises, que ce soit de la DAM ou du CEA, concernant les effets des essais nucléaires sur les populations au cours des trente années d’expérimentations, d’abord atmosphériques, puis souterraines... Cette lacune contribue sans doute à la méfiance des populations polynésiennes. Vous avez mentionné avoir été responsable d’un ouvrage récent, perçu par certains comme une réponse aux critiques qui avaient été faites à l’égard du CEA à la suite de la parution du livre Toxique. Or, bien que cet ouvrage ait été distribué dans les écoles, il n’apporte pas de réelles réponses sur les conséquences sanitaires. La défiance persiste en raison du manque d’information pendant trois décennies. Il est difficile de comprendre pourquoi la DAM n’a pas communiqué plus tôt sur ces questions, que ce soit dans les années 1950, 1960 ou même après 1996.

M. Vincenzo Salvetti. Il existe une multitude d’articles scientifiques détaillant les effets des radiations sur les populations, avec des seuils de dose exprimés en millisieverts. L’ouvrage de 1951 est avant tout un document militaire, élaboré par et pour les militaires. Il se concentre sur les effets d’une arme nucléaire sur les infrastructures et le matériel militaire. Nous n’avons pas jugé nécessaire de reproduire ces essais, car les effets d’une kilotonne nucléaire, qu’elle soit américaine, russe ou française, sont identiques en termes de souffle et de chaleur, en fonction de la hauteur d’explosion.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Notre président s’interrogeait sur l’opportunité pour le CEA ou la DAM d’établir, après 1951, un rapport détaillé sur les conséquences radiologiques, notamment sur les populations. Le rapport de 1951 abordait brièvement l’impact potentiel sur les cellules reproductrices humaines. Aujourd’hui, malgré les incertitudes persistantes, il serait important d’apporter plus de transparence sur ces conséquences, qui sont bien réelles en Polynésie et pour les vétérans, afin de restaurer la confiance des populations affectées.

Certains acteurs préconisent de ne plus utiliser le terme « essai nucléaire » mais celui de « bombe ». Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Considérant que d’autres termes comme « tir » ou « expérimentation » sont également employés pour décrire les activités du CEP, quelle dénomination vous semble la plus pertinente ? Quelles sont les limites de chaque appellation ? D’un point de vue mémoriel, quelle terminologie serait à privilégier, selon vous ?

En tant que scientifique, considérez-vous qu’un tir atmosphérique ou souterrain, en particulier atmosphérique, est une bombe ? Quelle différence faites-vous entre, par exemple, Aldébaran et Little Boy ?

M. Vincenzo Salvetti. Tout d’abord, je n’ai pas affirmé que l’ouvrage de 1951 ne faisait aucune référence aux effets sur l’homme, mais que ces références étaient effectivement limitées.

Concernant Aldébaran et Little Boy, la distinction est fondamentale. Aldébaran était un engin expérimental, ce que nous appelions à l’époque une « formule nucléaire ». Il s’agissait d’un dispositif conçu pour acquérir des données qui alimentaient ensuite le processus dit de militarisation, terme spécifique à la DAM. Ces essais nucléaires fournissaient des mesures utilisées pour concevoir de véritables armes nucléaires. Little Boy, en revanche, était une arme nucléaire opérationnelle, utilisée sur Hiroshima. C’est comparable à la différence entre la tête nucléaire qui équipe actuellement nos missiles air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) et l’engin nucléaire testé dans le Pacifique en 1996 pour valider le concept de charge robuste. Ce sont deux objets de nature différente.

Quant à la terminologie, je considère qu’une bombe est un objet existant, développé et fabriqué à des fins militaires, et en service opérationnel. Par exemple, les SMPA-A sont équipés de têtes nucléaires aéroportées (TNA) et constituent un système d’armes nucléaires. Ce que nous expérimentons lors des essais est un engin expérimental destiné à acquérir des données. Il est important de noter que certains engins testés n’ont pas abouti à des systèmes d’armes spécifiques, mais ont servi uniquement à obtenir des mesures physiques.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Un essai nucléaire n’a pas de visée conflictuelle, tandis que l’utilisation de Little Boy s’inscrivait dans un contexte de guerre. Le tir Tamouré a été effectué le 19 juillet 1966, juste après Aldébaran. Bien que dépourvu d’intentions belliqueuses, il a été réalisé depuis un Mirage IV à 1 000 mètres d’altitude, dans des conditions similaires au largage de Little Boy sur Hiroshima. La principale différence réside dans le contexte : Tamouré n’a pas été effectué de nuit, contrairement à Little Boy qui marquait la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, vous attribuez à la notion de bombe une intention liée à un contexte de conflit. C’est précisément ce qui distingue un tir expérimental, comme celui du Mirage IV, de l’utilisation de Little Boy. Est-ce exact ?

M. le président Didier Le Gac. C’est effectivement le contexte qui fait toute la différence. Nous avons d’un côté un essai en période de paix et de l’autre une bombe utilisée dans un but destructeur en temps de guerre.

M. Vincenzo Salvetti. Une arme nucléaire est un système déployé au sein des forces armées, destiné à des fins guerrières ou, dans le cas de la dissuasion française, à dissuader. L’arsenal nucléaire français n’est pas conçu pour être utilisé, mais pour servir de moyen de dissuasion. Son utilisation effective ne surviendrait qu’en dernier recours, ce que nous espérons ne jamais voir. Aldébaran et Tamouré étaient des engins expérimentaux. Certes, Tamouré a été transporté par un avion, mais il demeure un dispositif expérimental. On ne peut donc pas le comparer à une arme déjà intégrée dans un système militaire opérationnel.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Considérez-vous que le tir Aldébaran et les autres essais réalisés à Moruroa ne peuvent être qualifiés de bombes ?

M. Vincenzo Salvetti. À titre personnel, je ne peux pas qualifier ces engins expérimentaux de bombes.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour votre venue et la qualité de vos réponses.

 

 

 

La séance s’achève à 12 heures 40.

———

 

Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Alexandre Dufosset, M. Yoann Gillet, M. Didier Le Gac, Mme Mereana Reid Arbelot