N° 1322

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 avril 2025.

PROPOSITION DE LOI

visant à inscrire dans la loi la notion de harcèlement moral institutionnel et les sanctions pénales afférentes,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Julien BRUGEROLLES, M. Édouard BÉNARD, Mme Soumya BOUROUAHA, M. Jean-Victor CASTOR, Mme Elsa FAUCILLON, Mme Émeline K/BIDI, Mme Karine LEBON, M. Jean-Paul LECOQ, M. Frédéric MAILLOT, M. Emmanuel MAUREL, M. Yannick MONNET, M. Marcellin NADEAU, M. Stéphane PEU, Mme Mereana REID ARBELOT, M. Davy RIMANE, M. Nicolas SANSU, M. Emmanuel TJIBAOU,

députés et députées.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Au cours de ces 25 dernières années, le harcèlement au travail est devenu un sujet reconnu juridiquement et n’a cessé de gagner en précision sur la base de jurisprudences successives et d’une forte mobilisation des organisations syndicales, des victimes et de leurs entourages, ainsi que des chercheurs en sciences humaines et sociales.

C’est à la fin des années 90, grâce notamment à la parution de différentes études d’organismes internationaux, des travaux de MM. Christophe Dejours et François Hubault, de l’ouvrage de Mme Marie‑France Hirigoyen, « Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien », que le harcèlement au travail s’impose avec force dans le débat public.

C’est dans ce contexte que, dès 1999, Georges Hage, député communiste, dépose une proposition de loi « relative au harcèlement moral au travail ». Le député propose alors d’inscrire dans le code du travail une définition claire du harcèlement moral comme « un harcèlement par la dégradation délibérée des conditions de travail ». Il préconise également, avec ses collègues, des actions préventives et une sanction civile du harcèlement au travail : nullité de la rupture du contrat de travail résultant d’un harcèlement et sanction pénale dans les cas les plus graves.

Le combat des députés communistes pour une reconnaissance juridique du harcèlement moral au travail trouvera une première traduction dans le cadre de l’examen de la loi dite « de modernisation sociale » ([1]). Les députés parviendront, en effet, par voie d’amendements, à introduire dans le code du travail un chapitre dédié à la « lutte contre le harcèlement moral au travail » et la précision selon laquelle « le contrat de travail est exécuté de bonne foi ». Cette dernière précision visait d’une part à souligner que la relation de subordination qui marque l’existence du contrat de travail ne saurait se confondre avec une relation de domination, et d’autre part à signifier que les mesures visant intentionnellement à détériorer les conditions de travail d’un salarié relèvent d’une exécution de mauvaise foi de l’employeur.

Au fil des travaux législatifs, et après l’avis rendu par le Conseil social et économique, les législateurs retiennent une définition suffisamment large du harcèlement moral afin de recouvrer de multiples situations et non seulement les éventuels abus d’autorité de l’employeur.

Tel est l’héritage sur lequel repose la définition actuelle du harcèlement moral, considéré comme une forme de violence au travail réprimée tant par le code du travail à l’article L. 1152‑1 que par le code pénal à l’article 222‑33‑2 ([2]).

Le harcèlement compris dans une relation interpersonnelle est sans doute l’acception la plus immédiatement perçue et entendue. Toutefois, le Conseil économique et social soulignait dès 2001 que le harcèlement peut aussi, indépendamment de toute intention de nuire, se constituer dans « le dysfonctionnement de l’organisation ou de l’encadrement d’un service, lorsque ce dysfonctionnement altère la santé psychique des agents » ([3]).

Cette seconde catégorie, dite du harcèlement « institutionnel » a acquis une reconnaissance fondatrice par le jugement du 20 décembre 2019 du tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire dite « France Télécom », en relevant que : « Par leur nature, qui avait pour objet de faire dégrader les conditions de travail, les agissements structurels pour relever directement de la politique de l’entreprise, et structurants pour, potentiellement, altérer la santé de tous les agents, étaient harcelants. »

Pour mémoire, le 6 mai 2019 s’ouvrait le procès contre les principaux dirigeants de France Télécom (devenu Orange en 2013). Durant trois mois, le tribunal correctionnel de Paris a examiné les cas de 39 salariés de l’entreprise : 19 qui se sont suicidés, 12 qui ont tenté de le faire et 8 qui ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail. Le contexte était celui de vastes plans de restructurations conduits entre 2007 et 2010 par la société, en cours de privatisation, et visant à réduire la masse salariale de 22 000 personnes et à précipiter la mobilité de 10 000 autres salariés.

Ce procès hors‑normes au regard de son objet, l’a été aussi sur les questions inédites qu’il avait à charge de trancher. Selon la présidente du tribunal correctionnel, le tribunal devait en effet se prononcer sur « deux questionnements inédits, l’un en droit, l’autre en fait ». En ce qui concerne les faits, il s’agissait de caractériser, pour la première fois, le harcèlement moral institutionnel, c’est‑à‑dire découlant d’un système porté par la stratégie de l’entreprise, son organisation du travail et ses formes de management.

S’agissant du droit, les juges ont dû examiner si l’article L. 222‑33‑2 du code pénal permettait de condamner le harcèlement moral institutionnel, une fois ce dernier établi dans les faits.

Or, à cette question, le tribunal correctionnel a, dès 2019, répondu par l’affirmative : « L’incrimination du harcèlement moral au travail telle qu’en vigueur au moment des faits dont le tribunal est saisi permet, sans violer le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, la répression du harcèlement moral au travail dit institutionnel, fondé sur une politique d’entreprise, visant par essence, une collectivité de personnels »[4].

La Cour d’appel de Paris a conforté ce premier jugement, le 30 septembre 2022, en considérant à son tour que le « harcèlement moral institutionnel » est bien caractérisé dans l’affaire dite « France Télécom » : « Les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir alors harcelantes pour certains salariés. […] Le harcèlement institutionnel a […] pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. » La cour d’appel a donc, à son tour, entériné la notion de harcèlement moral institutionnel introduite dans la jurisprudence par le tribunal correctionnel de Paris, et confirmé que les dirigeants d’une grande entreprise pouvaient en conséquence se voir reprocher des faits de harcèlement moral (article 222‑33‑2 du code pénal) qui résultent non pas de relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils conçoivent et mettent en œuvre.

Toutefois, s’appuyant notamment sur le fait que le code pénal incrimine le « harcèlement moral au travail » sans faire de mention spécifique et littérale à sa possible dimension « institutionnelle », plusieurs prévenus ont formé un pourvoi en cassation.

Par son arrêt du 21 janvier dernier ([5]), la Cour de cassation a précisément battu en brèche l’argument des deux anciens principaux dirigeants de France télécom qui estimaient ne pas pouvoir être condamnés sur le fondement de la loi définissant le harcèlement moral au travail pour ce qu’ils considéraient être une simple « politique d’entreprise ». En effet, dans son jugement, la Cour de cassation acte que, « indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques » d’une entreprise qui ne relèvent que d’elle, « les agissements » visant à mettre en œuvre, « en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation », peuvent caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel. 

Par sa décision, la Cour de cassation a donc définitivement reconnu que le « harcèlement moral institutionnel » entre bien dans le champ du « harcèlement moral au travail » tel que le conçoit le code pénal.

Il s’agit d’une décision essentielle, saluée par de nombreux défenseurs des droits des salariés, qui signe l’épilogue de six longues années de procédures juridiques emblématiques du combat pour la reconnaissance de la souffrance au travail.

En consacrant la notion juridique de « harcèlement moral institutionnel » et la responsabilité pénale qui en découle, cette décision vient utilement rappeler que les politiques de management ne peuvent pas, au nom de la compétitivité économique, s’affranchir du respect du droit du travail et des procédures visant à garantir la santé au travail.

Entre la définition du harcèlement moral institutionnel donnée par le Conseil économique et social en 2001 et sa reconnaissance en droit, il aura donc fallu vingt‑quatre années. Entre les événements de harcèlement moral mis en œuvre par la politique d’entreprise de France télécom et leur reconnaissance définitive en droit comme des actes relevant du harcèlement moral institutionnel soumis à sanctions par le code pénal, il aura fallu plus de quinze années. Quinze années de combat pour les défenseurs des droits des salariés et quinze années durant lesquels les dirigeants auront cherché, sur la base de la largesse d’interprétation laissée dans la loi, des motifs pour échapper à la sanction.

Ainsi, si une certaine prudence s’est imposée aux législateurs en 2001 afin de formuler dans la loi une première définition du harcèlement au travail permettant d’être suffisamment ouverte pour être opérante, il revient aujourd’hui aux législateurs d’inscrire dans la loi une définition claire et suffisamment avérée du harcèlement moral institutionnel telle que l’a signifiée la Cour de cassation.

Ce n’est en effet qu’au prix de son inscription lisible dans le code du travail et dans le code pénal que la décision de la Cour de cassation pourra jouer un rôle dissuasif et préventif.

Car force est de constater que les motifs à l’origine d’une amplification du harcèlement moral au travail identifiés par les députés communistes en 1999, n’ont malheureusement guère varié et se sont même amplifiés. De fait, l’intensification du travail et la dégradation des conditions de travail s’accompagnent d’une croissance inquiétante des troubles mentaux au travail. Une étude de Santé publique France révèle que leur nombre a doublé entre 2007 et 2019 ([6]). Le rapport 2022 de la Caisse nationale d’assurance maladie note, quant à lui, une constante progression des risques psychosociaux en entreprise. Enfin, le dernier baromètre du cabinet Empreinte humaine, publié en novembre 2023, est sans équivoque : près d’un salarié sur deux (48 %) était en détresse psychologique en 2023. Une récente étude de l’Anses ([7]), quant à elle, pose clairement les effets délétères du recours aux algorithmes dans l’organisation du travail en recensant et décrivant ses risques en matière de santé mentale et physique pour les travailleurs qui y sont soumis.

Et si l’Assurance maladie évoque une quarantaine de « suicides‑accidents du travail » par an, l’association d’aide aux victimes et aux organismes confrontés aux suicides et dépressions professionnelles (ASD‑pro), évalue plutôt leur nombre entre 800 et 1 300 chaque année, sur la base d’une étude épidémiologique sur les causes du suicide au travail réalisée fin 2021 par Santé publique France.

Dans ce contexte et dans une période de forte recrudescence de plans de sauvegardes de l’emploi, dans laquelle les salariés et leurs représentants ne peuvent même plus s’appuyer sur l’expertise des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), il convient d’inscrire une définition du harcèlement moral institutionnel dans le code du travail et les sanctions afférentes dans le code pénal.

À cette fin, l’article 1er de la proposition de loi précise, à l’article L. 1152‑1 du code du travail, que le harcèlement moral institutionnel est une forme de harcèlement moral. Il en donne la définition retenue par la Cour de cassation, à savoir qu’il s’agit d’un harcèlement mis en œuvre dans le cadre d’ « une politique d’entreprise qui, en connaissance de cause, conduit à une dégradation des conditions de travail de tout ou partie de leurs salariés ». En conséquence, l’article 2 de la proposition de loi précise que les auteurs d’une telle politique d’entreprise ou ceux qui la mettent en œuvre sont passibles des sanctions prévues à l’article L. 222‑33‑2 du code pénal.

 


– 1 –

proposition de loi

Article 1er

L’article L. 1152‑1 du code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Le harcèlement moral institutionnel est une forme de harcèlement moral mis en œuvre dans le cadre d’une politique d’entreprise qui, en connaissance de cause, conduit à une dégradation des conditions de travail de tout ou partie des salariés. »

Article 2

L’article L. 222‑33‑2 du code pénal est ainsi modifié :

1° Après le b, il est inséré un c ainsi rédigé :

« c) Lorsque ces propos ou comportements sont imposés dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise. »

2° Au cinquième alinéa, le mot : « quatrième » est remplacé par le mot : « cinquième ».

 


([1]) Loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale

([2]) Selon l’article L.1152-1 du code du travail constitue une situation de harcèlement moral le fait pour le salarié de subir des « agissements répétés » « qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Selon l’article 222-32-2 du code pénal, « le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende.

([3]) Avis du 11 avril 2001

([4]) P 345 jugement

([5]) Cass.crim.21.01.25, n°22-87.145

([6]) « La souffrance psychique en lien avec le travail à partir du Programme de surveillance des maladies à caractère professionnel : résultats des enquêtes transversales 2013 à 2019 et évolution depuis 2007 », 5 mars 2024.

([7]) Avis « relatif à l’évaluation des risques sanitaires pour les travailleurs des plateformes numériques de livraison de repas en France », 13 mars 2025.