Compte rendu

Délégation aux collectivités territoriales
et à la décentralisation

 Audition de M. François BAYROU, Haut-Commissaire au Plan.  2

 


Jeudi
6 Mai 2021

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 16

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de

M. Jean-René CAZENEUVE,
Président de la Délégation,

 


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La réunion débute à 9 heures.

 

 

Présidence de M. Jean-René Cazeneuve, président.

 

 

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante :

 

http://assnat.fr/3xgrNT

 

 

La Délégation procède à l’audition de M. François Bayrou, Haut-Commissaire au Plan.

M. le président Jean-René Cazeneuve. Nous sommes très heureux d’accueillir M. François Bayrou, haut-commissaire au plan, ancien ministre, maire de Pau. Nous connaissons le champ d’action et de réflexion particulièrement vaste du haut-commissaire. Vous avez récemment publié des notes sur les produits vitaux et les secteurs stratégiques, le traitement de la dette Covid ou la production d’électricité.

Nous aimerions vous entendre sur la traduction législative que vous souhaitez donner à ce travail, la manière dont vous l’envisagez, pour l’inscrire dans nos travaux à long terme, alors que nous sommes souvent dans la réaction.

Je sais que l’aménagement du territoire est également un thème de grand intérêt pour vous. Comment assagir la relation entre l’État et les collectivités territoriales en l’inscrivant dans un temps long, au lieu d’avoir chaque année des discussions sur les dotations, le soutien à l’investissement ou telle ou telle compétence ?

M. François Bayrou, haut-commissaire au plan. Si je savais répondre à ces questions, je ne serais pas commissaire au plan, ni même Président de la République, mais Pape ou Dalaï-Lama, ce qui n’est pas ma vocation.

La France, comme beaucoup d’autres pays, mais plus que ceux auxquels nous sommes habitués à nous comparer, se trouve dans une situation critique, résultat de trente années de non-décisions sur les grands piliers d’organisation de la société française. Je suis dans un état d’esprit extrêmement préoccupé qui ne date pas d’aujourd’hui. Cette situation s’est révélée aux yeux de beaucoup de nos concitoyens et d’observateurs pendant l’épidémie. Lors du premier confinement, nous nous sommes aperçus de ce dont certains se doutaient depuis longtemps, que nous qui nous regardions comme un grand pays médical et pharmaceutique étions dépendants sur des produits pharmaceutiques vitaux, au sens médical du terme. Nous avons découvert que nous n’avions pas de masques et que nous ne savions pas en fabriquer alors que quelques mois auparavant, nous avions l’une des principales usines de production sur notre territoire, rachetée par des fonds de pension américains puis fermée. Nous avons constaté que nous n’avions plus accès aux molécules de base de très nombreux produits, pour les anesthésies, les anti-inflammatoires, les antibiotiques, même le paracétamol. Les principes actifs avaient été délocalisés.

Les causes de cette situation proviennent de nos stratégies en silo. La Sécurité sociale avait par exemple pour mission de faire des économies. Or, dès lors que le prix des produits pharmaceutiques est bas, il s’applique à la vente en France, mais aussi à l’export puisque l’un est indexé sur l’autre. Ne pas avoir un regard suffisamment large entraîne des dérives.

Ces questions concernent l’ensemble de notre appareil productif. En Allemagne, l’industrie représente 25 % du PIB, 19,5 % en Italie, au-delà de 16 % en Espagne contre moins de 12 % en France. Nous avons accumulé des retards qui sont scandaleux, car paradoxaux. Un pays qui sait produire des satellites, des fusées, les meilleurs avions du monde, des sous-marins nucléaires, des voitures parmi les meilleures du monde, des trains, etc. ne devrait pas être exclu de grands secteurs d’activité et de consommation tels que l’équipement de la maison.

Depuis au moins trente ans, nous avons connu un désintérêt pour la stratégie nationale dans ces domaines. Tout se mettait en place implicitement, comme si ces secteurs de production étaient l’apanage des entreprises, sans que l’État n’ait plus rien à dire, comme si les décisions prises par les entreprises pour elles-mêmes allaient faire masse. Or, comme je l’ai formulé dans des campagnes présidentielles, je ne crois pas que la somme des intérêts particuliers aboutisse à l’intérêt général.

En outre, un pays comme le nôtre ne peut pas vivre et agir sans considération de l’horizon lointain. J’ai l’habitude de dire et d’écrire que les Chinois prennent leurs décisions à trente ans, nous, à peine à trente jours. Ce constat est depuis longtemps l’un de mes sujets de préoccupation. La démocratie médiatique dans laquelle nous vivons est placée sous la pression de l’urgence, du scandale, du dernier sondage ou de celui qui sera publié demain.

Après de longues discussions, le Président de la République m’a ainsi donné raison quant à la renaissance d’un Commissariat au plan. Celui-ci doit être contemporain. Il ne doit pas entrer en conflit avec le Gouvernement. Il peut proposer des idées, mais je me garde de toute polémique avec l’exécutif. Le temps long doit être un cadre de réflexion pour l’action et non un moyen de désavouer les décisions du court terme.

Vous êtes toutefois suffisamment avisés pour constater que les nuances sont possibles, avec des confrontations de points de vue qui ne sont pas identiques. Vous l’avez certainement relevé avec ma proposition d’un « plan Marshall », après l’épidémie, de reconquête industrielle, agricole et de services. J’ai chiffré l’investissement à 250 milliards d’euros. Le plan de Joe Biden a donné des références qui doivent au moins conduire à cette somme. J’insiste d’ailleurs sur le fait qu’il ne s’agit pas d’argent perdu, de subventions, mais d’investissements. L’État qui les rend possibles par ses instruments bancaires publics en conserve le bénéfice et sa part d’évolution ultérieure.

L’une des attentes actuelles de la société porte sur une nouvelle conception de l’équilibre des territoires. Avec l’épidémie, les grandes unités urbaines ont rencontré des limites qui existaient déjà, mais qui ont constitué une pression sur la vie de nos concitoyens. Il n’est pas nouveau que les transports, notamment en Ile-de-France, ne sont guère humains, que l’organisation des journées place les familles en situation défavorisée. En revanche, la pandémie a montré que la promiscuité des grandes unités urbaines était un facteur aggravant de crises exogènes. Je pense que cette attente de nos concitoyens sera corroborée par de futures études. Ils souhaitent un nouvel équilibre du territoire, de nouvelles situations d’activité, une envie de se retrouver dans un contexte urbanistique de logements mieux adaptés, plus humains que ceux que nous connaissons aujourd’hui.

Le plan est constitué d’une petite équipe qui produit beaucoup, notamment en utilisant des études déjà exposées, qui finissent généralement sur les rayons des bibliothèques, comme les rapports parlementaires. Je suis pourtant persuadé que nous pourrions en avoir un usage beaucoup plus utile et efficace.

Les exigences et attentes de ceux qui souhaitent une nouvelle répartition des activités et du logement sur le territoire se trouvent donc posées en termes nouveaux. Comment se matérialisent-elles ? Nous avons constaté que le télétravail avait formidablement surgi. Nous ne le considérons pas tous comme la panacée. Nous savons qu’il comporte des limites, notamment par rapport à l’exigence de sociabilité, de rencontre, de discussion, de face à face.

Un très grand mouvement anthropologique se produit puisqu’en un an, nous sommes passés d’une société dans laquelle tout le monde embrassait tout le monde à une société dans laquelle personne ne se serre même plus la main. Personne n’aurait imaginé que l’exercice de la responsabilité parlementaire puisse avoir lieu en éludant la présence au parlement. Les règlements des assemblées ont mis du temps à s’adapter. Le fait que nous ayons tant de mal à voter à distance reste d’ailleurs une question cruciale. Vivre dans un pays qui n’a pas été capable de mettre en place le vote par correspondance, alors que tous les pays développés le pratiquent, est également surprenant. En Espagne, les élections viennent de donner lieu à une participation de près de 80 % simplement parce que les Espagnols peuvent voter à distance, comme en Suisse, en Allemagne, aux États-Unis, où 100 millions de votes par correspondance ont été émis pour l’élection présidentielle. En France, l’administration nous annonce que ce n’est pas possible. Par principe, je fais de cette phrase qui énonce l’impossible un ennemi personnel.

L’aménagement du territoire pose d’abord la question de la mobilité, un domaine dans lequel de grandes inflexions se préparent. À Pau, nous avons installé le premier moyen de transport de bus à haut niveau de service (BHNS) à hydrogène au monde. Il fonctionne parfaitement. L’entreprise Alstom travaille désormais sur un train à hydrogène. Les évolutions seront irréversibles. Les questions de mobilité et de transports en commun doivent être articulées avec la préoccupation climatique, qui sera désormais le cadre de la réflexion, y compris de la réflexion industrielle.

Pour la première fois, je suis optimiste quant à notre capacité à reconstruire un appareil productif. Partout dans le monde, nous allons devoir tenir compte des règles écologiques, ce qui peut nous offrir un avantage compétitif. Nous aurons une électricité non carbonée grâce au développement des renouvelables et à notre maîtrise de la production nucléaire. De nombreuses études, dont la nôtre, sont parues sur ce sujet, qui touche évidemment à l’équilibre du territoire.

De la même manière, en France, de nombreuses collectivités locales, des départements prennent en charge la question de l’équipement numérique du territoire, avec succès, par la fibre ou tout autre moyen. J’ai la responsabilité d’une agglomération dans laquelle tous les foyers et tous les sièges d’entreprises sont reliés au très haut débit grâce à une politique d’investissement public engagée voilà de nombreuses années par le maire de l’époque, André Labarrère, et moi-même, alors président du Conseil général. Notre agglomération est la seule en France à avoir assumé la totalité de cet équipement.

Une troisième considération est un peu plus subtile : à quel service un citoyen a‑t‑il droit dans son environnement distant de vingt minutes ? Il peut s’agir de services publics tels que l’école, mais aussi de l’accès aux administrations et même aux grandes entreprises de l’eau, de l’électricité, de la téléphonie qui jouent un rôle de service public. Quelles sont les conséquences sur l’équilibre budgétaire des familles ? Nous avons douloureusement vécu cette question lors de l’épisode des Gilets-Jaunes. De même, à combien de temps une boulangerie, une pharmacie, un médecin, un pressing doivent-ils se trouver ? Ce sont autant de services dits privés, mais que l’organisation de la société doit aux citoyens, où qu’ils vivent, qui sont français et paient des impôts. Renforcer l’unité de la société nécessite des interrogations de cet ordre. Certains élus locaux ont déjà permis l’équilibre d’une épicerie/bar/journaux dans un chef-lieu de canton peu peuplé, pour un service au public. L’harmonie entre les territoires se pose alors en des termes totalement différents. Ces questions d’organisation de la société sont essentielles.

Je pense donc que nous nous trouvons à un moment d’inflexion critique, que la France est au rendez-vous créé non seulement par l’épidémie, mais aussi par l’enchaînement de dérives, que nous avons voulues pour quelques-unes et acceptées pour beaucoup d’autres. Ce rendez-vous a des conséquences sur la société telle qu’elle est envisagée par chacun d’entre nous. En tant que représentants du peuple et de l’État, nous avons le devoir d’essayer d’apporter les réponses les plus claires afin qu’elles soient rassurantes.

Mme Anne Blanc. Avoir une vision générale de la mission du haut-commissaire au plan est très intéressant. J’aimerais évoquer la situation des industries liées à l’automobile, notamment celle des fonderies, qui disparaîtront prochainement de notre pays. Nous sommes sur une urgence à trente jours pour une perspective à trente ans. Nous faisons face à un déficit de compétitivité, lié à un manque d’investissement depuis de très nombreuses années. Comment ne pas perdre les savoir-faire et mieux préparer les trente années à venir ?

Mme Monique Limon. L’année que nous venons de traverser a été catastrophique sur le plan sanitaire, avec des milliers de victimes, et économique, des pans entiers de notre économie ayant été profondément et durablement touchés. Nous commençons juste à ressentir les prémices d’un ralentissement de la propagation du virus, grâce aux mesures sanitaires et à la vaccination.

Le pilotage de cette crise a été extrêmement difficile et l’est encore. Elle a mis en exergue nos faiblesses, notre vulnérabilité. Elle a dévoilé au grand jour le manque d’équipements vitaux. Nous avons réalisé que nous ne possédions plus de capacités de production. Force est de constater que nous avons manqué de produits vitaux, de masques, de gants, d’anti-inflammatoires, etc. La France est en situation de dépendance vis-à-vis de l’étranger, sur des filières de production qui sont vitales dans notre pays, en particulier dans le secteur pharmaceutique. Elle est pourtant un pays de recherche et d’innovation. Comment peut-elle affronter cette crise sans précédent dans l’histoire moderne, tout en partant à la conquête de ces secteurs industriels en vue de retrouver la maîtrise des secteurs vitaux de l’économie française ? Pensez-vous que les industriels répondront présents au nom de l’intérêt général de notre pays ?

M. Christophe Jerretie. Vous avez à la fois la meilleure place et la plus difficile, car nous réfléchissons à moyen ou à long terme, ce qui est aussi passionnant que délicat.

Pouvez-vous nous donner une vision de votre équipe, en termes de compétences et d’organisation ? Nous avions posé la question lors du vote du budget de votre commissariat, mais sans obtenir la réponse. De même, comment organisez-vous votre travail avec France Stratégie ?

Vous avez évoqué un budget de 250 milliards d’euros pour le plan Marshall. Vous ciblez fortement l’industrie. D’autres domaines ne mériteraient-ils pas d’y être intégrés ? Dans la partie industrielle, incluez-vous une part de recherche et développement ? Je pense que les prochaines années devront être ciblées sur ce sujet.

Travaillez-vous sur la répartition des compétences entre l’État et les collectivités ? Je constate une forte dispersion et la clarification est essentielle. Avec les EPCI, nous avons quatre échelons de structures collectives. Les ministères comme les territoires ont des compétences opérationnelles, notamment sur le logement, ce qui pose des difficultés. La question du financement de ces compétences est aussi un sujet important, puisque nous avons initié la fin de la taxe d’habitation et nous travaillons sur celle des impôts de production.

Enfin, au-delà de la proportionnelle, le modèle de l’élu parlementaire doit également être revu. Il a déjà évolué avec la fin du cumul des mandats, mais il faut désormais lui trouver une place territorialisée, une réflexion à moyen terme pour la prochaine mandature.

Mme Patricia Lemoine. Je partage en tout point le diagnostic que vous avez dressé de notre situation. Vous avez précisé que l’action publique ne devait pas s’effacer devant l’action privée. Je pense effectivement que nous avons été trop attentistes ces trente dernières années. Quelles sont vos propositions concrètes pour inverser cette tendance ?

Vous avez placé en opposition les limites de la métropolisation et les nouvelles aspirations rurales de notre société, au regard des conditions de promiscuité de l’unité urbaine. Partagez-vous l’idée que notre organisation institutionnelle, qui ressemble à un millefeuille comprenant le département, la région, l’intercommunalité, la commune constitue un obstacle à un fonctionnement plus pertinent ? En effet, toutes ces strates ne sont pas toujours alignées.

Mme Isabelle Valentin. Je reconnais que notre pays manque de vision à long terme. Nous devons prendre ce sujet en compte. Je partage également votre point de vue sur le fait que notre administration réduit malheureusement le rôle du politique et bloque souvent nos décisions. La phrase indiquant qu’une action est impossible se retrouve à tous les niveaux, dans les Conseils départementaux, régionaux ou au niveau national.

Avec le plan de relance, nous investissons fortement. Nos industriels achètent les machines dont ils ont besoin, mais elles sont produites en Allemagne, en Italie, en Espagne. Ainsi, l’argent que nous injectons part dans l’économie de ces pays, mais peu dans la nôtre puisque nous ne fabriquons plus de machines de haute technologie. Les jeunes ne sont plus formés à ces métiers. Les ingénieurs sont aussi peu nombreux. L’Allemagne accueille ainsi 34 % d’ingénieurs en doctorat technique, contre 6 % en France. Nous sommes également très mauvais en langues. Comment redonner le goût de ces formations techniques et réhabiliter les formations scientifiques afin que la France produise de nouveau des machines industrielles et redevienne moins dépendante ?

M. François Bayrou. Notre équipe génère entre un et deux rapports par mois, sur le nucléaire, la dette, les secteurs stratégiques. Cette semaine ou la prochaine, nous produirons un travail sur la démographie française. Nous tentons à la fois d’informer et de trancher.

Notre équipe est constituée de sept équivalents temps plein (ETPT). J’aime cet esprit commando. Dès l’instant où nous sécrétons une administration, nous sommes face à des blocages, des querelles internes, des contradictions stratégiques. Ce n’est pas un hasard si j’ai souhaité la modestie de ces moyens, qui me semble absolument centrale.

Ces dernières années, j’ai régulièrement déclaré que l’État avait dérivé en administration et l’administration en bureaucratie. Nous nous retrouvons face à des autoblocages de bureau à bureau. Notre travail doit être de fédérer des sources diverses d’expertise pour en tirer des stratégies politiques proposées au pays, sans les imposer puisque je ne suis pas le Gouvernement.

En ce qui concerne le coût, le commissaire lui-même est totalement bénévole. Nous avons dû chercher juridiquement comme nous y prendre. Je n’ai voulu ni salaire, ni indemnité, ni note de frais, ni voiture, ni chauffeur, non pas que ce travail ne mérite pas des moyens, mais nous vivons des temps où ces questions de privilèges sont d’une grande inflammabilité. L’énoncé des chiffres place la France dans une situation où les responsables se trouvent sous le feu des projecteurs, souvent plus mal traités que dans tout autre pays comparable. J’ai voulu éviter ces sujets en optant pour le bénévolat absolu, qui est une force par les temps qui courent.

Il s’agit aussi pour moi d’une manière de réévaluer l’action publique, que je ne demande pas pour d’autres. Mon successeur aura évidemment droit à des moyens. En attendant, je souhaitais montrer qu’il y avait d’autres sources de préoccupation que les avantages et les privilèges. L’opinion soupçonne constamment que c’est le seul intérêt des responsables publics.

La question des fonderies automobiles sera une question d’urgence. Elles sont principalement dévolues aux moteurs thermiques, qui sont aujourd’hui en situation de fragilité parce que la voiture électrique gagne des parts de marché. Toute la réflexion publique autour du climatique propose l’électrification à marche forcée de la mobilité automobile, ce qui pose d’ailleurs des questions de batteries et d’une industrie automobile française qui était leader mondial sur le moteur thermique, essence et diesel.

Nous devons ouvrir une réflexion avec les constructeurs sur un scénario de prévisibilité du mix entre thermique et électrique. La partie électrique se heurte à la problématique du stockage de l’électricité au bénéfice de la mobilité. Pour le moment, nous n’avons pas la capacité de produire des batteries. Nous ne sommes même pas certains de disposer de technologies d’avenir, notamment sur le recyclage et les composants.

Nous devons aussi engager une stratégie de conversion. Les fonderies peuvent participer à d’autres productions comme les éoliennes, éventuellement le moteur électrique avec ses métaux conducteurs.

La France a depuis longtemps oublié comment s’y prendre. À mon sens, nous pouvons y parvenir, à condition que l’État se réinvente comme fédérateur de l’action des acteurs publics et privés. Pour l’heure, il n’est qu’un interlocuteur des entreprises. Il est observateur, il aide de temps en temps. Il se pense comme régulateur et contrôleur et peut même appliquer des sanctions. Seule l’action politique, au moment de la campagne présidentielle, peut lui redonner son rôle fédérateur.

Je dis souvent à Emmanuel Macron que nous sommes un pays en forme de pyramide qui repose sur sa pointe. Dans un pays comme le nôtre, de tradition monarchiste, bonapartiste, de Troisième République, l’impulsion vient du sommet. Je doute que cette situation change puisque notre réseau médiatique est monocentré sur le sommet l’État et les lieux dont vous êtes les acteurs et les animateurs dans le labyrinthe de la représentation. Toutes les chaînes de télévision sont centrées sur Paris. Le cas de l’Allemagne est très différent, avec un réseau médiatique est régionalisé. Cette spécificité donne le cadre de la vie démocratique.

Le changement d’attitude de l’État sous-tend mon action et les notes que nous produisons. Au lieu de contrôler et sanctionner, il doit impulser et fédérer, pour une véritable révolution culturelle. L’action publique doit ainsi considérer que tout ce qui arrive dans le monde de l’entreprise est aussi de sa responsabilité. Nous devons être capables d’ouvrir le dialogue avec les grands acteurs privés autour de l’intérêt national avec des investissements conséquents. Je pense que le Président de la République a ces sujets en tête.

Par ailleurs, les 250 milliards d’euros comprendront de la recherche et du développement. J’insiste cependant sur la différence entre relance et reconquête, qui sont deux stratégies totalement différentes. La première consiste à soutenir les acteurs existants. La seconde vise à s’avancer vers de secteurs dont nous nous sommes laissés indument chassés, alors que nous avions les capacités. Ils n’étaient peut-être pas suffisamment chics. Nous avons vendu des entreprises que nous aurions dû conserver. Des fonds auraient probablement dû y être injectés en soutien. À une époque, Nicolas Sarkozy, que je ne cite pas souvent, a eu cette démarche envers une entreprise stratégique.

Un sujet majeur concerne la capacité de l’Etat à imaginer une stratégie à laquelle le privé n’aurait pas spontanément pensé. Fédérer induit de la proximité, du dialogue et une capacité à saisir l’opinion. Ni les gouvernements ni les parlementaires ne gouvernent. L’opinion publique le fait. Les responsables publics sont contraints de répondre à ce que souhaite le pays, a fortiori dans une démocratie médiatique telle que la nôtre.

Je suis particulièrement frustré sur l’organisation politico-administrative du pays. La moitié des régions dessinées par les gouvernements précédents est ridicule. Elles ont été pensées comme d’immenses territoires sans unité, sans identité. Imaginer que Pau et Biarritz appartiennent à la même région que Poitiers, Limoges ou Bressuire est une hérésie, tout comme penser que dans l’immense Occitanie, la Méditerranée et les gaves pyrénéens sont identiques. Certaines régions sont néanmoins justifiées, comme la fusion des deux Normandie, qui possèdent une identité commune. Or, en politique, l’identité précède la volonté. La détermination de ces régions sans identité a justifié la multiplication des strates politiques, devenues totalement illisibles, y compris pour nous qui sommes censés être des spécialistes. Je crains que nous ne le voyions lors des élections qui se profilent.

Christophe Jerretie évoque une question de compétence, mais je pense qu’il s’agit davantage de maîtrise des moyens. J’ai été président d’un Conseil général qui a construit une autoroute, ce qui n’était pas du tout dans nos compétences, mais heureusement que nous avons agi.

Il existe plusieurs sortes de limitations, qui peuvent se résumer en trois questions : quelles idées avons-nous, de quel argent disposons-nous pour les financer et quels sont nos savoir-faire pour organiser l’action de la fonction publique ? Actuellement, tous ces éléments sont illisibles. En Ile-de-France, nous sommes face à un labyrinthe auquel même un expert ne peut rien comprendre. Quel sera le statut du Grand-Paris ? Comment se positionnera-t-il par rapport à la région ? Nous avons donc besoin d’un effort de simplification, ce que Napoléon a réalisé. Il avait au moins l’esprit clair. Nous, nous faisons semblant d’avoir l’esprit clair au bénéfice d’avantages partisans.

Pour financer les compétences, nous devrons trouver une organisation de la fiscalité qui garantisse à long terme une sécurité de l’action. Comment affecter une partie d’un impôt général sur l’ensemble du territoire à l’action locale ? Voilà la question à laquelle nous sommes confrontés.

Je suis très malheureux sur le sujet de l’éducation. J’ai soutenu les efforts de Jean‑Michel Blanquer pour le retour aux fondamentaux, poursuite d’une politique que Jean‑Pierre Chevènement à une époque, et moi-même à une autre, avons menée. Pensez que les élèves français sont aujourd’hui les derniers des classements internationaux en maîtrise de la langue et en mathématiques. « France, mère des arts, des armes et des lois », disait pourtant Joachim du Bellay, signe que la France était alors la référence mathématique du monde. Nous avons laissé ces connaissances s’étioler. Voilà trente ans, j’ai écrit « La Décennie des mal-appris », mais j’aurais dû parler du siècle.

La série de causes est claire. Je ne m’inscris pas dans l’opinion généralisée puisque je ne pense pas que le problème vienne en priorité des moyens, mais plutôt de la formation primaire. Le Président de la République affirme que des progrès considérables ont été réalisés ces deux dernières années. Les études ne les mesurent pas encore et j’espère vraiment qu’il a raison.

Alors que j’étais ministre de l’éducation nationale, j’avais lancé, avec Georges Charpak, prix Nobel de physique, une démarche pédagogique intitulée « La main à la pâte ». Il s’agissait d’une formation aux sciences qui passait non par l’abstrait, mais par le concret, les objets. Entre l’état actuel de notre système éducatif et celui qu’il était il y a cinquante ans, je constate que les Écoles normales d’instituteurs offraient une formation exigeante sur tous les fondamentaux. En outre, les mathématiques étaient aussi plus concrètes. Tout le monde se moquait des trains qui avançaient à une vitesse et se rattrapaient les uns les autres ou du volume de la baignoire qu’il fallait remplir en un certain temps, mais pour l’esprit d’un enfant, tous ces éléments étaient loin d’être abstraits.

J’ai beaucoup parlé ces temps-ci avec des spécialistes des sciences cognitives en mathématiques. Quand la France est dernière, Singapour est le premier pays du monde. J’ai regardé quels livres y sont utilisés : ils reprennent les méthodes françaises d’il y a quarante ans. Je ne dis pas que la clé est universelle. Jean-Michel Blanquer et le ministère ont décidé de mettre en place des formations en mathématiques pour les enseignants du premier degré.

Cette situation a des conséquences sur les ingénieurs. Nous devons aussi relever des défis en formation, notamment sur le nucléaire, en matière de soudure. L’EPR rencontre d’ailleurs des problématiques parce que la démarche de soudure a été plus ou moins bien maîtrisée. Nous avons aussi des besoins d’électromécaniciens pour les machines-outils que vous évoquiez, de serruriers métalliers, de soudeurs. Nous ne sommes pas tout à fait au rendez-vous. La politique d’État stratège et fédérateur est là aussi à construire.

Mme Marie-Christine Dalloz. Vous avez fait état de l’attente de nos concitoyens en matière d’aménagement du territoire. J’aimerais connaître votre avis sur les hôpitaux de proximité. Vous avez aussi évoqué les dérives de l’administration. Des consultants extérieurs ont mis en place la stratégie vaccinale : est-ce réellement à l’image d’une grande France telle que chacun et chacune d’entre nous la souhaitent ?

Je suis du Haut-Jura, une terre industrielle. Des pans complets de notre activité économique vont disparaître avec la suppression du moteur thermique. Nous pouvons entendre cette orientation, mais l’adaptation est trop rapide. En France, nous n’avons pas de production suffisamment pour la voiture électrique et nous faisons travailler les filières à l’étranger.

Par ailleurs, avez-vous été consulté sur la nouvelle approche de la loi Montagne ? J’ai eu l’occasion d’échanger cette semaine avec les deux ministres en charge du projet de loi. Quelle est votre vision de l’avenir de la montagne, notamment sur la reconversion du tourisme ?

Enfin, pour votre grand plan de 250 milliards d’euros, allez-vous utiliser les Programmes d’Investissements d’Avenir (PIA) ? Quel est votre avis sur le quatrième PIA ?

M. Didier Le Gac. J’aimerais comprendre comment fonctionne le haut-commissariat au plan. Je suis député du Finistère, très intéressé par les questions qui concernent la mer, qui doit prendre une place importante dans le plan de relance, mais aussi au-delà, dans la stratégie de notre pays. Nous avons la deuxième zone économique et exclusive la plus importante au monde. Travaillez-vous par thème ? Vous autosaisissez-vous de sujets puisque votre rôle est d’éclairer le choix des pouvoirs publics ? La mer a-t-elle une place particulière au haut-commissariat, notamment avec les énergies marines renouvelables ? Nous avons beaucoup de difficultés à y implanter des éoliennes. 2 000 éoliennes ont ainsi été posées en Grande-Bretagne et pas une seule encore en France.

M. le président Jean-René Cazeneuve. Le plan n’est-il pas en contradiction avec la décentralisation, notion que nous portons collectivement depuis les années 1980 ?

De plus, nous venons de voter la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. Par essence, la lutte contre les gaz à effet de serre se place sur des engagements à très long terme. Est-elle une nouvelle grille de lecture qui s’impose à vous sur la planification ?

Mme Christine Pires-Beaune. Je n’ai rien à retirer de vos propos introductifs, monsieur le haut-commissaire, y compris sur la nouvelle carte des régions. Je l’ai votée, mais je suis très vite montée au créneau, car je considère que l’étude d’impact et tous les éléments fournis étaient erronés, volontairement ou non. Une intervention en séance m’avait valu des messages de félicitations de la majorité, car j’avais indiqué que nous devions revenir en arrière, ce qui n’est plus possible désormais alors que nous aurions pu le faire en début de mandat.

Vous avez évoqué une nouvelle répartition des activités, en supposant de régler la question des mobilités et du numérique : qui pourrait réorienter ces activités et décider de l’installation d’un appareil productif ? Comment capitaliser sur les limites du schéma métropolitain, qui ont été exacerbées par la crise ? Les présidents de grandes régions et de métropoles devraient comprendre que le rééquilibre des territoires est bénéfique à tous. Or, dès que quelqu’un est élu à la tête d’une métropole, son objectif devient l’accroissement et non la qualité de vie de la population. L’un des thèmes du commissariat au plan pourrait être de travailler sur de nouveaux indicateurs qui sont aussi le reflet de la qualité du bien-être de la population.

Je suis intervenue en commission des finances pour signaler que le plan de relance manquait de financements pour la santé. À deux reprises, des biotechs m’ont contactée. Au stade de la phase clinique, elles ne reçoivent aucun financement et partent à l’étranger. Le PIA ne peut répondre à ces problématiques. Si nous avons un nouveau plan de relance très prochainement, comme je le subodore, il devra donc comprendre des points sur la santé.

M. François Bayrou. À mon sens, il n’y a pas de contradiction fondamentale entre une action publique et l’action privée des entreprises ni entre le plan et la décentralisation. Tout dépend de la capacité politique de ceux qui sont élus et responsables du pays à faire partager, sans oukases, des objectifs d’intérêt général aux acteurs non dépendants de l’État comme les entreprises ou les collectivités locales, qui ont normalement une marge d’autonomie importante. Ils doivent avoir des qualités de conscience, de lucidité, de communication pour faire partager leurs croyances.

La question climatique rejoint celle de l’automobile. La réflexion doit s’inscrire dans le cadre de l’intérêt de l’humanité à réduire les gaz à effet de serre, ce qui ne signifie pas que nous ne cherchons pas à planifier. Les moteurs thermiques ont été considérablement améliorés et le seront encore. De nombreux prévisionnistes affirment que l’un des moyens de réduire l’empreinte carbone est d’avoir des moteurs qui ne consomment pas plus de 3 litres/100 km, voire moins, en jouant sur le poids des véhicules et la cylindrée.

Ces questions n’ont pas trouvé leur terme avec le plan Climat, dans lequel nous devons chercher une impulsion. Malheureusement, comme toujours en France, tout est binaire. Des forces d’opinion affirment que les moteurs thermiques ne seront plus vendus dans dix ans. Les industriels ne vont donc pas investir. Nous pouvons au contraire inscrire une action progressive dans le temps. Je me dis parfois que des lobbys sont ravis que nous soyons à ce point peu prévisionnistes. Nous avons des concurrents sauvages dans le monde de l’automobile. Le dialogue, qui devrait être public sur ces sujets, est précieux.

Je ne connais pas les arcanes de la réflexion sur la loi Montagne. En revanche, les Appellations d’Origine Contrôlée (AOC) en matière de produits agricoles et agroalimentaires sont efficaces. Nous y avons recouru pour le fromage de brebis, les agneaux, avec des gages de qualité, ce qui nous a permis de repeupler en partie la montagne pyrénéenne.

Je ne suis pas non plus responsable des programmes d’investissement à venir. Cette prérogative est celle du Gouvernement. Si vous voulez que je survive, ne me mettez pas en situation de l’affronter. Jean Monnet a écrit des pages sur ce sujet.

J’ai la responsabilité d’un réseau d’hôpitaux et de cliniques dans les Pyrénées. Nous gagnerions à avoir une définition précise de l’hôpital de proximité pour rassurer les citoyens. Il doit être la base rapprochée d’un réseau de prise en charge, pour gérer l’urgence et non tout faire sur place.

L’idée de Mme Christine Pires-Beaune d’une redéfinition des indicateurs pour qu’ils soient à la fois quantitatifs et qualitatifs est excellente. Je ne l’avais pas eue. Je pense que nous engagerons un travail sur ce sujet. Pau est une « capitale humaine », avec des relations qui lui donnent tout son prix.

Enfin, la mer est dans notre viseur. Elle est l’un de nos atouts nationaux à mettre en valeur. J’ai récemment eu une réunion avec les armateurs. Je plaçais beaucoup d’espoir dans les hydroliennes. Je ne sais pas pour quelle raison elles n’ont pas prospéré.

 

La réunion s’est achevée à 10 heures 30.

 

 

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Thibault Bazin, Mme Anne Blanc, M. Jean-René Cazeneuve, Mme Yolaine de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, Mme Laurence Gayte, M. Christophe Jerretie, Mme Catherine Kamowski, M. Jean-Claude Leclabart, M. Didier Le Gac, Mme Patricia Lemoine, Mme Monique Limon, M. Jean-Paul Mattei, Mme Christine Pires Beaune, Mme Isabelle Valentin, M. Arnaud Viala.

 

 

Excusés.M. Sébastien Jumel, Mme Bénédicte Taurine.