Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

 

 

– Audition, à huis clos, de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de l’Europe et des affaires étrangères, envoyé personnel du président de la République pour le Liban              2


Mercredi
20 décembre 2023

Séance de 9 h 00

Compte rendu n° 27

session ordinaire de 2023-2024

Présidence
de M. Jean-Louis Bourlanges,
Président


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La commission procède à l’audition, à huis clos, de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de l’Europe et des affaires étrangères, envoyé personnel du président de la République pour le Liban.

Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président.

La séance est ouverte à 9 h 00

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Jean-Yves Le Drian, en sa qualité d’envoyé personnel du président de la République au Liban, ce qui m’incite à ouvrir nos travaux par une phrase du président Edgar Faure que je cite souvent : « La politique ne consiste pas à résoudre des problèmes mais à vivre avec des problèmes insolubles ».

C’est pour nous un grand privilège et un grand plaisir de vous recevoir, monsieur le ministre, vous qui avez été notre correspondant au Gouvernement pendant de longues années et avec qui cette commission a toujours entretenu des relations de coopération très cordiales et très positives, si l’on en juge par les textes de loi que nous avons défendus ensemble, au premier rang desquels la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.

Monsieur le ministre, cette salle vous est familière. Vous l’avez fréquentée assidûment pendant les cinq ans de la précédente législature. Auparavant, vous étiez ministre de la défense. Nous cherchons régulièrement, au sein de cette Assemblée, à identifier la frontière entre les affaires étrangères et la défense : vous les réconciliez en votre personne. À présent que vous n’êtes plus ministre, vous êtes soucieux, en bon républicain, de ne pas marcher sur les plates-bandes de vos estimés, sympathiques et efficaces successeurs.

Cette audition se tient à huis clos car le choix de travailler à huis clos est d’abord une marque de confiance de nos invités dans la discrétion et l’esprit de responsabilité des parlementaires.

Sur le fondement de votre expérience incomparable – chacun connaît votre carrière, qui ne se résume pas aux deux grands ministères précités –, le président de la République vous a confié la mission difficile, voire impossible, mais nécessaire d’œuvrer à la résolution de la complexe équation politique du Liban. À l’occasion de cette audition, nous souhaitons ardemment que vous dressiez un état des lieux de votre médiation auprès des acteurs libanais et régionaux en vue de surmonter les blocages institutionnels dans ce pays. Certes, vous avez le souci légitime, que nous comprenons parfaitement, de ne pas interférer avec les responsabilités du Gouvernement s’agissant de la gestion de la crise en cours au Moyen-Orient, mais le continuum entre les deux crises – incarné par cet acteur essentiel du Liban qu’est le Hezbollah – est tel qu’il sera délicat d’aborder l’une sans évoquer l’autre.

Quoi qu’il en soit, notre préoccupation première est de comprendre ce que nous pouvons faire pour ce pays, auquel tant de liens nous attachent. Depuis que le général Gouraud a proclamé, au début des années 1920, le Grand Liban, au terme de luttes quasi incessantes avec nos sympathiques voisins d’outre-Manche, le Liban a un lien privilégié avec la France. La diaspora libanaise est très présente à Paris ; c’est grâce aux subsides adressés par la diaspora libanaise dans le monde aux Libanais restés sur place que ces derniers peuvent échapper à un destin épouvantable. La misère qui guette et même atteint les Libanais n’est compensée que par l’action de la diaspora.

Entamée sous des auspices pour le moins difficiles deux ans après le terrible accident survenu dans le port de Beyrouth en août 2020, tandis que ses invraisemblables suites judiciaires sont en cours et les institutions paralysées, comme j’ai pu le constater sur place il y a deux ans, votre mission a pris un tour plus ardu encore en raison du risque d’engrenage que fait peser sur le pays la crise israélo-palestinienne actuelle. Certains acteurs majeurs du Liban, au premier rang desquels le Hezbollah, sont au bord de l’intervention, même si M. Nasrallah a prononcé un discours faisant preuve d’une grande prudence dans cette affaire. Si le Hezbollah basculait dans la guerre, le Liban subirait sans doute une extension du conflit qui achèverait de le ruiner et de le détruire. Il n’en a vraiment pas besoin.

Seul motif de consolation : ce vendredi 15 décembre, le Parlement libanais a ouvert la voie à la prolongation pour un an du mandat du commandant en chef des forces armées libanaises (FAL) – je subodore, monsieur le ministre, que vous y avez modestement contribué. Il devait prendre sa retraite à la fin de cette année, sans qu’un successeur ait été désigné. Or l’institution militaire joue un rôle clé dans la stabilisation du pays. Par ailleurs, l’ambiguïté entretenue à dessein par le Hezbollah inquiète tout le monde. Votre analyse nous permettra de mieux appréhender les perspectives d’évolution de la situation.

Mais je vous laisse sans plus attendre présenter cet Orient compliqué avec des idées aussi simples que possible, selon la fameuse expression du général de Gaulle ouvrant le récit de sa venue à Beyrouth en 1941. Il y était représenté par un militaire dont les talents politiques et militaires, ainsi que le courage patriotique, méritent d’être salués : le général Catroux. Le président Macron a son Catroux civil, il est parmi nous : c’est Jean-Yves Le Drian !

M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de l’Europe et des affaires étrangères, envoyé personnel du président de la République pour le Liban. Mesdames et messieurs les députés, c’est un grand plaisir de retrouver des visages connus et d’en découvrir d’autres. Je vous salue avec beaucoup de considération.

Le président Bourlanges a introduit son propos par une citation d’Edgar Faure ; j’ouvrirai le mien par des mots prononcés par le général de Gaulle à Beyrouth en 1941, qui n’ont rien perdu de leur actualité : « Dans tout cœur de Français digne de ce nom, je puis vous dire que le nom seul du Liban fait remuer quelque chose de très particulier. Et j’ajoute que c’est d’autant plus justifié que les Libanais, libres et fiers, ont été le seul peuple dans l’histoire du monde qui, à travers les siècles, quels qu’aient été les péripéties, les malheurs, les bonheurs, les destinées, le seul peuple dont jamais, aucun jour, le cœur n’a cessé de battre au rythme du cœur de la France. ».

Notre attachement au Liban et l’amitié qui nous lie à lui s’enracinent dans les profondeurs de l’histoire. Ils sont le fruit d’un peuple dont la culture singulière, au carrefour de l’Orient et de l’Occident, s’est forgée dans le contact avec la culture française, souvent dans notre langue. Ils sont aussi le fruit d’une nation à laquelle la France a permis de devenir un État, ce à quoi elle aspirait de longue date. Ils sont enfin le fruit d’un pays dont de nombreux enfants, devenus français, nous ont enrichis de leur esprit d’entreprise et de leur créativité.

Ces liens font du Liban, en quelque sorte, la porte d’entrée de la France au Moyen-Orient. Les Libanais y sont des relais essentiels de notre langue, de notre culture et de notre influence. Ce pays de 4 millions d’habitants est celui où nous comptons le plus grand nombre d’écoles françaises : 63 dépendent directement ou indirectement de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) et près de 200 du fonds « écoles chrétiennes francophones d’Orient ». Pour nous, le Liban revêt une importance tant affective que stratégique. C’est pourquoi la France n’a jamais cessé de se tenir aux côtés des Libanais, notamment dans les épreuves nombreuses qu’a traversées ce pays tout au long de son histoire, courte mais très tourmentée.

Je me souviens particulièrement de deux visites au Liban. En 1978, à peine élu député, je me suis rendu à Beyrouth en tant que membre de la commission de la défense nationale et des forces armées. Le pays sombrait dans une guerre civile qui allait durer quinze ans ; le centre de Beyrouth était entièrement détruit. En août 2020, je me suis rendu avec le président de la République à Beyrouth, au lendemain de la terrible explosion survenue dans le port, qui a tué plus de 200 personnes.

Entre ces deux tragédies, les moments difficiles pour le Liban n’ont pas manqué : la guerre de 2006 ; les occupations israélienne et syrienne, qui ont pris fin respectivement en 2000 et en 2006 ; la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah ; la mini-guerre civile de mai 2008 entre le Hezbollah et ses adversaires libanais ; depuis 2011, l’ombre portée de la guerre civile syrienne, qui a contraint le Liban à accueillir 1,5 million de réfugiés sur son sol, où vivent de surcroît des réfugiés palestiniens depuis 1948.

Mesdames et messieurs les députés, le Liban est dans l’épreuve. Il est aux prises avec une crise profonde, qui compromet son avenir et menace son existence en tant qu’État. La crise est triple.

Elle est d’abord politique. Depuis la fin du mandat du président Michel Aoun, en octobre 2022, il est dépourvu de chef d’État faute d’accord sur un successeur. La vacance présidentielle entraîne celle des autres institutions. Depuis les élections législatives du 15 mai 2022, le Liban doit se contenter d’un gouvernement démissionnaire, celui de M. Mikati, qui ne peut rien faire sinon gérer les affaires courantes. Le Parlement, dont une large part des forces politiques libanaises considère qu’il n’est pas autorisé à légiférer en l’absence de chef d’État, est bloqué.

En conséquence, les hauts responsables de l’État partent à la retraite sans être remplacés, sinon par des intérimaires. Tel est le cas à la tête de la Banque du Liban – en l’espèce, le départ de M. Riad Salamé n’est peut-être pas une mauvaise chose – ; tel est le cas à la direction de la sûreté générale.

S’agissant des FAL, la prolongation du mandat de leur commandant en chef est un symptôme de la crise permanente dans laquelle vit le Liban. Les FAL sont ce qui reste du fonctionnement de l’État. Le général Joseph Aoun devait partir en retraite dans les jours à venir. Or seul le président de la République libanaise peut nommer le successeur du commandant en chef des FAL. Le numéro deux des FAL est parti en retraite et n’a pas été remplacé pour la même raison.

Je me suis déplacé spécialement à Beyrouth, dans le cadre de la mission que m’a confiée le président de la République, pour travailler à éviter que les FAL soient privées de commandement. Il m’a fallu quatre jours pour parvenir à faire émerger la solution qui a été adoptée, consistant à retarder d’un an, à titre exceptionnel, la date de départ en retraite du général Joseph Aoun. Chacun imagine ce qui pourrait advenir de ce pays s’il était privé de commandant en chef de ses armées dans la situation conflictuelle grave qui prévaut actuellement à sa frontière Sud.

Pour parvenir à cette solution, j’ai fait valoir, outre la nécessité d’assurer la sécurité du Liban, le fait que nos forces y sont présentes dans le cadre de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). Espérons que le maintien du général Joseph Aoun à son poste pendant un an permettra de résoudre certains problèmes.

La solution consistant à prolonger le mandat du général Joseph Aoun devait effectivement être adoptée par le Parlement. Pour le réunir, il a fallu convaincre tous les acteurs, dont la plupart faisaient de l’élection du chef de l’État un préalable. Or ils ne se parlent pas. L’un des objectifs de la mission que m’a confiée le président de la République est de faire en sorte que les gens se parlent. L’exercice n’est pas simple. Dans ce contexte compliqué, la prolongation du mandat du général Joseph Aoun pour un an – j’avais proposé six mois – par le Parlement est une petite avancée.

Cette vacance institutionnelle est le symptôme d’une crise profonde du système libanais, qui – déjà à l’automne 2019 – a été contesté par un mouvement de protestation populaire venu du fond du peuple libanais, ayant entraîné la démission du premier ministre Hariri. Cette contestation est désormais atone, en raison du niveau spectaculaire de pauvreté provoqué par l’effondrement économique du pays.

Dans ce paysage politique fragmenté et fortement polarisé, le poids du mouvement chiite Hezbollah va croissant. Il est composé d’une frange parlementaire, avec laquelle je parle, et d’une puissante milice armée.

La Constitution libanaise oblige le Parlement à obtenir un large consensus pour élire le président de la République. Pour être élu au premier tour, un candidat doit recueillir les deux-tiers des voix, ce qui est quasiment impossible. Pour être élu aux tours suivants, un candidat doit réunir la majorité simple des députés à l’issue d’un scrutin qui ne peut se tenir qu’en présence d’au moins les deux-tiers des députés. Si plus d’un tiers des députés sont absents – on parle de « tiers de blocage » –, aucun candidat ne peut être élu. Dans la configuration actuelle du Parlement, chaque candidat suscite un tiers de blocage contre lui.

Un scrutin a été organisé au mois de juin dernier. Il opposait un candidat soutenu notamment par les forces de l’opposition souverainiste. M. Azour, à M. Frangié, soutenu par le mouvement chiite. Ils ont respectivement obtenu 59 et 51 voix. Le deuxième tour n’a pu se tenir car plus d’un tiers des députés s’y sont opposés. Compte tenu de la façon dont le système est organisé, si aucun compromis n’est obtenu, la situation restera dans l’impasse.

La crise économique est majeure, compte tenu de l’effondrement du système financier du pays. L’économie repose sur le cash ; le système bancaire ne fonctionne plus. Il y a une forme de dollarisation des échanges, ce qui pénalise les plus démunis. La livre libanaise, qui s’est continuellement dévalorisée depuis trois ans, n’est plus distribuée. Le produit intérieur brut (PIB) est passé de 50 à 18 milliards de dollars. L’inflation approche 200 %. Le chômage atteint 30 % – 50 % parmi les jeunes. Des centaines de milliers de Libanais, singulièrement les plus qualifiés, quittent le pays pour l’Europe, l’Amérique du Sud, le Canada ou l’Afrique.

Si cette évolution se poursuit, le risque d’effondrement du système bancaire ira croissant, laissant la place à une forme d’économie mafieuse, d’autant que le degré de corruption est élevé et que le Liban est devenu un haut lieu du narcotrafic, notamment du trafic de captagon, produit en Syrie et écoulé par les ports libanais. La lutte contre le trafic de drogue mobilise les FAL et les empêche de faire autre chose. Un Libanais sur trois vit sous le niveau de pauvreté absolue, soit deux dollars par jour. De surcroît, au Liban vivent non seulement 4 millions de Libanais mais aussi 1,5 million de Syriens et 400 000 Palestiniens.

La crise sécuritaire aggrave les deux précédentes. Le conflit opposant Israël au Hamas à Gaza s’est rapidement doublé d’un conflit à la frontière libano-israélienne entre l’État hébreu et le Hezbollah. Certes, l’intensité des opérations militaires au Sud du Liban est sans commune mesure avec celles qui ont lieu à Gaza. Chacune des parties, pour des raisons qui lui sont propres, observe une certaine retenue et respecte ce que l’on appelle pudiquement les règles d’engagement.

Celles-ci consistent à privilégier les cibles militaires et à contenir les opérations dans une zone de quelques kilomètres de part et d’autre de la ligne bleue, qui délimite la frontière entre les deux pays. Elles datent de la fin du conflit entre Israël et le Hezbollah, en 2006. Elles sont une forme de jurisprudence, dont l’application est contrôlée par l’intermédiaire de la FINUL.

Les affrontements n’en sont pas moins quotidiens. Depuis le 7 octobre, ils ont fait 150 morts, essentiellement côté libanais, et les opérations gagnent chaque jour en intensité. Surtout, le risque que l’une des deux parties engage un conflit de grande envergure est réel. Des tendances en ce sens existent de part et d’autre. Elles pourraient être suivies d’effets au sein du Hezbollah si d’aventure la pérennité politique et militaire du Hamas était menacée, et au sein d’Israël si la proximité des combattants du Hezbollah rend impossible le retour chez eux les 100 000 citoyens israéliens évacués du Nord d’Israël depuis le 7 octobre.

Dans ce contexte compliqué, voire indémêlable, le président de la République m’a confié une mission à la fin du mois de juin. Dans ce cadre, je me suis rendu quatre fois au Liban. Ma préoccupation première est d’aboutir à l’élection d’un président de la République libanais, afin de sortir de l’impasse institutionnelle.

Je pense avoir fait constater par toutes les parties qu’aucun des deux candidats précités ne peut aujourd’hui être élu chef de l’État. Par ailleurs, chaque partie est consciente qu’il faut un président de la République, dans la mesure où la situation militaire peut se détériorer, et en tout état de cause pour engager les nombreuses réformes qui s’imposent et représenter le Liban au sein de la discussion sur la sécurité de la région, qui ne manquera pas d’advenir.

Mon travail consiste à faire émerger un candidat de consensus pour résorber la paralysie institutionnelle. Je n’ai pas vocation à en soutenir un en particulier mais à faciliter le dialogue entre les forces politiques libanaises, qui ne se parlent pas, sinon par mon truchement, ce qui m’empêche d’organiser toutes les réunions que j’aimerais organiser.

Les Libanais doivent s’entendre sur une troisième voie, obtenue par un consensus assez large pour réunir plus des deux-tiers des députés, les autres s’abstenant de bloquer l’élection. J’ai mené des consultations écrites et orales auprès de tous les acteurs, ce qui m’a permis de constater qu’ils sont tous d’accord sur le programme et le profil du futur président. Je leur ai demandé de dresser un portrait-robot du futur président, sans songer à quelqu’un en particulier, et d’énumérer les enjeux de la future présidence. Les convergences l’emportent sur les divergences, lesquelles ne sont pas majeures. Je ne désespère pas de faire émerger un nom sur cette base.

Dans cette mission, je ne suis pas seul. Il importe d’y associer les pays directement ou indirectement concernés que sont les grands partenaires du Liban, dont je rencontre régulièrement les représentants dans le cadre de ce que la presse libanaise appelle « le quintette ». Aux efforts de la France sont associés l’Arabie saoudite et le Qatar, au titre de leurs liens directs et indirects, notamment avec la communauté sunnite, l’Égypte, où se trouve le siège de la Ligue arabe, et les États-Unis.

Les attentats du 7 octobre ont perturbé le processus et compliqué le jeu, à un moment où nous étions sur le point de réunir tout le monde. Ils rendent plus impérieuse encore la nécessité de désigner un chef d’État, puis de faire investir un gouvernement par le Parlement. Si nous parvenons à faire élire un président de la République, le reste en découlera, ce qui permettra de favoriser la désescalade des rivalités et des affrontements, au sein du Liban ainsi qu’entre le Hezbollah et Israël, pour stabiliser le plus rapidement possible la frontière libano-israélienne.

À ce sujet je considère que les acteurs politiques libanais n’ont pas mesuré l’état d’esprit qui sous-tend la volonté israélienne de régler la question de la frontière Nord. Lors de mon dernier déplacement, il y a quelques jours, j’ai encore eu le sentiment que les Libanais, dans leurs différentes composantes, estiment qu’il sera possible de rétablir le statu quo ante. Tel n’est pas mon avis. Dans ce contexte, nous estimons, comme nos partenaires internationaux, qu’il faut privilégier la voie de la négociation.

La ligne bleue, qui suit pour l’essentiel la frontière héritée de la Palestine mandataire et la ligne d’armistice de 1949, est contestée. Tout cela se passe dans un espace très restreint, sur des superficies de quelques centaines de mètres carrés, quelques kilomètres carrés au plus.

Il faut donc réfléchir à la délimitation complète et définitive de la frontière – treize points litigieux, symboliques donc fermement contestés, subsistent –, d’une part, et assurer l’application complète de la résolution n° 1701 du Conseil de sécurité des Nations Unies, adoptée en 2006 à l’initiative de la France pour mettre un terme au conflit entre Israël et le Hezbollah, d’autre part. Pendant quinze ans, ce texte a calmé le jeu entre Israël et le Hezbollah, nonobstant des violations régulières. Il a aussi permis le déploiement de la FINUL, dans le cadre d’une opération de maintien de la paix sous chapitre VI de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire librement acceptée de part et d’autre.

Je m’appuyais un peu, avant le 7 octobre, sur l’accord relatif à la frontière maritime, qui a été conclu en octobre 2022, après onze ans de négociations. Cet accord, qui a permis d’aboutir à une délimitation de la frontière entre Israël et le Liban, a été conclu avec l’ensemble des parties, y compris le Hezbollah, directement concerné puisqu’il s’agit de la partie Sud du pays. Le processus s’était accéléré à la suite de la découverte de gaz au large, dans la continuité du gisement situé notamment autour de Chypre, ce qui a ouvert des perspectives positives du côté libanais et israélien ; il fallait se mettre d’accord. Cette affaire, dans laquelle la France s’est particulièrement impliquée, a été réglée. Lorsqu’il y a de la bonne volonté je me dis qu’il y a des solutions mais, pour avancer, il faudrait que le Liban ait des institutions qui fonctionnent.

Le président de la République française a dit lors de la dernière conférence des ambassadeurs, évoquant ma propre mission, qu’il n’était pas interdit à Sisyphe d’être heureux. J’exerce en tout cas ma mission avec beaucoup de passion.

Ce qui me frappe le plus, c’est l’existence d’une espèce de contradiction entre la grande qualité des acteurs libanais, de tous les horizons politiques, que je rencontre – leur éducation, leur formation, leur talent, leur capacité d’entreprendre montrent bien que le peuple libanais a beaucoup de vertus, d’imagination et de capacités sur le plan individuel – et l’impossibilité, franchement ahurissante, de se mettre d’accord entre eux sur un objectif collectif et sur l’intérêt de la nation. Je m’efforce de dépasser cette contradiction autant que possible, en restant à ma place mais en soutenant les avancées sur l’ensemble des dossiers, pour permettre au pays de vivre.

Ce qui est certain, c’est que si un embrasement se produit, le Liban, en raison de la vacuité au niveau institutionnel, va mourir. C’est donc une question de survie qui se pose.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je remercie Sisyphe de nous avoir montré comment il poussait son rocher. L’essentiel est qu’il ne retombe pas : Sisyphe pourrait ainsi échapper à la fatalité qui le rend malheureux.

Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Brigitte Klinkert (RE). Le groupe Renaissance se réjouit que vous soyez des nôtres ce matin, monsieur le ministre, pour nous faire part de votre expérience politique et diplomatique et du rôle que vous jouez au Liban, afin d’éclairer nos propres travaux sur ce pays, qui paraît, malheureusement, condamné à subir des crises. Entre instabilités politiques internes et déstabilisation géopolitique au niveau régional, la situation du Liban semble plus que jamais menacée. C’est en raison de notre histoire commune et par esprit de responsabilité que le président de la République s’est engagé, avec beaucoup d’énergie, à accompagner le Liban. Depuis l’explosion au port de Beyrouth en 2020, le soutien français s’est ainsi accentué.

Vous l’avez dit, la situation du pays reste précaire, en particulier depuis les attentats terroristes commis par le Hamas le 7 octobre, lesquels ont relancé les tensions à l’échelle régionale, et la tentation d’un élargissement du conflit. Pris dans les tensions entre Israël et l’Iran, le Liban est gangrené par les islamistes du Hezbollah, dont la branche armée, il faut le dire, est cousine du Hamas : elle lui est reliée dans l’ombre manipulatrice de l’Iran. Il existe une alliance objective des autoritarismes qui veulent déstabiliser le monde à leur profit et au mépris des populations.

Une action déterminée de la France est plus que jamais nécessaire au Liban – je salue, à ce titre, la récente visite de Catherine Colonna –, afin d’éviter à tout prix l’embrasement régional. La France, par sa présence militaire, joue un rôle de dissuasion : je tiens à saluer également l’action de Sébastien Lecornu et de nos soldats engagés dans la région, en particulier nos 700 militaires qui constituent le plus gros contingent de la FINUL. La France contribue activement à la désescalade régionale, afin de protéger les populations civiles. Nous devons préserver le Liban, qui a besoin de stabilité face à une vague de réfugiés massive et à une impasse politique et qui doit mener des réformes pour se redresser.

Pouvez-vous préciser la place et la stratégie de la France ? Comment votre rôle, au service de la préservation de la paix, de la sécurité et de stabilité est-il accepté au Liban et dans la région ?

M. Jean-Yves Le Drian. Sommes-nous acceptés dans la médiation ? Oui, bien sûr, et même de manière étonnante. Chacun de mes déplacements fait l’objet d’une couverture de presse certes variable mais considérable.

L’ensemble des acteurs libanais, qui sont nombreux, souhaitent qu’on parle. Je les vois beaucoup et longuement. Cela vaut aussi pour la branche politique du Hezbollah, le seul avec qui j’aie des contacts en son sein étant M. Mohammad Raad, qui est le chef de son bloc parlementaire.

Tout cela n’a pas abouti, pour l’instant, à un accord. Je demande à mes interlocuteurs à qui l’on peut téléphoner quand on veut parler au Liban : il n’y a actuellement personne à joindre. Le pays est donc complètement hors-jeu. Que la présidence reste vacante n’est dans l’intérêt de personne.

Je suis très soucieux de la solidité des forces armées libanaises, que la France aide fortement. Elles sont la seule structure qui tienne aujourd’hui mais elles font face à de réelles difficultés du fait de la crise. En cas d’accord sur la zone comprise entre le fleuve Litani et la future frontière, un fort soutien international serait nécessaire pour que ces forces puissent se déployer en masse pour contribuer à la stabilisation de la zone.

M. Jérôme Buisson (RN). Je vous remercie pour votre présence parmi nous. Les liens entre la France et le Liban sont étroits, en raison de l’histoire, de la francophonie et de la présence, en France, d’une forte communauté libanaise. Le Liban restera donc d’une grande importance pour la France et les Français, tout comme la France pour le Liban. C’est à l’aune de ces liens que nous nous intéressons à la mission que vous a confié le président de la République le 7 juin, qui est de contribuer à sortir le pays du Cèdre de la crise qu’il traverse.

Cette crise est non seulement politique mais aussi économique et sociale. Depuis septembre 2022, la Chambre des députés ne trouve aucun accord pour élire un nouveau président de la République. Vous avez déclaré, en forme d’avertissement, que le pronostic vital de l’État libanais était engagé. De ce constat et des échanges que vous avez pu avoir avec les différentes forces politiques libanaises émergent de nombreuses questions.

Comment expliquez-vous l’échec de la candidature de Sleiman Frangié, qui fait partie d’une grande famille maronite et concilie en théorie les forces pro-Hebzollah et prosyriennes, nos intérêts, ceux de Washington et ceux des pays du Golfe ? Associez-vous cette situation à un échec plus large du retour aux forces traditionnelles que représentent les grandes familles libanaises pour la résolution de la crise politique ?

Renouer avec le régime syrien, comme le font progressivement certains États du Golfe, pourrait-il contribuer au règlement de la crise politique et peut-être au retour des réfugiés syriens ? Quelle est la position de la France par rapport aux autres acteurs étrangers présents sur la scène libanaise, les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte et le Qatar ? Quel serait le candidat pour un treizième scrutin ? Vous avez dit votre souhait d’une solution négociée pour la frontière Nord mais sans préciser le second terme que vous évoquiez. Si la solution devait être militaire, quelle serait notre position ?

M. Jean-Yves Le Drian. S’agissant de la candidature de Sleiman Frangié, il faut bien comprendre que ce que l’on appelle, pour aller vite, la « communauté maronite » est divisé par l’histoire et par les intérêts, qui peuvent être exacerbés par la question présidentielle, puisque la tradition – c’est du droit non écrit – est que le président de la République doit être maronite, et que personne ne remet en cause cette coutume ; pourtant, Dieu sait tout ce que l’on remet en cause au Liban.

Au-delà des grandes familles, dont est issu M. Frangié, il y a deux grands blocs parlementaires chrétiens.

L’un est le Courant patriotique libre (CPL) de Gebran Bassil, qui n’est autre que le gendre de l’ancien président Michel Aoun. Le CPL faisait l’appoint pour l’ancienne majorité de Michel Aoun mais n’a pas rejoint M. Frangié lors ce vote, même si tous deux sont alliés au Hezbollah. La situation est compliquée : il y a des variations dans le temps.

L’autre est celui de Samir Geagea : les Forces libanaises. Lui n’est pas héritier d’une grande famille ; il représente plutôt le maronisme populaire. Ce courant a obtenu plus de députés la dernière fois et apparaît désormais comme la première force maronite. Lui s’oppose à M. Frangié parce qu’il s’oppose au Hezbollah, qui soutient ce dernier.

J’ajoute que, au sein de ce monde-là, nul ne parle à quiconque, en raison de vieilles histoires… Si la situation est complexe, c’est aussi à cause des affrontements antérieurs entre maronites.

Mme Ersilia Soudais (LFI-NUPES). On se souvient de la visite d’Emmanuel Macron après l’explosion dévastatrice au port de Beyrouth : le président a garanti un soutien sans faille au Liban mais qu’a fait la France, concrètement, pour aider ce pays qui subit une crise économique sans précédent ? Alors que la ministre Colonna vient de se rendre sur place et que le président Emmanuel Macron s’apprête à faire de même dans les prochaines semaines, le risque d’un embrasement plane plus que jamais sur la région.

Dans ce contexte tendu, je souhaite vous alerter sur la situation des 480 000 réfugiés palestiniens au Liban, qui sont particulièrement vulnérables. Avant même l’intensification de la colonisation en Cisjordanie et les bombardements incessants sur Gaza, les camps de réfugiés palestiniens au Liban se trouvaient dans une situation humanitaire désastreuse. Je pourrais vous parler de la situation du camp de Nahr el-Bared, que je connais bien car il est jumelé avec la ville de Mitry-Mory, dans ma circonscription. Ce camp compte des dizaines de milliers d’habitants, dont un rapport de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a décrit, en 2020, le terrible quotidien. L’accès aux métiers est restreint et des milliers de personnes n’ont toujours pas de domicile : elles vivent dans les décombres d’un camp qui n’a pas été totalement reconstruit depuis sa destruction en 2007. Ces personnes peinent à avoir accès à l’électricité malgré tous les efforts de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), à tel point que l’association mitryenne France-Palestine solidarité a dû organiser une collecte pendant plusieurs mois pour leur procurer un générateur alimentant un hôpital ; je tiens à rendre hommage à la ténacité de cette association.

La directrice de l’UNRWA au Liban, Dorothee Klaus, a déclaré, dans un entretien publié par Le Figaro, que « les réfugiés palestiniens au Liban sont aujourd’hui très vulnérables, compte tenu de la fragilité du contexte géopolitique dans la région et de l’action militaire dans le Sud du pays ». On y trouve le plus grand camp de réfugiés, celui d’Ain al-Helweh, encore récemment plongé dans des combats sanglants entre le Fatah et des groupes islamistes. Que peut faire la France pour empêcher le conflit d’embraser davantage la région, aider le Liban à sortir de son marasme économique et politique et protéger cette population particulièrement fragile que sont les réfugiés palestiniens ?

M. Jean-Yves Le Drian. Je suis également très attaché à l’action que l’on peut mener à l’égard des Palestiniens. Je me suis rendu sur place plusieurs fois et depuis longtemps. Vous avez fait des jumelages : moi aussi, quand j’étais maire. La population palestinienne qui vit dans des camps est soutenue par l’UNRWA, dont nous avons renforcé le financement sous mon autorité, au moment où le président Trump avait coupé les vivres à cette organisation, ce qui plaçait les populations palestiniennes, singulièrement au Liban et en Jordanie, dans une situation extrêmement difficile.

Depuis 2020, notre aide publique au développement s’élève à 500 millions d’euros pour le Liban. Nous apportons notamment notre soutien aux établissements scolaires : j’ai rappelé le nombre d’écoles homologuées dans le cadre de l’AEFE, qui est supérieur au nombre d’écoles homologuées aux États-Unis. Le Liban est le pays où l’on compte le plus d’écoles françaises. Par ailleurs, 150 écoles bénéficient du fonds d’Orient, que nous finançons à parité. Notre soutien au maintien du tissu scolaire et de l’apprentissage du français dans cette période difficile pour l’ensemble des Libanais est tout à fait considérable. Je précise que l’aide française au développement est mise en œuvre par l’intermédiaire d’organisations internationales et d’organisations non-gouvernementales (ONG) crédibles, afin d’éviter les manipulations et la corruption, qui est un sport assez largement pratiqué au Liban.

Pour revenir sur une question posée par M. Buisson, ce pays compte 1,5 million de réfugiés syriens. La question de leur retour se pose mais le mouvement de réinsertion de Bachar al-Assad au sein de la Ligue arabe, il y a relativement peu de temps, n’a pas produit les résultats escomptés. La négociation entre la Ligue arabe et la Syrie, à laquelle je n’étais pas partie prenante, portait notamment sur la production de captagon, qui devient une arme de guerre et perturbe la jeunesse dans tout le Proche-Orient. L’autre élément était de faire en sorte que les réfugiés syriens, présents essentiellement au Liban mais aussi en Jordanie, puissent revenir sereinement dans leur pays d’origine, ce qui veut dire pour eux impunité et retour dans leur logement. Or les réfugiés qui retournent en Syrie s’aperçoivent qu’il n’y a ni l’un ni l’autre et repartent donc. Les flux de Syriens vers le Liban se maintiennent ainsi malgré la situation économiquement difficile et conflictuelle que j’ai essayé de vous décrire tout à l’heure. Dans ce contexte, les forces armées libanaises ont pour objectifs d’éviter une sorte d’invasion de réfugiés syriens supplémentaires, compte tenu des difficultés du pays, et de lutter contre le trafic de drogue.

M. Michel Herbillon (LR). C’est un plaisir de vous retrouver dans cette commission. Les acteurs libanais, dites-vous, n’avaient pas mesuré la volonté d’Israël de régler le problème à sa frontière Nord, ajoutant qu’il y aurait soit une négociation, soit une mise en œuvre de la résolution n° 1701 de 2006, laquelle n’a jamais été appliquée, dans un contexte où plane un risque d’embrasement régional, où Catherine Colonna, la ministre, a réitéré hier l’appel de la France à la retenue et à la responsabilité de la part de tous les acteurs, où le Hezbollah a ciblé lundi deux plateformes du Dôme de fer israélien et où on se demande comment le Hezbollah va continuer à agir. Comment analysez-vous les deux hypothèses que vous avez évoquées, même si j’ai bien compris que vous préconisiez plutôt la première, ce qui paraît bien légitime, et quelles sont leurs probabilités respectives ?

Votre grande connaissance du monde arabe me conduit à élargir la focale pour évoquer les accords d’Abraham, qui ont été conclus en 2020, à l’époque où vous étiez ministre de l’Europe et des affaires étrangères. On a le sentiment que l’attaque du 7 octobre et la riposte israélienne ont un peu enrayé un processus qui connaissait jusque-là une dynamique. Vous connaissez bien l’Arabie saoudite : comment percevez-vous son rôle ? On sait la volonté du prince héritier d’un multi-alignement et d’un rôle pour son pays dans le monde arabe, y compris dans le cadre du conflit actuel et dans le contexte de la reprise des relations diplomatiques avec l’Iran, qui s’est traduit par un échange d’ambassadeurs.

M. Jean-Yves Le Drian. Je vous répondrai un peu schématiquement, par manque de temps.

Je suis favorable à la mise en œuvre de la résolution n° 1701 des Nations Unies, pour l’adoption de laquelle la France avait beaucoup œuvré. Faisons en sorte que ce soit la Bible, si je puis dire, côté libanais et côté israélien. On a bien réussi à faire en sorte qu’il y ait un accord sur la frontière maritime, ce qui ne figurait pas dans la résolution n° 1701. Celle-ci prévoit, en revanche, la présence de la FINUL et des FAL dans la zone comprise entre le Litani et la ligne bleue.

Une mission composée de hauts fonctionnaires a été dépêchée par Mme Colonna et M. Lecornu en Israël et au Liban, il y a dix jours, pour essayer d’avancer dans cette direction. Il faut que les Libanais soient conscients que c’est une nécessité. Je ne vois pas, en effet, comment les autorités israéliennes, quelles qu’elles soient, pourraient permettre aux personnes déplacées de revenir dans leurs habitations en cas de risque à la frontière Nord.

Pour régler la question, néanmoins, il faut un président libanais ; on en revient toujours là. Ce n’est pas un représentant du Hezbollah ou des forces armées libanaises qui peut aller négocier avec les Israéliens. Je crois que les Libanais ne se rendent pas encore compte – mais cela commence peut-être à changer – que l’enjeu a évolué, c’est-à-dire que les Israéliens n’accepteront pas un retour au statu quo ante.

S’agissant de la situation générale, et je sors là un peu de mes prérogatives, je rappelle que nous avions essayé, avec mes collègues allemand, égyptien et jordanien, de renouer le dialogue. Nous avions rencontré MM. Lapid et Gantz et l’Autorité palestinienne mais ces efforts ont été interrompus par la Covid et n’ont pas repris. Il s’agissait d’obtenir des gestes et de revenir à l’idée des deux États.

En ce qui concerne les accords d’Abraham, l’Iran a réussi son coup, à mon avis. On s’approchait, en effet, d’un accord entre l’Arabie saoudite et Israël. Je me suis rendu en Arabie saoudite quelque temps avant le 7 octobre : j’y ai assisté à une réunion à laquelle participaient des ministres israéliens et saoudiens, et pas n’importe lesquels. Le processus qui était en cours allait déboucher, s’il s’accélérait, sur une sortie de l’Iran du jeu, d’une certaine manière. Je pense que le processus reprendra, même si je ne sais pas quand.

Par ailleurs, quels que soient les drames qui se produisent à Gaza, il faudra bien dialoguer à un moment ou à un autre et il vaudrait mieux que les Libanais aient alors un président. Sinon, et c’est une question que je pose à mes interlocuteurs, qui enverront-ils ?

La position de l’Arabie saoudite est assez audacieuse, puisque ce pays est le gardien des lieux saints de l’islam et en même temps propose une normalisation avec Israël, ce qui est inacceptable pour certains.

M. Michel Herbillon (LR). Et les Saoudiens ont renoué des relations diplomatiques avec l’Iran.

M. Jean-Yves Le Drian. L’Arabie saoudite sait qu’elle ne peut plus avoir de garantie sécuritaire de la part des États-Unis : elle essaie donc d’assurer sa sécurité autrement, par le multi-alignement.

Mme Laurence Vichnievsky (Dem). Merci pour la mission que vous menez auprès du Liban, auquel nous sommes tous, pour des raisons variées, très attachés.

Vous avez décrit dans votre intervention liminaire la gravité de la crise économique, financière, sociale et institutionnelle que connaît le Liban depuis la fin du mandat du président Aoun, en octobre 2022. Cette situation s’est encore compliquée du fait de la guerre qui oppose Israël au Hamas. Le Hezbollah, principal parti de la communauté chiite libanaise et allié proche du Hamas, ces deux mouvements se trouvant dans la mouvance de l’Iran, a ouvert un deuxième front, larvé, contre Israël, à la frontière Sud du Liban. Les risques d’escalade qui en résultent introduisent un nouveau facteur de tensions sur le plan intérieur.

Vous avez rencontré de nombreux responsables politiques, religieux et militaires, ainsi que des personnalités de la société civile lors des quatre déplacements que vous venez d’effectuer au Liban. Si la crise devait se prolonger, pensez-vous que les forces armées pourraient être appelées à jouer un rôle dans l’émergence d’une solution ? Vous avez souligné l’urgence de l’élection d’un nouveau président de la République. Ce serait, en effet, un premier pas sur la voie du redémarrage du Liban. S’agissant du choix de la personnalité qui occupera ces fonctions, considérez-vous que le soutien ou au moins l’absence d’opposition du Hezbollah est une condition nécessaire ?

M. Jean-Yves Le Drian. Il ne faut pas qu’il y ait de minorité de blocage. C’est ce qu’il faut obtenir du duopole chiite, à savoir le Hezbollah, qui compte 15 députés, et Amal, traduction politique de l’ancienne milice du même nom. Cette dernière a affronté le Hezbollah à une époque – il est nécessaire de connaître l’histoire quand il est question du Liban – mais le Hezbollah et Amal forment aujourd’hui un duopole qui fonctionne bien.

Le seul acteur ayant aujourd’hui une légitimité institutionnelle est le président du Parlement, Nabih Berri. Il est le seul qui puisse réunir le Parlement. Nous devons donc avoir avec lui une relation constructive. Je commence d’ailleurs chacun de mes déplacements par une rencontre avec lui.

Je ne crois pas à un risque de coup d’État des militaires. Je n’exclus pas, en revanche, parce que cela s’est déjà produit dans le passé, que le commandant en chef des armées, Joseph Aoun, devienne l’homme du consensus. En 2008, l’élection de Michel Sleiman avait été le produit de l’accord de Doha : devant la gravité des affrontements internes – ils sont aujourd’hui verbaux, mais pas physiques –, les autorités qataries avaient réuni tout le monde, et un accord s’était fait sur le nom de Michel Sleiman.

Joseph Aoun pourrait-il jouer le même rôle ? C’est possible, mais nous ne prenons pas position. Nous demandons aux Libanais de trouver, entre eux, quelqu’un. Quand des noms sortent, il revient à M. Berri de convoquer le Parlement pour voter. Seulement, s’il ne s’agit pas des candidatures souhaitées, le tiers de blocage est actionné. Cela impliquerait, dès lors, de se mettre d’accord sur un nom avant le vote mais d’autres acteurs rétorquent que c’est inconstitutionnel, que la désignation d’un candidat impose précisément de réunir le Parlement. Cela fait partie des choses que j’essaie de démêler mais c’est d’autant moins facile que les différentes parties ne se parlent pas.

L’hypothèse d’une candidature du commandant en chef des armées n’est pas à exclure mais ce n’est pas la seule : deux ou trois autres personnes peuvent jouer le même rôle.

M. Guillaume Garot (SOC). Il se passe sous nos yeux à Gaza, territoire aujourd’hui presque détruit, une catastrophe humanitaire qui peut avoir notamment pour conséquence un risque d’embrasement dans la région, avec en particulier le danger de l’ouverture d’un second front entre Israël et le Hezbollah. Vous avez décrit le rôle de la FINUL, au sein de laquelle 700 soldats français sont engagés. Quelle est la position de la France face à l’hypothèque de ce nouveau front ? Comment agissons-nous dans ce contexte et quels sont nos objectifs ?

Une deuxième question, un peu plus large, porte sur l’avenir du développement du Liban. Le pays doit se relever : comment la France sera-t-elle à ses côtés ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je m’associe à cette dernière question. Quel est le statut du Hezbollah dans la société du Liban ? Cette organisation très bien organisée, militarisée et sans doute plus puissante que les forces armées libanaises est-elle une force politique intérieure ? Quel est son rapport à la société libanaise ? Lorsque le chef du Hezbollah s’exprime, le fait-il au nom d’une partie du Liban ou seulement de cette entité qui serait – pour caricaturer – une sorte de « corps expéditionnaire » de l’Iran ?

M. Jean-Yves Le Drian. La position française consiste en l’application de la résolution n° 1701 du Conseil de sécurité des Nations Unies. C’est le sens de la mission qui a été lancée voilà quelques jours en Israël et au Liban pour soutenir cette hypothèse et faire en sorte que cela puisse se faire rapidement. Le risque est en effet qu’une fois les opérations de Gaza achevées – si elles s’achèvent –, les forces armées israéliennes se retournent vers le Nord pour régler la question du Hezbollah, ce qui donnerait lieu à une situation conflictuelle dont, à mon avis, le Liban ne se remettrait pas. C’est la position que j’expose à tous mes interlocuteurs libanais.

Le Hezbollah compte 15 députés, représentant la population qui les a élus dans le Sud du Liban, la Bekaa et la banlieue Sud de Beyrouth. Il ne faut cependant pas confondre, comme la presse française le fait trop souvent, le Hezbollah avec le chiisme au Liban, qui englobe aussi Amal et des gens sans appartenance particulière. Le Hezbollah correspond, quant à lui, à une population bien identifiée, qui vote pour les candidats de ce parti.

Je précise que, pour le scrutin législatif, le Liban est divisé en circonscriptions fléchées, identifiées comme musulmanes ou chrétiennes : dans les circonscriptions à dominante chrétienne, les candidats sont exclusivement chrétiens ; ils sont exclusivement musulmans dans les circonscriptions à dominante musulmane. Cela donne lieu à des jeux subtils dans lesquels, par exemple la minorité chiite d’une circonscription à dominante chrétienne choisira le candidat chrétien qui correspond le mieux à ses intérêts.

En outre, il y a parité entre les circonscriptions chrétiennes et musulmanes, ce qui ne correspond absolument pas à la réalité démographique, puisque la population chrétienne représente aujourd’hui environ le tiers de la population libanaise, la population sunnite et la population chiite comptant également chacune approximativement pour un tiers.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Une réforme électorale est sans doute la dernière des choses que le Liban soit en mesure de faire !

M. Jean-Yves Le Drian. Probablement.

Mme Stéphanie Kochert (HOR). Ma question portera sur les relations France-Afrique. Voilà dix ans, alors que vous étiez ministre de la défense, la France lançait, à la demande des autorités maliennes, l’opération Serval pour stopper l’avancée de groupes djihadistes vers Bamako. Vous avez été témoin et acteur de nos relations avec les pays du Sahel, sous le prisme sécuritaire d’abord, avec la pérennisation de la présence militaire française dans cette zone dans le cadre des opérations Sangaris et Barkhane, mais aussi, plus largement, avec la définition de nouveaux partenariats avec ces pays lors de vos passages au Quai d’Orsay durant la précédente mandature.

Dix ans après le début de l’intervention militaire, les coups d’État au Mali, en Guinée, au Soudan, au Burkina Faso et au Niger remettent en cause la stabilité politique et institutionnelle de la région, ainsi que la légitimité des partenaires avec lesquels la France coopère. Le G5 Sahel, que la France a soutenu, sera bientôt dissous.

Sur la base de votre expérience et au moment où s’impose la démilitarisation de la politique française dans la région, comment envisagez-vous les partenariats futurs avec les pays du Sahel ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Chère collègue, votre question, quoique très intéressante, sort du cadre de l’audition de ce jour, explicitement centrée sur le Liban. En effet, si M. Le Drian a été ministre des affaires étrangères et de la défense, ce sont plutôt ses successeurs actuellement en fonction, Mme Catherine Colonna et M. Sébastien Lecornu, qu’il conviendrait d’interroger.

M. Jean-Yves Le Drian. J’aurais certes beaucoup de choses à dire sur l’Afrique mais je ne veux pas empiéter sur les compétences de mes successeurs, ni sur l’analyse que peut faire de la situation le président de la République.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Henry Kissinger disait : « Je pourrais vous le dire si je ne le savais pas ».

M. Jean-Yves Le Drian. Je me permettrai néanmoins une réflexion qui n’engage que moi, fondée sur mon expérience de la défense et des affaires étrangères, quant à la manière dont les régimes africains se sont positionnés par rapport à la France. En cas d’intervention militaire, même demandée très fortement par le pays d’accueil, l’armée d’un pays extérieur, a fortiori lorsque le pays sollicité est l’ancien colonisateur, passe rapidement du statut d’armée qui délivre et qui protège, souhaitée par les populations, par les autorités et par l’armée locale, à celui d’armée qui forme l’armée du pays concerné et sert progressivement d’alibi à cette dernière pour ne pas bouger. Elle devient alors une armée de confort pour l’armée locale puis, assez rapidement, une armée de substitution et, assez rapidement encore, une armée d’occupation. Il est impossible de sortir de ce cercle si l’on reste trop longtemps. C’est le sentiment que m’a inspiré ce que j’ai pu vivre avec les interventions au Burkina Faso, au Mali, au Niger et en Centrafrique. Je n’en dirai pas plus car, pour parler d’Afrique, il faudrait beaucoup de temps.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Ces cycles avaient en effet retenu mon attention lors d’une table ronde que nous avons eue sur ces questions.

Mme Véronique Besse (NI). Comme vous l’avez dit tout à l’heure, le Liban a toujours résisté aux crises qu’il a subies mais on a, cette fois, l’impression que les crises actuelles sont trop profondes pour que le pays puisse s’en sortir. Y croyez-vous toujours ?

M. Jean-Yves Le Drian. Bien sûr, sans quoi je ne ferais pas cela ! La tâche est tellement exigeante en termes de tension, de propositions et de patience qu’il faut y croire ; et je crois à l’avenir de ce pays.

Lors de la Conférence économique pour le développement, par les réformes et avec les entreprises – qui portait le judicieux acronyme de Cedre –, que j’avais réunie au Quai d’Orsay, en présence de M. Hariri, en 2018, à un moment où l’on n’en était encore qu’aux prémices de la crise libanaise, des financements très importants, d’un montant de 11 milliards de dollars, ont été mobilisés par tous les partenaires, dont la Banque mondiale, pour aider le Liban à passer cette étape, notamment en opérant un paquet de réformes impératives dans des secteurs comme ceux de l’énergie, de la fonction publique ou de la banque. Or aucune réforme n’a été engagée.

Lorsque, par la suite, l’État libanais s’est trouvé en défaut de paiement, le Fonds monétaire international a proposé, assez récemment, un accord portant sur 3 milliards de dollars pour aider le pays à faire des réformes mais elles ne sont toujours pas faites. Il s’agirait de réformes de base, portant sur la transparence et la création d’autorités de régulation, mais les intérêts privés dominent l’intérêt général. Le futur président devra engager ces réformes. Il y a, comme je le disais, consensus sur l’ensemble du paquet, y compris de la part du Hezbollah, qui n’est d’ailleurs pas le plus récalcitrant à propos de certaines réformes ; ce sont, dans le cas d’espèce, plutôt d’autres acteurs, y compris certains de ses alliés.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Par comparaison avec la vie politique libanaise, ce que nous avons vécu ces derniers jours avec le projet de loi sur l’immigration nous semblera être des jeux d’enfants

Nous en venons aux questions des autres orateurs.

Mme Mireille Clapot (RE). Cette présentation du Liban est très intéressante. Elle fait pendant à une autre vision de ce pays, plus personnelle, que j’ai eue naguère en parcourant à pied les vallées des montagnes libanaises.

Depuis les attaques sanglantes du 7 octobre, les chefs du Hamas sont érigés en héros parmi les 490 000 réfugiés palestiniens au Liban et leur mouvement jouit d’une popularité inédite, qui bénéficiait jusqu’alors plutôt au Fatah. Le Hamas, bien conscient de ce soutien, a annoncé à Beyrouth la constitution des Avant-gardes du déluge d’Al-Aqsa, structure destinée à mobiliser la jeunesse palestinienne, accro aux réseaux sociaux et dont l’attention est plus facile à capter en l’exposant à des images de violence et de destruction pour la politiser et l’amener à détester encore plus Israël et ses alliés. Qu’en pensez-vous et quelles seront les conséquences politiques de la préemption de cette jeunesse par le Hamas ?

M. Jean-Yves Le Drian. Cette présence du Hamas auprès de la jeunesse palestinienne n’a pas de conséquences politiques directes car les camps de réfugiés palestiniens ne sont pas partie prenante de l’ensemble politique que j’ai décrit tout à l’heure. Ils sont à part et ont un mode de fonctionnement strictement interne. J’étais présent à Beyrouth lors des premiers affrontements entre le Fatah et certains acteurs qui se réclament aujourd’hui du Hamas. Ce qui se passe dans les camps n’a pas de répercussions politiques internes. Il y a certes des répercussions en termes de sécurité pour les camps mais la police et les forces armées libanaises ne peuvent pas intervenir à l’intérieur des camps.

Toutefois, la popularité du Hamas ne s’est pas répandue seulement auprès de la jeunesse palestinienne réfugiée mais bien de tous les Libanais, y compris du Hezbollah, et cette indéniable popularité favorise indirectement le Hezbollah, même si ce dernier fait encore preuve de retenue.

M. Alain David (SOC). Mme Colonna était au début de la semaine au Liban, où elle s’est apparemment entretenue avec des responsables politiques et avec le commandant de la FINUL, afin d’éviter une nouvelle extension du conflit au Proche-Orient, en particulier une implication du Liban. Le chef de la diplomatie israélienne a lui-même convenu que la France pourrait avoir un rôle à jouer pour éviter l’embrasement de la région. Vous avez rappelé la grande fragilité du Liban, en proie à une profonde crise économique, sociale, financière, sécuritaire et politique.

Le président de la République s’est toujours préoccupé de la situation au Liban, comme en témoigne votre nomination, et préparerait même une nouvelle visite dans le pays. Comment intervenir au Liban sans être, à terme, accusé d’ingérence ?

Deuxième question : faut-il renforcer la FINUL pour nous protéger du risque d’embrasement entre le Hezbollah et les Israéliens ?

M. Jean-Yves Le Drian. Je veille, pour ma part, à ne pas être suspecté d’ingérence. La mission qui m’a été confiée par le président de la République a été acceptée par l’ensemble des parties prenantes, qui demandent à me voir et que je vois régulièrement sans que cela soulève de difficultés. Pour bien connaître les Libanais, je sais que si ce n’est pas nous qui le faisons, ils iront voir ailleurs car jamais une crise politique libanaise ne s’est réglée entre Libanais et il faut toujours un catalyseur externe. Dans le passé, cela a été une fois le Qatar et une fois l’Arabie saoudite. C’est maintenant à nous mais j’ignore si nous aboutirons. J’essaie d’agir en partenariat avec les autres catalyseurs. Il n’y a donc pas là d’ingérence.

Quant aux hypothèses de travail permettant d’éviter un embrasement au Nord d’Israël et au Sud Liban, la proposition que la France a mise sur la table est claire, comme je l’ai expliqué à plusieurs reprises, et l’initiative de Mme Colonna ainsi que la mission particulière de hauts fonctionnaires envoyée sur place vont dans le même sens. Ce que l’on peut craindre, c’est que l’on nous fasse porter le chapeau. Les Israéliens et les Libanais disent qu’ils attendent les Français et les Américains pour régler le problème : nous allons donc essayer mais il ne faut pas nous faire porter la responsabilité d’un échec si cela ne marche pas. Ce que je crains n’est donc pas tant le risque d’ingérence que celui d’une mise en cause, alors que les acteurs ne sont pas décidés à agir.

La FINUL, qui relève du chapitre VI de la Charte des Nations Unies, et non pas du chapitre VII, a une capacité de dissuasion et sécurise l’espace mais elle n’intervient pas et n’a pas le droit de riposte. Elle sert néanmoins beaucoup car c’est par son intermédiaire que se font les échanges entre le Hezbollah et Israël. Si donc la résolution n° 1701 était appliquée strictement, peut-être faudrait-il renforcer la FINUL, mais il faudrait surtout renforcer les forces armées libanaises, dont le métier est d’assurer la sécurité des frontières, ce qui leur est actuellement difficile. Le Hezbollah compte à peu près autant de militaires que l’ensemble des forces armées libanaises, lesquelles comptent aussi des chiites.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Si je comprends bien, la relation entre nous et nos alliés qui s’en remettent à nos bons offices se passe plutôt sur le thème : « Passe devant avec la lampe, je te suis avec le revolver ».

M. Jean-Yves Le Drian. Les États-Unis ont eux aussi désigné un « Monsieur Liban » en la personne d’Amos Hochstein, qui a permis, avec notre soutien, la concrétisation de l’accord sur la frontière maritime. De fait, il fallait, à l’égard d’Israël, que la présence américaine soit forte. Nous ne voyons pas d’inconvénient à ce qu’il agisse avec nous dans un rapport de franchise et de transparence réciproques et à la condition que l’on ne nous fasse pas porter des responsabilités que nous n’avons pas l’intention d’endosser.

Mme Béatrice Piron (RE). Formé en 1982 durant la guerre civile libanaise, le Hezbollah est l’un des partis politiques dominants au Liban, qui dispose de sa propre milice et d’un arsenal d’armes avancées, comportant des missiles de précision. Indépendant du gouvernement et des forces armées libanaises, il semble également, selon ma documentation, gérer des institutions sociales, éducatives, sanitaires et religieuses offrant un large éventail de services à ses membres, bien au-delà des services publics, souvent insuffisants, du gouvernement libanais. Par ailleurs, nombre de ses membres ont occupé des postes ministériels au sein du gouvernement. Il semble pourtant être le principal canal par lequel l’Iran exerce son influence au Liban. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette influence ? Est-elle, par exemple, plutôt idéologique ou financière ?

M. Jean-Yves Le Drian. La description que vous faites du Hezbollah est juste : il ne s’agit pas seulement de milices très bien armées mais aussi d’un dispositif politique et social, avec des écoles, de l’aide humanitaire et l’animation d’un territoire. C’est un système complet. C’est également un système chiite – et je rappelle que le Hamas est sunnite –, qui n’est toutefois pas seul à pouvoir représenter les chiites.

Aujourd’hui, le chiisme libanais se développe beaucoup en Afrique et, alors que la population chiite a longtemps été constituée par les couches les plus populaires et paysannes du Sud, une partie de cette population commence à s’embourgeoiser. Ainsi, M. Wassim Mansouri, le numéro deux de la Banque libanaise, qui remplace Riad Salamé, désormais interdit de sortie du territoire et condamné par la communauté internationale, est chiite. Faute de président de la République, qui seul pourrait nommer un nouveau gouverneur, c’est donc son adjoint qui assume cette fonction ; il le fait, du reste, bien mieux que Riad Salamé.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Ce n’est pas difficile !

M. Jean-Yves Le Drian. En effet. Il faut avoir tout cela présent à l’esprit pour comprendre.

Quant à l’autonomie du Hezbollah par rapport à l’Iran, le ministre iranien des affaires étrangères se rend parfois à Beyrouth, où il rencontre tout le monde, comme le fait du reste Mme Colonna, mais il va surtout voir les gens du Hezbollah. Mon impression est que le Hezbollah dispose d’une relative autonomie vis-à-vis de l’Iran car aujourd’hui il est fort, tient une partie du territoire et occupe des postes ministériels.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Hassan Nasrallah a tenu des propos relativement modérés jusqu’à présent s’agissant du conflit israélo-palestinien.

M. Jean-Yves Le Drian. Il y a assurément, au sein de l’ensemble Hezbollah, des éléments qui souhaiteraient en découdre, ce qui est à mettre en parallèle avec la radicalisation qui a suivi l’affaire de Gaza. Il y a donc des risques et, du côté israélien aussi, du reste, certains acteurs veulent en découdre. Notre rôle est, sur la base de la résolution n° 1701, d’avoir un partenariat avec tous les acteurs possibles, dont les États-Unis, pour essayer de calmer le jeu.

M. Frédéric Petit (Dem). Tous ceux qui, comme moi, ont travaillé de longues années dans cette région savent que le génie du Liban est souvent aussi celui des Libanaises. Les femmes sont très présentes dans la vie économique et culturelle. Voyez-vous émerger des relais en la personne de femmes qui prennent des responsabilités politiques ?

M. Jean-Yves Le Drian. Je pense tout particulièrement à un symbole. Après les élections législatives de mai 2022, est apparue une nouvelle génération de députés, certes encore en petit nombre, qui sortent du cadre que je décrivais tout à l’heure en évoquant les circonscriptions identifiées comme chrétiennes ou musulmanes et le jeu tactique qui s’ensuit. C’est l’un des éléments qui me permettent d’avoir un certain optimisme.

Parmi ces élus qui ne veulent plus de cette catégorisation confessionnelle, on compte des femmes, même si elles sont peu nombreuses. L’une d’entre elles a décidé, face au blocage d’un Parlement qui n’est pas convoqué, de siéger toute seule, dans une forme de provocation destinée à prendre à témoin la population. Les femmes incarnent donc cet espoir et elles ne sont pas, du reste, les seules. Les prochaines élections législatives auront lieu en 2026, perspective qui s’annonce proche, et certains ont déjà en tête cette échéance.

M. Michel Guiniot (RN). Quel est le rapport de force entre le Hezbollah et les forces armées au Liban ? Qu’en est-il des réfugiés syriens ? Enfin, la disparition de l’État libanais n’est-elle pas souhaitée par de nombreux autres pays et quels sont le rôle et les intérêts des États-Unis dans la survie ou la disparition du Liban ?

M. Jean-Yves Le Drian. Les forces armées libanaises représentent environ 80 000 hommes et le Hezbollah environ 65 000 mais il n’y a pas de rapport de conflictualité entre ces deux ensembles. Les forces armées libanaises et le Hezbollah se parlent et le Hezbollah reconnaît le rôle du commandant en chef des forces armées libanaises. Il y a donc, pour schématiser, une milice et une armée. Pour l’instant, l’armée libanaise tient. Le Hezbollah n’est pas tout à fait de la même nature mais il représente tout de même une force significative.

Il me semble avoir déjà répondu à propos des réfugiés syriens, qui sont 1,5 million et dont le retour est conditionné par l’impunité dont ils pourraient bénéficier et à la possibilité de retrouver leur logement, conditions qui ne sont pas remplies. Les négociations sur le sujet avec Bachar al-Assad n’ont pas abouti et ces gens restent donc au Liban, ce qui renforce la pauvreté et les difficultés, notamment pour les écoles. Avec 4 millions de Libanais, 1,5 million de Syriens et 450 000 Palestiniens dans un espace assez restreint et une économie qui va mal, la situation n’est pas facile.

Pendant très longtemps, les États-Unis et l’Arabie saoudite n’ont manifesté aucun intérêt pour la vie politique libanaise et sa pagaille insupportable ; ils étaient enclins à laisser les Libanais se débrouiller seuls. Ce désintérêt est un peu moins marqué aujourd’hui du fait de la situation internationale et les États-Unis sont plutôt en position de partenaires des initiatives de la France dans la crise politique libanaise. Je tiens régulièrement le quintette informé de mes rendez-vous et lui adresse des comptes rendus. Dans l’intérêt de tous, donc, je fais un point sur chacun mes déplacements avec les cinq ambassadeurs, dont l’ambassadrice américaine.

Mme Liliana Tanguy (RE). Vous avez évoqué des réformes indispensables pour que le pays puisse fonctionner normalement. Pourriez-vous nous en dire plus sur la déconfessionnalisation ? En effet, si c’est la confession qui départage les forces politiques, je crains qu’il soit un peu vain d’espérer que ce pays soit gouverné dans le sens de l’intérêt général. Comment donc peut-on engager ces réformes indispensables pour changer le système ?

M. Jean-Yves Le Drian. Il ne faut pas envisager de modifier l’accord de Taëf, qui a permis de mettre fin à la guerre civile en 1989 car les acteurs y tiennent beaucoup ; particulièrement les sunnites mais pas seulement.

Deux points n’ont cependant pas été mis en œuvre : la décentralisation et la déconfessionnalisation, qui sont d’ailleurs un peu liées : si chaque communauté gagne en autonomie sur le plan local, elles seront moins crispées sur le fonctionnement du pouvoir central, aujourd’hui régi par une logique rigide de vetos confessionnels, qui contribue à la paralysie. Il serait envisageable, sur la base de l’accord de Taëf, d’avancer dans cette double direction ; mais ce choix reviendra aux futures autorités libanaises.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Quelle est la réalité des poursuites judiciaires dont fait l’objet M. Riad Salamé ? Ce personnage, qui a été au cœur du malheur libanais, continue-t-il indirectement à exercer une influence à travers son adjoint ? Est-il totalement neutralisé ou encore en situation de tirer des ficelles ?

M. Jean-Yves Le Drian. Riad Salamé fait l’objet d’un mandat d’arrêt international qui l’empêche de sortir du Liban. Il n’est cependant pas extradable car le Liban n’extrade pas ses ressortissants. Il ne joue donc plus aucun rôle dans le pays. M. Mansouri, qui était son adjoint, chiite, a repris les rênes de la Banque centrale et, de l’aveu de tous, il joue bien son rôle ; il faut sortir des caricatures.

Permettez-moi d’évoquer pour finir l’explosion du port de Beyrouth, qui a fait 200 morts. La procédure de justice a été bloquée car le juge Bitar, chargé de l’enquête, a inquiété certaines personnalités, qui l’ont poursuivi pour incompétence ou illégitimité – je ne suis pas sûr du terme – devant les tribunaux libanais, lesquels ont refusé d’engager les procédures intentées à l’encontre de ce juge. Les requérants ont fait appel mais la Cour de cassation ne tranche pas, faute d’un quorum suffisant de ses membres, puisque ceux-ci ne peuvent être nommés que par le président de la République. Et voilà pourquoi votre fille est muette ! C’est un cercle vicieux.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Cela fait mentir la parabole de Saint-Simon selon laquelle on pourrait se passer de tous les hommes politiques sans qu’il y ait de conséquences négatives. On voit bien qu’un personnel politique relativement uni et faisant son travail est indispensable à la vie d’un pays.

Merci, cher Jean-Yves Le Drian, d’être venu nous éclairer. Les Français sont appréciés au Liban et le Liban est aussi dans le cœur des Français. Nous sommes tous très attentifs à la situation de ce pays, où je m’étais rendu juste avant les élections législatives de 2022 et où nous retournerons.

Nous formons pour l’avenir de votre mission difficile tous nos vœux de succès. C’est une très bonne chose que le président de la République ait choisi en vous un homme aussi expérimenté et capable de créer des liens discrètement et efficacement. Nous pouvons tous être fiers que la politique libanaise de la France s’incarne en vous.

 

La séance est levée à 11 heures 05

 

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Membres présents ou excusés

 

 

Présents. - Mme Nadège Abomangoli, M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Xavier Batut, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Jérôme Buisson, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Alain David, Mme Julie Delpech, Mme Ingrid Dordain, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Nicolas Forissier, M. Thibaut François, M. Bruno Fuchs, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, Mme Maud Gatel, M. Hadrien Ghomi, Mme Olga Givernet, Mme Claire Guichard, M. Philippe Guillemard, M. Michel Guiniot, M. David Habib, Mme Marine Hamelet, M. Michel Herbillon, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Brigitte Klinkert, Mme Stéphanie Kochert, Mme Élise Leboucher, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Nathalie Oziol, M. Bertrand Pancher, M. Didier Parakian, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Béatrice Piron, M. Jean-François Portarrieu, M. Dominique Potier, M. Adrien Quatennens, M. Vincent Seitlinger, Mme Ersilia Soudais, Mme Liliana Tanguy, Mme Laurence Vichnievsky, M. Patrick Vignal, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Zgainski

 

Excusés. - Mme Eléonore Caroit, M. Sébastien Chenu, M. Meyer Habib, M. Alexis Jolly, Mme Amélia Lakrafi, M. Arnaud Le Gall, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, M. Laurent Marcangeli, Mme Yaël Menache, M. Nicolas Metzdorf, Mme Mathilde Panot, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Sabrina Sebaihi, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa

 

Assistaient également à la réunion. - M. Olivier Faure, M. Christophe Naegelen