Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des acteurs publics en charge de la sécurité économique :

• Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ;

• Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor ;

• M. Thomas Ernoult, chef du bureau du contrôle des investissements étrangers en France au sein de la direction générale du Trésor et Mme Camille Brueder, adjointe au chef du bureau ;

• M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques au sein de la direction générale des entreprises              2

– Présences en réunion................................16

 


Jeudi
27 mars 2025

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 14

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à dix-sept heures cinquante-cinq.

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions en tenant une table ronde des acteurs publics en charge de la sécurité économique, réunissant Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ; Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor (DGT) ; M. Thomas Ernoult, chef du bureau du contrôle des investissements étrangers en France au sein de la direction générale du Trésor, accompagné de Mme Camille Brueder, adjointe au chef de bureau du contrôle des investissements étrangers en France ; enfin, M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) au sein de la direction générale des entreprises. Monsieur Celestin-Urbain, je vous félicite pour votre récente nomination à la tête du Campus Cyber, regroupant les acteurs français de la cybersécurité.

Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de répondre à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Au vu du caractère sensible du sujet de cette table ronde, je vous précise que si, pour répondre à une question, vous deviez révéler des informations sensibles que vous ne souhaitez pas diffuser publiquement, vous pourrez, à la place, vous engager à répondre soit ultérieurement, soit par écrit.

Enfin, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mmes Romatet-Espagne, Lemoyne de Forges, M. Ernoult, Mme Camille Brueder et M. Celestin-Urbain prêtent serment.)

Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. À titre liminaire, je tiens à mentionner le positionnement un peu singulier du SGDSN, puisque nous ne sommes pas une administration, mais avons une vocation interministérielle et un ancrage sur les sujets de défense et de sécurité nationale. Pour autant notre contribution possible au sujet de la réindustrialisation qui nous occupe aujourd’hui n’est pas négligeable.

En effet, nous assurons une fonction de protection pour les pouvoirs publics au service de la population et des acteurs économiques. Cette protection s’exerce naturellement en matière de défense et de sécurité. Mais face à des menaces hybrides qui s’inscrivent dans des stratégies de long terme et qui attaquent en dessous du seuil de conflictualité et d’attribution nos institutions, nos entreprises et notre population, le SGDSN contribue à l’établissement et au maintien de conditions favorables à l’industrialisation ou à la réindustrialisation de notre pays.

Tout d’abord, nous participons aux dispositifs de sécurité économique qui visent à assurer et à défendre la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la nation. Ces intérêts sont constitués notamment d’actifs matériels et immatériels stratégiques pour l’économie française. Parmi ces dispositifs interministériels figure le comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé), présidé par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, qui est chargée de mettre en œuvre les orientations désignées en conseil de défense et de sécurité nationale en format économique et dont le secrétariat est assuré par le Sisse.

Je tiens également à mentionner le dispositif de contrôle des investissements étrangers, piloté par la direction générale du Trésor, ainsi que la mise en œuvre du plan France 2030, piloté par le secrétariat général pour l’investissement, en particulier pour des secteurs particulièrement sensibles comme le nucléaire civil, la cybersécurité, les fonds marins, les technologies de rupture. Par ailleurs, il convient de relever les réflexions menées en matière de lawfare, c’est-à-dire l’instrumentalisation du droit à des fins économiques et stratégiques, et qui s’intéressent notamment aux questions de l’extraterritorialité du droit ou de normalisation technique. Un mandat particulier a ainsi été confié au SGDSN par le premier ministre dans ce domaine.

Avant de céder la parole aux autres intervenants, je souhaite enfin souligner l’existence d’un dispositif très important piloté à titre principal par le SGDSN, le dispositif dit de protection du potentiel scientifique et technologique de la nation (PPST), ainsi que le dispositif piloté par la direction de la protection et de la sécurité de l’État (PSE) en matière de résilience de nos institutions et de nos entreprises les plus ciblées par des attaques potentielles.

Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor. Je vous remercie de nous donner l’opportunité de présenter l’action de la DG Trésor dans le cadre du régime du contrôle des investissements étrangers en France (IEF). Je m’exprimerai en mon nom et ensuite en celui de mon collègue, Thomas Ernoult.

Le contrôle des investissements étrangers en France constitue un instrument qui intervient par exception au principe de liberté des affaires, dans le « dernier kilomètre » de l’action politique de sécurité économique et en complémentarité des outils amont dont sont responsables mes collègues du SGDSN et du Sisse.

Avant de proposer une présentation du régime et sa mise en œuvre, je souhaite attirer votre attention sur deux points. En premier lieu, le contrôle des investissements étrangers en France n’a pas été conçu comme un outil de politique industrielle, mais comme un outil de préservation de l’ordre public, de la sécurité publique et des intérêts de la défense nationale dans la sphère économique. Il ne peut donc protéger que les secteurs de l’industrie qui participent directement ou indirectement à ces objectifs.

En second lieu, dès son apparition, à la fin des années 1960, le régime a été construit sur l’équilibre qui doit être préservé entre la protection des intérêts nationaux et l’attractivité de la France pour les investisseurs étrangers. À ce titre, en vertu du principe de proportionnalité, la direction générale du Trésor et l’ensemble des administrations compétentes veillent à ce que notre régime ne freine pas les investissements nécessaires à l’industrie française.

Le régime de contrôle des investissements étrangers en France est un régime d’autorisation préalable instauré en 1966. Il s’exerce de façon dérogatoire au principe de la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement protégé par le droit de l’Union européenne (UE). Son champ recouvre les seuls investissements étrangers réalisés dans une activité qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève d’activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale. Il ne peut donc être mis en œuvre que pour la préservation des intérêts nationaux, dans le respect des principes de proportionnalité et de non-discrimination entre les investisseurs étrangers.

Le champ d’application du régime a connu des évolutions depuis les années 1960. Ainsi, il s’est recentré, dans les années 1990 à 2000 sur les activités relevant des intérêts de la défense nationale et des missions régaliennes de l’État. Depuis le début des années 2010, et notamment l’adoption du décret du 14 mai 2014, de nouvelles activités participant à la continuité de la vie de la nation ont été réintégrées dans son champ, pour s’étendre aujourd’hui à l’ensemble des activités portant sur des biens, services ou infrastructures qui présentent une sensibilité au titre de l’ordre public, de la sécurité publique et des intérêts de la défense nationale.

Le contrôle des investissements étrangers en France s’applique dès lors que trois critères sont réunis d’un point de vue assez concret. Le premier concerne l’existence d’un investisseur étranger, dont la notion est définie par le code monétaire et financier. Le deuxième critère nécessite la réalisation d’une opération d’investissement, définie également dans ce code. Selon que l’investisseur est européen ou non européen, ces opérations incluent les prises de contrôle d’une entité de droit étranger, l’acquisition de tout ou partie d’une branche d’activité ou certaines prises de participation minoritaire. Enfin, le troisième critère précise que ces investissements doivent concerner une activité de nature à porter atteinte aux intérêts de la défense nationale, à l’ordre public ou à la sécurité publique.

À ce titre, trois types d’activités sont distinguées. Les premières correspondent aux activités éligibles par nature au contrôle, c’est-à-dire celles qui portent nécessairement atteinte aux intérêts nationaux, par exemple l’industrie de défense. Le deuxième type d’activité concerne celles qui peuvent, en fonction de leurs caractéristiques, présenter un risque pour les intérêts nationaux. Il s’agit par exemple des sous-traitants intervenant dans l’approvisionnement en énergie, en transport ou dans le cadre de la santé publique. Le troisième type d’activité a trait aux activités de recherche et développement (R&D) qui portent sur des technologies critiques ou des biens à double usage susceptibles de connaître une application critique.

Dans le secteur de l’industrie, les opérations d’IEF sont ainsi contrôlées lorsqu’elles concernent des entités françaises qui réalisent des activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, la sécurité publique et la défense nationale. Ces activités peuvent, à titre d’exemple, porter sur la conception, la production, la commercialisation de matériel de guerre ou assimilés, d’infrastructures, biens et services essentiels dans la chaîne de sous-traitance d’autres entreprises stratégiques ou, enfin, de technologies critiques susceptibles de connaître des applications stratégiques pour les intérêts nationaux.

En termes de procédure, le régime du contrôle IEF relève de la compétence du ministre chargé de l’économie. La DG Trésor est l’autorité compétente pour l’élaboration et la mise en œuvre du régime. Plusieurs administrations concourent néanmoins à la mise en œuvre du dispositif. Lorsqu’une opération d’investissement étranger soulève un risque pour les intérêts nationaux, par exemple dans le domaine de l’industrie, le ministre dispose d’une large gamme de conditions qu’il peut assortir à l’autorisation donnée et qui visent à assurer la pérennité et la sécurité sur le territoire national des activités de l’entité faisant l’objet de l’investissement ; à assurer le maintien des savoirs et des savoir-faire de l’entité ; à adapter les modalités d’organisation interne et de gouvernance de l’entité ou à fixer les modalités d’information de l’autorité administrative chargée du contrôle. Mais le régime de contrôle IEF ne permet pas d’imposer des conditions qui répondraient à des objectifs exclusivement industriels, qui seraient entièrement décorrélés de la préservation de l’ordre public, de la sécurité publique et des intérêts de la défense nationale.

À titre de bref bilan de la mise en œuvre, il faut souligner que la France dispose désormais d’un des régimes les plus matures et aboutis de contrôle des investissements étrangers au sein de l’Union européenne et les pays de l’OCDE, qui lui offre de nombreux leviers d’intervention liés au champ des activités et des opérations contrôlées, qui a été encore étendu lors de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dite « loi Pacte ». La procédure est aussi précisée, et les pouvoirs de police et de sanction renforcés.

Le régime s’est régulièrement adapté par voie réglementaire pour tenir compte de l’instabilité du contexte économique, de l’émergence de nouveaux défis technologiques et du renforcement de nos dépendances. À titre d’exemple, je note l’abaissement du seuil de contrôle à 10 % des droits de vote des sociétés cotées, l’inclusion des activités de R&D en biotechnologie en 2020, dans le contexte de la crise sanitaire.

Les moyens humains et opérationnels ont aussi été renforcés. Au sein de la DG Trésor comme des autres administrations, près de trente personnes travaillent quotidiennement sur l’instruction des demandes et le suivi des engagements au sein des autres ministères compétents. Enfin, la DG Trésor a développé de nouveaux outils de communication et de pédagogie. Notre objectif consiste à faire connaître le dispositif des investissements étrangers en France aux sociétés françaises et aux investisseurs étrangers qui sont actifs dans les secteurs stratégiques, afin de s’assurer qu’ils en aient la connaissance et déposent bien les demandes d’autorisation.

Ainsi, au cours des dernières années, le gouvernement a pleinement mobilisé cet outil, notamment pour protéger les activités industrielles essentielles aux intérêts nationaux. Pour autant, l’attractivité de la France pour les investissements étrangers ne semble pas, jusqu’à présent, avoir été affectée par le renforcement de ce contrôle : la France est restée pendant cinq années consécutives le pays européen le plus attractif pour les investissements directs étrangers (IDE). Le dernier sommet Choose France a permis d’attirer 15 milliards d’euros d’investissement et la création de 10 000 emplois annoncés.

L’attention portée par le ministère à la lisibilité et à la rapidité de la procédure est réellement importante. Les équipes font ainsi preuve d’une grande vigilance pour maintenir une mise en œuvre dans des délais connus de tous et offrir plus de sécurité aux entreprises et aux investisseurs concernés.

M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) au sein de la direction générale des entreprises. Il existe des synergies très étroites entre la politique industrielle, le soutien à l’innovation et la politique de sécurité économique, qui est coordonnée par le Sisse en interministériel. La politique de sécurité économique constitue un bouclier à l’abri duquel les actifs stratégiques de l’économie française – entreprises, recherche, technologies – peuvent prospérer.

Nous retrouvons donc bien les deux composantes de la souveraineté économique, qui sont la composante capacitaire, c’est-à-dire la robustesse de notre tissu industriel, notamment en France, et la dimension de protection, aujourd’hui appelée sécurité économique. Cela explique aussi le positionnement du Sisse à Bercy au sein de la direction générale des entreprises (DGE), qui est véritablement immergée dans l’écosystème industriel.

Le Sisse a pour objet de sécuriser la production de valeur économique en France et depuis la France, principalement face à trois risques : un risque d’extinction, c’est-à-dire la perte de capacités comme la délocalisation d’usines ; un risque de prédation, soit l’accaparement de capacités industrielles et économiques françaises par des intérêts étrangers ; et un risque de coercition, qui s’apparente à l’exploitation des capacités économiques françaises par un pays tiers à son profit.

Il est donc possible d’appréhender les liens entre sécurité économique et réindustrialisation de plusieurs manières. D’abord, il ne peut exister de base industrielle pérenne sans un système de défense et de contre-prédation économique performant dans le temps. Deuxièmement, il n’existe pas de sécurité économique efficace sans réindustrialisation. En d’autres termes, une politique de sécurité économique qui serait uniquement défensive finirait par détruire de la valeur en l’absence de capacité industrielle domestique suffisamment forte, y compris sur la thématique des financements pour porter le développement des entreprises françaises à partir de la France.

En d’autres termes, nous savons bloquer des opérations de rachat d’entreprises au nom de la souveraineté, mais réussir à trouver en France et en Europe des alternatives économiquement équivalentes à ce que certains acteurs étrangers peuvent proposer constitue un autre défi. Depuis au moins trois ans, le Sisse a ainsi enrichi sa panoplie par une activité d’accompagnement des entreprises menacées de se faire racheter par des intérêts étrangers. Nous essayons d’anticiper ces éléments bien en amont et de trouver avec elles des solutions françaises ou européennes pour éviter que cette opération étrangère ne se réalise avec des risques importants pour la souveraineté. À cet effet, il existe un fonds appelé French Tech Souveraineté, qui nous permet de catalyser des tours de table de financement avec des acteurs privés français pour justement éviter qu’une entreprise ne se fasse racheter.

Troisièmement, on ne peut obtenir de réindustrialisation si la sécurité économique est trop accentuée. Nous évoluons ainsi sur une ligne de crête permanente : les décisions que nous prenons en matière de sécurité économique visent à protéger la souveraineté, mais sans complètement contraindre ces flux d’investissements étrangers qui sont nécessaires pour permettre à l’économie de tourner. Les décisions se prennent donc au cas par cas, selon une notion, d’ailleurs difficile à quantifier, « d’élasticité » des investissements étrangers à la politique de sécurité économique.

Au cours des six dernières années, nous avons bâti un dispositif de sécurité économique dont nous pouvons être fiers et que nombre de pays nous envient. Toutes les administrations ici présentes, mais aussi les services de renseignements savent exactement quels sont les actifs qu’ils doivent surveiller. Cette unité d’action est permise par le dispositif interministériel animé par le Sisse et nous veillons à un équilibre entre ouverture et protection.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces propos liminaires très précis qui contribuent grandement à notre compréhension du sujet. Pourriez-vous apporter votre éclairage sur deux cas d’école auxquels vous avez été confronté, Doliprane et LMB Aerospace ? Dans ces cas précis, comme dans d’autres, de quelle manière vos services sont-ils saisis lorsqu’une opération de rachat se profile ? Que pouvez-vous nous dire, en rappelant que cette audition ne se déroule pas à huis clos ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Je peux répondre à votre question, en évoquant des cas hypothétiques qui peuvent ressembler à ceux que vous avez évoqués. Dans le cas idéal qui est permis par notre système de détection d’alerte précoce, nous ne découvrons pas une opération capitalistique au moment où elle fait l’objet d’une demande auprès du ministre de l’économie. Idéalement, ces opérations sont ainsi décelées suffisamment en amont, au stade de la marque d’intérêt étranger et même du besoin de financement d’une entreprise stratégique. Ici, l’entreprise stratégique vient nous voir en expliquant avoir besoin de capitaux, qu’elle devra donc se tourner vers les marchés financiers et qu’à cette occasion, elle sera susceptible de rencontrer des offres étrangères.

Dans ces circonstances, quand nous bénéficions de l’information entre six mois et un an à l’avance, nous pouvons orienter le tir en précisant à l’entreprise située sur un secteur hyper stratégique ce qu’elle peut et ne peut pas faire. Cette anticipation nous permet de déminer un grand nombre d’opérations potentiellement problématiques pour la souveraineté, avant même d’avoir enclenché la procédure réglementaire de l’IEF. Cela peut marcher comme ne pas fonctionner. Il est ainsi possible de dire à l’entreprise que si elle poursuit son opération, sa due diligence et sa négociation commerciale avec tel ou tel acteur étranger, elle sera bloquée. Dans ce cas, l’entreprise peut renoncer d’elle-même à poursuivre ses négociations et chercher des acteurs financiers plus souverains, français ou européens.

L’autre cas de figure concerne effectivement une opération qui atterrit sur le bureau du ministre et déclenche la procédure IEF. Je laisse ma collègue du Trésor, Mme Lemoyne de Forges vous expliquer les options existantes en pareil cas.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Le contrôle des IEF intervient à partir du moment où un investisseur demande une autorisation. La procédure débute alors par une première phase de trente jours ouvrés durant laquelle nous apprécions l’éligibilité de l’opération au contrôle. À l’issue de cette première phase, le ministre peut rendre une décision d’inéligibilité, une décision d’autorisation simple ou une décision ouvrant une deuxième phase d’examen complémentaire.

Lors de cette deuxième phase, d’une durée de quarante-cinq jours ouvrés maximum, nous déterminons si la préservation des intérêts nationaux peut être garantie en assortissant l’autorisation de conditions, ou si l’opération doit être refusée. La DG Trésor n’agit pas seule ; cette opération fait intervenir un comité des investissements étrangers en France, où sont présentes l’ensemble des administrations qui disposent d’une expertise, notamment sectorielle, sur les opérations qui peuvent être concernées par le champ de notre dispositif et qui contribuent à l’analyse des risques de l’investissement et à la détermination des conditions permettant de remédier à ces risques, ou en tout cas d’en limiter la portée.

Ces conditions sont assez larges et sont généralement au nombre de quatre. Les premières visent à assurer la pérennité et la sécurité sur le territoire national des activités de l’entité faisant l’objet de l’investissement. La deuxième consiste à assurer le maintien des savoirs et des savoir-faire de l’entité ; la troisième concerne l’adaptation des modalités d’organisation interne et de gouvernance ; la quatrième vise à fixer les modalités d’information de l’autorité administrative chargée du contrôle.

Une fois qu’est rendue une autorisation sous conditions, l’investissement réalisé fait l’objet d’un suivi.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous avons développé cette branche du contrôle IEF depuis 2022-2023. Au sein de l’État, nous avons structuré le suivi du respect des engagements par les investisseurs étrangers. La France se caractérise par un taux d’engagement sur l’ensemble des dossiers notifiés particulièrement élevé par rapport aux autres pays européens. Nous émettons des conditions, sur un grand nombre de dossiers et nous nous sommes placés en capacité de suivre le respect de ces conditions dans le temps et de pouvoir détecter des manquements. Si un investisseur étranger ne respecte pas ses obligations, il doit en être comptable devant l’État, d’autant plus que le ministre de l’économie dispose, au terme de la loi Pacte, d’un certain nombre de pouvoirs de police et de sanction.

Sur une période de cinq ans, l’objectif consiste à contrôler l’intégralité du stock de lettres d’engagement, soit en pratique une centaine de lettres d’engagement par an, sur tout le territoire. Avec l’aide de l’ensemble des services de l’État concernés et de trois délégués à l’information stratégique et la sécurité économique, nous décelons des risques de manquements, que nous cherchons ensuite à caractériser, au cours d’une phase contradictoire avec l’entreprise.

De nombreux petits écarts sont décelés, mais il s’agit d’écarts assez formels, qui peuvent être corrigés assez facilement. En revanche, quand des écarts importants sont constatés, nous entrons dans une phase plus « robuste » avec les investisseurs, afin de les corriger. S’ils ne le sont pas, une procédure de manquement peut être engagée.

Sur les 1 000 alertes de sécurité économique que nous avons traitées en 2023 et les 750 en 2024, 55 % étaient des alertes capitalistiques. Une partie de celles-ci passe par le contrôle IEF, quand d’autres sont déminées en amont.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie. Je souhaiterais vivement que vous puissiez répondre par écrit au questionnaire qui vous a été transmis. En effet, il comporte de très nombreuses questions que nous n’aurons pas le temps de traiter aujourd’hui dans les délais impartis.

Ensuite, je souhaite évoquer la fameuse affaire Alstom. Des contreparties avaient été imposées à General Electric, mais elles n’ont pas été respectées, en grande partie. Parmi celles-ci figurait l’obligation de créer un millier d’emplois, mais finalement autant d’emplois ont été en réalité supprimés. De plus, des équipements dans des secteurs stratégiques fournis par Alstom se retrouvent aujourd’hui placés sous l’extraterritorialité du droit américain. Enfin, des transferts de technologie sont intervenus au bénéfice de General Electric, dans le cadre de cette opération.

Monsieur Celestin-Urbain, quelles ont été les suites données à cette affaire ? Quels enseignements devons-nous tirer de ce fiasco pour renforcer nos capacités et les moyens de faire face à des prédations de ce type, qui ont profité de notre naïveté ? Je ne remets pas en cause ni en question les services de l’administration, dont le but est évidemment d’éclairer le politique, mais la décision finale revient au politique.

M. Joffrey Celestin-Urbain. L’un des enseignements a justement concerné la nécessité de renforcer le contrôle aval, qui s’est matérialisé par la mise en place d’un nouveau dispositif qui permet maintenant de contrôler l’intégralité des engagements sur une période de cinq ans, en ciblant les dossiers potentiellement les plus stratégiques, en fonction du profil de risque posé par les investisseurs étrangers.

Ensuite, au fil des années, dans le cadre de l’application de l’IEF, nous avons développé une pratique du retour d’expérience qui nous permet à chaque fois de mieux recalibrer les engagements que nous imposons aux investisseurs étrangers. Dans ce cadre, nous avons assez largement élargi cette palette d’engagements et de conditions, qui portent notamment sur le maintien des savoir-faire, la propriété industrielle et la localisation des sites en France. Désormais, la France fait partie dans pays les plus avancés dans ce domaine en Europe. Globalement au-delà du contrôle des IEF, avant 2020, ce dispositif de sécurité économique sur la propriété intellectuelle, des fuites ou des captations de données sensibles n’existait pas de manière aussi structurée il y a maintenant quatre ou cinq ans. En résumé, objectivement, nous avons réellement progressé dans la partie défensive de ce dispositif.

M. le président Charles Rodwell. Devons-nous tirer des leçons de l’évolution des législations européennes ou extra-européennes en la matière ? À titre d’exemple, les niveaux intermédiaires de contrôle type aux États-Unis, soit dans un certain nombre d’États, soit au niveau fédéral à travers le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis ou Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) permettent à certains investisseurs non américains d’investir dans des secteurs dits ou considérés comme stratégiques sans avoir de droit de regard sur les décisions prises par les directions de ces entreprises.

Considérez-vous que ce type de législation pourrait être pertinent, au moins au niveau national, pour trouver un point d’équilibre sur certaines opérations d’investissement entre d’une part le refus de contrôle ou le refus d’intervention, et d’autre part l’intervention totale pour bloquer certaines opérations ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Je pense que vous faites référence à la pratique de mise en place d’un comité d’administrateurs nationaux agréés par le gouvernement du pays concerné ou proxy board qui peut être mise en place dans certains pays. Nous estimons qu’en l’état actuel de la législation française, il existe déjà de nombreuses possibilités, notamment à travers des comités de sécurité qui permettent de protéger les informations les plus sensibles, les contrats les plus sensibles de certaines entreprises.

L’enjeu consiste ici à bien calibrer le niveau de sévérité des conditions que nous imposons par rapport au caractère stratégique de l’entreprise elle-même. Notre pratique volontairement sélective est rigoureuse et nous permet quand même de protéger de manière assez robuste ce que nous voulons protéger, dans les cas les plus sensibles.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Nous disposons effectivement déjà des moyens de mettre en place ce type de conditions. Au-delà des moyens disponibles pour adapter les modalités d’organisation interne et de gouvernance de l’entité, nous avons également la possibilité d’assurer la protection des informations liées aux activités sensibles en mettant en place, le cas échéant, un cloisonnement des informations sensibles détenues par l’entité française vis-à-vis de l’actionnaire prenant le contrôle de la société.

Mme Agnès Romatet-Espagne. Monsieur le président, vous avez évoqué l’extraterritorialité des législations, notamment américaines. J’ai en tête les dispositifs ITAR (International Traffic in Arms Regulations) sur l’exportation d’armements et de biens à double usage et EAR (Export Administration Regulations) sur l’exportation de biens sensibles.

Le renforcement de ces dispositifs extraterritoriaux américains, copiés quasiment à l’identique par la Chine, représentent en effet une menace majeure pour les acteurs français et européens, ainsi qu’un est un frein potentiel à la réindustrialisation, pour deux raisons. D’abord, ces législations sont particulièrement intrusives et agressives et peuvent conduire des États étrangers à obtenir des informations sensibles et cruciales pour nos entreprises, comme des plans d’affaires ou business plans, des secrets de fabrication ou des secrets industriels. De plus, ces législations sont dotées d’un volet répressif et, en tout état de cause, les coûts induits pour les entreprises qui en font l’objet sont très importants.

Ensuite, dans le contexte d’intensification et de multiplication des crises internationales, doublé d’une quasi-guerre économique, cet « arsenalisation » du droit risque de soumettre nos entreprises à un effet ciseau entre des sanctions américaines et des sanctions chinoises et de les contraindre à se conformer à une double conformité.

Pour faire face à ces effets extra territoriaux, l’arsenal juridique a été consolidé. Il concerne notamment la loi du 26 juillet 1968 dite « loi de blocage », qui date de 1968 mais qui n’était pratiquement pas utilisée. Cette loi a été remaniée et un certain nombre de principes ont été mis en place, notamment celui d’un guichet unique, qui facilite grandement les choses pour les entreprises. Le nombre de saisines du Sisse au titre de la loi de blocage ne cesse de croître, puisqu’il a triplé en trois ans, pour atteindre soixante-quinze saisines en 2024.

Au niveau européen, un dispositif interdit de se conformer, sur le territoire de l’UE, à une série de normes extraterritoriales qui sont précisément listées en annexe d’un règlement.

Par ailleurs, une procédure a été établie pour le dispositif EAR en 2013, entre le SGDSN et le Bureau of Industry and Security du département du commerce, qui est chargé de ces audits et qui doit informer le SGDSN de ses visites et de leur périmètre, avant même de prendre contact avec les entités ciblées. Ensuite, un encadrement analogue a été mis en place pour les outils ITAR, dans le cadre d’un dialogue stratégique franco-américain sur le commerce de défense, qui a été lancé en juin 2022. Le SGDSN participe activement à ce dialogue aux côtés du ministère des armées et du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Il s’agit d’obtenir de la partie américaine une notification préalable des audits et de les encadrer très strictement. Une dynamique assez efficace a été lancée. Il s’agit maintenant de la pérenniser.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre de vos activités respectives, dans quelle mesure travaillez-vous avec les services de renseignements économiques ? Nous avons auditionné juste avant vous Alain Juillet, l’ancien directeur du renseignement de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui a effectivement reconnu que l’ensemble des efforts en matière de renseignement avait été essentiellement focalisé sur la lutte contre le terrorisme. Cet accent, tout à fait légitime, s’est malheureusement opéré au détriment du renseignement économique.

Mme Agnès Romatet-Espagne. Il s’agit d’un travail quotidien et extrêmement profitable avec tous les services de renseignement, y compris ceux qui n’appartiennent pas au premier cercle. Je vous fournirai une contribution plus détaillée si vous le souhaitez.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous travaillons effectivement au quotidien avec les services de renseignement qui constituent une de nos sources principales d’alerte en matière de sécurité économique. Ces services sont très clairement montés en puissance ces dernières années sur la partie économique.

De notre côté, nous jouons un rôle d’orientation des services de renseignement en matière économique, à partir de plusieurs listes d’actifs stratégiques à protéger, qui sont transmises aux services de renseignement. Ces derniers surveillent les entités figurant sur ces listes et les informations qu’ils nous transmettent sont très précieuses car elles nous permettent notamment d’anticiper des négociations ou deals et des menaces. Le renseignement économique constitue pour nous la brique amont de l’information stratégique. Notre métier consiste en effet à exploiter toute l’information stratégique pour y extraire des alertes et les grandes tendances de menaces.

Ensuite, la sécurité économique vise à transformer cette information en décisions de l’État pour neutraliser la menace, dans une logique extrêmement opérationnelle. J’ai évoqué précédemment les 1 000 alertes connues en 2023. L’objectif consiste bien à faire disparaître ces alertes, ce qui prend plus ou moins de temps en fonction de la complexité des sujets.

En résumé, les services de renseignement sont à la racine de cette chaîne reliant renseignement économique et sécurité économique. Nous travaillons avec tous les services de renseignement. Le Sisse n’est pas un service de renseignement, mais est complètement intégré à la communauté des services, en termes opérationnels.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Du côté du contrôle, nous sommes également en lien avec les services de renseignement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelle est votre doctrine lorsque vous recevez une alerte capitalistique, quand l’opération d’une entreprise étrangère peut constituer une atteinte à la sécurité publique ? Dans quelle mesure êtes-vous en capacité d’informer le groupe menacé ? Quelle est votre doctrine quant au partage d’informations avec une entité privée ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Il faut distinguer plusieurs cas de figure. Dans un grand nombre de cas, l’entreprise elle-même peut être la source de l’information que nous traitons ensuite. Dans d’autres cas, l’entreprise n’est pas au courant et après la caractérisation de l’alerte, il nous arrive assez souvent de prendre attache avec cette entreprise, dans les règles de confidentialité, de confiance et de protection de l’information, pour l’en informer. Nous pouvons également travailler avec elle sur les mesures préventives à prendre. Il s’agit là d’une partie informelle, qui peut être à très forte valeur ajoutée.

Le Sisse présente l’avantage d’une certaine hybridité, entre les services de renseignement et d’autres services de Bercy, qui nous permet de naviguer un peu dans ces eaux grises, en offrant un espace de confiance aux entreprises pour qu’elles puissent se confier et que nous puissions leur transmettre des informations qui les intéressent au plus haut point.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Une entreprise a la possibilité de demander une procédure d’examen préalable, c’est-à-dire de s’assurer si elle rentre bien dans les champs de notre dispositif, indépendamment du fait qu’il puisse y avoir une opération d’investissement. Elle peut déposer un dossier, que nous pouvons examiner avec l’ensemble du comité des investissements étrangers en France. Ensuite, nous disposons également d’un pouvoir de régularisation. Si nous identifions qu’une transaction qui aurait dû nous être notifiée ne l’a pas été, nous demandons une notification ex post. Nous procédons alors à un examen de la transaction et le ministre dispose des pouvoirs pour régulariser. Le cas échéant, nous pouvons en tirer les conséquences.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous recevons chaque jour un très grand nombre de signalements et d’informations et notre premier rôle consiste à caractériser les alertes constituant de réelles menaces économiques étrangères, sur lesquelles nous devons agir.

Dans ce cadre, nous opérons à partir de plusieurs critères. S’agit-il d’une entité (entreprise, laboratoire de recherche et technologie) considérée comme stratégique du point de vue de la souveraineté ? Nous regardons également les antécédents de l’investisseur, le profil de risque de l’acteur étranger et ses liens potentiels avec des États. Ce faisceau d’indices et de risques nous permet de caractériser ou non une alerte de sécurité économique. Nous avons une obligation de résultat sur les 1 000 alertes que j’évoquais précédemment.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Etes-vous en contact également avec le réseau diplomatique français, qui est particulièrement développé ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Étant diplomate d’origine, je confirme que le réseau diplomatique participe évidemment à cette captation d’informations, qu’il s’agisse des ambassadeurs, des chefs de service économique et des services de coopération et d’action culturelle. Dans les mois à venir, le SGDSN sera chargé de les sensibiliser davantage à l’ensemble des outils existants, de leur apprendre à détecter les signaux faibles et de leur donner la boîte à outils qui leur permettra de nous signaler plus vite certains sujets, qui pourront par ailleurs être recoupées par des services de renseignement. Nos ambassadeurs ne demandent qu’à être davantage mobilisés, pour pouvoir participer à ce dispositif de protection de la sécurité économique de la France. Dans le même temps, ils représentent aussi les bras armés, avec les services économiques, de l’offre attractive de la France pour les investisseurs potentiels.

M. le président Charles Rodwell. Estimez-vous que l’organisation interministérielle actuelle est efficace et efficiente ? L’organisation de cette coordination devrait-elle être pilotée par exemple par Matignon ? À l’inverse, le cœur du réacteur doit-il être maintenu à Bercy pour le contrôle des investissements étrangers ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. La coordination est parfaite. Le comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé), présidé par le SGDSN, connaît la participation de l’ensemble des services de l’État qui ont voix au chapitre, comme le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, les services de renseignement, le ministère de l’intérieur. Cet outil très opérationnel fonctionne bien. Il prend des décisions très pratiques, le suivi est assuré et des clauses de rendez-vous sont établies et respectées. 

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Cette réponse ne renforce-t-elle pas la nécessité d’une décision finale qui serait prise par le premier ministre, puisque de nombreux ministères sont sollicités dans le cadre du contrôle des investissements étrangers ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Je vous prie de m’excuser. À la question du président Rodwell portant sur le contrôle des investissements étrangers, j’ai en réalité répondu sur le dispositif de pilotage de la sécurité économique.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. La direction générale du Trésor est historiquement, depuis les années 1960, l’autorité qui est chargée de l’élaboration et de la mise en œuvre du contrôle des investissements étrangers. En effet, ce régime est issu du contrôle des changes et relève d’une de nos missions historiques, la régulation des relations financières entre la France et l’étranger. Aujourd’hui, la coordination fonctionne très bien, factuellement. Notre organisation permet d’obtenir l’information et les avis de l’ensemble des autres ministères qui sont compétents sur ces dossiers.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Je souligne également que les préfets sont aussi impliqués dans notre dispositif en tant que détecteurs d’alerte sur le terrain, notamment sur les PME. Nous avons pris soin d’associer de très près l’échelon préfectoral, au niveau régional et départemental, à la remontée d’informations et au premier traitement d’alertes. Par exemple, quand il existe une alerte sur un partenariat potentiellement dangereux avec un acteur de la recherche, le préfet est très bien placé pour transmettre des messages au patron de l’institut de recherche ou au président de l’université.

Mme Agnès Romatet-Espagne. J’en profite pour rappeler le risque existant sur des activités de recherche scientifique et technologique. En concertation avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, nous avons pris la décision d’utiliser les Journées du réseau culturel et de coopération, qui ont lieu au mois de juillet chaque année, pour conduire une action de sensibilisation sur des coopérations à fort risque car il peut y avoir la tentation de mener des coopérations « sans filet » dans le cadre du développement de relations bilatérales. Il y a par ailleurs une sensibilisation aux dispositifs de protection du potentiel scientifique et technologique pour que le personnel du réseau diplomatique culturel, scientifique et technique devienne lui aussi un acteur de ce dispositif à l’instar de ce qui se fait sur les territoires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En matière de sécurité économique, l’intelligence artificielle (IA) induit des enjeux que nous ne parvenons sans doute pas encore à anticiper. Des groupes de travail ont-ils été mis en place à cet effet, afin d’adapter nos dispositifs de sécurité économique ?

Ensuite, nous constatons une augmentation des attaques en matière de cybersécurité, mais aussi d’attaques ciblant les chaînes d’approvisionnement et les chaînes de valeur dans les secteurs dits stratégiques. Quelle réponse pourriez-vous apporter aux inquiétudes des industriels qui pourraient voir leur compétitivité et leur production menacées par de telles attaques ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous prenons en compte l’enjeu de l’IA dans notre politique de sécurité économique. D’abord, le secteur des entreprises et des laboratoires de recherche impliqués sur l’IA ou le quantique représente un secteur stratégique, qui est surveillé d’extrêmement près, y compris au stade des start-ups.

Dans ce domaine comme dans d’autres, il existe un sujet de financement privé de l’innovation, qui est fondamental. À ce titre, un immense enjeu consiste à mobiliser les financeurs privés, les fonds d’investissement, les industriels français afin qu’ils puissent financer ce développement.

Par ailleurs, l’intelligence artificielle constitue un outil dont se saisit l’administration pour améliorer sa capacité à détecter des alertes de sécurité économique. Le Sisse a ainsi développé des outils internes mobilisant l’intelligence artificielle qui nous permettent d’automatiser la détection d’alertes.

En résumé, l’IA représente une illustration assez bonne de la variété des enjeux que l’on peut retrouver en matière de sécurité économique, c’est-à-dire des objets à protéger en évolution extrêmement rapide, avec un suivi des technologies sur un pas de temps très court, et des sujets de financement au moins aussi prégnants que les sujets de protection.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez signalé précédemment que la France était, à juste titre, l’une des nations européennes les mieux dotées en matière d’intelligence économique et de contrôle sur les investissements étrangers et de sécurité en matière économique. Une moindre sécurité dans d’autres pays européens parfois victimes d’un atlantisme béat – qui interroge beaucoup – peut-elle constituer une faille pour la sécurité économique de notre propre pays, en raison des coopérations à l’œuvre entre les pays européens, qu’ils soient ou non membres de l’UE ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Pensez-vous en particulier à des coopérations dans le domaine scientifique et technologique ?

M. le président Charles Rodwell. Je pense notamment à l’intelligence économique. À titre d’exemple, je pense à une entreprise étrangère qui mène une opération de rachat sur une entreprise française, alors qu’elle est présente dans un autre pays européen dont le suivi n’est pas aussi efficace qu’en France. Ce manque de suivi de la part de nos partenaires européens peut-il constituer une faille pour la sécurité économique de notre propre pays ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Selon moi, il n’y a pas de différence. Le risque est identique, quand bien même il serait porté par une entreprise d’un autre pays ou par des acteurs d’un autre pays dans le cadre européen.

M. le président Charles Rodwell. Nous partageons un marché commun, des alliances et programmes industriels communs. Nous avons voté des mesures communes à l’échelle de l’Union européenne sur la protection de nos données, les normes comptables financières et extra-financières, des programmes de défense communs. Il s’agit là de domaines sensibles que nous partageons avec d’autres pays européens, membres ou non de l’Union européenne. Si ces pays n’appliquent peut-être pas une politique de sécurité économique aussi rigoureuse que la nôtre, ils peuvent faire courir un risque à ces programmes communs.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Le risque peut survenir sous l’angle des chaînes de valeur. Par exemple, une entreprise française peut être située une chaîne de valeur européenne critique dont l’un des maillons peut faire l’objet d’un rachat par une puissance étrangère. Ces types de rachat peuvent effectivement fragiliser l’ensemble de la chaîne de valeur européenne et, in fine, nos entreprises en aval.

À ce sujet, nous avons justement développé un mécanisme de coopération et de partage d’informations qui permet d’appréhender les risques au niveau européen de manière collégiale. De plus, une bonne partie des pays européens se sont dotés d’un mécanisme de contrôle des investissements, ce qui constitue une bonne nouvelle du point de vue français, puisque cela contribue à homogénéiser le niveau de protection.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Il existe en effet actuellement un mécanisme de coopération en ce qui concerne la question du contrôle au niveau européen, sur la base d’un règlement datant de 2019, dans le cadre d’opérations susceptibles d’affecter la sécurité publique des États membres, un programme ou un projet d’intérêt européen.

Dans ces cas-là, est prévu un mécanisme de notification aux États membres et à la Commission européenne, qui peuvent échanger des informations dans un cadre sécurisé, partager leurs analyses et les risques induits par ces opérations pour l’ordre ou la sécurité publique nationales, ou pour un projet ou un programme d’intérêt européen. La mise en place de ce mécanisme de coopération a suscité un effet d’entraînement sur l’établissement de mécanismes de filtrage au sein des États membres. Aujourd’hui, seulement trois d’entre eux n’en disposent pas.

Par ailleurs, dans le cadre de l’instruction d’une demande, nous avons la possibilité de demander à un autre État membre des compléments d’information, lorsqu’il s’agit de l’examen de certaines de nos transactions, ou de nous appuyer sur des analyses de risques transversales de la Commission européenne.

Enfin, ce règlement est en cours de révision, afin d’en établir une version plus ambitieuse. La proposition de la Commission, présentée en mars 2024, envisage la mise en place d’un mécanisme de filtrage obligatoire dans chaque État membre de l’Union européenne. Nous la soutenons vivement, afin de pouvoir combler certaines lacunes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concrètement, comment procédez-vous dans le cas d’attaques ciblant les chaînes d’approvisionnement d’un industriel ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) a identifié depuis de nombreuses années les menaces d’attaques informatiques sur les chaînes d’approvisionnement. La transposition de la directive du 14 décembre 2022 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union, dite « directive NIS 2 », actuellement portée par l’Anssi dans le cadre du projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, permettra de répondre à cet enjeu. Cette directive permettra de faire monter en maturité cyber l’ensemble des chaînes de valeur de notre économie et de nos services publics. Ici aussi, nous vous répondrons plus en détail.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Le cas échéant, vous pourrez bien sûr répondre par écrit au questionnaire évoqué par rapporteur, mais également envoyer au secrétariat de la commission tous les documents que vous jugerez utiles à notre commission d’enquête.

La séance s’achève à dix-neuf heures dix.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Laurent Croizier, Mme Florence Goulet, M. Sébastien Huyghe, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Thierry Tesson, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Weber