N° 1293

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 avril 2025.

PROPOSITION DE LOI

visant à interdire l’élevage de poulpes sur le territoire français,

(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Aymeric CARON,

député.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Les poulpes sont étonnamment intelligents, capables de résoudre des problèmes complexes, parfois en utilisant des outils. Les scientifiques étudient la relation entre leur changement de couleur et leurs émotions. Lorsque j’ai appris que des entreprises espagnoles prévoyaient d’emprisonner ces créatures sensibles et fascinantes dans des "fermes à poulpes", j’ai été profondément bouleversée. Ces fermes seront incapables de fournir les conditions dont les poulpes ont besoin et qu’ils méritent et causeront inévitablement un niveau de souffrance que nous savons maintenant inacceptable. (…) Pour des raisons éthiques, nous devons agir maintenant. »

Dr. Jane Goodall

Les poulpes sont des céphalopodes apparus il y a 300 millions d’années, bien avant l’homme. Capturés à l’état sauvage, ces animaux sont consommés dans le monde entier. En Europe, 130 000 tonnes de poulpe sauvage sont consommées chaque année, et la demande ne cesse de croître.

Pour répondre à cette demande, plusieurs projets d’élevages de poulpes ont été annoncés au Mexique, au Japon, et en Espagne notamment. Mais cette nouvelle lubie anthropocentrée est consternante, pour des raisons écologiques et éthiques : les poulpes sont des animaux d’une sensibilité et d’une intelligente hautes, comme l’a reconnu officiellement le Royaume‑Uni en 2022 ([1]). Ils apprennent de leurs sens et en observant leurs congénères, savent traiter des informations, adaptent leur comportement en fonction de ces informations, et disposent d’une mémoire à long terme. Les poulpes ne possèdent pas moins de neuf cerveaux : une unité centrale située au niveau de la tête, dans laquelle on peut distinguer des lobes qui gèrent des fonctions précises (d’analyse de l’environnement, fonctions motrices…) et un dans chaque tentacule, indépendants les uns des autres. Les chercheurs ont démontré leurs facultés cognitives hors du commun : les poulpes sont capables d’effectuer des tâches complexes comme ouvrir le couvercle d’un pot ou utiliser des outils. Des chercheurs brésiliens qui se sont intéressés à leur sommeil, ont également émis l’hypothèse qu’ils pouvaient rêver.

Annoncé en 2022, le projet de l’entreprise espagnole Nueva Pescanova d’implanter aux Canaries une ferme de 52 000 mètres carrés, consiste à « élever » et tuer près d’un million de poulpes par an. Ces animaux solitaires, habitués à l’obscurité, seraient maintenus dans des bassins avec des congénères, parfois sous une lumière constante. À l’occasion de la journée mondiale des poulpes, 90 organisations non gouvernementales (ONG) et experts ont demandé dans une lettre conjointe au gouvernement espagnol de cesser de financer et de développer ce type de fermes d’élevage.

En effet, les poulpes ne sont pas adaptés à l’élevage, comme l’explique un rapport de CIWF de 2021 : étant très solitaires par nature, les poulpes « souffrent du surpeuplement et de densités d’élevage élevées, typiques des systèmes d’élevage industriel. Cette situation peut aboutir à un fort malêtre qui génère un risque d’agressivité et de territorialisme pouvant entraîner des cas de cannibalisme » ([2]). Ainsi, rassembler autant de poulpes dans des bassins, où ils souffriraient de promiscuité, aboutirait nécessairement à un taux de mortalité extrêmement élevé.

Les poulpes sont en effet des animaux sentients, capables de ressentir la douleur, la souffrance, l’angoisse, l’ennui ou la joie. Une étude de la London School of Economics ([3]) a démontré que les conditions de l’élevage intensif provoqueraient chez ces animaux une détresse psychologique pouvant mener à la dépression, l’anorexie ou même l’automutilation. En effet, leur captivité dans des endroits exigus les empêcherait d’explorer, d’être stimulés intellectuellement en l’absence d’objets à manipuler et de proies à chasser. Les éleveurs seraient donc contraints de leur apporter des proies vivantes, ce qui induirait d’autres maltraitances vis‑à‑vis des animaux utilisés comme des proies. Les rédacteurs de l’étude y indiquent être « convaincus qu’un élevage de poulpes respectant leur bienêtre est impossible », suggérant de considérer « une interdiction de l’importation de poulpes élevés ». L’élevage de poulpes est d’ailleurs déjà interdit dans l’État de Washington depuis 2024, et en Californie, qui a également interdit l’importation de poulpes issus d’élevages.

Par ailleurs, l’élevage de poulpes ne règlerait rien au problème de la surpêche, bien au contraire : il faudrait pêcher du poisson en masse pour l’amener vivant aux populations de poulpes. Or, « l’élevage intensif est responsable de la majeure partie de la surpêche dans nos océans menacés. Environ 20 à 25 % des poissons sauvages pêchés sont utilisés pour produire de la farine et de l’huile de poisson qui composent l’alimentation des poissons carnivores en élevage » affirme CIWF dans son rapport dénonçant le projet de Nueva Pescanova.

Enfin, tout type d’élevage d’animaux, quel qu’il soit, génère des rejets et des déchets dans l’environnement qui détruisent le vivant et le polluent fortement. L’élevage de poulpes ne ferait pas exception : selon le rapport du CIWF, de nombreux problèmes liés au rejet des eaux, des produits chimiques, d’odeurs, des émissions de CO2, de consommation énergétique et de pollution lumineuse, ont été identifiés comme étant des risques environnementaux non négligeables.

Depuis la directive européenne de 2010 sur l’expérimentation animale, les poulpes sont protégés au même titre que les souris ou les singes lors de leur utilisation dans un cadre scientifique ou éducatif. Mais en l’absence d’une législation protectrice spécifique de l’élevage de poulpes, notamment au niveau européen, les conditions désastreuses de détention et d’abattage des poulpes ne pourront être évitées. Leur physiologie très particulière – chacun ayant trois cœurs et un système nerveux décentralisé avec huit « cerveaux » périphériques – exclut de les tuer sans souffrance autrement que par l’administration d’une dose létale d’anesthésiant, or une telle méthode serait inapplicable à un usage commercial, le cadavre de l’animal étant alors impropre à la consommation. Selon le rapport du CIWF, « la littérature actuelle sur l’abattage de pieuvres sauvages évoque une série de méthodes, dont les coups sur la tête, le découpage du cerveau, l’asphyxie dans un filet et la congélation dans de la glace. Les alternatives moins cruelles, qui garantiraient que les pieuvres sont complètement étourdies avant d’être tuées, doivent encore être développées ». L’élevage de poulpes est donc voué à torturer et tuer des millions d’individus sensibles.

 


– 1 –

proposition de loi

Article unique

L’exploitation des céphalopodes au titre d’une activité d’élevage est interdite sur l’ensemble du territoire national.

 

 


([1]) https://www.geo.fr/animaux/le-royaume-uni-reconnait-les-homards-les-poulpes-et-les-crabes-comme-des-etres-sensibles-207199

([2]) https://www.ciwf.fr/media/7447170/ciwf_octopus_fr_aw_hr2-1.pdf

([3]) https://www.lse.ac.uk/News/News-Assets/PDFs/2021/Sentience-in-Cephalopod-Molluscs-and-Decapod-Crustaceans-Final-Report-November-2021.pdf