Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)              2

– Présences en réunion................................18


Jeudi
2 février 2023

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 8

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


  1 

Jeudi 2 février 2023

La séance est ouverte à quinze heures quarante.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

————

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir, dans le cadre de cette troisième journée d’enquête parlementaire, de recevoir M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et ancien Premier président de la Cour des comptes.

Depuis trois semaines, notre commission s’est penchée sur la définition de son périmètre et des termes associés, grâce à l’aide d’experts et de personnalités du monde académique. Nous avons également commencé à auditionner les responsables de différentes institutions : l’Agence française anticorruption (AFA), mais aussi la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Il était donc dans l’ordre des choses d’auditionner à présent le président de la HATVP. En effet, vous avez par définition une vision d’ensemble des élus et des responsables publics, en particulier des hauts fonctionnaires qui influencent grandement les décisions politiques sans pour autant être élus.

Nous vous interrogerons, monsieur le président, sur les éventuelles anomalies que vous avez pu repérer au sein de vos dossiers et sur les risques d’ingérence étrangère. Il s’agira également d’examiner le cadre juridique et les moyens à votre disposition, sachant que ceux-ci ont beaucoup évolué durant la dernière décennie. Ces moyens permettent-ils d’identifier et de lutter contre les risques d’ingérence ? Faut-il les renforcer ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Didier Migaud prête serment.)

M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Je vous remercie de m’inviter aujourd’hui pour échanger avec vous sur la question de l’ingérence de puissances étrangères, quand celles-ci visent à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français.

Ces sujets emportent des enjeux démocratiques de transparence auxquels je suis sensible, en tant que citoyen bien sûr, mais surtout en tant que président d’un acteur majeur de la préservation de l’indépendance des responsables publics par rapport aux intérêts privés.

En effet, la Haute Autorité est là notamment pour garantir que les responsables publics prennent les décisions dont ils ont la charge conformément à l’intérêt général ; elle les protège autant qu’elle les contrôle. La Haute Autorité met par ailleurs à disposition du public des outils issus de ses missions qui peuvent contribuer à mettre en lumière l’influence étrangère. Je pense notamment au répertoire des représentants d’intérêts. Cette transparence de l’information est nécessaire : beaucoup de textes ont été votés ces dernières années pour aller vers cet objectif. Des évolutions peuvent encore être apportées, de manière à aboutir à des dispositifs encore plus utiles aux décideurs et aux citoyens. Je suis à la disposition de la commission pour les évoquer.

En préambule, permettez-moi de rappeler que l’action de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, tant en matière de contrôle que de conseil et d’accompagnement, est centrée sur le responsable public lui-même, qu’il soit membre du Gouvernement, élu de la République, fonctionnaire ou agent public. Comme vous le savez, il n’est donc pas question, à proprement parler, de partis politiques.

Sur la question particulière de l’influence, la mission de la Haute Autorité consiste à s’assurer que le responsable public n’est pas placé en situation de conflit d’intérêts et que sa probité ne puisse être remise en question, la prise de décision publique devant se faire dans l’intérêt général et non en servant des intérêts personnels ou extérieurs. L’enjeu est aussi de veiller à ce que la neutralité de la fonction publique ne puisse pas être contestée.

Tout cela suppose des règles.

Des règles de contrôle en premier lieu, qui instaurent également des mécanismes de précaution et de prévention, et permettent in fine de protéger les responsables publics dans l’exercice de leurs fonctions ; mais aussi des règles éthiques et déontologiques qui encadrent les relations entre le responsable public et la personne qui cherche à l’influencer ; enfin, des règles de transparence pour le responsable public lui-même  ce dernier doit savoir qui lui parle, autrement dit au service de quels intérêts il exerce – mais également pour les citoyens, qui sont en droit de savoir qui cherche à influencer la prise de décision publique et dans quel but. Relativement à ces règles, que je propose de présenter successivement dans ce propos liminaire, j’identifie plusieurs sujets susceptibles de vous intéresser particulièrement et de nourrir votre réflexion.

En matière de contrôle tout d’abord, la Haute Autorité a pour mission de donner une assurance raisonnable de la probité et de l’exemplarité des responsables publics. Elle dispose pour cela de plusieurs outils : les déclarations de situation patrimoniale de près de 18 000 élus et responsables publics, en début et fin de mandat ou de fonctions, dont le contrôle vise notamment à prévenir tout enrichissement illicite, moyennant la vérification de l’exactitude, de la sincérité et de l’exhaustivité de ces déclarations. La Haute Autorité dispose également des déclarations d’intérêts d’environ 16 000 responsables publics, déposées dans les deux mois après le début de leurs fonctions ou de leur mandat et dont le contrôle vise à prévenir un potentiel conflit d’intérêts. Telle qu’elle est définie dans la loi française, cette notion doit s’entendre comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Le législateur français a fait le choix d’une définition large du conflit d’intérêts, puisque nous sommes quasiment le seul pays à avoir défini un conflit d’intérêts public-public.

Lorsque, dans le cadre de ses contrôles, la Haute Autorité identifie un tel risque, elle demande au responsable concerné de prendre des mesures de précaution, par exemple un déport, voire d’abandonner l’intérêt lorsque le risque est trop fort.

La Haute Autorité ne limite pas sa mission de prévention des conflits d’intérêts à son activité de contrôle des déclarations d’intérêts transmises par les responsables publics. En parallèle, elle a pris l’initiative de conseiller et d’accompagner les responsables publics au quotidien, pour contribuer à diffuser une véritable culture de l’intégrité dans la sphère publique.

J’ajoute que l’ensemble des responsables publics entrant dans le champ de contrôle de la Haute Autorité peuvent la saisir sur toute question déontologique, au titre de l’article 20 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Cela peut être le cas lorsque, par exemple, un chef d’exécutif local souhaite mettre en place une charte déontologique ou s’il s’interroge sur l’engagement d’un élu de sa collectivité dans une association financée par un tiers.

Autre mécanisme de contrôle qu’il me semble opportun de rappeler aujourd’hui : depuis 2020, la Haute Autorité a repris une partie des missions qu’exerçait la commission de déontologie de la fonction publique. Elle intervient ainsi directement dans le contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé pour environ 15 000 à 20 000 agents publics qui occupent les fonctions les plus stratégiques et sensibles. Le contrôle de la Haute Autorité s’exerce lors de la mobilité dans le secteur privé de l’agent public, mais aussi lors de sa nomination.

Cette mobilité vers le secteur privé n’est pas interdite ; elle a même été encouragée par les gouvernements successifs depuis une quinzaine d’années. Elle doit néanmoins s’inscrire dans un cadre et respecter certaines règles. Ainsi, la Haute Autorité vérifie si l’activité envisagée risque de poser des difficultés de nature pénale ou déontologique. L’objectif de ce double contrôle est de protéger aussi bien l’intéressé que l’administration.

Sur le plan pénal, il s’agit de vérifier que le responsable public ne se place pas en situation de prise illégale d’intérêts. Sur le plan déontologique, l’objectif est de s’assurer que les nouvelles activités exercées par l’intéressé ne risquent pas de mettre en cause le fonctionnement indépendant et impartial de l’administration.

Si elle identifie de telles difficultés, la Haute Autorité peut rendre un avis de compatibilité avec réserves. C’est le cas lorsque des mesures de précaution sont susceptibles de prévenir le risque pénal et déontologique. Dans la très grande majorité des cas, la Haute Autorité autorise le projet de l’agent, mais dans deux tiers des cas, l’avis favorable s’accompagne de réserves. Dans certains cas relativement rares – un peu moins de 10 % –, aucune réserve ne permet d’écarter ces risques. La Haute Autorité rend alors un avis d’incompatibilité. Il s’agit de situations où le collège a identifié un risque de prise illégale d’intérêts ou déontologique trop fort.

Ce contrôle est pratiqué quelle que soit la nationalité de l’entreprise qui accueillerait l’agent ou le responsable public. La plupart du temps, les projets de mobilité s’effectuent en France auprès d’entreprises françaises. À titre de contre-exemple, la Haute Autorité a été conduite à rendre des avis sur les projets d’anciens ambassadeurs français qui souhaitaient travailler au sein de sociétés étrangères. Pour prévenir les risques d’ordre déontologique, elle a pu encadrer les futures relations professionnelles des intéressés en leur interdisant d’exercer une activité de représentation d’intérêts pour le compte de leur nouvel employeur auprès du Quai d’Orsay, auprès de l’ambassade de France dans le pays où ils avaient auparavant été ambassadeurs, ou même auprès des autorités de ce pays.

Ces réserves visent à préserver le fonctionnement normal, l’indépendance et la neutralité des anciens services. Autre cas susceptible d’intéresser particulièrement votre commission : la Haute Autorité a empêché la reconversion d’un agent public chargé du suivi des participations de l’État au sein de l’Agence des participations de l’État qui souhaitait rejoindre une entreprise étrangère, à la fois partenaire et concurrente de l’entreprise française dont l’agent assurait la surveillance. La Haute Autorité a émis un avis d’incompatibilité au regard du risque de prise illégale d’intérêts susceptible d’être caractérisée, dans la mesure où l’agent public avait formulé des analyses sur un projet de coopération avec l’entreprise étrangère, mais aussi en raison du risque déontologique lié au caractère stratégique du secteur et à la nécessité de protéger l’indépendance de l’État français, dès lors que cette personne avait été destinataire d’un certain nombre d’informations confidentielles – c’est bien pourquoi, du reste, l’entreprise concurrente voulait le recruter.

Toutefois, s’agissant du contrôle de la reconversion d’anciens responsables publics dans le secteur privé, je note qu’en France aucun délai de carence ne s’applique, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres pays, où il est interdit aux anciens hauts responsables publics d’exercer une activité de lobbying ou de rejoindre une entreprise étrangère pendant un certain nombre d’années. C’est le cas au Canada et aux États-Unis.

Enfin, je tiens à préciser que, pour renforcer l’efficacité de ses contrôles, en lien notamment avec la question de l’influence étrangère, la Haute Autorité s’appuie sur son activité internationale qui lui permet d’être au fait de stratégies d’influence et de partager les bonnes pratiques de contrôle et d’encadrement mises en œuvre par d’autres pays. Elle participe notamment aux travaux de réflexion menés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elle identifie également à long terme la nécessité de progresser dans le recueil de données sur l’influence étrangère, notamment par le biais des dispositifs d’encadrement de la représentation d’intérêts et des reconversions professionnelles des responsables publics français vers des entités étrangères.

Au-delà des outils et mécanismes de contrôle qui contribuent à garantir l’intégrité des responsables publics et à lutter contre la corruption au sens large, des règles déontologiques doivent encadrer les relations entre ces mêmes responsables publics et les personnes qui exercent une activité d’influence.

C’est ce qu’a introduit la loi dite Sapin 2 concernant la représentation d’intérêts. Cette loi encadre pour la première fois en France une activité qui suscite souvent de vives interrogations, voire beaucoup de méfiance. La représentation d’intérêts est une activité très ancienne, légitime dans une démocratie puisqu’elle permet aux acteurs privés issus du monde économique ou de la société civile de faire entendre leur point de vue ou d’apporter leur expertise, et aux décideurs d’être ainsi les plus éclairés possible. Le dispositif introduit par la loi Sapin 2 n’a pas vocation à remettre en question cette pratique. Il a vocation en revanche à rendre compréhensibles et transparentes les relations entre représentants d’intérêts et responsables publics, ainsi qu’à les encadrer.

Depuis juillet 2017, les représentants d’intérêts sont tenus de s’inscrire sur un répertoire numérique accessible sur le site internet de la Haute Autorité, dans lequel ils doivent donner des informations sur leur organisation, leurs actions de représentation d’intérêts et les moyens qu’ils consacrent à cette activité. Nous comptons 2 500 représentants d’intérêts qui sont aujourd’hui inscrits sur ce répertoire et qui y ont déclaré plus de 54 000 activités.

Par ailleurs, des règles déontologiques ont clairement été définies par le législateur pour encadrer les relations entre les représentants d’intérêts et les responsables publics. Les représentants d’intérêts doivent exercer leur activité avec probité et intégrité. Ils sont par exemple tenus de déclarer leur identité, l’organisme pour lequel ils travaillent et les intérêts ou entités qu’ils représentent dans leurs relations avec les responsables publics. Cette obligation leur interdit de dissimuler l’identité de ceux qui les rémunèrent. Le respect de ces obligations déclaratives et déontologiques a également été confié à la Haute Autorité, qui a déjà mené plusieurs centaines de contrôles.

Bien que ces obligations pèsent sur les représentants d’intérêts eux-mêmes, la Haute Autorité fait également connaître aux responsables publics qui entrent dans le champ de la loi Sapin 2 – à savoir les ministres et les membres de leur cabinet, les parlementaires et leurs collaborateurs, les directeurs d’administration centrale, un certain nombre d’élus locaux  ̶ l’existence des dispositifs destinés à prévenir les tentatives de manipulation et les risques déontologiques. Dans ce cadre, elle les encourage à consulter le répertoire accessible sur le site de la Haute Autorité. Si le responsable public constate que la personne qui le sollicite n’est pas inscrite au répertoire et qu’il se demande s’il s’agit d’un représentant d’intérêts, il peut contacter la Haute Autorité, qui le renseignera. La Haute Autorité encourage également les responsables publics à informer les représentants d’intérêts qui les sollicitent que les actions qu’ils entreprennent à leur égard doivent être déclarées sur le répertoire, ou encore à faire preuve de vigilance lors des échanges avec les représentants d’intérêts, car certaines de leurs pratiques sont soumises au respect des règles déontologiques mentionnées précédemment.

Une circulaire du Premier ministre portant sur le renforcement de la transparence des actions d’influence étrangère conduites auprès des agents publics de l’État a d’ailleurs été publiée en octobre 2021. Son objet est d’inciter fortement les responsables et agents publics à vérifier sur le registre des représentants d’intérêts l’identité des interlocuteurs qui les sollicitent directement.

Enfin, des règles de transparence s’imposent quand il s’agit d’influence. La Haute Autorité y participe grandement puisque, si son activité de contrôle lui permet de détenir potentiellement un certain nombre d’informations, elle rend publique une bonne partie de ces données. Il y a donc l’information dont la Haute Autorité dispose, mais également et surtout l’information que la Haute Autorité met à disposition.

Je pense bien sûr aux déclarations des responsables publics qui sont mises en ligne sur le site internet et qui permettent aux lanceurs d’alerte, aux médias, aux citoyens, de s’assurer par eux-mêmes de la probité et de l’intégrité des responsables publics concernés. Dans un seul cas, la Haute Autorité publie des déclarations qu’elle ne peut pas contrôler, ce sont celles des candidats à l’élection présidentielle. Je pense par ailleurs au répertoire des représentants d’intérêts, qui, s’il demeure perfectible à bien des égards, permet déjà d’accéder à un certain nombre de données.

Si les États étrangers n’entrent pas en tant que tels dans le champ du répertoire, puisque seules les entités remplissant les critères définis par l’article 18-2 de la loi du 11 octobre 2013 sont soumises à des obligations d’inscription et de déclarations de leurs activités de lobbying et des moyens afférents, les entreprises privées ou publiques, les associations et fondations et les cabinets de conseil qui représentent leurs intérêts sont susceptibles d’être qualifiés de représentants d’intérêts.

Que ce soient les données contenues dans les déclarations des responsables publics ou celles accessibles depuis le répertoire, toutes peuvent être particulièrement instructives, en elles-mêmes ou par le croisement avec d’autres jeux de données. Elles sont à la disposition des chercheurs ou des citoyens dans ce but : celui de la réutilisation de ces données et de l’analyse.

Des pistes d’amélioration existent pour aller plus loin encore dans la mise à disposition de données utiles. Des évolutions pourraient effectivement être apportées au dispositif d’encadrement du lobbying afin de renforcer la transparence des activités d’influence des États étrangers. Le registre européen prévoit ainsi que l’origine des financements soit mentionnée ; dans cet esprit, il pourrait être demandé aux cabinets de conseil d’indiquer les États tiers qu’ils ont comme clients. Nous envisageons d’ailleurs de faire évoluer en ce sens nos lignes directrices relatives au répertoire des représentants d’intérêts.

J’ajoute, même si cela ne concerne pas directement les travaux de votre commission, que la Haute Autorité a publié en octobre 2021 un rapport sur l’encadrement de la représentation d’intérêts, dans lequel elle proposait de nombreuses pistes d’amélioration du dispositif, qui est clairement imparfait puisque certains critères d’identification des représentants d’intérêts sont parfois absurdes et injustes. Ainsi, seules les actions de lobbying menées à l’initiative des représentants d’intérêts sont recensées, ce qui amène certaines entités importantes à avoir finalement peu d’actions à déclarer, celles-ci étant rarement à l’initiative des contacts – ce sont les pouvoirs publics qui prennent contact avec elles. Ce critère de l'initiative n’est pas dans la loi, mais se retrouve malheureusement dans un décret postérieur à la loi. De même, le critère des dix actions par personne physique au sein de l’entité permet de contourner en grande partie l’esprit même de la loi : il suffit que plusieurs personnes se limitent à neuf actions dans le cadre de leur activité pour rester en dehors de la nécessité de déclaration.

Le cadre législatif et réglementaire actuel est donc trop complexe et mérite d’être revu. Il accuse quelques manques, notamment les associations cultuelles, qui peuvent être un vecteur d’influence pour des États étrangers et qui sont pourtant exclues de la catégorie des représentants d’intérêts. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez lors de nos échanges.

Parallèlement aux obligations des représentants d’intérêts, la Haute Autorité encourage, par étapes, la publicité en open data des rencontres des responsables publics avec les représentants d’intérêts, pour rendre plus transparentes leurs relations. Des parlementaires ont également déjà pris cet engagement. Par ailleurs, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) avait rendu en 2018 plusieurs avis favorables à la mise en ligne des agendas publics des membres du gouvernement « dans un format ouvert, aisément réutilisable et exploitable et régulièrement actualisé ». Ces avis ne sont pas contraignants, mais il serait peut-être judicieux de généraliser ces bonnes pratiques afin d’avoir une meilleure connaissance de l’activité de lobbying et parachever le dispositif.

La Haute Autorité est bien sûr attachée au respect de la vie privée des responsables publics : il ne s’agit pas de rendre intégralement publics leurs agendas, mais seulement les rencontres qu’ils ont avec les représentants d’intérêts inscrits au répertoire. La régulation du lobbying ne peut en effet être efficace que si les obligations de transparence sont réciproques, c’est-à-dire si les responsables publics mettent à disposition, dans un format ouvert et homogène, les informations relatives à leurs relations avec les représentants d’intérêts – sachant que, s’agissant du fonctionnement du répertoire, c’est au représentant d’intérêts de déclarer l’ensemble des actions, des contacts et des moyens engagés.

Cette transparence est d’autant plus utile lorsqu’il s’agit de prévenir les actions susceptibles d’influencer, voire de corrompre un responsable public. Il faut souligner à ce propos qu’un élu ou un agent public n’est pas seul : des dispositifs de protection et d’alerte existent au sein des administrations ou des collectivités en cas de suspicion d’ingérence de la part d’agents étrangers. En cas de doute, l’agent peut par exemple se tourner vers son référent déontologue ou vers sa direction juridique.

S’agissant des personnes soumises à un contrôle préalable relativement à un projet de reconversion professionnelle, le dispositif accuse également un certain nombre de manques et des compléments pourraient être apportés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis votre prise de fonction, avez-vous été alerté quant à des risques d’ingérence étrangère ? Ce problème mobilise-t-il votre énergie ?

M. Didier Migaud. Non, honnêtement, on ne m’a pas signalé de situation qui pourrait poser un problème. Néanmoins, tous les élus ne se situent pas dans notre champ. Et s’agissant des parlementaires, nous contrôlons l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité des déclarations d’intérêts, mais en ce qui concerne l’application des règles dans la vie de tous les jours, le contrôle relève du bureau de chaque assemblée.

Certaines situations peuvent être signalées, notamment les associations étant considérées comme proches de certains États et où des élus peuvent avoir des responsabilités, ou encore la question des jumelages organisés par les collectivités qui peuvent faire l’objet de tentatives d’influence.

Le sujet du risque d’ingérence est devenu beaucoup plus prégnant ces dernières années. Cela explique la circulaire dont j’ai fait état précédemment, mais aussi la création par le gouvernement de Viginum, service destiné à la lutte contre les manipulations de l’information en provenance de l’étranger visant à déstabiliser l’État, la création de votre commission, tout comme celle qui existe au sein du Parlement européen. De même, l’OCDE y travaille et nous essayons nous-mêmes d’y travailler, mais il reste du travail pour pouvoir proposer des mesures de prévention contre ce type de comportement.

Du côté de la HATVP, nous disposons de plusieurs outils permettant d’appréhender ces sujets. D’une part, la déclaration d’intérêts, puisque l’élu ou le haut responsable public est obligé de faire apparaître sur sa déclaration d’intérêts les domaines dans lesquels il peut se retrouver en situation de conflit d’intérêts. D’autre part, il existe ce registre des représentants d’intérêts, bien que celui-ci comporte un certain nombre d’imperfections. Nous appelons d’ailleurs l’attention des pouvoirs publics depuis plusieurs années sur ces insuffisances de ce répertoire. Nos demandes commencent à être entendues, puisque la commission des lois de l’Assemblée nationale a formulé plusieurs propositions d’amélioration, tout comme la commission de déontologie du Sénat dans un rapport – même si dans les faits, rien ne bouge pour l’instant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. S’agissant des déclarations d’intérêts des parlementaires ou des élus, votre autorité a-t-elle eu connaissance de déclarations qui posaient problème ? Avez-vous soupçonné des liens avec des intérêts étrangers, a fortiori des intérêts de puissances hostiles, par exemple via des associations cultuelles ou culturelles ? Avez-vous eu connaissance de dossiers de parlementaires, de dirigeants d’exécutifs locaux ou d’autres personnalités publiques qui auraient posé problème quant à la question précise de l’ingérence étrangère ?

M. Didier Migaud. Non, je n’ai connaissance d’aucun sujet qui puisse être qualifié d’ingérence. L’influence des États étrangers s’exerce de manière plus sournoise, d’où l’intérêt de mettre en place un certain nombre de dispositifs. Les voyages organisés payés par un État étranger sont par exemple plus faciles à identifier que des rémunérations en liquide, à partir du moment où l’élu déclare bien son déplacement.

Néanmoins, beaucoup de progrès ont été réalisés pour prévenir les atteintes à la probité, ce dont les citoyens ne sont d’ailleurs pas totalement conscients. Nous sommes catastrophés par la défiance exprimée lors des enquêtes d’opinion quant à l’honnêteté des responsables publics, alors que nos contrôles montrent que l’immense majorité d’entre eux exercent leur activité de manière honnête et transparente. Il faut donc expliquer que des structures ont été mises en place et que les comportements déviants sont beaucoup mieux identifiés qu’auparavant et beaucoup plus sévèrement sanctionnés. Les dispositifs sont encore à compléter comme le montrent les propositions récentes émanant du Parlement ; vous aurez peut-être la possibilité de vous en saisir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’imagine que vous êtes attentifs aux polémiques relatées dans la presse et aux lanceurs d’alerte. Dans ce cas, procédez-vous à une vérification des déclarations de patrimoine et d’intérêts des personnalités mises en cause ? Si vous décelez des incohérences ou soupçonnez des manquements, revenez-vous vers ces personnalités ? Avez-vous eu l’occasion de procéder à une réouverture de dossier à la suite de polémiques qui aurait permis d’affirmer ou infirmer les accusations ?

M. Didier Migaud. Il nous arrive effectivement de traiter des signalements provenant de citoyens ou de médias. Cela peut nous conduire à rouvrir certains dossiers et nous vérifions toujours la pertinence des signalements et leur réalité. Il peut nous arriver à partir de la réouverture de dossiers de transmettre au parquet certaines situations, afin que la justice, compte tenu de ses moyens d’investigations supplémentaires, puisse instruire de façon plus approfondie le dossier. De plus, à travers les informations que nous rendons publiques, d’autres services de l’État peuvent identifier un certain nombre de sujets, comme Tracfin ou le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), avec qui nous sommes en relation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué la différence d’appréciation entre l’opinion publique qui apparaît très suspicieuse vis-à-vis de la sphère politique et de la haute fonction publique et la réalité que vous constatez, où les conflits d’intérêts sont relativement rares et les responsables plutôt probes et intègres.

Le but de cette commission n’est pas de faire apparaître des noms, mais de mesurer l’ampleur d’un phénomène, afin de savoir si la représentation nationale doit s’en inquiéter ou non. Y a-t-il donc beaucoup de dossiers, parmi ceux que vous avez transmis au parquet, qui concernaient des personnalités politiques ou des personnages publics ayant une influence déterminante sur le débat public ?

M. Didier Migaud. La prise de conscience de ces sujets est plus forte qu’hier. S’agissant des élus locaux, les déclarations d’intérêts amènent dans les deux tiers des cas la HATVP à proposer quelques mesures de prévention pour éviter un possible conflit d’intérêts qui pourrait se transformer en prise illégale d’intérêts. Car tout conflit d’intérêts ne se transforme pas obligatoirement en prise illégale d’intérêts. C’est pourquoi les déclarations d’intérêts et les propositions de déport qui peuvent en découler sont extrêmement utiles. Il s’agit de mettre en garde l’élu ou le responsable public vis-à-vis de ses propres intérêts et de ceux de sa conjointe ou de son conjoint. Enfin, la déclaration d’intérêts doit aussi être pour la personne l’occasion de s’interroger sur tous les conflits d’intérêts possibles, compte tenu des fonctions qui sont les siennes. En effet, il existe une jurisprudence de la Cour de cassation qui considère les prises illégales d’intérêts au regard des relations amicales. La déclaration d’intérêts doit donc être l’occasion de s’interroger par rapport aux responsabilités endossées.

Au niveau des collectivités territoriales, il est important de tenir ce raisonnement car beaucoup d’élus ont également des activités professionnelles à côté de leur mandat. Il faut donc être très prudent. Je constate d’ailleurs que nous avons un très bon écho par rapport à ces sujets. De même, les ministres se montrent très réactifs. Vous savez que les ministres ont deux mois pour procéder à leurs déclarations : j’ai milité pour que ce délai soit réduit, afin que la HATVP puisse formuler les propositions de déport plus rapidement et que les membres du Gouvernement ne se trouvent pas exposés pendant trois à quatre mois à des situations de prise illégale d’intérêts.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur ma question : estimez-vous que, parmi les dossiers rouverts suite à des signalements de la presse ou d’opposants politiques, il se trouvait des personnalités politiques ou publiques de premier plan ?

M. Didier Migaud. Lorsqu’il s’agit de personnalités de premier plan, vous en avez vous-même connaissance. Les saisines du parquet sont en effet rendues publiques. Nous avons heureusement très peu de cas, ce qui est rassurant quant aux dispositifs de contrôle mis en place. S’agissant des principales personnalités, les déclarations des ministres nécessitant une transmission au parquet sont exceptionnelles. Concernant les parlementaires, les observations pouvant être formulées par la HATVP sont également extrêmement rares. Si des omissions peuvent exister, elles ne sont généralement pas assez substantielles pour entraîner une appréciation susceptible d’être rendue publique ou une transmission au parquet. Une vraie prise de conscience des obligations s’opère chez les responsables nationaux et nous avons dans l’ensemble une collaboration constructive.

La question du contrôle des mobilités pose parfois un peu plus de difficultés, car les enjeux sont moins bien compris et les lois encore assez récentes. Des risques de nature pénale et déontologique doivent être pris en considération. On entend parfois une musique selon laquelle les mobilités ou les reconversions professionnelles seraient rendues impossibles, ce qui entraînerait un problème d’attractivité de la fonction politique et même ministérielle. Il faut rétablir la vérité : les décisions d’incompatibilité sont très rares. En outre, ces décisions sont toujours justifiées : elles visent à protéger la personne qui pourrait s’exposer à un procès autant qu’à protéger les institutions. Nos avis et décisions sont d’ailleurs susceptibles de recours. Jusqu’à présent, le Conseil d’État nous a toujours donné raison.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Considérez-vous que cette notion de déport est vraiment opérationnelle pour protéger l’intérêt public, compte tenu de la manière dont s’organise le pouvoir en France et de la concentration des pouvoirs dans un milieu parisien où tout le monde se connaît ? Ne trouvez-vous pas cette notion très formelle et très insatisfaisante ?

M. Didier Migaud. Je ne partage pas votre point de vue. Le déport est un dispositif essentiel qui permet de se prémunir à la fois des conflits d’intérêts et de l’apparence des conflits d’intérêts. Le législateur a d’ailleurs fourni une définition précise du conflit d’intérêts et emploie également le terme d’« apparence ». Organiser des déports, y compris en apparence, est très protecteur pour la personne elle-même, qui pourrait être sans cela fortement sanctionnée par le juge pénal.

S’agissant des conditions d’application de ces déports, il est vrai que certains élus locaux ont pu expliquer qu’ils se déportaient sans l’avoir réellement fait et qu’ils ont été condamnés parce qu’ils n’étaient pas sortis de la salle : ces situations pourraient être précisées par le législateur. De plus, le déport peut ne pas se justifier dans certaines situations. Toutefois, au regard de la profession exercée par le passé et des responsabilités occupées, le déport me paraît indispensable pour garantir le bon fonctionnement, l’indépendance et la neutralité de l’administration. Il existe d’ailleurs, pour les ministres, un registre de déports, consultable par tout un chacun.

Dans l’ensemble, ces déports sont parfaitement compris, et si certaines poursuites qui ont été engagées ont pu paraître excessives, on ne peut que répondre que le droit est fait ainsi. Peut-être pourrait-on préciser certains points du code pénal et les conditions d’exercice de ces déports, mais le déport a un vrai intérêt.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je retiens de votre présentation que le réflexe déontologique semble de plus en plus ancré chez le personnel politique et public, ce qui est un point positif pour la bonne santé de notre démocratie et la sincérité de notre vie politique.

Néanmoins, des améliorations peuvent encore être envisagées. Vous en avez évoqué certaines.

S’agissant des représentants d’intérêts, j’ai noté que vous envisagez au sein de la HATVP de modifier vos lignes directrices, afin que le représentant d’intérêts qui aurait pour client une puissance étrangère soit obligé de le mentionner expressément dans sa déclaration. Il s’agit d’un point que j’avais identifié comme un manque.

M. Didier Migaud. Ce point était en effet absent de nos lignes directrices, alors que premièrement il n’est pas contraire à la loi, et que deuxièmement il peut être extrêmement utile au regard des sujets qui intéressent votre commission d’enquête.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il est très important que ce point soit entendu par ceux qui suivent nos auditions.

S’agissant toujours des déclarations d’intérêts, pensez-vous que nous pourrions être plus précis et plus contraignants de manière à obliger le déclarant à signaler tout lien professionnel ou bénévole qu’il aurait avec des intérêts étrangers ? Je pense à des entités étrangères telles que des associations ou des fondations.

M. Didier Migaud. Oui, je le pense. Il faut rappeler que nous exerçons dans un cadre extrêmement précis, défini par la loi et un certain nombre de textes réglementaires, sur lequel la HATVP n’a pas de capacité d’interprétation. Or certains points mériteraient peut-être d’être précisés, éventuellement par l’intermédiaire d’une rubrique définissant ces liens éventuels avec l’étranger dans une visée de transparence. De même, la rubrique des observations pourrait être précisée : légalement, l’obligation de déclaration ne porte que sur la personne concernée et sur son conjoint, et pas sur les autres proches et l’entourage. Le juge pénal ne raisonne pas toujours ainsi. C’est pourquoi il existe une ligne qui demande à s’interroger sur les autres conflits d’intérêts potentiels, mais elle pourrait être davantage formalisée.

Nous avons donc intérêt à être plus précis et plus exhaustifs quant aux informations qui sont demandées au déclarant, car si certains se posent beaucoup de questions au moment de l’établissement de la déclaration, d’autres ne s’en posent aucune et peuvent être rattrapés ensuite par les contrôles. Il nous arrive de recevoir, après la publication des déclarations, des signalements d’activités non déclarées de certains élus. Nous vérifions bien sûr ces informations et il n’apparaît pas toujours que ces omissions sont « substantielles », elles peuvent être mineures et souvent liées au mandat exercé – les personnes sont souvent membres de droit non rémunérés au sein d’autres entités et il leur arrive d’oublier de le déclarer. Toutefois, il est demandé dans ce cas à la personne de corriger sa déclaration, afin d’éviter ces malentendus.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans les dossiers que vous avez eu à transmettre au parquet, existait-il des suspicions d’ingérence ou d’influence étrangère ?

M. Didier Migaud. Non, il s’agissait soit d’infraction d’atteinte à la probité, soit de manquement aux obligations vis-à-vis de la HATVP, soit de prise illégale d’intérêts ou de détournement possible de fonds publics, mais pas de situation d’ingérence.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre long parcours professionnel et politique vous a amené à connaître beaucoup de lieux de pouvoir : estimez-vous qu’un scandale comme le Qatargate soit susceptible de se déclencher dans une autre enceinte parlementaire que celle du Parlement européen ? Pourrait-il survenir sur le territoire national, ou pensez-vous au contraire que le cadre réglementaire et législatif et les instances de contrôle, à commencer par la HATVP, sont suffisamment robustes pour préserver la démocratie française ?

M. Didier Migaud. Malgré les évolutions positives de ces dernières années, le risque est toujours possible. Néanmoins, les contrôles sont plus forts. S’agissant du scandale du Qatargate que vous évoquez, il faut rappeler que les députés européens français doivent des déclarations d’intérêts et de patrimoine, ce qui n’est pas le cas de tous les autres députés européens. Le risque est donc vraisemblablement moins fort, mais il existe toujours. Les comportements déviants peuvent toujours exister, mais un certain nombre de systèmes d’alerte ont été mis en place dans notre pays. De même, si les avoirs détenus à l’étranger ne sont pas déclarés et que les États qui abritent ces fonds ne jouent pas le jeu de la transparence, les infractions sont toujours possibles. Néanmoins, les possibilités de détecter ces comportements sont croissantes et les sanctions plus importantes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Compte tenu de ce que vous dites, la menace dans notre pays est finalement autre : elle est hybride, elle passe par les réseaux sociaux, l’information, les manipulations et les manœuvres, qui comme vous l’avez dit sont sournoises.

M. Didier Migaud. La corruption existe aussi dans notre pays. Je pense d’ailleurs que pour la combattre, elle doit faire l’objet d’une politique publique. Or le Parlement n’est jamais saisi d’un programme concernant l’ensemble des dispositifs mis en place pour lutter contre les atteintes à la probité ou la corruption, et encore moins de l’exécution d’un tel programme. Une réflexion est également à conduire sur les compétences des uns et des autres et sur la cohérence des dispositifs, car il peut y avoir des chevauchements ou des doublons. Nous avons des marges de progression auxquelles il faut réfléchir à froid. En effet, nous avons toujours légiféré à chaud, à la suite de scandales, ce qui n’est pas toujours le plus pertinent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Notre commission d’enquête a précisément pour ambition de réfléchir à l’anticipation de ces phénomènes, à leur traitement en amont plutôt qu’a posteriori – de mémoire, la création de la HATVP elle-même fait suite au scandale Cahuzac…

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). S’agissant du répertoire des représentants d’intérêts, vous avez évoqué un plafond de dix actions à déclarer et la possibilité de se limiter à neuf actions afin d’éviter la démarche : dans quelle mesure l’inscription à ce répertoire est-elle déclarative ou contrainte ? quels sont les moyens dont vous disposez pour contraindre les intéressés à s’y inscrire ?

M. Didier Migaud. Tout cela est déclaratif, mais nous avons la possibilité de contrôler et d’appliquer des sanctions : dans le cas d’un défaut de déclaration massif, le risque correspond à une amende de 15 000 euros et un an d’emprisonnement. Enfin, il existe la possibilité de rendre publiques les décisions que nous prenons, ce qui peut avoir un impact sur l’image du représentant d’intérêts, en particulier dans le cas d’un représentant qui bénéficierait par exemple de marchés publics avec l’État ou avec des collectivités territoriales. Il existe donc bien des possibilités de rendre publiques les mises en demeure et de transmettre le dossier au pénal au motif de non-respect des obligations déclaratives.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je vous remercie, mais cela ne répond pas tout à fait à ma question : dans quelle mesure pouvez-vous inciter les représentants d’intérêts à déclarer s’ils ne le font pas ?

M. Didier Migaud. Nous leur adressons une mise en demeure et s’ils n’y répondent pas, nous transmettons le dossier au parquet. Même si avant ce recours, nous réalisons beaucoup de pédagogie et de relances, afin d’obtenir des réponses. Toutefois, il est certain qu’il y a beaucoup de possibilités de contourner le dispositif : par le biais des neuf actions au lieu de dix ou par le critère de l’initiative. Autant de possibilités qui permettent de contourner la définition même du représentant d’intérêts. C’est sur ce point que le législateur pourrait reprendre la main, car le décret tel qu’il est rédigé pose un problème.

Un parlementaire a récemment interpellé l’exécutif au sujet du champ de la décision publique concerné. Le gouvernement a répondu qu’il pourrait effectivement se saisir de cette question. Toutefois, le champ de la décision publique n’est pas le seul sujet, les critères d’identification des représentants d’intérêts doivent aussi être revus.

Mme Anne Genetet (RE). Il est visible à travers vos propos que nous avons du mal à placer le curseur entre liberté et sécurité au sein de notre vie publique.

Vous avez parlé de parlementaires européens, je m’étonne du fait qu’il n’existe pas l’équivalent d’une HATVP pour les parlementaires européens. Une telle autorité européenne vous paraît-elle pertinente ? Ou pourrait-elle constituer un doublon par rapport à vos activités ?

Par ailleurs, je m’interroge sur les critères d’identification des représentants d’intérêts. Ces derniers peuvent posséder par exemple une double nationalité : est-ce pour vous un indicateur de vigilance ?

S’agissant de nos élus locaux et territoriaux, qui peuvent parfois se montrer moins au fait des risques de pression de la part de puissances étrangères, comment les alerter et les aider à repérer les risques ? Je pense par exemple à une entreprise qui viendrait démarcher une collectivité locale dans le cadre d’un marché ou d’un projet public et derrière laquelle pourrait se dissimuler une puissance étrangère. Comment donner les informations aux personnes confrontées à ces situations ?

Enfin, si un parti politique est amené à recevoir des représentants de puissances étrangères, a-t-il l’obligation de le déclarer ? Sur cette même question d’équilibre entre la liberté des relations à garantir et la sécurité de nos intérêts nationaux, en tant que parti politique, conviendrait-il ou non déclarer les liens que nous pouvons avoir avec des ambassadeurs, des diplomates, des entreprises étrangères ? Lorsque ces personnes figurent dans la liste consultable sur le site internet de la HATVP, la réponse est simple. Elle se complique lorsque ce n’est pas le cas, sachant que pour l’intérêt de certains enjeux diplomatiques, il est parfois préférable de ne pas tout divulguer.

M. Didier Migaud. Il n’existe pas de HATVP au niveau européen, mais cela fait partie des propositions portées par les autorités françaises, le Président de la République et un certain nombre de députés européens. La présidente du Parlement européen a évoqué récemment le sujet et la présidente de la Commission européenne s’est engagée à faire des propositions cette année dans ce sens. Nous animons d’ailleurs un réseau d’éthique européen regroupant un certain nombre d’autorités similaires à la HATVP dans d’autres pays.

S’agissant des autres questions, la difficulté consiste à définir la frontière entre l’influence normale relevant de la politique diplomatique d’un pays et l’ingérence. La France aussi essaie d’exercer une influence à l’étranger, ce n’est pas condamnable. Néanmoins, il faut pouvoir l’encadrer et le réguler dans une forme de transparence qui peut d’ailleurs constituer une réponse. Si l’influence se fait en toute transparence, avec les déclarations nécessaires, les décideurs peuvent travailler en toute connaissance de cause par rapport aux informations données. Ainsi, le fait de posséder une double nationalité ou de défendre certains points de vue, compte tenu des relations d’amitié avec certains pays, ne constitue pas un comportement condamnable. À partir du moment où ces actions sont menées en toute transparence, sans corruption, les convictions personnelles ne sont pas répréhensibles. Certains échanges internationaux doivent effectivement conserver une forme de confidentialité, mais ces échanges sont assez limités et, généralement, ce qui relève du secret de la défense nationale ne concerne pas les élus.

Il faut donc faire la part des choses : tout ne relève pas des textes, certaines choses relèvent de l’éthique personnelle. Il revient à la personne d’avoir quelques repères lui permettant de ne pas franchir la ligne. La transparence est donc utile dans le cadre de la vie d’une démocratie, même si ce n’est pas une réponse à tout.

S’agissant des partis politiques, ils ont un statut particulier défini par la Constitution et sont exclus de la liste des représentants d’intérêts. En revanche se pose la question du contrôle de leur financement. Il existe en effet une commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques : son président, que vous avez entendu, a fait quelques propositions pour améliorer le dispositif. On peut s’étonner que la France compte, plus de 570 partis identifiés. À titre personnel, je pense que le dispositif de contrôle pourrait être amélioré.

Mme Anne Genetet (RE). Je ne parlais pas du financement, mais bien des relations que les partis politiques entretiennent avec des puissances étrangères, à travers la rencontre d’ambassadeurs, de partis politiques étrangers ou d’entreprises étrangères. Je ne crois pas que les partis soient dans l’obligation de déclarer ces rencontres.

M. Didier Migaud. Non, ils n’en ont pas l’obligation. En outre, ces rencontres ne sont pas problématiques et d’ailleurs elles sont souvent rendues publiques par l’intermédiaire des réseaux sociaux.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour illustrer la question de Mme Genetet, je vais prendre un exemple : j’ai moi-même rempli ma déclaration en indiquant les responsabilités que j’avais au sein d’un parti politique. Dans ce cas, des précisions ne devraient-elles pas être apportées quant aux liens avec les partis politiques étrangers ?

M. Didier Migaud. Ce point renvoie à la question de la rapporteure sur la précision de certaines rubriques dans la déclaration d’intérêts : il faudrait peut-être poser la question des éventuelles interactions avec des pays étrangers. Le problème existe notamment au sein de l’Assemblée avec les groupes d’amitié. Des initiatives sont prises par l’Assemblée elle-même, mais aussi par des députés qui peuvent accepter des invitations dans des pays étrangers avec éventuellement des contreparties à apporter. Si ces relations sont normales, il n’existe aucune difficulté à les justifier. La transparence peut donc dans ce cadre être utile, et même nécessaire.

Mme Caroline Colombier (RN). Comment pouvez-vous réellement effectuer un contrôle sur les personnalités de la vie publique faisant partie de conseils d’administration ou de surveillance d’entreprises dont certaines puissances étrangères pourraient être actionnaires ?

M. Didier Migaud. La présence de la personne au sein d’organes dirigeants doit être indiquée à la HATVP, cette obligation se limitant à trois années après la cessation des fonctions.

Mme Caroline Colombier (RN). Il n’y a donc pas de possibilité de contrôler d’éventuelles actions d’influence.

M. Didier Migaud. Passé ce délai de trois ans, il n’y a effectivement plus aucune obligation de déclaration ou d’avis à solliciter auprès de la HATVP.

Mme Caroline Colombier (RN). Pensez-vous disposer des moyens humains et financiers nécessaires pour effectuer tous ces contrôles ?

M. Didier Migaud. Cette question est toujours délicate, mais j’aimerais tout d’abord qu’une réflexion ait lieu sur la cohérence des dispositifs mis en place : sur la question des doublons, des chevauchements, sur celle du renforcement de certains dispositifs. Le problème est qu’en France, nous avons du mal à nous interroger sur l’efficacité et l’efficience de la dépense publique, même si ces sujets progressent – c’est mon cheval de bataille depuis fort longtemps !

Il est certain que nous avons des moyens contraints. Nous avons pu obtenir une petite augmentation de nos effectifs, mais au regard de l’élargissement de nos missions, nous n’avons pas toujours la possibilité ni de contrôler la totalité du public relevant de notre champ d’action ni de communiquer sur nos actions. Dans l’intérêt de tous, il faudrait davantage « solenniser » certains moyens, notamment ceux qui concernent les relations entre la HATVP et les pouvoirs publics, afin de montrer que les contrôles ont bien lieu. Certains rendez-vous pourraient être l’occasion de communiquer sur les actions mises en place, y compris les vôtres. Même si des améliorations restent souhaitables, tout le monde reconnaît, notamment les organisations internationales, que la France a beaucoup progressé sur le terrain de la probité et de l’exemplarité.

Mme Clara Chassaniol (RE). Vous avez évoqué le sujet de l’initiative des parlementaires dans le cadre d’une rencontre avec un représentant d’intérêts : l’obligation de déclaration serait-elle une manière de mettre au jour des éléments potentiellement problématiques ? Je m’interroge sur le risque d’une trop grande transparence pour la liberté des parlementaires, et sur les risques d’instrumentalisation politique et polémique via les réseaux sociaux. Pensez-vous qu’il faille laisser une certaine liberté concernant certains rendez-vous ?

D’autre part, pensez-vous qu’il y aurait une utilité à rendre obligatoire une déclaration d’intérêts pour les collaborateurs parlementaires ? En effet, ces derniers ont accès à un certain nombre d’informations et il peut y avoir des risques d’ingérence.

M. Didier Migaud. Pour répondre à la première question, il est souvent suggéré que les personnes occupant des responsabilités effectives, par exemple un président de commission ou le rapporteur d’un texte, puissent faire état des échanges qu’elles ont avec les représentants d’intérêts inscrits sur le répertoire. Cela paraît légitime, et d’ailleurs pourquoi le cacher ? Être éclairé par le maximum de personnes ou d’entités est plutôt une bonne chose. Le législateur a souhaité favoriser une certaine traçabilité vis-à-vis de l’élaboration des lois et des grandes décisions, afin de rendre compte de ceux qui sont intervenus dans ce processus pour essayer de l’influencer. Il n’est pas honteux de partager les points de vue pour en débattre – même si j’ai pu constater, en tant que président ou rapporteur général de la commission des finances, que des amendements étaient repris, fautes de frappe comprises, par des députés de sensibilités différentes. Du reste, les rapports parlementaires indiquent de plus en plus souvent la liste des personnes rencontrées, et beaucoup de ministres le font également.

S’agissant des collaborateurs parlementaires, il faut effectivement les déclarer et certaines règles s’imposent à eux : ils ne peuvent pas être rémunérés par des représentants d’intérêts. Nous avons d’ailleurs déjà traité un dossier de cet ordre et le collaborateur a dû mettre fin à cette situation. En revanche, les collaborateurs des présidents des assemblées doivent des déclarations d’intérêts.

L’idée est d’amener les parlementaires à se poser les bonnes questions, sans imposer pour autant des déclarations d’intérêts à leurs collaborateurs.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’ai une dernière question à vous poser sur votre propos liminaire. Vous avez évoqué le fait que la HATVP a récupéré certaines attributions de la commission de déontologie de la fonction publique, en application de la loi de 2019. Or cette commission de déontologie a pris des décisions qui ont fait débat dans la presse, notamment sous le mandat de François Hollande. On peut citer le cas de Hugh Bailey, qui faisait partie du cabinet d’Arnaud Montebourg, puis de celui d’Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’économie. Il a travaillé sur la vente d’Alstom pour devenir finalement président d’Alstom France, la commission de déontologie ayant validé ce passage du public au privé, ce qui ne cesse de m’interroger. De même, Frédérik Rothenburger, qui faisait partie du cabinet d’Arnaud Montebourg et travaillait personnellement sur le dossier du démantèlement d’Alstom, a été nommé ensuite chez General Electric puis à la banque Lazard, banque ayant travaillé sur le démantèlement d’Alstom au profit de General Electric. Là encore, la commission de déontologie a jugé acceptable cette reconversion. Le dossier ayant suscité les plus de gros titres est sans doute celui de David Azéma, président de l’agence des participations de l’État passé chez Bank of America. Enfin, on peut citer M. Bruno Bézard qui a pris un poste au sein du fonds de pension Cathay Pacific, d’influence chinoise.

Compte tenu des critères que vous adoptez aujourd’hui, considérez-vous que ces cas ne posent pas de problème en termes de conflits d’intérêts ? Je n’ai personnellement jamais compris la décision de la commission de déontologie sur ces dossiers de notoriété publique qui relèvent clairement d’influences étrangères, en l’occurrence américaine et chinoise.

M. Didier Migaud. Vous comprendrez que je ne peux pas répondre à votre question : je n’ai pas été saisi de ces situations, la HATVP n’étant compétente sur le sujet que depuis le 1er février 2020. Ces dossiers sont antérieurs. Je ne peux rendre des comptes que sur les dossiers que nous traitons depuis cette date. Des commentaires sont d’ailleurs apportés sur nos décisions : je suis parfois un peu surpris et déconcerté par certains, qui témoignent d’une lecture qui semble peu approfondie. Certains dossiers font l’objet d’une procédure judiciaire. Nous verrons quelles en seront les conclusions.

 

La séance s’achève à dix-sept heures trente.

———


Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Clara Chassaniol, Mme Caroline Colombier, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusés.  M. Éric Bothorel, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Hélène Laporte, M. Charles Sitzenstuhl.