Compte rendu
Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs
– Audition, ouverte à la presse, de M. Yannick Carriou, président-directeur général de Médiamétrie 2
– Présences en réunion................................12
Jeudi
3 avril 2025
Séance de 11 heures 30
Compte rendu n° 2
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission
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La séance est ouverte à onze heures trente-cinq.
La commission auditionne M. Yannick Carriou, président-directeur général de Médiamétrie.
M. le président Arthur Delaporte. Nous débutons ce matin les auditions de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Ce n’est pas sans gravité que nous entamons nos travaux, tant les enjeux sont lourds pour la jeunesse et pour la société. Mme la rapporteure, Laure Miller, l’ensemble de nos collègues et moi-même sommes régulièrement sollicités par des parents ou par des vigies du numérique, qui nous contactent désemparés et nous demandent d’agir. Le législateur pouvant parfois se sentir impuissant, l’objet de la commission d’enquête est de proposer des outils législatifs et de montrer que le Parlement entend cette demande sociale.
Nous allons étudier en profondeur le modèle de TikTok pour mettre en lumière les aspects encore obscurs : le rapport du Sénat sur l’utilisation de TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d’influence a montré que cette application recelait encore de nombreuses zones d’ombre. Nous allons nous concentrer sur les addictions à cette plateforme, même si ce terme n’est pas employé par tous les acteurs. Les études le montrent, les jeunes passent de plus en plus de temps devant leur écran. Nous allons, dès aujourd’hui, examiner les usages, puis nous nous pencherons sur les algorithmes, les flux ciblés, le design de l’application, les contenus, leur production et les intentions qui président à leur élaboration.
Ce n’est pas sans émotion que nous ouvrons les travaux de la commission d’enquête : nous pensons aux victimes des réseaux sociaux, notamment aux jeunes filles qui se mutilent, aux adolescents qui développent des troubles du comportement et qui perdent le sommeil, leur capacité de concentration et parfois de l’argent. Nous pensons tous aux familles aux côtés desquelles le Parlement doit se tenir.
Notre commission n’a pas pour objectif de se prononcer sur l’opportunité d’interdire ou non TikTok, elle cherchera plutôt à identifier les mécanismes à l’œuvre et à formuler des propositions. Ce n’est pas le Parlement français qui interdira TikTok, car cette question recèle une dimension européenne.
Aujourd’hui s’ouvre la phase du diagnostic, au cours de laquelle nous entendrons chercheurs et experts afin de disposer d’un panorama le plus large possible. Nous auditionnerons également des professionnels du numérique pour comprendre les mécanismes et le fonctionnement économique et technique de la plateforme. Nous accueillerons évidemment des membres de l’administration, de ministères et d’organes européens, mais aussi les victimes, leurs familles, les vigies, les citoyennes et les citoyens concernés par les effets néfastes de TikTok. Nous solliciterons enfin des créateurs de contenus sur la plateforme et, évidemment, des représentants de l’entreprise. Nous avons élaboré un premier programme d’auditions, qui court jusqu’au 15 juin.
Je tiens à vous remercier, madame la rapporteure, de promouvoir ce sujet et de l’avoir mis à l’ordre du jour de notre assemblée sous la forme d’une commission d’enquête. Le Parlement fabrique la loi, mais il doit également contribuer à l’émancipation collective, à l’éveil de l’esprit critique commun et à l’armement de la société face aux dangers du numérique.
Je souhaite la bienvenue à M. Yannick Carriou, président-directeur général de Médiamétrie. Je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre favorablement à notre invitation dans un délai très court puisque la commission a tenu sa réunion constitutive la semaine dernière.
Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous informe que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Yannick Carriou prête serment.)
M. Yannick Carriou, président-directeur général de Médiamétrie. Je vous remercie d’avoir invité Médiamétrie, surtout pour votre première audition. Nous resterons à votre disposition tout au long de vos travaux pour vous transmettre les données et les chiffres dont vous aurez besoin, à condition, évidemment, que nous les ayons. Il est opportun de commencer votre réflexion par l’étude d’éléments objectifs, car, dans ce domaine comme dans celui des médias en général, nous sommes parfois un peu victimes d’une sociologie de proximité et nous sommes enclins à tirer des conclusions à partir du comportement de nos enfants ou de nos voisins.
Médiamétrie est une entreprise qui appartient à son marché. Elle mesure l’audience des médias – chaînes de télévision, radios et une grande partie du secteur digital. Son objectif n’est pas de gagner de l’argent mais d’offrir aux acteurs une mesure indépendante et neutre. Elle fait une centaine de millions de chiffre d’affaires et affiche un résultat opérationnel compris entre 2 % et 4 % selon les années. Ce taux n’est pas très élevé, mais il est suffisant pour investir en permanence dans les technologies qui nous permettent d’améliorer et d’étendre nos instruments de mesure des usages de nos concitoyens.
Pour répondre à votre question sur mes intérêts ou ceux de l’entreprise, sachez que tous les acteurs du marché sont nos clients, mais la diversité de ceux-ci et le caractère très partagé de notre gouvernance garantissent qu’aucun client ne bénéficie du moindre droit spécifique. Le volume d’affaires entre Médiamétrie d’une part, TikTok et sa maison mère ByteDance de l’autre, est assez faible : la dernière commande de cette société date de 2020 et s’élevait à 18 000 euros. Notre gouvernance partagée garantit de toute façon notre neutralité, quel que soit le degré de notre relation commerciale avec une entreprise.
Le métier de Médiamétrie est de mesurer les usages, donc je m’abstiendrai de tout commentaire au-delà de cet aspect. Les experts que vous recevrez compléteront utilement mon diagnostic factuel et plat.
Je vais vous présenter des chiffres sur les usages des réseaux sociaux chez les jeunes. Votre commission d’enquête porte sur TikTok, mais il y a lieu d’adopter une approche en entonnoir et d’évoquer l’ensemble des réseaux sociaux, car l’usage de TikTok s’insère dans des usages cumulés.
Nous utilisons depuis très longtemps un instrument, Internet Global, qui est la référence en France de la mesure des sites internet et des applications. Je ne veux pas dénigrer les producteurs de certaines études qui circulent dans la presse, mais la mesure des usages et du temps passé devant un média est une tâche très complexe. Les approches purement déclaratives, consistant à demander aux gens combien de temps ils passent devant un média, donnent des résultats aléatoires et imprécis. Internet Global est un outil rigoureux : il se fonde sur un panel de 20 000 Français, équipés d’un téléphone mobile, d’une tablette et d’un ordinateur sur lesquels on installe des logiciels, nommés meters, qui récupèrent toute l’information. En ce qui concerne Médiamétrie, nous appliquons des conventions placées sous l’égide d’un comité : dans le cadre de notre gouvernance partagée, tous les acteurs discutent de la façon dont nous devons restituer les résultats. Nous mesurons l’activité sur les appareils et, si possible, celle des individus sur plusieurs dispositifs en même temps pour calculer la duplication et le cumul des usages.
La population choisie pour évaluer les usages d’internet et des applications est celle des Français âgés de 2 ans et plus. Nous recrutons des individus âgés d’au moins 16 ans et nous les équipons de dispositifs électroniques. Pour le recrutement des jeunes âgés de moins de 16 ans, nous recueillons évidemment l’autorisation des parents. Nous considérons qu’un panéliste âgé de 11 ans détient un appareil individuel, notamment un smartphone – l’idée commune veut que les parents acceptent que leur enfant possède leur premier téléphone individuel à l’entrée au collège. Avant l’âge de 11 ans, nous ne mesurons par l’utilisation de mobiles, car nous estimons que les enfants n’ont accès qu’à des dispositifs partagés – ordinateur du foyer ou tablette. Les personnes que nous suivons doivent entrer le nom de leur enfant et son âge lorsqu’elles lui ouvrent une session sur un dispositif partagé.
Nous vérifions que les données mesurées dans le panel sont cohérentes avec des big data : nous travaillons avec l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM), structure dont la gouvernance est également partagée et qui nous fournit l’intégralité des logs de connexion aux grands sites et applications. Ces informations nous aident à réaligner notre panel sur les éléments fournis par les serveurs de données, afin de corriger les biais de comportement de la population que nous suivons. Notre système de mesure est donc très complet – et d’ailleurs assez coûteux.
Parmi les personnes âgées de 15 à 24 ans, 54 % regardent la télévision au moins une fois par jour. La durée d’écoute par téléspectateur, à savoir le temps passé devant la télévision, s’élève à une heure et vingt minutes. L’intégralité des personnes de cette tranche d’âge, à savoir ceux qui regardent la télévision et ceux qui ne l’allument pas, consacre quarante-trois minutes quotidiennes à ce média. Par ailleurs, 48 % des 15-24 ans écoutent la radio, pour une durée quotidienne moyenne d’une heure et quarante minutes. Quant à internet, 85 % de cette tranche d’âge y vont chaque jour, quel que soit l’appareil choisi, contre 75 % des 11-17 ans. Les adolescents de 11 à 17 ans qui surfent sur internet y restent quatre heures et trente-huit minutes par jour, soit environ trois fois plus que sur n’importe quel autre média : internet est sans rival chez les jeunes.
Les messageries – WhatsApp et Snapchat – et les réseaux sociaux sont associés dans nos analyses, ne serait-ce que parce que les derniers possèdent très souvent une fonction de messagerie : la frontière entre les deux types d’usage est ténue. Chaque jour, 70 % des 11-17 ans accèdent à une messagerie ou à un réseau social sur lesquels ils surfent en moyenne pendant trois heures et onze minutes. Le temps que les jeunes passent sur internet – quatre heures et trente-huit minutes – est très majoritairement, à hauteur de 64 %, consacré aux réseaux sociaux et aux messageries, alors que cette proportion n’atteint que 30 % chez les personnes âgées de 50 à 64 ans.
Entre 2020 et 2025, le temps passé sur les réseaux sociaux et les messageries a augmenté, particulièrement dans la population totale car les personnes âgées de plus de 50 ans se sont mises à les consommer. La cible des gens utilisant les réseaux sociaux s’est élargie : sans vouloir parler pour tout le monde, qui n’utilise pas Instagram aujourd’hui ?
M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous des données sur les enfants âgés de 2 à 11 ans ?
M. Yannick Carriou. Nous aurons des éléments, mais ils n’engloberont pas la consommation sur les téléphones mobiles, car nous considérons que cette population n’en possède pas.
Même si la base s’élargit vers les générations les plus âgées, le temps passé par les 11-17 ans et par les 15-24 ans sur les réseaux sociaux et les messageries a tout de même augmenté respectivement de plus de 50 % et de près de 80 % entre 2020 et 2025.
À 21 h 27 a lieu le pic de consommation des réseaux sociaux et des messageries chez les 15-24 ans : à ce moment-là, 25 % de cette population surfe sur l’une de ces applications. La consommation croît doucement le matin à l’heure du réveil, un premier pic intervient autour de 10 heures, probablement durant la récréation ou la pause dans le cadre professionnel, puis un deuxième entre 12 heures et 12 h 30, enfin un plateau élevé se forme entre 18 heures et 23 heures avant que ces vieux mineurs ou ces jeunes adultes aillent se coucher.
Dans la population âgée de 15 à 24 ans, Snapchat est très utilisée, davantage d’ailleurs comme une plateforme de messagerie que comme un réseau social au sens où on l’entend communément. Cette application est encore plus sollicitée par les plus jeunes. Quant à Instagram et à Tiktok, elles jouissent d’une popularité comparable chez les 15-24 ans et sont utilisées tout au long de la journée.
M. Emmanuel Fouquart (RN). Si la consommation de réseaux sociaux et de messageries commence à 6 heures et se termine à 3 heures, comme le montrent vos courbes, cela signifie que le sommeil réel ne dépasse pas trois heures.
M. Yannick Carriou. Le graphique ne reflète pas la consommation d’un individu, même moyen. Un jeune âgé de 11 à 17 ans passe entre trois heures et trois heures trente, en moyenne quotidienne, sur les réseaux sociaux. Certains consomment plutôt le matin, d’autres plutôt le soir. Les trois heures que vous évoquez correspondent à une plage horaire pendant laquelle personne ne surfe sur les réseaux sociaux.
M. Emmanuel Fouquart (RN). Que la coupure totale ne dure que trois heures peut tout de même inquiéter.
M. le président Arthur Delaporte. Il ne s’agit pas d’une coupure de trois heures puisqu’un individu peut commencer à consommer à 10 heures, arrêter quelques minutes plus tard, puis reprendre à un autre moment de la journée. Le graphique ne porte pas sur un individu unique mais sur la moyenne de l’ensemble de la population.
M. Emmanuel Fouquart (RN). Un individu peut commencer à consommer à 6 heures et finir à 3 heures. La période sans consommation ne dure que trois heures, c’est impressionnant.
M. le président Arthur Delaporte. Cette configuration est possible, mais je ne suis pas certain que de nombreux utilisateurs uniques se trouvent dans cette situation. Médiamétrie pourrait peut-être lancer une recherche sur cet aspect.
M. Yannick Carriou. Je présenterai tout à l’heure quelques éléments sur la concentration de la consommation chez les individus qui utilisent le plus les réseaux sociaux et les messageries.
Chez les 11-17 ans, 72 % des individus ouvrent leur application Snapchat au moins une fois par mois. Ce chiffre de la couverture mensuelle est moins intéressant que celui de la couverture quotidienne : 60 % des 11-17 ans consomment Snapchat au moins une fois par jour – ou plutôt, comme le diraient mes équipes, dans une journée, 60 % en moyenne des jeunes âgés entre 11 et 17 ans accèdent au moins une fois à Snapchat. Chez les 15-24 ans, Snapchat est talonnée par Instagram – 74 % de couverture quotidienne contre 71 %. Les plus jeunes vont beaucoup sur Snapchat : la couverture quotidienne s’élève à 60 % chez les 11-17 ans contre 42 % pour Instagram, 41 % pour WhatsApp et 40 % pour TikTok. L’écart est beaucoup plus faible entre Snapchat et Instagram chez les 15-24 ans et TikTok progresse légèrement par rapport à la tranche d’âge plus jeune avec 47 % de couverture quotidienne. En vieillissant, les jeunes vont vers Instagram.
Entre 2020 et 2025, la croissance de l’utilisation des réseaux sociaux et des messageries a profité à toutes les plateformes. Instagram a doublé le nombre de ses visiteurs uniques quotidiens pendant cette période, TikTok a plus que quadruplé son audience et WhatsApp l’a presque triplée. Les plateformes ne connaissent pas le même rythme de développement depuis 2020, les écarts pouvant s’expliquer en partie par leur date d’implantation dans le paysage. TikTok enregistre la plus forte progression du nombre d’utilisateurs.
Un autre angle d’analyse est le temps passé sur chaque plateforme. Par exemple, les adolescents qui utilisent Snapchat y consacrent en moyenne une heure quarante-neuf par jour. TikTok se place en deuxième position avec une heure vingt-huit, contre quarante-six minutes pour Instagram : même si le nombre d’utilisateurs quotidiens des deux réseaux est comparable, les jeunes qui utilisent TikTok y restent près de deux fois plus longtemps. Cet écart se réduit pour les 15-24 ans, qui passent en moyenne une heure quarante-huit sur Snapchat, une heure dix-huit sur TikTok et quarante-neuf minutes sur Instagram. La durée d’utilisation de TikTok est donc supérieure à celle des autres plateformes du même type – Snapchat étant avant tout une application de messagerie, on peut en déduire que son usage est différent.
La plateforme qui déclenche le plus grand nombre d’ouvertures de session quotidiennes – c’est-à-dire le nombre de fois où l’utilisateur lance l’application sur son téléphone – est, là encore, Snapchat, avec treize connexions par jour chez les 15-24 ans, ce qui semble cohérent s’agissant d’une application de messagerie. L’axe vertical du graphique correspond à la proportion de personnes qui utilisent quotidiennement chaque plateforme – pour Snapchat, 74 %. Ainsi, l’application TikTok est utilisée chaque jour par environ 47 % des personnes âgées de 15 à 24 ans, en moyenne cinq fois au cours de la journée.
Enfin, les graphiques de duplication montrent qu’elle n’est pas utilisée isolément des autres plateformes : chez les 15-24 ans, 91 % des utilisateurs d’Instagram utilisent aussi TikTok ; quand 97 % des utilisateurs de TikTok ont aussi visité Instagram au cours du mois. L’utilisation de TikTok est donc un comportement qui duplique beaucoup, pour employer notre jargon : elle est associée à une forte consommation des autres plateformes, ce qui contribue à allonger le temps passé sur les réseaux sociaux.
Mme Laure Miller, rapporteure. Merci pour cette intervention très éclairante. Notre objectif, dans un premier temps, est d’objectiver les choses et d’établir un diagnostic, en nous appuyant non pas sur des impressions mais sur des données robustes.
Disposez-vous d’éléments précis sur le report des usages, notamment de la télévision vers le téléphone parmi les 11-17 ans ? Avez-vous observé des évolutions flagrantes en la matière pendant le covid ?
L’usage de TikTok est interdit avant 13 ans. Avez-vous recueilli des données quant à l’inscription d’enfants de moins de 13 ans sur cette plateforme ?
Enfin, avez-vous réalisé des études sur la part des parents ayant activé un contrôle sur le téléphone de leur enfant ?
M. Yannick Carriou. Je ne dispose d’aucune information concernant le contrôle parental.
Pour ce qui est des jeunes de 11 à 13 ans, nous pouvons extraire des données de consommation, mais celles-ci ne reflètent pas nécessairement les inscriptions sur une plateforme : un enfant peut tout à fait utiliser le compte TikTok d’un de ses parents, voire pirater un compte. Nous mesurons uniquement les usages, et non la nature de ces derniers.
Le mot « report » peut être compris comme manifestant une intention délibérée d’abandonner un média pour un autre. Je ne me risquerai pas sur ce terrain, mais il est certain qu’on constate, de façon historique, une érosion de la consommation de télévision chez les jeunes, concomitamment à l’accroissement de l’utilisation des réseaux sociaux et d’internet en général. Comme il existe une réalité physique à laquelle nul ne peut échapper – une journée ne dure que vingt-quatre heures –, on peut logiquement parler de report, même si certains souligneront la capacité des jeunes à faire deux ou trois choses en même temps, donc à dupliquer les usages. Indéniablement, on observe une baisse de l’attrait du public adolescent pour les médias traditionnels, qui se confirme d’année en année et qui a probablement bénéficié aux usages numériques.
Le covid a quant à lui accéléré les tendances. Si j’avais détaillé les évolutions d’usage pour la période 2020-2025, vous auriez effectivement constaté, en 2020 et en 2021, une forte progression, qui s’est d’ailleurs étendue à de nombreux autres phénomènes comme l’essor de la SVOD (vidéo à la demande par abonnement). Ayant tous été bloqués chez nous et, pour une part, oisifs, nous avons été exposés à l’intégralité des offres média disponibles, avec tout le temps nécessaire pour les tester. Or, parfois, « l’essayer, c’est l’adopter », pour reprendre un slogan célèbre. Le covid a donc effectivement contribué assez largement à l’accélération du phénomène, ce qui m’amène à penser que la croissance très spectaculaire que j’ai décrite pour la période 2020-2025 ne se reproduira probablement pas dans des proportions similaires dans les cinq prochaines années.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Au-delà de la question du temps passé sur TikTok, qui est importante car elle a des incidences réelles, nous n’avons pas forcément mesuré ni entamé la réflexion sur les effets neurocognitifs de certains usages, qui se transforment et que nous ne connaissons pas forcément.
Les meters installés sur les terminaux fournissent-ils également des éléments sur le type de contenus consultés sur chaque application ? Les plateformes peuvent donner lieu à des phénomènes de consommation très divers, y compris celles qui sont principalement utilisées comme messagerie – nous avons par exemple constaté, dans le cadre de l’examen de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, à quel point des mineurs pouvaient être aisément recrutés sur les réseaux sociaux. Disposez-vous d’informations sur la nature de ces flux ?
M. Yannick Carriou. Malheureusement, non, pour des raisons essentiellement techniques. D’abord, il n’existe pas, à ma connaissance, de nomenclature objective des types de contenus : chaque éditeur d’application a sa propre façon de les classer. Ensuite, nous recueillons deux types d’éléments : les URL, c’est-à-dire les adresses des serveurs internet, qui nous permettent de reconnaître la plateforme utilisée ; et les données des meters, ces logiciels implantés dans les terminaux grâce auxquels nous savons quelle application est utilisée en premier plan à un instant donné. Aucune de ces deux sources ne donne d’indications sur le contenu.
Les seuls qui seraient capables de fournir ces informations sont les éditeurs eux-mêmes. Encore faudrait-il, pour ce faire, qu’ils aient défini une nomenclature, qui serait de toute façon différente d’un éditeur à l’autre. C’est une vraie difficulté pour comprendre le phénomène.
M. Thierry Perez (RN). Connaissez-vous les écarts-types des différents jeux de données que vous nous avez présentés ? Ils nous seraient utiles pour quantifier le phénomène de surconsommation, c’est-à-dire le nombre de personnes qui consacrent énormément de temps aux plateformes. Savez-vous si certains jeunes sont susceptibles d’y passer six à huit heures par jour, par exemple ?
M. Yannick Carriou. Les délais impartis ne m’ont pas permis de décomposer ces chiffres par tranche d’âge, mais, pour vous donner un ordre d’idée, dans l’ensemble de la population, les 20 % d’utilisateurs qui passent le plus de temps sur Instagram et TikTok consomment environ deux fois plus que la moyenne. Je vous fournirai ce même calcul pour les plus jeunes.
Pour les applications de messagerie, le ratio semble un peu plus élevé et s’établirait plutôt à 2,5. Si ce phénomène se confirme pour les plus jeunes, il est possible que votre estimation intuitive soit juste et que certains passent cinq ou six heures par jour sur les réseaux sociaux.
M. Kévin Mauvieux (RN). Il serait effectivement intéressant de connaître le profil de consommation de TikTok par les 10 % ou 15 % de la population qui l’utilisent le plus, avec un découpage plus fin de la répartition par tranches d’âge. Il me semble en effet que, chez les mineurs, l’impact de la consultation des réseaux sociaux peut évoluer très fortement d’une année à l’autre : passer sept heures par jour sur TikTok n’aura peut-être pas les mêmes conséquences selon qu’un enfant a 8 ou 9 ans, une année pouvant suffire à gagner fortement en maturité.
M. Yannick Carriou. Nous ferons le maximum pour nourrir votre réflexion et vous fournir ces éléments.
J’appelle toutefois votre attention sur les graphiques de duplication : les personnes qui consultent TikTok ne le font pas dans un univers fermé, ils utilisent aussi d’autres plateformes. Vos travaux vous permettront probablement de déterminer si ces consommations sont équivalentes, substituables, additives ou soustractives. Nous nous efforcerons en tout cas de vous transmettre des profils complets, retraçant l’intégralité des usages numériques, car tous contribuent au temps passé à des activités de consommation qui semblent, au moins en partie, comparables.
Mme Claire Marais-Beuil (RN). Il serait aussi utile de connaître la répartition par sexe, l’influence des réseaux n’étant pas forcément la même sur les jeunes filles – qui sont plutôt susceptibles de s’exposer à des contenus promouvant l’anorexie ou la scarification – et sur les garçons. Peut-être disposerions-nous ainsi d’une vision plus fine des conséquences de TikTok sur la santé mentale des jeunes.
M. Yannick Carriou. Nous vous fournirons ces informations. Il est peu probable, cependant, qu’elles révèlent une grande différenciation par genre.
M. Thierry Perez (RN). Serait-il possible de connaître plus précisément les lieux d’utilisation des plateformes ? La loi interdit désormais les téléphones dans les écoles. Au vu de la courbe de consommation au cours de la journée que vous avez présentée, il semblerait qu’elle ne soit pas respectée.
M. Yannick Carriou. Nous ne relevons pas le lieu d’utilisation des plateformes. Sous réserve de vérification technique, il devrait en revanche être possible de relier l’heure d’utilisation avec le terminal, ce qui pourrait permettre d’inférer, par exemple, qu’un mobile utilisé par un enfant durant la journée ne l’a pas été à son domicile. En tout état de cause, l’information que vous demandez ne figure pas dans nos bases.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Vous avez indiqué que l’application Snapchat était beaucoup utilisée comme messagerie. Disposez-vous d’informations chiffrées concernant la répartition d’utilisation entre les fonctionnalités messagerie et flux de vidéo de cette plateforme ?
M. Yannick Carriou. Non, malheureusement. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous tendons à agréger les deux univers dans nos nomenclatures internes : nous ne savons pas distinguer les fonctionnalités utilisées. Au fond, notre travail permet de mesurer le nombre de fois où les gens entrent dans une maison au cours de la journée et combien de temps ils y restent, mais pas de savoir ce qu’il s’y passe. Dans d’autres domaines, comme celui des médias audiovisuels, nous parvenons à obtenir des informations plus précises, parce que les plateformes collaborent et nous donnent accès à des informations provenant de leurs propres systèmes.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Votre constat concernant l’utilisation de Snapchat reposait donc plutôt sur votre intuition.
M. Yannick Carriou. Vous avez raison : j’ai peut-être manqué de rigueur scientifique. J’ai fait part de ma connaissance de l’application Snapchat, dont l’offre me semble de nature différente de celles de TikTok ou d’Instagram – elle propose notamment beaucoup moins de flux non sollicités –, mais cette remarque était effectivement plutôt intuitive.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Avez-vous aussi pu tester l’usage de WhatsApp ?
M. Yannick Carriou. WhatsApp fait bien partie des applications que nous étudions, dans la catégorie des messageries. On constate d’ailleurs que son utilisation croît avec l’âge.
M. Stéphane Vojetta (EPR). Il semblerait que TikTok présente la particularité d’être toujours majoritairement utilisée pour le flux de vidéo, alors qu’Instagram, sur la base de ma connaissance empirique, serait de plus en plus utilisée comme une messagerie.
M. Yannick Carriou. Compte tenu du commentaire sur la sociologie de proximité que j’ai formulé en introduction, je me garderai d’être affirmatif sur ce point.
Mme Claire Marais-Beuil (RN). Pour tenter d’analyser les lieux d’utilisation, peut-être serait-il utile de décliner la courbe de consommation pour chaque jour de la semaine : en toute logique, les jeunes sont susceptibles de consulter leur téléphone à la maison le week-end, tandis que le fait de l’utiliser pendant la journée en semaine pourrait dénoter d’un usage en classe.
M. Yannick Carriou. Je prends note de cette demande.
M. Thierry Perez (RN). Seriez-vous capables de mettre en parallèle les courbes de l’évolution de la santé mentale des jeunes et celles de la consommation des réseaux sociaux ?
M. le président Arthur Delaporte. Je ne suis pas sûr que ce rôle revienne à Médiamétrie, qui conduit avant tout des analyses quantitatives : nous le ferons probablement nous-mêmes dans le cadre de nos travaux et nous pourrons solliciter des chercheurs sur ce point.
Merci, Monsieur Carriou, pour la qualité de nos échanges et pour le travail de préparation que vous avez fourni dans un délai contraint. Vous aurez compris que les attentes des membres de la commission sont nombreuses. Nous vous serons reconnaissants pour tout complément d’information que vous pourrez nous apporter, y compris par écrit.
La séance s’achève à douze heures trente-cinq.
Présents. – M. Pouria Amirshahi, M. Arthur Delaporte, M. Emmanuel Fouquart, M. René Lioret, Mme Claire Marais-Beuil, M. Kévin Mauvieux, Mme Laure Miller, M. Thierry Perez, M. Thierry Sother, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Stéphane Vojetta
Excusés. – Mme Christelle D’Intorni, Mme Isabelle Rauch