Compte rendu

Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Amélie Ébongué, experte en stratégie de contenus sur les réseaux sociaux, auteure du livre Génération TikTok : Un nouvel eldorado pour les marques               2

– Audition commune, ouverte à la presse, réunissant :

• M. Mehdi Arfaoui, sociologue au laboratoire d’innovation numérique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)

• Mme Jennifer Elbaz, chargée de mission éducation au numérique à la CNIL

• Mme Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication, chercheuse à l’Université Paris Sorbonne Nouvelle-Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (IRCAV), enseignante à l’Université de Lille, département études culturelles et médias

• M. Jérôme Pacouret, sociologue et postdoctorant associé à la chaire « Société algorithmique » de l’Institut MIAI (Multidisciplinary institute in artificial intelligence) Grenoble Alpes (Laboratoire Pacte et UGA)              2

– Présences en réunion.................................3

 


Jeudi
3 avril 2025

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 3

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission

 


  1 

La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

La commission auditionne Mme Amélie Ébongué, experte en stratégie de contenus sur les réseaux sociaux, auteure du livre Génération TikTok : Un nouvel eldorado pour les marques.

M. le président Arthur Delaporte. Madame Ebongué, merci d’avoir répondu à notre invitation dans un délai aussi court.

Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 

(Mme Amélie Ebongué prête serment.)

 

Mme Amélie Ebongué, experte en stratégie de contenus sur les réseaux sociaux. TikTok, née en 2017, est la version internationale d’une application chinoise, Douyin, produite par ByteDance. Peu après son lancement, ByteDance a racheté Musical.ly, une plateforme de partage de vidéos courtes et de musique, et l’a fusionnée avec TikTok, qui connaîtra le succès planétaire que l’on sait. TikTok se définit moins comme un réseau social que comme une plateforme de divertissement. Les 800 millions d’inscrits de 2019 sont aujourd’hui plus de 1 milliard. TikTok séduit les marques, les institutions, les personnalités pour sa fluidité et son immédiateté interactionnelle.

C’est l’usage des réseaux sociaux de manière excessive et sans régulation qui altère le comportement et l’humeur des individus. L’expérience utilisateur et le design de TikTok montrent qu’elle est conçue pour susciter en nous un plaisir constant. Cette attention répétitive crée des habitudes régies par le collectif et sous son influence.

TikTok joue un rôle dans la construction identitaire de la génération alpha, née après 2010 et particulièrement technophile, puisque ces jeunes sont en effet les premiers à être nés dans un environnement où le numérique est omniprésent. Cette génération, qui connaît les vertus des réseaux sociaux, entrevoit son futur à travers le numérique, ce qui a des conséquences difficilement contrôlables. Je pense notamment aux inscriptions précoces sur le réseau, alors même que l’âge légal d’inscription en France est de 13 ans. Nombre d’enfants mentent pour avoir accès à TikTok.

L’addiction que l’application suscite, particulièrement auprès des plus jeunes, a des conséquences sociales. Or la clé de voûte de l’algorithme de TikTok reste un mystère. Il faut renforcer la prévention auprès des parents car c’est par leur biais que la régulation s’opère. Il faudra aussi mieux les écouter car beaucoup se sentent démunis face à l’usage qu’ont leurs enfants des plateformes sociales ou des jeux vidéo. Il est important que le système éducatif propose des programmes d’éducation civique au cours du cycle élémentaire et que le tissu préventif national soit activé grâce à des acteurs éducatifs volontaires, pour maintenir une cohésion d’ensemble. Les kiosques publics pourraient également proposer des outils adaptés et jouer un rôle dans cette acculturation au numérique.

Mme Laure Miller, rapporteure. De quels éléments disposez-vous pour affirmer qu’un grand nombre d’utilisateurs mentent sur leur âge ?

Pourriez-vous nous expliquer quelles sont les stratégies de captation de l’attention développées par les marques ? Savez-vous s’il existe des stratégies pour capter celle des moins de 13 ans ?

Enfin, quel est votre avis sur la modération et la régulation sur TikTok ?

Mme Amélie Ebongué. TikTok donne accès à sa plateforme dès l’âge de 13 ans, avec des fonctionnalités limitées : les jeunes utilisateurs ne peuvent pas envoyer ni recevoir de messages directs, lancer une vidéo en direct ou utiliser de l’argent. Qu’elles appartiennent au secteur de la culture, de la mode, de la beauté ou du sport, je n’ai pas vu de stratégie directe de la part des marques pour viser ce très jeune public.

TikTok cherche à prendre un virage éducatif, en proposant des contenus culturels, sportifs ou littéraires.

Mme Laure Miller, rapporteure. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces intentions éducatives, qui échappent à première vue ?

Mme Amélie Ebongué. Le site de TikTok Business France présente les dernières tendances que la plateforme propose sur le marché. Ils peuvent ainsi inciter la communauté à aller vers des sujets spécifiques comme le hashtag #ApprendreSurTikTok, un hashtag vu des milliards de fois. Ils ont une ligne éditoriale spécifique par marché.

M. le président Arthur Delaporte. Quelle est votre expérience de TikTok en tant que consultante en communication stratégique ? Quels clients accompagnez-vous ? Que faites-vous précisément ?

Mme Amélie Ebongué. Je travaille sur la stratégie de contenus sur les différentes plateformes sociales, en recherchant des insights, des aperçus et des tendances prospectives liées au numérique. Il s’agit en réalité de comprendre le fonctionnement de la société au prisme des différentes tendances et de voir de quelle manière elles interagissent avec les comportements d’achat et la consommation. Je fais des revues de tendances, des conférences sur les sujets liés au numérique. Je réfléchis à l’évolution mondiale du numérique et ses répercussions sur la société.

M. le président Arthur Delaporte. Quelles sont les tendances actuelles ? Quels sont les hashtags qui marchent ?

Mme Amélie Ebongué. J’ai travaillé sur la manière dont les stratégies de contenus impactaient certaines sociétés, en Afrique notamment. J’accompagne différentes structures pour les aider à développer une stratégie numérique mondiale.

M. le président Arthur Delaporte. Quelles sont les tendances sur TikTok en France ? Comment cible-t-on plus particulièrement les mineurs ? Y a-t-il des marques qui vous le demandent ? Quels sont pour cela les hashtags à utiliser ?

Mme Amélie Ebongué. La plateforme a considérablement évolué, en s’ouvrant notamment au domaine de la culture. Pendant les Jeux olympiques, on a assisté à l’émergence de contenus sportifs pour inciter une partie des audiences à faire du sport et à produire des vidéos en ce sens. On voit apparaître de nouveaux secteurs qui, de prime abord, n’avaient pas d’intérêt à y être : le hashtag #BookTok témoigne de l’arrivée de l’industrie littéraire sur la plateforme. Des contenus sur les écogestes apparaissent également afin d’inciter une partie des consommateurs à être présents sur les réseaux sociaux. Cela permet à tout un chacun d’apprendre des choses.

M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous déjà eu des liens avec les équipes de TikTok France ?

Mme Amélie Ebongué. Je n’ai jamais travaillé pour TikTok.

M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous déjà été rémunérée par le biais de la plateforme ?

Mme Amélie Ebongué. Du tout ! Je n’ai jamais travaillé pour une quelconque plateforme sociale.

M. le président Arthur Delaporte. En revanche, vous travaillez pour des marques qui vous demandent de créer des stratégies d’influence.

Mme Amélie Ebongué. Oui : dans le domaine de la culture et dans l’industrie de la musique. De plus en plus d’artistes veulent être présents sur la plateforme pour accroître leur visibilité.

M. le président Arthur Delaporte. Que conseillez-vous aux artistes ?

Mme Amélie Ebongué. Je leur conseille d’avoir une stratégie cohérente et de ne pas capitaliser sur une seule plateforme. Ils ont souvent envie d’être très présents sur TikTok, ce qui n’est pas forcément le plus efficace pour générer des revenus. Les artistes se rémunèrent en effet de différentes manières, notamment par la vente de billets de concert et de produits dérivés, et pas uniquement grâce à la diffusion sur des plateformes comme Spotify. Les réseaux sociaux sont pour eux moins une source de revenus qu’un levier de vente.

M. le président Arthur Delaporte. Qu’est-ce qui va singulariser votre stratégie de conseil sur TikTok par rapport aux autres plateformes ?

Mme Amélie Ebongué. Le contenu y est immédiat, vertical et accessible. C’est l’une des premières plateformes à avoir proposé le partage en direct à l’intégralité du réseau.

M. Kévin Mauvieux (RN). Quels sont les styles de vidéo qui attirent les mineurs ? Ce ne sont sans doute pas les vidéos pédagogiques qui nuisent à leur santé mentale. Quelles sont les tendances de contenus que les enfants suivent et qui sont problématiques pour eux ?

On parle souvent d’hyperactivité, de haut potentiel intellectuel, d’une grande difficulté de concentration. Le fait de les habituer à des contenus très brefs ne réduit-il pas leur capacité de concentration, dans la mesure où ils obtiennent immédiatement ce qu’ils veulent ? Est-ce qu’ils ne perdent pas, sur cette plateforme, l’habitude de se concentrer ?

Mme Amélie Ebongué. TikTok développe une stratégie autour de contenus éducatifs par marché. Tout utilisateur est responsable de ce qu’il souhaite diffuser. TikTok a commencé avec un produit vidéo, une vidéo courte, dont la durée est passée de 15 secondes à 1 minute et va désormais jusqu’à 10 minutes. Différents formats existent. C’est le live qui attire particulièrement les mineurs. Il consiste à se filmer en direct, seul ou en invitant un ou plusieurs participants. Ce contenu attire beaucoup, parce qu’il permet au créateur d’émerger sur le réseau et d’être rémunéré par la plateforme, selon son classement mondial. C’est ce format qui a donné son assise commerciale à la plateforme, en cohérence avec sa stratégie autour des stories et des vidéos. Pour la publicité, il existe une grille tarifaire assez variable selon les marchés visés et la typologie que l’on souhaite développer.

S’agissant de votre deuxième question, je n’ai pas d’expertise médicale. Des études ont montré que la plateforme contribue à altérer le comportement de certains jeunes et qu’elle provoque des troubles anxieux qui peuvent aller jusqu’au suicide.

M. Kévin Mauvieux (RN). Donc même vous qui êtes une professionnelle de la création de contenus et de l’analyse des tendances, vous ne savez pas comment l’algorithme fonctionne.

Mme Amélie Ebongué. En effet. La formule précise n’a jamais été communiquée par l’entreprise. Celle-ci a toutefois mis en ligne des indications sur la manière dont les créateurs peuvent émerger sur la plateforme.

M. le président Arthur Delaporte. Vous évoquez des grilles tarifaires pour la vente de publicité. Pouvez-vous développer cet aspect ? Combien cela coûte-t-il, quels sont les critères qui font varier les prix ?

Mme Amélie Ebongué. La plateforme a des commerciaux par région. Les structures qui souhaitent proposer du contenu – marques ou institutions – et qui souhaitent bénéficier d’un type de format sur le réseau social doivent faire appel à ces commerciaux pour acheter de la publicité. Les coûts varient selon la durée de la diffusion, selon le format proposé… Il n’y a rien de figé.

M. le président Arthur Delaporte. Pouvez-vous donner un ordre de grandeur ?

Mme Amélie Ebongué. Je n’ai jamais fait appel à la publicité sur TikTok, donc je ne saurais pas vous répondre.

M. le président Arthur Delaporte. Vous n’êtes pas en rapport avec leurs commerciaux ?

Mme Amélie Ebongué. Non, je n’ai aucun lien avec eux. Je redis aussi que je n’ai jamais travaillé chez TikTok.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Vous aidez les créateurs à préparer des contenus attractifs et qui atteignent leur cible. Peut-il arriver que des mineurs soient ciblés ?

Mme Amélie Ebongué. Lorsque vous créez un contenu, vous avez la possibilité de voir dans les paramètres qui sera touché par vos publications. Mais en aucun cas je ne travaille à cibler les mineurs.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Vous êtes consciente que le Digital Services Act (DSA) interdit aux plateformes d’aider les annonceurs à cibler les mineurs spécifiquement, je suppose. Y a-t-il eu pour vous et pour les annonceurs un avant et un après-DSA ? Sont-ils devenus plus prudents ?

Mme Amélie Ebongué. Les annonceurs sont en effet vigilants à cet égard et suivent de près la diffusion de leurs messages sur les différentes plateformes. Beaucoup ne se servent pas encore de la plateforme publicitaire de TikTok : c’est un autre aspect, commercial, du réseau social.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). L’Australie a adopté une législation ferme qui interdit à tous les mineurs de moins de 16 ans l’accès aux réseaux sociaux. En tant qu’experte de TikTok, que pensez-vous de ce type d’interdiction, à la fois sous l’angle de la protection des mineurs et peut-être sous celui de la faisabilité technique ?

Mme Amélie Ebongué. C’est à mon avis une très bonne idée. Je parle ici plutôt comme mère que comme experte : j’aime beaucoup ce modèle. Cette loi peut paraître ferme, en effet, quand on a une pédagogie numérique et soi-même une forte présence sur les réseaux sociaux. Je ne sais pas à quel point c’est vraiment applicable, mais cela me paraît une très belle démarche.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Merci de votre honnêteté. Étant mère moi aussi, c’est une question que je me pose.

Techniquement, une autorisation d’accès selon l’âge vous paraît-elle difficile à mettre en place ?

Mme Amélie Ebongué. Les équipes de recherche et développement (R&D) de la plateforme peuvent tout à fait renforcer la sécurité sur l’application. Est-ce dans leur intérêt ? Je n’ai pas la réponse. Cela me semble possible, puisqu’ils ont déjà restreint certaines fonctionnalités : ils doivent pouvoir aller beaucoup plus loin dans le développement de leur produit.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous semble-t-il que nous ne sensibilisons pas suffisamment les parents aux dangers des réseaux sociaux ? Est-ce un problème de responsabilisation, ou bien les parents ont-ils peur de priver leurs enfants d’une forme de sociabilité qui leur paraît aller de soi ?

Mme Amélie Ebongué. Certains parents sont outillés pour accompagner leur enfant dans l’accès à la plateforme. Accepter une présence de l’enfant en ligne relève de la responsabilité des parents – les enfants influenceurs, dont les parents approuvent les contenus et amplifient même la présence, constituent une tendance naissante sur la plateforme.

Si le parent est responsable de ce que son enfant fait sur une plateforme sociale, il faut aussi une régulation, un cadre.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Merci de vos réponses. Il était d’autant plus intéressant de vous entendre que votre livre était la première réflexion en français sur TikTok.

Nous nous concentrons sur la santé mentale des mineurs. Vous avez évoqué les enfants influenceurs. Avez-vous étudié la dimension « usager », l’effet des publicités sur les mineurs et la dépendance psychologique qui peut être créée par TikTok ?

S’agissant des algorithmes, il est bien difficile de savoir de quoi il retourne : les plateformes ne sont pas tenues de les rendre publics. C’est un sujet technique, complexe, mal maîtrisé par les parlementaires qui votent pourtant des lois qui les autorisent…

Mme Amélie Ebongué. Du point de vue de l’expérience utilisateur, TikTok est une plateforme qui se renouvelle constamment. Il y a cinq ans, on voyait un fil d’actualité avec des propositions de contenus fondées sur les comptes auxquels on était abonné et des suggestions en fonction de nos centres d’intérêt et de ce qu’on aurait apprécié – en fonction des interactions, c’est-à-dire des commentaires, des partages, des likes… L’expérience dépend aussi de l’évolution : la R&D de l’entreprise ajoute progressivement de nouvelles fonctionnalités, comme les stickers, les nouvelles stories ou la diffusion de contenu dans un carrousel, afin de répondre aux attentes des utilisateurs.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Quand vous accompagnez des marques, savez-vous de quelle manière les mineurs reçoivent vos contenus ? Au-delà du conseil stratégique, évaluez-vous les effets directs des campagnes ? Savez-vous qui like, par exemple ?

Mme Amélie Ebongué. Il y a un reporting : dès lors qu’on publie un contenu, on sait quelles interactions il a entraînées, on connaît la manière dont il a été diffusé, à qui il a été diffusé… TikTok est une plateforme qui permet une exposition globale, en fonction des hashtags que l’on mentionne : la plateforme préconise d’en utiliser un peu moins d’une dizaine afin d’assurer une couverture sur des thématiques nouvelles, peu mises en lumière. Certaines sont en effet très couvertes, ce qui rend difficile d’être visible et limite d’autant l’impact.

Pour les petites structures, il est très difficile de dégager un budget alloué à la sponsorisation des contenus – autre dimension de la visibilité et de l’impact sur la plateforme.

S’agissant de la perception par l’utilisateur, tout dépend de la façon dont il interagit dans son fil.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Depuis lundi, TikTok Shop est disponible en France. Cette plateforme, qui utilise des micro- voire des nano-influenceurs, c’est-à-dire des comptes qui ont moins de 10 000 abonnés, rencontre déjà un succès considérable aux États-Unis. La stratégie des marques va-t-elle changer ? Ma question porte principalement sur les contrefaçons, par exemple de médicaments. Comment pourrons-nous lutter ? Avez-vous un regard sur cette nouvelle plateforme ?

Mme Amélie Ebongué. Cette nouvelle plateforme permet à tout utilisateur inscrit d’acheter un produit directement, sans avoir à sortir de l’application. Cela a été accepté dans d’autres pays européens, notamment l’Espagne, me semble-t-il.

En ce qui concerne les contrefaçons, nous n’avons encore aucune précision sur ce que les utilisateurs peuvent vendre. Aujourd’hui, c’est très accessible. L’expérience utilisateur est très proche de celle des autres sites d’e-commerce sur mobile. Il paraît évident que cela va encourager les gens à vendre des produits sur les réseaux sociaux, en parallèle de ce qui existe déjà. Mais, vous le disiez, c’est tout récent, nous n’avons encore aucun recul. Il faudra voir comment les créateurs vont s’approprier ce produit.

M. Kevin Mauvieux (RN). Avez-vous déjà été approchée, par une marque par exemple, pour l’aider à toucher des mineurs ?

Mme Amélie Ebongué. Non, pas du tout.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Ce n’est pas une stratégie habituelle pour les marques ? Il doit arriver que des marques veuillent cibler les mineurs.

Mme Amélie Ebongué. Je n’ai jamais eu connaissance de cas de ce genre.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Si cela devait arriver, comment s’y prendraient-elles ? Quelles pourraient être les stratégies commerciales à employer ?

Mme Amélie Ebongué. Je ne sais pas vous répondre. Ce n’est pas quelque chose dont j’ai eu écho et qui serait courant.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Si l’on met de côté l’aspect commercial, admettons que vous ayez un client qui veuille s’adresser à des jeunes, pour leur proposer des contenus culturels ou pédagogiques. Comment l’aideriez-vous à orienter son contenu pour qu’il figure dans des flux vus par des mineurs ? C’est votre métier, je crois.

Mme Amélie Ebongué. Oui, mais je ne travaille pas pour proposer des contenus à des mineurs. Le but pour les marques est de proposer un contenu pédagogique qui réponde à leurs valeurs, qui ait une éthique, pas un contenu qui s’adresse particulièrement aux mineurs sur la plateforme.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Je me permets d’insister : imaginez une marque qui veuille viser des adolescents, qui propose un contenu sur l’éducation à la vie affective. Comment fera-t-elle pour que son contenu soit vu par des gens qui ont 13, 14, 16 ans et que ceux-ci ne passent pas immédiatement à la vidéo suivante ?

Mme Amélie Ebongué. Je n’ai pas de réponse précise à vous apporter. La marque se reposera sur ses valeurs, elle ne ciblera pas tout de suite les mineurs, mais plutôt ses clients, qui ne sont pas nécessairement les mineurs.

Si l’on prend le secteur de la beauté, quand une marque cherche à vendre un mascara ou un rouge à lèvres par le biais d’un contenu vidéo sur TikTok, elle ne s’adresse pas d’abord aux mineurs. Le point de départ, c’est plutôt de définir une stratégie d’ensemble claire, qui corresponde à ses valeurs.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Un député, un citoyen pourrait proposer un contenu pédagogique et vouloir s’adresser aux mineurs. Y a-t-il moyen, sur TikTok, d’éviter que ce contenu n’aille que sur le flux de personnes de 40 ou 50 ans ? Comment recommanderiez-vous à vos clients d’agir s’ils vous posaient cette question ?

Mme Amélie Ebongué. Si l’on souhaite un ciblage beaucoup plus spécifique, il faut avoir recours à la monétisation : l’achat d’espaces permet, sur TikTok, de cibler les centres d’intérêt et les âges. Seules certaines marques peuvent se permettre cette étape supplémentaire dans leur stratégie d’acquisition.

M. Kevin Mauvieux (RN). Si je vends des trousses pour l’école et que j’ai envie que ma trousse soit vendue à des enfants, il faudrait donc que je paie TikTok pour mettre en avant mon contenu auprès d’un public de 13 à 17 ans. Est-ce bien les grandes lignes de ce que vous expliquez ?

Mme Amélie Ebongué. Selon le budget investi, la plateforme valorisera votre contenu pendant une période plus ou moins longue et le poussera auprès des utilisateurs que vous avez choisi de cibler.

M. le président Arthur Delaporte. Merci de vous être livrée à ce jeu de questions et réponses. N’hésitez pas à compléter nos échanges par écrit.

 

Puis, la commission auditionne conjointement :

 M. Mehdi Arfaoui, sociologue au laboratoire d’innovation numérique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL),

 Mme Jennifer Elbaz, chargée de mission éducation au numérique à la CNIL,

 Mme Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication, chercheuse à l’Université Paris Sorbonne Nouvelle-IRCAV, enseignante à l’Université de Lille, département études culturelles et médias,

 M. Jérôme Pacouret, sociologue et postdoctorant associé à la chaire « Société algorithmique » de l’Institut MIAI (Multidisciplinary institute in artificial intelligence) Grenoble Alpes (Laboratoire Pacte et UGA).

M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation dans un délai aussi court, la réunion constitutive de la commission ayant eu lieu la semaine dernière. Cette table ronde vise à établir un diagnostic quantitatif des usages de TikTok ; Mme Laurence Allard nous rejoindra en visioconférence de 15 heures 15 à 15 heures 45.

Je vous remercie de déclarer, en préambule à vos interventions liminaires, tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 

(M. Mehdi Arfaoui, Mme Jennifer Elbaz et M. Jérôme Pacouret prêtent successivement serment.)

 

M. Mehdi Arfaoui, sociologue au laboratoire d’innovation numérique de la Cnil. Le laboratoire d’innovation numérique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) est pluridisciplinaire : il associe sciences sociales, informatique et design afin d’anticiper, par la recherche et l’expérimentation, les enjeux liés au numérique en général et à la protection des données en particulier.

Mme Jennifer Elbaz, chargée de mission éducation au numérique à la Cnil. La direction des relations avec les publics de la Cnil, à laquelle est rattachée la mission d’éducation au numérique, va à la rencontre des publics et répond à leurs demandes par téléphone, courrier et messagerie électronique.

M. Mehdi Arfaoui. Nous avons publié en 2024 une enquête intitulée « Numérique adolescent et vie privée », reposant sur 130 entretiens effectués avec des collégiens, 600 questionnaires recueillis auprès de parents de collégiens et un important travail de revue de la littérature consacrée à ce sujet.

Si ce travail n’avait pas initialement pour but d’étudier spécifiquement les risques psychologiques auxquels sont exposés les adolescents ni d’analyser un réseau social en particulier, nous nous efforcerons de montrer que notre recherche peut informer cette commission et répondre à ses préoccupations.

Mme Jennifer Elbaz. Nos analyses reposent sur un travail et une présence sur le terrain au long cours. Depuis 2023, nous avons rencontré directement et sensibilisé 13 000 mineurs ou leurs adultes prescripteurs – médiateurs, enseignants, parents –, ainsi que 7 500 adultes. Chacun détenant les droits sur ses données personnelles dès sa naissance, nous intervenons dans les classes dès le CE2 et nous produisons des ressources pédagogiques adaptées aux personnes de 7 à 120 ans !

M. Mehdi Arfaoui. Le principal enseignement de nos travaux de terrain est le rôle essentiel que jouent les outils numériques et les réseaux sociaux pour de nombreux collégiens, tant pour s’intégrer et développer des liens sociaux que pour construire leur identité. Il nous semble donc que pour instaurer un encadrement de l’usage des réseaux sociaux efficace et intelligible, qui ne donnerait pas lieu à des contournements, il faut absolument prendre en considération l’immense valeur sociale qu’ils représentent pour de nombreux adolescents. Dans le même temps, il est nécessaire de reconnaître que tous les réseaux sociaux n’ont pas la même valeur sociale et ne présentent pas les mêmes risques.

Sur TikTok, contrairement à d’autres applications fréquemment utilisées par les adolescents – Snapchat, WhatsApp, Instagram –, la communication entre pairs, entre camarades, est secondaire. D’après les collégiens que nous avons rencontrés, la pratique la plus commune consiste en une consommation unilatérale de contenus. Le récent lancement de TikTok Shop, sa version de téléachat, illustre bien la dynamique consumériste qui caractérise cette application.

TikTok mêle une caractéristique traditionnelle de la télévision, un flux continu unilatéral non maîtrisé, et des caractéristiques de médias plus contemporains grâce à ses algorithmes fins et personnalisés, dont l’objectif consiste à faire rester l’utilisateur en alternant des contenus familiers, surprenants ou réconfortants.

Mme Jennifer Elbaz. Tout ceci constitue évidemment un enjeu immense pour la collecte des données puisque chaque interaction avec une vidéo, le temps passé, le nombre de répétitions, le swipe – l’action de passer à la vidéo suivante – ou encore les partages, sont intégrés au profilage de chaque utilisateur, c’est-à-dire au portrait qui est fait de lui et dont dépendent les vidéos proposées ensuite.

Dans notre enquête, nous avons pu montrer que les adolescents avaient une connaissance au moins superficielle du fonctionnement des algorithmes et des logiques d’influence des plateformes ; ils savent que sur TikTok, le contenu ne leur est pas présenté par hasard. Il faut profiter de cette connaissance des adolescents pour continuer à les sensibiliser ; ils ont l’intuition du fonctionnement de l’algorithme, mais ne se posent pas encore la question de leur identité numérique et ne formalisent pas le portrait qu’ils font d’eux-mêmes lorsqu’ils sont en ligne.

M. Mehdi Arfaoui. Notre enquête a également montré que l’appropriation du numérique par les adolescents ne suit pas un cours linéaire : elle est jalonnée d’étapes de désappropriation de certains outils, de certaines pratiques et de certains usages, progressivement jugés inintéressants, nocifs ou trop attentatoires à leur vie privée.

Nous avons constaté que les collégiens en classe de quatrième et de troisième étaient souvent très critiques de leurs pratiques passées, lorsqu’ils étaient en sixième ou en cinquième. Ils évoquent fréquemment des changements d’habitudes, la suppression de contenus et de certaines pratiques, voire la suppression de comptes sur des réseaux sociaux.

Interroger des élèves de troisième sur leur ressenti quant aux pratiques de leurs cadets est assez fascinant : nombre d’entre eux considèrent que leurs petits frères et sœurs ont un accès trop étendu aux réseaux sociaux et que les règles appliquées par les parents sont insuffisantes. Les adolescents valorisent le cadre proposé par les adultes de leur entourage, quand ils ne le réclament pas explicitement.

Notre enquête a permis de montrer que TikTok est une plateforme très stigmatisée aux yeux des adolescents et de leurs parents, souvent décrite comme une application chronophage dont ils aimeraient se défaire. Sans surprise, dans notre échantillon, TikTok apparaît comme la plateforme faisant le plus souvent l’objet de désappropriation par les adolescents et leurs familles ; de nombreux témoignages d’adolescents détaillent les étapes de « sevrage » avant de quitter TikTok. Ces stigmates, s’ils sont utilisés à bon escient, peuvent être un levier pour la régulation. Plus généralement, un encadrement de TikTok pour les mineurs aurait plus de succès s’il parvenait à s’appuyer sur ces étapes de désappropriation.

Nous pourrions nous en tenir là et considérer que la population étudiante est prête à diminuer ou à arrêter l’utilisation de TikTok, puisqu’elle demande de l’aide pour y parvenir. La véritable difficulté tient en réalité à la capacité à intégrer ces efforts individuels à un processus collectif. Une étude, menée par des chercheurs des universités de Chicago et de Berkeley, a demandé à des étudiants combien il faudrait les payer pour qu’ils cessent de consulter TikTok, individuellement, pendant un mois ; la réponse tournait autour de 50 dollars. Il leur a ensuite été demandé combien il faudrait les payer pour priver l’ensemble des étudiants de leur accès à TikTok pendant un mois ; la réponse a été surprenante, puisque les étudiants non seulement ne demandaient pas à être payés, mais étaient prêts à débourser eux-mêmes une somme d’argent pour obtenir ce résultat.

Ces résultats demeurent théoriques – il s’agit d’une étude économique et économétrique –, mais permettent de mettre l’accent sur le coût social que représente l’abandon d’une plateforme pour une personne seule. TikTok est pour les étudiants un outil de construction de liens, d’information et de partage. Toutefois, deux tiers des personnes interrogées dans cette enquête disent se sentir piégées et préféreraient utiliser d’autres plateformes pour effectuer les mêmes activités.

Si les usages d’une plateforme comme TikTok doivent être encadrés, il faut donc se demander comment procéder pour en faire un mouvement collectif plutôt qu’un choix individuel. Il faut également identifier des substituts permettant d’accéder à l’information ou de créer les liens sociaux.

Mme Jennifer Elbaz. La question des espaces de lien social et d’accès à l’information nous permet de soulever la question des inégalités sociales susceptibles de renforcer les inégalités face aux risques résultant de l’usage de TikTok.

La première inégalité concerne la médiation au numérique et à l’information. TikTok est une modalité d’accès à l’information, un espace non négligeable pour la majorité des enfants qui, sinon, n’auraient pas accès à autant d’éléments culturels. Toute velléité d’interdire doit donc s’accompagner d’une réflexion sur l’accès à l’information et aux médias en général.

Ensuite, les adolescents sont confrontés à l’inégalité d’accès aux activités extrascolaires et périscolaires. Pour ceux que nous avons interrogés, l’un des facteurs de consommation de TikTok est l’ennui. La plupart disent explicitement qu’ils préféreraient faire autre chose, mais tout le monde n’a pas la chance d’habiter un territoire proposant de nombreuses activités après l’école.

Enfin, l’inégalité de l’accompagnement parental est réelle. La règle en vigueur dans un collège ou une académie est difficile à appliquer lorsque les pratiques au sein même de la famille sont diamétralement opposées. Il n’est pas rare que des usages pratiqués à longueur de journée par des adultes soient interdits aux adolescents – l’utilisation du téléphone à table, par exemple.

Le numérique soulève des enjeux qui concernent la population tout entière. Il est judicieux de se préoccuper d’abord des plus jeunes, mais les risques que nous soulignons concernent aussi bien les adultes que les enfants.

M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie pour ces propos très percutants.

Madame Allard, je vous remercie de nous avoir rejoints, à distance. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 

(Mme Laurence Allard prête serment.)

 

Mme Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication, chercheuse à l’université Paris Sorbonne Nouvelle-Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel, enseignante à l’université de Lille, département études culturelles et médias. Comme celle des premiers intervenants, mon approche est sociologique, mais aussi sémiologique, puisque les interactions sur les réseaux sociaux sont médiatisées par le visionnage ou la création de contenus. L’approche sociologique permet d’étudier les personnes qui consultent ces contenus, le contexte dans lequel elles le font et les effets qui en découlent. L’approche sémiologique concerne la nature des contenus eux-mêmes – format, nature du support et du discours –, leurs effets et le type de producteurs – amateurs ou professionnels, individus ou fermes de contenus à la production industrialisée.

Depuis de nombreuses années, j’étudie les liens entre numérique, culture et société. J’ai commencé vers 1995 sur les forums de discussion. Différentes générations de services d’expression se sont succédé depuis et nous en sommes à l’âge des réseaux sociaux, qui reposent en grande partie sur des contenus vidéo.

Mes travaux portent sur l’individuation et la socialisation qui s’accomplissent sur ces scènes numériques. Je me suis intéressée aux modes de production – professionnels ou amateurs –, mais aussi aux modes de réception et de consommation de ces contenus, autour desquels on se socialise et on s’individue – comme on dit en sociologie.

Je me suis intéressée à TikTok en 2015, lorsque ce service portait encore le nom de Musical.ly. Cette application était alors utilisée de manière collective, surtout à des fins chorégraphiques ; à cette époque, on pouvait observer dans la rue des groupes d’adolescents se filmer en train de danser. L’industrie musicale s’est très vite intéressée à cette application, qui était un vivier de création ; celle-ci a été rachetée en 2017 et a pris le nom de TikTok.

La pandémie a accéléré ce que j’ai appelé la « tiktokisation » des usages numériques. L’application de niche pour les usages chorégraphiques et musicaux d’un jeune public est alors devenue grand public et a atteint une forme de maturité : les parents l’ont découverte pendant leur cohabitation avec les plus jeunes, alors que les adolescents utilisateurs de Musical.ly avaient eux aussi grandi et mûri. Les contenus se sont diversifiés, des personnalités politiques ont ouvert leurs propres comptes – parmi lesquels le président Macron et M. Jean-Luc Mélenchon ; l’application elle-même a produit des contenus plus politiques.

C’est à cette époque que j’ai été approchée par TikTok France pour expertiser une enquête, en 2020. La politique de l’entreprise consistait alors à casser cette image d’application de chorégraphie pour jeunes adolescents et à promouvoir celle d’un nouveau YouTube. Puisqu’il s’agissait de favoriser les créateurs et de diversifier les contenus, il m’a semblé important de mener une sociologie de la production de contenus.

L’analyse formelle des vidéos TikTok montre que nous avons affaire à un format assez particulier, qui suppose d’être consommé sous la forme d’une grande boucle : non seulement les vidéos défilent à mesure que l’on scrolle, mais sans défilement chaque vidéo tourne plusieurs fois. Outre la présentation par défilement, les contenus peuvent être assez similaires, même si les vidéos sont différentes : le système favorise la répétition et le martèlement. Le fonctionnement s’apparente à celui d’un mégaphone qui se serait enrayé : le même slogan revient une fois, deux fois, trois fois, etc. Il est donc très aisé de propager des messages de propagande.

Par ailleurs, l’algorithme enferme l’utilisateur dans ses goûts, en lui proposant des contenus similaires à ceux qu’il apprécie. En raison de sa structure formelle répétitive et de cet algorithme enfermant, TikTok est doublement répétitif, très efficace pour exposer les utilisateurs au même type de messages. Développée après toutes les autres, c’est l’application la plus performante pour affirmer et réaffirmer des contenus.

Pour ce qui est de la réception de ces boucles de vidéos, notamment par les plus jeunes, l’algorithme peut être perçu comme enfermant, mais aussi comme sécurisant. Certains utilisateurs, toujours exposés au même type de contenus, considèrent qu’ils se trouvent dans un espace sécurisé, parfois appelé safe place. Évidemment, il arrive que les contenus ne soient pas très safe et soient même violents ou porteurs d’une idéologie, ce qui peut devenir très préoccupant.

Pour comprendre les usages des plus jeunes, leur façon de recevoir les contenus, mais aussi de jouer avec les fonctionnalités qui leur sont proposées, il est important de les écouter ; malheureusement, on leur donne assez peu la parole. Ici encore, nous sommes des adultes parlant de pratiques juvéniles, et il est difficile d’éviter ce phénomène de ventriloquie. J’ignore comment de jeunes utilisateurs pourraient être représentés, mais je regrette qu’ils discutent essentiellement dans des espaces numériques ayant tendance à monopoliser leur parole ; les instances dans lesquelles ils peuvent s’exprimer sur différents sujets sont finalement assez peu nombreuses.

Mon utopie serait de « détiktokiser » la parole juvénile, afin notamment que les discussions se tenant sur TikTok se déplacent dans d’autres cercles. La démocratisation de la parole des jeunes est un vaste chantier, dont la mise en œuvre pourrait constituer une réponse au mécanisme d’enfermement de cette application.

M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie. Vous avez raison, il faut donner la parole aux jeunes. Nous avons décidé d’inviter M. Arfaoui et Mme Elbaz précisément parce qu’ils ont recueilli celle de nombreux adolescents. Nous avons également le projet, avec Mme la rapporteure, de nous déplacer sur le terrain pour discuter avec des jeunes de leurs usages de TikTok, afin que leur parole ne soit pas uniquement médiatisée ou projetée.

Vous avez indiqué avoir mené une expertise pour TikTok France dans le cadre d’une enquête. Or il convient de déclarer à cette commission tout lien d’intérêt éventuel ; avez-vous été rémunérée par TikTok France pour ce travail ?

Mme Laurence Allard. J’ai participé à une table ronde avec des représentants de TikTok France.

M. le président Arthur Delaporte. Ma question porte sur une éventuelle rémunération en contrepartie de votre participation.

Mme Laurence Allard. J’ai été rémunérée, comme je le suis pour toute participation à une activité de ce type.

M. le président Arthur Delaporte. À des fins de transparence, je vous demande de bien vouloir nous confirmer cette information à l’issue de la réunion, et nous indiquer les éventuels intérêts qui vous lient à d’autres plateformes ou réseaux sociaux.

Monsieur Pacouret, vous avez la parole.

M. Jérôme Pacouret, sociologue, postdoctorant associé à la chaire Société algorithmique de l’institut MIAI Grenoble Alpes, docteur associé au Centre européen de sociologie et de science politique. Je vous présenterai les premiers résultats de l’enquête « Feeding Bias », financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR), au cours de laquelle nous avons adressé un questionnaire à un échantillon représentatif de la population française de 18 ans et plus sur son usage des réseaux sociaux en vue de s’informer. L’étude s’est concentrée sur seize réseaux populaires utilisés pour suivre l’actualité. Si elle révèle un usage massif de TikTok par les jeunes, elle relativise certains risques : aucun jeune ne s’informe exclusivement sur cette plateforme. Les jeunes utilisateurs des réseaux sociaux sont certes exposés à des fake news ou à des discours de haine, mais ils sont aussi les plus disposés à s’en protéger.

La massification de l’usage des réseaux sociaux s’accompagne de fortes variations entre les générations, souvent articulées à des inégalités socio-économiques et de genre. Les jeunes générations ont des usages plus intensifs et diversifiés que leurs aînés : trois quarts des 18-24 ans consultent au moins six réseaux chaque semaine, et deux tiers en consultent au moins quatre. Alors que Facebook a commencé à décliner, Instagram, Snapchat et plus récemment TikTok ont été popularisés par les plus jeunes. Ces trois réseaux, auxquels il faut ajouter YouTube et WhatsApp, sont consultés chaque semaine par plus de deux tiers des 18-24 ans ; 74 % de cette classe d’âge a une utilisation hebdomadaire de TikTok et 59 % une utilisation quotidienne. Les plus jeunes sont également surreprésentés sur des réseaux moins populaires comme X – anciennement Twitter – Discord, Twitch, Telegram ou autres.

Les utilisateurs exclusifs de TikTok n’existent pas, ou presque : seuls 1 % des usagers quotidiens de TikTok ne se rendent pas sur un autre réseau chaque jour, tandis que 80 % en consultent au moins quatre.

Si les nouvelles générations fréquentent davantage de réseaux que leurs aînés, elles en ont aussi une utilisation plus variée, combinant des pratiques transgénérationnelles – se divertir, communiquer avec ses proches – avec des usages plus rares et distinctifs – suivre l’actualité, partager des idées, faire des rencontres, travailler. Les jeunes hommes surinvestissent les contenus politiques et professionnels, tandis que les jeunes femmes privilégient la culture et sont davantage assignées à l’entretien des relations familiales et amicales.

Dans ce contexte de diversification des usages, certains réseaux sociaux sont devenus centraux dans l’accès des jeunes à l’actualité, en particulier TikTok sur lequel 45 % des 18-24 ans suivent des médias ou des journalistes. En la matière, TikTok n’est dépassé que par Instagram et arrive assez loin devant YouTube et d’autres réseaux populaires.

Toutefois, TikTok ne révolutionne pas les manières de s’informer. Il n’est jamais la seule source d’information des jeunes : 80 % de ceux qui le consultent pour ce motif suivent également l’actualité sur d’autres réseaux, et seulement 2 % des 18-24 ans s’informent exclusivement sur les réseaux sociaux. Ils y sont fortement surexposés à des nouveaux médias populaires parmi leur classe d’âge, comme Brut ou Hugo décrypte, mais aussi à des médias traditionnels comme TF1, BFM ou Le Monde. Enfin, les moins diplômés sont les moins enclins à suivre l’actualité, sur les réseaux sociaux ou ailleurs.

Les différentes générations sont inégalement exposées aux risques liés aux réseaux sociaux, et sont plus ou moins aptes à s’en protéger. Du fait de leurs usages intensifs et diversifiés des applications, les jeunes sont surexposés aux fausses informations, aux discours offensants et discriminants ainsi qu’aux attaques personnelles pouvant aller jusqu’au harcèlement. Mais les 18-24 ans sont aussi ceux qui ont le plus souvent empêché un réseau social de collecter certaines de leurs données personnelles, passé leur compte en mode privé ou désactivé un algorithme de recommandation.

Les jeunes sont par ailleurs les plus conscients du fonctionnement des algorithmes. Ils sont plus nombreux à savoir ou à percevoir que ces derniers hiérarchisent les informations en fonction de leurs habitudes ou de celles de personnes qui leur ressemblent, mais aussi en fonction de l’engagement et du débat que suscitent certaines publications.

Sur le plan normatif, la popularité de TikTok et d’autres réseaux sociaux chez les jeunes, la diversité de leurs usages et leur centralité dans l’accès à l’information encouragent à ne pas céder aux paniques morales qui accompagnent souvent les nouvelles pratiques juvéniles, depuis l’émergence du cinéma jusqu’à internet. La volonté du gouvernement et du législateur de protéger les plus jeunes de certains risques, si elle est compréhensible, ne doit pas s’exercer au détriment de leur liberté de s’informer et de communiquer, sur TikTok ou sur d’autres réseaux, comme ce fut le cas récemment en Nouvelle-Calédonie. Protéger la liberté d’expression et de communication des jeunes n’exclut toutefois pas de lutter contre des discours et des interactions nuisibles. Cela peut passer par l’éducation, pour renforcer la prise de conscience du rôle des algorithmes et lutter contre les violences sexistes et racistes en ligne, ou par un renforcement des contrôles, des contraintes, des sanctions et des réparations imposés aux propriétaires des réseaux : interdiction d’utiliser des données sur les pratiques des mineurs, obligation d’adapter les algorithmes aux choix des utilisateurs.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous avez évoqué les 18-24 ans, mais qu’en est-il des plus jeunes ? Quelle influence négative peuvent avoir les contenus des réseaux sociaux sur des adolescents de 13 ou 15 ans ?

Mme Laurence Allard. Structurellement, TikTok expose à des contenus répétitifs qui, par leur récurrence, ont une grande force d’influence. C’est l’application la plus efficace pour enfermer l’utilisateur dans ses centres d’intérêt et ses opinions, et donc pour les renforcer. Le problème ne tient pas tant au contenu des messages qu’à la forme de l’interface : elle est conçue autour de trois boucles – le défilement, la répétition, l’algorithme – qui renforcent la possibilité d’être influencé, négativement ou positivement. Il faut en avoir une approche sémiotique, indépendamment des contenus et des publics, car ces mécanismes valent autant pour les adultes que pour les jeunes.

M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Vous décrivez un algorithme absorbant et aliénant, qui fige l’utilisateur dans une forme de consommation quasi compulsive. Certains usages inventifs de TikTok sont-ils capables de subvertir cet algorithme ? L’utilisateur peut-il faire un pas de côté et sortir du cadre répétitif imposé par la plateforme ?

Mme Laurence Allard. C’est bien sûr possible. TikTok est aussi un lieu d’expression de la création amateur, notamment musicale, et d’une fan culture très inventive ; l’industrie du disque le considère d’ailleurs comme un vivier de talents. Ses contenus peuvent être extrêmement créatifs. On y retrouve aussi les grands débats de société, ce qui en fait une scène de politisation et de sensibilisation au monde. Il n’en reste pas moins que d’un point de vue formel, l’algorithme de TikTok est plus enfermant que celui d’autres applications. Il est difficile pour l’utilisateur de le corriger, de le forcer à s’ouvrir à d’autres centres d’intérêt, d’autres tendances et d’autres cercles de contacts. Étant le dernier arrivé sur le marché, TikTok s’est doté de la capacité à capter l’attention – ou « captologie » – la plus efficace en tirant les enseignements des applications plus anciennes. On peut y être créatif tout en étant pris dans une consommation compulsive qui vous ramène toujours vers les contenus que vous appréciez déjà, aussi inventifs soient-ils.

Mme Laure Miller, rapporteure. Nous pouvons nous demander si TikTok nourrit vraiment les centres d’intérêt des utilisateurs : il suffit de s’arrêter un peu plus longtemps que d’habitude sur une vidéo, y compris parce qu’elle vous choque, pour que l’algorithme vous en propose de similaires. Cela peut avoir un effet extrêmement nocif. Sur les autres réseaux sociaux, en revanche, l’utilisateur doit s’abonner volontairement à des comptes, ce qui revient à déclarer ses centres d’intérêt.

Mme Laurence Allard. C’est ce que j’appelle la « soupe » TikTok : le fil mélange les genres au gré des centres d’intérêt de l’utilisateur et de ses contacts – politique, divertissement, musique… –, mais certains contenus de marques ou d’influenceurs sont aussi mis en avant pour des raisons commerciales. L’éditorialisation de TikTok expose les utilisateurs à toutes sortes de contenus, y compris à ceux qu’ils n’ont nécessairement envie de voir, dans une boucle qui indifférencie les sources, fait passer du rire aux larmes et peut entretenir un scepticisme généralisé. À force de naviguer du tragique au comique de façon indifférenciée, on risque d’adopter un rapport de second degré vis-à-vis du monde. Ce n’est pas la voie d’une prise de conscience citoyenne.

Mme Laure Miller, rapporteure. Vous avez constaté que certains collégiens, à partir de la classe de quatrième, prenaient conscience des effets négatifs de leurs pratiques et les corrigeaient, voire se désabonnaient de TikTok. Quelle est leur proportion ? Pour me rendre dans des établissements scolaires, j’ai l’impression qu’ils ne sont qu’une infime minorité.

Par ailleurs, les jeunes ont-ils conscience du degré de fiabilité des informations diffusées sur les réseaux ?

Vous insistez sur la place qu’occupent les réseaux sociaux dans la vie des adolescents, et vous appelez à en tenir compte si nous voulons les encadrer : il ne faudrait pas retirer aux jeunes ce qui compte tant pour eux. C’est un parti pris, car si les réseaux ont gagné une telle importance, c’est aussi parce que nous avons laissé faire. À l’inverse, nous pouvons considérer que leur omniprésence est néfaste pour les générations à venir, et qu’ils doivent être encadrés. Il faudrait alors, selon vous, imaginer des substituts – la question se posant en particulier pour l’accès à l’information et les interactions sociales. Quelles sont les motivations des jeunes qui se rendent sur les réseaux sociaux, en particulier sur TikTok ? Est-ce pour y trouver de l’information ou du divertissement ? Si nous encadrions strictement l’accès des jeunes à ce réseau, devrions-nous vraiment réfléchir à ce qui pourrait combler ce vide dans leur quotidien, comme vous semblez le penser ? L’ennui peut avoir des effets positifs. Quand les réseaux sociaux n’existaient pas, les jeunes savaient s’occuper, lire, même s’ils n’avaient pas accès à des activités extrascolaires du fait de leur catégorie sociale !

M. Mehdi Arfaoui. Notre intention n’est pas de protéger la place que les réseaux sociaux occupent dans la vie de jeunes, mais de montrer qu’ils se sont substitués à un ensemble de pratiques sociales. Supprimer, contrôler ou encadrer les réseaux nécessite de savoir ce qui s’y substituera. Il faut en particulier protéger l’accès à l’information et la possibilité d’interagir avec des camarades. En tant qu’adultes – parents, enseignants, autorités de régulation comme la Cnil, législateur… –, nous avons la responsabilité de leur proposer des substituts.

Le modèle d’interface de TikTok rend la plateforme attractive et séduisante. Pour rechercher de l’information ou interagir avec un proche, un jeune sera attiré par l’outil qui se présente comme le plus facile et agréable. Il faut en tenir compte dans la réflexion sur l’encadrement des réseaux, pour ne pas laisser un terrain vide.

L’ennui a certes des qualités. Il faut se réserver des moments d’ennui – si tant est que ce soit possible dans notre monde hyperconnecté –, mais des enfants nous ont confié qu’ils avaient difficilement accès aux transports et à des activités, si bien qu’ils se retrouvaient sur TikTok le samedi après-midi, quand la pluie les empêchait d’aller jouer dans le jardin. Souvent, leurs parents sont en situation précaire et peu disponibles. Devons-nous nous en mêler ? Si nous y voyons un problème global, social, il nous revient de comprendre pourquoi un enfant peut être dénué d’activité un samedi à 16 heures.

Nous avons rencontré 130 collégiens, et Jennifer Elbaz passe ses semaines dans des collèges. Je ne saurais quantifier la part de jeunes qui corrigent volontairement leur usage des réseaux sociaux, mais nous constatons un désintérêt indéniable à l’égard d’un ensemble de pratiques entre la sixième et la troisième. J’ai parlé du stigmate de TikTok, application qui fait massivement l’objet d’une désappropriation. Dans une classe, 40 % à 50 % des élèves peuvent avoir arrêté de la consulter. Il me paraît intéressant de vous livrer des commentaires déposés sur des vidéos YouTube qui parlent de TikTok : « J’ai 15 ans et j’ai enlevé TikTok et Instagram il y a environ un mois. Je peux constater plusieurs choses : je prends plus de plaisir pour les petites choses qui me paraissent normales ; je suis de meilleure humeur ; je sors plus de chez moi ; je fais mieux mes devoirs. Conclusion : TikTok est un poison » ; « Quand j’avais 10 ans, je voulais avoir TikTok comme mes amis, mais mes parents me l’ont interdit. Maintenant que j’ai 14 ans, je les remercie infiniment de me l’avoir interdit » ; « Perso, j’ai 14 ans, ça fait à peu près deux ans que je n’ai plus TikTok, je l’ai désinstallé moi-même parce que j’y passais trop de temps sans que ça m’apporte quelque chose ; j’étais vraiment pas bien à cette époque-là, depuis que je l’ai désinstallé ça va beaucoup mieux » ; « J’ai 14 ans et même si je n’ai jamais trop abusé de TikTok, Insta, etc., j’ai tout supprimé de mon téléphone et ça change ma vie : plus de temps pour réfléchir, plus de temps pour lire, pour pratiquer du sport. Maintenant je n’arrive même plus à rester dix minutes en swipe sans me dire : “Mais pourquoi je fais ça ?” » Il s’agit d’un phénomène collectif qui concerne une proportion non négligeable des enfants.

Au-delà du fait de quitter la plateforme, les collégiens abandonnent certaines pratiques. Un grand nombre d’entre eux nous ont dit : « À l’époque, j’étais fou, je postais ma tête sur TikTok ou sur Instagram ! » Ils ont compris ce que signifiait dévoiler son intimité en ligne. Lorsqu’on sensibilise des élèves de sixième ou de cinquième à ces risques, il faut être conscient qu’ils sont inscrits dans un processus d’apprentissage qui les conduira à faire des essais et des erreurs, puis à moduler leurs pratiques. Comme dans l’éducation et la parentalité, il faut laisser une marge d’autonomie, de liberté et d’expérience qui permet à l’enfant de se tromper et de développer des stratégies de protection.

Mme Jennifer Elbaz. Les jeunes identifient-ils les fake news ? Oui et non. Certains processus visant à les atteindre sont très fins, et les fake news sont difficiles à débusquer. Ils y parviennent davantage quand ils ont reçu une éducation aux médias et à l’information, dans leur établissement scolaire ou à la maison – il y a donc une inégalité en la matière.

Quant à leurs motivations, la plupart vont sur TikTok pour regarder des flux de vidéos qui concernent leurs intérêts premiers. Le genre entre en ligne de compte : les garçons visionnent des contenus qui concernent le football et les jeux vidéo – astuces de jeu, joueurs en train de faire une partie… Garçons et filles se rendent aussi sur TikTok pour s’amuser : beaucoup de vidéos les font rire, alors qu’ils vivent dans un environnement angoissant. Cela leur permet de décompresser.

Par quoi pourrait-on remplacer TikTok si son accès était limité ? Nous manquons d’un espace de réflexion sur les pratiques numériques. Nos enfants ont une vie numérique mais personne n’en parle avec eux. Ils n’en parlent pas à l’école – il n’y a pas de temps prévu pour cela – et ce n’est pas un sujet de discussion à la maison. Les seuls endroits où la question peut être abordée sont les espaces périscolaires et de médiation, notamment ceux qui sont animés par les extraordinaires acteurs de l’éducation populaire. Je recommanderais donc de créer un espace et un temps de réflexion sur les pratiques numériques, où nous pourrions inciter les jeunes à faire autre chose que de compulser les réseaux et les aider à mieux appréhender leur identité numérique : ai-je envie d’être en ligne ? Qu’est-ce que je dis de moi ? Comment je m’adresse aux autres ?

M. Jérôme Pacouret. Je dispose de données moins précises que les autres intervenants sur TikTok, mais je vous soumettrai quelques hypothèses susceptibles de nuancer certains de leurs propos.

Mme Allard a insisté sur l’enfermement, voire l’addiction que provoqueraient l’algorithme et les différentes boucles de TikTok. Dans la perspective de réguler les plateformes numériques et les réseaux sociaux, il faut être conscient que les usagers fréquentent plusieurs applications, sans s’enfermer dans l’une d’entre elles. De plus, les entreprises qui commercialisent les réseaux sociaux tendent à imiter les algorithmes concurrents et à mettre en place des dispositifs techniques de fidélisation de leur public. Je ne suis donc pas certain que des interventions ciblées uniquement sur TikTok puissent freiner le développement général d’algorithmes et de plateformes misant sur la fidélisation. Twitter et Instagram encouragent de plus en plus à rester sur leur plateforme plutôt qu’à aller visiter des sites extérieurs, par exemple. Il faut le prendre en considération.

Notre enquête ne comporte pas de données très précises sur les différents usages de TikTok et des réseaux sociaux dans leur ensemble, notamment ceux utilisés pour s’informer – je pourrai vous communiquer plus d’informations en complément de cette audition. Nous savons néanmoins qu’une petite moitié des jeunes utilisateurs de TikTok suit des médias d’information et des journalistes sur cette plateforme, à des degrés très divers.

Les discours sur les réseaux sociaux ont tendance à homogénéiser la jeunesse et à parler des jeunes utilisateurs d’un réseau comme d’une entité homogène. Cependant, si l’on s’intéresse à la diversité des usages de TikTok d’un point de vue sociologique, on observe que les jeunes générations ont des pratiques très variées selon leur niveau d’étude, leur genre, leur lieu de résidence et d’autres caractéristiques sociales qui constituent des déterminants classiques des variations des pratiques culturelles – ce qui vaut aussi pour les mineurs.

Il a été beaucoup question des contenus nuisibles pour les jeunes. Mais les jeunes suivent aussi largement sur TikTok des comptes tels que celui du Monde ou d’autres médias très légitimes. Est-ce le cas également des mineurs ? Nous ne le savons pas. Cependant, selon le niveau d’études de leurs parents et selon leur propre niveau scolaire, ils ont plus ou moins de chances d’être exposés à des contenus légitimes, de savoir distinguer les fausses informations des vraies et de s’informer, tout simplement. Selon une étude de M. Julien Boyadjian, le principal clivage dans l’usage que font les jeunes générations des réseaux sociaux se situe entre les étudiants de filières d’élites, souvent issus de classes sociales aisées, qui ont plus tendance à s’informer et à consulter des sources diversifiées, et ceux qui étudient dans des filières techniques, qui utilisent plutôt les réseaux sociaux à d’autres fins, écartant les contenus plus légitimes socialement. C’est pourquoi j’insiste sur l’extrême diversité dans l’usage des réseaux sociaux, qui varie en fonction de mécanismes bien connus.

Enfin, s’agissant des opinions négatives que les jeunes ont de TikTok – addiction, perte de temps… –, s’il est important de les entendre, il faut garder à l’esprit que leur point de vue sur les réseaux sociaux et sur leurs pratiques, notamment en matière d’information, est aussi construit par les adultes : différents acteurs comme vous et moi, des éditorialistes, des journalistes ou autres diffusent, pour diverses raisons, des idées très négatives sur les réseaux sociaux et leur impact en matière de santé, d’éducation ou de politique. Ces discours sur les méfaits des réseaux sociaux s’observent dans des espaces sociaux très variés, qui vont des repas en famille à la télévision. Par conséquent, les jeunes intériorisent l’approche des adultes sur les réseaux sociaux. D’un point de vue méthodologique, on pourrait se demander si le fait que des adultes viennent dans une classe recueillir la parole de jeunes adolescents sur leur manière d’utiliser internet ne produit pas un rapport spécifique par lequel le statut d’observateur inciterait les bons élèves, en particulier, à tenir le discours que les adultes attendent d’eux. Je voulais rappeler ces précautions.

Je ne me prononcerai pas directement sur l’opportunité d’interdire les réseaux sociaux ou d’empêcher qu’ils prennent une place prépondérante dans les pratiques culturelles des jeunes. Je rappelle simplement qu’à d’autres époques, le cinéma ou les jeux vidéo ont pu être considérés comme une perte de temps ou des sous-loisirs, mais pas une manière de se cultiver. Il faut donc garder cette profondeur historique en tête, pour ne pas passer à côté du fait que certains usages des réseaux sociaux deviendront probablement légitimes – cela s’observe déjà. D’autant que, pour répondre à une question posée tout à l’heure, il existe des usages en matière d’expression politique, artistique ou culturelle propres à TikTok ou à d’autres réseaux sociaux, pour des générations plus jeunes que les nôtres, qui appartiendront sans doute, d’ici à quelques décennies, au répertoire des pratiques culturelles légitimes.

Mme Laure Miller, rapporteure. Je comprends le raisonnement qui consiste à dire qu’interdire les réseaux sociaux conduirait aussi à ignorer des pratiques pertinentes et légitimes. Cela suppose de réussir à réguler et à contrôler la manière dont TikTok, en particulier, exploite sa plateforme. J’aimerais donc vous entendre sur la raison d’être économique de ces plateformes, qui n’ont aucun intérêt à faciliter la régulation et la modération que nous serions légitimement en droit de leur demander eu égard aux problèmes que posent certains contenus. Quelle piste serait efficace pour protéger nos enfants, sachant que la modération est pour l’instant toute relative ? Il est très facile de tomber sur des contenus qui ne devraient pas être diffusés. Le contrôle de l’âge n’est pas effectif, puisqu’il suffit de donner une fausse date de naissance et une fausse photographie pour accéder à la plateforme, et les contrôles a posteriori sont rares. Par conséquent, n’est-il pas illusoire de vouloir réguler un réseau social qui ne le veut pas de toute évidence ?

M. Jérôme Pacouret. Malheureusement, j’ai moins d’imagination en tant que régulateur que de savoir-faire sociologique. Je suis bien conscient que les entreprises qui commercialisent les réseaux sociaux sont aussi des acteurs politiquement et économiquement très puissants, qui résistent à toutes formes de régulation, qu’elles soient nationales ou internationales.

Si mon intervention visait en partie à protéger la liberté d’expression et de communication des jeunes sur les réseaux sociaux, elle n’est pas incompatible avec des formes de régulation. Certaines d’entre elles ont déjà été instaurées au niveau européen, comme la possibilité de désactiver l’algorithme de recommandation – disposition qui s’applique aussi à TikTok, même si elle est sans doute moins utilisée. Au-delà des efforts de pédagogie à mener pour apprendre aux jeunes à utiliser cette fonctionnalité, d’autres contraintes pourraient peser sur les algorithmes – pas seulement des contraintes de transparence, qui constituent des formes de régulation un peu molles et qui ont peu d’effets pratiques. Puisque les plateformes sont capables techniquement de désactiver leurs algorithmes de recommandation, elles pourraient aussi les ajuster en fonction de différents critères choisis par l’utilisateur, ses parents ou d’autres acteurs sociaux. Nous pourrions par exemple imaginer d’interdire aux réseaux sociaux d’utiliser les données qu’ils collectent sur les pratiques des mineurs afin de générer des phénomènes de fidélisation ou de dépendance. Cette piste mérite d’être examinée. Théoriquement, il est possible d’interdire aux plateformes d’utiliser ou de recueillir certaines données ; pourquoi ne pas envisager de le faire spécifiquement dans le cas des mineurs ?

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Nous n’avons jamais considéré que les réseaux sociaux étaient une perte de temps. Nous essayons de comprendre l’influence de TikTok et de l’ajuster, pour en limiter les dérives – même si j’ai bien noté qu’outre les fausses informations, certains jeunes y trouvent aussi de la culture et de l’information.

En novembre 2024, le collectif Algos Victima a porté plainte contre le réseau TikTok pour incitation au suicide ou à des tentatives de suicide auprès d’enfants de 15 ans, ce qui prouve bien que ce réseau a une influence négative sur certains publics.

Vous avez souligné, monsieur Arfaoui, que certains jeunes, en vieillissant, se forgent leur propre démarche intellectuelle. Cependant, on nous a expliqué ce matin que, depuis 2020, l’utilisation de TikTok a augmenté de 354 %. Nous devons donc chercher à mieux réguler la plateforme, puisque ce qui est fait actuellement est insuffisant. Il faut, certes, prêter attention au profil des utilisateurs et aux contenus auxquels ils ont accès, mais il faut aussi réguler davantage, puisque ces plateformes représentent une menace non seulement pour la santé mentale de nos enfants mais pour leur vie. Et si les réseaux sociaux permettent en effet une ouverture à la culture, notamment dans les territoires qui en sont dépourvus, j’ajouterai que de nombreuses communes et collectivités se battent pour offrir de la culture, sans compter les divers dispositifs qui existent tels que le pass culture ; il n’y a donc pas que les réseaux sociaux pour accéder à la culture.

Que pouvons-nous faire pour la petite proportion de jeunes qui ne disposent pas de suffisamment de recul pour analyser ce qu’ils regardent sur les réseaux et qui dérivent vers le suicide ou l’anorexie ? Nous avons pléthore d’exemples en la matière.

M. Jérôme Pacouret. Je ne connais pas tous les cas que vous évoquez, mais l’anorexie est un sujet intéressant, comme celui de la radicalisation politique. Des travaux sociologiques – je pense en particulier à ceux de Mme Muriel Darmon sur l’anorexie – tendent à relativiser l’effet propre des médias. En effet, ce n’est pas parce qu’ils servent de source d’information ou d’interactions pouvant participer d’une « carrière d’anorexie » – pour reprendre une formule employée en sociologie –, qu’ils sont la cause de ce processus, qui trouve bien d’autres déterminants sociaux ou familiaux. Cela ne veut pas dire non plus que l’État ne doit pas empêcher la diffusion de certains discours nuisibles ou restreindre leur dissémination. Les obligations de modération des contenus qui pèsent sur les plateformes peuvent sans doute être améliorées.

À cet égard, l’objectif de modérer 100 % des contenus des réseaux sociaux me semble illusoire, étant donné l’immense volume des discours et des vidéos qui y circulent. Néanmoins, compte tenu de l’échec des systèmes de modération et face aux dommages qu’entraîne la diffusion de certaines informations sur les réseaux sociaux, on pourrait envisager d’instaurer des mécanismes de réparation, pour que les plateformes soient tenues économiquement responsables des effets sociaux induits par la défaillance de la modération et financent ces réparations, selon des modalités fixées par l’État ou d’autres acteurs sociaux.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). En tant que médecin, je ne pense pas que les médias ne soient en rien responsables. Dès lors que TikTok diffuse une vidéo qui explique comment se faire vomir, elle a une influence négative : en quelques minutes, les gamines savent comment faire, ce qui constitue un grave danger.

M. Mehdi Arfaoui. Je souhaite répondre rapidement à M. Pacouret sur la méthodologie. L’objectif de notre enquête était de rapporter les propos des adolescents. Nous intégrons bien sûr dans notre méthodologie les constats et les limites d’une telle démarche, y compris le rapport de subordination qui se crée forcément dans les interactions. C’est pourquoi, dans les extraits que j’ai lus, j’ai retenu des commentaires écrits spontanément par des enfants sur internet. Nous sommes conscients que les adolescents intègrent les discours des adultes sur les méfaits des réseaux sociaux, et qu’il existe de nombreuses inégalités au sein des jeunes – nous les documentons dans nos travaux. Ne laissons donc pas penser que nous serions passés à côté de ces énormes éléphants méthodologiques.

Nous n’affirmons pas non plus que tous les adolescents veulent quitter TikTok. En revanche, nous constatons que certaines populations expriment des velléités de désappropriation de certains réseaux sociaux. En tant qu’adultes qui réfléchissent auprès d’eux, nous pourrions nous appuyer sur ces étapes de désappropriation pour les y aider. Tel est l’objectif, même s’ils ne sont qu’une minorité.

Notre propos n’est pas d’interdire ou de réguler 100 % des contenus ; ce serait illusoire. Néanmoins, si on fait preuve d’un peu d’imagination, des outils de régulation sont possibles. De nombreux chercheurs, en particulier Mme Célia Zolynski, réfléchissent par exemple au droit au paramétrage : il s’agit de permettre à l’utilisateur d’intervenir sur les paramètres utilisés par l’algorithme pour lui proposer des contenus. Cela fait partie des idées très intéressantes, et je vous encourage à lire les travaux de Mme Zolynski à ce sujet.

Il convient d’évoquer également la manière dont certaines applications recourent à des techniques ludiques pour stimuler les interactions – on parle de gamification. Pour vous donner un exemple parlant, Snapchat utilise un système de flammes, c’est-à-dire de points qui augmentent en fonction du nombre d’interactions quotidiennes sur l’application. Si vous n’avez pas d’interactions pendant une journée, vos points diminuent drastiquement et vous devez payer pour les récupérer, en souscrivant à un compte Premium ou autre – je connais assez mal le modèle économique, mais vous comprenez l’idée. Par ce système, on incite donc à utiliser davantage la plateforme et à fournir des données personnelles – puisqu’une interaction constitue une donnée personnelle –, sous peine de perdre potentiellement des points. Snapchat est une application essentielle dans les interactions entre adolescents et je suis favorable à ce qu’ils conservent ce genre d’espaces pour s’exprimer et créer du lien. En revanche, l’application a-t-elle besoin d’être combinée à des modalités d’interaction très incitatives qui poussent à communiquer pour gagner des points ? Je n’en suis pas sûr et je pense qu’il y a là des marges de régulation – c’est une opinion personnelle et je ne parle pas ici au nom de la Cnil.

M. le président Arthur Delaporte. Nous sommes conscients des biais méthodologiques qui existent lorsqu’on s’adresse à des jeunes : leur parole est construite, tout comme celle des adultes ; nous sommes les uns et les autres le reflet de constructions sociales, y compris en fonction des partis politiques auxquels nous appartenons, qui ne partagent pas le même corpus et dont nous sommes imprégnés.

Cela étant dit, au-delà de l’idée d’interdire certains contenus, avez-vous cherché à savoir auprès des jeunes interrogés s’ils étaient exposés à des contenus choquants et, si oui, quels étaient ceux qui revenaient le plus souvent ? Citent-ils certains influenceurs en particulier ? Nous partageons le constat général sur le rôle de l’algorithme, mais nous souhaiterions entrer davantage dans le détail et savoir ce que vous avez remarqué concrètement.

Mme Jennifer Elbaz. Lorsque nous nous rendons dans une classe pour informer et sensibiliser les élèves, nous avançons une sorte de carte joker, puisque nous sommes des intervenants extérieurs ne connaissant pas directement les enfants ; nous ne sommes ni l’enseignant qu’ils côtoient tous les jours ni un membre de la famille. Cette carte nous permet d’installer très rapidement un climat de confiance, de poser des questions et d’interagir avec les enfants, qui nous répondent librement, même si l’enseignant est dans la pièce.

S’agissant de l’accès aux contenus choquants, quasiment 100 % des enfants qui consultent seuls des plateformes diffusant des vidéos – réseaux sociaux, sites de jeux vidéo sur lesquels ils sont identifiés… – ont été confrontés à des contenus choquants. Le souci est que très peu d’entre eux ont l’occasion d’en parler à quelqu’un, car ils n’ont pas la notion de l’adulte de confiance. Ils n’ont pas conscience qu’en tant qu’enfants, ils ont des droits, dont celui de grandir dans un environnement bienveillant et d’être exemptés de visionner ce genre d’images. De ce fait, ils n’ont pas la possibilité de réguler leurs émotions et gardent pour eux toute la colère ou toute la tristesse ressenties face à ces contenus, sans pouvoir les partager avec personne, ni avec des amis, ni avec la famille, ni avec le corps enseignant qui fait pourtant partie des adultes de confiance possibles.

Donc, oui, nos enfants ont accès massivement, dès qu’ils sont connectés, à des contenus choquants divers et variés : violences d’adultes à adultes, d’adultes à enfants, d’enfants ou d’adultes à animaux également. Évidemment, ces contenus les choquent et ils ont envie d’en parler.

M. Mehdi Arfaoui. La faculté pour les enfants de parler des contenus choquants qu’ils ont vus en ligne est très inégalement répartie socialement. J’expliquais tout à l’heure que les parents sont souvent sur une ligne de crête, notamment en matière de numérique : ils doivent à la fois laisser une marge d’autonomie et de liberté à leurs enfants et, dans le même temps, être présents ; ils doivent fixer des règles pour encadrer, tout en restant suffisamment souples pour en discuter. Élaborer avec l’enfant un cadre d’interactions aussi sain et subtil, qui laisse de la liberté et un canal ouvert, est très chronophage et nécessite du temps et des ressources. Or toutes les familles n’en sont pas dotées de la même manière. Si 100 % des enfants sont exposés à des contenus violents, certains bénéficient d’un cadre bienveillant pour en parler à la maison, livrer leurs émotions, comprendre qu’une telle exposition n’est pas normale et qu’elle peut être évitée en paramétrant son téléphone différemment, tandis que d’autres n’ont pas cette possibilité. Il faut être conscient de ces inégalités sociales.

M. Jérôme Pacouret. Dans le cadre de notre étude, nous n’avons pas posé de questions spécifiques sur les contenus violents, offensants ou autres. En revanche, nous avons constaté que les 18-24 ans étaient surexposés non seulement aux fausses informations mais aussi à des discours offensants ou discriminants à l’égard de personnes ou de groupes sociaux ; cela concerne près de la moitié des jeunes, sans qu’il y ait un effet propre à TikTok. C’est énorme. Autre chiffre préoccupant : 20 % des jeunes utilisateurs de TikTok interrogés ont été personnellement la cible de discours dévalorisants, discriminants, haineux ou ont été harcelés au moins une fois par mois lors d’une période récente.

Ces types de discours peuvent avoir des origines variées. Plutôt que de les considérer comme des phénomènes naturels émanant des utilisateurs de TikTok ou d’autres réseaux sociaux, il serait intéressant de réfléchir à la professionnalisation des discours de haine qui circulent sur les réseaux. Je n’ai pas étudié le cas spécifique de TikTok mais, dans le cadre d’une étude portant sur la chaîne YouTube du magazine Valeurs actuelles, j’ai été amené à consulter des contenus racistes, violents ou politiquement problématiques, dont certains auteurs ont été poursuivis en justice. On observe une forme de professionnalisation des discours de haine, de même qu’il y a une professionnalisation des youtubeurs et des tiktokeurs qui vendent leurs services et représentent souvent des sources importantes de fausses informations ou de discours néfastes. Réfléchir à la professionnalisation de ces idéologues pourrait permettre de mieux lutter contre ces mauvais discours.

Il faudrait peut-être penser la régulation des réseaux sociaux sur le modèle de la loi relative à la liberté de la presse, en vertu de laquelle les auteurs comme les éditeurs peuvent être poursuivis en cas de discours illégaux. Il faudrait réfléchir à une double responsabilisation des plateformes et des producteurs de contenus nuisibles et aux poursuites ou aux contraintes que nous pourrions leur imposer.

M. le président Arthur Delaporte. Cette responsabilisation existe déjà – la Cnil pourra éventuellement compléter vos propos sur ce point.

Vous avez évoqué, madame Elbaz, des contenus présentant des violences d’adultes à adultes, d’adultes à enfants ou encore d’adultes à animaux, mais vous n’avez pas mentionné les contenus à caractère pornographique ou pédopornographique. Constatez-vous une spécificité de l’exposition à certains types de contenus choquants sur TikTok, ou tous les réseaux sociaux sont-ils concernés ?

Mme Jennifer Elbaz. Malgré notre position d’intervenants extérieurs qui nous permet de gagner une forme de confiance, les enfants restent très mutiques quant aux contenus à caractère sexuel. Par ailleurs, les contenus violents leur parviennent depuis n’importe quelle plateforme et nous n’avons pas constaté de spécificité propre à TikTok. En revanche, TikTok sait très bien faire entrer de nouvelles idées dans l’esprit des enfants, ce qui n’est pas forcément le cas de toutes les plateformes. Typiquement, pour vous donner un exemple d’idée instillée par la plateforme, il y a celle qui consiste à démonter la lame de son taille-crayon pour se scarifier.

M. le président Arthur Delaporte. Cet exemple a-t-il été mentionné à plusieurs reprises ? Pouvez-vous nous en donner d’autres ?

Mme Jennifer Elbaz. Lorsque nous avons commencé l’étude, tous les enfants racontaient avoir vu sur TikTok la vidéo d’un chat passé au mixeur. La plupart du temps, ils n’en avaient jamais parlé avec qui que ce soit, pas même avec leurs camarades, et ils découvraient ensemble qu’ils avaient tous vu la même vidéo. Ce genre de contenus circule très bien parmi les enfants.

M. Mehdi Arfaoui. Nous ne manquons pas de textes de loi en matière de responsabilisation. Pour la Cnil, ce qui fait défaut, ce ne sont pas les textes juridiques ni les dispositifs, mais un cadre uniformisé offrant une plus grande cohérence et une meilleure lisibilité. Des modèles existent, notamment dans la presse, pour lutter contre le risque de diffusion de certains contenus. J’insiste aussi sur un point : les autorités judiciaires et administratives manquent davantage de moyens que de textes de loi. Mieux vaudrait donc accroître les moyens plutôt que de procéder à une inflation législative.

M. le président Arthur Delaporte. La question des moyens se posera bien évidemment à la fin de nos travaux. Nous nous intéressons d’abord aux constats et nous réfléchirons ensuite à la manière d’y répondre. Nous aurons donc l’occasion d’auditionner de nouveau la Cnil, notamment sur ces enjeux de moyens.

M. Arnaud Saint-Martin. Je vous remercie pour ce travail d’objectivation à froid. Nous mesurons bien l’apport des sciences sociales dans ce genre de débats, notamment sur les pratiques culturelles qui suscitent parfois une panique morale, avec une forme de surenchère rhétorique ou manipulatoire qui construit des problèmes publics. Il est donc nécessaire d’aller à la source, d’enquêter et de recueillir la parole de la jeunesse, des jeunesses même, qu’il faut aborder avec tact et prudence au vu de leur grande fragmentation – vous en avez fait preuve et c’est très important.

Je n’ai pas de question précise à poser, mais je voulais dire que j’ai beaucoup appris sur ces pratiques culturelles. J’ai eu l’occasion de rencontrer moi-même dans ma circonscription, pendant les vacances scolaires, des jeunes de plusieurs générations, dont des très jeunes qui zonaient et étaient clairement désœuvrés. Nous avons eu des interactions un peu bizarres, médiées par le téléphone, au cours desquelles ils m’ont montré des flux de contenus sur TikTok qui témoignaient aussi de leur mal-être : il y était question de violences policières, d’oisiveté, du sentiment de relégation ou encore du désœuvrement de la jeunesse. Cela raconte quelque chose de la manière dont ils construisent leur rapport à l’autre, sachant qu’ils étaient en vase clos et s’embêtaient lourdement. Nous avons eu une discussion complètement improvisée, qui est devenue une enquête sociologique sauvage. Cela en dit long sur la manière dont ils construisent leur rapport à l’extérieur, lui aussi médié par cet artefact qui les capte complètement – la notion de captologie évoquée par Mme Allard est, sur ce point, intéressante. Eux-mêmes m’observaient pendant que je les observais, car ils avaient bien compris que j’étais là pour recueillir quelque chose – nous sommes, nous aussi, le reflet d’une construction sociale, comme l’a rappelé M. Delaporte. Ce n’est pas un hasard si notre questionnement arrive maintenant ; nous sommes pleins de biais.

Il est donc important de poser les constats de façon raisonnée, en dégonflant les baudruches et en comparant les plateformes – je sais que je n’ai pas emporté décision sur ce point –, car les jeunes sont aspirés par plusieurs flux concomitants et sont hypersollicités. Je retiens ce qu’a souligné M. Arfaoui, qui est très important : il y a des moments où ils ne sont pas occupés et où ces plateformes les bouffent littéralement, les heurtent et les aspirent dans un flux permanent. Il est important de réfléchir aux modalités de collecte de leur parole et de les écouter, d’une façon ou d’une autre. Il faut davantage enclencher une sociologie de la jeunesse qu’une sociologie du numérique, en s’intéressant en particulier aux modes de socialisation – vous avez évoqué les travaux de M. Darmon à ce sujet. C’est important, parce que nous avons affaire à des enfants d’une grande variété sociale, culturelle et géographique, qui ont des pratiques culturelles différentes. C’est pourquoi le travail de constat que vous menez est très précieux et je voulais souligner l’importance d’écouter les chercheurs.

M. le président Arthur Delaporte. Nous partageons les propos de M. Saint-Martin qui est à la fois législateur et sociologue, ce qui permet d’ouvrir des perspectives. Même si l’objectif n’est pas de rédiger une thèse sur les effets sociologiques de TikTok, nous voulons partir des travaux des sociologues pour éclairer notre compréhension globale. C’est pourquoi il était important de commencer par réfléchir ensemble aux biais de perception que nous avons tous, adultes, enfants et parents. Je vous remercie pour ces échanges très précieux.

 

 

La séance s’achève à seize heures trente-cinq.


Membres présents ou excusés

Présents. M. Pouria Amirshahi, Mme Josiane Corneloup, M. Arthur Delaporte, M. Guillaume Gouffier Valente, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Claire Marais-Beuil, M. Kévin Mauvieux, Mme Laure Miller, Mme Constance de Pélichy, M. Arnaud Saint-Martin, M. Stéphane Vojetta

Excusés.  Mme Christelle D'Intorni, Mme Isabelle Rauch