Compte rendu

Commission d’enquête
sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

– Audition de M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture entre 2018 et 2020 2

– Audition de M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture entre 2017 et 2018  16

– Présences en réunion.................................32



Mercredi
8 novembre 2023

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 27

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Frédéric Descrozaille,
Président de la commission

 


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Mercredi 8 novembre 2023

La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

(Présidence de M. Frédéric Descrozaille, président de la commission)

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La commission procède à l’audition de M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture entre 2018 et 2020.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous entrons dans la phase finale des travaux de notre commission d’enquête visant à identifier les raisons de l’échec des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. L’examen critique que nous conduisons de ces politiques publiques s’achèvera par l’audition de plusieurs personnalités ayant eu à les conduire, notamment les anciens ministres de l’agriculture. Nous accueillons aujourd’hui M. Didier Guillaume, qui a été ministre de 2018 à 2020. Je peux témoigner du soutien de principe qu’il a toujours accordé aux travaux parlementaires, y compris lorsqu’il était dans l’exécutif.

Notre commission d’enquête ne cherche pas à nommer des responsables ou à pointer des défaillances, mais à comprendre. Nous voulons comprendre, monsieur le ministre, la perception que vous avez eue, dans l’échelle des priorités qui étaient les vôtres, de cette politique publique qui datait du Grenelle de l’environnement. Pouvez-vous nous exposer les difficultés que vous avez rencontrées ou, au contraire, les facteurs qui ont facilité votre action, dans la conduite de cette politique publique ?

Je rappelle, avant de vous donner la parole, que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Didier Guillaume prête serment.)

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture entre 2018 et 2020. Je ne pensais pas revenir à l’Assemblée nationale, trois ans après avoir définitivement quitté la vie politique. Toute ma vie, notamment pendant les dix années où j’ai été sénateur et les vingt mois où j’ai été ministre, j’ai considéré que le travail du Parlement était essentiel. Moi qui suis un homme du monde rural, qui ai toujours été élu en zone rurale, je sais trop ce qu’est la démocratie et d’où vient la légitimité. Je sais aussi combien les commissions d’enquête sont utiles, surtout quand, comme c’est le cas de la vôtre, elles sont d’intérêt général.

La question que vous posez est celle du projet de société que nous voulons. Je crois qu’il y a désormais un consensus et que tous les députés sont d’accord pour dire qu’il faut aller le plus vite possible vers une réduction drastique – voire l’arrêt total – de l’utilisation de certains produits phytopharmaceutiques. L’idée selon laquelle la transition agroécologique doit être faite le plus vite possible, tout en tenant compte du développement économique, social, environnemental et sanitaire, fait également l’objet d’un large consensus.

Pour en venir plus précisément à la question qui occupe votre commission d’enquête, si le glyphosate a hystérisé la société et est devenu une sorte de symbole, je crois qu’il ne faut pas oublier les autres produits phytosanitaires, dont il importe de réduire drastiquement l’utilisation. Mon objectif était clair en tant que ministre – et je pense que c’est toujours le cas aujourd’hui : il faut sortir le plus vite possible du glyphosate, de façon effective et opérationnelle, ce qui suppose d’avoir une alternative, et réduire drastiquement l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans notre agriculture.

Lorsque j’étais président du département de la Drôme, je me suis battu pour que ce département devienne le premier département France en termes de surface agricole utile en bio. Avec les chambres d’agriculture, nous avons créé le salon Tech&Bio pour affirmer clairement qu’une autre agriculture était possible. Mais je ne crois pas qu’elle puisse remplacer l’agriculture classique. Le ministère de l’agriculture est aussi, désormais, celui de la souveraineté alimentaire ; or, pour garantir notre souveraineté, il nous faut une agriculture productive. Il faut tenir ensemble la nécessité de la souveraineté et celle de la transition agroécologique. Ne pas faire cette transition, ce serait faillir à la fois à notre destin et à nos origines. Il est essentiel de mieux prendre en compte l’environnement et la santé de nos concitoyens.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour cet exposé liminaire, qui vous a permis de réaffirmer vos convictions et l’éthique qui a été la vôtre. J’aimerais à présent revenir sur la manière dont, en tant que ministre, vous avez géré la conduite des plans Écophyto et, plus largement, des politiques d’agroécologie de 2018 à 2020.

Vous avez succédé à Stéphane Travert et, si l’on excepte le très bref passage de Jacques Mézard à ce poste, vous avez été le deuxième ministre de l’agriculture du précédent quinquennat, avant Julien Denormandie. Vous n’avez pas eu à faire voter de grande loi, mais vous avez eu à mettre en œuvre plusieurs dispositifs, dont le plan Écophyto II+. Le plan Écophyto II avait été lancé en 2014-2015, à la suite d’un rapport que j’avais remis au Premier ministre de l’époque, Manuel Valls. La nouvelle majorité, après les états généraux de l’alimentation, a décidé de lancer le plan Écophyto II+. Pouvez-vous nous rappeler en quoi ce nouveau plan marquait une rupture par rapport au précédent ?

M. Didier Guillaume. J’ai été nommé ministre le 16 octobre 2018, quelques jours après l’adoption de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim), sur laquelle je me suis d’ailleurs abstenu lorsque je siégeais au Sénat. Il m’est revenu de la faire appliquer, ainsi que le plan Écophyto II+. Je ne suis pas certain que ce plan marquait une rupture avec le précédent, mais il permettait d’aller un peu plus loin.

Depuis quelques années, on dit que les plans qui se sont succédé n’ont pas fonctionné, que cette politique a été un échec. Je ne le crois pas du tout. Si notre objectif avait été d’arriver à 0 % de produits phytophamarceutiques dans nos terres agricoles, on pourrait dire que nous avons échoué ; mais ce n’était pas notre objectif, puisque c’est impossible.

Je pense que cette politique a été une réussite à deux niveaux. D’abord, elle a fait prendre conscience aux agriculteurs que le modèle qu’ils suivaient n’était pas durable. Lorsque les fermes Dephy ont été créées et que nous avons engagé la régionalisation du plan Écophyto II, on s’est aperçu que nombre de nos concitoyens agriculteurs étaient convaincus que ce changement était nécessaire. Je le répète, la transition agroécologique doit se faire en même temps que le développement économique : il faut concilier santé et compétitivité. Ensuite, cette politique a entraîné une prise de conscience chez nos concitoyens. Jamais l’agriculture et l’alimentation n’avaient été aussi présentes dans le débat public français. On le doit au Président de la République, qui a lancé les états généraux de l’alimentation et organisé la fameuse réunion de Rungis. À partir de là, Françaises et Français se sont, plus que jamais, intéressés à ces questions.

Mais il est évident que le plan Écophyto n’a pas été une réussite, au vu des objectifs qui avaient été fixés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si ce n’est ni un échec, ni une réussite, comment pourriez-vous le qualifier ?

M. Didier Guillaume. Je pense que c’est une réussite, parce que cela a conduit à une prise de conscience à la fois chez nos agriculteurs et nos concitoyens, et que ce mouvement est irréversible. Cela n’a, en revanche, pas été une réussite, dans la mesure où la sortie du glyphosate ne pourra se faire que lorsqu’il y aura une alternative. Mais je ne dirais pas pour autant que cela a été un échec, car il y a eu des avancées. Durant l’année et demie où j’ai été ministre de l’agriculture, nous avons éliminé une grande partie des agents cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) de catégorie 1 et 2. Désormais, il ne faut plus seulement supprimer des molécules, mais changer le système.

Or, cela prend du temps. Je pense que le temps de la transition agroécologique n’est pas le temps de l’agriculture et de l’alimentation. Nous avons tous pensé que nous pourrions aller plus vite, mais ce n’est pas le cas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour résumer, vous estimez que la bataille culturelle a été gagnée, puisqu’il y a eu une prise de conscience de nos agriculteurs et de la population. Vous dites que l’on ne pouvait pas atteindre notre objectif, mais il n’était pas de 0 % : il s’agissait de réduire de 50 % l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Cet objectif n’était pas inaccessible, puisque les fermes Dephy ont pu l’atteindre. Ce que l’on n’a pas réussi, c’est à généraliser ce résultat.

Vous dites qu’il faut du temps. Des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) et de Solagro nous ont fait remarquer que cela fait presque une génération que l’on dit qu’il faut réorienter l’agriculture pour tenir compte de l’environnement et de la santé humaine. Pensez-vous qu’il faudra encore une génération pour y arriver ? Cela fait un moment que les réformes de la politique agricole commune (PAC) et leurs déclinaisons nationales ne sont pas à la hauteur des mutations attendues. Comme ancien ministre de l’agriculture, l’admettez-vous aujourd’hui ?

M. Didier Guillaume. Je l’admets et j’espère qu’il ne faudra pas une génération de plus. Je pense en effet que la transition agroécologique ne se fait pas assez vite.

On a consacré de l’argent aux fermes Dephy et je me souviens que vous aviez déposé des amendements, monsieur le rapporteur, pour demander que l’on en consacre davantage. Les fermes Dephy ont très bien fonctionné mais elles ne permettent pas une massification de changements de pratiques. J’ai été un militant du bio et nous lui avons consacré beaucoup d’argent dans le cadre du plan Écophyto II ; mais on ne peut pas faire passer du jour au lendemain toute notre agriculture en bio. Les rendements n’étant pas les mêmes, ce n’est pas avec ce type d’agriculture que l’on pourra faire manger nos concitoyens. Le ministère de l’agriculture se bat pour garantir notre souveraineté alimentaire mais la France ne produit que 45 % des fraises et des poulets qu’elle consomme. J’en reviens donc à cette question : quel modèle voulons-nous ? Préfère-t-on aller plus vite sur la transition agroécologique, au risque de devoir importer davantage, ou bien souhaite-t-on trouver un équilibre ? Lorsque j’étais ministre, j’ai fait le choix de l’équilibre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Lorsque vous étiez ministre, vous avez signé le contrat de solutions, qui vous a été proposé par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Il est très critiqué : beaucoup considèrent que le droit mou, fondé sur la bonne volonté des acteurs, n’a pas d’effet. Y avez-vous cru à l’époque et, si tel est le cas, y croyez-vous encore ? Ne pensez-vous pas qu’il faudrait mettre plus d’argent et plus de règles, au lieu de faire confiance aux acteurs ? Ou bien faut-il selon vous jouer sur les deux leviers ?

M. Didier Guillaume. C’est moins un problème d’argent que de volonté. Lorsque le syndicat majoritaire a proposé, avec quelques dizaines d’autres organismes, ce contrat de solutions, j’ai estimé que l’État ne pouvait pas ne pas soutenir cette initiative et j’ai demandé au Premier ministre de le signer. Mais, parallèlement, j’ai travaillé à la création des plans de filières, qui ont plutôt bien marché. J’ai également soutenu le travail réalisé par les instituts techniques et favorisé la recherche, qui est absolument nécessaire à la transition écologique, au sein de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), de l’Association de coordination technique agricole (Acta) ou encore d’Interfel.

Lorsque j’ai signé le contrat de solutions au Salon de l’agriculture, c’était pour montrer aux agriculteurs qu’il est possible de faire muter notre agriculture. J’avais coutume de dire que lorsqu’on veut aller d’un point A à un point B, même si l’on n’atteint pas le point B, l’essentiel est de ne pas rester au point A. J’estime que nous avons avancé sur de nombreux sujets.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le contrat de solutions n’a pas produit de résultats.

M. Didier Guillaume. J’avoue ne pas avoir suivi tout cela depuis trois ans.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous savons bien que même le ministre le plus actif ne verra jamais les résultats de son action avant plusieurs années. Mais ce dont nous voulons nous assurer, c’est que les moyens que vous avez mis étaient à la hauteur des enjeux. Or je constate que le comité d’orientation stratégique et de suivi (COS) du plan national de réduction des produits phytosanitaires, auquel j’ai souvent pris part, s’est réuni de moins en moins. Vous rappelez-vous le nombre de fois où vous l’avez réuni, lorsque vous étiez ministre ?

M. Didier Guillaume. Je dirais deux ou trois fois.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est beaucoup moins que sous le mandat précédent et cela s’est aggravé après vous. Vous avez signé le contrat de solutions, qui repose sur la bonne volonté des acteurs – et je n’y suis pas opposé par principe – mais il existait aussi un organe officiel, le COS, placé sous votre autorité. Vous est-il apparu que c’était le lieu d’action le plus pertinent ?

M. Didier Guillaume. Je ne mets évidemment pas sur le même plan le comité d’orientation stratégique et le contrat de solutions. J’ai considéré qu’il importait de signer ce dernier et de travailler avec le syndicat majoritaire et les organismes qui s’étaient associés à lui, et je continue de penser que c’était une bonne chose. Mais il n’y a pas de doute que c’est au sein du COS Écophyto que les choses se passaient, moins d’ailleurs au cours des réunions plénières, auxquelles assistaient 150 personnes, que dans le travail réalisé en amont de celles-ci. Nous avons défini des orientations et obtenu des satisfactions : nous avons par exemple précisé les indicateurs permettant de suivre les changements de pratiques des agriculteurs ; nous avons également accru la protection des riverains en définissant des zones de non-traitement (ZNT) et en interdisant d’épandre des produits devant les écoles ou les Ehpad. Voilà des avancées obtenues dans le cadre du plan Écophyto II+. Nous ne sommes peut-être pas allés aussi vite que le Parlement l’aurait souhaité, mais nous avons essayé de trouver des solutions.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’idée de créer des ZNT n’émanait pas du COS : c’est une décision que vous avez prise en tant que ministre, par décret. Elle a suscité des discussions très tendues au Parlement, mais surtout sur le terrain, puisque les députés et les préfets ont été très vivement interpellés. Vous avez sans doute fait l’objet, vous aussi, de pressions fortes et contradictoires, entre les associations de défense de l’environnement qui voulaient agrandir les ZNT et les agriculteurs qui voulaient les réduire. Comment un ministre tranche-t-il ce genre de question ? Le fait-il seul ou en interministériel ?

M. Didier Guillaume. Vous savez très bien qu’un ministre pèse bien peu au sein d’un gouvernement et que les grandes décisions ne sont pas prises dans la solitude de son ministère mais à Matignon, voire à l’étage supérieur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’êtes quand même pas en train de nous dire que c’est le Président de la République qui a décidé de l’étendue de la ZNT ?

M. Didier Guillaume. Non, mais chacun sait que le Premier ministre arbitre les décisions qui sont prises dans les ministères. La situation était très compliquée mais ma préoccupation était la santé des Français et la défense de l’environnement : c’est pourquoi nous avons introduit ces ZNT. Des dérogations ont pu être accordées, pour certaines cultures et à certains endroits, mais nous avons décidé de retenir la même distance partout. Nous avions également demandé que la population soit informée lorsqu’un épandage devait avoir lieu à proximité de lieux d’habitation. Nous avons pris la décision qui nous paraissait la plus pertinente, celle qui devait permettre à la fois de protéger les gens et de ne pas réduire de façon trop importante la surface agricole utile des agriculteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais à présent vous interroger sur la mise en œuvre de la loi Egalim. La mesure relative à la restauration hors domicile (RHD) a une grande valeur symbolique et un rôle de santé publique, puisque le repas pris à la cantine constitue souvent, pour les enfants des milieux les plus pauvres, le repas le plus équilibré de la journée. L’objectif était de passer à 50 % de produits durables, dont 20 % de produits bio. C’est vous qui avez été chargé d’appliquer cette mesure, mais elle n’a pas « accroché ». Vous en êtes-vous rendu compte dès le début ? Je veux souligner que vous avez été l’un des inspirateurs de cette disposition, parce que votre département a été pilote et que vous avez réussi là où d’autres ont échoué.

M. Didier Guillaume. Évidemment, je m’en suis rendu compte assez vite. Je me rappelle fort bien, monsieur le rapporteur, vos interpellations incessantes en séance et les amendements que vous avez déposés pour demander toujours plus d’argent pour les programmes alimentaires territoriaux. Quand j’émettais un avis défavorable, vous me disiez que je porterais la responsabilité de l’échec du dispositif. Or, j’ai toujours estimé que ce n’était pas une question d’argent, mais de volonté politique.

Quand nous avons créé la plateforme Agrilocal dans le département de la Drôme, c’était pour que chaque agriculteur puisse approvisionner les écoles et les collèges du département. Cette structure a été validée par le ministre de l’agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll, et par Mme Duflot, ministre de l’égalité des territoires et du logement. Cette initiative a très bien marché et a été étendue à une trentaine de départements et à deux régions. Avec ce genre de structures, il est très facile d’avoir 20 ou 30 % de produits bio dans la restauration scolaire et 50 ou 60 % d’approvisionnement local. Le tout, c’est de s’en donner les moyens, et ce n’est pas toujours une question d’argent.

Cela étant, je fais le même constat que vous : on pourrait aller beaucoup plus loin.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous nous livrez là un élément important. En effet, une explication que nous entendons souvent est que la période de la Covid-19 a empêché d’atteindre les objectifs. Or, on voit bien que dès avant cette période, lorsque vous étiez ministre, les choses n’allaient déjà pas bien. Ce n’est pas seulement une question d’argent : cela « n’accroche pas ».

Vous avez également eu la responsabilité de la séparation du conseil et de la vente. Ce n’est pas vous qui avez conçu cette séparation et je ne suis même pas sûr que vous l’ayez votée au Sénat. Nous vous auditionnons certes en votre qualité d’ancien ministre, mais pouvez-vous nous dire quel était, à l’époque, votre avis de sénateur ? Avez-vous dû appliquer en tant que ministre une mesure que vous ne jugiez pas bonne ?

M. Didier Guillaume. J’émettais des réserves sur certaines parties de cette loi mais, pour autant que je me souvienne, si je ne l’ai pas votée au Sénat, ce n’est pas parce qu’elle ne me plaisait pas. Dans cette assemblée, les choses se déroulent d’une manière contre-intuitive : quand on vote pour un texte, on est contre la majorité de l’Assemblée nationale, et quand on vote contre, on est pour.

J’étais très favorable à la séparation de la vente et du conseil, qui me semble essentielle. Avec l’administration du ministère, je me suis bagarré pour cela et nous sommes allés le plus loin possible dans l’application de cette mesure, ce qui nous a même valu d’être attaqués en justice par Coop de France – l’actuelle Coopération agricole.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’était plutôt, me semble-t-il, la FNA, la Fédération du négoce agricole.

M. Didier Guillaume. Nous avons donc dû défendre notre position devant le juge administratif. C’est dommage, car la séparation de la vente et du conseil est une mesure qui porte ses fruits si l’on dispose d’un personnel suffisant. Nous y avons donc consacré des moyens, de telle sorte que, sur le terrain, des techniciens passent deux fois tous les cinq ans dans chaque exploitation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce que vous décrivez relève du conseil stratégique. Pensez-vous vraiment qu’avec une visite tous les deux ans et demi – en réalité, il s’agit d’ailleurs plutôt d’une participation à des réunions –, on puisse changer la pratique d’un agriculteur et l’orientation d’une ferme, voire optimiser l’utilisation des phyto ? Est-ce que ce sont là les moyens mis en œuvre pour appliquer la séparation du conseil et de la vente ?

M. Didier Guillaume. Il s’agit de vérifier si cette séparation est appliquée. Tout ne peut pas venir de l’État et tomber d’en-haut. Si des mesures ne sont pas prises au niveau des territoires et si des pratiques vertueuses ne sont pas mises en œuvre par les techniciens des chambres d’agriculture ou par les associations et syndicats, il est évident que ces deux visites dans les exploitations ne pourront pas faire bouger les choses. Elles visaient en tout cas à expliquer cette séparation et à faire le point.

Les agriculteurs ont pris conscience de la situation, même si c’est plus facile pour certains que pour d’autres et s’il faut sans cesse expliquer et tenter de convaincre que la transition agroécologique est essentielle pour l’avenir de notre planète et pour celui de notre alimentation.

M. Dominique Potier, rapporteur. La loi Egalim interdit la production en France de molécules qui ne sont plus autorisées à l’échelle européenne. Cela n’a-t-il pas été mis en œuvre sous votre responsabilité ?

M. Didier Guillaume. Peut-être, mais je n’en ai pas le souvenir.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette question a été très discutée. Nous vérifierons et nous interrogerons, le cas échéant, vos prédécesseurs et successeurs. L’enjeu était énorme, et une pression très forte a été exercée par l’industrie phytopharmaceutique, dont le lobbying a même été dénoncé au Parlement. Quelle a été la relation du ministre avec ce secteur ? Nous vérifierons, mais il me semble qu’il s’agissait peut-être plutôt de dispositions de la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi « climat et résilience », qui a été votée après votre passage au ministère.

Comment vous positionniez-vous par rapport au cadre interministériel ? C’est là une question que je poserai à tous les ministres et, puisque vous êtes désormais un homme totalement libre, vous allez pouvoir nous dire ce qu’il en est de la politique interministérielle.

Une autre question sensible est celle de l’influence des filières et des groupes d’intérêts de la profession sur le ministre de l’agriculture. Soumis à des injonctions contradictoires entre une politique d’intérêt général, le Parlement, les ONG et les alertes de ses collègues, comment le ministre arbitre-t-il ? Pouvez-vous dire aujourd’hui que vous avez rendu chacun de vos arbitrages en conscience et sans que des influences s’exercent sur vous ou à un autre niveau de l’État – je pense à Matignon et à l’Élysée –, avec le sentiment profond de ne pas être sous la pression de groupes d’intérêts ?

M. Didier Guillaume. Le jour de mon arrivée au ministère, dans le petit discours que je devais prononcer sur le perron, j’ai déclaré qu’aucun lobby ne franchirait cette porte et, durant les vingt mois où j’ai été ministre, aucun lobby ne l’a franchie, parce que je n’ai été saisi d’aucune demande de rendez-vous, parce que je n’en ai pas sollicité et parce que le travail de l’administration et celui des parlementaires, des nombreuses associations et des syndicats suffit largement. La question est de savoir ce que sont un lobby et un groupe d’intérêts : un syndicat est-il un lobby ou un groupe d’intérêts ? La FNSEA, la CFDT ou la Fédération syndicale unitaire (FSU) sont-elles des syndicats, des lobbys ou des groupes d’intérêts ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment l’avez-vous tranchée ?

M. Didier Guillaume. En me disant que j’avais trop de respect pour la démocratie sociale pour penser que les syndicats étaient des lobbys ou des groupes d’intérêts. Toujours est-il que je n’ai jamais reçu aucune entreprise vendant des produits phytosanitaires ni aucun syndicat.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’avez jamais reçu l’industrie phytopharmaceutique durant la durée de votre mandat ?

M. Didier Guillaume. Jamais. Pas une seule fois.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’Union des industries de la protection des plantes (UIPP) n’a pas franchi les portes de votre ministère ?

M. Didier Guillaume. Elle a sans aucun doute rencontré les services du ministère, ce qui est normal.

M. Dominique Potier, rapporteur. Mais elle n’a rencontré ni vous ni votre cabinet ?

M. Didier Guillaume. Moi, je ne crois pas. Quant à mon cabinet, c’est vraisemblable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas forcément un reproche, mais plutôt de l’étonnement.

M. Didier Guillaume. Il est tout à fait certain qu’ils ont rencontré les services du ministère. Il est possible qu’ils aient rencontré également mon cabinet à l’occasion de réunions avec les services mais, personnellement, je n’ai pas souvenir de les avoir reçus.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas un reproche. En tant que député, je les reçois, et je suis certain que mes collègues en font autant – c’est normal.

La question que pose le lobbying est de savoir s’il y a pression, sous forme de menaces de tensions sociales ou de risque de dévissage d’une filière. Comment un ministre de l’agriculture – ou n’importe quel autre – gère-t-il de telles pressions ?

M. Didier Guillaume. Comme un député lorsqu’il présente un amendement, lorsqu’il vote ou non un texte ou lorsqu’il s’abstient : avec raison et pragmatisme. Être membre du Gouvernement, c’est, globalement, prendre des décisions objectives, cartésiennes, rationnelles, appuyées sur des éléments très précis. Pour prendre ces décisions, j’ai procédé à de nombreuses concertations avec l’ensemble des syndicats, instituts, filières et associations. Il faut ensuite prendre ses responsabilités et trancher. Du reste, en règle générale, au ministère de l’agriculture, on n’est jamais applaudi lorsqu’on prend une décision. Je ne crois pas avoir été souvent félicité pour les décisions prises durant les vingt mois que j’y ai passés – mais c’est peut-être bon signe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Et l’interministériel ?

M. Didier Guillaume. Le travail relatif au COS est fait par les services. Je tiens, à cet égard, à rendre hommage à la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE) et à la direction générale de l’alimentation (DGAL), qui accomplissent un énorme travail et assurent l’interministérialité en amont, avant que les questions ne parviennent au ministre. Le problème est que, comme vous le disiez au début de votre propos, monsieur le rapporteur, les ministres ont beaucoup de choses à faire à la fois : durant les trois heures où nous nous voyons, nous tranchons en fonction des notes qui nous ont été préparées, puis nous mettons en place le discours politique. L’interministérialité fonctionne donc plutôt bien, car elle permet d’arbitrer, mais ces arbitrages sont souvent prémâchés, prédécidés par l’administration, plus que par les politiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Voulez dire qu’entre l’administration et Matignon, on n’est pas grand-chose ?

M. Didier Guillaume. Pas du tout, mais en l’occurrence, le dossier concernait aussi le ministère de la santé, celui de l’enseignement supérieur et la recherche et celui de l’environnement – dont Mme Borne était chargée à l’époque.

M. Dominique Potier, rapporteur. Notre commission d’enquête a mesuré le coût phénoménal des phyto pour la santé. Je suppose donc que le ministre de la santé a dû vous soumettre à une énorme pression pour accélérer la réduction de l’emploi des phyto, qui n’a finalement pas eu lieu. Pourquoi avez-vous résisté ?

M. Didier Guillaume. Je n’ai pas résisté du tout.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le ministre de la santé n’a pas fait pression ?

M. Didier Guillaume. Depuis le début de mon intervention, je vous ai dit que j’ai tout fait pour réduire le plus vite possible l’utilisation des produits phytosanitaires. À l’époque, Mme Buzyn, qui était ministre de la santé, poussait dans le même sens. Tout le monde a essayé de le faire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourquoi, alors, cela ne s’est-il finalement pas fait ?

M. Didier Guillaume. Sur le terrain, les choses n’avancent pas, pour diverses raisons.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est la faute aux agriculteurs ?

M. Didier Guillaume. Non !

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous pousse un peu…

M. Didier Guillaume. Certes ! Pour certaines cultures, il est absolument impossible de se passer de produits phytosanitaires ; pour d’autres, c’est plus long. La mutation agricole est très difficile et longue à réaliser : nous ne pouvons pas appuyer sur un bouton en disant que telle pratique s’interrompra demain.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous parlons d’une période de dix ans.

M. Didier Guillaume. Beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient s’en passer et progressent. Cela ne fait plaisir à personne de mettre des produits phytopharmaceutiques dans le sol et, en plus, cela coûte cher – mais, en même temps, il faut produire.

M. Frédéric Descrozaille, président. Si je reformule ce que j’ai compris de vos déclarations, vous ne voulez pas parler d’échec car il y a eu une prise de conscience de la part tant des agriculteurs que des citoyens. Avez-vous senti, lorsque vous étiez ministre, que vos services partageaient cet état d’esprit et considéraient que, bon an mal an, il y avait un progrès, que la question devenait incontournable et que, pour reprendre vos termes, le mouvement était irréversible ? Avez-vous senti, au contraire, de la part de certains de vos interlocuteurs, une inquiétude liée au fait que le compte n’y était pas ?

De fait, monsieur le ministre, notre commission d’enquête demande des comptes, et le compte n’y est pas. Vos services ont-ils eu conscience que les objectifs n’étaient pas atteints, qu’ils ne le seraient pas et que les parlementaires constitueraient peut-être un jour une commission d’enquête pour s’interroger sur cet échec ?

M. Didier Guillaume. J’espère que les conclusions de votre commission d’enquête éclaireront cette question car je n’en ai pas la réponse. Toutefois, au fil des nombreux échanges que j’ai eus avec les directeurs et les chefs de service, les deux directions que j’ai citées exprimaient de grandes inquiétudes en constatant qu’elles ne parvenaient pas à avancer pour réaliser l’objectif fixé par le chef de l’État, le Premier ministre et leurs ministres. Où était le blocage ? Les objectifs étaient-ils trop ambitieux ou y avait-il des personnes qui ne voulaient pas avancer ? Il y avait peut-être un peu des deux, mais cela tient vraisemblablement au fait qu’il faut du temps pour atteindre de tels objectifs. Il faut donc aborder ces questions aussi sereinement et objectivement que possible, sous peine de ne pas aboutir.

Ainsi, pour ce qui concerne le plan Écophyto II, sur lequel vous avez travaillé plus que moi, des avancées énormes ont été réalisées. On ne peut pas dire que rien n’a été fait et l’usage des produits phytosanitaires a été réduit. Hormis l’année 2018, où les ventes ont augmenté parce que les utilisateurs ont fait des réserves en prévision de l’augmentation de la taxe annoncée pour 2019, les calculs que nous avons effectués sur la base du Nodu – nombre de doses unités – ou des quantités de substance active font apparaître des baisses globales, si faibles soient-elles.

M. Frédéric Descrozaille, président. Je vous demanderai également de nous dire tout à l’heure, après les questions de mes collègues, quelles seraient vos recommandations pour que cette politique publique soit plus efficace. Avec votre expérience de ministre, que feriez-vous à notre place ?

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). L’interdiction des pesticides s’est faite en plusieurs temps : elle s’est d’abord appliquée, en 2017, aux collectivités locales, puis aux particuliers en 2019, avec pour objectif d’atteindre progressivement, pour les agriculteurs, une réduction de 50 % de leur usage. Cet objectif a été fixé sans qu’on s’interroge sur sa faisabilité. Quel regard portez-vous sur la mise en œuvre des deux premières interdictions, sachant qu’elles s’appliquaient lorsque vous avez été en poste ?

Si c’était à refaire aujourd’hui, et compte tenu des informations dont vous disposez désormais sur le fonctionnement des ministères, que changeriez-vous dans votre traitement du volet agricole, notamment pour ce qui concerne la fixation d’un objectif de réduction à 50 % et pour la constitution du réseau des fermes Dephy ?

Par ailleurs, certaines personnes que nous avons auditionnées ont estimé que la certification HVE – Haute Valeur environnementale –, qui comporte quatre briques, permettait de progresser vers l’objectif de réduction de l’emploi des pesticides, tandis que d’autres ont jugé que ce label n’était pas à la hauteur, qu’il faudrait le supprimer pour ne conserver que le bio. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

La demande me semble être le meilleur moyen de faire progresser et de développer l’offre. S’agissant des enjeux en matière d’approvisionnement durable dans la restauration collective, vous avez dit que c’est davantage une question de volonté politique, plus que de moyens. A cet égard, comment jugez-vous le positionnement des différents échelons concernés, notamment des collectivités locales ?

M. Didier Guillaume. Vous avez raison de rappeler les trois étapes de l’interdiction, qui a d’abord été appliquée aux communes, puis aux particuliers et enfin, à l’ensemble de l’agriculture. La décentralisation, dont je suis un grand partisan, nous a appris que les collectivités locales sont toujours plus efficaces et plus en avance que l’État dans de nombreux domaines – c’est ce que m’a notamment appris ma longue expérience d’élu local. Bien avant que ne s’appliquent ces obligations, de nombreuses collectivités avaient déjà cessé d’utiliser le Roundup pour désherber. C’était vrai également pour les particuliers. Lorsque l’interdiction a été posée pour toutes, certaines communes ont jugé que cette nouvelle mesure imposée par l’État leur coûterait plus cher. Le dispositif fonctionne toutefois très bien.

L’un des points positifs de ce processus est que la réduction de l’emploi des produits phytosanitaires est entrée dans l’esprit de nos concitoyens, qui ont bien compris qu’on ne pouvait plus faire comme avant. De la même manière, on trouve désormais un peu partout des bacs à compost, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans, et beaucoup de gens qui ont un jardin ont modifié leurs pratiques. Les choses ont beaucoup évolué.

Pour ce qui concerne l’agriculture, la situation est plus compliquée. Je ne sais pas si, même avec la meilleure volonté du monde, la réduction de 50 % était réalisable en si peu de temps. Mais les femmes et les hommes politiques que vous êtes savez bien qu’il faut fixer des objectifs pour donner du sens à une action. Fixer un objectif de réduction de 50 % à un certain horizon – établi aujourd’hui à 2030, me semble-t-il – pousse à avancer.

Dans le domaine de la restauration scolaire, les progrès dépendent de la volonté des élus. D’après ce que je vois et d’après ce que me rapportent tous mes contacts, dans les crèches et dans les écoles primaires et secondaires, on recourt beaucoup au bio ou à l’agriculture locale – ce qui n’est pas la même chose. Je suis très attaché aux deux aspects, car le bio importé d’Amérique du Sud, pour bio qu’il soit, n’est pas le meilleur modèle à adopter.

Le débat sur la Haute Valeur environnementale est excessif, car cette certification est un sas, un premier pas qui permet d’avancer et qu’il n’est pas possible de « sauter », même si certains puristes considèrent que ce n’est pas assez et qu’il faudrait passer directement au bio.

L’agriculture de conservation des sols est une très belle avancée mais elle exige d’utiliser un peu de glyphosate : faut-il renoncer à cette démarche ou accepter d’y recourir un peu – le moins possible ? Voilà le type d’arbitrage qu’il faut sans cesse rendre. J’ai vu beaucoup d’exploitations qui pratiquaient la conservation des sols et dont les chefs n’étaient pas d’horribles conservateurs indifférents à l’environnement, mais au contraire des gens très progressistes, qui voulaient aller dans ce sens. Toutefois, certaines réalités s’imposent.

Quant à savoir ce qu’il faut changer, j’aurais tendance à dire que c’est tout le système. On s’efforce en effet de procéder çà et là à des baisses ponctuelles, mais il faut se souvenir qu’après la Seconde Guerre mondiale, on a demandé aux paysans français de nourrir la France, voire l’Europe, et qu’ils l’ont fait, en s’équipant de tracteurs de plus en plus gros, tandis que les conseillers du Crédit agricole leur permettaient d’acheter encore plus de matériel. Cette agriculture productive était destinée à faire manger tout le monde. Accessoirement, nous avons beaucoup exporté et si la balance de notre commerce extérieur a encore la tête hors de l’eau, c’est grâce l’agriculture.

Tout changer signifie qu’il faut faire évoluer les mentalités. Peut-être faudra-t-il encore une génération. De fait, il sera difficile de le faire du jour au lendemain mais la prise de conscience que j’évoquais tout à l’heure et les recommandations que vous formulerez pour atteindre nos objectifs y contribueront. Du reste, même avec le train-train habituel, des progrès réels ont lieu chaque année, même s’ils sont insuffisants – trop rapides pour certains, trop lents pour d’autres. Il faut repenser globalement ce qu’est une politique agricole et, dans ce cadre, évoquer d’autres modes de fonctionnement et d’autres pratiques agraires.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Élue d’un territoire qui a donné à notre pays quelques ministres de l’agriculture célèbres, je me réjouis que nous passions à ce cycle final d’auditions des ministres de l’agriculture.

Monsieur le ministre, c’est durant votre ministère qu’a été promulguée la loi Égalim I, qui a introduit la séparation des activités de vente et de conseil pour les produits phyto. Pourquoi les chambres d’agriculture n’ont-elles pas réussi à s’emparer du segment du conseil stratégique ? Ont-elles été réticentes à accompagner la transition vers l’agroécologie ?

Par ailleurs, l’audition du coordinateur interministériel du plan Écophyto a révélé un manque de coordination, et donc de gouvernance, dans la mise en œuvre de ce plan, ce qui l’a affaibli politiquement et financièrement. Quel est votre avis à ce propos ? Pourquoi ces problèmes malgré la nomination – par vous-même – du coordinateur interministériel, fonction que vous avez créée pour encadrer ce plan ?

Vous avez rappelé une déclaration que vous avez faites au début de votre mandat, s’agissant, concernant votre rapport aux représentants d’intérêts. Pensez-vous que, dans le monde agricole et dans les domaines de l’alimentation et de l’agrochimie, l’influence des lobbys serait susceptible de faire échouer le plan Écophyto et, si oui, par quels moyens ? Les lobbys ont-ils d’ailleurs une part de responsabilité dans l’échec de ce plan ?

Enfin, vous avez également déclaré, au début de votre passage au ministère, qu’il revenait aux scientifiques de faire la preuve des conséquences de l’usage des pesticides. Depuis le début des travaux de notre commission d’enquête, nous nous interrogeons souvent à ce propos. Pensez-vous que la procédure d’autorisation de mise sur le marché par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) devrait être remplacée par une logique inverse d’interdiction a posteriori, et pourquoi ?

M. Didier Guillaume. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, la séparation de la vente et du conseil est essentielle, mais elle n’est pas effective : c’est là qu’est le problème.

Je ne pense pas du tout que l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (Apca) ait voulu faire échec à ce processus qui, je ne vous le cache pas, a été un choc pour elles. Dans un premier temps, elles se sont incontestablement montrées réticentes ; mais à aucun moment, elles n’ont mis de bâtons dans les roues. Il faut voir que leurs missions sont nombreuses et que les moyens dont elles disposent sont parfois rognés.

La nomination de M. Bisch comme délégué interministériel visait précisément à mettre un peu plus de liant et à avancer. J’ai lu le compte rendu de son audition. Je ne partage pas tout ce qui a été dit, mais c’est bien normal. Lui aussi avait un rôle important de dynamisation, qu’il n’a peut-être pas pu jouer aussi pleinement qu’il l’aurait voulu. Sa mission consistait à rassembler, à discuter avec l’ensemble des administrations et des régions, où son travail a d’ailleurs été considérable. Les ministres ont toujours besoin de gens qui peuvent prendre un peu de hauteur et les délégués interministériels nous aident beaucoup.

Je l’ai dit : les représentants des lobbys ne passaient par la porte de mon bureau, quoique des influences ne manquent pas de s’exercer. Cela ne me gênait en rien lorsqu’elles venaient de la Coordination rurale, de la Confédération paysanne ou de la FNSEA, qui travaillent dans une perspective agricole. De la part d’entreprises, les choses sont un peu différentes. Néanmoins, je ne crois pas que cela concoure à une perte de responsabilités.

J’ai rapporté au Sénat ce très beau texte qu’était la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. En accord avec le ministre Le Foll et le haut fonctionnaire Bertrand Hervieu, nous avons mis un terme à cette stupidité qui consistait, pour le ministre, à parapher des autorisations de mise sur le marché (AMM). La science, rien que la science, toute la science ! C’est à elle de se prononcer.

Mme Nicole Le Peih (RE). Le principal d’un collège de ma circonscription a réussi à transformer l’alimentation des élèves, de la sixième à la troisième, grâce à un approvisionnement bio, local et régional, à moins d’une heure et demie de transport. La volonté politique est certes importante mais celle des collectivités territoriales l’est tout autant, à la fois sur le plan économique, pour compenser un éventuel écart financier dans le coût des repas, mais aussi sur le plan de la formation : le chef d’établissement a pris le leadership, le gestionnaire de services a consenti à traiter une multitude de factures et les personnels de service ont accepté d’expliquer la nature et la provenance de chaque plat. Un an après, il n’y a plus aucun gaspillage alimentaire. Le temps long est donc un paramètre essentiel.

M. Didier Guillaume. Vos propos me ravissent. Il s’agit moins de temps long que de volonté claire : une décision, une mise en œuvre.

En l’occurrence, un travail partenarial s’impose entre les collectivités et les rectorats, dont dépendent les gestionnaires d’établissement. En cas d’accord, la collectivité est obligée de mettre à la disposition du gestionnaire plusieurs salariés. D’après mes calculs, dans la Drôme, les économies réalisées pourraient se situer aux alentours de 10 %. Avec le bio et les productions locales, l’étape de la distribution est en effet inutile et les agriculteurs peuvent accéder directement à la commande publique. Une telle expérience pourrait être généralisée.

Mme Nicole Le Peih (RE). Elle favorise également de moindres importations de produits très transformés, dont il est impossible d’assurer la traçabilité.

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Vous considérez qu’il faut changer tout le système et qu’il faudra peut-être encore une génération pour y parvenir. En 30 ans, 80 % de la masse d’insectes a disparu en Europe. Vous évoquez des initiatives très vertueuses, notamment dans la Drôme, qui doivent en effet être généralisées. Mais l’État dispose d’autres moyens d’action, en particulier sur le plan fiscal. En 2017, d’après l’Atlas des pesticides, les coûts directement attribuables aux pesticides – dépollution de l’eau, maladies du travail, fonctionnement de la réglementation européenne, soutien public – s’élevaient à plus de 372 millions d’euros en France et à 2,3 milliards à l’échelle européenne, ce qui représente quasiment le double des bénéfices du secteur. Seulement 11 % des financements publics aux acteurs de l’agriculture sont plus ou moins orientés en faveur de la baisse de l’utilisation des pesticides. D’après l’Inrae, l’objectif européen d’un triplement des fermes bio d’ici 2030 – avec la stratégie Farm to Fork – coûterait 1,85 milliard chaque année, soit moins que les coûts sociétaux annuels liés aux pesticides. Pourquoi ne parvient-on pas à mettre un terme à ces dépenses publiques néfastes ? Pourquoi ne sont-elles pas réorientées vers la transition agroécologique ? Comment expliquez-vous une telle incohérence ?

En 2018, vous avez affirmé que c’était aux scientifiques d’apporter la preuve d’éventuelles conséquences de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine. Pourtant, ces impacts étaient déjà avérés, notamment grâce à l’étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de 2013, fondée sur trente ans de travaux épidémiologiques et toxicologiques menés sur une population professionnelle. Vous saviez que, lors de l’AMM, c’est au producteur – et non aux scientifiques – de prouver que son produit n’a pas d’effets inacceptables au regard des différents critères réglementaires. Dès lors, pourquoi avez-vous fait une telle affirmation ?

Il a été question de la restauration collective et de l’accompagnement des agriculteurs pour réduire l’utilisation des produits phytosanitaires. Nous savons qu’agriculteurs et consommateurs évoluent dans un environnement assez contraint, pour favoriser la production et la consommation de produits nécessitant moins de pesticides. En tant que ministre, quelles relations avez-vous entretenues avec la grande distribution ?

M. Didier Guillaume. Les relations avec les grandes et moyennes surfaces (GMS) ont été très tendues après l’adoption de la loi Egalim, qui prévoit l’interdiction de la vente à perte, et des remises, rabais et ristournes sur les produits phytopharmaceutiques. Je n’oublie pas que, dans leur grande majorité, nos concitoyens s’y approvisionnent et que les prix y sont parfois plus bas. Quoi qu’il en soit, nous devons mener un travail d’éducation s’agissant des produits très transformés.

En ce qui concerne la fiscalité, je ne sais que vous répondre, n’étant plus aux responsabilités depuis trois ans. Il est certes nécessaire de mettre de l’argent sur la table, mais nous devons également changer notre modèle de fond en comble, ce qui, je le répète, ne peut pas se faire du jour au lendemain. Je suis persuadé que l’immense majorité des agriculteurs sera prête à changer ses pratiques si, après deux, trois ou cinq ans, leurs revenus augmentent. Même si la loi Egalim et les états généraux de l’alimentation ont porté leurs fruits, trop d’agriculteurs souffrent encore et gagnent insuffisamment leur vie. C’est précisément pourquoi nous devons les accompagner dans cette transition.

Connaissez-vous la date à laquelle la phrase que vous avez citée a été prononcée ?

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). En 2018, me semble-t-il.

M. Didier Guillaume. Quel jour ? De quoi s’agissait-il ? C’est affreux de sortir une phrase de son contexte.

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). C’était à propos des naissances de bébés sans bras, dans l’Ain.

M. Didier Guillaume. En effet. Cela n’avait donc aucun rapport avec la question que vous évoquez. J’ai été nommé le 16 octobre 2018 et le 18, je suis allé en déplacement dans la Drôme et en Isère. RTL m’a alors demandé ce qu’il en était des nombreuses naissances de bébés sans bras dans l’Ain, à quoi j’ai répondu que la réponse appartenait aux scientifiques. À ce jour, il me semble qu’aucun lien avec les pesticides n’a été prouvé.

M. Éric Martineau (Dem). Quitte à me montrer politiquement incorrect, je me demande si nous nous posons la bonne question. Pour un ministre de l’agriculture, un objectif de réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides n’est-il pas analogue à ce que serait, pour un ministre de la santé, la réduction de 50 % de la consommation de médicaments ? Aucun agriculteur ne traite par plaisir. La barre n’est-elle pas placée trop haut ?

M. Didier Guillaume. Dès lors qu’un objectif n’est pas atteint, soit la barre est en effet placée trop haut, soit la volonté d’y parvenir n’est pas au rendez-vous. Or, tous les parlementaires, tous les ministres de l’agriculture, tous les agriculteurs et toutes les structures agricoles ont voulu l’atteindre. Votre rapport devra poser ce type de question : disposons-nous de tous les moyens nécessaires pour atteindre un objectif de réduction de 50 % à l’horizon de 2030 ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous ne pouvons pas faire comme si, cet été, nous n’avions pas vécu les conséquences de ces phénomènes en termes financiers et sanitaires. L’objectif d’une réduction de 50 % est ambitieux. En avons-nous les moyens, alors que d’autres stratégies ont échoué ?

Combien de fois avez-vous répété, au banc, que vous étiez le ministre des agriculteurs ! Chaque fois, je pensais au général De Gaulle, demandant à Edgard Pisani de ne pas être le ministre des agriculteurs mais le ministre de l’agriculture. Qu’en pensez-vous ?

M. Didier Guillaume. Edgard Pisani a sans doute été le plus grand ministre de l’agriculture du siècle : il a tout fait lorsque tout était à faire. Le ministre de l’éducation nationale doit être celui des enseignants, le ministre de l’intérieur, celui des policiers, des gendarmes et des pompiers et le ministre de l’agriculture, celui des agriculteurs. Il n’est pas possible de se satisfaire d’un face-à-face entre des blocs. Pendant mes vingt mois d’exercice, j’ai voulu être le ministre des agriculteurs pour être à leurs côtés et les soutenir. La transition agroécologique, la mutation de notre modèle ne se fera pas contre eux mais par eux et avec eux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec le recul, pensez-vous que vous auriez pu faire plus en la matière ? Si oui, sur quels points précis ?

M. Didier Guillaume. J’aurais tendance à dire : quel gâchis ! Nous avions tout pour réussir. La prise de conscience des citoyens, des agriculteurs, des parlementaires et des politiques est évidente mais, malgré les états généraux de l’alimentation, la loi Egalim et un financement inédit, nous ne parvenons pas à atteindre notre objectif.

Pour autant, nous n’avons pas échoué car de réelles avancées ont eu lieu et continueront de se produire. J’espère que nous parviendrons à atteindre notre objectif en 2030. Pour y arriver, d’importantes mutations de notre organisation sont nécessaires. Si nous en restons au COS, aux plans Écophyto II, Écophyto 2030, au Parlement et à ses commissions d’enquête, je crains que nous n’y arrivions pas. C’est à vous d’apporter des réponses au Gouvernement !

La commission procède à l’audition de M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture entre 2017 et 2018.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous reprenons nos travaux avec l’audition de M. le ministre Stéphane Travert. Je rappelle que nous terminons notre séquence d’examen critique des politiques publiques en matière de réduction des usages et des impacts des produits phytopharmaceutiques avec l’audition de plusieurs ministres.

Je vous précise, Monsieur le ministre, que cette commission d’enquête a pour objet de faire la lumière sur les raisons qui expliquent qu’une politique publique n’a pas atteint les objectifs que la Nation s’est fixés. En effet, des moyens ont été mis sur la table, l’appareil d’Etat a été mobilisé aux différents échelons : pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Il ne s’agit absolument pas de pointer des responsabilités nominatives mais vraiment de comprendre. C’est dans cet esprit que nous allons vous demander de témoigner de ce que vous avez vécu.

Vous avez été le premier ministre de l’agriculture du dernier quinquennat, entre le 21 juin 2017 et le 16 octobre 2018, juste avant M. Didier Guillaume que nous venons d’auditionner. Vous aviez une feuille de route. Vous avez conduit les états généraux de l’alimentation qui ont abouti à la première des lois Egalim. Par ailleurs, vous avez hérité de l’objectif de réduire notre dépendance aux produits phytopharmaceutiques. Quelle place cet objectif occupait-il parmi l’ensemble de vos priorités ? Quels constats avez-vous faits quant à l’efficacité de cette politique ?

Nous souhaitons aussi vous entendre sur les enjeux interministériels. A l’évidence, cette politique concerne le ministère de l’agriculture, mais aussi ceux de la santé et de l’environnement. Comment s’est incarné ce fonctionnement interministériel, que ce soit à votre niveau ou au niveau des services ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenu de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Stéphane Travert prête serment.)

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture entre 2017 et 2018. Je m’exprime, comme vous l’avez rappelé, en ma qualité d’ancien ministre de l’agriculture du premier gouvernement d’Emmanuel Macron, entre juin 2017 et octobre 2018. Je suis parlementair e depuis 2012.

Je viens ici bien volontiers parce que j’ai confiance dans les prérogatives des parlementaires que nous sommes. Par les commission d’enquête, nous pouvons trouver les voies et moyens pour faire en sorte que les politiques publiques mises en œuvre atteignent les objectifs qui ont été fixés.

Il convient d’abord de rappeler le contexte. En juin 2017, une feuille de route m’a été confiée par le Président de la République et le Premier ministre, qui consistait à préparer et mettre en œuvre les états généraux de l’alimentation (EGA). Il s’agissait de réunir toutes les parties prenantes de la chaîne agroalimentaire pour définir des objectifs visant à mieux répartir la valeur et à promouvoir une agriculture plus rémunératrice sur l’ensemble de la chaîne, plus résiliente, plus sûre, plus saine, plus durable. Nous avons cherché à faire fonctionner l’intelligence collective en réunissant tous les acteurs autour d’un certain nombre d’ateliers thématiques.

La feuille de route prévoyait par ailleurs de définir, travailler, négocier, valider des plans de filières pour mettre en œuvre les objectifs définis au cours des discussions des états généraux.

Enfin, il s’agit de conduire l’examen et la mise en œuvre de la loi dite Egalim, qui comportait deux parties. La première partie portait sur le revenu des agriculteurs et aborderait des problématiques telles que la vente à perte, la construction du prix, les indicateurs de coûts de production, la répartition de la valeur sur l’ensemble de la chaîne de production. La deuxième partie était consacrée à nos manières de produire, pour favoriser la montée en gamme de l’agriculture et proposer une alimentation plus sûre, plus saine, plus durable avec, en corollaire, la diminution de l’usage des produits phytosanitaires. Des mesures telles que la séparation de la vente et du conseil, qui devait être mise en œuvre par ordonnance et, plus généralement, le soutien à l’agroécologie, y figuraient, dans la lignée de la loi d’orientation et d’avenir que nous avions votée en 2014, sous le ministère de Stéphane Le Foll.

Ces trois dimensions de la feuille de route ont été mises en branle sur un pas de temps d’à peu près un an. En outre, en février 2018, le plan d’action Écophyto a été lancé sous l’égide de quatre ministères : l’agriculture, la santé, la transition écologique et solidaire et l’enseignement supérieur et la recherche. Ce plan d’action avait été préparé sur la base des conclusions des EGA et notamment de leur atelier onze, qui avaient confirmé le consensus très largement partagé par la plupart des acteurs sur les objectifs du plan Écophyto II. Concrètement, il s’agissait de réduire de 25 %, à l’horizon 2020, l’usage des produits phytosanitaires, via l’optimisation des systèmes de production ; une réduction supplémentaire de 25 % devait être obtenue à l’horizon 2025, grâce à des mutations plus profondes sur les systèmes de production et les filières.

Nous avions choisi d’accélérer le déploiement des CEPP et l’accompagnement de 30 000 fermes dans la transition vers l’agroécologie. Elles devaient assurer la diffusion des bonnes pratiques obtenues dans le cadre du réseau Dephy.

Ce plan d’action avait été inspiré par deux rapports, celui de l’Inra sur les alternatives, notamment au glyphosate, et celui des inspections générales, l’Igas (Inspection générale des affaires sociales), le CGAAER (Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux), le CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable) sur l’utilisation des produits phytosanitaires.

À ce moment-là, nous ne disposions pas de solutions « clé en main » et j’ai appelé, avec mes collègues de l’époque, à un engagement très fort de toutes les parties, et à la mise en œuvre de solutions plurielles et combinatoires. C’est ici que la question de l’inter-ministérialité se pose. Souvent, on reproche aux politiques publiques de fonctionner en silos. Mais l’interministériel ne se décrète pas ; il s’agit de construire un espace de dialogue régulier entre collègues, entre cabinets, entre administrations, ce qui ne va pas toujours de soi. On a l’habitude d’opposer le ministère de l’environnement et le ministère de l’agriculture. En réalité, bien souvent, nous pouvons poursuivre des objectifs conjoints ; c’est la manière de parvenir à ces objectifs ou la temporalité qui peuvent être sources de désaccord.

Il faut reconnaître qu’un trouble existait quant à l’utilisation des produits phytosanitaires, lié à la présence sur le marché européen de produits qui ne remplissaient pas ce que l’on appelle en droit européen le critère d’exclusion. Ils étaient encore mis en vente dans d’autres pays de l’UE.

Tout en essayant d’avancer dans la négociation avec les filières, dans le travail interministériel, il nous fallait trouver les voies et moyens de parvenir à une forme de concordance et de cohérence des politiques publiques au niveau européen. Nous voyons aujourd’hui que la situation n’a pas vraiment évolué. Nous devons toujours faire en sorte de maintenir une cohérence européenne pour éviter de nous retrouver dans des situations de distorsion de concurrence, comme nous pouvons encore en connaître parfois.

Dans cet esprit, j’ai adressé à la Commission européenne des propositions visant à révoquer, dans les meilleurs délais, l’approbation de substances classées cancérigènes de catégorie 1, du protoxyde de catégorie 1 ou de perturbateurs endocriniens. Je souligne la volonté portée par les quatre ministères de faire des propositions concrètes dans le cadre de l’évaluation du règlement de 2009 qui avait cours à l’époque, pour réformer en profondeur le régime dit de substitution.

Je veux insister devant la commission d’enquête sur l’importance du cadre européen, depuis que la directive a laissé place à un règlement, ce qui nous conduit à agir d’abord au niveau européen, pour définir un cadre plus sûr, plus transparent, plus harmonisé afin de minimiser des distorsions de concurrence ; et ensuite au niveau national, en utilisant les marges de manœuvre disponibles, toujours dans le respect du droit de l’Union, par exemple via les expertises de l’Anses, les mesures de restriction d’usage, etc.

En France, nous avons la capacité de favoriser la réduction des produits phytosanitaires en combinant tous les leviers de la réglementation, des aides financières, de la fiscalité, de l’effort de recherche et d’innovation.

Dans le cadre de ce nouveau plan Écophyto, nous nous étions basés sur les analyses du rapport de Dominique Potier paru en 2014, qui mettait en avant les raisons de l’échec du premier plan Écophyto. En 2018, nous n’avions pas réussi, il faut le dire, à franchir l’étape supplémentaire annoncée dans Écophyto II. Il y a eu des difficultés dans le déploiement des CEPP, en raison notamment de leur caractère expérimental. Il avait été proposé, dans le cadre de l’atelier onze des EGA, de les transformer en régime permanent. Ce dispositif, inspiré des C2E (certificats d’économie d’énergie), incite les distributeurs de produits phytosanitaires à diffuser des actions pour réduire l’utilisation desdits produits.

Par le déploiement des 30 000 fermes Dephy, nous voulions miser sur la force d’un collectif dont, à mon avis, nous avions besoin pour promouvoir les bonnes pratiques et constituer un vivier précieux en termes d’expérimentation et d’innovation. J’avais souhaité améliorer l’articulation de ce dispositif avec les GIEE (groupements d’intérêt économique et environnemental) qui avaient été mis en place en 2014, en ciblant les financements sur celles et ceux qui faisaient des efforts de réduction des intrants, en complément des aides individuelles.

Par ailleurs, a été décidée la séparation de la vente et du conseil pour garantir l’absence de conflits d’intérêts pour celui qui conseille, et pour favoriser le déploiement d’un conseil individualisé adapté aux atouts et aux contraintes de l’exploitation. Je ne reviendrai pas plus longuement sur cette question puisqu’avec Dominique Potier, nous avons mené une mission flash sur l’évaluation de la séparation de la vente et du conseil.

Nous devions considérer la recherche comme étant une priorité globale, s’agissant des impacts sur la santé et sur l’environnement. A court terme, elle devait être orientée sur la reconstruction des systèmes, en mobilisant l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur et de la recherche.

La méthode consistait donc à accompagner graduellement les agriculteurs dans la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Il s’agissait aussi d’insister sur la recherche et l’innovation en regroupant les grandes agences. À l’époque, nous avions procédé à la fusion de l’Inra et de l’Irstea en créant l’Inrae, pour donner une force supplémentaire à ces instituts techniques et de recherche, structurer la recherche sur les impacts des produits phytosanitaires et accélérer la recherche d’alternatives.

Cette recherche d’alternatives, elle ne se décrète pas dans un bureau de la rue de Varennes, ni au ministère de l’environnement et de la transition écologique ou au ministère de la santé. Elle se fait sur le terrain, avec les instituts techniques, avec les agriculteurs, qui ont besoin de modéliser les nouvelles pratiques. Il s’agit également d’aller à la rencontre des acteurs, comme ceux qui mettent aujourd’hui en avant le biocontrôle, d’essayer de définir des solutions combinatoires, de les promouvoir sur le plan réglementaire et juridique quand elles sont disponibles et enfin de les évaluer, à travers les filières. En agriculture, l’évaluation ne peut se faire en temps réel qu’une fois par an. On ne peut pas tout faire en laboratoire.

Je l’ai dit, il s’agissait aussi de travailler sur les plans de filières. Nous les avons négociés à partir du 1er janvier 2018. Au mois d’octobre, trente-cinq plans de filières étaient véritablement portés. Ils avaient trait aux produits phytosanitaires, mais aussi aux modes d’élevage, etc. Le travail a été énorme.

Nous avons conduit deux lectures de la loi Egalim à l’Assemblée nationale et au Sénat. Cela a pris un temps certain mais les discussions se sont révélées intéressantes, plus ou moins inspirées. Nos priorités étaient, d’une part, la feuille de route du Président de la République, et d’autre part, la question du revenu des agriculteurs, pour permettre aux différents modèles de vivre et faire en sorte que notre agriculture demeure compétitive. Nous avons en France, l’agriculture la plus sûre, la plus durable et la plus saine d’Europe ; nous pouvons en être fiers.

Pour conclure, je dirais que le ministère de l’agriculture est un ministère de crise et que c’est un petit Matignon. Vous avez en permanence des crises à gérer, entre l’Outre-mer et la métropole. Vous faites du sanitaire, de l’agronomie, de l’enseignement, de la recherche, de la politique européenne, de la politique internationale. Les 45 000 agents qui travaillent dans ce ministère peuvent être fiers de leur contribution aux politiques publiques.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. En 2017, les états généraux de l’alimentation ont permis de se mettre au travail. Tous les ateliers faisaient des propositions extraordinaires. Je me souviens très bien du moment où Édouard Philippe en a fait le compte rendu ; c’est là que Nicolas Hulot a décidé de partir. On s’est dit : « tout ça pour ça », parce que les propositions retenues apparaissaient très maigres. Elles sont venues alimenter Egalim, qui s’est étoffé à nouveau grâce au débat parlementaire et à la volonté du ministre. Il n’en demeure pas moins que le catalogue retenu dans la foulée des EGA était d’une faiblesse incroyable par rapport à l’espérance que ces états généraux avaient suscitée, que l’on pourrait comparer à celle de la convention citoyenne. Il y avait vraiment l’idée de repenser l’agriculture, ses modèles. Vous avez été le ministre de cette espérance, et puis le ministre de la gestion d’une forme de principe de réalité.

Mais nous allons surtout nous concentrer sur Écophyto. On décide, après les EGA, de lancer Écophyto II+. Je n’ai jamais compris la différence entre Écophyto II+ et Écophyto II. Quelle analyse avez-vous faite des dix ans d’échec relatif des plans Écophyto ? Chacun a sa part de responsabilité et il ne s’agit pas d’attribuer le résultat ponctuel d’une année à un ministre. Collectivement, des ministres passent, dix ans se passent et il n’y a pas de résultats significatifs. Vous partez d’Écophyto II et vous jugez nécessaire d’écrire Écophyto II+. Cela implique un peu plus d’inter-ministérialité mais, pour le reste, on reprend essentiellement les mesures d’Écophyto II et on dit que cette fois, on va les mettre en œuvre, notamment celle qui consiste à s’appuyer sur les 3 000 fermes Dephy pour conduire la transition dans 30 000 fermes.

D’ailleurs, à travers toutes nos auditions, nous n’avons pas retrouvé la trace de ces 30 000 fermes. Quand nous interrogeons l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture ou la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), ils nous disent qu’ils ne savent pas vraiment combien il y en a. L’idée qui nous avions soutenue, dans notre rapport de 2014, était celle d’un « facteur 10 » par rapport au réseau Dephy, de façon à « embarquer » un paysan sur sept, ce qui correspond au seuil qui, dans les années 1960, avait permis le génie du développement. Mais ici, cela n’a pas fonctionné. Qui a piloté ce dispositif ? On prend une décision, on l’affiche en interministériel dans le cadre d’un comité stratégique et elle n’est pas mise en œuvre.

Par ailleurs vous – ou votre successeur – avez décidé de passer de 3 000 à 2 000 fermes Dephy. Nous avons besoin de comprendre. Nous ne sommes pas ici pour faire des accusations, mais il y a quelque chose qui ne va pas. Où sont passés les crédits publics ? Comment leur usage a-t-il vérifié et évalué ?

M. Stéphane Travert. Je ne partage pas votre pessimisme sur les EGA, après avoir fréquenté les ateliers et constaté la participation nombreuse de tous les acteurs. Les présidents d’atelier, qui avaient des profils divers et variés, ont vraiment travaillé pour aboutir à des propositions, dont quelques-unes relevaient du niveau réglementaire, d’autres de la loi, et on a pu en retrouver dans Egalim. Nous avions fixé quelques urgences, particulièrement la marche en avant du prix et le volet économique de l’agriculture.

Je voudrais rappeler que les EGA sont nés dans une cour de ferme à la Chapelle-Rainsouin, en Mayenne, lors d’une discussion avec des producteurs de lait qui nous disaient qu’ils ne savaient plus comment s’en sortir. Ils travaillaient à perte, ne pouvaient plus payer leurs charges, voulaient mieux traiter la question du prix avec leur transformateur, reconstruire une relation avec les distributeurs. C’était le point d’orgue du travail que nous avions à mener.

Je peux entendre, bien évidemment, qu’il y a eu de la déception quant aux propositions formulées. Le ministre de la transition écologique et solidaire n’était pas venu à la restitution des travaux parce qu’il considérait que le compte n’y était pas. J’ai regretté cette absence. On a toujours tort à ne pas être présent autour de la table, pour discuter et dialoguer. C’était son affaire, pas la mienne.

J’avais rencontré des parlementaires et plusieurs m’avaient fait entendre qu’ils souhaitaient être force de propositions. Nous avions ainsi laissé de la latitude au débat parlementaire. Ce débat a eu lieu puisque nous avons triplé, voire quadruplé le nombre d’articles. Nous avons examiné pas moins de 4 000 amendements.

Le choix du Premier ministre à l’époque était d’encourager au maximum un fonctionnement transversal entre ministères, parce l’agriculture doit fonctionner avec la recherche, l’innovation, l’enseignement supérieur. Il est beaucoup plus difficile d’avancer dans ce cas. On peut avoir des objectifs communs mais une manière de voir différente. Parfois, la discussion consiste à savoir qui met quels moyens sur la table. Ces discussions interministérielles ont été quelquefois longues et laborieuses, mais elles ont toujours trouvé une issue.

S’agissant d’Écophyto II, nous avions perçu les insuffisances d’Écophyto I dans le rapport que vous aviez porté à l’époque. Nous aurions pu l’appeler Écophyto III mais nous avons choisi Écophyto II+ parce que nous restions sur les mêmes bases, en ajoutant cette notion de transversalité entre les différents ministères. Nous avions besoin de matérialiser les engagements pris par le gouvernement pour donner une nouvelle impulsion.

L’objectif des 30 000 fermes n’a pas été défini au doigt mouillé. Nous avons considéré qu’on pouvait passer de 3 000 à 30 000, au regard des chiffres donnés par la profession, parce l’agriculture prenait ce virage de la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Si on attire toute l’agriculture dans cette trajectoire, il n’est pas compliqué de trouver 30 000 fermes. Sur le passage de 3 000 à 2 000 fermes Dephy, je ne sais pas vous répondre, je ne m’en souviens pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il se peut que ce soit une erreur chronologique. Nous poserons plutôt la question à votre successeur. Pour les 30 000 fermes, il y a un contrat avec l’APCA, avec le syndicalisme, avec les instituts, piloté par la DGPE. Un contrat, cela s’évalue.

Notre commission d’enquête a déterminé que le régime d’autorisation et le retrait des produits classés CMR 1 et 2 ont été l’un des principaux moteurs de la stabilisation globale de l’usage des pesticides, avec le marché qui a, un temps, tiré vers le bio. Mais nous ne voyons pas, de ce point de vue, les effets de la politique de développement, à part dans les laboratoires, les fermes écoles ou les fermes Dephy. Il y a dix ans, on disait déjà qu’il fallait massifier. On a alors misé sur deux dispositifs, les CEPP et les 30 000 fermes Dephy. Or, ces fermes sont un angle mort dans toutes nos discussions. Apparemment, il y a une sorte d’irresponsabilité collective ; ce dispositif n’a pas été mis en œuvre.

L’autre levier, c’était le pari très ambitieux des CEPP. Leur déploiement a été retardé par un recours devant le Conseil d’Etat de la part des distributeurs de produits phytosanitaires. Et au moment où les CEPP commençaient à se déployer, cette dynamique a été anéantie par la séparation du conseil et de la vente, qui n’a pas fonctionné et a même engendré des effets contre-productifs.

Vous avez mis en œuvre cette séparation, qui découlait d’une promesse du Président de la République pendant la campagne présidentielle de 2017. Je pense qu’il y avait la volonté de donner un signal de changement pour sortir de l’impasse sur les produits phytosanitaires et aller vers la transition agroécologique de l’agriculture. Mais nous étions nombreux à penser que cela ne marcherait pas. Partagiez-vous cette intuition à l’époque ?

M. Stéphane Travert. La séparation de la vente et du conseil, vous avez raison de le rappeler, était incluse dans la feuille de route du Président de la République. Quand vous êtes ministre, vous appliquez la feuille de route du Président de la République et du Premier ministre ; sinon, vous n’êtes pas ministre.

La séparation de la vente et du conseil part d’une idée plutôt bonne. On pouvait reprocher à ceux qui faisaient du conseil de forcer la vente parce que ce sont des entreprises, avec des objectifs commerciaux à remplir. Il apparaissait ainsi que la séparation de la vente et du conseil pouvait être l’un des facteurs de la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Puis est arrivée la séparation capitalistique, qui est tout à fait différente ; la mission que nous avons conduite ensemble l’a bien démontré. On doit avoir la capacité, dans une coopérative par exemple, de différencier la facturation du conseil et la facturation de la vente. Nous avons constaté que la séparation capitalistique n’était pas simple à mettre en œuvre. Lors du mandat précédent, lors d’une mission sur la situation des coopératives, j’avais délibérément posé la question, parce que je ne sentais pas cette mesure, non pas de séparation de la vente et du conseil, mais de séparation capitalistique. À mon sens, elle est très difficile à mettre en œuvre.

En 2018, lorsque nous parlions d’Egalim, nous n’avions pas l’ensemble de ces données. C’était la commande politique, à laquelle il fallait répondre. Il y a eu un débat parlementaire et j’ai bien entendu les observations mais nous avons travaillé par ordonnances. Nous avons laissé une partie de la rédaction aux services de l’État et à l’ensemble des acteurs des filières, avec lesquels nous avons travaillé.

Notre rôle est d’évaluer les politiques publiques. Qui est mieux placé pour évaluer les politiques publiques que celui qui les a mises en œuvre un moment donné ? C’était ma responsabilité et j’ai accepté de le faire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cela paraît très technique, je le conçois, mais je me permets d’insister, parce qu’il s’agit de l’un des rares leviers innovants identifiés en 2014, les CEPP, et qui a été sacrifié. L’idée, c’est qu’en responsabilisant les filières et les acteurs locaux, on va inventer des solutions. Si on ne les trouve pas, on est sanctionné. Si on les trouve, on est récompensé.

Je me souviens très bien des débats parlementaires. Nous vous avons alerté sur le fait qu’on ne pouvait pas promouvoir à la fois les CEPP et la séparation du conseil et de la vente. C’est l’un ou l’autre. Or, par ordonnance, vous avez supprimé la sanction financière liée aux CEPP, ce qui vaudra un recours que nous perdrons sur la forme, mais pas sur le fond. Ce souvenir est très douloureux, parce qu’un dispositif a été sacrifié au profit d’un autre dispositif qui se révèle être un échec.

Six ans ont été perdus. Il n’y a pas 30 000 fermes. Le conseil stratégique s’est peu déployé : on n’a pas fait atteint 10 % de ce que l’on devait faire. En réalité, les agriculteurs continuent à être conseillés par leurs vendeurs de façon officieuse.

M. Stéphane Travert. Nous ne parlons pas de 2018, parce les ordonnances ont été mises en œuvre à partir de 2019, je crois. C’est un choix politique, il faut l’assumer. Nous avons fait ce choix politique en estimant qu’il allait être plus novateur, plus performant que celui qui avait été fait auparavant. On a tout de même pérennisé le dispositif des CEPP qui était jusque-là en phase d’expérimentation.

S’agissant des 30 000 fermes, le débat consiste à savoir comment on entraîne d’autres agriculteurs, à partir de groupes d’agriculteurs qui ont la capacité à démontrer qu’il est possible de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires à travers différentes combinaisons de solutions agronomiques et de techniques culturales. Quand l’expérimentation est réussie et diffusée largement, elle entraîne les autres. Vous avez besoin de gens en tête de pont, pour mettre en œuvre les nouvelles pratiques, et qui entrainent les suiveurs, qui y vont parce qu’ils voient que ce qui a été mis en œuvre fonctionne plutôt bien. Nous le constatons par exemple à travers le biocontrôle. Certains agriculteurs expérimentent le biocontrôle ; au début, ils sont les seuls à le faire sur un périmètre de vingt kilomètres, et au fur et à mesure que les collègues des environs s’aperçoivent que ces techniques sont efficaces, notamment pour la culture sous serre de fruits et légumes, ils s’y mettent progressivement. C’est peut-être cela que nous n’avons pas réussi suffisamment.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais faire un pas de côté sur un autre décret qui était de votre responsabilité. Cela ne concerne pas directement la France, nos producteurs et notre agriculture, mais c’est un sujet sensible qui touche à l’exportation des produits phytosanitaires interdits au sein de l’Union européenne et/ou en France. Les décrets de la loi Egalim prévoyaient une interdiction au 1er janvier 2022. Il va falloir attendre le 23 mars 2022 pour voir sortir le décret qui précise cette interdiction. Entre-temps, une manœuvre très puissante de l’industrie phytopharmaceutique a été initiée à travers la loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), visant à revenir sur cette disposition, par l’entremise du Sénat et avec l’appui du gouvernement. Un recours est déposé devant le Conseil constitutionnel, qui juge qu’en matière de santé humaine, il y a une seule humanité et qu’on a le droit, en France, de décider qu’il faut protéger les Ukrainiens, les Nigériens et les Canadiens, destinataires de l’atrazine, par exemple. On assiste ainsi à un lobbying très puissant et, finalement, le décret paraît trois mois après la date voulue par le Parlement pour l’entrée en vigueur de cette interdiction. C’est incroyable quand même. Comment vous avez vécu cette période ?

M. Stéphane Travert. On peut toujours regretter que les décrets tardent à sortir. Je fais partie des gens qui considèrent qu’on doit toujours, après une loi, travailler non pas seulement l’évaluation de la loi, mais à vérifier que les décrets d’application sont pris dans les temps et, surtout, correspondent bien à ce qu’a voulu le législateur. On a pu avoir des surprises.

Je me souviens du débat. Des produits sont interdits en France, mais fabriqués en France en vue d’être exportés. Devions-nous interdire leur production sur le sol français et donc, quelque part, nous ingérer dans le droit des affaires en interdisant leur vente à l’extérieur ? C’est tout l’honneur de la France et de l’Europe d’interdire des produits que l’on considère comme dangereux. Mais à partir du moment où des firmes françaises produisent et vendent dans des pays où ces produits ne sont pas interdits – on peut considérer que c’est une erreur de ne pas les interdire – nous entrons dans une autre dimension, cela représente une forme d’ingérence dans les politiques de ces pays.

Au plan européen, la France a la capacité de pouvoir faire un signalement, de déposer des recours. Elle n’a pas hésité à le faire lorsqu’elle estimait que des substances dangereuses pénétraient sur le territoire européen et n’étaient pas conformes à nos standards de production.

À travers la loi, avons-nous la capacité d’interdire à une entreprise de vendre des produits ailleurs dans le monde et, quelque part, d’enfreindre les règles de la liberté du commerce ? La concurrence libre et non faussée n’est pas forcément ma tasse de thé, mais nous nous situons bien dans ce cadre. À mon avis, il faudra revenir sur ce sujet. Il faut se réinterroger sur l’ensemble de ces pratiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il y a eu une pression énorme, manifeste de l’industrie phytopharmaceutique, un lobbying au Parlement qu’on a eu l’occasion de dénoncer. Comme ministre de l’agriculture, vous n’avez pas plaidé pour le respect de la loi Egalim et, dans le débat interministériel, vous n’avez pas cherché à décourager vos collègues qui voulaient revenir sur cette décision prise par le Parlement.

M. Stéphane Travert. Je n’ai pas de souvenir particulier sur ce sujet. Je me souviens effectivement des débats au Parlement, des amendements qui avaient été déposés en faveur de l’interdiction.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est le débat parlementaire, mais rien ne se passe sans Rim (réunion interministérielle). Je n’imagine pas que le ministre de l’agriculture soit exclu d’une Rim.

M. Stéphane Travert. Nous avons voté définitivement la loi Egalim au début du mois d’octobre 2018 et je suis parti une dizaine de jours après. J’ai plutôt une bonne mémoire mais je ne peux pas facilement vous répondre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’avez pas eu l’occasion de vous prononcer, mais, le cas échéant, j’imagine que vous vous seriez prononcé pour le respect de ce qu’a voté le Parlement.

M. Stéphane Travert. Oui, la loi est la loi.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cet épisode a été sensible. À la fin, le droit a triomphé et le Parlement a gagné, y compris au Conseil constitutionnel. C’est une belle victoire démocratique, mais elle n’est pas glorieuse pour tous les acteurs du gouvernement, en l’occurrence. J’espère que, dans le cadre des négociations européennes, on étendra ce qu’a fait la France à d’autres pays.

Je voudrais revenir sur Egalim. Nous avons voté un seuil de 50 % de produits de qualité et durables dans l’approvisionnement de la restauration collective, dont au moins 20 % de produits biologiques. Votre collègue, Didier Guillaume, nous a dit que cela ne s’était pas fait. On a invoqué l’excuse de la Covid-19 mais même Didier Guillaume a admis que l’on n’avait pas tout fait pour mettre en œuvre cette disposition. Comme président de département, il a trouvé les moyens de le faire lui-même. En tant que ministre, quel regard portez-vous sur le fait que tant d’années après, nous n’en sommes qu’au tiers ou à la moitié de l’objectif fixé ?

M. Stéphane Travert. Aujourd’hui, je fais le constat de la difficulté qu’il y a à appliquer ces objectifs dans la restauration collective, issus des EGA.  Il s’agit de nos hôpitaux, de nos écoles, de publics bien ciblés et fragiles. Améliorer la qualité de la restauration collective, c’est donner des débouchés commerciaux à nos agriculteurs, travailler sur l’aménagement des circuits courts. Pour cela, nous avons simplifié les règles des différents guides d’achat. Localim a été mis en place. Il fallait aussi structurer l’offre. Bon nombre de collectivités, sans attendre Egalim, souhaitaient pouvoir travailler avec des productions locales mais se heurtaient à l’insuffisante massification de l’offre pour, par exemple, donner des yaourts fermiers aux enfants d’une école. Il fallait donc densifier l’offre, en encourageant un certain nombre d’agriculteurs à se lancer dans cette aventure de la transformation à la ferme, des circuits courts et à vendre directement à des collectivités locales.

Nous avions mis en place les éléments qui pouvaient permettre de remplir ces objectifs. Le Covid a certainement été pour quelque chose dans les résultats décevants que nous constatons aujourd’hui. Mais il y a certainement aussi, il faut le reconnaître, une forme d’inertie que l’on retrouve souvent. Il y a aussi la question du coût. Si vous décidez de transformer les menus d’une cantine et que vous multipliez par deux les coûts, cela peut poser problème pour les collectivités et pour les familles.

Si j’avais continué à être en responsabilité, j’aurais encouragé l’organisation d’une session annuelle des états généraux pour faire le point, sur cette question notamment.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous l’avez dit : « Il ne suffit pas de décréter une politique, il faut l’animer ». Pour Egalim, nous ne l’avons pas fait. Egalim était intéressant parce que cela consistait à tirer par le marché des produits à bas intrant.

Je ne reviens pas sur la PAC et le plan stratégique national (PSN), parce que je crois que vous n’avez pas été, au cours de votre passage au ministère, exposé à des négociations importantes ?

M. Stéphane Travert. J’ai négocié la maquette financière de la PAC. La Commission européenne avait fait une proposition de maquette financière qui ramenait la PAC au neuvième rang des priorités des politiques européennes. Qu’ai-je décidé de faire ? J’ai appelé les six ministres européens avec lesquels j’avais d’excellentes relations, la ministre espagnole et les ministres portugais, italien, finlandais, irlandais et allemand. Nous nous sommes réunis à Madrid, où nous avons organisé une conférence de presse pour dénoncer la position de la Commission européenne. Nous avons fait le tour des capitales européennes pour faire en sorte que le budget de la PAC revienne à la deuxième ou troisième place qui devait être la sienne.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez fait Écophyto II+, mais après, on constate que le Cos s’est peu réuni, même pas au rythme antérieur habituel. Pourquoi ? Qui fait quoi ? Qui est en responsabilité ? Que fait le ministre pour pousser l’ensemble des acteurs publics et privés ? Vous n’avez qu’une part de responsabilité, mais tout de même ! Au-delà de cette comitologie, y avait-il des groupes de travail en place au niveau interministériel ? 

M. Stéphane Travert. Cette animation est bien réelle.  Le plan Écophyto II+ a été présenté en février 2018. Nous avons écrit à la Commission européenne pour obtenir un certain nombre de garanties et lui poser des questions sur la manière dont nous allions travailler en interministériel. Tout cela a pris du temps. Chaque ministère a aussi son agenda. Les objectifs et les priorités se construisent, mais dans un temps parfois long. Du mois d’avril 2018 jusqu’en octobre 2018, la majeure partie du temps a été consacrée à l’examen de la loi Egalim, à sa construction et à sa mise en œuvre.

En termes d’animation, nous avons porté les sujets phares d’Egalim sur le premier volet, et aussi sur le deuxième volet, concernant la restauration collective, etc. Après, je n’étais plus en responsabilité, je ne pouvais donc plus assurer le service après-vente de ce que nous avions voté.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans l’ensemble, tout cela manque de coordination, d’animation et d’impulsion. Votre successeur va nommer un délégué interministériel qui nous a dit, ici, que pour avoir un délégué interministériel, il fallait une politique interministérielle.

M. Stéphane Travert. L’interministériel et la transversalité ne se décrètent pas, ils se construisent dans la confiance.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre prédécesseur a, quand il a pris ses responsabilités sur le perron de la rue de Varenne, déclaré que les lobbies ne franchiraient pas cette porte. J’imagine qu’elle n’était pas ouverte non plus auparavant ?

M. Stéphane Travert. Non. Le rôle du ministre est de travailler avec les filières, avec les agriculteurs, avec les organismes publics. On travaille avec toutes les organisations syndicales. Les firmes n’entrent pas.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous nous dites que l’interministériel ne se décrète pas et se construit dans la confiance. Mais souvent, nos administrations centrales ne voient pas spontanément la nécessité de travailler conjointement et solidairement.

M. Stéphane Travert. Cette situation ne part pas d’un mauvais état d’esprit. Ce sont souvent le quotidien et la charge de travail qui incitent les gens à remettre à plus tard les actions communes. J’ai d’autres exemples, notamment dans le domaine viticole, où la démarche pour faire rencontrer les services de la DGPE et la direction générale de la santé n’a pas été simple. Avec la ministre de la Santé, nous travaillions en pleine confiance et en bonne intelligence, ce qui nous a permis de mettre en place ces réunions pour faire avancer la filière viticole et travailler sur les objectifs de prévention, sur les risques de l’alcool pour les femmes enceintes, les enfants, etc. Comme je le dis, cela ne se décrète pas, cela se construit. On a besoin d’un chef de file et, sans vouloir me vanter, je considère que j’ai toujours joué collectif, parce que j’étais au service d’une politique publique, au service d’un projet politique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous nous dites qu’il appartient aux membres du Gouvernement d’établir des relations entre eux pour que leurs administrations travaillent de concert sur un enjeu qui les regarde toutes les deux. Je pense par exemple aux enjeux de prévention. Si vous ne le faites pas, les services ne le font pas. Si l’on prend l’exemple de la restauration scolaire, me confirmez-vous qu’après le vote de la loi Egalim, même si vous n’avez pas été là pour la mettre en œuvre, aucune initiative n’a été prise pour en signaler le contenu aux acheteurs ? On pourrait concevoir un minimum de concertation et de benchmarking entre les différents établissements de coopération intercommunale et les responsables de la restauration dans les lycées et les collèges, peut-être au ministère de l’éducation nationale. Je pense aussi aux établissements publics qui gèrent l’achat des denrées agricoles et alimentaires pour la restauration des écoles maternelles.

Faut-il que les ministres appuient sur le bouton et demandent aux services de travailler de concert pour qu’une loi votée soit effectivement mise en œuvre ?

M. Stéphane Travert. C’est le rôle du ministre de tirer vers le haut et d’emmener l’ensemble de ses équipes, bien évidemment. Je ne dis pas que les choses n’ont pas été faites ou qu’il n’y a pas eu la volonté de le faire. Je suis parti le 16 octobre 2018 et je ne sais pas ce qui s’est passé après. La loi avait à peine été promulguée. J’ai quand même suivi ces sujets par la suite. J’ai vu des expérimentations se mettre en place. Certains collègues députés mettaient en place des projets alimentaires territoriaux justement pour essayer de répondre à ces objectifs de 50 % de produits durables, dont 20 % de produits bio dans la restauration collective. Certains l’ont fait. Dans le cadre d’Egalim, nous avions mis en place les outils pour pouvoir acheter des denrées agricoles plus simplement, notamment en simplifiant les guides d’achat pour les acheteurs dans les collectivités territoriales. Donc je dirais que le travail avait été fait. Mais il faut reconnaître que c’est aussi une question d’impulsion politique ; on le voit partout, sur l’ensemble des territoires. Que vous soyez maire, ministre ou président d’une agglomération, si ce n’est pas vous qui impulsez les choses, vous subissez au quotidien une forme d’inertie.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’avais une question à vous poser, Monsieur le ministre, sur le fameux tweet du Président de la République le 27 novembre 2017, qui a posé l’engagement de sortir du glyphosate sous trois ans. J’aimerais comprendre comment ce genre de décision peut se construire. Avez-vous été informé de cette décision ? Avez-vous été consulté et avez-vous donné votre avis ? Quel était-il ?

M. Stéphane Travert. J’étais alors dans la Marne, sur la plateforme d’expérimentation des grandes cultures. Nous avions travaillé sur les combinaisons de solutions, les nouvelles pratiques culturales et les expérimentations faites sur cette plateforme pour diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires. Nous nous sommes retrouvés avec la présidente de la FNSEA de l’époque à la fin de la journée, pour une réunion destinée à échanger et à dresser un bilan.

Et puis, alors que nous nous levions pour mettre fin à la réunion, je l’ai entendue hurler. C’est bien le terme. Elle venait de découvrir le tweet du Président. Je vous le dis, je n’étais pas au courant de ce tweet et je ne pouvais pas appeler le Président de la République, puisqu’il venait de s’envoler.

On a fait du glyphosate une forme de totem pendant cette période. Le sens de la nuance et la raison ont parfois échappé au débat. Que n’ai-je pas entendu alors sur les effets du glyphosate sur les cultures ! Ce n’est pas une question binaire. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre le glyphosate. La seule question qui vaille consiste, c’est de savoir comment, demain, nous pourrons nous passer de l’utilisation de ce produit et quelles sont les alternatives crédibles dont nous disposons. Les alternatives disponibles à ce moment-là ne permettaient pas de considérer que nous pouvions interdire immédiatement, ou même en un ou deux ans, l’utilisation du glyphosate.

A l’époque, il y avait par ailleurs la question de la ré-autorisation pour cinq ans de l’utilisation du glyphosate au niveau européen. Notre position était d’encadrer ses utilisations. Nous avions un certain nombre de solutions, mais on ne pouvait pas envisager de s’en passer pour la culture des vignes en pente et pour l’agriculture de conservation des sols. Il faut reconnaître que les agriculteurs ont, depuis des années, largement diminué les doses du glyphosate, en particulier dans les intercultures. Mais il y avait des impasses pour tout ce qui concernait la production de fruits et de légumes pour l’industrie.

Quel était notre objectif ? C’était de dire que là où l’on peut se passer du glyphosate, il faut le faire. Là où il n’y avait pas de solution ou d’alternative crédible, nous insistions sur la recherche et l’innovation. Avec le ministère de la transition écologique et solidaire, nous avons mis en place une task force composée notamment de parlementaires, de représentants des filières, pour contrôler la mise en œuvre des alternatives qui existaient et faire des points sur la recherche.

Les agences que nous avions consultées, à l’instar de l’Anses, considéraient qu’il y avait des alternatives, mais qu’elles ne constituaient pas une solution globale pour l’ensemble des utilisations requises par le glyphosate. Ce tweet nous a permis d’accélérer et de créer cette task force.

Aujourd’hui, la lecture peut être différente ; mais c’était également la volonté du Président de la République de tirer vers le haut l’ensemble des filières, pour essayer d’obtenir le maximum de résultats durant ces trois ans.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je me permets de revenir sur le tweet. Il est quand même étonnant que le Président de la République annonce une mesure qui touche de plein fouet l’agriculture sans que le ministre de l’agriculture n’en soit informé. On se demande comment cette décision a pu être prise, et avec qui. Cela suscite beaucoup de questions.

Cette politique de restriction du glyphosate a introduit des alternatives qui ne me semblent pas pouvoir être considérées comme des progrès. On a parlé de la SNCF par exemple, où l’on constate une augmentation du coût de désherbage des voies ferrées, avec une solution qui est moins respectueuse de l’environnement que le glyphosate. On a aussi ce type de situations dans la viticulture où, finalement, les alternatives sont des produits CMR, alors que le glyphosate ne l’est pas.

Nous avons bien compris votre avis sur l’interdiction sous trois ans, mais cette politique de réduction que vous avez décrite, la jugez-vous calibrée au regard des effets secondaires négatifs qu’elle engendre ?

M. Stéphane Travert. Il est compliqué de répondre parce qu’on regarde la situation de 2018 avec les yeux de 2023. Nous ne disposions pas à l’époque de l’ensemble des alternatives. Nous savions très bien que le désherbage mécanique nécessitait l’emploi d’énergies fossiles, pour faire fonctionner les machines utilisées pour désherber. Ou alors, il fallait recourir au labour. Je suis un partisan l’agriculture de conservation, parce que c’est un moyen de capter le carbone dans les sols. Une association mondiale, le 4 pour 1000, fait un très gros travail pour promouvoir cette pratique agronomique. Mais c’est vrai qu’elle est consommatrice de glyphosate.

Il est avéré que certaines alternatives sont moins efficaces. L’idée de la task force que nous avions mise en place avec le ministère de la transition écologique consistait à identifier les pistes de progrès, à mettre les moyens sur la recherche lorsque c’était utile et donc, à affiner les budgets nécessaires pour trouver des solutions crédibles. C’est la seule question qui compte : quels moyens mettons-nous en œuvre pour ne plus utiliser ce produit et quelles alternatives crédibles trouvons-nous, en mettant dans le même bateau les filières et les producteurs, afin que tout le monde avance d’un même pas, selon un calendrier réaliste ? Arrêter au 1er janvier l’utilisation d’un produit sans solution crédible revient à placer les agriculteurs en situation de distorsion de concurrence, ce qui peut engendrer de graves difficultés.

Le glyphosate est devenu un débat de société. Il va falloir y répondre. Il va falloir trouver les alternatives et encadrer les utilisations. Voici ma position : là où il n’y a pas d’alternative, on continue à recourir au glyphosate, en veillant à ce que ce soit le moins possible. Là où il y a des alternatives, il faut pouvoir le supprimer.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Lorsqu’on décide de mettre 50 % de produits durables dans la restauration collective, à quel moment s’est-on posé la question de l’acceptabilité et de la volonté des acteurs concernés ? Je pense notamment aux collectivités locales, à l’ARS, à tous ceux qui sont concernés par cette décision. On a vu que la mise en œuvre d’une disposition législative dépend aussi de la bonne volonté des acteurs locaux.

Je souhaite aussi poser la question de l’acceptabilité du changement de pratiques pour le monde agricole. On sait qu’on est dans un pays qui est déjà très sûr en matière de sécurité sanitaire, par rapport à d’autres. Quid de cette acceptabilité, dans la perspective du renouvellement des générations d’agriculteurs et de l’installation des jeunes, face des impasses techniques ? Je pense à l’exemple de la cerise sur lequel vous m’attendez tous. Plus largement, a-t-on considéré l’impact sur notre capacité à produire notre alimentation demain ?

M. Stéphane Travert. Ces 50 % de produits durables, c’est une manière d’emmener tout un pan de l’agriculture vers de nouveaux débouchés commerciaux. On parle aussi de 20 % de produits bio. A ce moment-là, l’agriculture bio est en plein essor ; nous en étions alors à 6,5 % de la surface agricole utile en bio, avec un objectif de 15% à l’horizon 2022. J’avais subi quelques railleries, au motif que nous n’étions pas ambitieux, qu’il fallait fixer 30 %, 40 %, 50 % de surfaces agricoles utiles en bio. En 2022, nous atteignons péniblement les 10 %. Pour autant, il fallait donner cette chance à l’agriculture biologique s’agissant des débouchés commerciaux. Tout cela s’est fait dans la négociation. Nous avons discuté avec les représentants des collectivités territoriales. Ces objectifs ont été portés avec eux, tout comme ont été portés avec les agriculteurs, notamment les jeunes agriculteurs, les objectifs de transformation, de transition, parce qu’ils ont parfaitement compris qu’ils devaient faire évoluer leurs méthodes de production, que les modèles d’antan n’étaient pas soutenables, que l’utilisation de produits sanitaires pouvait être mauvaise pour leur santé et pour la santé des sols.

Leur demande n’était pas de ne rien changer, comme on a pu l’entendre ; c’était de faire en sorte qu’on travaille sur une temporalité qui leur permette de mettre en œuvre cette transformation et cette transition.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Votre successeur nous a expliqué que, durant son mandat, les lobbies n’avaient pas franchi la porte de son ministère. C’est un choix de sa part. Sa réponse n’a, au demeurant, pas été très étayée. Je voulais avoir votre sentiment à ce sujet. Pensez-vous que les lobbies, en particulier de l’agrochimie, ont une responsabilité dans l’échec de la mise en œuvre du plan de réduction des produits phytosanitaires ?

Ma deuxième question concerne le glyphosate. En novembre 2018, la France avait opposé son veto au renouvellement de l’autorisation du glyphosate. Vous aviez alors qualifié cette position de défaite pour l’Europe. Je voulais avoir votre sentiment sur les choix politiques actuels, alors que le renouvellement pour dix ans vient d’être acté le 13 octobre dernier, la France s’étant abstenue. Peut-on considérer qu’il y a là un changement de position politique ? Est-ce, dans cette situation, une victoire pour l’Europe ?

Enfin, vous avez dit avoir voulu travailler dans la transversalité, et que cette transversalité se construit. Pourtant, au moment où vous avez souhaité revenir sur l’interdiction des néonicotinoïdes, vous avez alors été contredit par le ministère de la transition écologique et solidaire et par le Premier ministre de l’époque. Êtes-vous toujours favorable à revenir sur l’interdiction des néonicotinoïdes ? Pensez-vous que la procédure d’autorisation de mise sur le marché a priori par l’Anses est bonne ? Plaideriez-vous plutôt pour une interdiction a posteriori ?

M. Stéphane Travert. Sur la réduction des phytos et le rôle de l’industrie chimique, je ne sais pas vous répondre. Le rôle d’un ministre est de travailler avec les filières, les organisations syndicales et l’ensemble des partenaires publics pour promouvoir la feuille de route. Il est dans son rôle quand il impulse cette politique publique que l’on souhaite mettre en place.

Le véto de la France sur le renouvellement du glyphosate date de 2018. Ma position actuelle est celle de la France, que j’ai rappelée tout à l’heure en répondant à la question de Grégoire de Fournas. Aujourd’hui, encadrons l’utilisation du glyphosate. Là où il y a des alternatives, utilisons ces alternatives et continuons à renforcer la recherche.

J’ai voté la loi biodiversité de 2016 sur l’interdiction des néonicotinoïdes. Dans le cadre d’une interview sur une chaîne d’informations, je m’étais néanmoins posé la question de savoir ce que nous pouvions faire. J’entendais les agriculteurs me demander ce qu’ils pouvaient faire, en l’absence d’alternatives crédibles. Jamais je n’ai souhaité revenir sur cette interdiction. Mais permettez à un ministre de s’interroger sur les solutions lorsqu’il est sollicité par les agriculteurs. Cela a pu être perçu comme un retour en arrière, ce qui a alors provoqué une réaction d’étonnement du ministre de la transition écologique et solidaire et un rappel de la règle de la part du Premier ministre.

M. Éric Martineau (MODEM et indépendants) (Dem). On peut faire sans herbicides, puisque c’est possible en agriculture biologique, mais parfois avec des conséquences difficilement acceptables économiquement, voire non viables pour les exploitants agricoles. Je vais prendre un exemple que je connais bien : dans les vergers, on peut remplacer le désherbage chimique par un désherbage mécanique, mais avec des conséquences très importantes sur la production. On sait très bien qu’on va couper les racines et donc réduire environ 50 % de la production ! On va en outre favoriser les mulots, les rats qui vont manger les racines des arbres par le travail du sol. Au final, il en résulte une vraie baisse de production. Il est possible de produire beaucoup moins sans pesticides, mais pas au même prix, sinon l’exploitation n’est pas viable. Les Français sont-ils d’accord avec cela ? Veulent-ils payer beaucoup plus cher leur alimentation pour que l’on se passe complètement des pesticides ?

M. Stéphane Travert. Ce sont les fameuses injonctions contradictoires. Vous allez au supermarché pour acheter un produit Label rouge, des produits issus de la production nationale et puis vous faites le choix du porte-monnaie. Quel est mon débouché commercial ? Mon système de distribution et de vente va-t-il me permettre de rester compétitif ? Si je n’utilise plus de pesticides pour produire mes pommes, je vais certainement trouver une clientèle qui veut consommer ces produits, mais ma capacité à produire va-t-elle me permettre de maintenir la compétitivité de mon exploitation ? C’est la raison pour laquelle on a besoin de travailler sur la temporalité. Je le vois pour d’autres cultures. On fait des expérimentations, on teste des assolements, des rotations de cultures, jusqu’à trouver le bon équilibre. Et c’est une fois qu’on a trouvé le bon équilibre que l’on peut considérer que de se passer des pesticides a été le bon choix, parce que le résultat économique est bel et bien là.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). Comment gérez-vous les contradictions au niveau interministériel ? Est-ce que cela a un impact sur les choix d’orientation agricole dans notre pays ?

M. Stéphane Travert. Vous avez bien compris que la relation avec le ministre de la transition écologique et solidaire n’était pas toujours la plus fluide. Mais nos objectifs restaient les mêmes, nous partagions beaucoup de choses. C’était la manière d’y parvenir qui pouvait être divergente.

J’ai fait campagne avec le Président de la République, j’ai participé au tout début de la mise en œuvre du programme présidentiel. Je me devais de jouer collectif parce que j’avais une responsabilité comme ministre de l’agriculture, parce que j’avais une politique publique à mener. Jouer collectif, c’est savoir dépasser des différences, des divergences, en étant toujours sûr que ma feuille de route est bien celle que m’ont donnée le Président de la République et le Premier ministre. Cela peut prendre un peu plus de temps. La négociation n’a pas toujours été facile. C’est la vie ministérielle. Parfois, vous gagnez des arbitrages et parfois, vous les perdez.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez repris ce slogan qui est plein d’ambiguïté : « Il n’y a pas d’interdiction sans solution ». Je vais donner l’occasion de lever cette ambiguïté pour la postérité. Comment l’interpréter ? Souhaitez-vous revenir sur le pouvoir dévolu à l’Anses d’interdire la mise sur le marché de certains produits ? Ou voulez-vous dire par là qu’il faut tout faire pour qu’il y ait des solutions avant les interdictions prévisibles ? Vous avez défendu la loi de 2014, qui donne ces prérogatives spéciales à l’Anses et protège la puissance publique de la pression des intérêts économiques. Une clarification est nécessaire de votre part.

M. Stéphane Travert. Je ne souhaite pas la remettre en cause pour la bonne et simple raison qu’un ministre n’est pas un scientifique. Il a besoin d’une combinaison d’avis pour prendre une décision. On peut avoir des scientifiques politiques, mais tous les politiques ne sont pas des scientifiques, ils ne sont ainsi pas en capacité de juger de la dangerosité d’un produit.

Le ministre est là pour prendre des décisions sur la base des préconisations qui lui sont faites. Sa responsabilité, c’est de trancher entre plusieurs solutions, parfois entre plusieurs bonnes solutions, parfois entre des bonnes et des mauvaises solutions, en essayant de trouver la bonne, et parfois entre des solutions qui ne satisfont personne. Mais il faut décider. Je suis sur cette ligne. Je reconnais que le slogan que vous évoquez est une facilité de langage. Ce que je souhaite, comme citoyen, mais aussi comme élu de la Nation, c’est de pouvoir anticiper sur l’ensemble de ces sujets.

La séance est levée à dix-sept heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Anne-Laure Babault, M. Frédéric Descrozaille, M. Grégoire de Fournas, Mme Laurence Heydel Grillere, Mme Nicole Le Peih, M. Éric Martineau, Mme Marie Pochon, M. Dominique Potier, M. Loïc Prud’homme, Mme Mélanie Thomin

Excusé. – M. Jean-Luc Bourgeaux