Compte rendu
Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements
– Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint du Ciri, Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), et M. Philippe Lagrange, adjoint à la déléguée interministérielle 2
– Présences en réunion................................12
Mardi
29 avril 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 19
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Denis Masséglia, président
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La séance est ouverte à seize heures trente-cinq.
Présidence de M. Denis Masséglia, président.
La commission d’enquête auditionne M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint du Ciri, Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), et M. Philippe Lagrange, adjoint à la déléguée interministérielle.
M. le président Denis Masséglia. Nous recevons M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), accompagné de M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint, et Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, ainsi que Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), accompagnée de M. Philippe Lagrange, délégué adjoint, pour évoquer les questions qui entourent les restructurations d’entreprises en général et l’intervention des pouvoirs publics dans le processus en particulier. Ces questions sont évidemment au cœur des préoccupations de la commission d’enquête.
Je rappelle que le Ciri a pour mission d’aider les entreprises en difficulté à élaborer et mettre en œuvre des solutions qui permettent d’assurer leur pérennité et leur développement et je précise qu’il est compétent pour aider les structures de plus de 400 salariés qui en font la demande.
La Dire, de son côté, a pour mission d’accompagner et de soutenir les entreprises industrielles en difficulté. Elle coordonne les services compétents de l’État et mobilise les acteurs privés afin de préserver l’activité industrielle et ses emplois dans les situations les plus complexes.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Guillaume Primot, M. Julien Bracq, Mme Dorine Bérard, Mme Hélène Lebedeff et M. Philippe Lagrange prêtent serment.)
M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri). Je précise que j’occupe les fonctions de secrétaire général du Ciri depuis seulement une semaine. Mais je suis accompagné de collègues plus expérimentés, qui pourront apporter des précisions complémentaires si nécessaire.
Les objectifs ayant présidé à la création du Ciri demeurent pleinement d’actualité. Il a été institué en 1974 à la suite du premier choc pétrolier, initialement pour accompagner les entreprises industrielles, avant d’être pérennisé dans sa forme actuelle en 1982. Depuis plus de quarante ans, le comité intervient à la demande des entreprises en difficulté employant plus de 400 salariés sur le territoire national. Notre objectif principal est d’assurer la continuité de l’activité économique et de préserver les emplois, à condition que le modèle économique soit viable.
Le champ d’intervention du Ciri s’est étendu avec le temps. En 2024, environ la moitié des dossiers traités concerne des entreprises industrielles. L’autre moitié concerne des entreprises relevant d’autres secteurs économiques. Nous intervenons désormais dans tous les secteurs d’activité, à l’exception du secteur financier qui englobe les banques, les compagnies d’assurance et les chambres de compensation, qui obéissent à des règles spécifiques.
Notre action complète celle de la Dire et des comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (Codefi), compétents pour aider les structures de moins de 400 salariés. Le Ciri, organe interministériel, représente les administrations impliquées dans l’accompagnement des entreprises et assure la coordination de l’action de l’État. Il constitue un point d’entrée unique pour les entreprises accompagnées.
Depuis l’origine, le secrétariat général du Ciri est rattaché à la direction générale du Trésor (DGT), ce qui lui confère un rôle pivot parmi les acteurs du financement de l’économie que sont les banques, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les sociétés d’assurance‑crédit ou les affactureurs. Il se situe également au carrefour entre les financeurs et les entreprises accompagnées, avec lesquelles il doit créer une relation de confiance basée sur la confidentialité des négociations, une impartialité stricte et une expertise transversale sur l’ensemble des enjeux des dossiers. La confidentialité étant un impératif, je m’en tiendrai ici à des considérations générales.
Concrètement, le Ciri intervient aux côtés des dirigeants d’entreprises afin d’élaborer et de négocier un plan de restructuration, en précisant les modalités de son financement avec les différents acteurs intéressés, les actionnaires et les créanciers notamment. Ce travail mobilise une pluralité d’acteurs : les organes de gouvernance des entreprises, les administrateurs judiciaires, les créanciers publics et privés, les représentants du personnel et les différents services de l’État. Ces processus, souvent complexes, suivent plusieurs étapes que sont le diagnostic, la négociation, le financement puis le suivi du redéploiement industriel. Ils s’inscrivent dans le cadre de procédures amiables ou collectives relevant des tribunaux de commerce.
Le Ciri intervient principalement en phase amiable, dans le cadre des dispositifs de prévention prévus au livre VI du code de commerce. Les mandats ad hoc ou les conciliations constituent des outils particulièrement adaptés au traitement des difficultés des entreprises, bien plus que les procédures collectives. Dans la mesure où une intervention précoce accroît considérablement les chances de réussite, le droit français privilégie les solutions amiables et les restructurations préventives, qui permettent de mieux préserver les emplois.
Une trentaine de dossiers ont été traités en 2021 et 2022, soit la moyenne observée sur la période 2010-2020, ce qui a marqué un retour à la normale. En 2023, 68 nouveaux dossiers ont été traités. Le volume devrait être le même pour l’année 2024. Les 60 entreprises accompagnées représentent 80 000 emplois. En 2023, quelques très grands groupes avaient été accompagnés et 170 000 emplois étaient concernés.
L’intensification actuelle des sollicitations s’inscrit dans un contexte de hausse des défaillances d’entreprises. Près de 66 000 procédures sont attendues en 2024. Cette hausse est imputable à la disparition progressive des dispositifs mis en place durant la crise sanitaire, à l’incertitude inflationniste, à l’instabilité géopolitique et à la hausse du coût des matières premières. Elle traduit également une meilleure identification du Ciri par les acteurs de la restructuration.
Sur les 165 dossiers traités en 2023 et 2024, une cinquantaine chaque année a abouti positivement et une soixantaine environ étaient encore en cours de traitement en fin d’année. Les échecs s’expliquent principalement par l’absence de repreneur lorsque l’actionnaire se retire, une configuration fréquente dans le secteur de la distribution textile. Dans ce cas de figure, l’intervention du Ciri permet d’organiser une fermeture de site de manière plus ordonnée, progressive et moins dommageable pour les salariés.
Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire). Créée par un décret de 2017, la Dire a vu le jour pour répondre à la complexité croissante de certains dossiers de restructuration. Elle intervient dans tous les secteurs d’activité, à l’exception du secteur financier, mais n’est pas compétente pour traiter des restructurations intéressant les entreprises de plus de 400 salariés, qui relèvent de la compétence du Ciri.
La spécificité de la Dire réside dans sa vocation interministérielle. Placée sous l’autorité conjointe du ministre chargé de l’emploi et du ministre chargé de l’industrie, elle s’appuie sur une équipe pluridisciplinaire. Mon adjoint, Philippe Lagrange, vient du ministère du travail. Trois rapporteurs sont chargés d’instruire les dossiers, aux côtés d’une négociatrice spécialisée sur les enjeux énergétiques, dont l’expertise s’est révélée décisive pendant la crise récente liée aux prix de l’énergie.
La Dire assure la coordination des services de l’État compétents en matière de restructuration d’entreprises, notamment dans le champ industriel. Contrairement au Ciri, elle n’est pas saisie directement par les entreprises, mais intervient à la demande des cabinets ministériels ou de sa propre initiative, en s’appuyant sur les signalements effectués par les commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP), avec lesquels elle collabore étroitement.
Pour exercer ses missions, la Dire travaille en lien étroit avec la direction générale des entreprises (DGE), la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), la direction générale du Trésor (DGT), ainsi qu’avec les services déconcentrés de l’État. Elle s’appuie tout particulièrement sur le réseau des CRP, composé de vingt-quatre commissaires et de dix adjoints répartis dans les treize régions métropolitaines. Ce réseau constitue son principal relais de terrain. Selon les besoins, elle mobilise également les services déconcentrés de l’État, notamment les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets).
Notre champ d’intervention ne se limite pas aux restructurations amiables ou collectives. Comme le Ciri, la Dire peut intervenir dans des dossiers intéressant des entreprises de moins de 400 salariés afin d’assurer le pilotage ou l’instruction de la recherche de repreneurs. Une autre spécificité de notre action tient à notre capacité à traiter des dossiers d’entreprises in bonis. Nous sommes en effet sollicités dans le cadre de restructurations sociales particulièrement sensibles ou de fermetures de sites, pour lesquelles nous intervenons en appui des entreprises ou des territoires concernés.
L’animation du réseau des CRP est assurée par la DGE, sous la supervision de la déléguée interministérielle, par l’intermédiaire de la mission de restructuration des entreprises (MRE). Ce réseau et les outils associés permettent d’anticiper les restructurations. Il existe donc un rôle de prévention très affirmé, qui repose sur les moyens déployés par la DGE et le pilotage de la Dire. Nous assurons par ailleurs un rôle d’intermédiation entre les différents acteurs, notamment en lien avec les professionnels de la restructuration, non seulement dans le cadre des dossiers en cours mais également de manière régulière, pour partager les bonnes pratiques, anticiper les tendances ou échanger sur les dossiers sensibles susceptibles d’émerger.
Nous avons, de notre côté également, observé une hausse des défaillances d’entreprises en 2024. En effet, l’activité de la Dire a été marquée, ces deux dernières années, par une forte mobilisation des équipes. Ce sont plus de 80 dossiers qui ont été suivis en 2024, ce qui représente environ 20 000 emplois, contre 65 en 2023. Les difficultés rencontrées proviennent principalement de la contraction de certains marchés, comme celui de l’automobile, de la perte de compétitivité liée à la hausse des coûts, de la concurrence accrue des pays à faible coût de main-d’œuvre, en particulier dans la chimie, ou encore de la transition technologique, très marquée dans l’automobile.
Dans ce contexte, l’action de la Dire a permis d’aboutir à des résultats positifs, avec plusieurs reprises d’entreprises placées en redressement judiciaire. Ces reprises ont pu se faire grâce à la mobilisation de l’État. La Dire a été très impliquée dans plusieurs dossiers de fermeture de sites ou de recherche de repreneurs, pour lesquels sa vigilance est particulièrement forte. Elle demande aux entreprises un effort plus poussé que ce qu’exige strictement la « loi Florange ». Lorsqu’elles s’investissent sérieusement, les résultats sont au rendez-vous.
La Dire intervient également dans les projets de mise en œuvre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) les plus complexes.
La mission de la négociatrice spécialisée dans les questions énergétiques s’est poursuivie en 2024, alors même qu’une diminution de l’activité était anticipée. Plus de 150 dossiers transmis à la Dire par les CRP ou d’autres acteurs ont été instruits.
L’activité reste soutenue en ce début d’année 2025, puisque nous suivons actuellement 70 dossiers, qui concernent plus de 20 000 salariés dans les secteurs de l’automobile, de l’industrie lourde, de la chimie, de l’agroalimentaire et de la métallurgie.
M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué les secteurs d’activité dans lesquels la Dire et le Ciri interviennent principalement. Pourriez-vous nous donner des informations sur la taille moyenne des entreprises que vous accompagnez ? À vous écouter, on peut imaginer qu’il s’agit d’entreprises employant environ 250 salariés. Pouvez-vous confirmer cette estimation et nous donner quelques précisions complémentaires ?
Le Ciri peut-il nous communiquer des informations sur les caractéristiques des entreprises accompagnées ? S’agit-il de grandes entreprises du CAC 40 ou d’entreprises de taille intermédiaire ? Pourrions-nous également avoir des précisions sur la nature de leur capital ?
La Dire accompagne-t-elle principalement des entreprises rattachées à des groupes plus importants ou des petites et moyennes entreprises (PME) implantées localement ?
M. Guillaume Primot. Il est important de préciser que la répartition des domaines d’intervention de la Dire et du Ciri ne repose pas uniquement sur le nombre de salariés présents dans les structures, mais plutôt sur la nature financière ou sociale des dossiers. Le périmètre d’intervention du Ciri englobe les entreprises de plus de 400 salariés dès lors qu’il existe une dimension financière dans la restructuration.
Nous pourrons vous transmettre ultérieurement une estimation du nombre moyen de salariés dans les entreprises accompagnées. Par ailleurs, l’accompagnement du Ciri concerne historiquement plutôt des PME ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI) à dominante industrielle. Il peut arriver ponctuellement que de très grandes entreprises soient concernées, mais ce cas de figure est minoritaire.
Mme Hélène Lebedeff. En effet, la ligne de partage de l’action de la Dire et du Ciri découle volontiers de la nature des problématiques que revêtent les dossiers. La Dire peut intervenir dans des dossiers qui concernent des entreprises de plus de 400 salariés, notamment lorsqu’ils présentent une forte dimension sociale. Il peut également arriver que la Dire travaille avec le Ciri et apporte un appui sur les aspects sociaux des dossiers, les aspects financiers demeurant de la compétence de celui-ci.
Les entreprises accompagnées comptent effectivement environ 250 salariés, même les réalités sont très diverses.
M. le président Denis Masséglia. Quel est le profil de l’actionnariat ?
Mme Hélène Lebedeff. Il est très varié. Les fermetures de sites touchent fréquemment les grands groupes, les procédures collectives impliquent des actionnaires privés, qui ne sont pas nécessairement des actionnaires familiaux. Il n’existe pas de profil type.
M. Guillaume Primot. La typologie de l’actionnariat est très diverse. On trouve aussi bien des actionnaires familiaux que des actionnaires industriels, de plus ou moins grande taille, ainsi que des actionnaires financiers.
M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Comment le nombre et les caractéristiques des entreprises en restructuration ou en défaillance ont-ils évolué au cours des quinze dernières années ?
M. Guillaume Primot. Entre 2010 et 2015, les effets de la crise financière se traduisent par un niveau élevé de défaillances – on compte environ 60 000 procédures collectives par an – touchant les entreprises directement affectées. De 2015 à 2019, l’amélioration de la situation économique et l’accès facilité au crédit entraînent une baisse progressive du nombre de défaillances. En 2020 et 2021, les dispositifs d’aide liés à la crise sanitaire provoquent un effondrement statistique du nombre de défaillances, malgré des situations parfois fragiles. La période 2022-2024 marque un retour à un niveau plus élevé de défaillances – environ 60 000 par an. Les secteurs les plus exposés à la hausse des prix de l’énergie et à la remontée des taux d’intérêt sont les plus touchés.
M. le rapporteur. Pourriez-vous nous éclairer sur les tendances récentes que vous observez dans les dossiers que vous traitez, notamment en ce qui concerne les secteurs touchés, les causes des difficultés des entreprises et les emplois concernés ? Notre commission d’enquête s’intéresse aux évolutions des dernières années mais cherche également à apporter des réponses à la situation actuelle.
Mme Hélène Lebedeff. Les défaillances d’entreprises sont actuellement en hausse. Cette tendance est confirmée par les remontées des CRP sur l’ensemble du territoire, dans un contexte marqué par la sortie de crise et la dégradation de plusieurs indicateurs économiques.
Cette hausse doit cependant être nuancée. D’une part, le nombre de créations d’entreprises reste élevé. D’autre part, il y a un effet de rattrapage pour certaines structures, fragilisées dès avant la crise sanitaire, qui connaissant d’importantes difficultés aujourd’hui qui n’avaient été que temporairement différées.
Le secteur automobile est particulièrement affecté par les restructurations hors procédure collective. Le marché s’est contracté de 40 % pendant la crise sanitaire et reste à un niveau inférieur de 20 % par rapport à son niveau antérieur à la crise. Cette conjoncture est aggravée par les transitions technologiques, qui pénalisent les sous-traitants insuffisamment préparés. Ce secteur fait l’objet d’un suivi spécifique, avec une personne dédiée au sein de l’équipe.
Par ailleurs, si les fermetures de sites concernaient surtout des groupes étrangers à la fin de l’année 2023 et au début de l’année 2024, ce sont désormais davantage des entreprises françaises qui ferment des sites.
M. Guillaume Primot. Pendant la crise sanitaire, les secteurs du tourisme et de l’événementiel ont été particulièrement touchés. Lors de la crise énergétique, les industries électro-intensives ont logiquement été les plus exposées aux hausses des prix de l’énergie. Actuellement, les difficultés persistent dans la sous-traitance automobile, en raison du contexte structurel du secteur, ainsi que dans l’industrie textile.
De façon plus prospective, une vigilance particulière est portée aux entreprises exportatrices et aux acteurs susceptibles d’être affectés par les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine. Ces entreprises font l’objet d’un suivi spécifique au regard du contexte géopolitique actuel.
M. le rapporteur. Disposez-vous d’éléments de prévision pour l’année 2025 qui pourraient éclairer nos travaux ?
Mme Hélène Lebedeff. Les données consolidées par les instituts spécialisés font état d’une stabilisation du nombre de défaillances d’entreprises. Selon les chiffres publiés par le conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), la hausse entre le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2025 est limitée à 2 %. Cela confirme que la hausse précédente traduisait essentiellement un effet de rattrapage.
Le volume des défaillances demeure toutefois élevé. Les secteurs les plus touchés restent globalement les mêmes, bien que de nouvelles difficultés apparaissent. Certaines start‑up rencontrent en effet des obstacles pour obtenir des financements tandis que le secteur aéronautique montre des signes de fragilité.
M. Guillaume Primot. L’analyse des chiffres confirme la stabilisation du nombre de défaillances à un niveau élevé. Les entreprises font actuellement preuve de prudence et d’attentisme, les décisions étant souvent différées dans l’attente d’une meilleure visibilité économique. Cela se traduit par la remise à plus tard des investissements, de la prudence dans la gestion des stocks et des prévisions mesurées en termes d’exportations du fait de l’entrée en vigueur attendue de nouveaux droits de douane dans certaines zones.
À ce jour, les effets des décisions américaines et des négociations entre l’Europe, les États‑Unis et la Chine ne sont pas visibles dans les chiffres. La vigilance demeure néanmoins forte pour les secteurs qui exportent vers ces deux derniers pays.
M. le rapporteur. Lors de nos précédentes auditions, plusieurs intervenants ont évoqué le développement des restructurations « à bas bruit », qui mobilisent d’autres modalités de rupture des contrats de travail que les licenciements économiques classiques, avec ou sans PSE. Je pense aux ruptures conventionnelles, aux accords de performance collective ou encore aux licenciements pour motif personnel. Ces pratiques concerneraient notamment des entreprises qui ne connaissent aucune difficulté apparente. Disposez-vous d’éléments d’analyse sur ce phénomène ?
Mme Hélène Lebedeff. Nous intervenons essentiellement en cas de restructurations avérées ou de signaux manifestes de difficulté, si bien que nous n’avons pas été directement confrontés aux situations que vous évoquez, lesquelles ne nous ont été signalées qu’occasionnellement, lors de rencontres avec des organisations syndicales. Lorsque de telles situations sont portées à notre connaissance, nous en informons immédiatement la DGEFP, compétente en la matière. Nous n’avons cependant pas le sentiment qu’il y a là une tendance massive, en tout cas pas dans le cadre de nos activités.
M. Guillaume Primot. Nous intervenons principalement dans le cadre de procédures amiables qui ont pour objet la renégociation de l’endettement des entreprises et l’accompagnement de ces dernières dans la recherche de financements. L’objectif est de favoriser leur redressement en réduisant autant que possible le nombre de ruptures de contrat de travail. Notre attention se concentre ainsi prioritairement sur les conditionnalités associées aux plans de restructuration ainsi que sur les modalités de mise en œuvre des PSE et des licenciements économiques qui peuvent en résulter. Nous n’avons pas davantage d’éléments sur les restructurations « à bas bruit » que vous évoquez.
M. le rapporteur. Pouvez-vous établir un panorama des principales évolutions juridiques intéressant les entreprises en difficulté survenues ces dernières années ? Ces évolutions se révèlent-elles suffisantes ? Si tel n’est pas le cas, comment pourraient-elles être utilement complétées ?
M. Guillaume Primot. Les évolutions juridiques les plus récentes et significatives proviennent d’une ordonnance du 15 septembre 2021 prise sur le fondement de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte », qui assurait la transposition d’une directive européenne de 2019. Cette réforme revêtait une importance majeure puisqu’elle poursuivait un double objectif : favoriser la poursuite de l’activité économique et la préservation de l’emploi d’une part, moderniser le traitement des difficultés rencontrées par les entreprises d’autre part.
Cette réforme reposait sur trois axes principaux : l’amélioration des dispositifs de détection et de prévention des difficultés, le rééquilibrage des pouvoirs entre les différentes parties prenantes lors des procédures de traitement des difficultés des entreprises, notamment dans les sauvegardes, et le renforcement de la protection des entrepreneurs ayant apporté leur caution personnelle à leur entreprise.
La principale innovation juridique apportée par cette réforme consistait dans l’introduction d’un nouveau mécanisme d’élaboration et d’adoption des plans de sauvegarde pour les entreprises d’une certaine taille, baptisé « mécanisme de classe de parties affectées et d’application forcée interclasse ». Il permet, en pratique, de contourner l’opposition déraisonnable de certains créanciers ou actionnaires qui, auparavant, avaient la faculté de bloquer intégralement la restructuration financière, usant parfois de stratégies assimilables à un chantage préjudiciable à l’entreprise. Cette réforme a ainsi facilité, pour les investisseurs, la possibilité de proposer un plan de redressement assorti d’apports financiers, dès lors que la solution proposée garantit effectivement la préservation de l’activité et de l’emploi, y compris face au refus d’un créancier ou d’un actionnaire n’ayant pas lui-même d’intérêt économique particulier à sauver l’entreprise. Des garde-fous ont toutefois été introduits afin d’éviter que ce nouveau dispositif ne soit détourné par des investisseurs ne nourrissant pas d’intention réelle quant au redressement de l’entreprise.
Globalement, le volet amiable et préventif du droit des entreprises en difficulté a donc été renforcé par la réforme. À ce stade, le bilan est positif. Les accords de restructuration sont plus équilibrés, plus respectueux des intérêts des parties prenantes. On peut penser que la réforme a aussi contribué à renforcer l’attractivité du territoire français, les investisseurs étrangers étant davantage incités à s’intéresser à nos entreprises en difficulté.
Par ailleurs, une proposition de directive en cours de négociation prévoit de nouvelles évolutions dans le domaine du droit de l’insolvabilité.
M. le rapporteur. La Cour des comptes a, dans une production récente, regretté l’empilement des structures d’accompagnement, tout en s’interrogeant sur l’efficacité des dispositifs les plus récents en matière de prévention des difficultés des entreprises. Que pensez‑vous de ce jugement ? Quelle évaluation faites-vous des dispositifs en question ?
Mme Hélène Lebedeff. Il est vrai que ces dernières années ont été marquées par l’augmentation du nombre des acteurs présents sur le territoire pour accompagner les entreprises en difficulté, en particulier à la faveur des crises récentes. Certains de ces acteurs ont été pérennisés, ce qui a permis de densifier considérablement le maillage territorial destiné à répondre aux difficultés des entreprises. À mon sens, cet enrichissement de l’écosystème constitue une avancée positive, puisque les difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises peuvent revêtir des formes très diverses et requièrent par conséquent des approches à la fois fines et idoines.
Il est exact que plusieurs réseaux coexistent. Mais l’enjeu majeur réside, selon moi, dans l’harmonisation des pratiques des intervenants et dans la coordination de leur action. Des travaux ont d’ailleurs été engagés en ce sens. Il importe toutefois de ne pas négliger la nature profondément multidimensionnelle des processus de restructuration, qui supposent la mobilisation d’expertises techniques variées, qu’elles soient financières, commerciales, technologiques, sociales ou juridiques.
Ces réseaux, encore jeunes, sont très complémentaires. Je pense aux CRP, qui constituent nos principaux points d’entrée en région, et aux conseillers départementaux aux entreprises en difficulté (CDED), qui se concentrent davantage sur les structures de plus petite taille et qui, de ce fait, sont en mesure de traiter un volume plus important de dossiers.
Les dispositifs sont évidemment perfectibles mais ils ont le mérite d’exister. La complémentarité des intervenants ne peut qu’enrichir l’accompagnement proposé aux entreprises qui en ont besoin.
M. Guillaume Primot. Il me semble que les observations formulées par la Cour des comptes concernaient les PME.
M. le rapporteur. Je souhaite à présent recueillir votre analyse de la montée en puissance des rachats d’entreprises en difficulté par les fonds d’investissement.
Quelle évaluation faites-vous de l’approche développée par le fonds Mutares et quel regard portez-vous sur les critiques formulées à son encontre ?
Pouvez-vous nous indiquer les règles qui encadrent les opérations de rachat par ces fonds et préciser en quoi elles peuvent différer de celles qui s’appliquent à d’autres catégories de repreneurs ?
Enfin, disposez-vous d’une évaluation de l’impact concret de l’action de ces fonds d’investissement sur la relance des entreprises et sur l’emploi ?
M. Guillaume Primot. Il est fréquent que les entreprises en difficulté suivies par le Ciri soient dans l’obligation d’initier une recherche de fonds propres, en particulier lorsque leurs actionnaires ne sont plus en mesure d’injecter de l’argent, les plaçant ainsi dans l’incapacité de couvrir leurs besoins de liquidité. Cette recherche est généralement confiée à un expert indépendant chargé d’une prospection large, incluant tant les acteurs industriels que les fonds d’investissement, dont certains sont spécialisés dans la reprise d’entreprises en difficulté.
L’adossement à un acteur industriel est en principe privilégié, tant par les conseils que par le Ciri, dans la mesure où ce type de solution permet a priori de générer des synergies industrielles, commerciales ou opérationnelles et contribue à crédibiliser les plans d’affaires tout en renforçant leur viabilité à moyen ou long terme. Cela étant dit, il serait inexact de considérer que les fonds d’investissement seraient, par nature, des investisseurs moins légitimes que les autres. Ils jouent, dans de nombreux dossiers, un rôle structurant et parfois décisif. Leur familiarité avec les situations d’urgence et les restructurations opérationnelles, de même que leur appétence pour le risque, souvent plus marquée que chez les autres acteurs, leur permettent d’intervenir dans des contextes où ils sont parfois les seuls à pouvoir le faire.
Si certaines pratiques peuvent, certes, s’avérer problématiques, cela n’est pas toujours la règle. L’intervention de fonds a permis le redressement de sociétés, y compris dans des situations qui paraissaient compromises. En tout état de cause, indépendamment de la nature des investisseurs, le Ciri veille, en lien étroit avec les administrateurs judiciaires, à ce que les plans d’affaires présentés soient équilibrés et respectueux de l’intérêt social de l’entreprise, critère fondamental dans notre évaluation. Nous nous efforçons de garantir que l’offre retenue soit celle qui présente les meilleures chances de réussite pour le retournement de l’entreprise.
S’agissant du cadre applicable aux rachats, il n’existe pas de règle différenciée selon le type d’investisseur. Nous faisons preuve d’une vigilance « transversale », en particulier en ce qui concerne les flux de trésorerie susceptibles d’être remontés vers l’actionnaire dans le cadre d’une restructuration, notamment lorsque des efforts significatifs sont demandés aux autres parties prenantes, aux créanciers ou à l’État lui-même lorsqu’il est exposé. Cette vigilance vise autant à protéger l’intérêt financier de l’État qu’à garantir la soutenabilité du plan d’affaires et à s’assurer que l’actionnaire agit en cohérence avec les objectifs de redressement.
Nous sommes, par ailleurs, particulièrement attentifs aux engagements sociaux pris dans le cadre d’un processus de reprise d’activité, indépendamment de la nature du repreneur.
Enfin, l’évaluation de l’impact de l’action des fonds d’investissement sur la relance des entreprises et sur l’emploi est délicate car nous ne disposons pas de données consolidées permettant de tirer des conclusions définitives. Si nous sommes en mesure de fournir des éléments plus précis par écrit, nous le ferons. Toutefois, au regard des dossiers que j’ai pu examiner, il ne me semble pas possible de dégager des tendances claires.
Mme Hélène Lebedeff. Les fonds d’investissement disposent parfois d’une véritable expertise en matière de retournement d’entreprises, qui peut s’avérer précieuse. Le scénario idéal est celui dans lequel ces fonds interviennent en partenariat avec des acteurs industriels. Nous encourageons, chaque fois que cela est possible, ce type d’approche.
Il peut arriver que, dans des dossiers particulièrement compliqués, seuls des fonds se manifestent. Dans de telles situations, tout en demeurant extrêmement vigilants sur l’ensemble des volets du processus, nous nous félicitons de pouvoir compter sur des fonds de retournement de qualité, dont l’action aboutit à des réussites.
M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.
La séance s’achève à dix-sept heures vingt-cinq.
Présents. – M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia
Excusé. – M. Éric Michoux