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N° 583
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 novembre 2024.
PROPOSITION DE LOI
relative à l’amnistie des gilets jaunes et la publication des cahiers d’expression libre issus du grand débat national de 2020,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
M. Arnaud LE GALL, Mme Mathilde PANOT, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER, Mme Mereana REID ARBELOT, Mme Marie POCHON, M. François RUFFIN,
députés et députées.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le 17 novembre 2018 a débuté en France le mouvement dit des « Gilets jaunes ». Le déclencheur immédiat était l’augmentation du prix des carburants issue de la hausse de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Mais ce mouvement, apparu de manière spontanée à une échelle immédiatement nationale, a dès le départ cristallisé les colères envers l’injustice fiscale, la hausse du coût de la vie, la disparition des services publics de proximité ou des institutions perçues comme insuffisamment démocratiques. Les Gilets jaunes ont été le symptôme d’une crise structurelle majeure, économique, sociale et démocratique. Cette colère du peuple s’est concrétisée par la dénonciation du mépris « des puissants » qui, comme le rappelle l’historien Gérard Noiriel, est un ressort permanent des révoltes populaires. Le 17 novembre 2018 a bien marqué le premier acte d’une révolte populaire et non d’un simple « mouvement social ».
C’est la raison pour laquelle les Gilets jaunes ont immédiatement fait l’objet d’un traitement hors norme. L’État a eu recours à des méthodes de répression et de restriction des libertés participant d’une criminalisation indiscriminée des manifestant·es largement documentée et dénoncée par plusieurs organisations et institutions. Première illustration de cet état de fait : l’impossibilité de trouver des données exhaustives et consolidées de la part de l’État. Ainsi, l’Inspection générale de la Police nationale ne répertorie les victimes qu’à condition que celles-ci soient constatées par un médecin-légiste d’une part et, d’autre part, que ce dernier leur ait prescrit une incapacité totale de travail pour une durée de neuf jours. Or à l’époque les craintes de fichage des manifestant·es hospitalisé·es avaient été assez sérieuses pour pousser l’Ordre des médecins à saisir le ministère de la santé et la Commission nationale de l’informatique et des libertés, et le Sénat à auditionner la ministre de la santé. Par conséquent, beaucoup de personnes hospitalisées n’ont pas fait constater leurs blessures par un médecin habilité. Les données de l’Etat excluent donc toutes les victimes n’ayant pas souhaité se déclarer par crainte de fichage.
Il faut dès lors s’en remettre au recueil réalisé par des organismes indépendants. Selon un rapport de 2020 d’Amnesty International, entre le 17 novembre 2018 et le 12 juillet 2019, phase la plus intense de la révolte, 11 203 personnes ont été placées en garde à vue pour leur participation à des manifestations des Gilets jaunes, 5 241 ont été poursuivies, et 3 204 condamnations ont été prononcées, dont 403 avec mandat de dépôt. Toujours selon ce rapport, 20 280 personnes ont été déclarées coupables d’outrage à l’encontre de personnes dépositaires de l’ordre public pendant une manifestation. 1 192 personnes ont été déclarées coupables de « participation à un groupement en vue de la préparation de violences » et, finalement, 4 122 personnes ont vu leurs droits de circulation et de liberté de réunion restreints en amont de manifestations.
Par ailleurs, ce même rapport souligne que 2 945 participants ont été blessés dans le cadre de ces manifestations, chiffres émanant du ministère de l’intérieur lui-même. L’usage disproportionné et indiscriminé de la force, à travers l’utilisation de grenades explosives GLI-F4 et de lanceurs de balles LBD40, condamné à plusieurs reprises par l’Organisation des Nations-Unies, a causé de nombreuses blessures graves. A l’image de Laurent Thignes, neurochirurgien au CHRU de Besançon, les médecins alertaient également sur le fait que ces armes caus[ai]ent des lésions de guerre. Plus de 40 personnes ont perdu l’usage partiel ou total d’un œil. 32 ont été éborgnés. Cinq mains ont été arrachées. Onze personnes ont perdu la vie en marge des manifestations et occupations de ronds-points, dont une est décédée des suites de ses blessures après l’explosion d’une grenade l’ayant touchée… alors qu’elle se trouvait dans son appartement.
Un tel degré de répression des mouvements sociaux est inédit à l’échelle de l’Union européenne. Dans un ouvrage sur le traitement judiciaire des violences policières publié en 2024, Anne-Sophie Simpère mobilise les travaux de Sebastian Roché. Le politologue montre que « le nombre de décès causés par la police en France est plus important qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne. Entre 2008 et 2018, par exemple, il y a 9,8 tué·es par an en Allemagne en moyenne contre 16,3 en France, alors même que la population allemande est bien plus importante ».
De fait, cette disproportion dans l’usage de la force a été constatée au-delà des soutiens nationaux des Gilets jaunes. Ainsi, le 14 février 2019, le Parlement européen, dont la composition politique rappelle qu’il ne soutenait pas nécessairement les revendications politiques, sociales et fiscales des Gilets jaunes, a pourtant adopté une résolution portant « sur le droit à manifester pacifiquement et l’usage proportionné de la force ». Cette résolution visait particulièrement les États membres ayant « restreint le droit à manifester et recouru de manière excessive à la force ». Elle invitait « les États membres à veiller à ce que le recours à la force par les services répressifs soit toujours légal, proportionné et nécessaire, et qu’il ait lieu en ultime recours et à ce qu’il préserve la vie et l’intégrité physique des personnes ».
Le même jour, un groupe d’experts des droits humains des Nations unies est également revenu sur les atteintes aux droits des manifestants en France, ciblant notamment « l’interdiction administrative de manifester, l’établissement de contrôles supplémentaires pour les manifestants, ou l’imposition de lourdes sanctions », vues comme des entraves à la liberté de manifester. Au total, Anne-Sophie Simpère rappelle qu’entre « 2017 et 2020, la France a été condamnée à cinq reprises par la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires de violences policières, là où les juridictions nationales avaient prononcé des non-lieux ».
Enfin, les troubles psychiques sont consubstantiels des blessures physiques infligées aux manifestant·es. Ils s’impriment durablement dans la vie des gens, au-delà de la période de guérison – lorsque celle-ci est possible, puisqu’une main, un pied, un œil arrachés, ne repoussent pas. Comme d’autres médecins ou praticiens cliniciens, Thomas Cuvelier, psychologue, a consacré un article à cette dimension traumatique intitulé « Gueules cassées 2020 : traumatisme au temps des armes à létalité réduite ». Il y documente, à l’appui de témoignages recueillis au moment des manifestations, les traumatismes que constituent les blessures physiques infligées par la Police. Il y est notamment rappelé que « perdre un œil, (...) ça bouleverse une vie. C’est un drame humain qui va au-delà de la blessure corporelle », et qu’au moment de l’impact, s’il n’est pas immédiatement suivi d’une perte de connaissance, les victimes connaissent souvent « la surprise (l’effroi), la sidération, et la vision de la mort ». Ce sont là « trois signes cliniques typiques d’une rencontre traumatique avec le réel ». Or, selon l’auteur, le choc produit par ces armes « tend à paralyser toute capacité de résister et à neutraliser toute défense ». L’effet traumatique et paralysant concerne également les témoins de tels actes. La répression poursuit bien un objectif politique au-delà de la séquence lors de laquelle elle est mise en œuvre. Il s’agit de discipliner, par la force, les citoyen·nes et de les décourager d’exercer le droit fondamental qu’est celui de manifester. Autrement dit, de faire du peuple souverain un peuple qui se tient sage.
L’amnistie : outil de reconnaissance d’une révolte populaire et de réconciliation entre l’État et les citoyen.nes
Dans un souci de renforcer un contrat social altéré et de contribuer à redonner à nos concitoyen.nes confiance dans l’action politique, le premier article de cette proposition de loi prévoit donc le principe de l’amnistie des Gilets jaunes condamnés.
Stéphane Gacon, historien spécialiste de l’amnistie dans l’histoire de France, rappelle que l’amnistie est un « geste symbolique de réconciliation sociale, ou, pour être plus précis, de réconciliation civique ». Procédure exceptionnelle répondant à une situation exceptionnelle marquée notamment par une répression débordant le cadre fixé par les droits fondamentaux, l’amnistie est donc un choix politique assumé de réconciliation. C’est pourquoi elle fut prononcée à plusieurs reprises dans l’histoire de la République, à la suite de la Commune, de la Seconde guerre mondiale, de la Guerre d’Algérie ou de Mai 1968 par exemple.
Voter le principe de l’amnistie ne revient pas à décider en amont de chaque cas. D’une part, les statistiques ne sont pas consolidées quant au nombre et à la nature des condamnations et sanctions appliquées à l’encontre des Gilets jaunes. D’autre part, l’amnistie doit s’appliquer aux condamnations et sanctions liées à la simple participation au mouvement des Gilets jaunes. Par exemple, une condamnation pour propos racistes, n’étant donc pas liée à la participation aux actions des Gilets jaunes en tant que telles ne saurait entrer dans le champ de l’amnistie.
Le dispositif de cette proposition de Loi prévoit donc la création d’une commission chargée de la mise en œuvre de l’amnistie à travers l’instruction individuelle des dossiers déposés par les Gilets jaunes condamnés requérants.
Publier les cahiers d’expression libre issus du Grand débat national : une promesse présidentielle et une reconnaissance du caractère démocratique des revendications des citoyens
Dans le cadre des manifestations et occupations de ronds-points, les Gilets jaunes ont rédigé des cahiers d’expression libre rappelant les Cahiers de doléances de 1789. Cette pratique a été institutionnalisée sur proposition de l’Association des maires ruraux de France, conscients de l’impasse de la seule répression. Le Président de la République a lui-même reconnu officiellement l’utilité de ces cahiers, mis à disposition des Françaises et Français entre janvier et mars 2019 dans le cadre du « Grand débat national » promu par l’Élysée. Il s’est alors engagé à ce que ces cahiers soient publiés en l’état à l’issue du « Grand débat ». Pourtant, près de six ans plus tard, les 19 899 cahiers contenant 217 910 propositions citoyennes (à quoi il faut ajouter pas loin de 30 000 courriers adressés directement à l’Élysée ou à Matignon) n’ont jamais été mis en ligne, alors que ce sont en tout 1 932 884 français qui ont participé au Grand débat pour lequel le Président Macron s’était engagé à restituer aux français ce « trésor national » et « tirer toutes les conclusions » de cette consultation inédite pour « bâtir un nouveau contrat pour la nation ».
Le gouvernement, seul tributaire de sa décision de mettre en place et publier cet outil d’expression populaire et de participation politique direct, avait la possibilité de le transformer en un véritable outil démocratique s’inscrivant dans la continuité de la Révolution française. En 1789, les Cahiers de doléance ont participé à l’abolition des privilèges et des droits féodaux, votée à l’unanimité par les députés membres de la constituante le 4 août 1789. Cet acte constitue le premier marqueur d’une République fondée sur l’égalité des droits. Plus de deux siècles plus tard, ce moment fondateur continue d’imprégner le contrat social entre l’État et les citoyens composant le peuple souverain.
À la fin du 19e siècle, après des décennies de lutte entre partisans et adversaires de la République, les plus fervents républicains avaient compris l’importance de ce moment fondateur pour renforcer dans la mémoire collective l’idée républicaine et garantir l’implantation de ce régime en France. C’est dans ce but que l’Assemblée nationale, sous l’impulsion de Jean Jaurès, entreprit fin 1903 la recherche et la publication des cahiers de doléances de 1789.
Par-delà les différences évidentes de contexte entre 1789 et la révolte des Gilets jaunes, la mise en ligne des cahiers d’expression libre des Gilets jaunes, initialement promise par le Président de la République, serait de nature à atténuer l’érosion de la confiance de millions de nos concitoyen.nes dans des institutions dont ils et elles ont le sentiment qu’elles ne tiennent ni leurs promesses, ni aucun compte de leurs problèmes et revendications.
Un premier travail de restitution des doléances a été effectué par le collectif « Le vrai débat », à l’origine d’une consultation en ligne ayant abouti sur la publication d’un livret regroupant les propositions essentielles en faveur du renouveau démocratique en France. Toutefois, pour les raisons mentionnées ci-dessus, la publication par l’État des doléances des citoyen.nes est une nécessité. Si certaines contributions envoyées par voie postale et ajoutées ultérieurement aux Cahiers peuvent poser des questions de protection des données personnelles (RGPD), l’accès à celles déposées directement en mairie, sur des registres ouverts et consultables par toutes et tous, devrait être libre et sans aucune restriction. A ce stade, il n’en est rien, au contraire. Les textes déposés par les citoyen·nes ne sont accessibles qu’après en avoir fait la demande aux services d’archives. Quant à ceux arrivées sous pli, ils ne sont tout simplement pas disponibles, sauf à demander une dérogation auprès des services du Premier ministre. Pourtant, dans le contexte précis qui était celui de la rédaction des cahiers de doléances, plusieurs chercheur·ses considèrent que le fait même de déposer des récriminations, via un registre ou via un courrier, constitue une acceptation tacite des contributeur·ices d’abandon de leurs données personnelles.
Par ailleurs, plusieurs collectifs de chercheur·ses se sont attelé·es à travail fin d’analyse des cahiers. Cependant, leurs modalités actuelles de stockage ne permettent pas une exploitation optimale pour la recherche scientifique, comme le Président de la République s’y était également engagé.
Enfin, la publication intégrale des cahiers relève d’un enjeu démocratique. En effet, le Premier ministre Michel Barnier a récemment déclaré qu’il allait présenter un « Plan de réforme à cinq ans » inspiré des doléances déposées par les Gilets jaunes. On sait, grâce aux travaux d’analyse déjà réalisés par les chercheur·es, que les contributions ont très majoritairement porté sur des revendications de justice fiscale, sociale et démocratique (via le Référendum d’initiative citoyenne par exemple) à rebours du discours dominant qui tend à placer la sécurité comme sujet principal de préoccupation des Français·es.
Dès lors, le fait que la consultation des cahiers n’ait pas été rendue publique en amont de l’usage qu’annonce en faire l’actuel Premier ministre pose un problème. En effet, comment avoir la garantie que celui-ci va bien mobiliser les réclamations évoquées ci-dessus ?
C’est pourquoi le second article de cette proposition de loi demande la mise en œuvre de la promesse présidentielle de publication des cahiers d’expression libre issus du Grand débat national.
Soyons à l’avant-garde de notre démocratie.
Le présent texte repose sur trois articles. Le premier propose la mise en place d’une commission d’amnistie afin de statuer, de façon individuelle, sur les demandes en ce sens. Le deuxième traite de la mise en ligne des cahiers de libre expression. Le troisième gage financièrement la loi.
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proposition de loi
Article 1er
Une commission d’amnistie des infractions et sanctions prononcées entre le 17 novembre 2018 et le 31 janvier 2020 dans le cadre des manifestations des gilets jaunes est créée. La commission est chargée de l’instruction des dossiers déposés par les requérants. Au plus tard le 31 octobre 2025, la commission rend les recommandations nécessaires à l’élaboration d’une loi portant amnistie.
Article 2
Les cahiers d’expression libre rédigés entre le 15 janvier et le 13 mars 2020 sont mis en ligne. Cette mise en ligne se fait selon des modalités conformes aux critères d’exploitation de la recherche scientifique et d’accessibilité au grand public sur le site du grand débat national, ou toute autre plateforme numérique. La publication des cahiers d’expression libre doit également garantir la possibilité pour un public éloigné du numérique de prendre connaissance et accéder à ces documents via tout autre moyen de consultation.
Article 3
La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la majoration de l’impôt sur la fortune immobilière.