Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, entrepreneur, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, ancien député 2
– Présences en réunion................................25
Jeudi
22 mai 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 43
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures cinq.
M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Dans un premier temps, nous allons entendre M. Arnaud Montebourg.
Nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation et sommes très intéressés d’entendre vos réflexions, alimentées par trois carrières successives. Après avoir été avocat, vous vous êtes lancé en politique et avez été élu député en Saône-et-Loire en 1997, puis président du conseil général en 2008. Vous avez été rapporteur de la commission d’enquête sur les tribunaux de commerce, mais l’on se souvient surtout de vos fonctions à la tête du ministère de l’économie, du redressement productif et du numérique, de mai 2012 à août 2014. Depuis, vous vous êtes lancé dans les affaires, notamment en créant Les Équipes du made in France.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Arnaud Montebourg prête serment.)
M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique. J’ignore quels intérêts je devrais déclarer. J’ai douze entreprises, agricoles ou industrielles, bénéficiant des dispositifs universels que l’État met à la disposition de l’entrepreneuriat et de l’économie. J’ai par ailleurs des fonctions associatives bénévoles, mais aucune fonction publique ni politique.
Beaucoup des personnes que vous avez auditionnées ont tenu des propos très documentés et précis dont certains, que j’ai trouvés très intéressants, devront influencer vos travaux. Cela justifie sans doute que je n’y revienne pas.
Mon propos liminaire abordera d’une part l’action macroéconomique – comment réindustrialiser, de manière générale, quand on est au gouvernement ou membre du Parlement –d’autre part l’action microéconomique – comment réindustrialiser concrètement un pays désindustrialisé qui présente par certains aspects les traits d’une économie en voie de développement – comme le signalait un rapport du haut-commissariat au plan, revêtu de la prestigieuse signature de l’actuel Premier ministre, François Bayrou, alors à la tête de cette institution.
Comment s’y prendre pour avoir des résultats concrets sur le terrain de la réindustrialisation ? C’est le sens de la contribution que je voudrais apporter à votre commission d’enquête et cela fera l’objet de l’essentiel de mon propos.
Les menaces sont connues. Nous sommes une colonie numérique des États-Unis. L’Union européenne n’a jamais voulu intervenir dans ce domaine pour non pas seulement mettre des amendes – qui, par rapport au chiffre d’affaires de ces acteurs mondiaux surpuissants, sont des tickets de métro –, mais prendre des mesures d’interdiction sur les marchés comme il en existe dans beaucoup d’autres continents. L’excellent rapport sur la compétitivité de l’économie européenne de Mario Draghi constate à quel point le système numérique capte la valeur économique : l’essentiel du décrochage de 30 % entre notre richesse économique et celle des États-Unis ne vient pas des écarts de niveaux industriels mais de ce pompage de valeur, rendu possible par notre complaisance, ou notre immobilisme, face aux services numériques américains.
Comme nous n’avons rien fait face à cette première menace, il va falloir agir. Je me souviens de m’être littéralement engueulé, lorsque j’étais ministre de l’économie, avec le commissaire européen à la concurrence, M. Almunia, un socialiste espagnol. Il m’avait dit : « Nous, on préfère un bon accord plutôt qu’un mauvais procès. » Je lui avais répondu qu’il serait préférable de faire des procès, de les gagner et d’infliger des mesures unilatérales avant d’être submergés. Aujourd’hui, quand nous faisons des procès, nous négocions l’amende à la baisse pour éviter d’avoir à nous fâcher avec le président des États-Unis : sur le plan stratégique, nous avons enregistré de sérieuses défaites.
Mais l’essentiel de la menace, sur le plan industriel, c’est la Chine. Tout a été dit à ce sujet. Les observateurs et les économistes ont averti tout le monde – au premier rang desquels Nicolas Dufourcq, le président de la banque publique d’investissement (BPIfrance), que nous avons créée il y a douze ans. Si l’on ne prend pas de mesures protectionnistes drastiques, toutes les usines de l’industrie automobile européenne – 15 millions d’emplois – fermeront d’ici deux ou trois ans. En l’espace d’une année de pandémie de Covid, la part de marché mondiale des Chinois a d’ailleurs gagné 5 %. Nous avons un plan, mais il ne planifie rien – il paraît que ce n’est pas bien ! Nous devrions regarder ce que font nos adversaires dans la guerre économique mondiale : les Chinois, eux, ont planifié une part de marché automobile mondiale de 45 %. Quelles sont les usines en ligne de mire ? Les nôtres !
Il va donc falloir que la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, prenne des mesures aussi drastiques que celles qu’a voulu prendre le président Donald Trump. Voilà à peu près l’agenda politique à suivre si nous ne voulons pas nous laisser égorger en souriant. Ce niveau d’intervention politique est rendu nécessaire par nos faiblesses passées. Parce que nous avons mis les problèmes sous le tapis plutôt que de les traiter, la facture devient très lourde.
J’évoque l’automobile, mais l’aéronautique suivra et le textile en est déjà là, sans parler du nucléaire – je suis présent dans la filière par l’intermédiaire d’une entreprise sous-traitante, un équipementier. L’absence de prise de décision aura pour conséquence politique une rébellion des citoyens européens contre l’Union européenne dans les deux à trois ans à venir. Mais il est encore temps d’agir avant d’avoir perdu l’ensemble de nos positions, qui ne sont pas formidables mais qui ont encore le mérite d’exister.
Vous avez enquêté de façon très intéressante sur plusieurs leviers de l’action macroéconomique, parmi lesquels le prix de l’énergie. Le prix de l’électricité en France est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis et trois fois plus qu’en Chine. L’objectif pour notre pays est de revenir aux prix antérieurs à la crise du Covid, par l’exercice de notre souveraineté. Cela suppose de mettre à distance les mécanismes de formation des prix de l’électricité dans le cadre européen.
Un deuxième levier est la fiscalité pesant sur la production, à distinguer de la fiscalité sur le revenu des entreprises – l’impôt sur les sociétés. Sur ce sujet, nous sommes en retard par rapport à l’Allemagne. Nous prélevons encore 20 milliards d’euros sur la combinaison productive des entreprises avant même qu’elles aient travaillé : c’est un impôt sur l’activité et non sur le résultat. Il me semble qu’il aurait mieux valu diminuer les impôts de production et augmenter ceux sur le revenu des sociétés, parce que c’est un revenu, là où il y a matière à partager. C’est une revendication de bon sens qui n’est pas uniquement patronale, même si le Mouvement des entreprises de France (Medef) y est très attaché – vous aurez compris que je ne suis pas l’un de ses militants, mais je souhaite que les entreprises puissent se déployer et ne soient pas fiscalisées avant même d’avoir des résultats.
S’agissant du coût du travail, on y œuvre depuis plusieurs années. La France a retrouvé un niveau équilibré par rapport à celui de l’Allemagne, mais, en raison des prélèvements qui constituent le salaire indirect – les cotisations sociales, que d’autres appellent les charges –, il se pose maintenant un problème de pouvoir d’achat, y compris pour les salaires moyens.
Le foncier est un sujet fondamental. Quand on veut faire fonctionner quelque chose, en France, il faut faire les Jeux olympiques et Notre-Dame : une équipe, et pas de règles ! Vous voulez réindustrialiser ? Décidez d’un programme de réindustrialisation et demandez aux préfets, là où il y a des besoins, de monter une équipe. Ou bien montez une équipe nationale itinérante, foraine, si j’ose dire, capable d’obtenir des dérogations – ce que les préfets, qui en ont le pouvoir, n’osent pas toujours faire.
Sur le point du financement, je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’a déclaré devant vous Nicolas Dufourcq : il n’y a pas de banques pour les petites entreprises, notamment parce que celles-ci sont classées de façon très négative dans les systèmes de prudentialité issus de l’accord de Bâle III. Certains secteurs se retrouvent ainsi en situation de resserrement du crédit ou credit crunch. J’ai dit à la présidente de la Banque centrale européenne, Mme Christine Lagarde, qu’il fallait qu’elle parvienne à faire bouger les obligations de compensation en fonds propres que les banques doivent mettre au bilan lorsqu’elles accordent un crédit à une petite ou moyenne entreprise. Elle m’a répondu que la Commission européenne avait mis dans le droit européen les accords de Bâle III et la directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « Solvabilité II » – elle a gravé dans le marbre ce dont le reste du monde s’est affranchi, parce qu’elle veut montrer l’exemple. Mais cet exemple est létal. Sur ce point, il faut faire bouger les choses et prendre des positions beaucoup plus libérales, peut-être même libertaires.
En France, l’épargne est orientée vers l’immobilier et non vers l’économie réelle. Au Sénat comme à l’Assemblée – j’en suis à ma quatrième audition dans le cadre de commissions d’enquête parlementaires –, on me demande systématiquement s’il faut des fonds de pension. Je réponds que nous les avons : c’est l’assurance vie, dont les encours atteignent 2 500 milliards d’euros. Qu’attend-on pour demander aux collecteurs qu’en contrepartie de la défiscalisation, une partie des encours – disons 2 à 5 % – soit, sur injonction publique, constituée en fonds privés capables de s’allouer dans le non coté ? Ce sont tout de même 95 % à 99 % des entreprises qui ne sont pas en Bourse. L’État ne piloterait pas l’allocation de l’épargne, mais obligerait les collecteurs à décider de respecter leur pays de collecte. Une évolution législative en ce sens honorerait votre commission en lui donnant des débouchés politiques concrets.
Cela fait dix ans que je me bats pour ça. Avec René Ricol, nous avons essayé de demander aux organismes collecteurs, y compris au fonds de réserve pour les retraites (FRR), d’investir dans autre chose que dans des obligations allemandes ou singapouriennes, mais nous n’avons jamais réussi à les convaincre. Avec l’initiative Tibi, Bercy a chargé un polytechnicien de parler à l’oreille des puissants pour les convaincre de s’intéresser à la France ; cela ne marche pas non plus. Il faut donc maintenant prendre des décisions contraignantes. Il n’y a là rien de méchant : cela fait partie du patriotisme économique de base.
Voilà les grandes décisions qu’il serait temps de prendre : elles permettraient de rendre le terrain favorable à ce que j’appellerais la repousse.
Intéressons-nous maintenant à la balance commerciale, qui est notre problème. Nous avons une caractéristique commune avec les États-Unis : des déficits jumeaux, commercial et des finances publiques, l’un finançant l’autre. Face à cette situation très critique, il va falloir prendre très rapidement des mesures de redressement du déficit commercial qui permettront de mettre des recettes en face des dépenses publiques, en attendant que soit mené le travail de remise en ordre et de reprise de contrôle de celles-ci.
Mais comment fait-on pour réindustrialiser ? J’ai consulté certains des rapports publiés par les nombreux organismes privés qui se sont intéressés au sujet. Nous avons 100 milliards d’euros à remonter, ce qui est beaucoup. Pour retrouver entre 12 et 15 % de PIB supplémentaires, un débat théorique, il faudrait allouer de nouveau sur le sol national 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Je me suis penché sur la question en étudiant quatre secteurs – médicaments, électronique, industrie d’assemblage et chimie – et voudrais vous apporter ma contribution.
La France importe des antibiotiques pour 1,8 milliard d’euros. Pourtant, n’avons-nous pas des entreprises pharmaceutiques capables de produire de l’amoxicilline, par exemple ? Nous importons aussi chaque année pour 10,6 milliards de médicaments alcaloïdes et pour 2 milliards de médicaments à base d’hormones. Avec ces trois types de produits, ce sont 14 milliards que l’on peut produire sur le sol national – déjà 15 % de ce que l’on doit récupérer. On peut décider de le faire avec les outils de travail et de production existants dans l’industrie pharmaceutique, mais pour cela, il faut s’organiser. Ce travail est d’ailleurs en cours pour le principe actif du Doliprane.
Dans le secteur électronique, j’ai légué à mon successeur un plan industriel que j’avais élaboré il y a douze ans, consistant à faire des batteries en France avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ; il ne manquait que quelques briques. Renault, qui était pionnier du véhicule électrique, disait en effet que les meilleures batteries étaient asiatiques – non pas chinoises à l’époque, mais japonaises et coréennes – et ne voulait pas construire d’usine de batteries. J’ai proposé que nous le fassions ensemble, mais le projet a finalement été abandonné, si bien que, même si nous en faisons assembler sur le sol national, nous importons chaque année 1 milliard d’euros de cellules de batteries, ainsi que des accumulateurs au plomb, pour 900 millions d’euros, des appareils radar, pour 700 millions, des thermostats, pour 865 millions, et des câbles de fils optiques, pour 445 millions – soit 4,5 milliards d’euros. Nous avons pourtant des entreprises capables de fabriquer ces produits.
Venons-en à la chimie. Nous importons pour 5 milliards d’euros de savon, pour 5 milliards de pâte à papier et pour 13 milliards de produits en plastique injecté. Là encore, ce sont des produits que nous savons fabriquer. Nous n’avons pas gardé nos outils de travail – j’en ai vu fermés, des papeteries… –, mais nous serions capables de fabriquer à nouveau des produits en plastique injecté.
Comment fait-on pour réindustrialiser quand on a des trous béants aussi considérables dans la balance commerciale ? Je viens d’identifier l’équivalent 25 à 30 milliards d’euros que nous pouvons récupérer : un tiers du chemin est déjà fait, voire plus de la moitié si l’on fixe l’objectif à 50 milliards. En produisant ces vingt produits en France, la situation s’améliorerait déjà et nous lancerions une dynamique collective.
On pourrait décider de ne rien faire, en laissant faire le marché. Mais pourquoi un entrepreneur désireux de relancer une production en France prendrait-il ce risque ? Qui le financerait ? Comment pourrait-il investir dans les technologies de nouvelle génération qui lui permettraient d’être compétitif, si personne ne l’aide à le faire ? La collectivité – c’est-à-dire nous tous – peut aider des entrepreneurs à construire, pour chacun de ces produits, un modèle technologique, commercial, industriel, productif et compétitif. Il faut simplement trouver l’entrepreneur qui en ait envie – ils sont nombreux à avoir des idées, à être ambitieux, mais à ne pas avoir de financement – et « dérisquer » le financement de la ligne de production.
Vous allez me dire que tout cela est délirant, que c’est le Gosplan, mais c’est ce que nous avons fait dans l’agriculture ! Mon entreprise a financé une étude réalisée par un think tank, le Club Demeter, qui agrège l’ensemble des filières agricoles. Nous avons analysé les dix produits qui sont à la fois les plus consommés par les Français et les plus importés : le saumon, l’huile d’olive, les pâtes alimentaires – il faut le faire, pour le premier producteur de blé dur d’Europe, de réimporter son propre blé transformé en pâtes par les Italiens ! – mais aussi les fruits à coque, les fruits rouges ou encore les amandes.
L’amandier, arbre méditerranéen, a occupé une place très importante dans l’histoire de notre agriculture ; la France en comptait 12 000 hectares en 1950. Mais nous ne produisons plus que 800 tonnes d’amandes pour une consommation de 45 000 tonnes, donc 98 % sont donc importés.
Les dix produits les plus importés représentent 6 milliards d’euros dans la balance commerciale et 4 milliards de déficit. Or, d’après le calcul réalisé avec le Club Demeter, 9 milliards d’investissements suffiraient à ce que nous puissions produire nous-mêmes en France 100 % de ces produits – amandes, noisettes, fraises, framboises, huile d’olive, etc. – que nous consommons. C’est peu, et cela rapporterait chaque année 4 milliards d’euros de plus dans la balance commerciale. Pour l’investisseur de base, le temps de retour ou pay back ne serait donc que de deux ans et demi, un délai très avantageux.
Pour faire cela, il faut trouver des opérateurs privés amicaux qui sachent, comme entrepreneurs, mener une politique de relocalisation. Ils sont des milliers en France. Pour investir dans les amandes, nous avons reçu le soutien de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui est au capital, ainsi que de la Banque des territoires, qui nous l’a proposé aussi. Et nous avons reçu une aide certes modérée mais estimable de la part de France 2030 pour l’usine. En revanche, nous n’avons pas été soutenus par le système bancaire.
Mais nous avons un modèle. Nous avons craqué l’ancien, en décidant de partager la valeur avec les agriculteurs – et le nôtre est devenu populaire parmi les agriculteurs du sud de la France. Tout le monde en est satisfait : l’agriculteur gagne bien sa vie, le distributeur gagne la sienne, le consommateur a retrouvé une amande locale et nous avons relocalisé.
On peut le faire pour d’autres filières. Toutes viennent d’ailleurs me voir en me demandant : « Monsieur Montebourg, quand est-ce que vous vous occuperez de la framboise, de la fraise… ? » Je réponds que les journées n’ont que vingt-quatre heures, et que je n’ai pas de cash ! À chaque fois, il faut que j’aille chercher l’argent. Nous avons levé 17 millions d’euros pour la Compagnie des amandes, qui réalisera 3 millions d’euros de chiffre d’affaires l’année prochaine. Autour de notre usine de transformation, nous avons coalisé 250 hectares nous appartenant et 300 appartenant à des petits producteurs indépendants, et nous avons ainsi remonté une filière ; ou plutôt monté une entreprise collective de filière. Ce n’est pas seulement pour nous que nous l’avons fait, mais pour l’agriculture française.
Donc, c’est possible pour tous les produits, dans tous les secteurs, mais pour cela, il faut un opérateur privé amical, qui ne cherche pas qu’à faire de l’argent, mais s’intéresse aussi à la façon dont on peut redresser le pays. Ils sont nombreux à être ainsi passionnés. Il faut aussi « dérisquer » les financements et les problèmes technologiques. Des organismes publics sont prêts à monter à bord : le CEA, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (Ifpen) ou encore l’École des mines, entre autres. Ils ont des brevets et de l’intelligence. Tout cela existe !
Voilà l’état d’esprit dans lequel devraient agir le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire et le ministère chargé de l’industrie et de l’énergie. Des tas de gens sont prêts à aider.
Nous allons relocaliser 25 % du marché des amandes. Ce n’est certes pas 100 %, mais c’est déjà ça. Nos importations venaient à 80 % de Californie : ce sont des milliers de tonnes que nous ne donnerons pas aux Américains.
M. le président Charles Rodwell. Nous sommes honorés, compte tenu des nombreuses commissions d’enquête auxquelles vous participez, de pouvoir échanger avec vous. Je ne reviendrai pas, pour ma part, sur les questions auxquelles vous avez répondu au cours d’auditions récentes. Je voudrais d’abord que nous évoquions les enjeux géopolitiques et géoéconomiques à l’œuvre et la reconstitution de dynamiques économiques entre les différentes régions du monde. De quoi est-ce la politique tarifaire de Donald Trump est-elle le nom ?
Les administrations américaines, démocrates comme républicaines, ont délocalisé vers les États-Unis de la valeur venue d’Europe et d’autres régions du monde. L’Inflation Reduction Act (IRA), déployé à partir d’août 2022, en a été l’un des exemples les plus éclatants. Il visait, à travers des crédits d’impôt massifs, à attirer aux États-Unis une valeur considérable dans les domaines de l’industrie décarbonée et de la recherche de pointe.
Quelle est votre interprétation de la politique tarifaire et douanière de Donald Trump ? À mon sens, les deux objectifs qu’il s’est fixés – une politique tarifaire visant à réduire le déficit commercial d’une part, la lutte contre l’inflation d’autre part – me paraissent peu compatibles. Quel est selon vous l’impact direct de cette politique pour l’industrie française à court et moyen terme ? Je pense notamment au risque de devenir un déversoir pour la surcapacité de production chinoise, puisque le marché américain sera moins facile à pénétrer. Observez-vous déjà des dynamiques de transfert des exportations chinoises vers le continent européen ?
M. Arnaud Montebourg. L’interprétation de la politique trumpiste fait débat. La France et les États-Unis ont un point commun : ce sont les deux pays occidentaux qui, depuis vingt ans, rejettent assez majoritairement la mondialisation. Ils ont des déficits jumeaux, puisqu’ils ont raté leur insertion dans la mondialisation pour des raisons de compétitivité et ont financé le pansement avec de l’argent public. En France comme aux États-Unis, la dépense publique a compensé l’appauvrissement du pays par la dette.
Cette similarité nous permet de bien comprendre la position de Trump. Comment raisonne-t-il ? Les économistes et les théoriciens – si on peut les appeler ainsi – qui gravitent autour de lui reconnaissent la responsabilité des États-Unis dans la crise des subprimes, mais rappellent que le pays a fabriqué du déficit pour sortir le reste du monde de cette situation en très peu de temps. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait remarquer le président Obama au Président de la République qui m’avait nommé ministre, et que j’accompagnais à la Maison-Blanche : alors que les États-Unis sont sortis en deux ans de la crise des subprimes et pratiquent la relance, observait-il, l’Europe mise sur la consolidation budgétaire, c’est-à-dire l’austérité. Il considérait, autrement dit, que les États-Unis nous avaient relancés.
La situation s’est reproduite avec la pandémie de Covid. Les Américains considèrent qu’ils ont relancé à chaque fois l’économie mondiale et qu’ils ne le peuvent plus, maintenant que leur déficit est dangereux – ils sont près d’être détenus par leurs créanciers, essentiellement chinois. Étant obligés de rétablir un tant soit peu les équilibres, ils ont décidé de taxer les autres, puisqu’ils ne peuvent pas taxer leurs concitoyens. Les droits de douane ont le double avantage d’être à la fois une barrière et une recette : ils règlent d’un seul coup le double problème des déficits jumeaux. La facture est universelle : tous les pays sont mis à l’amende, Europe comprise. Nous avons pourtant été des alliés assez dociles des Américains dans l’histoire récente ; nous sommes bien mal remerciés de cette douce gentillesse, d’ailleurs infondée – je vous renvoie au dossier Alstom-General Electric et aux amendes infligées à la BNP en vertu de l’extraterritorialité du droit américain.
Les États-Unis cherchent à rétablir en urgence des déséquilibres majeurs qui pourraient les faire chuter et leur faire perdre leur position dominante. Leur première cible est la Chine, qui, pour l’instant, s’en tire beaucoup mieux que prévu. Les Européens, eux, restent figés ; chaque fois que les autres posent des barrières, nous leur répondons : « Faites comme nous, restez ouverts ! » Nous sommes le maillon faible et allons sérieusement en pâtir. La Chine ne pourra plus commercer aussi facilement avec les États-Unis et se reportera sur le marché le plus ouvert au monde, l’Union européenne. Nous sommes donc obligés de mettre nos niveaux de protection et nos droits de douane à parité avec le reste du monde ; l’ajustement doit être un alignement. C’est ma position, et je pense que le gouvernement français devrait hausser le ton ; sans cela, nous payerons très cher notre inaction et notre nouvelle docilité.
Voilà mon interprétation. Le débat n’est pas clos : tant que les États-Unis n’auront pas résolu leurs deux déficits, au moins en partie, ils subiront une inflation structurelle, non pas importée mais due à une création monétaire débridée. Pour Trump, cette situation est intenable ; il a l’obligation de rétablir l’équilibre.
M. le président Charles Rodwell. Quelles mesures l’Europe et la France doivent-elles prendre pour protéger leurs frontières et leur industrie contre la politique tarifaire et douanière des États-Unis ?
Je vous soumets une proposition parmi d’autres. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) a un objectif louable, mais il dysfonctionne. Certains députés – c’est une position transpartisane – veulent lui appliquer un moratoire, voire le supprimer. D’autres souhaitent l’étendre aux produits finis des secteurs industriels et négocier une véritable taxe carbone aux frontières, filière par filière, pour protéger notre industrie, ses investissements et sa décarbonation. Ne pourrait-on pas profiter des recettes tirées de cette taxe pour baisser, voire supprimer, les impôts de production ?
Le principe serait le suivant : nous taxerions l’importateur chinois ou américain qui pollue et envahit notre marché, ce qui nous permettrait de réduire les impôts sur nos propres entreprises, qui produisent sur notre continent. Cette proposition vous semble-t-elle viable, ou produirait-elle des effets secondaires que nous n’aurions pas identifiés ? A-t-elle des chances d’aboutir dans l’état actuel de nos institutions nationales et européennes ?
M. Arnaud Montebourg. Ce ne sont pas les taxes Trump qui nous ont fait le plus de mal, mais l’IRA de Joe Biden : 60 % des usines délocalisées en Europe ont pris un billet de retour dès que Biden a annoncé un crédit d’impôt à la relocalisation de 350 milliards de dollars pour les secteurs qui intéressaient son administration – la transition énergétique et les technologies. Pour l’instant, nous avons deux combats à mener avec les États-Unis : le numérique et l’IRA. Le problème des taxes reste tempéré. Notre enjeu est la Chine. L’Europe, quant à elle, ne taxe jamais les autres et n’inflige des normes, taxes et autres contraintes à personne d’autre qu’aux Européens – car, en définitive, les États membres sont obligés de financer ses impérities.
Quand le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est né, il a été présenté hypocritement comme des droits de douane qui n’en étaient pas – on ne voulait pas être protectionniste. Or le protectionnisme climatique est inéluctable : si nous voulons imposer au reste du monde nos valeurs, nos préférences collectives, nos choix, nous devons recourir à des taxes, donc à des droits de douane. Il n’est pas surprenant que le mécanisme d’ajustement aux frontières ait été décrié par toute l’industrie lourde européenne, puisqu’il ne couvre pas la totalité de la chaîne de production et peut être contourné. Ces taxes pèsent sur les Européens et sont vécues comme un poids supplémentaire insoutenable pour la compétitivité.
J’approuve donc votre proposition. Généralisons la taxe carbone pour faire fermer les centrales à charbon partout dans le monde – il y en a 300 en construction dans les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). Je veux bien qu’on nous oblige à abandonner le barbecue, le foie gras, le comté, comme on l’entend dans le débat public… c’est délirant et stupide. Le vrai problème est les centrales à charbon. En Europe, on en trouve encore en Allemagne et en Pologne ; il faut les faire fermer. Le nouveau chancelier se lance dans le nucléaire ; ce fut long, mais c’est une bonne nouvelle. Reste l’Asie. L’Europe doit prendre une décision qui assume de défendre nos préférences. C’est la première chose.
Toutefois, cela ne suffira pas. Avant la signature de l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce en 1994 et l’avènement de la mondialisation à domination asiatique, nous signions des accords de quotas d’importation de véhicules avec le Japon et des accords multifibres avec les pays en voie de développement. Cela revenait à imposer des quotas d’importation. Je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas de même avec la Chine pour les véhicules électriques. Quel est le problème ? Avons-nous accès au marché chinois ? De moins en moins. Ces questions devront être posées.
Pouvons-nous le faire à l’échelle nationale ou européenne ? Si l’Union européenne n’y procède pas, malheureusement, nous n’aurons pas le choix. Mieux vaudrait qu’elle soit à la manœuvre, car elle est plus forte et pèse davantage. Mais que fait-elle sinon produire des rapports, certes excellents – rapport sur la compétitivité de l’économie européenne de Mario Draghi, rapport « Beaucoup plus qu’un marché » d’Enrico Letta… ? Rien. Il faudra donc prendre des mesures de sécurité économique nationales, qui sont d’ailleurs prévues par les traités. On peut très bien s’arranger avec le droit, comme disait, je crois, Roland Dumas, surtout quand c’est nous qui le produisons. Nous avons des filières industrielles à protéger – l’aéronautique, le nucléaire, l’automobile, le ferroviaire – et nous n’aurons d’autre choix que de prendre des mesures pour les défendre.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Montebourg, c’est un véritable plaisir de vous recevoir.
En plus du décrochage structurel de l’Europe, très bien évoqué par le rapport Draghi, nous sommes confrontés à la menace des tarifs douaniers américains et à une industrie chinoise en surcapacité. Comme vous l’avez dit lors d’une audition récente, et pour reprendre une expression d’Hubert Védrine, l’Europe reste l’idiot utile du village global. Comment expliquer l’immobilisme des autorités européennes et l’absence de mesures de protectionnisme ? Est-ce parce que les États membres ne font pas pression pour se défendre dans la guerre commerciale mondiale exacerbée ? Comment expliquez-vous l’absence de mesures protectionnistes ? Le taux d’ouverture des marchés publics à des entreprises étrangères est de 82 % dans l’Union européenne, contre 32 % aux États-Unis. Par conséquent, on se demande pourquoi l’Union européenne et les États membres ne réclament pas une préférence européenne ou un assouplissement du droit de la concurrence visant à faciliter une certaine priorité nationale dans la commande publique. C’est d’ailleurs ainsi que, dans le respect du droit européen, l’Italie et l’Allemagne appliquent une clause de localisation des moyens d’exécution des marchés publics.
Vous avez évoqué l’industrie automobile, sujet qui m’inquiète particulièrement. La Plateforme automobile (PFA) annonce que près de 100 000 emplois industriels seront supprimés dans les dix prochaines années, sans même parler des destructions de postes dans les services et la distribution. Cette saignée sociale et industrielle aura des répercussions dans tous les domaines, puisque l’industrie automobile maintient un socle industriel de base nécessaire au développement de l’ensemble des filières. D’un côté, l’absence de marché est avérée pour diverses raisons, manque de pouvoir d’achat, etc. ; de l’autre, les capacités d’électrification sont insuffisantes. L’Union européenne impose des délais intenables en interdisant la vente des véhicules à moteur thermique à compter de 2035 ; dans le même temps, elle exclut des technologies dans lesquelles nous sommes performants, comme le moteur hybride. Et voilà que la Commission européenne négocie la levée des surtaxes sur les véhicules chinois importés !
Vous qui avez été ministre de l’économie, comment expliquez-vous que l’Europe reste l’idiot utile du village global ? Si vous étiez au gouvernement, quelles principales dérogations négocieriez-vous à Bruxelles et de quels mécanismes appelleriez-vous à sortir ?
M. Arnaud Montebourg. L’Union européenne est sous direction allemande. Les Allemands sont dans une situation proche de la Chine, quand la France est proche de celle des États-Unis. Nous avons besoin de protectionnisme, tandis que les Allemands ont un excédent à servir : leur économie extravertie et « surdotée » doit tourner. Après la fermeture du marché chinois, Volkswagen a fait signer par le syndicat IG Metall un plan de licenciement touchant 35 000 personnes. Voyez ce qui nous attend ! Comme toujours, les Allemands jouent en solitaire ; c’est la politique du cavalier seul. Mme Angela Merkel a décidé seule de fermer ses centrales nucléaires après l’accident de Fukushima ; elle a décidé seule d’accueillir un million de réfugiés syriens. L’Allemagne prend des décisions pour elle-même en utilisant l’Europe à son service, et personne ne moufte. Très bien. Il y a, paraît-il, un couple franco-allemand. Je peux vous assurer que, depuis Berlin, ce couple n’existe pas : il y a l’Allemagne qui s’aime beaucoup et qui défend ses intérêts.
C’est une des raisons pour lesquelles la politique de l’Allemagne, qui domine en Europe, est celle du maintien de l’ouverture : elle a une économie extravertie à alimenter et à servir, et elle croit que cela va continuer. Elle a négocié en cavalier seul avec les Américains et les Chinois.
L’Italie est elle aussi excédentaire – je rappelle qu’elle affiche 63 milliards d’euros d’excédent commercial, quand nous avons 100 milliards de déficit. Désormais, elle colle à l’Allemagne et adopte la même stratégie, alors que, durant la dernière décennie, elle s’accordait plutôt avec l’Espagne et la France contre l’Allemagne, malheureusement sans effet. Les Pays-Bas sont également excédentaires, tout comme l’Europe de façon globale. L’Union européenne n’a donc aucune raison de considérer qu’elle doit prendre des mesures protectionnistes.
De fait, la France se trouve dans une position très difficile au sein de l’Union européenne. Elle a aggravé sa situation en s’abstenant de mener un travail de réindustrialisation qui aurait pu ramener son PIB industriel à un niveau acceptable, soit 12 % ou 13 %, sans atteindre 20 % comme l’Allemagne ou 18 % comme l’Italie. Cela a été très bien dit devant votre commission par bien d’autres que moi, bien meilleurs. Si nous produisions 50 milliards supplémentaires de chiffre d’affaires sur le sol national, nous ne serions pas dans une telle panique. Ce doit être notre objectif, et il est urgent de s’y mettre. J’ai esquissé quelques éléments méthodologiques et tout le secteur privé est prêt à aider.
Notre situation singulière nous isole : nous sommes en voie d’appauvrissement. Pour rappel, le PIB par habitant de toutes les régions françaises, hors Île-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur, est inférieur à la moyenne européenne. L’appauvrissement est l’agenda de la France ; c’est cela, le pays en voie de développement que certains ont osé décrire – et ils ont raison. Sur le plan technologique, les Chinois sont les maîtres du jeu. Ils ont travaillé l’industrialisation et la « technologisation » de leur production dans tous les secteurs, et ils veulent continuer à prendre des parts de marché. Ils ne s’arrêteront pas là. Ils se projettent dans le long terme, quand nous laissons filer le temps sans agir. Pourquoi n’avons-nous rien fait en dix ans ? Ce n’est pas en attirant des investissements étrangers que nous construirons une stratégie industrielle garante de la solidité de notre pays. Nous avons besoin de repartir du bas, au lieu de jeter des choses d’en haut.
J’en viens aux dérogations vis-à-vis de l’Union européenne. Il faut être conscient que de manière générale, l’Union européenne, dans toutes ses institutions – Parlement, Cour de Justice, Commission –, est très souvent en dehors des traités : elle prend des décisions qui n’entrent pas dans ses compétences. Comme le disent les juristes, elle agit ultra vires. Il faudrait donc déjà faire respecter le principe de subsidiarité.
À titre d’illustration, la directive du 5 juin 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, qui encadre la formation des prix, ne relève pas des compétences de l’Union européenne. Je demande pour la France un équivalent du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe : la Cour constitutionnelle fédérale veille à ce que toutes les juridictions, y compris le Parlement et le gouvernement allemands, respectent les compétences de la nation en pleine application de la subsidiarité. Pour notre part, nous avons cinq cours suprêmes sur le dos, qui défendent toutes le droit européen contre la souveraineté nationale. Je suis choqué par cette situation. Le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel doivent reconnaître que le Parlement peut prendre une loi contraire à une décision communautaire quand celle-ci déborde de ses compétences et empiète sur la souveraineté nationale ; c’est leur responsabilité devant l’histoire. Le Parlement français aurait par exemple pu décider de fixer le prix de l’électricité plutôt que de s’en remettre à des mécanismes de marché européens délirants fondés sur le prix marginal du gaz, aboutissant à un coût excessif de l’électricité qui a participé au coulage de l’économie française, particulièrement de son industrie. S’il y a du monde dans les tribunaux de commerce en ce moment, c’est à cause de cela ! Les Espagnols et les Portugais ont trouvé des aménagements. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) et les systèmes de formation du prix sont un bel exemple de bureaucratie et de technocratie européennes. Une loi aurait pu dire « chez nous, ça ne marche pas comme ça » si le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation reconnaissaient au Parlement le droit parfaitement légitime et constitutionnel de ne pas suivre une directive européenne illégitime et extérieure aux traités. Le Parlement européen prend en permanence des décisions qui débordent des traités !
On peut considérer que les nations sont appelées à mourir ; je ne le crois pas et je ne le souhaite pas – je suis, de ce point de vue, post-gaulliste, et même deloriste s’agissant de la fédération d’États-nations. Je souhaite que l’Union européenne utilise ses compétences pour se protéger des menaces extérieures, foute la paix aux citoyens européens et laisse les nations décider. Cela s’appelle la subsidiarité, celle que le président Valéry Giscard d’Estaing avait défendue dans les préparatifs de la fameuse Constitution européenne.
De quels mécanismes européens faudrait-il sortir ? Tout d’abord, vous l’aurez compris, de celui de l’électricité. Ensuite, les règles dites de Bâle III et Solvabilité II n’ont rien à faire dans le droit européen : c’est une affaire nationale. Nous avons un système bancaire florissant dans une économie faible. Que vaut-il mieux ? Une économie robuste et un système bancaire un peu moins florissant, ou l’inverse ? Je préférerais que nos banques soient au service de l’économie, qu’elles prennent plus de risques et assument plus de sinistralité – ce n’est pas très grave –, quitte à avoir moins de profits à distribuer à leurs actionnaires ; au moins, l’économie serait financée.
Le président Rodwell va jusqu’à dire qu’il faudrait s’excepter de la politique commerciale européenne et prendre des décisions nationales : je vous félicite, monsieur le président, nous commençons à converger !
M. le président Charles Rodwell. De mon côté, j’entends que le ministre Montebourg est non seulement libéral, mais gaulliste ! L’unité nationale peut faire de belles choses !
M. Arnaud Montebourg. J’ai rompu avec la social-démocratie à titre intellectuel, personnel, pour la raison suivante : elle refuse d’intervenir dans l’économie et passe son temps à fabriquer des pansements sociaux qui participent à l’affaissement de la société, ne règlent rien et nous empêchent d’être forts. Il faut faire l’inverse. Je ne suis pas libéral, je suis souverainiste et social, parce que je pense que l’économie fabrique le social. Vous comprendrez que je n’aie pas de parti politique ; je suis un homme seul qui prend la parole dans les commissions d’enquête !
M. le président Charles Rodwell. Nous devons malheureusement nous en tenir pour cette fois au sujet de la réindustrialisation, mais nous serions tous ravis d’avoir d’autres occasions d’échanger avec vous, y compris du point de vue politique.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je remarque aussi que vous rejoignez certaines propositions défendues par le Rassemblement national pendant la campagne des élections européennes, notamment en ce qui concerne le MACF, et je vous en félicite.
M. le président Charles Rodwell. C’est vous qui l’avez affaissé, malheureusement, mais nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord sur le sujet !
M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est vous qui ne l’avez pas négocié, comme en a témoigné M. Beaune, ancien ministre délégué chargé de l’Europe ! Mais c’est un autre sujet.
J’aimerais revenir sur la question du prix de l’énergie. Nous avons parlé du déficit commercial de la France et avons évoqué la concurrence extraeuropéenne, mais il y a aussi une concurrence intraeuropéenne. Sans remettre en cause le marché unique, qui permet la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes, il faut reconnaître que la France a un déficit commercial de 36 milliards d’euros avec les autres pays de l’Union européenne. Nous savons combien le coût du travail diffère entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. L’avantage compétitif que représente le coût de l’énergie ne permettrait-il pas de mettre fin à cette distorsion de concurrence ?
M. Arnaud Montebourg. La mécanique de la concurrence libre et non faussée est redoutable quand les niveaux de salaire vont du simple au double dans une même zone de libre-échange. Certains ultralibéraux, au sein de l’Union européenne, ont même imaginé que l’on puisse importer les bas salaires dans les pays à haut salaire : c’est la directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur dite « directive Bolkestein » sur les travailleurs détachés, qui n’a été modifiée que de façon homéopathique ; elle est toujours aussi scélérate, puisqu’elle attaque la protection sociale des pays à haut niveau de syndicalisme – situation que je soutiens et défends – et les salaires. Telle est la mécanique de l’Union européenne.
Je fais partie des dix-neuf députés qui n’ont pas approuvé le traité d’élargissement. À tous ceux qui glosaient sur la fin du communisme et la chute du Mur de Berlin, j’ai répondu qu’à force de s’élargir, l’Union européenne deviendrait une paralytique décisionnelle – c’est l’immobilisme dont vous parliez tout à l’heure. Surtout, le marché allait mettre en grande difficulté des entreprises qui avaient des positions fortes : cela revenait à nous affaiblir nous-mêmes au sein de l’Union européenne. Je suis formellement opposé à l’adhésion de l’Ukraine. Pour le moment, nous avons simulé un élargissement en ouvrant notre marché aux productions de ce malheureux pays, comme pour l’aider. Or nous savons que c’est irréversible. En définitive, nous serons confrontés à une concurrence déloyale intraeuropéenne avec un pays extérieur à l’Union. C’est une décision délirante.
Ainsi, la politique de la Commission européenne accroît la pression intérieure en favorisant la bagarre entre les pays membres, sans les protéger de l’extérieur ; le résultat à prévoir, c’est une rébellion massive de tous les pays, y compris l’Allemagne, contre l’Union, qui finira en pièces détachées. Si l’Europe veut poursuivre son chemin, elle doit se transformer en profondeur. Il faut, premièrement, travailler à faire converger les politiques internes, en particulier pour rapprocher les niveaux de salaire ; deuxièmement, rechercher la cohérence environnementale ; troisièmement et surtout, ériger de fortes barrières extérieures, pour redonner à l’Union sa légitimité. Je ne suis pas anti-européen ; je suis euro-critique, car je considère que l’Europe ne marche pas ; mais, le jour où elle marchera, je serai un pro-européen fervent. Dans l’urgence de résoudre les difficultés qu’ils rencontrent, les États-nations doivent reprendre leurs billes : nous ne pourrons pas garder le sourire européen enchaînés à des instruments de torture ! Pour résoudre la contradiction, il faudra prendre des décisions. Le moment n’est pas encore venu, mais l’impact surviendra au cours des vingt-quatre prochains mois, et il sera violent : nous, les Français, allons devoir préparer nos airbags.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous êtes à la tête d’Alfeor, équipementier nucléaire qui contribue activement à consolider, sinon à faire renaître, la filière nucléaire française. Avons-nous la garantie que la relance du secteur favorisera la restructuration d’une filière franco-française ? Ou allons-nous continuer à passer des appels d’offres internationaux et à recourir aux compétences de sociétés étrangères ?
Les entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont essentielles pour l’internationalisation de l’économie française, notamment en raison de leur rôle dans l’export. Or la France n’en compte que 5 000 environ, contre 8 000 en Italie et 12 000 en Allemagne. Comment expliquez-vous ce décrochage ? Nous avons auditionné M. Renaud Dutreil : le pacte qui porte son nom a beaucoup contribué à faire croître nos PME, afin qu’elles puissent à long terme devenir des ETI, c’est-à-dire atteindre une taille critique. Comment faire pour en augmenter le nombre ?
M. Arnaud Montebourg. Sous la direction d’EDF, Orano et Framatome, la filière nucléaire vise des objectifs quantitatifs. Nous allons passer de têtes de série uniques, comme les réacteurs de Flamanville en France ou de Hinkley Point et Sizewell en Angleterre, à une série de réacteurs. Nous avons tiré les leçons de nos difficultés passées pour fabriquer des réacteurs capables d’être compétitifs sur le plan technologique au niveau international, c’est-à-dire des réacteurs aussi bons que ceux dont nous disposons déjà : dans le monde entier, la France est considérée comme une grande nation nucléaire, qui maîtrise parfaitement cette technologie et peut parvenir à des coûts de production raisonnables.
Pour y parvenir, il faut travailler en équipe : les donneurs d’ordre, les sous-traitants et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) doivent définir ensemble les processus et les normes. En effet, il faut le dire, c’est l’inflation de normes post-Fukushima qui a mis par terre le réacteur pressurisé européen ou European pressurized reactor (EPR) 1 ; quand on regarde l’historique de Flamanville, la moitié des douze ans de retard s’expliquent par des décisions de l’ASN. Ces dernières valent ce qu’elles valent et on les respecte, mais cela montre qu’en France, les différents acteurs – l’ingénieur et le contrôleur – ne travaillent pas ensemble.
Nous avons désormais un délégué interministériel au nouveau nucléaire, M. Joël Barre, ingénieur militaire de l’armement de haute qualité, pour unifier la filière. Bernard Fontana – je le salue – a été nommé à la tête d’EDF ; c’est un industriel qui connaît les processus, et un patriote : il défendra la plaque productive nationale. Il revient au sous-traitant de faire les efforts de productivité et d’intelligence collective nécessaires, et de travailler avec les donneurs d’ordre. La filière a souvent dû faire avec des acheteurs, qui veulent obtenir le prix le plus bas possible, en mettant tout le monde en concurrence à l’échelle internationale. Maintenant, nous avons des agents de politique industrielle, qui s’intéressent aux résultats à long terme : ils passent des commandes sur dix ans en échange d’une diminution annuelle des prix. C’est ce qu’on appelle une politique industrielle collective : les Chinois, les Japonais, les Américains travaillent de cette manière ; surtout, les Allemands aussi savent le faire – soyons capables de le faire ensemble.
Pourquoi n’avons-nous pas d’ETI ? Les PME ou les start-ups non familiales, vendues pour réaliser un bénéfice, sont le plus souvent rachetées par des investisseurs étrangers, qui font leur shopping dans tous les écosystèmes – French Fab, French Tech, etc. Il faudrait calculer le montant d’argent public que BPIFrance a investi, à juste titre, dans ces entreprises qu’ensuite des étrangers ont rachetées, récupérant toutes nos technologies. En effet, nous ne disposons pas d’une épargne suffisante pour opposer des solutions de rachat françaises aux offres étrangères – américaines, chinoises ou allemandes le plus souvent.
Nous en revenons à mes précédents propos sur la mobilisation de l’épargne ; il faudrait que votre rapport présente des recommandations en la matière. Selon moi, il faut créer un fonds souverain, qui mobilise de l’argent privé dans le cadre d’une gestion privée, pour investir dans un secteur particulier. Les start-ups industrielles ne sont pas assez nombreuses : pour créer les ETI de l’avenir, il faudrait doubler ou tripler leur nombre, et beaucoup sont rachetées par des étrangers parce que nous n’avons pas assez d’investisseurs français.
Quant aux entreprises familiales, elles sont confrontées au problème de la fiscalité. En cas de décès, vous êtes obligés de vendre pour payer les impôts de succession. Le pacte Dutreil constitue une solution, mais encore imparfaite : il faut aller plus loin. Je propose de faire l’inverse : imposer fortement le produit de la vente mais ne pas imposer la transmission, car il s’agit d’un outil de travail et non d’un patrimoine – s’il disparaît, les salariés aussi sont lésés. Comme ça on ne vend pas, on garde. S’il n’y a pas d’héritier, ce n’est pas grave, on crée une fondation : en matière industrielle et économique, les fondations obtiennent des résultats exceptionnels – Bosch, en Allemagne, est détenue par une fondation. Développez les fondations !
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez souligné l’importance de mobiliser l’épargne des Français au profit de l’industrie. Comment pourrions-nous orienter en ce sens les fonds de pension et d’investissement qui existent déjà ? Nous pourrions par exemple labelliser « industrie française » ceux qui investissent une proportion donnée de leur argent en France, puis imposer d’orienter une proportion de l’épargne vers les fonds en question.
Vous avez par ailleurs proposé de créer un fonds souverain – j’y suis favorable. En réalité, on peut considérer BPIFrance comme les prémices d’un tel fonds : il faudrait lui confier des missions plus étendues. Le pilotage en serait indépendant ; il mobiliserait à la fois diverses participations de l’État et la rente énergétique française, issue du nucléaire amorti et de l’hydraulique, auxquels pourraient s’ajouter les gisements gaziers, à condition de les exploiter écologiquement, comme l’expliquait un rapport qui vous a été remis en 2014. Surtout, il reposerait sur le fléchage de l’épargne des Français, qui soutiendrait ainsi en fonds propre notre socle industriel. Les investissements de redressement ainsi consentis éviteraient les rachats de capitaux étrangers, lesquels provoquent souvent un éloignement vis-à-vis des impératifs locaux et un pillage technologique. Leur logique exclusive de rentabilité empêche de planifier une politique industrielle.
M. Arnaud Montebourg. Vous devriez interroger Mme Magali Joëssel, directrice du fonds Sociétés de projets industriels (SPI) de BPIFrance, qui soutient des entreprises pouvant être des start-ups, plutôt des ETI ou des PME, pour développer de nouveaux produits. D’importants financements européens – quelque 1 milliard d’euros – ont ainsi été déployés en faveur de la relocalisation et de la réindustrialisation. Les responsables de ce fonds ont connu des déboires mais aussi de grands succès ; ils pourront vous en parler. C’est avec cette branche de BPIFrance que j’avais engagé les plans industriels ; son équipe a poursuivi le travail à une échelle réduite, mais il nous faudrait 30 milliards par an, soit 300 milliards.
Pour que ça marche, il ne faut pas en rester à une logique de guichet, c’est-à-dire se contenter de choisir parmi les projets des demandeurs, ce qui revient à jouer les inspecteurs des travaux finis – il y en a trop en France. Il faut se mettre en mode projet. C’est ce qui a été fait par le gouvernement et la filière pharmaceutique. Les acheteurs sont les actionnaires ; l’État « dérisque » et finance l’outil industriel. Un vrai fonds souverain solliciterait des opérateurs privés pour leur demander s’ils sont prêts à produire les produits que j’ai cités et quelles sont leurs idées pour y parvenir, avant de les financer et de travailler avec eux. Dans ce schéma, tout le monde – l’État, l’entrepreneur, les banques, les salariés, le patron – prend des risques, mais des risques évalués, partagés et maîtrisés. C’est un mélange du fonds SPI et d’organisation de fabrication sous contrat ou Contract manufacturing organization (CMO), comme le gouvernement en a donné l’exemple avec la filière pharmaceutique pour le Doliprane – il faut le saluer.
Ce modèle doit servir dans l’agriculture également. À titre privé, c’est ainsi que nous travaillons. Par exemple, en ce moment, nous essayons de changer le modèle de la production de framboises. Pourquoi 90 % de nos framboises sont-elles importées ? Certes, les problèmes de récolte et de main-d’œuvre sont réels, mais il y a aussi des problèmes sanitaires : le gouvernement a interdit aux framboisiculteurs de recourir à l’agrochimie pour défendre leurs plantes, sans fournir de molécule de biocontrôle.
Pour les amandes, nous avons financé le programme de recherche avec l’État et avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) – je les en remercie –, de sorte que non seulement nous disposons d’une molécule de biocontrôle efficace contre les ravageurs de l’amandier, mais nous en sommes copropriétaires.
Il faut arrêter de dire que l’État contrôle ou soupçonne le privé : il faut que les deux s’allient, comme ils l’ont fait pour les Jeux olympiques ou pour Notre-Dame de Paris, avec un leader pour chaque projet. Ainsi, nous réindustrialiserons et nous serons compétitifs, parce que nous aurons construit un modèle qui le permet, y compris au sein de l’Union européenne, d’où vient la première concurrence – il faut fournir un effort pour reprendre les marchés en son sein.
Quant à labelliser, je dirais que c’est toujours la même méthode, inefficace : les fonds seront labellisés, mais ne seront pas déployés – l’initiative Tibi en offre un exemple. Il faut décider de flécher 5 % de l’épargne – de nos fonds de pension, c’est-à-dire de la collecte de l’assurance vie – par an et créer l’outil privé nécessaire. Il faut de l’ingénierie publique et des opérateurs privés qui acceptent de participer. Il faut changer les méthodes. C’est pareil avec le foncier : certains des personnes que vous avez auditionnées ont proposé de créer une agence foncière nationale, c’est très bien. Il faut supprimer la multidécision : concentrons les pouvoirs, mais asseyons tout le monde autour de la table pour que tout le monde se mette au travail. De là vient la magie de la France : quand nous sommes unis, nous sommes surpuissants ! C’est ainsi que nous avons gagné nos guerres, et c’est une guerre qui nous attend. Branle-bas de combat !
M. le président Charles Rodwell. Dans le domaine de l’aérospatial, Français, Allemands et Italiens se sont livrés une concurrence acharnée, qui a probablement plombé leurs industries spatiales respectives et celle de l’Europe : le retard pris sur les États-Unis, qui ont notamment déployé le modèle SpaceX, et les Chinois est désormais criant – ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Pensez-vous que les projets importants d’intérêt européen commun (Piiec) serviront les progrès technologiques des filières ciblées, notamment les semi-conducteurs, l’hydrogène et les batteries ?
Vous êtes à l’origine d’un décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable qui a été primordial pour l’économie française. En 2019 et 2020, le seuil de déclenchement de la procédure a été abaissé et la liste des secteurs concernés a été allongée. Selon vous, ces mesures étaient-elles bonnes ? Faut-il encore élargir l’assiette ?
M. Arnaud Montebourg. Les Piiec sont une très bonne idée, mais difficile à mettre en œuvre. Chaque fois que l’Union européenne invente un tuyau, il a cinquante robinets, avec un inspecteur derrière chacun – c’est lourd. Nous pouvons mener des alliances dans le domaine de la défense, pour construire des produits que nous n’avons pas. S’agissant des semi-conducteurs, l’Union européenne doit redevenir autonome ; or nous n’y parviendrons pas seuls. Nous devons nous unir pour développer l’intelligence artificielle (AI), parce que cela nécessite des investissements significatifs. Quant à l’hydrogène, le modèle économique manque. À l’instar du véhicule électrique de l’Union européenne, il s’agit d’un accident industriel qui nous coûtera cher, en raison d’une décision publique erronée.
Pour les batteries, il a fallu faire des choix technologiques. À l’époque, la bataille opposait les batteries lithium-métal-polymère de Bolloré aux batteries lithium-ion. Chacun accusait l’autre des pires maux : celle-là chauffe, l’autre brûle. J’avais dit qu’il ne fallait pas choisir une technologie plutôt qu’une autre car c’était le marché qui apporterait la réponse, en fonction de l’usage. Bien nous en a pris : la lithium-ion a pris le dessus – un choix technologique eût été erroné.
De la même manière, aucun choix n’a été fait entre les méthodes de neutrons pour les petits réacteurs modulaires ou small modular reactors (SMR) ; avec l’expérience, nous allons pouvoir décider maintenant. Le marché est en train de rendre son verdict : nous savons que pour les neutrons rapides, Astrid, le réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle, était ce qu’il y avait de mieux, avec Superphénix. On a arrêté Astrid, on a laissé partir les start-ups, et on est revenu à la case départ – dommage.
Il faut travailler avec l’Union européenne et ses financements sur le spatial, le cloud et les semi-conducteurs ; nous avons des entreprises pour le faire, mais quand on dépose à la Banque européenne d’investissement (BEI) un dossier pour financer un projet industriel, elle commence à l’examiner neuf mois plus tard. C’est quand même ça, l’Union européenne : ça ne marche pas ; donc il faut trouver une solution pour qu’elle nous donne l’argent afin de le faire nous-mêmes, avec d’autres pays européens. STMicroelectronics est une entreprise franco-italienne qui illustre le caractère exceptionnel de nos savoir-faire, même si, comme toutes les entreprises du secteur, elle connaît des difficultés liées aux cycles économiques. Il faut consacrer les financements à ces compétences et construire des alliances en permanence. Je suis pour les alliances entrepreneuriales, soutenues par des fonds européens ; en revanche, si l’Union européenne s’en mêle, elle ralentit les projets, ce qu’on ne peut plus se permettre dans un contexte de bataille économique mondiale – c’était encore possible il y a dix ans, mais maintenant il faut aller plus vite.
Les modifications apportées au décret l’ont utilement amélioré. Cependant, quand vous bloquez un rachat, il faut des fonds français à mettre en face et un opérateur privé amical capable de défendre le dossier et de financer le rachat, sinon vous vous retrouvez en difficulté. Il faut donc susciter la création de fonds souverains à même de réagir. J’ajoute que la situation sera de plus en plus fréquente. En effet, les « États prédateurs » se multiplient, comme le montre François-Xavier Carayon dans son ouvrage du même titre, qui cite de nombreux exemples. Il dresse une cartographie des attaques menées contre notre économie et nos technologies. La capacité de financer des solutions alternatives manque.
M. Robert Le Bourgeois (RN). Les banques françaises prennent très peu de risques pour investir dans le secteur industriel. De plus, elles financent surtout des dépenses non rentables, comme la dette publique ; elles sont éloignées de l’économie réelle. Vous avez dénoncé la politique du guichet ; or c’est aussi la leur. Au-delà du fonds souverain que vous appelez de vos vœux, pensez-vous qu’un outil d’épargne réglementé, comme l’assurance vie ou le capital-investissement, serait utile ? Quel rôle pourraient jouer les banques françaises, sachant que l’épargne est liée au niveau de rendement et que le refinancement de l’industrie ne sera rentable qu’à long terme ?
M. Arnaud Montebourg. Les banques se sont bien servies du système de garantie de BPIFrance. Comme cette dernière débloquait l’accès au crédit, on peut même dire qu’elles se réfugiaient derrière sa décision. Bien qu’elle soit trop petite pour assurer la garantie, l’existence de BPIFrance déresponsabilise les banques. Le système bancaire est bureaucratisé à souhait ; il faut le débureaucratiser, réformer profondément les procédures. Les banquiers eux-mêmes ne demandent que ça : ils veulent plus de fluidité. Il faut que ceux qui décident l’octroi du crédit soient plus proches de l’entreprise concernée – les interlocuteurs ne sont pas ceux qui décident.
Il y a une grosse loi bancaire à faire. Il faut commencer par desserrer les taux prudentiels issus de l’accord de Bâle III : quand les banques prêtent 1 euro à une PME, elles mettent 50 centimes dans le bilan – ce n’est pas rentable, elles préfèrent aller jouer sur les marchés, ce qui leur rapporte beaucoup d’argent. Il faut revenir à la banque enracinée et réformer les banques. À mon sens, BPIFrance est trop petite : elle est chargée de mener la nécessaire politique de réindustrialisation d’urgence, mais elle ne représente que 5 % du crédit en France. Il faut nationaliser une banque et la lui adosser. Cela pourrait être la Société générale, qui, avec sa mauvaise gestion, a détruit tout un réseau bancaire, notamment le Crédit du Nord ; c’est la plus mal en point de nos banques : dotée d’une nouvelle direction, qui pourrait être à la fois publique et privée, elle pourrait se révéler très utile en matière de crédit. Ce montage donnerait beaucoup de force à toutes les politiques publiques qu’on demandera à BPIFrance de déployer.
M. Éric Michoux (UDR). Monsieur Montebourg, votre enthousiasme pour le monde de l’entreprise me va droit au cœur.
Vous associez approche macro et microéconomique, et proposez de penser global et d’agir local. Sur le plan microéconomique, vous affirmez qu’il faut relocaliser les productions lorsque nous en avons les moyens. Mais nous ferions déjà bien de garder ce que nous avons et de le faire vivre : ce qui est parti ne reviendra pas, parce que nous ne pourrons pas concurrencer les prix liés aux nouvelles conditions de production. Vous avez cité le cas de la noisette : l’idéologie « bobo-écolo » et la multiplication sans fin des règles ont détruit la filière. Faut-il déréglementer pour mettre fin à cette entrave à l’entrepreneuriat que vous connaissez bien – 5 000 pages de code du travail et 400 000 normes ?
Côté macro, vous êtes maintenant un souverainiste gaulliste.
M. Arnaud Montebourg. Post-gaulliste !
M. Éric Michoux (UDR). Les valeurs sont un peu les mêmes, j’imagine.
La question de la souveraineté concerne plusieurs domaines : défense, pharmacie, alimentation notamment. J’ai souvent cité vos propos sur le carnage commis sur nombre de belles entreprises – Alstom, Pechiney, Essilor, par exemple. On avait donné Alstom, on est en train d’en racheter une partie : beau coup commercial de la part des Américains. Aujourd’hui, Vencorex, entreprise emblématique du secteur de la chimie, qui était en difficulté dans des domaines stratégiques comme le nucléaire, l’armement et le spatial, essentielle à notre souveraineté industrielle, a été rachetée par les Chinois – eux, ils sortent par la fenêtre et ils rentrent par-dessous la porte ! Si vous étiez ministre, que feriez-vous pour Vencorex ?
M. Arnaud Montebourg. Si les règles à respecter entraînent la destruction de l’appareil productif alors que nous cherchons à le redresser, ce ne sont pas les bonnes. Il nous faut trouver les moyens de parvenir à un compromis au cas par cas.
Vous l’avez dit, certaines règles sont délirantes, mais d’autres sont utiles. Vous avez cité le code du travail : dans les entreprises, il fait l’objet de discussions, auxquelles tout le monde participe, parce qu’il s’agit de la vie des gens au travail ; on finit par se mettre d’accord et cela fonctionne.
À l’inverse, quand les règles tombent d’en haut, sont contrôlées de l’extérieur et que leurs objectifs ne sont pas évidents, cela justifie de faire preuve de souplesse et de prévoir la possibilité d’y déroger. C’était la méthode adoptée pour les Jeux olympiques et Notre-Dame de Paris : « faites ce que vous avez à faire et on verra ensuite pour les règles ».
Il est possible de remonter une industrie digne de ce nom en quelques années, à condition d’être capables de mettre certaines règles entre parenthèses tout en expliquant pourquoi. En nous appuyant sur l’esprit d’équipe, nous pourrons surmonter les difficultés. Nous nous apercevrons, pièce après pièce, produit après produit, usine après usine, qu’un projet de réindustrialisation peut parfaitement être écolo-compatible et socialo-compatible. Pour cela, il nous faut travailler différemment plutôt que de respecter des règles conçues par des gens qui ne sont pas concernés et qui ne connaissent pas le terrain. Il est possible de trouver des compromis, de façon intelligente et homéopathique.
À l’inverse, faire table rase du passé ne fonctionne pas, parce que les règles existantes correspondent à des demandes sociales. Les supprimer provoquerait des confrontations avec ceux qui auraient pu apporter leur soutien à des projets de réindustrialisation ou de « réagricolisation ».
Vous avez souligné que j’étais souverainiste, comme je l’ai dit tout à l’heure. En réalité, j’ai suivi un parcours chevènementiste – ou séguiniste. Je me rattache à ce courant d’intelligence et de sensibilité depuis quelques décennies et le sujet qui nous occupe n’est pas nouveau pour moi.
Je connais Vencorex, que j’avais sauvée il y a une douzaine d’années, en trouvant un nouvel actionnaire thaïlandais. Celui-ci a finalement décidé de partir à cause du dumping chinois.
Dans l’industrie chimique comme dans les industries automobile, textile et métallurgique, il est impossible de résister aux attaques lancées contre nos positions économiques. La protection est alors une stratégie envisageable, mais elle n’a pas été retenue pour le chlore produit par Vencorex.
Je me suis rendu sur place à l’invitation des élus et des syndicats et j’ai étudié le dossier. Il m’est apparu qu’il y avait cinq ans à tenir avant que le redressement soit effectif. Nous devons sécuriser l’autonomie de la fabrication des produits de Vencorex, parce que la filière de la chimie repose sur une chaîne de valeur technique : perdre l’un de ses maillons affaiblit tous les autres. L’entreprise Kem One a connu une mésaventure similaire : elle était à plat, nous l’avons sauvée et elle est désormais prospère, elle investit et elle embauche.
Comme je l’ai dit au ministre de l’industrie lorsqu’il m’a reçu, je pense qu’il faut tordre le bras à la filière pour que tous ses acteurs mettent au pot, puisque tous, en amont comme en aval, ont besoin de la production de Vencorex. Ils peuvent refaire ce qu’ils ont fait pour Kem One, d’autant qu’il s’agit d’un dossier plutôt modeste au regard des investissements habituels dans ce secteur.
Une autre stratégie consiste à faire payer à l’actionnaire le prix de son départ ; dans le cas de Vencorex, 200 millions n’auraient pas été de trop, notamment pour dépolluer le site. Le montant du sauvetage de l’entreprise correspond à tous les coûts que l’État devra assumer : le plan social, la dépollution du site et la mine de sel, sans compter les 22 000 hectares de foncier qui sont nécessaires. C’est le contribuable qui s’occupe des cadavres laissés par Arcelor sur le territoire français à la fermeture de ses usines ! Toutes ces dépenses induites représentent le montant de la facture à présenter à l’actionnaire thaïlandais qui quitte le site. Ce montant permettrait le redressement du site. Une étude a d’ailleurs été faite à la demande de l’actionnaire ; elle a montré qu’un retour à l’équilibre en cinq ans était possible, business plan à l’appui. Ce n’était donc pas impossible ; vous connaissez ma devise : impossible n’est pas français !
Fort aimablement, le ministre m’a répondu que les acteurs de la filière rejetaient cette solution ; mais ils n’en veulent jamais ! Ils ne jouent collectif que lorsqu’ils y sont contraints. Je le dis souvent : en économie, il faut parfois sortir la batte de baseball du placard !
Mme Florence Goulet (RN). Après avoir été ministre, vous incarnez maintenant une forme de résistance à cette politique destructrice. Comment analysez-vous l’instauration progressive d’une fiscalité aussi lourde sur les outils de production, au détriment de l’emploi, de l’innovation et de notre souveraineté économique ?
Que pensez-vous des politiques fondées sur des dispositifs de subvention et d’exonération, qui ont intensifié le nomadisme des investisseurs, attirés par des effets d’aubaine s’exerçant au détriment des salariés ? Quels garde-fous nous permettraient de nous assurer de la réalité des engagements des investisseurs étrangers ?
M. Arnaud Montebourg. Contrairement aux consommateurs, les producteurs sont peu nombreux ; ils le sont d’ailleurs de moins en moins et ne peuvent pas se défendre. Il est ainsi plus facile de créer un impôt sur la production que sur la consommation car il a moins d’impact ; il est délicat d’arbitrer entre une impasse productive et une impasse financière.
Il aurait été préférable de créer un impôt sur les résultats des entreprises plutôt que sur leur activité productive ; une sorte de déclinaison de l’impôt sur le revenu. Il est problématique que les entreprises soient taxées avant même d’avoir dégagé des profits ; cette fiscalité très fâcheuse doit être corrigée en urgence.
La fiscalité locale est un enjeu crucial. En Allemagne, les Länder votent des impôts locaux proportionnellement aux impôts nationaux, ce qui représente seulement quelques centimes d’euros pour les contribuables. Nos principaux impôts – impôt sur les sociétés, impôt sur le revenu, TVA et contribution sociale généralisée (CSG) – ont une large assiette et touchent tous les acteurs économiques ; y ajouter des impôts locaux à hauteur de quelques centimes serait indolore. Tôt ou tard, nous devrons abandonner la fiscalité locale, qui ne fonctionne pas malgré les suppressions et rétablissements successifs d’impôts.
Désormais, les élus locaux ne lèvent plus d’impôts et sont dégagés de toute responsabilité financière ; ils reçoivent des subventions prélevées sur le budget de l’État, qui lui, continue d’en lever. Ils peuvent donc dire « c’est pas moi, monsieur ! », et ils en sont réduits à être chasseurs de subventions – j’ai été président de département, j’ai connu ça.
Il faut rétablir une responsabilité fiscale qui soit en rapport avec les dépenses locales : lorsque de l’argent public est dépensé pour mener une politique ou installer un équipement, la collectivité territoriale doit assumer la facture qui est adressée ensuite aux citoyens, sinon personne ne comprend rien. D’ailleurs, personne ne comprend plus comment la décentralisation fonctionne et la situation ne fait qu’empirer. Nous devons revenir à une fiscalité plus lisible et plus claire, mais surtout plus efficace, d’autant que l’essentiel des impôts de production relève de la fiscalité locale.
La France est un pays ouvert et généreux. Il serait judicieux de profiter des travaux de votre commission d’enquête pour lancer une réflexion sur le système des subventions. L’État ne peut plus systématiquement octroyer des subventions ; tout d’abord parce que nous n’en avons plus les moyens ; ensuite parce que cet argent est perdu, nous ne le revoyons pas.
Pour une entreprise technologique que j’ai créée, j’ai obtenu de France 2030, après instruction de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), une avance remboursable, c’est-à-dire un prêt, et une subvention. C’est bien, mais il serait préférable que l’État investisse, afin d’en retirer des recettes.
Les prêts garantis par l’État (PGE), ce sont des dettes : l’État a prêté de l’argent, et maintenant, il faut faire du recouvrement auprès des entreprises. J’ai même appelé M. Lombard, le ministre de l’économie ; je lui ai dit « tu as un énorme problème : les PGE, qui restent à rembourser » – 40 milliards à ce jour, qui se baladent dans le bilan. Lorsque les banques procèdent au recouvrement de leurs créances, elles envoient les entreprises au tapis !
Structurellement, il est impossible de rembourser en cinq ans un prêt équivalent à 25 % de son chiffre d’affaires sans se retrouver dans le rouge. Les entreprises ne sont pas nécessairement profitables tous les ans, elles connaissent des hauts et des bas. Faute d’avoir tenu compte de ces cycles de vie, les PGE se sont retournés contre elles ; c’étaient des aides, c’est devenu des cercueils. Il faut échelonner davantage les échéances de remboursement. Aux États-Unis, les prêts Covid ont été contractés sur trente ans ; néanmoins, ils seront remboursés et cet argent ne sera pas perdu, contrairement aux subventions.
Le moment est venu d’imaginer des prises de participation et des obligations convertibles. BPIFrance le fait, mais trop timidement, parce qu’elle n’aime pas se retrouver au capital des entreprises. Les banques ne le font jamais, pour la même raison. Résultat, personne n’entre au capital des entreprises, qui n’ont pas suffisamment de fonds propres. C’est le moment de convertir les PGE en fonds propres et de créer des classes d’obligations convertibles distribuées par les banques ; celles-ci peuvent être bonifiées, vertes ou servir des politiques publiques.
Des pays européens ont fait ce choix : les Länder entrent au capital des entreprises, contribuant à les consolider. Nos collectivités locales ne le font pas en raison de pressions politiques et parce que leur niveau d’expertise ne le leur permet pas, mais nous pourrions le faire collectivement, comme une politique publique de réindustrialisation.
Si on propose un partenariat aux investisseurs, ils n’auront plus de raison d’être nomades. En siégeant au conseil d’administration, en discutant avec les salariés et les représentants du territoire, ils participeraient aux décisions collectives. Non seulement cela change la nature des relations et l’ambiance, mais c’est beaucoup plus constructif. Ce n’est qu’ainsi que nous parviendrons à redresser notre économie : en créant des équipes mixtes mobilisant des fonds propres issus du public et du privé.
M. Frédéric Weber (RN). Je suis député de la circonscription de Longwy : ma circonscription jouxte celle de Florange, en Moselle. J’ai eu l’occasion de vous croiser, dans une précédente vie de délégué du personnel ; vous nous aviez apporté des croissants, mais pas de réponse.
Je voudrais tout d’abord vous entendre au sujet de la concurrence intraeuropéenne. Des entreprises comme ArcelorMittal mettent ouvertement leurs sites belges, allemands ou français en concurrence ; elles négocient les prix de l’énergie ou le montant des investissements avec le gouvernement espagnol et choisissent finalement le pays le plus offrant. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Est-ce là le reflet d’une Europe cohérente, équilibrée, respectueuse de tous les États membres et soucieuse d’un avenir en commun ?
J’ai passé plusieurs années à Bruxelles : au sein d’IndustryAll, le syndicat européen de l’acier, c’est IG Metall qui fait la loi ; le reste n’est que littérature. Est-il normal qu’un ou deux syndicats aient une telle prédominance, au point de faire valoir leur propre intérêt à l’échelle européenne ? Le président d’IndustryAll m’a expliqué que le poids des syndicats nationaux dépend du nombre de leurs adhérents ; comme il est obligatoire de se syndiquer en Allemagne, IG Metall représente la moitié des membres d’IndustryAll !
Enfin, je voudrais évoquer la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, dite « loi Florange ». Je pourrais dire que c’est un naufrage, par rapport des déclarations d’un futur Président de la République juché sur une camionnette en 2012, mais je vais m’attacher à être un législateur responsable. Avez-vous des idées, qui pourraient être reprises dans une proposition de loi, permettant de consolider et de renforcer la loi Florange pour en faire un outil de réindustrialisation véritablement efficace ?
M. Arnaud Montebourg. Vos questions réactivent des sensations désagréables, datant d’une période difficile au sujet de laquelle je me suis exprimé il y a deux jours devant une autre commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements : je vous renvoie à cette audition.
La loi Florange était une loi placebo : elle représentait le prix de la lâcheté de l’époque. En effet, on n’avait pas voulu nationaliser Arcelor, alors que même Louis Gallois était d’accord, tout comme la droite et la gauche, l’extrême droite et l’extrême gauche. Tout le monde était d’accord, sauf deux personnes : MM. Hollande et Ayrault, qui ont pris, devant l’histoire, la décision inverse.
On se demande aujourd’hui pourquoi on laisse faire Arcelor, mais il aurait fallu la nationaliser il y a dix ans ! Toutefois, je pense que c’est encore d’actualité : cette entreprise mondiale devrait redevenir européenne, parce que nous avons des surcapacités et parce qu’il faut protéger l’acier. Ses dirigeants ont mené tous les gouvernements par le bout du nez. De plus, la famille Mittal a un passif considérable – et impardonnable par rapport à ce que nous sommes en droit d’attendre de l’un des leaders de l’acier mondial.
Contrairement à ce qui a été dit par un membre du gouvernement, ce n’est pas en raison d’un réflexe pavlovien que je demande cette nationalisation, mais pour des raisons pratiques. Face aux capitalistes qui s’essuient les pieds sur les gens et sur les États, ces derniers doivent se montrer plus forts, sinon ils deviennent leurs esclaves. Dès lors, il n’est pas utile de faire voter les Français à ce sujet puisque ça se passe ailleurs !
Si on décide d’être plus forts, il faut le montrer : la première décision à prendre est la nationalisation d’ArcelorMittal, afin de gérer nous-même notre acier, avec des investisseurs privés à nos côtés. Lorsque j’étais ministre, j’avais proposé la nationalisation temporaire de l’une des parties de la filière liquide ; nous avions un repreneur.
Nous pouvons décider, avec plusieurs pays européens décidés à coopérer, de bâtir une nouvelle entreprise autour d’Arcelor. Cela pourrait s’inscrire dans la diplomatie économique que nous pourrions mener en nous appuyant sur les investissements européens et en unissant diverses forces – l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, le Luxembourg, la Belgique et la France. N’oublions pas que ce sont des enjeux relatifs à l’acier – et au charbon – qui ont amené à la création de l’Union européenne.
La loi Florange était proclamatoire, votée par la majorité de l’époque pour faire croire qu’elle agissait, alors que les promesses du Président de la République sur la fameuse camionnette étaient restées lettres mortes. Il s’agissait de dissimuler cet abandon en rase campagne, mais ça n’a pas été efficace : la rancœur est restée très forte dans la région et selon moi, cet événement demeure une humiliation pour la France. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai mis un terme à toute forme de militantisme politique. J’ai vu pleurer des ouvriers et s’effondrer des familles ayant d’immenses espoirs ; dès lors, je ne pouvais accepter que l’on dise une chose tout en faisant le contraire.
Cette loi n’a rien corrigé ; elle présente une certaine utilité, mais on ne lutte pas contre de telles destructions par des lois, a fortiori lorsque l’on propose aux salariés de reprendre des outils à haute intensité capitalistique alors qu’ils n’en ont pas les moyens, même s’ils peuvent tout à fait en avoir l’aptitude. La solution ne peut venir que d’une alliance entre les territoires, les syndicats et l’État. Cela suppose de faire de l’économie plutôt que de faire du social – faire des chèques, payer des plans sociaux et des primes de licenciement supralégales.
Il faut conserver les outils de travail, former les salariés pour qu’ils retrouvent un emploi et se consacrer au redémarrage des outils de production.
M. Thierry Tesson (RN). Vous avez présenté avec beaucoup de brio différentes idées très intéressantes.
J’ai examiné de près la loi du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet, ainsi que le rapport consacré à son application concrète. J’ai découvert avec beaucoup d’intérêt que la seule dérogation accordée portait sur la réouverture d’une carrière de pierre. Ce chantier était dirigé par un général, comme vous l’avez rappelé, mais en lisant entre les lignes de ce rapport, on perçoit surtout la très forte pression exercée par le plus grand personnage de l’État ; elle a fait que tout le monde s’est mis en ordre de marche, y compris les architectes des bâtiments de France (ABF), qui ont été beaucoup moins regardants que sur d’autres chantiers s’agissant du respect de certaines normes.
La planification a été évoquée dans plusieurs auditions de la commission d’enquête. De nombreux industriels appellent de leurs vœux son retour. En tant que post-gaulliste, comme vous vous êtes défini, ne pensez-vous pas que c’est le moment de la relancer franchement ?
M. Arnaud Montebourg. Pour ma part, j’ai contribué à l’élaboration de trente-quatre plans industriels ; ils sont disponibles sur le site internet de mon entreprise Les Équipes du made in France. Ces plans n’ont pas été conçus par l’administration, mais par les entreprises leaders de chaque filière ; l’objectif était de sortir un nouveau produit. Ces opérateurs privés amicaux, comme je les appelle, avaient pour mission d’exécuter notre politique tandis que nous la financions.
En 2013, Renault et PSA m’avaient expliqué que les coûts de R&D étaient trop élevés pour développer des véhicules consommant 2 litres aux 100 kilomètres. J’ai dit : je finance ! Banco ; on tope. Le projet a été confié à Gilles Le Borgne, un type génial, qui était alors directeur de la R&D du groupe PSA et est passé ensuite chez Renault. La sortie des premiers véhicules conjointement produits par les deux constructeurs était prévue en 2020. Encore aujourd’hui, aucun véhicule thermique ne descend sous les 5 litres aux 100 kilomètres.
Nous aurions pu avoir, au moment de la pandémie de Covid, un véhicule permettant aux Français de diviser par trois leur consommation d’essence. Il aurait renforcé l’indépendance énergétique de la France et permis à tous ceux qui ne peuvent s’offrir un véhicule électrique d’acheter une voiture économe ; qui serait inscrit dans la transition écologique. Malheureusement, ce projet a été abandonné ; entre-temps, la durée de détention des véhicules est passée à douze ans parce qu’on ne peut pas se payer de véhicules neufs.
Ces trente-quatre plans industriels avaient été présentés à la presse, à l’Élysée, avec la participation de toute l’industrie française. L’un de ces plans portait sur le cloud souverain, associant M. Thierry Breton et M. Octave Klaba, respectivement dirigeants d’Atos et d’OVH. Malgré des différends culturels, ils sont parvenus à s’entendre, mais le projet ayant été abandonné, nous n’avons toujours pas de cloud souverain.
Parmi ces plans industriels figurait même un projet de dirigeable dédié au transport des charges lourdes, avec Airbus. Il a été abandonné par Tom Enders, qui était alors à la tête de cette entreprise, et par mon honorable successeur – que nous connaissons tous, malheureusement. Des dirigeables similaires ont ensuite été développés par les Russes, les Japonais, etc.
Nous avions engagé une planification ! Les règles de bon fonctionnement en sont connues : elle ne doit pas reposer uniquement sur l’État, mais être menée avec des entreprises privées ; elle doit être pilotée par le secteur privé, auquel l’État fournit les ressources de la recherche publique, qui sont extraordinaires, des financements publics qui abondent les investissements privés et une réglementation adaptée.
Nous avons ce savoir-faire, mais il doit s’accompagner d’une continuité politique : un plan industriel se déploie sur dix ans, et non deux. Lorsque son prédécesseur a fait de bonnes choses, un ministre doit le reconnaître. C’est ce que j’ai fait en succédant à Christian Estrosi, qui a été un très bon ministre de l’industrie ; il a créé les filières ; j’ai repris et amplifié son action. La dimension transpartisane et le respect du temps long sont les atouts de la réussite.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette audition très intéressante et pour votre franchise.
Je vous rappelle que vous pouvez compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été adressé et en envoyant à notre secrétariat tout document que vous jugerez utile pour les travaux de notre commission d’enquête.
La séance s’achève à onze heures cinq.
Présents. – M. Laurent Croizier, Mme Florence Goulet, M. Robert Le Bourgeois, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell, M. Thierry Tesson, M. Frédéric Weber