Compte rendu

Commission d’enquête sur la structuration,
le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

 

 Audition, à huis clos, de M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial, de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, et de M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées              2

 Présences en réunion...............................17

 

 


Jeudi
1er juin 2023

Séance de 8 heures

Compte rendu n° 3

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président

 

 


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La séance est ouverte à huit heures cinq.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements ; auditionne, à huis clos, M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial, Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, et M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées.

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, je suis heureux de vous accueillir à cette heure matinale pour la suite des travaux de notre commission d’enquête. Je vous rassure : les auditions à 8 heures du matin n’ont pas vocation à se perpétuer. C’est simplement la seule option qui s’est présentée alors que nous étions convenus d’entendre, dans les meilleurs délais, les services de renseignement. Nous recevons ainsi le service central du renseignement territorial en la personne de son chef, M. Bertrand Chamoulaud. Il est accompagné de M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées, et de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, que je remercie de revenir si vite devant nous.

Comme pour vos homologues de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris que nous recevrons en fin de matinée, cette audition se déroule selon les modalités du huis clos et ne fait l’objet d’aucune captation vidéo. Je rappelle que, pour éviter tout incident, nous suivons la procédure en vigueur pour les auditions sensibles, à savoir que les téléphones et autres appareils électroniques ont été déposés à l’entrée de la salle. Nous essayons de faire en sorte que la parole soit la plus libre possible.

Monsieur le chef de service, vous savez quelles scènes de violence, urbaines et rurales, ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps – entre le 16 mars et le 3 mai pour reprendre l’intitulé de notre commission d’enquête. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’action, comment les autorités peuvent y répondre, voire, pour ce qui est de votre rôle, les anticiper. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement les éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire « je le jure ».

(M. Bertrand Chamoulaud, Mme Élise Sadoulet et M. Benjamin Baudis prêtent successivement serment.)

Avant de vous céder la parole, je vous poserai deux brèves questions en introduction de l’audition. Avec le recul, diriez-vous que la prévision des événements du printemps a bien fonctionné, que les troubles ont été correctement anticipés dans leur nature et dans leur intensité, ou identifiez-vous des marges d’amélioration ? Le cas échéant, est-ce une question de moyens humains, techniques, budgétaires ou autres ? Vous heurtez-vous parfois à des problématiques législatives ? Nous voyons des évolutions des modalités d’action violente auxquelles, dans un état de droit, il convient de faire face.

Les ministres de l’intérieur successifs ont fréquemment déclaré que les fauteurs de trouble étaient connus et identifiés de longue date. Si tel est le cas, pourquoi est-il si compliqué de convertir cette certitude en condamnation pénale ? Quels seraient les avantages comparatifs d’une interdiction administrative, qu’on évoque régulièrement dans le débat public, par rapport à une procédure judiciaire ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Une intervention liminaire de votre part est nécessaire pour contextualiser l’intervention de votre service en amont, pendant et après les violences commises à l’occasion de manifestations, autorisées ou pas.

Pourriez-vous rappeler l’organisation de votre service, notamment celle des secteurs zonaux, et l’importance de la connaissance territoriale ? Les manifestations sont localisées et les groupuscules violents, de dimension nationale voire transnationale, le sont aussi parfois. La connaissance territoriale est donc essentielle, pour certains groupes ou individus violents, comme nous l’avons vérifié à l’occasion de l’audition du directeur général de la police nationale.

Comment anticipez-vous, en lien avec l’autorité préfectorale et l’ensemble des services concernés, pour faire face aux phénomènes qui peuvent survenir à l’occasion de manifestations ou de rassemblements ?

M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial. Je me présente devant votre commission d’enquête en tant que chef du service central du renseignement territorial, qui incarne le service de renseignement des directions générales de la police et de la gendarmerie nationales. À ce titre, il élabore un renseignement centralisé et national pour nos autorités, en mettant à profit les contributions de la gendarmerie, notamment celles de la sous-direction de l’anticipation opérationnelle.

Si le service central du renseignement territorial est compétent dans de nombreux domaines d’activité sur l’ensemble du territoire national, outre-mer compris, il n’intervient pas dans le ressort de la préfecture de police de Paris. Celle-ci dispose d’une direction du renseignement spécifique que vous avez prévu d’auditionner en fin de matinée. En outre, le service central du renseignement territorial ne traite pas un certain nombre de thématiques spécialisées dévolues à la direction générale de la sécurité intérieure.

Toutefois, à côté des trois autres services du renseignement du ministère de l’intérieur et des outre-mer, le service central du renseignement territorial prend part à la communauté nationale du renseignement avec les six autres services des différents ministères. L’ensemble de la communauté nationale du renseignement relève du préfet coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, M. Pascal Mailhos.

Je vais m’efforcer de répondre le plus complètement à vos questions afin d’éclairer votre commission d’enquête. Toutefois, en tant que chef et agent d’un service de renseignement, je suis tenu au secret de la défense nationale. Afin d’éviter de commettre toute infraction à la loi, je me dois de respecter ce principe avec vigueur. Le législateur a lui-même prévu que les questions liées aux services de renseignement soient partagées avec une instance créée à cette fin, la délégation parlementaire au renseignement avec laquelle j’ai régulièrement l’occasion d’échanger sur l’activité opérationnelle et analytique du service central du renseignement territorial.

Pour conclure cette présentation générale, je tiens à préciser que les agents du service ne disposent pas de pouvoir judiciaire. Ils ne sont ni officiers ni agents de police judiciaire. Ils peuvent toutefois mettre en œuvre des techniques de renseignements, après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et sur autorisation de la Première ministre, dans le respect de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi n° 2015‑912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.

L’une des principales missions confiées au service central du renseignement territorial consiste à anticiper, détecter, analyser et identifier les actions menées par des individus ou des groupes susceptibles de commettre des troubles à l’ordre public. Il en avise les autorités et propose éventuellement des mesures d’entrave par l’élaboration de dossiers à vocation judiciaire, conformément à l’article 40 du code de procédure pénale, ou de dossiers de police administrative destinés à la dissolution d’associations ou de groupements de fait.

Pour cela, le service est structuré autour d’un niveau central qui produit une analyse nationale au profit de nos autorités que sont le directeur général de la police nationale, le directeur général de la gendarmerie nationale et le ministre de l’intérieur et des outre-mer. Il se compose également de services territoriaux, départementaux, qui assurent la même mission au bénéfice des préfets, des directeurs départementaux de la sécurité publique et des commandants de groupements de gendarmerie départementale. Le service est organisé de façon pyramidale. Nous avons une implantation dans chaque département. Le niveau zonal est représenté dans les six zones de défense de province. Et puis, il y a le niveau national. Nous assurons ainsi les remontées d’informations et les communications.

Les services territoriaux fournissent donc toutes les analyses utiles aux autorités pour prévoir et évaluer le risque que fait naître un rassemblement, une manifestation ou toute autre action sur la voie publique. Il s’agit en priorité d’établir le nombre de participants, l’état d’esprit et l’objectif de l’action, mais aussi et surtout d’identifier les risques de débordement, de violence ou de présence de groupes contestataires prompts à faire le coup de poing.

Il convient de distinguer deux méthodes de travail utilisées par les agents du renseignement territorial pour produire des données pertinentes.

La première est l’emploi de moyens de milieu ouvert, c’est-à-dire d’informations accessibles par tout un chacun, communiquées par la presse, figurant sur les réseaux sociaux, communiquées par des tracts ou des programmes de manifestation, affichées dans des appels à manifester. Elles sont complétées par des contacts institutionnels ès-qualités avec des organisateurs de manifestation établis de longue date, par exemple avec des représentants de syndicats ou d’associations identifiées, ou avec des interlocuteur plus ponctuels, lorsqu’un rassemblement est organisé par des citoyens étrangers aux structures connues et avec lesquels nous prenons contact grâce à la déclaration de manifestation. Des réunions préalables peuvent avoir lieu, souvent en préfecture ou avec le directeur départemental de la sécurité publique, avant la déclaration proprement dite.

Nous jouons un rôle d’accompagnement et de conseil pour décider de l’itinéraire à emprunter et de l’horaire le plus propice, pour examiner d’éventuelles difficultés sur le trajet, pour identifier les lieux à éviter, pour anticiper la mobilisation de contre-manifestants. Pour avoir été chef de services départementaux dans le Val-d’Oise et dans les Alpes-Maritimes, je dirai que c’est presque un travail quotidien de remplir cette mission d’accompagnement lorsque c’est possible et lorsque des interlocuteurs identifiés le souhaitent. Ce contact se poursuit jusqu’au jour de la manifestation. Nous restons en lien avec les organisateurs pendant son déroulement, voire après pour bénéficier d’un retour d’expérience ou pour organiser l’étape suivante – deuxième manifestation, autre action, demandes particulières notamment pour rencontrer un membre du Gouvernement, un parlementaire, un maire ou un autre élu local. Parfois, le renseignement territorial joue un rôle d’intermédiaire pour accompagner ces demandes ou fixer le cadre des discussions pour ceux qui n’en ont pas l’habitude.

Tels sont les moyens du milieu ouvert, très facilement utilisés pour la plupart des manifestations et des rassemblements organisés tout au long de l’année et qui ne doivent pas poser de graves difficultés.

La seconde méthode est le recours aux moyens du milieu fermé, qui relèvent plus du travail de renseignement. Il s’agit de s’intéresser aux individus et groupes potentiellement dangereux et susceptibles de commettre des violences contre les personnes et les biens. Pour cette mission, des moyens traditionnels d’enquête et de surveillance autorisés aux services de police sont mis en œuvre. Parmi ceux-ci, les agents du renseignement territorial peuvent recourir à des techniques « pour le recueil des renseignements relatifs à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la nation », concernant notamment la prévention « des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique » comme le prévoit textuellement l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure. Cette disposition permet de solliciter auprès de la Première ministre, en motivant la façon dont nous souhaitons travailler, l’usage de techniques comme des interceptions de sécurité, la pose de balises, la surveillance de groupes ou d’individus.

Il s’agit donc d’utiliser des moyens de renseignement pour détecter des individus ou des groupes violents qui souhaitent profiter de manifestations pacifiques pour les faire dégénérer et commettre des exactions. La distinction entre les manifestants revendicatifs qui expriment une opinion et les auteurs d’actes violents est essentielle.

De fait, les modalités de la contestation ont profondément changé au cours des dernières années. Un palier a été franchi à l’occasion de sommets internationaux comme ceux de l’Otan, en 2009 à Strasbourg, ou du G20, en 2017 à Hambourg. En France, il y a eu plus particulièrement la contestation brutale de la loi n° 2016‑1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Puis le mouvement des Gilets jaunes, en 2018 et 2019, a montré que le recours à la violence était dorénavant banalisé. Il est possible à une catégorie d’individus violents de profiter de la masse des manifestants pour commettre des infractions contre les biens et les personnes dans l’anonymat. Des groupes très violents venus à dessein en découdre avec les forces de l’ordre infiltrent les cortèges et déploient des stratégies élaborées afin de provoquer un maximum de dégâts. Les personnes animées par la défense d’une cause côtoient des bandes de délinquants qui profitent des manifestations pour détruire des commerces, des équipements publics ou, plus simplement, pour se défouler et commettre le maximum d’exactions, notamment à l’encontre des symboles de l’État et des membres de forces de l’ordre.

La recherche systématique d’un affrontement avec les policiers et les gendarmes est le point commun de ces individus, que l’on peut classer en différentes catégories. Les événements survenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023 ont permis de distinguer cinq profils différents. Nous proposons cette classification pour répondre aux besoins de la commission d’enquête, mais elle n’est pas propre à notre métier.

Premièrement, il y a les groupes de la mouvance ultra ou anti, liée à l’ultragauche, composés de militants engagés dans le combat contestataire qui s’en prennent aux représentations de l’État et à ce qu’ils considèrent comme des symboles du capitalisme.

Deuxièmement, on distingue des mouvements moins structurés comme les Gilets jaunes ou ceux que l’on appelle maintenant les ultra-jaunes, des mouvements de citoyens qui ont vu émerger parmi eux des militants violents et décomplexés, qui s’en prennent non seulement aux forces de l’ordre mais aussi, parfois, aux élus, aux journalistes, aux commerçants, voire à de simples passants.

Troisièmement, on doit citer des membres de syndicats qui se sont radicalisés et qui s’éloignent des méthodes classiques de la lutte sociale. Ainsi qu’on a pu le voir tout au long de la contestation contre la réforme des retraites, quelques branches de certains syndicats se sont désolidarisées des consignes officielles. Elles ont mis en œuvre localement des méthodes qui n’étaient pas préconisées par la centrale parisienne.

Quatrièmement, on rencontre des groupes de délinquants souvent issus de périphéries des grandes villes dans lesquelles se déroulent les manifestations. Ils voient dans ces événements une opportunité de casser, de voler, d’agresser les forces de l’ordre.

Enfin, il faut relever un public de circonstance rassemblant aussi bien des « citoyens déterminés » qui expriment une exaspération en participant à ces violences que des individus plutôt jeunes, étudiants ou pas, en quête d’adrénaline et de sensations fortes sans mesurer la gravité de leurs actes. À Lyon, de jeunes étudiants qui n’avaient jamais participé à des actions de voie publique s’étaient associés aux troubles par jeu ou par défi. Ils n’ont réalisé les faits commis, les infractions qui leur étaient reprochées et les conséquences qui en résultaient qu’après avoir été interpellés puis placés en garde à vue. S’en prendre aux forces de l’ordre, envoyer des pierres ou des pavés était pour eux une action de détente.

Je vous propose de revenir plus particulièrement sur deux événements des derniers mois, les mobilisations contre la réforme des retraites et la contestation environnementale du projet des bassines de substitution dans les Deux-Sèvres, à Sainte-Soline.

Concernant les manifestations liées à la réforme des retraites, le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a été le point de bascule d’un mouvement jusque-là respectueux du droit et encadré par l’intersyndicale. Cette décision institutionnelle a été perçue par de nombreux citoyens comme un signe de mépris, cristallisant un large spectre contestataire et permettant à l’ultragauche de capitaliser sur un rejet de la représentation politique. Parallèlement à l’intensification des blocages, à une radicalisation des discours et des slogans prononcés dans les cortèges par des citoyens sans affiliation particulière, et à des perturbations dans les universités et les lycées, l’ultragauche a trouvé l’élan nécessaire au durcissement du mouvement.

Pour autant, cette mouvance n’a pas eu le monopole des actions violentes dans les défilés. Les journées d’action du 23 mars et du 1er mai, points hauts de la radicalisation du mouvement, ont été marquées par les actions vindicatives de groupes d’ultragauche locaux ayant entraîné dans leur sillage des jeunes de la sphère estudiantine, des « citoyens déterminés », des « ultra-jaunes » et des militants syndicaux radicaux.

J’illustrerai mon propos de quelques exemples. À Nantes, lors de la journée du 23 mars, une centaine de militants de l’ultragauche locale incarnée par les mouvements Faire bloc ou Action Antifasciste Nantes ont été à l’origine de nombreuses dégradations commises avec l’appui d’une masse étudiante et non-affiliée substantielle. À Lyon, le mouvement s’est également durci, emmené par des éléments radicaux du Groupe Antifasciste Lyon et Environs (Gale), soutenus par des jeunes gens des quartiers sensibles et par des étudiants prenant part au blocage du campus de Lyon 2.

Certes, les fiefs de l’ultragauche et les grandes agglomérations – Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Rennes, Lille – ont été particulièrement marqués par des violences, dégradations, destructions, ciblages d’édifices publics et affrontements physiques avec les forces de l’ordre. Mais les mobilisations organisées dans les villes dites moyennes, de moins de 50 000 habitants, voire de plus petites agglomérations, de moins de 10 000 habitants, ont également été émaillées de troubles à l’ordre public. C’est inhabituel et donc notable pour ce type de communes. À titre d’exemple, Charleville-Mézières, Le Puy‑en‑Velay, Morlaix, Épinal ont été le théâtre de dégradations, d’incendies et de confrontations avec les forces de l’ordre. Autre épisode marquant : Lorient a connu des violences particulières puisque le commissariat a été ciblé à plusieurs reprises, faisant l’objet de tentatives d’intrusion et d’incendie, ainsi que la sous-préfecture. Or, attaquer des bâtiments représentant l’État constitue des faits particulièrement graves.

Par ailleurs, l’analyse des profils des individus interpellés au cours des événements des 16 et 17 mars fait apparaître des personnes en grande majorité inconnues des services de renseignement, n’appartenant ni à des syndicats ni à des structures identifiées. Elles se situent principalement dans la tranche d’âge de 20 à 28 ans, quasi-exclusivement de nationalité française et avec une activité d’étudiant – à l’exception de quelques marginaux de plus de 40 ans. Fait nouveau : on relève parmi ces interpellés un bon tiers de jeunes femmes ainsi que des personnes qui ne maîtrisent ni les codes et le vocabulaire de l’ultragauche, ni les techniques enseignées dans ces milieux.

Un élément particulier peut en partie expliquer la montée de la violence. Le poids des images violentes, à travers les émissions des chaînes d’information continue et les réseaux sociaux, conduit à accroître l’intensité des actions. Il en va ainsi d’une simple poubelle en flamme filmée sous tous les angles par trois caméras alors qu’il ne se passe pas grand-chose : l’anxiété progresse et on en vient à imaginer un niveau de violence qui n’existe pas.

Il faut citer le cas du site internet « 100 jours de zbeul », mot arabe signifiant pagaille ou désordre, tenu par Solidaires Informatique et alimenté aussi par Attac, qui classe les départements en fonction de l’ampleur des mobilisations contre la réforme des retraites. Un barème a été établi ; des médailles d’or, d’argent et de bronze sont distribuées. Toute action menée contre le Président de la République ou contre un membre du Gouvernement est gratifiée de points. Une casserolade à l’occasion d’un déplacement ou d’une manifestation donne un point. Une agitation conduisant au départ précipité d’une personnalité vaut quatre points. L’annulation de la visite d’une personnalité rapporte cinq points. Il s’y ajoute des coefficients multiplicateurs : pour un secrétaire d’État ou un ministre délégué, le coefficient est double ; pour la Première ministre, il est de cinq ; pour le Président de la République, il atteint six. Pour la présidente de l’Assemblée nationale, c’est quatre. Ce système est une incitation à agir à l’encontre des représentants, des élus que vous êtes, des membres du Gouvernement ou du Président de la République. Le classement des départements invite à une montée en puissance et à mener des actions de plus en plus visibles, de plus en plus notables car l’originalité de l’action lui vaut également des points supplémentaires. Un tel site, librement accessible, peut amener des personnes peinant à identifier des limites à passer à l’acte. Sous le couvert de jeu, certains ne comprendront pas et risquent de passer les bornes.

Des images d’actions coup de poing spectaculaires et particulièrement violentes dans certaines villes emblématiques de la contestation, à Lyon ou, l’Ouest étant très marqué par cette ultragauche, à Nantes et à Rennes, ont été largement véhiculées par les médias. En donnant l’impression d’une ambiance insurrectionnelle sur le territoire, elles ont ravivé la volonté d’agir d’individus aspirant à légitimer leur action.

Plusieurs structures d’ultragauche étaient en première ligne lors des violences de la période à Nantes, Rennes, Bordeaux et Lyon. Si la plupart sont centrées sur leur fief, certaines sont présentes dans plusieurs communes. C’est le cas de la Jeune Garde Antifasciste, structure ayant plusieurs implantations à Paris, Strasbourg, Montpellier et Lille. L’Action antifasciste est également déclinée sur le territoire à Nantes, Strasbourg, Lille, Marseille, Toulouse.

À Nantes, des structures locales ont été impliquées directement ou par leur relais dans des actions violentes : Action Antifasciste Nantes, le web-média à l’aura désormais nationale Contre Attaque, ou encore Faire bloc. Les militants de ces structures étaient systématiquement en tête de cortège, revêtus d’effets noirs les anonymisant, porteurs de parapluies, de bouées, de masques, de casques, de gants, et abrités derrière des banderoles aux codes couleurs et aux messages signés. Le portrait que je viens de brosser fait immédiatement penser au mode opératoire des black blocs.

À Rennes, les mobilisations ont été orchestrées par la structure locale DefCo – pour Défense collective. Forte d’un noyau dur d’une centaine de membres, à l’origine de nombreux faits de violence à Rennes, elle s’est déplacée à Nantes le 1er mai pour procurer un renfort aux activistes locaux. Même s’ils ont pour habitude d’agir sur leur territoire, leur fief, dont ils connaissent les rues et la topographie, ils n’hésitent pas de temps à autre à se transporter sur un autre site voisin. Cette structure a su profiter de son implantation et de son emprise sur le campus de Rennes 2 pour recruter de nombreux étudiants. À l’instar des membres des structures nantaises, les militants de DefCo, reprenant tous les codes vestimentaires du black bloc, ont systématiquement cherché à prendre la tête des cortèges pour les faire dégénérer.

À Bordeaux, le collectif Offensive Antifasciste Bordeaux, composé d’une cinquantaine de membres, est particulièrement impliqué dans les actes de violence de la période concernée. Anonymes derrière leurs masques, porteurs de vêtements sombres, ils ont affiché une détermination et une violence décomplexées, ciblant les forces de l’ordre comme les symboles étatiques et capitalistes.

À Lyon, le Groupe Antifasciste Lyon et Environs compte un noyau dur de membres actifs capables de mobiliser largement parmi les étudiants politisés et les jeunes des quartiers sensibles de La Guillotière. Omniprésent dans les mobilisations de voie publique de l’agglomération lyonnaise, le groupe semble engagé dans une spirale de violence. S’inscrivant dans une stratégie anti-policière et antisystème, ces militants constitués en blocs autonomes et révolutionnaires ont eu pour objectif principal de s’en prendre aux forces de l’ordre.

Je ferai à présent un point sur l’ultradroite, le sujet ayant été abordé lors de l’audition du directeur général de la police nationale devant votre commission d’enquête. Durant cette période, l’ultradroite a été peu présente. Mais quelques actions ont été signalées. Des blocages d’universités ont donné lieu à des affrontements entre militants des deux extrêmes. Les militants du collectif antifasciste La jeune Garde disent avoir défendu l’université de Lyon 3 d’une action de déblocage de l’ultradroite identitaire. Six blessés légers auraient été décomptés parmi les individus venus lever le blocage. Quelques faits similaires se sont produits à Sciences Po Reims, à l’université Paul Valéry de Montpellier, à la faculté de lettres de Nice. À Aix-en-Provence, une quinzaine d’individus ont lancé des fumigènes par-dessus des grilles d’accès des bâtiments. Ces rixes entre bloqueurs de l’ultragauche et débloqueurs de l’ultradroite font l’objet d’une large diffusion sur les réseaux sociaux où chaque partie impliquée se met en scène et dit agir de façon légitime.

Des rixes ont également eu lieu, le 25 mars à Nice, entre militants de l’ultradroite et de l’ultragauche. Trois porteurs de drapeaux rouges siglés « Jeunesses communistes » qui participaient à une manifestation contre la réforme des retraites ont été pris à partie. Il y a eu quelques blessés.

Les bassins de substitution d’eau ou « méga-bassines », dans les Deux-Sèvres, relèvent du thème de l’écologie radicale et de la contestation environnementale. La manifestation de Sainte-Soline, le 25 mars, a fédéré des personnes aux profils variés convergeant de l’ensemble du territoire national et de l’étranger. Ce facteur a compliqué la tâche des forces de l’ordre qui devaient composer à la fois avec des individus radicaux et avec une masse de personnes non-violentes composée d’élus, de citoyens, de journalistes, de responsables associatifs. Trois cortèges totalisant près de 6 000 personnes, dont 800 à 1 000 individus radicaux, ont convergé vers la bassine. Parmi eux, 400 à 500 black blocs ultraviolents, issus majoritairement de la mouvance ultragauche, se sont trouvés en première ligne pour affronter les forces de l’ordre. Ces activistes étaient organisés par groupes de quelques dizaines d’individus et se coordonnaient par des moyens de type talkie-walkie, mégaphone ou signaux. Ils ont fait usage de cocktails Molotov, mortiers d’artifice, jets de pierres. Des véhicules de la gendarmerie ont été attaqués à la disqueuse et incendiés à l’aide de chalumeaux – vous avez tous en tête les images de ces actions. La difficulté de cette manifestation résidait dans la coexistence de profils violents et non-violents, en milieu rural, dans un espace étendu et quasiment nu.

La manifestation de Sainte-Soline était menée par les Soulèvements de la terre, alliance informelle fondée autour d’un noyau de militants durs, passés par Notre‑Dame-des-Landes, qui s’agrègent à des luttes locales sélectionnées par un comité centralisé. Celui-ci se tient régulièrement sur le terrain de Notre-Dame-des-Landes et sur un autre site situé à Dijon, dans le quartier libre des Lentillères. Des rencontres de collectifs locaux désireux de s’engager dans des campagnes ont lieu à ces occasions. Ce mouvement est parvenu, grâce à des déplacements de délégations en amont de la manifestation de Sainte-Soline, à créer des liens dans plusieurs pays européens, principalement en Italie avec la mouvance No TAV. Avant cet épisode, une sorte de caravane de recrutement s’est déplacée dans différentes villes françaises mais elle a traversé aussi des territoires européens – Espagne, Italie, Suisse, Allemagne, Pays-Bas. L’objectif était de recruter et d’acheminer des militants à cette manifestation. S’ils n’ont pas constitué le gros de la troupe, ils représentaient néanmoins un volume conséquent.

Depuis Sainte-Soline, d’autres actions ont été menées par les Soulèvements de la terre, notamment autour des projets d’autoroute 69, dans le Tarn, et de contournement est de Rouen, A133-A134, dans la Seine-Maritime et l’Eure. La mobilisation reste déterminée pour les semaines à venir.

Pour conclure, les agents du renseignement territorial, policiers et gendarmes, agissent au quotidien avec l’ensemble des forces de sécurité pour collecter des informations. Ce travail essentiel s’effectue aussi avec les autres membres de la communauté nationale du renseignement par l’échange et la mise en commun de données opérationnelles. Cette continuité du recueil de renseignement sur le territoire prévaut également à l’extérieur des frontières grâce à la direction de la coopération internationale de sécurité qui fait le lien avec les services de sécurité européens. Quand nous apprenons l’organisation d’un événement comme Sainte-Soline, nous saisissons les services homologues d’autres pays européens pour savoir s’il y a des annonces de départ groupé ou de déplacement de personnes que nous souhaiterions détecter. Nous utilisons aussi un autre réseau de niveau un peu plus élevé, celui de la direction générale de la sécurité intérieure, pour nous aider à déterminer si des déplacements d’étrangers à risque – belges, italiens, allemands, suisses – peuvent avoir lieu.

Les services de renseignement restent particulièrement mobilisés face à la montée en puissance des groupes violents à la croisée des contestations sociales, sociétales et environnementales. La prochaine journée nationale d’action est programmée le 6 juin. Nous travaillons à en évaluer les risques.

Les agents du renseignement territorial font preuve d’un grand dévouement et de professionnalisme dans un contexte beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’hier. Certains ont été pris à partie pendant ces journées du fait d’avoir été identifiés. Je tiens à leur témoigner, devant votre commission d’enquête, toute ma confiance et ma reconnaissance pour leur contribution déterminante à la défense de nos institutions et de nos libertés.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez mentionné les Soulèvements de la terre. Dans ma circonscription rurale généralement épargnée par ce genre de phénomènes, ses membres essaient d’opérer une jonction avec des associations plus traditionnelles de protection de l’environnement. Avez-vous documenté ce mode opératoire de recrutement ? En Alsace, ces mouvements radicaux tentent, sinon d’infiltrer, du moins de se rapprocher d’une fédération comme Alsace Nature, afin de convaincre des gens ayant une sensibilité écologique de travailler avec eux.

Je m’interroge par ailleurs sur les moyens et les sources de financements de ces mouvements dont on retrouve, sur des ronds-points, des membres équipés de banderoles et distribuant des tracts. Certes, ce ne sont pas des sommes folles. Mais, additionnées, elles atteignent plusieurs milliers d’euros. S’il devait se poursuivre, ce processus pourrait, par un effet de boule de neige, conduire à une radicalisation et à l’impossibilité de dialoguer.

M. Bertrand Chamoulaud. Votre analyse de la façon de procéder des Soulèvements de la Terre est très pertinente. Sur le territoire national, nous recensons quarante-deux sites sur lesquels la contestation peut monter en puissance. À Sainte-Soline, nous avons identifié un mécanisme connu dans d’autres luttes : celui que vous avez décrit. Tout commence par une contestation de proximité de la part de personnes en désaccord avec un projet de construction d’un parc éolien, d’une usine de méthanisation ou d’une bretelle d’autoroute. En tant que voisins, des citoyens qui ne veulent pas de ce type d’équipement près de chez eux se forment en collectifs, avec une vitrine sur les réseaux sociaux. Ces démarches sont tout à fait normales et légitimes en démocratie.

Dans une deuxième étape, ces gens sont rejoints par des structures associatives de protection de l’environnement, qui les conseillent. Il peut s’agir de contacter le préfet, les parlementaires, la presse. Il peut être question d’introduire des recours devant les juridictions administratives ou judiciaires. Ces associations structurent une contestation citoyenne légitime et lui donnent de la visibilité en alimentant la presse, en occupant un rond-point, en organisant des conférences ou en distribuant des tracts. Nous prenons généralement contact à ce stade-là pour comprendre ce qui se passe, déterminer qui sont les acteurs. Mais tout cela est légal et normal, tant qu’il n’y a pas de trouble à l’ordre public.

Le troisième niveau se décompose en deux temps. Vous l’avez très bien décrit. Parce qu’ils estiment le terreau propice, que le calendrier les intéresse ou qu’ils savent pouvoir manipuler la mobilisation citoyenne, des mouvements comme Extinction Rebellion proposent de passer à un niveau supérieur de contestation, proche de la désobéissance civile, par la confrontation voire le sabotage – terme littéraire auquel le code pénal préfère la qualification de dégradation de bien. L’étape finale est l’apparition des Soulèvements de la terre, qui ont une culture de violence, prétendument de résistance, avec un vocabulaire de combat. Ces gens sont des anciens de Notre-Dame-des-Landes. Ils utilisent des pratiques d’ultragauche et de combat connues. Ils profitent de ces situations et, plus généralement, de la contestation environnementale, plus facilement recevable, pour créer désordre et chaos. Ils utilisent cette contestation pour commettre des violences et des destructions, s’en prendre à l’État et aux forces de l’ordre. Les citoyens commencent alors à être dépouillés de leurs objectifs. Ce n’est pas de l’entrisme puisqu’ils agissent à visage découvert, mais ils introduisent des méthodes violentes.

Sans trahir de secret, l’épisode du 25 mars à Sainte-Soline a été déterminant. Eu égard aux violences commises, au nombre de blessés et aux images terribles, des citoyens venus manifester se sont sentis dépossédés de leur cause ; ils ont fait connaître leur refus, disant que s’ils voulaient montrer leur mécontentent à l’encontre d’une politique publique, ils refusaient un tel déchaînement. Ces citoyens se retirent des Soulèvements de la Terre. Nous l’avons vu lors de contestations du mois d’avril, à Castres et à Albi, où le collectif local a freiné les Soulèvements de la Terre en refusant clairement que les choses dégénèrent en un Sainte-Soline bis. Ils ont déclaré la manifestation, qui n’a pas été interdite. Le trajet a été négocié. Les forces de l’ordre ont été mises à distance, ce qui devrait être le quotidien et ce qui est normal dans une démocratie. Le préfet a été pour beaucoup dans ce succès ; les services de renseignement aussi. C’est ce que nous avons également connu dans l’Eure, au mois de mai, au sujet du projet de contournement. Il y a eu un blocage de l’autoroute : c’est désagréable pour ceux qui sont bloqués mais une action de contestation cherche toujours à avoir de la visibilité.

Le financement est toujours un sujet délicat. Qu’il s’agisse des actions environnementales ou de l’ultragauche, il n’existe pas de structure nationale organisée, pilotée par un chef et dotée d’un trésorier ou d’un responsable des opérations. Des structures parviennent à coordonner des actions au niveau national, mais cela reste décousu. L’ultragauche a la culture de la contestation et de la liberté plus que celle de l’organisation et de la hiérarchie. Cependant, il existe des structures. Il n’y a pas de financement national car peu d’argent disponible. Les moyens sont modestes mais il y en a quelques-uns. Ils proviennent d’associations ou de groupements de fait qui créent des événements pour amasser des recettes. Des soirées musicales, des repas, des fêtes sont organisés pour attirer une partie de la population et, comme toute association, ils récupèrent ainsi de l’argent. Ils vendent aussi des vêtements, des bibelots, des objets. De plus en plus, ils collectent des dons grâce à la plateforme HelloAsso ou au site de cagnotte en ligne Leetchi. Quant aux frais, ils sont souvent réduits. La plupart des actions se déroulant à proximité géographique, les rares déplacements ne font pas intervenir de grosses sommes. Il n’y a pas une économie noire ou secrète.

M. Florent Boudié, rapporteur. Quelle est la nature des liens entre ces groupements et des structures institutionnelles comme des associations telle Attac, subventionnées par l’État ou par des collectivités locales, voire des formations politiques ?

Concernant Sainte-Soline, la commune de Melle a assumé être une base arrière s’agissant, non des violences que le maire a dénoncées clairement, mais de l’accueil des manifestants. Y a-t-il eu des liens de nature à favoriser la commission d’infractions ? En d’autres situations, d’autres communes, d’autres collectivités publiques ou d’autres élus ont-ils favorisé ce genre de mécanisme ?

M. Bertrand Chamoulaud. Il peut exister des liens entre ces associations et groupements de fait avec d’autres structures, mais il y a principalement des relations personnelles et individuelles. Ranger des groupes ou des individus dans des cases faciliterait notre travail ; malheureusement, cela ne se passe pas comme ça. La volatilité des causes fait que les personnes changent, passent de l’une à l’autre, disparaissent. Les jeunes gens de 20 à 25 ans sont très volatils à cet égard. On a suivi des individus très remontés qui, six mois après, étaient partis à l’étranger en année de césure et dont on n’a plus entendu parler.

Cela étant, d’autres individus s’inscrivent dans la durée, animés d’une grande volonté de porter atteinte aux institutions par des actions violentes. En tant que service central du renseignement territorial, nous ne suivons pas du tout les partis politiques et les groupes qui expriment leur opinion par des moyens légaux et démocratiques. En revanche, il peut y avoir des liens. S’il n’est pas évident d’établir un transfert d’argent ou la mise à disposition de moyens, il est plus facile de documenter un soutien moral et l’incitation à commettre des faits. Cela relève du milieu ouvert. Cela peut être des syndicats qui ont légitimé des actions. L’exemple de Solidaires Informatique, qui appelle à un classement des actions de contestation en ciblant les déplacements des ministres, montre un encouragement à ce type d’actions. De même, des responsables publics se sont exprimés, loin de toujours condamner les violences, soufflant plutôt sur les braises et incitant à l’action en identifiant la prise de pouvoir par la rue comme le seul moyen d’obtenir le retrait de la réforme des retraites. Ce comportement se retrouve régulièrement. Certes, il est difficile de le documenter. Mais, nous le savons, des structures comme Attac contribuent à créer le désordre.

Le ministère de l’intérieur a proposé la dissolution d’associations et de groupements de fait. Bien sûr, cela se décide en Conseil des ministres. Le ministère de l’intérieur constitue les dossiers avec les préfets et la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Nous contribuons à fournir des éléments. Nous avons notamment proposé la dissolution à Nancy du Bloc lorrain, structure issue du mouvement des gilets jaunes, comprenant un noyau dur d’une centaine d’individus violents mais regroupant 300 à 400 personnes qui ont attaqué les forces de l’ordre lors de manifestations à Strasbourg et à Nancy. Ils se sont déplacés à Paris, Bruxelles, Strasbourg et dans d’autres villes européennes. Nous avons montré que ces structures appelaient à la violence, à commettre des infractions, à s’en prendre aux forces de l’ordre. Établir les faits par des propos qui circulent sur les réseaux sociaux, par notre travail d’enquête, permet au Président de la République de décider la dissolution. Nous l’avons fait aussi pour le Groupe Antifasciste Lyon et Environs, association que j’ai déjà citée, mais le Conseil d’État a estimé que ce n’était pas opportun et cela donnera lieu à une nouvelle instance devant les juridictions administratives. Proposer la dissolution d’associations qui appellent à la violence nécessite une documentation de longue durée. Si d’autres groupes choisissaient les mêmes voies, nous n’hésiterions pas à les signaler.

Concernant Sainte-Soline, le maire de Melle avait proposé que sa commune soit le lieu des festivités. Il a peut-être été débordé. De telles actions se déroulent sur une fin de semaine. Elles mélangent souvent débat, fête et manifestation. Malheureusement, cela se termine souvent par de lourds troubles à l’ordre public. À Melle, le maire qui avait proposé son terrain a été dépassé. L’action violente n’a pas eu lieu chez lui mais il y a peut-être eu une certaine proximité, car je crois savoir qu’il est opposé au projet de bassine. Nous n’avons pas retrouvé une telle situation dans le Tarn où les élus sont majoritairement favorables au projet d’autoroute. Le positionnement individuel de l’élu le conduit à accorder certaines facilités ou à les refuser. Je ne suis pas sûr qu’on arrive à documenter une vraie stratégie nationale. Quant à l’aspect politique, je ne le développerai évidemment pas.

M. Florent Boudié, rapporteur. Sur quel fondement le tribunal administratif a-t-il motivé l’annulation de la dissolution du Groupe Antifasciste Lyon et Environs ? En tant que législateur, il est important de comprendre le raisonnement de la juridiction et les adaptations législatives à apporter pour éviter de telles décisions.

Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires. Nous avions construit un dossier et une étude de faisabilité juridique dont la direction des libertés publiques et des affaires juridiques a estimé qu’elle pouvait prospérer. Un décret de dissolution a été pris, rapidement contesté. Dans l’urgence, la procédure a été engagée devant le tribunal administratif qui a rendu une ordonnance de suspension ; nous attendons la décision au fond. Il a estimé que les actions violentes mises en avant, commises et imputées à des membres du Groupe Antifasciste Lyon et Environs, condamnés pénalement, ne concernaient pas le collectif mais relevaient d’actions individuelles qui n’engageaient pas la responsabilité de l’ensemble. Il a par ailleurs considéré que, s’agissant d’un groupe antifasciste, leur combat consistait par essence à s’opposer aux fascistes et aux forces de l’ordre, de sorte qu’il n’était pas surprenant de leur part de lancer des appels à combattre et à se confronter aux forces de l’ordre.

M. le président Patrick Hetzel. Considérer que le combat antifasciste est un combat contre les forces de l’ordre pose problème. Je ne vous prête évidemment pas ces propos mais je trouve ce renversement de valeurs très inquiétant.

Mme Élise Sadoulet. Il y aurait une continuité totale de la part des antifascistes qui assimilent la lutte contre les représentants de l’ordre, contre ceux qui permettent le maintien de l’État, qui exercent une violence répressive, un racisme systémique et des violences policières, à leur combat antifasciste et contre l’extrême droite. Le tribunal a considéré que c’était leur posture idéologique et qu’elle était cohérente avec les appels qu’ils formulent.

M. Alexandre Vincendet (LR). En tant que député du Rhône, je connais bien la situation. On entend crier devant des universités, notamment celle de Lyon 2 : « À bas l’État, les flics et les fachos ! ». On est dans l’amalgame auquel vous faites allusion. Je tiens à signaler à la commission d’enquête qu’il existe, de la part de l’exécutif de la ville de Lyon et de certains responsables politiques lyonnais, une certaine complaisance. Quand le ministre de l’intérieur a proposé la dissolution du Groupe Antifasciste Lyon et Environs, certains élus s’y sont opposés. Or, un élu de la République ne peut pas tout se permettre et doit défendre les institutions contre ceux qui incitent à casser du flic.

À Lyon, le 1er mai, on n’avait jamais vu un tel déferlement de violence. Les forces de l’ordre ont fait état d’une intensité, d’un nombre et d’une organisation qui conduisent à s’interroger. Vous dites qu’ils recrutent surtout à l’université Lyon 2, en opposition à Lyon 3, ainsi que parmi les jeunes de banlieue. Pour avoir été maire d’une ville de banlieue, je sais que le combat politique n’est pas ce qui tient le plus à cœur à ces jeunes. Ce n’est pas une population organisée. Or, les actions lors du cortège du 1er mai étaient le fait de gens entraînés et coordonnés. Comment font-ils pour recruter aussi facilement dans un public qui ne vient pas normalement manifester et pour former aussi efficacement ? Les images des médias montrent que le pourrissement de la manifestation, la façon de lutter contre les forces de l’ordre, l’adaptation aux techniques de reconnaissance comme le parapluie en réponse aux drones, relèvent de méthodes de guérilla urbaine. Y a-t-il sur le territoire national des lieux de formation des personnes recrutées ?

Mme Élise Sadoulet. Forts d’une vision nationale, nous relevons un particularisme du Groupe Antifasciste Lyon et Environs dont l’emprise sur le quartier de La Guillotière lui permet de mobiliser une frange de la population dans des proportions que l’on ne constate pas ailleurs. Effectivement, des opportunistes, des casseurs, des pilleurs peuvent se mêler aux black blocs pour attaquer des magasins dans une volonté d’appropriation. Mais c’est dans des proportions bien plus importantes à Lyon du fait de ce particularisme. De plus, cette frange est rodée aux violences urbaines et l’on y retrouve des méthodes similaires aux black blocs.

Des membres des noyaux durs peuvent s’entraîner. Certains suivent des entraînements clandestins à la défense, à l’attaque, aux manœuvres. Il y a des formations destinées aux soigneurs, des formations juridiques sur à la façon de se comporter en garde à vue, des formations sur l’hygiène numérique, sur le cryptage des communications. Tous apprennent à ne pas emporter de téléphone dans des événements pour ne pas être retrouvé. Il y a aussi l’effet d’apprentissage des habitués qui, de manifestation en manifestation, ont acquis de l’expérience. À Nantes ou à Rennes, certains pratiquent depuis plus de quinze ans. Ils sont rodés. À chaque contestation sociétale, ils impulsent la dynamique et coordonnent les actions à l’aide de talkie-walkie et de mégaphone au sein des black blocs. S’y ajoute la masse composite, l’agrégat qui, par effet d’entraînement, vient participer. Il y a aussi les mots d’ordre ponctuels. Pour le 1er mai, ils avaient recommandé d’apporter des parapluies et de se vêtir de noir. Ils ont été nombreux à le faire sans nécessairement appartenir au noyau dur, simplement par envie de se livrer à l’émeute.

M. Bertrand Chamoulaud. Je fais circuler parmi vous des photos dont certaines illustrent des techniques de désilhouettage expliquées en ligne. Des individus de type black blocs se mêlent à une manifestation à visage découvert avant d’enfiler une tenue spécifique et de se masquer. On en voit qui lancent un pavé sur les forces de l’ordre. Nous effectuons des prises d’images en amont en vue d’identifier et de retrouver ces individus.

À Rennes, des violences commises à l’occasion de manifestations ont donné lieu à cinq interpellations. Nous avons travaillé avec la police judiciaire et les procédures sont en cours. Hier, DefCo a publié sur son site le message suivant : « Vague d’arrestations à Rennes. Quand la flicaille sort le chalutier contre le mouvement social ». Mais on trouve aussi des conseils : « Dans le cadre d’affaires de cette envergure, il est régulier que les convocations pour audition au commissariat pleuvent. En toutes circonstances, il ne faut pas s’y présenter. Dans le cadre d’une enquête criminelle, le refus de se présenter à une audition, ne pas y prêter serment et ne pas y déclarer sont des faits punis d’une contravention. Un refus de masse permettra d’empêcher les flics d’établir des cibles précises ». Autrement dit : « si vous recevez une convocation, contactez la permanence juridique de DefCo sur l’application Signal ».

Mme Sandra Marsaud (RE). Députée de Charente, je m’inquiète de la possibilité de dérives dans le prolongement ce qui s’est passé à Sainte-Soline. Dans mon secteur, il y a traditionnellement des réserves d’eau depuis vingt ou vingt-cinq ans. Cela s’est toujours bien passé. Mais il reste des réserves à construire dans certains bassins aménagés de longue date. Or, au cours de la période qui a entouré la manifestation de Sainte-Soline, une ou deux réserves ont été lacérées. Puisque vous dites entretenir des liens avec les organisations constituées en amont, avez pu procéder à des identifications ? Dans les Deux-Sèvres, où existe l’association « Bassine, non merci », avez-vous clairement identifié des locaux bien organisés ? Un syndicat agricole ? Les élus présents sur place, ceints de leurs écharpes, ont-ils eu une quelconque influence sur l’évolution de la manifestation ? Des gens venus de l’extérieur ont-ils été reconnus ?

Sur la base arrière de Melle, ainsi désignée par les médias, il existe des films, des vidéos de France 3. Qu’a-t-on fait pour détecter les allers et retours entre Sainte-Soline et Melle, c’est-à-dire à la fois en amont de la guérilla et en aval ?

M. Bertrand Chamoulaud. Localement, il y a à la fois une contestation et des soutiens. Julien Le Guet, le porte-parole de « Bassines, non merci 79 », est connu. C’est la façade officielle. Des procédures judiciaires étant en cours, je ne veux pas focaliser l’attention sur cette personne. D’autres personnes identifiées font l’objet de procédures parce qu’elles sont à l’origine d’actions. L’argument est alors de dire que, certes, elles avaient organisé une action mais qu’elles n’étaient pas responsables de ceux qui vont plus loin que ce qui avait été imaginé. C’est un peu facile. On doit maîtriser ce que l’on organise.

Des acteurs locaux sont rejoints par des acteurs nationaux parfois violents. On ne les a pas tous identifiés mais vous avez vu les images. On parle souvent de black blocs en noir dans les villes. À Sainte-Soline, on a vu des white blocs et des blue blocs, des combinaisons bleues ou blanches ayant les mêmes modes opératoires avec des centaines d’individus structurés qui passent à l’attaque. Il existe un lien dans la méthode. Les black blocs, c’est précisément une méthode, une façon de faire qui désigne à la fois une tactique de manifestation et un agrégat de groupes affinitaires. Ce n’est pas une structure. Il n’y a pas le chef central des black blocs de France avec une déclinaison organisée, une hiérarchie, des codes, des rites pour monter en grade. Dans chaque ville, des méthodes sont données par les black blocs auxquels s’agrègent des gens de quartier politisés, des étudiants, comme ceux que l’on a cités pour Lyon.

À Sainte-Soline, l’action avait été annoncée avec Melle pour camp de base. Le programme préparé par les Soulèvements de la Terre a été publié plusieurs jours à l’avance et prévoyait l’accueil, la veille, des arrivants en tracteur de la Confédération paysanne. Un chapiteau a été monté, des ateliers prévus, des enfants présents. L’objectif est de mêler le festif et le revendicatif avec des actions violentes. Ils y parviennent. À Melle, il y a eu cet agrégat. En revanche, l’action a été dissimulée. Nous avons su tardivement, par des moyens de renseignement, qu’ils allaient s’en prendre à la bassine SEV15 de Sainte-Soline, car ils auraient pu en viser une autre. Ils aiment agir par surprise et mettre en difficulté les forces de l’ordre. Depuis 2021, il y avait déjà eu, notamment en mars et en octobre derniers, des dégradations et des violences. Nous suivons le sujet depuis 2017 et nous constatons une montée en puissance. Au dernier moment, ils communiquent par des moyens cryptés le lieu de rassemblement et le mode d’action sélectionné. Ils dissimulent parfois, et c’est vrai aussi en ville, des projectiles, des vêtements. Nous faisons le maximum avec les moyens dont nous disposons. Mais nous ne pouvons pas suivre deux à trois mille personnes.

Je pense qu’ils se sont fait peur. Pour la première opération, en octobre, ils avaient pu entrer sur le site de la bassine et ils étaient repartis sous la pression des gendarmes. Ils pensaient qu’il en serait de même et qu’ils pourraient occuper la zone plus longtemps mais, face au mur des forces de l’ordre, ils ont été déstabilisés. Leurs méthodes étaient beaucoup moins pertinentes, ce qui a donné lieu en interne à de nombreuses critiques. C’est sans doute pourquoi les Soulèvements de la Terre restent très prudents. Le ministre de l’intérieur a annoncé le lancement d’une procédure de dissolution, dont nous verrons si elle prospère. C’est la raison pour laquelle ils étaient plus calmes récemment. Nous avons connu moins de débordements, pour d’autres raisons, mais cela a permis, comme dans le Tarn, de distinguer dans la masse ceux qui ont vraiment une cause à défendre et ceux qui ont jugé que les choses allaient trop loin.

Cela arrive aussi dans d’autres pays. En Allemagne, la contestation d’une mine de charbon, en janvier, a donné lieu à des violences en milieu ouvert. Aux États-Unis, il y a eu l’invasion du Capitole. Il y a donc des marges de progrès.

Concernant les liens avec l’extérieur, gardons-nous des fantasmes. Nos perturbateurs nationaux ont de quoi faire sans renfort extérieur. Mais il est de tradition d’aller côté espagnol, belge ou italien récupérer des troupes. Je ne saurais chiffrer précisément mais c’est de l’ordre de quelques centaines. Il y a ces connexions parce que des Français sont allés en Italie soutenir des causes. On s’est aperçu que des gens du département des Deux-Sèvres avaient participé à des actions contre Bayer-Monsanto à Villefranche-sur-Saône et que, en remerciement, ceux de Lyon s’étaient rendus dans les Deux-Sèvres. J’ai cité Dijon et le quartier libre des Lentillères et des Tanneries qui représentent un haut lieu de l’ultragauche. Avec Notre-Dame-des-Landes, ce sont les deux sites où se tiennent des réunions d’organisation et de structuration. Ils y sont très prudents : ils n’utilisent plus de téléphone et ne participent aux réunions de décision que les gens qui se connaissent physiquement. Si nous voulions envoyer une source humaine, nous ne le pourrions pas. Ils utilisent des forces plus ou moins aguerries et préparées mais qui peuvent faire nombre. La contestation contre la réforme des retraites a fait ressortir la capacité d’un noyau d’ultragauche à focaliser la force de frappe d’autres, des gens du quartier, des étudiants, des citoyens contestataires.

Mme Sandra Marsaud (RE). Et sur le rôle des élus ?

M. Bertrand Chamoulaud. Il est toujours délicat de voir des écharpes tricolores dans des manifestations qui se veulent pacifiques et qui deviennent violentes. Les policiers portent aussi l’écharpe tricolore au titre de la loi lorsqu’ils font des sommations pour rétablir l’ordre public.

M. le président Patrick Hetzel. Je remercie l’ensemble de la délégation du service central du renseignement territorial d’avoir apporté ses lumières à la commission d’enquête. Nous reviendrons vers vous si des précisions apparaissent ultérieurement nécessaires.

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La réunion se termine à neuf heures quinze.

Présences en réunion

 

Présents.  M. Florent Boudié, Mme Marina Ferrari, Mme Félicie Gérard, M. Philippe Guillemard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, M. Emmanuel Mandon, Mme Sandra Marsaud, M. Ludovic Mendes, M. Serge Muller, M. Michaël Taverne, M. Alexandre Vincendet

Excusés.  Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi, M. Julien Odoul