Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
–– Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, sur le rôle du Premier ministre en matière de défense nationale.
Mercredi
28 février 2024
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 43
session ordinaire de 2023-2024
Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président
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La séance est ouverte à neuf heures.
M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous ouvrons aujourd’hui un cycle sur la défense globale. Ce concept date de la fin des années 1950, et plus précisément d’une ordonnance de 1959 visant à permettre la mobilisation interministérielle, pour que le pays puisse faire face à une crise majeure. Il existe encore aujourd’hui un secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN), sous l’autorité du premier ministre, et chaque ministère comporte un haut fonctionnaire à la défense et à la sécurité.
Ce cycle a été décidé par le Bureau car, depuis la fin de la guerre froide et de l’illusion des dividendes de la paix, depuis la suspension du service national, on a constaté après 1990 un sous-investissement dans nos capacités de défense, heureusement en passe d’être réparé par les dernières deux lois de programmation militaire qui conduiront à un doublement du budget de la défense.
Au-delà de ce sous-investissement capacitaire, nous avons également perdu les réflexes de la défense globale, la mobilisation de l’ensemble des ministères sur cette question.
Or, en cas de crise majeure, la mobilisation de chacun est nécessaire – par exemple le ministère de la santé pour prendre en charge les blessés, mais également d’autres ministères pour assurer des capacités de transport. Nous devons aujourd’hui aller plus loin, en associant également davantage les collectivités territoriales et jusqu’aux citoyens.
Pour alimenter ce nouveau cycle, nous avons lancé trois missions d’information en décembre dernier, sur le lien entre éducation, culture et défense, sur le lien entre défense et territoire et sur l’exercice Orion et la préparation des crises de demain. La présentation de leurs conclusions est prévue pour la seconde quinzaine de mai.
Monsieur le premier ministre, si beaucoup savent que le Président de la République est en vertu de l’article 15 de notre constitution le chef des armées, trop nombreux sont ceux qui omettent l’article 21 de cette même constitution, qui énonce pour sa part que le premier ministre est responsable de la défense nationale et qu’il supplée le cas échéant le Président de la République dans la présidence des conseils et comités supérieurs de la défense nationale. Au vu de ces prérogatives constitutionnelles, il nous a semblé indispensable de débuter ce nouveau cycle d’audition par celle d’un ancien premier ministre.
Député de l’Essonne de 2002 à 2018, vous avez intégré le gouvernement de Jean-Marc Ayrault le 10 mai 2022 en tant que ministre de l’intérieur, et vous avez été premier ministre du 31 mars 2014 au 6 décembre 2016. Vous avez donc été aux premières loges du retournement stratégique que la France a vécu au milieu des années 2010. Vous étiez premier ministre lors des attentats terroristes qui ont endeuillé la France en 2015.
Vous êtes donc l’un des mieux placés pour nous parler de la mobilisation de l’ensemble de l’appareil d’État face à une crise majeure, mais aussi des conditions qui permettent d’engager les citoyens et de mieux les associer aux enjeux de défense et de sécurité nationale.
Nous vous accueillons donc aujourd’hui pour bénéficier de votre retour d’expérience et recueillir votre perception des conditions dans lesquelles l’ensemble des services de l’État et l’ensemble des citoyens peuvent renouer avec les promesses de la défense globale.
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Nous sommes dans une époque où la part tragique de l’histoire s’est de nouveau invitée et avec des défis considérables pour notre pays face au conflit en Ukraine, à ce qui se passe au Proche-Orient, à la montée en puissance de l’antisémitisme dans notre pays et aux risques d’attentats de l’islam politique.
Je ne pensais pas, en entrant au gouvernement en 2012, que nous serions confrontés à ce retournement que vous avez évoqué. Sans doute était-il déjà engagé en prémisse avec la guerre en Libye, ce qui se passait déjà en Syrie, l’alerte plus que sérieuse des attentats de Montauban et de Toulouse, mais à partir de notre arrivée au pouvoir, nous avons été confrontés à ces manifestations d’une déstabilisation qui nous ont obligés progressivement à changer de stratégie en matière de défense ou de renseignement.
Lors du premier conseil des ministres, au début avril 2014, j’ai rappelé que le premier ministre dirigeait l’action du gouvernement, qu’il était responsable de la défense nationale, qu’il assurait l’exécution des lois, que, sous réserve des dispositions de l’article 13, il exerçait le pouvoir réglementaire et de nomination aux emplois civils et militaires, qu’il était le garant de l’action gouvernementale dans tous les champs de la défense et de la sécurité nationale, qu’il disposait de l’administration et de la force armée et qu’il assumait devant le Parlement, avec les ministres concernés, la responsabilité des différentes politiques qui concourent à la sécurité nationale.
Comme ministre de l’intérieur, dès l’opération Serval, j’avais demandé au Président de la République d’être intégré au conseil de défense, parce que j’étais conscient des conséquences potentielles qu’une telle intervention pouvait avoir y compris sur notre sol.
J’avais été très marqué par un appel entre le Président de la République François Hollande et le président Obama, lequel annonçait qu’il ne participerait pas à des frappes sur les sites stratégiques du régime de Bachar el-Assad. Ce signe de faiblesse avait eu des conséquences en Syrie, mais également en Crimée quelques mois après.
C’est fort de cette expérience, que j’ai pris mes responsabilités à Matignon. Le premier ministre est assisté par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et joue un rôle de coordination interministérielle. Louis Gautier a très vite pris ses responsabilités au SGDSN, auquel sont rattachés divers organismes, tels l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), qui a beaucoup évolué pendant cette période, l’opérateur des systèmes d’information interministériels classifiés ou encore le groupement interministériel de contrôle.
Mes chefs de cabinet militaire, dont le général Lecointre, m’ont rappelé que je devais assumer la responsabilité de la défense du territoire ; j’ai eu l’occasion de visiter très rapidement la base aérienne 942 Lyon-Mont-Verdun, le principal site opérationnel du commandement de la défense et des opérations aériennes.
J’ai participé avec bonheur aux débats à l’Assemblée nationale sur les opérations extérieures, avec le soutien actif du ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, puis Jean-Marc Ayrault et Jean-Yves Le Drian, ai assumé les arbitrages budgétaires, participé aux conseils de défense, réalisé de nombreux déplacements auprès de nos troupes.
Le Président de la République, François Hollande, a assumé totalement ses prérogatives, mais il m’a toujours tenu informé même s’il était à l’initiative, sur la Syrie, sur les discussions avec nos alliés, les tensions avec la Russie, la mise en place du format Normandie.
Dans ce cadre, les changements majeurs ont été liés aux attentats que le pays a connus à partir de janvier 2015. L’articulation entre le Président, le premier ministre et les ministres de l’intérieur a abouti à un lieu de décision unique, qui était l’Élysée, avec un lieu de coordination essentiel, la cellule de crise du ministère de l’intérieur. Elle a de mon point de vue bien fonctionné pendant toute cette période dramatique, et a été renforcée après l’élection du Président Emmanuel Macron.
Le vendredi qui a suivi la prise d’otage dans une imprimerie en Seine-et-Marne et évidemment à l’Hypercasher de la porte de Vincennes, le Président de la République a demandé, avec notre accord, une intervention simultanée sur les deux lieux pour neutraliser les terroristes.
Cette articulation entre le Président de la République et moi-même s’est déployée dans tous les domaines des suites de ces attentats. Je pense évidemment à l’organisation de la marche du 11 janvier pour la République, à mon discours à l’Assemblée nationale le 13 janvier. On peut parler d’une certaine manière d’une répartition des rôles entre le chef de l’État, chargé de la protection des Français, et le chef du gouvernement, qui est dans l’action, mais aussi dans la symbolique, à travers ce discours.
Le conseil de défense a été ensuite pérennisé et a pris des décisions importantes comme la mise en place de Sentinelle, qui constitue un changement de doctrine du rôle de nos militaires sur le sol national.
J’ai proposé, dès les attentats au Stade de France, sans connaître encore la dimension de ce qui allait se dérouler dans la nuit, la mise en œuvre de l’état d’urgence pour le conseil des ministres qui a eu lieu dans la nuit du 13 au 14 novembre, à partir d’une note du SGDSN. Le Président de la République s’exprimait le 13 novembre au soir pour décréter l’état d’urgence. Dans cette soirée où les attentats les plus meurtriers ont été commis sur le sol français, faisant 130 morts et plusieurs centaines de blessés, François Hollande avait annoncé la fermeture des frontières. Ensuite, il a fallu que le Parlement prolonge l’état d’urgence, ce qui a ensuite abouti aux modifications législatives du début du quinquennat du Président Macron.
Le premier ministre, en tout cas dans le quinquennat du Président Hollande, était au cœur même des dispositifs de lutte contre le terrorisme, sans jamais gêner les prérogatives du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. C’est une question d’expérience, de pratiques, de relations entre des ministres ; la ministre de la justice, Christiane Taubira, était aussi intégrée dans ces dispositifs.
J’ajoute une dimension interministérielle, avec la participation des ministres de la santé et des transports au conseil du 13 novembre au soir, et la création d’un secrétariat d’État aux victimes – dont je regrette d’ailleurs qu’il n’ait pas été prolongé. Le pays doit vivre avec ses centaines, sinon ses milliers de victimes, dont le nombre n’a cessé de croître depuis, avec les attentats du 14 juillet 2016 à Nice notamment. En la matière, une continuité doit être assumée par les différentes administrations.
Comme premier ministre, j’avais commencé à préparer la nouvelle loi sur le renseignement, dans une très étroite collaboration avec le Parlement, avec Jean-Jacques Urvoas comme président de la commission des lois à l’Assemblée et Philippe Bas au Sénat. La nouvelle loi sur le renseignement du 19 mars 2015 était une première depuis 1991, fruit d’une réflexion profonde entamée avant les attentats, avec une volonté de resserrer les liens entre services de renseignement, DGSE, DGSI, renseignement militaire, renseignement territorial. Cette loi constituait de mon point de vue une avancée majeure pour l’État de droit en définissant des moyens d’action légaux, à la hauteur des défis auxquels notre pays est confronté, et visait à offrir plus de garanties pour les agents qui évoluaient jusqu’ici dans un cadre juridique incertain.
En conclusion, entre les textes et la pratique, il y a des marges et je n’ai jamais eu le sentiment d’être écarté de ces sujets comme premier ministre, au contraire. Le chef du gouvernement n’est ni un collaborateur ni un exécutant ; il a une responsabilité à assumer auprès du Président de la République, devant le Parlement, devant le pays.
M. le président Thomas Gassilloud. Merci, Monsieur le premier ministre.
Mme Anne Genetet (RE). Monsieur le premier ministre, vos propos liminaires démontrent que la tâche d’un premier ministre face à une situation de crise requiert une grande responsabilité, de l’agilité, de la réactivité, mais aussi un élément d’anticipation.
Je voudrais faire appel à votre expérience qui permet peut-être de lire ce qui nous arrive aujourd’hui. Nous sommes confrontés à une menace qui est extrêmement présente dans notre vie quotidienne, sur tous les champs — informationnel, cyberspatial, militaire, international.
La stratégie nationale de résilience évoquait trois points, qui étaient de préparer en profondeur l’État aux crises, de donner des moyens supplémentaires au renseignement et d’adapter la communication publique aux enjeux de résilience.
Quels sont les conseils que vous pourriez donner aux législateurs que nous sommes ? Quels sont les éléments que vous pensez utile d’aménager, de renforcer pour pouvoir répondre au mieux aux menaces auxquelles nous devons faire face aujourd’hui ?
M. le président Thomas Gassilloud. Comment mobiliser en interministériel pour se préparer aux crises, alors qu’il existe parfois d’autres priorités, que les moyens financiers sont contraints ?
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Nous sommes dans des matières mouvantes, avec des priorités de l’exécutif et des préoccupations des Français qui peuvent parfois être contradictoires.
Ce qui se passe en Ukraine est existentiel pour l’Europe et pour nous, pour nos valeurs et pour une certaine idée de la démocratie. Sans doute les préoccupations des Français peuvent-elles être différentes – pouvoir d’achat, crise agricole, problème du poulet ou du blé ukrainien. Pourtant, c’est essentiel. La parole publique est donc tout à fait importante.
Quand nous avons subi les premiers attentats de janvier 2015, je voulais à tout prix conserver ce que j’ai appelé l’esprit de la manifestation du 11 janvier, au nom de l’unité nationale, et faire en sorte que les Français soient conscients que nous n’étions qu’au début d’une guerre que nous menait l’islamisme. C’est très difficile dans une démocratie comme la nôtre, et c’est normal, parce que les préoccupations et les défis s’accumulent. J’avais fait une déclaration devant un lycée agricole de Seine-et-Marne, disant : « votre génération va vivre avec ces attentats ». J’avais la conviction profonde que nous étions face à un changement de cycle, duquel nous ne sommes pas sortis. Comme l’écrit Hugo Micheron, nous vivons avec une menace constante, les attentats n’étant qu’un des éléments de la stratégie de l’islamisme, qui vise d’abord les communautés musulmanes vivant en Europe.
Un attentat peut être une surprise éventuellement pour les médias ou pour l’opinion, mais pas pour ceux qui gouvernent. Toute l’action gouvernementale doit essayer, dans la mesure du possible, d’anticiper – ce qui ne met jamais à l’abri des risques d’attentats.
C’est au cours de l’été 2012 que j’ai pris conscience, à travers une trentaine de dossiers de départ de Français vers le Levant, du danger que nous pouvions connaître. Il y a eu une tentative d’attentat en septembre 2012, une grenade venant de l’ex-Yougoslavie étant jetée dans une petite épicerie casher de Sarcelles. Les profils étaient exactement les mêmes que ceux que nous avons connus par la suite – de jeunes passés par les mains de la justice pour des faits de délinquance, frustrés de n’avoir pu partir en Syrie.
La réforme des renseignements généraux menée par le Président Sarkozy a mis à mal le renseignement territorial et notamment à la remontée des signaux faibles, mais cette menace terroriste n’était alors pas la même. Nous avons amélioré ce sujet-là et des réformes ou des pratiques ont continué à les améliorer.
Il faut évaluer la loi, c’est votre mission essentielle, mais il faut aussi être capable de la modifier en permanence, de s’adapter à de nouvelles réalités que nous offre le monde de la communication, de l’information, du cyber, de la guerre hybride. Je pense en revanche qu’il faut toucher le moins possible à la Constitution, sauf si cela permet de donner plus d’efficacité à l’action publique.
La guerre en Ukraine et la menace islamiste sont les deux grands défis de civilisation, de société, de démocratie, et qui nous obligent à un niveau d’engagement tout à fait essentiel.
M. José Gonzalez (RN). Monsieur le premier ministre, en matière de défense, la fonction qui a été la vôtre a été affaiblie par la volonté du Général de Gaulle. Cependant, si le premier ministre se cantonne au rôle d’exécution et de coordination, sa proximité avec le SGDSN lui assure une vision globale sur la chose militaire.
De mars 2014 à décembre 2016, vous avez été confronté à la menace terroriste, à l’envoi de troupes militaires françaises à l’étranger, et notamment au Sahel, et vous avez même assisté aux conséquences des conflits territoriaux de Crimée en 2014. Monsieur le premier ministre, quel rôle avez-vous joué et quelle a été la valeur ajoutée de votre présence en tant que chef du gouvernement lors de ces événements ?
Nous aimerions également vous entendre concernant la situation actuelle. Le premier ministre Gabriel Attal réussit l’exploit de décrédibiliser la fonction dans le domaine de la défense par son incompétence à répondre aux craintes et aux interrogations des Français. Le Président de la République n’est pas en reste. Il a isolé les pouvoirs que lui octroie sa fonction, se coupant ainsi de deux grands ministères pouvant pourtant éclairer ses décisions – les affaires étrangères et la défense nationale.
Monsieur le premier ministre, qu’auriez-vous fait à la place de Gabriel Attal et quel regard portez-vous sur les récentes prises de parole d’Emmanuel Macron, qui n’exclut pas l’envoi de troupes françaises sur le sol ukrainien ?
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Je suis très attaché à la Ve République et au rôle conféré au Président de la République, étant entendu que les institutions sont très plastiques pour reprendre une formule du constitutionnaliste Guy Carcassonne. Tout dépend vraiment de la pratique, du contexte politique, des hommes ou les femmes qui font vivre ces institutions.
Je suis fasciné par les écrits d’Alain Peyrefitte décrivant les débats en conseil des ministres pendant la guerre d’Algérie – débats que je n’ai pas connus dans ce cadre, et qui avaient lieu alors entre ministres, à Matignon ou à l’Élysée, dans un cadre informel.
Je suis invité comme ancien premier ministre, mais j’ai vécu deux autres périodes, d’abord comme très jeune collaborateur de Michel Rocard, dont le rôle était assez marginal dans le contexte de la première guerre du Golfe par rapport aux compétences assumées par François Mitterrand.
J’ai ensuite été chargé de la communication du premier ministre Lionel Jospin, dans une période de cohabitation, au moment de la guerre en ex-Yougoslavie et des frappes de l’OTAN sur Belgrade. Le rôle du premier ministre était alors tout à fait essentiel, puisqu’il lui revenait de donner des explications au Parlement. En matière de guerre et de paix, il est essentiel d’informer le Parlement, d’avoir les débats nécessaires et d’assumer les votes.
J’ai cherché à assumer totalement mon rôle de premier ministre. Je ne peux pas répondre, Monsieur le député Gonzalez, à vos remarques à propos du premier ministre actuel – qui a toute ma sympathie et mon soutien, parce que je sais que la fonction est difficile —, mais il est évident que la relation entre le Président de la République actuel et ses premiers ministres n’est pas tout à fait la même que d’autres ont pu connaître. Je dois reconnaître que depuis 2000, le Président de la République préside et gouverne, comme le relève Édouard Philippe.
Le Président Macron – avec qui je peux avoir des désaccords sur d’autres sujets – a eu raison d’alerter l’opinion publique nationale sur ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, et au fond sur les enjeux majeurs, c’est-à-dire la possibilité d’une victoire de la Russie, les conséquences d’une élection de Donald Trump, le rôle de l’alliance atlantique et notre type d’engagement.
Le débat doit avoir lieu au sein du Parlement, mais le Président de la République doit davantage assumer devant les Français ce rôle d’alerte et de vigie sur les grands enjeux relevant de ses compétences et ses prérogatives, plutôt que sur des thématiques qui relèvent du gouvernement.
M. Alexandre Portier (LR). Monsieur le premier ministre, je voudrais vous remercier d’avoir partagé votre précieuse expérience, mais aussi de l’humilité à laquelle elle invite dans la pratique du pouvoir. Je souhaite vous poser trois questions – de principe, d’analyse et d’actualité.
La hiérarchie entre le Président de la République et le premier ministre dans la gestion de la compétence militaire est-elle selon vous une force ou une faiblesse ?
Dans la période qui vous a amené au poste de premier ministre, a-t-on, d’après vous, sous-estimé certains enjeux sectoriels, technologiques par exemple, ou sous-estimé l’importance de la situation et de son évolution dans certaines zones géographiques dans le monde ?
Enfin, la position du Président de la République à propos de l’Ukraine est décriée à l’étranger, notamment en Europe. Ne pourrait-elle pas avoir un effet contraire à celui qui était recherché et renforcer l’isolement de la France sur la scène internationale ?
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Le Président Hollande m’a encouragé à rencontrer mes homologues européens, africains, asiatiques ou sud-américains, pour approfondir la relation entre la France et ces pays. Dans la plupart d’entre eux, il existe une espèce de dyarchie les chefs de gouvernement et un président de la république symbolique, comme en Italie ou au Portugal, ou un monarque, comme en Grande-Bretagne ou en Espagne. Le modèle français est cependant toujours regardé avec un peu d’étonnement.
Je me suis toujours posé la question de savoir si nous avions tout fait pour nous préparer et pour éviter les attentats. La critique est facile dans l’opposition, mais l’exercice du pouvoir est difficile. Sur les attentats, la montée de l’islamisme, le danger intérieur et extérieur, l’antisémitisme corollaire de l’islamisme j’ai alerté l’opinion avant même d’être ministre ou premier ministre, et de manière parfois très solitaire. Lors de la présentation de la première loi antiterroriste de 2012, j’ai parlé d’un ennemi intérieur et extérieur. Je n’avais pas eu un grand succès dans une certaine presse, mais je reprenais les termes de la doctrine de la police de New York.
Dès l’automne 2012, avec la ministre de l’intérieur belge et le ministre de l’intérieur espagnol, nous avons dit qu’il fallait changer totalement le cadre européen d’analyse, la vision du renseignement au niveau européen, tout en gardant nos propres compétences.
Je me suis senti toujours très démuni sur les questions dites de déradicalisation ; des expériences ont été menées dans des espaces semi-fermés, semi-ouverts, mais qui n’ont pas été des succès. Nous avons dû mener une réflexion qui est encore aujourd’hui en cours, à la limite entre le terrorisme, la psychiatrie, l’univers carcéral. L’idée d’avoir un service de renseignement digne de ce nom dans nos prisons est un élément essentiel. J’ai toujours été très défavorable au retour des terroristes de Syrie, qui a été organisé pour des raisons juridiques internationales, et qui crée un défi considérable pour notre pays. La radicalisation des détenus ou prévenus de droit commun au contact de ces personnes est notamment un danger important.
Les évolutions technologiques renforcent le défi, comme le montre l’influence de TikTok sur notre jeunesse concernant le conflit au Proche-Orient, les questions liées à l’islam ou la montée de l’antisémitisme. Ces évolutions sont beaucoup plus rapides que celles des moyens que l’État. Avec l’ANSSI et le SGDCN, nous avons essayé de compenser ces retards, mais c’est évidemment extrêmement difficile.
Concernant les propos du Président sur l’Ukraine, nous sommes face à un adversaire qui nous mène une guerre dans bien des domaines, qui ne se limite pas à l’Ukraine. Je crois très important que le Président de la République rappelle quels sont les enjeux fondamentaux : en premier lieu, la guerre sera longue, et deuxièmement, il faut envisager les conséquences d’une possible élection de Donald Trump.
Si l’Ukraine s’effondre, pourquoi Vladimir Poutine s’arrêterait-il à ce pays ? Je ne dis pas qu’il envahira la France, mais il y a la Moldavie, la pression sur les pays baltes, les tensions avec la Pologne, la Géorgie. Nous sommes concernés par l’article 5 de l’alliance atlantique.
J’ai considéré que les réponses au début du conflit, il y a deux ans, étaient trop tardives. Le Président de la République d’ailleurs lui-même l’a reconnu, comme si nous avions à chaque fois un train de retard en matière d’armement. La Corée du Nord a fourni plus d’obus à la Russie que tous les pays européens à l’Ukraine, ce qui est absurde. Je pense que la priorité, ce sont les munitions, les obus, peut-être des missiles, les chars, la formation des militaires.
Tout le monde a compris qu’il ne s’agit pas d’envoyer des troupes au front demain, mais de favoriser une prise de conscience. Sur ces sujets-là, comme ancien premier ministre, je pense que l’unité nationale est très importante ; il revient au Président de la République de la conforter et d’en créer les conditions. Je pense qu’il aurait dû se concerter beaucoup plus avec le Président Hollande sur sa connaissance de Vladimir Poutine.
Le changement de doctrine stratégique le plus important est en train d’être réalisé par les Allemands, sur le plan militaire et énergétique, mais il faut comprendre que ce conflit sera long et que nous devons préparer à des alternatives, et que cela veut dire des moyens à engager. Dans les lois de programmation, il faudra sans doute aller plus loin, pour tous les pays, pour atteindre les 2 % du PIB. Certains, comme la Pologne ou la Grèce, ont largement dépassé ces chiffres, mais il s’agit là d’un changement majeur.
Il y a une grande partie de la pensée stratégique française, notamment d’anciens ministres des affaires étrangères, mais aussi parfois dans une partie de la gauche, dans une partie de votre formation et dans toutes les formations (peut-être moins dans la majorité), qui est trop liée à la guerre froide. Le rôle permanent que mènent la Russie, l’Iran, la Chine, bien évidemment, le Venezuela en Colombie, au Nicaragua, c’est une guerre d’influence et de déstabilisation permanente. Je pense que le type de menaces auxquelles nous faisons face nous oblige à un changement de doctrine. De ce point de vue, les propos du Président de la République peuvent amener à cette prise de conscience. Tant mieux ; il lui revient de gérer les effets de surprise de telles ou telles déclarations, et l’émotion que cela crée un peu partout.
M. Christophe Blanchet (Dem). Monsieur le premier ministre, j’aurai trois thèmes.
Le premier, qui vous concernera moins, consiste à informer cette commission qu’en tant que rapporteur de la mission que vous m’avez confiée sur l’éducation et la culture dans la défense nationale, nous avons mis en ligne une consultation citoyenne sur le site de l’Assemblée. Cette consultation a reçu en 24 heures autant de connexions qu’une consultation normale en un mois. Inutile de vous dire que je suis dubitatif par rapport au fait qu’on ait pu se connecter plusieurs fois sous un même mail. Je serai réservé sur l’analyse du résultat de cette consultation : on s’est aperçu que sur le site de l’Assemblée, vous pouviez répondre vingt, trente ou quarante fois avec la même adresse mail.
Je voudrais revenir en premier point sur ce que vous avez dit concernant les déclarations actuelles du Président de la République. Même si l’on ne doit jamais refaire l’histoire, on doit toujours écouter l’histoire et regarder. En 1933, tous étaient derrière Chamberlain et très peu derrière Churchill, et pourtant, onze ans après, Churchill avait raison, et c’est souvent ceux qui sont les plus isolés à qui l’on donne raison dans le temps, et l’histoire le prouve régulièrement. Comment informer au mieux nos concitoyens, les préparer ? La réalité, c’est qu’il y aura sans doute demain un attentat en France.
Monsieur le premier ministre, vous avez créé la garde nationale à la suite des attentats. Quelle est votre vision aujourd’hui sur cette garde nationale ? Est-ce qu’elle a atteint les objectifs que vous lui aviez assignés ? En dernier lieu, qu’en est-il des mesures qui pourraient être prises pour amener notre jeunesse à aller vers cette résilience nationale ? Je voudrais avoir votre avis sur le sujet et vous demander si vous avez un regard aujourd’hui sur le service national universel. Je vous remercie.
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Les exemples historiques ont évidemment leur utilité et leurs limites, mais je suis en train de lire le premier tome sur de Gaulle qui vient de paraître, notamment sur toute cette période-là, qui est passionnante pour comprendre que nous sommes dans une de ces périodes de basculement. Quels sont les dangers, les menaces ? Changement climatique, guerre, terrorisme, démocratie fragilisée. Où mettons-nous les priorités ? Crise économique et sociale, pouvoir d’achat. Où plaçons-nous les curseurs ?
Je crois important que les responsables politiques aient un rôle pédagogique. Ce qui est frappant quand on lit de Gaulle, c’est la vision. J’insiste, nous ne devons pas nous tromper sur la nature de la menace que nous pose la Russie, qui n’est pas une menace de guerre directe, en sachant qu’il y a la question de la dissuasion nucléaire, que nous n’avons pas évoquée.
Sur la Russie et la menace que représente pour nous l’islamisme, pour nos sociétés, en termes de paix civile, le Président de la République et les gouvernants doivent alerter, pour pas pour paralyser les opinions, ne se laisserait pas faire de toute façon, mais pour les alerter. Sur la menace que représente Vladimir Poutine, presque tout le monde s’est trompé – Zemmour, Le Pen, Védrine, de Villepin, etc. Personne ne l’imaginait ainsi, et pourtant, les troupes étaient massées. Cela nous oblige à des révisions, qui ont lieu sur tous les bancs de l’échiquier politique, au-delà des débats et des polémiques sur les propos du Président de la République. Nous sommes face à quelque chose de nouveau.
Il en va de même de la menace liée à l’islamisme, qui pose d’ailleurs un problème beaucoup plus large que celui de l’islam dans notre pays et en Europe. Je suis très inquiet vis-à-vis des enquêtes d’opinion concernant nos propres compatriotes musulmans, ce qu’ils pensent à la fois sur le conflit en Israël ou sur la République.
S’agissant de la garde nationale, j’ai été très frappé après l’intervention au Mali et les attentats par le nombre de jeunes garçons et de jeunes filles qui se sont engagés, c’est les mêmes d’ailleurs que je pouvais voir à Gao et qu’ensuite je pouvais rencontrer dans les rues de Paris. Le président de la République de l’époque était obsédé par cette idée, par le service, par un service national ou universel qui a évolué et qui se heurte à des principes constitutionnels, et aussi parfois peut-être à l’opinion même de notre jeunesse. Beaucoup veulent s’engager, mais si on leur donne quelque chose d’obligatoire, je ne suis pas certain qu’ils y souscrivent.
Je pense qu’il faut revenir à une forme d’engagement qui soit à la fois civique, de soutien dans bien des domaines de la vie de la société, mais qui soit aussi une préparation aux enjeux stratégiques et militaires et qui, d’une manière ou d’une autre, revête un caractère obligatoire pour forger un esprit de la nation. Le service militaire avait ses limites ; il était d’ailleurs assez inégalitaire, mais je pense qu’il y a besoin de quelque chose. Il faut dire la vérité à cette jeunesse, il ne faut pas aller dans son sens uniquement, c’est une responsabilité de préparation de l’avenir et d’engagement, sans quoi nous oscillerons entre « la trahison des clercs » et « l’étrange défaite ». Ce sont les deux grands livres qu’il faut relire en permanence pour comprendre ce qui s’est passé dans les années trente.
M. le président Thomas Gassilloud. J’ai été saisi de questions complémentaires.
M. François Cormier-Bouligeon (RE). Je voudrais souligner à l’intention des Français qui nous écoutent tout l’intérêt de l’intervention de M. Gonzalez, qui nous a rappelé à l’instant sa haine du Général de Gaulle, en écho à son discours de 2022 qui rappelait son affection pour l’Algérie française. Il n’y a donc pas de normalisation du FN-RN, l’extrême droite reste ce qu’elle a toujours été. Nous, nous protégeons la France et les Français au quotidien avec l’action du Président Macron et du gouvernement de M. Attal.
Monsieur le premier ministre, vous avez parlé à plusieurs reprises du danger grandissant de l’islamisme. Le 7 octobre 2023, les Israéliens ont vu leur vie basculer avec les massacres perpétrés par les terroristes islamistes du Hamas, 1 400 vies fauchées, dont plus de 1 000 vies civiles. Ce qui s’est passé là-bas est un immense pogrom, tel que nous n’aurions jamais pensé en revivre. Nous étions d’ailleurs ensemble quelques jours après en Israël, première délégation étrangère, aux côtés de l’État d’Israël, et nous avons senti l’odeur de la mort. Nous étions à côté des Israéliens dans le kibboutz de Kfar Aza, dans le camp de Shoura, nous étions ensemble à Jérusalem, à Tel-Aviv, auprès des familles des otages, et je crois que nous en gardons le souvenir très aigu, très rude. Nous ne partageons pas la politique menée par Benjamin Netanyahou depuis des années, qui éloigne Israël de la voie de la paix et de la réconciliation. Il est important de dire qu’une vie vaut une vie et que ce qu’endurent actuellement les habitants de Gaza est une horreur. Ils sont utilisés comme boucliers humains par le Hamas, qui refuse à la fois de relâcher les otages et refuse leur reddition. Cependant, lorsqu’un État est attaqué de manière aussi violente qu’il l’a été cet octobre, il est naturel qu’il cherche à se défendre et à protéger ses concitoyens.
Vous avez évoqué tout à l’heure les attentats de 2015 à Paris, auxquels vous avez dû faire face. Vous l’avez rappelé, la France a réagi avec détermination à Raqqa pour protéger ses citoyens, pour promouvoir la sécurité à long terme et la coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme. Ma question est donc la suivante, Monsieur le premier ministre. Comment a été prise la décision de riposter à l’époque, quelques jours après les attentats du Bataclan ? Vous avez commencé à évoquer cette question, mais n’y a-t-il pas un parallèle à faire avec les actions menées actuellement par Tsahal à Gaza ?
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Je ne participerai pas au débat. La seule remarque que je peux faire, c’est que le gaullisme s’est pratiquement imposé. Tous ceux qui étaient anti-gaullistes pour des raisons différentes ont épousé au fond le génie d’un homme qui a compris ce qu’il fallait pour le pays, en 1940 et en 1958.
Je crois qu’il y a des moments de basculement. Il y a évidemment le 11 septembre 2001, puis les attentats à Madrid et à Londres ; il y a un basculement pour ce qui nous concerne en janvier 2015, parce que ce sont des attentats très politiques, et qu’on attaque la France, non pas pour l’action qu’elle mène à l’extérieur, mais pour ce qu’elle est, comme démocratie, comme république, une certaine vision de la laïcité, de la démocratie, de l’égalité femmes-hommes.
Le 7 octobre 2023 concerne évidemment d’abord Israël et les juifs, mais penser que cela ne les concerne qu’eux serait une erreur profonde que nous commettrions, donc c’est un basculement pour les sociétés démocratiques et cela nous concerne très directement, puisque le Hamas est une organisation fondée par les frères musulmans et pas par Israël, contrairement à des bêtises que je peux lire ou entendre depuis de longues années, qui prône non seulement la disparition de l’État d’Israël, mais des juifs en général, qui s’attaque aux femmes, aux homosexuels, à la démocratie, qui s’en prend aussi aux chrétiens ou à ceux qui ne pensent pas comme eux. Nous retrouvons cette idéologie dans toutes les composantes de l’islamisme qui nous a attaqués depuis déjà quelques années.
Au-delà de ce que nous pouvons penser de la politique d’un gouvernement démocratique par ailleurs, celui d’Israël, nous devons être à leur côté plus fermement que ce qu’il nous est proposé aujourd’hui. C’est un enjeu considérable pour nous, pour les années qui viennent. La lutte contre l’antisémitisme et sa traduction qui est l’antisionisme et la haine d’Israël et des juifs doit être une priorité pour nous, parce qu’on s’attaque à quelque chose de fondamental, que j’ai ressenti profondément au moment de l’attaque de l’Hypercasher, sur un sujet qui avait été négligé par beaucoup dans les années précédentes.
Évidemment, il est toujours très difficile d’établir des comparaisons, mais si nous avions subi une attaque de ce type avec autant de morts, comment aurions-nous réagi ? Dans le cadre d’une coalition internationale, la France avait déjà participé à des frappes sur l’État islamique.
Après les attentats du 13 novembre, le Président de la République a annoncé devant le Congrès réuni à Versailles des frappes dans le cadre de la coalition internationale, notamment avec nos amis américains, sur les sites de l’État islamique où avaient été ordonnées les attaques contre la France. Dans le cadre de la coalition internationale, on n’a pas fait disparaître de la surface de la terre ni l’État islamique ni l’islamisme, bien évidemment, mais il a été considérablement affaibli. L’action à Mossoul, de ce point de vue, a fait des victimes civiles en nombre.
Aujourd’hui, dans des sociétés où l’information passe vite, où la fake news remplace la réalité, vous avez tout à fait raison de dire qu’une vie vaut une vie, que ce que vit la population palestinienne est insupportable, qu’elle est l’otage, vous avez parfaitement raison de le rappeler, qu’elle est un véritable bouclier utilisé par le Hamas. Intervenir dans une zone extrêmement peuplée et dense comme Gaza, c’est pour toute armée une très grande difficulté ; il existe peu d’armées dans le monde qui préviennent par les réseaux sociaux ou par tract des bombardements et appelant à l’évacuation des zones qui vont être bombardées. Parmi les victimes qui nous sont données par le fameux ministère de la santé du Hamas, il y a aussi, il faut le rappeler, des milliers de terroristes qui sont abattus, neutralisés ou capturés par l’armée israélienne.
Nous avons des intérêts stratégiques et vitaux, et ils se jouent aussi aujourd’hui en Israël. Et de ce point de vue aussi, je pense qu’il faut sortir des discours du Quai d’Orsay qui, sur le sujet du Proche-Orient, sont les mêmes depuis des années. Je pense que ce sont des discours éculés et qui n’apportent pas grand-chose, pour le dire de la manière la plus polie possible, mais vous connaissez mon opinion sur le sujet.
M. José Gonzalez (RN). Monsieur le président, j’aimerais que vous fassiez cesser les attaques et les insultes. Certains donnent des leçons d’histoire ici. Je peux vous dire, comme j’ai vécu ce qu’est une vraie guerre, que j’en connais les conséquences. Du haut de mon âge, je vous dis sincèrement, Monsieur, que vous ne m’impressionnez pas. Je vous remercie.
M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Monsieur le premier ministre, vous avez dû faire face au sommet de l’État à l’un des moments les plus tragiques de notre histoire récente, à savoir les attentats de l’année 2015, et vous avez été le garant de l’action gouvernementale dans tout le champ de la défense et de la sécurité nationale. J’aimerais vous interroger sur le rôle de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) durant cette période. La CNCIS, aujourd’hui remplacée par la CNCTR, avait pour mission de vérifier que les demandes d’interceptions établies par les services de renseignement respectaient le cadre légal en vigueur. La commission émettait alors un avis consultatif que le premier ministre était libre de suivre ou non. En consultant les rapports publics de l’autorité administrative indépendante, nous nous rendons compte que les avis de la CNCIS ont quasiment tous été suivis par le premier ministre, sauf en 2014 et en 2015. Pour cette dernière année, entre janvier et avril, vous êtes passé outre l’avis de la commission à neuf reprises, soit davantage qu’entre les années 2000 et 2013. Sans vous interroger sur chacune de ces décisions, qui vous sont propres, j’aimerais savoir ce qui se joue dans votre esprit à ce moment précis. Est-ce à chacune de ces décisions un tiraillement entre votre devoir de protéger les Français et celui de respecter la loi en vigueur ? Je vous en remercie.
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Vous l’avez très bien résumé. Il y avait un tiraillement entre le respect du droit et l’avis d’une autorité indépendante, et à la fois mon devoir de protection des Français, mais surtout ce que me demandaient les services, notamment les renseignements intérieurs. Nous étions à ce moment-là, en 2014-2015, dans la préparation de la loi que j’ai évoquée. J’étais attentif à créer un cadre juridique qui soit le plus solide et le plus accepté possible.
Je pourrais faire la collection de tous les éditoriaux d’un journal qui paraît le soir, qui manifestait une critique permanente du basculement de la démocratie vers la dictature que représentait cette loi. Je n’ai pas l’impression que nous ayons connu ce basculement, mais il y a eu en effet des tiraillements, notamment avec le responsable de l’autorité à l’époque qui manifestait de mon point de vue une incompréhension par rapport aux défis auxquels nous faisions face.
Le Conseil d’État qui a ensuite assumé cette responsabilité a manifesté une plus grande compréhension des enjeux de sécurité nationale, mais dans cette période-là, il y avait une tension avec M. Delarue. J’ai assumé les décisions avec mon cabinet, et notamment M. Renaud Vedel. J’ai été très attentif à ce que, tout en respectant le droit, la loi, les principes fondamentaux, la sécurité de mes concitoyens soit la priorité.
Mme Jacqueline Maquet (RE). Monsieur le premier ministre, je tiens tout d’abord à exprimer ma sincère gratitude pour la manière dont vous avez géré les dossiers sensibles et complexes, notamment en matière de défense et de sécurité nationale, durant votre mandat. Votre leadership dans cette période critique a renforcé la sécurité de notre nation.
Je souhaiterais vous interroger sur la dynamique du partage des pouvoirs, bien entendu, entre le Président de la République et le premier ministre en matière de politique défense. La constitution de la Ve République établit un cadre. Cependant, l’histoire récente, notamment votre collaboration avec le Président Hollande, montre une pratique parfois différente, marquée par une certaine flexibilité et adaptabilité. Ainsi, comment percevez-vous le partage des responsabilités et la collaboration avec le Président et le premier ministre dans la conduite des affaires militaires et de défense nationale, même si vous l’avez déjà évoqué dans votre exposé ? Plus précisément, pourriez-vous nous éclairer sur la manière dont vous et le Président Hollande avez navigué dans ce partage de pouvoir, notamment lors des événements déterminants comme la gestion des crédits militaires 2014-2015, la réponse aux attentats, mais aussi la grande difficulté d’anticipation et des actions de prévention amenées sur ces sujets, guerres et radicalisations ?
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. Merci pour ces propos. Je sais quelle a été votre fidélité et votre engagement.
Je pense que les premiers ministres et les ministres en charge de fonctions régaliennes, qui a priori sont très proches de la fonction du Président de la République, ont intérêt à s’appuyer beaucoup sur le Parlement, sur les commissions de défense et des affaires étrangères, parce qu’il y a une expérience, une continuité, y compris sur les questions de renseignement, qui me paraissent essentielles.
Il y a un vrai changement à partir de 2013, avec l’intervention au Mali, et ensuite avec les attentats, sur les crédits de la défense. Ce sera très lent. Il y aura des accélérations après l’élection d’Emmanuel Macron également, mais de ce point de vue-là, un homme joue un rôle essentiel, il faut lui rendre justice, c’est Jean-Yves Le Drian. Comme ministre de la défense, il prend pleinement conscience de ce qui est en train de se passer, alors que la croissance est nulle, que nous enregistrons des déficits importants liés à la crise financière de 2008.
Quand nous arrivons au pouvoir en 2012, au-delà de l’éducation nationale et de la création de 40 000 emplois d’enseignants annoncés par le Président Hollande, les deux seuls ministères qui voient leurs postes augmenter sont la justice et l’intérieur. J’en profite surtout pour renforcer les services de renseignement et les zones de sécurité prioritaires, police ou gendarmerie. Ce n’est pas le cas du ministère de la défense. C’est uniquement à partir de 2013-2014 qu’il y a progressivement un changement, mais dans un contexte où nous sommes en plus sous surveillance de la Commission européenne pour l’application des règles de Maastricht en termes de défense. Le changement de la Commission de 2014 se produit au moment où j’arrive à la tête du gouvernement et se traduit par un assouplissement de la doctrine allemande.
Le changement ne s’opère pas en 2017 ; il commence avant, avec d’ailleurs des tensions dans les débats, y compris avec le général de Villiers et évidemment avec Bercy. Avec Jean-Yves Le Drian, il y a eu un changement très important que je veux souligner. Je pense qu’il faut aller encore plus loin dans ce domaine-là pour ce qui concerne le porte-avions, l’entretien de notre force de dissuasion nucléaire, mais aussi la guerre hybride.
Je mets en garde contre les divisions artificielles sur le rôle du Président de la République en matière de défense et d’affaires étrangères, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas le critiquer. Il faut faire très attention ; nous sommes membre du Conseil permanent des Nations unies et nous avons la dissuasion nucléaire, ce qui nous donne des responsabilités particulières.
Cependant, cela doit se faire dans le respect de l’action du gouvernement et donc du chef du gouvernement et du Parlement, et dans un rapport avec la société qui soit le plus fluide possible. Il faut qu’il y ait une adhésion, il faut que le Président de la République cherche cette adhésion qui est celle du peuple dans des moments difficiles. Les Français soutiennent ce que nous faisons en Ukraine et les Ukrainiens ; ils ont compris qui était l’agresseur. Il ne faut pas casser l’unité autour de l’Ukraine.
De ce point de vue, le gouvernement est un maillon essentiel ; un premier ministre, un ministre des affaires étrangères, un ministre de la défense doivent être des hommes ou des femmes politiques connus de l’opinion, parce qu’ils ont un rôle important. Ils ne sont pas des collaborateurs. J’ai eu la chance, je dois le dire, d’avoir auprès de moi deux hommes qui étaient d’une très grande expérience, connus par l’opinion, parce qu’avec un long parcours politique, et j’ai énormément appris d’eux, Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian. Je pense que même quand on est Président de la République et premier ministre, on peut toujours apprendre des autres.
Mme Patricia Lemoine (RE). Monsieur le premier ministre, je souhaite tout d’abord vous interroger sur le rôle de coordination interministérielle du chef de gouvernement en matière de défense nationale. Pouvez-vous notamment nous parler du rôle des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité directement nommés par le premier ministre au sein de chaque ministère ? Comment s’exerce la coordination de ces hauts fonctionnaires et quel a été leur rôle pour répondre aux menaces qui ont frappé notre pays – je pense notamment aux attentats de 2015 et 2016 ?
Enfin, dans un contexte géopolitique particulièrement difficile, et au regard des nouvelles menaces hybrides qui se font jour, partagez-vous l’idée qu’il est désormais nécessaire d’adopter une approche de défense inclusive associant l’ensemble des acteurs locaux nationaux, mais aussi dans les territoires ? Je pense notamment aux collectivités locales, aux associations, aux entreprises, aux chambres consulaires, en faisant du citoyen un acteur à part entière, aux côtés de l’État, sur le sujet de la défense, ce qui n’est pas le cas actuellement. Quels sont, selon vous, les leviers à actionner prioritairement pour y arriver ?
Mme Michèle Martinez (RN). Monsieur le premier ministre, vous étiez à la tête du gouvernement lors des tragiques attentats de 2015 qui ont conduit au déploiement massif de militaires dans nos rues dans le cadre de l’opération Sentinelle. Avec le temps, de nombreux problèmes liés à cette opération ont été soulevés, notamment la baisse du nombre de jours d’entraînements par soldat et la chute du recrutement de nouveaux soldats et de la fidélisation. Les hommes qui s’engagent dans nos armées ont un esprit d’aventure, un esprit guerrier, ce qui fait par ailleurs la force de nos armées. Faire le tour de la capitale et des grandes villes pour surveiller l’espace public est très éloigné de ce qui est attrayant pour les personnes qui s’engagent dans nos armées. Vous le savez, malheureusement, les militaires n’ont pas l’autorisation d’intervenir. Ils doivent prévenir les forces de l’ordre et cela s’est malheureusement appliqué lors des attentats de Paris, Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray. Monsieur le premier ministre, avec le recul, vous qui avez été au cœur de cette tragédie, estimez-vous qu’outre sa portée symbolique et rassurante, cette opération est-elle toujours nécessaire ? Ne nuit-elle pas plutôt à l’attractivité de nos armées ?
M. Manuel Valls, ancien premier ministre. S’agissant de la coordination de la défense et des responsabilités, les choix de nomination étaient faits avec le Président de la République ou par les ministres concernés. Comme premier ministre, parce que j’avais été ministre de l’Intérieur, j’étais essentiellement en lien direct avec la DGSE, la DGSI, les patrons de la police, de la gendarmerie, du renseignement territorial, les préfets bien évidemment à l’occasion de mes déplacements et avec le secrétaire général Louis Gautier, qui a eu un rôle très important.
Un moment de très grande tension a été la négociation de la rupture du contrat avec la Russie concernant les Mistral. Le secrétaire général a joué un rôle très important dans cette négociation qui est à la fois politique, technique et financière. In fine, la « machine de défense » est sous l’autorité du chef de l’État, qui assume la coordination ; le premier ministre apporte son aide, mais le système est véritablement pyramidal.
Sur la défense inclusive, ma réflexion est loin d’être aboutie, pour m’y pencher peut-être un peu moins, mais je prépare un article qui porte sur ce qui se passe dans nos territoires. Il y a ici des élus bretons ; la Chine joue un rôle d’influence économique dans un certain nombre de nos régions. Le port de Brest est très important à tous points de vue, sur le plan économique, mais aussi stratégique. En termes de défense des intérêts stratégiques, économiques et industriels ou de renseignement, il faut mener un travail en lien avec les collectivités territoriales et le monde économique. Si je comprends bien, ce n’est pas encore totalement abouti.
D’une manière générale, je pense que le citoyen doit être vecteur de cette défense, dans tous les domaines. La défense globale ne peut pas être désarticulée de la réalité du terrain et des préoccupations des citoyens ; c’est vrai à l’école, sur le terrain, avec les élus locaux. Je rappelle cependant la difficulté de mise en œuvre des premiers contrats locaux de sécurité. La défense, ce n’est pas qu’une question de spécialistes, c’est tout un pays qui d’une manière ou d’une autre doit être mobilisé.
Madame Martinez, vos remarques sur Sentinelle sont justes, je me souviens de discussions avec le général de Villiers, parce qu’au début nos armées étaient réticentes au rôle qu’on allait donner à nos soldats. Pourtant, il y a eu de l’enthousiasme, malgré des difficultés considérables. Il y avait au début une assez grande compréhension du rôle des uns et des autres, de la nécessité d’une présence symbolique. Il fallait protéger notamment les sites de la communauté juive (écoles, synagogues, centres culturels), parfois les mosquées, c’était immense. Il fallait essayer que la police nationale soit délivrée au maximum de ces tâches ; ce sont les militaires qui les ont assumées, avec parfois l’emploi de l’arme.
Tout le problème tient à la durée de ce type d’opération et à la définition des rôles sur le terrain. Il est évident que nos armées ne peuvent pas assumer totalement ces responsabilités ad vitam aeternam, parce qu’il y a une fatigue qui s’installe.
Notre désengagement au Sahel conduit à une question sur la projection de nos armées, qui a été une de nos forces dans les années 2000 et 2010. La nature même de nos armées change. De quel type d’armée a-t-on besoin ? Combien de sous-marins, de combien de porte-avions ? Combien de chars ? Si l’on doit un jour engager des hommes ou des femmes sur le sol européen, comment cela se passera-t-il ? Ce sont des questions que l’on ne se posait pas. En 2012, on ne se les posait pas. Votre obligation, c’est de se poser toutes les questions, d’obtenir toutes les réponses et d’avoir la vision stratégique qui s’impose.
Cela concerne évidemment toutes les formes d’engagement pour assurer notre défense et notre sécurité. Nous sommes un très grand pays, avec évidemment nos maux, nos problèmes et nos fractures, mais je vous en conjure, il faut que nous soyons toujours capables, dans l’unité, d’assumer les responsabilités.
Nous sommes un pays de 68 millions d’habitants, dans un monde qui a changé, mais je ne crois pas au déclin de la France, parce que je suis un patriote, et je pense que nous avons toujours quelque chose à dire au monde, en l’assumant dans un cadre européen ou celui de l’alliance atlantique, mais je crois que nous avons toujours un rôle à part. Nous devons l’assumer, à condition de ne pas nous payer de mots et de nous en donner les moyens.
Merci de ce moment que vous m’avez fait passer avec beaucoup de plaisir.
M. le président Thomas Gassilloud. Merci beaucoup, Monsieur le premier ministre, pour cette audition très instructive qui ouvre avec pertinence et hauteur notre cycle sur la défense globale.
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La séance est levée à onze heures cinq.
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Membres présents ou excusés
Présents. - M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, M. Hubert Brigand, M. François Cormier-Bouligeon, M. Arthur Delaporte, M. Olivier Dussopt, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Pierre Henriet, M. Jean-Michel Jacques, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Gisèle Lelouis, Mme Jacqueline Maquet, Mme Michèle Martinez, M. Alexandre Portier, Mme Josy Poueyto, M. Julien Rancoule, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul
Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Xavier Batut, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, M. Frank Giletti, Mme Constance Le Grip, M. Olivier Marleix, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Fabien Roussel, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, Mme Sabine Thillaye, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon
Assistaient également à la réunion. - M. Denis Bernaert, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Patricia Lemoine