Compte rendu
Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Besse et M. Julien Kubiak, réseau de recherche Ferinter 9
– Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon 21
– Présences en réunion................................33
Jeudi
19 octobre 2023
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 18
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures.
La commission procède à l’audition de M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS.
M. le président David Valence. Nous accueillons M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS. La SOGARIS, initialement société de la gare routière de Rungis, est une entreprise publique qui déploie désormais son activité dans l’ensemble du Grand Paris et offre différents services allant de la grande plateforme logistique aux petits sites urbains de distribution. Vous nous présenterez, monsieur le directeur général, le modèle économique particulier de cette société, et vous expliquerez la place que le fret ferroviaire y occupe ou est destiné à y occuper.
La SOGARIS a notamment aménagé une nouvelle gare de fret dans le 18e arrondissement de Paris, celle de La Chapelle, inaugurée il y a environ cinq ans dans le cadre d’un projet de « nouveau quartier logistique et urbain ». Cette infrastructure a donné lieu à de nombreuses critiques car l’activité de fret n’est, de toute évidence, pas encore au rendez-vous. Nous aimerions connaître les conclusions que vous tirez de cette opération et les enseignements que nous pourrions en tirer pour les futurs investissements dans le fret ferroviaire.
Notre mission ne se borne en effet pas à constater la régression du fret ferroviaire et l’absence de politique structurée, du moins jusqu’à une date récente. Il est logique que la recherche de solutions nous occupe principalement durant la dernière partie de nos auditions.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jonathan Sebbane prête serment.)
M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS. Je vous remercie de m’avoir invité pour évoquer le cas de la gare de Chapelle International et plus généralement pour exposer notre vision de la multimodalité chez SOGARIS, notamment en matière de développement du fret ferroviaire appliqué à la distribution urbaine.
La logistique est devenue une composante essentielle de l’économie. Cette activité a connu un fort développement ces dernières années, sous l’effet de la mondialisation et de la digitalisation des échanges et de la métropolisation. Dans l’immobilier – domaine dans lequel la SOGARIS évolue –, deux grandes tendances se dégagent au cours des dix dernières années avec d’une part le développement de très grands entrepôts loin des villes, en réponse aux besoins récents de la grande distribution et du commerce électronique, d’autre part le retour de la logistique en ville, notamment pour répondre aux exigences toujours plus fortes du « dernier kilomètre ».
C’est ce dernier domaine que nous opérons. Nous sommes un acteur de l’immobilier. Notre histoire remonte à une soixantaine d’années. Notre activité historique était centrée sur l’exploitation de la gare routière de Rungis, puis nous avons entamé une transition pour devenir des acteurs de l’immobilier, en développant et en gérant de tels actifs.
Notre statut est celui d’une société d’économie mixte (SEM) détenue à 70 % par des collectivités locales : 41,5 % pour la Ville de Paris, une quinzaine de pourcents pour le département des Hauts-de-Seine et, pour ceux de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, un peu moins de 7 % chacun. Notre autre actionnaire principal est la Caisse des dépôts, représentée par la Banque des territoires, qui détient un peu moins de 30 %. Le fonds Meridiam est entré récemment au capital, acquérant 3 % des parts, de même que la métropole du Grand Paris, avec une participation de 1,5 %.
Nous développons et gérons un portefeuille de bâtiments dédiés à la logistique urbaine au sens large, recouvrant la fonction du dernier kilomètre et celle dite de « l’avant-dernier kilomètre » – plates-formes de consolidation situées entre dix et vingt kilomètres du centre des agglomérations. Quelque 80 % de notre patrimoine se situe sur le territoire du Grand Paris. Ce patrimoine représente 800 000 m² et il est valorisé à un peu plus d’un milliard d’euros au 31 décembre 2022.
L’objectif essentiel porté par les actionnaires de SOGARIS est de décarboner les flux logistiques. Un des principaux leviers utilisés est celui de la souveraineté logistique : l’objectif est de détenir des actifs identifiés comme étant stratégiques par leur localisation pour pouvoir accompagner l’évolution des pratiques de mobilité en faveur de la décarbonation.
SOGARIS porte à ce titre la logique de déploiement d’un réseau de sites organisé en trois niveaux : celui des plateformes logistiques dites d’avant-dernier kilomètre, situées par exemple près de l’A86 et plus généralement près des voies entourant les agglomérations, celui des hôtels logistiques – des bâtiments souvent à usage mixte, bien insérés en ville – et enfin les sites les plus petits – environ 5 000 m² – en cœur de ville qui répondent aux enjeux du denier kilomètre.
Cela m’amène à l’hôtel logistique de Chapelle International. C’est le premier bâtiment de ce type à avoir été développé, à la suite d’un appel à projets qui remonte aux années 2010, quand la Ville de Paris et la SNCF ont souhaité convertir cette ancienne friche ferroviaire en plate-forme logistique. SOGARIS a obtenu de pouvoir construire une nouvelle forme de bâtiment logistique à cette occasion.
Ce bâtiment s’étend sur 45 000 m², dont 30 000 m² dévolus à l’activité productive au niveau du sol et 15 000 m² en sous-sol occupés par un commerce professionnel. À cela s’ajoutent 10 000 m² historiquement dévolus à des activités de bureaux et qui accueillent aujourd’hui des organismes de formation et d’autres types de fonctions urbaines. Sur le toit, une ferme urbaine de 6 000 m² a été installée ainsi que des terrains de sport.
Le terminal ferroviaire affiche une longueur de 340 mètres. Il peut donc accueillir un demi-train de 600 mètres de long, le bâtiment disposant d’une voie de réserve ferroviaire qui jouxte le réseau ferré. Le bâtiment est doté de deux ponts roulants que nous avions fait installer dès l’origine, dans une logique d’utilisation dans le cadre d’un mode de transport combiné.
Ce bâtiment n’accueille aucun train de marchandise aujourd’hui. Il est idéalement situé pour pouvoir contribuer à la décarbonation des flux. Même sans trafic ferroviaire, il n’est pas inutile. Et d’ailleurs, il est toujours prévu que des trains finissent par s’y arrêter. Nous avons fait en sorte de mutualiser l’utilisation du site, en faisant notamment intervenir une filiale de La Poste. Celle-ci exploite la moitié du terminal ferroviaire, sur environ 7 000 m², dans le cadre d’une activité de distribution de colis par des véhicules propres. Du reste, ce bâtiment, qui a été développé en co-investissement avec Haropa-Ports de Paris et la Banque des territoires a récemment fait l’objet d’un rachat des parts de la Caisse des Dépôt par La Poste Immobilier afin d’y réaliser un hub postal pour le nord parisien.
Pourquoi le retard du développement du trafic ferroviaire sur le site ? La première famille de raisons est que nous assistons, de manière générale, à une perte de compétences en matière de fret ferroviaire en France, phénomène combiné à des désinvestissements dans l’infrastructure ferroviaire et à la priorité accordée au transport de voyageurs – en l’occurrence ce site est rattaché au réseau ferré nord, un des plus saturés de France. S’ajoutent à cela des raisons spécifiques. Dans la mesure où il s’agit d’un site de distribution urbaine, la fiabilité des marchandises transportées entre en ligne de compte. Des coûts supplémentaires sont inhérents à l’utilisation du terminal ferroviaire puisque, comme je l’ai dit, ce terminal ferroviaire est doté d’une voie de réserve.
Je n’ai pas encore évoqué une spécificité du bâtiment : l’ensemble des manipulations logistiques sont couvertes, de manière à limiter les nuisances sonores pour le quartier récemment construit autour du site. La pose de cette couverture a représenté un coût de plusieurs dizaines de millions d’euros. Cette innovation se retrouve sanctionnée par la fiscalité : le bâtiment est soumis à différentes taxes, notamment la taxe sur le foncier bâti, la taxe annuelle sur les bureaux en Île-de-France et la taxe pour la création de bureaux et de commerces en Île-de-France. Ces frais sont refacturés aux exploitants de la gare ferroviaire, ce qui pèse dans leur compte de résultat. SOGARIS avait décidé de garder à sa charge ces coûts à titre transitoire, de manière à favoriser l’émergence de l’offre, mais cela n’a pas suffi.
La problématique de la fiabilité est essentielle. Elle constitue d’ailleurs un élément de risque assez significatif pour les acteurs qui verraient en ce site une alternative à la route. Il existe aujourd’hui une offre fluviale concurrente. Des acteurs tels que Franprix ou Ikea ont choisi de s’approvisionner par voie fluviale. Ils ont donc trouvé d’autres alternatives à la route que le chemin de fer. Le manque de fiabilité, en lien avec la faible disponibilité des sillons sur le réseau ferré et avec le sous-investissement dans les infrastructures ferroviaires, affecte la qualité de l’offre ferroviaire. Cette problématique est d’autant plus prégnante que les acteurs avec qui nous avons discuté nous avaient demandé de réfléchir à des alternatives dans l’hypothèse où la voie ferroviaire deviendrait inopérante. Nous nous étions alors rendu compte que l’offre routière assurantielle était moins onéreuse que la principale voie d’approvisionnement par le train.
Les coûts supplémentaires, qui correspondent notamment aux coûts d’approche, et les contraintes qui poussent les chargeurs à essayer de constituer des trains de plus de 600 mètres de long pour mieux absorber leurs coûts fixes sont un autre frein. Après avoir cherché à travailler avec un chargeur en particulier, le conseil d’administration de la SOGARIS a changé son fusil d’épaule, cherchant plutôt à identifier des zones amont où un ou plusieurs chargeurs potentiellement intéressés par ce service pourraient être identifiés.
J’en viens aux préconisations. Tout d’abord, la composante prix semble essentielle, particulièrement pour les acteurs de la distribution urbaine. Par ailleurs, la fiabilité risque de ne pas être au rendez-vous avant la réalisation d’investissements de long terme. Nous devons donc trouver les arguments pour convaincre les acteurs de prendre le risque de basculer vers une alternative à la route. La fiscalité me semble être un frein à l’utilisation de ce type de modèle, tout comme la lisibilité tant de la réglementation que des politiques publiques. La logistique est gouvernée par le court terme : bon nombre d’acteurs concluent des contrats pour des courtes durées – un ou deux ans. Il est donc difficile d’envisager des investissements de très long terme, sauf à jouir d’une vision claire.
J’insisterai tout particulièrement sur mon dernier point : Chapelle International constitue certes une innovation, mais c’est un site isolé. Si d’autres terminaux de ce type ne se développent pas, nous aurons du mal à faire arriver des trains de marchandises en ville. SOGARIS souhaite donc pouvoir développer d’autres terminaux ferroviaires sur la base du même modèle, en prévoyant dans ces projets une activité dans l’attente de l’arrivée des premiers trains puis d’une transition vers le modèle ferroviaire. Comme le GNTC, nous constatons que nous manquons de terminaux modernes, bien équipés et bien localisés, qui seraient susceptibles de favoriser le déploiement à terme d’une offre ferroviaire de grande qualité.
M. le président David Valence. J’aimerais tout d’abord que vous reveniez sur le plan de financement de Chapelle International, qui était de l’ordre de 80 millions d’euros. Ce projet était très soutenu politiquement, notamment par Mme Anne Hidalgo, la maire de Paris ; ne voyez-vous pas dans ce projet l’exemple type de l’insuffisance de la seule volonté publique à engendrer le développement du fret ferroviaire ? Ne pensez-vous pas que des travaux préparatoires soient nécessaires au niveau des chargeurs et des entreprises ferroviaires, et que dans le cas contraire, des investissements de ce type seraient voués à l’échec ? Enfin, j’aimerais savoir quelles plates-formes parmi celles que vous gérez sont connectées à un mode massifié.
M. Jonathan Sebbane. Le plan de financement avoisinait effectivement les 80 millions d’euros. 5 millions d’euros ont été déployés dans le cadre d’un programme d’investissement d’avenir (PIA), le complément étant pris en charge par la Banque des territoires, SOGARIS et Haropa-Ports de Paris dans le cadre d’un emprunt commun. Cette opération est rentable du point de vue strictement économique dans la mesure où, dans le cadre de l’analyse annuelle de notre patrimoine, des experts indépendants ont valorisé Chapelle International à hauteur de 150 millions d’euros. Comme je vous l’expliquais, nous avons fait en sorte de pouvoir louer une partie du terminal ferroviaire à une filiale de La Poste. D’ailleurs, à la fin de 2021, La Poste est entrée au capital de la société porteuse de ce projet afin de pouvoir valoriser à son propre compte les activités qu’elle y effectue. Les revenus de SOGARIS sont issus des loyers et ces derniers lui permettent de lever sa dette dans les conditions prévues par le conseil d’administration. En dépit de son statut de SEM, SOGARIS ne bénéficie pas de subventions publiques.
Quant à la force du volontarisme public, j’aimerais tout d’abord souligner que le terminal ferroviaire est conforme, sur le plan technique, aux attentes des opérateurs ferroviaires et des commissionnaires de transport. Il a été développé avec l’appui d’un certain nombre de ces acteurs et nous avons continué d’échanger avec eux depuis lors. Pour autant, les discussions que nous avons menées avec divers prospects ont mis en lumière leur principal foyer de réticences : le manque de fiabilité, qui est fondamentalement lié à la qualité du réseau entre Chapelle International et sa gare amont.
M. le président David Valence. J’ai bien entendu que la rentabilité du projet était liée à la présence de l’enseigne Métro, des acteurs que vous avez cités, et de deux centres de données sur le site. En l’occurrence, il n’existe pas de polémique quant à l’usage des deniers publics puisque ce projet n’a pas généré de pertes. En revanche, ce qui était à l’origine un projet de terminal logistique ferroviaire dans une logique de décarbonation ne contribue pas à la décarbonation : sur le plan environnemental, ce projet est un échec. Vous invoquez des problématiques de fiabilité du réseau et de disponibilité de sillons. Pourtant, il y a dix ans, ces éléments étaient connus. Je sais que ce projet a été développé en partenariat avec SNCF Immobilier. À vos yeux, les informations qui vous avaient été données à l’époque sur la fiabilité et sur la disponibilité des sillons étaient-elles exactes ?
M. Jonathan Sebbane. Je ne saurais dire si des informations inexactes ont été communiquées en amont étant donné que je n’ai pas participé à cette phase. Force est néanmoins de constater que la difficulté à faire fonctionner le site ferroviaire est principalement d’ordre opérationnelle. J’ajoute qu’il avait été proposé aux collectivités locales d’exonérer la structure des taxes que j’ai citées. Des amendements avaient été proposés en ce sens dans le cadre du débat sur les lois de finances en 2018 et en 2019 mais ces amendements avaient été rejetés.
Pour répondre à votre dernière question, tous nos sites ne sont pas connectés au réseau ferroviaire, tant s’en faut. Il existe d’ailleurs de nombreux entrepôts en France qui sont reliés au réseau ferré mais au moyen de connexions qui ne sont plus opérationnelles aujourd’hui faute d’entretien. Pour autant, SOGARIS a récemment acquis un site à Bonneuil-sur-Marne, au niveau du port, et a réactivé la connexion ferroviaire. Depuis début septembre, un train opéré par Carrières de l’Ouest y circule.
M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Vous avez évoqué une dimension tout à fait particulière de la logistique urbaine. Ses caractéristiques en termes de fret sont spécifiques par rapport à celles que nous avons rencontrées durant nos précédentes auditions. Vous faites part de l’absence d’infrastructures comparables dans d’autres métropoles.
Cela me conduit à une question sur les services express régionaux métropolitains qui ont vocation à se développer d’ici une quinzaine d’années. La question de la marche en avant opposant le transport de voyageurs au fret ferroviaire a été posée. Vous avez fait référence au réseau, qui est au cœur des métropoles, et aux prix, qui sont encore plus significatifs pour la distribution urbaine. Comment pensez-vous que certaines contradictions pourraient être surmontées afin de faire en sorte que le fret ferroviaire puisse parvenir jusqu’à l’avant-dernier kilomètre dans les métropoles françaises ? Cette question est reliée à un enjeu : la décarbonation de l’approvisionnement des marchés de consommation métropolitains. Cette question a déjà été soulevée ici, y compris par certains acteurs du transport ferroviaire. Avez-vous une position à partager sur ce sujet, riche de votre expérience, et sachant qu’il faudra bien concevoir des infrastructures comparables autour des grandes métropoles ?
M. Jonathan Sebbane. Je souligne à nouveau que mon regard est celui d’un professionnel de l’immobilier plus que de la mobilité. Tout d’abord, je constate une préoccupation liée à la gestion de l’ensemble des flux de marchandises qui irriguent les grandes métropoles. Cela renvoie à l’enjeu de la décarbonation mais pas seulement : il s’agit aussi de décongestionner le réseau routier. De plus en plus de grandes métropoles réfléchissent à des politiques publiques d’encadrement de la circulation des marchandises sur leur territoire. S’ajoutent à cela des contraintes réglementaires, avec la mise en place de zones à faibles émissions (ZFE). D’évidence, la prise de conscience de cette problématique progresse et l’on assiste à l’émergence de politiques publiques en la matière. La Ville de Paris semble être en avance d’une dizaine d’années par rapport à ses consœurs. C’est notamment elle qui la première a mis en place une charte associant notamment acteurs privés et acteurs publics, qui lui a permis de faire évoluer son plan local d’urbanisme et de mettre au point une stratégie en matière de logistique urbaine sur son territoire. Je pense que d’autres métropoles s’en inspirent aujourd’hui.
Au-delà des politiques publiques, les métropoles réfléchissent aujourd’hui à la création d’outils qui leur permettront de déployer les politiques publiques. La principale problématique consiste à développer des bâtiments qui favorisent la décarbonation des flux. Un outil public-privé d’intérêt général comme celui de SOGARIS est à ce titre intéressant puisqu’il permet de développer des bâtiments avec une vision de long terme, de répondre à l’enjeu de l’économie productive, et qu’il fait tout cela au service des collectivités, des territoires et de leurs politiques publiques, ce qui par construction n’est pas le cas des investisseurs privés, qui poursuivent d’autres objectifs.
Mon troisième constat est que la problématique de l’alternative à la route est un enjeu essentiel. Cette préoccupation est commune à l’ensemble des métropoles qui se penchent sur le sujet. Plusieurs options peuvent être imaginées. L’utilisation des voies fluviales apparaît comme une priorité absolue pour bon nombre d’acteurs. Elle est plus facilement mobilisable en tout cas et elle permet d’obtenir des résultats à court terme – même si les dernières tendances n’étaient pas forcément les meilleures. L’autre enjeu consiste à réactiver les faisceaux ferroviaires disponibles sur le territoire des métropoles pour favoriser l’acheminement des marchandises et notamment dans le cadre de la distribution urbaine.
En l’espèce, je répète que le développement de ce fret ferroviaire implique le développement de terminaux ferroviaires au niveau du dernier kilomètre, le tout en intégrant les problématiques inhérentes à la distribution urbaine : fiabilité, délais et coûts – du fait de la longueur limitée des trains.
Je ne suis pas compétent pour répondre à votre question sous l’angle de la mobilité et du réseau. Sur le plan immobilier, l’enjeu me semble être le développement de terminaux ferroviaires urbains capables de réceptionner les trains de marchandise et d’organiser la distribution de ces dernières dans l’ensemble de l’agglomération.
M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Je ne cherchais nullement à mettre en cause vos constats, qui sont d’ailleurs partagés par l’ensemble des membres de la commission, mais plutôt à souligner que pour des projets de ce type, l’association très large – y compris parfois au capital – avec des acteurs privés intéressés au premier chef par le développement de ces terminaux ferroviaires, est peut-être une lacune de ce projet. J’établis un parallèle avec les infrastructures portuaires. Et effectivement, comme vous le souligniez, le transport fluvial est considéré comme une alternative au transport routier tant à Paris que dans d’autres métropoles, en particulier dans le cadre de la logistique du dernier kilomètre.
Mme Sophie Blanc (RN). Il est vrai que la Ville de Paris a nourri des ambitions très fortes sur ce projet. Il s’agit d’un investissement de 80 millions d’euros et le terminal ferroviaire occupe à lui seul une surface de 15 000 m². Ce projet était censé faire disparaître des routes quelque 44 000 camions, avec un effet bénéfique sur le trafic, le bruit, la pollution. Tel était à tout le moins l’objectif mentionné par Anne Hidalgo lors de son discours inaugural. Or force est de constater qu’aucun train n’a jamais été accueilli par cette gare.
L’idée de transporter par voie ferrée des marchandises venant du Pas-de-Calais ou du Val-d’Oise jusqu’à Paris était potentiellement intéressante. J’aimerais revenir sur les raisons de l’échec. Vous en avez évoqué de nombreuses mais finalement, les acteurs ne préfèrent-ils pas simplement le fleuve ou la route au chemin de fer parce qu’ils y voient des solutions moins onéreuses ? Ce lieu abrite aujourd’hui d’autres projets – un centre logistique de la Poste, un centre de données, une ferme urbaine, etc. La seule partie du projet qui n’a pas fonctionné est la gare ferroviaire, qui en était pourtant la principale composante.
J’aimerais savoir si des études ont été réalisées avant de dépenser ces 80 millions d’euros, dont une partie est d’origine publique. Pour la LGV, par exemple, des études très onéreuses ont été menées pendant des années. Vous n’avez pas fait mention d’études sur l’intérêt ou la faisabilité de ce projet. Peut-on construire une gare sans étude préalable ?
La problématique des terminaux ferroviaires a-t-elle été prévue à l’origine ?
J’ai par ailleurs été surprise en vous entendant dire que ce projet était fondé sur des promesses d’amendements pour alléger la fiscalité. S’agissait-il de promesses en l’air, ou gribouillées sur un bout de papier ?
M. Thomas Portes (LFI-NUPES). J’ai eu la chance de visiter cette structure il y a quelques semaines. Elle est malheureusement qualifiée de « gare fantôme ». Vous essayez d’identifier des acteurs qui seraient potentiellement intéressés à l’idée d’acheminer des marchandises vers votre gare, mais avez-vous engagé une réflexion commune avec les commerciaux de Fret SNCF en vue d’établir une stratégie ? Avez-vous des commerciaux qui puissent offrir votre service ?
M. le président David Valence. On peut élargir la question à d’autres acteurs du fret ferroviaire que Fret SNCF.
M. Jonathan Sebbane. Le projet a été conçu dès son origine avec un double objectif. À l’époque de son lancement, vers 2010, la Ville de Paris et la SNCF ont souhaité revaloriser ce qui était alors une friche ferroviaire. L’objectif porté par SNCF Immobilier était de construire un bâtiment capable de contribuer à l’approvisionnement en marchandises par le rail. C’est dans cette optique que la consultation avait été lancée par la SNCF et la Ville de Paris.
Le bâtiment est le premier construit d’une zone d’aménagement concerté. Un nouveau quartier a été construit aux alentours, comprenant aussi bien des logements que des immeubles de bureaux ou des commerces. Ce bâtiment était donc également censé participer à l’essor de ce nouveau quartier. Il devait abriter des activités productives sans pour autant apporter de nuisances au voisinage. C’est la raison pour laquelle la halle de fret et le commerce professionnel sont situés le long de la voie ferrée et que d’autres espaces ont été construits côté rue. Il s’agissait initialement de bureaux mais on y trouve d’autres acteurs aujourd’hui. La plupart des surfaces sont occupées, avec notamment des activités de formation, des équipements sportifs, et France Terre d’asile vient de s’installer. Le Premier ministre est d’ailleurs venu visiter le site à l’époque.
Enfin, l’une des spécificités est que le bâtiment jusqu’à sa toiture appartient à SOGARIS mais que le volume d’air au-dessus reste la propriété de la Ville de Paris. Elle y a développé une ferme urbaine et des terrains de sport et gymnases accessibles aux écoles.
Par rapport à l’ambition initiale, le projet répond donc au besoin de préserver la connexion ferroviaire. Le bâtiment est capable d’accueillir des trains même si le trafic est nul aujourd’hui. Cette spécificité nécessitait de concevoir une halle sans poteaux, plus coûteuse à construire qu’une halle classique. Par ailleurs, ce bâtiment contribue à l’animation urbaine de ce nouveau quartier et remplit pleinement son rôle à cet égard.
Si j’ai fait état de « promesses », je retire ce terme. En réalité, nous avons cherché, en lien avec la Ville de Paris et les services ministériels, à identifier les freins supplémentaires au fonctionnement d’un train sur le site. D’où l’idée de chercher à alléger la fiscalité. Comme je vous l’ai expliqué, le bâtiment est couvert, et dès lors il est assujetti à diverses taxes. Si une gare à ciel ouvert avait été construite à la place, la fiscalité aurait été plus légère. La couverture du site participait d’une logique de limitation des nuisances. L’argumentation pour solliciter ces allégements fiscaux était articulée autour d’une logique de double peine. C’est l’esprit dans lequel des amendements de loi de finances ont été présentés par des députés et sénateurs.
Je répète une nouvelle fois que nous sommes un acteur de l’immobilier et que nous avons travaillé sur ce projet en partenariat avec des opérateurs ou des commissionnaires de transport ferroviaire, qui sont les mieux à même de commercialiser une navette ferroviaire. C’est dans ce contexte que nous avons travaillé avec le locataire du site dont nous estimions qu’il était le plus susceptible d’utiliser ce terminal pour ses approvisionnements. SOGARIS s’est tourné vers un acteur de transport qui était chargé des travaux préparatoires à la commercialisation : réservation des sillons auprès de SNCF Réseau, élaboration de tarifs, etc. Nos efforts n’ont malheureusement pas permis que des trains accostent dans notre bâtiment. Nous nous sommes alors directement adressés à des opérateurs de fret ferroviaire – dont Fret SNCF mais pas seulement – mais nos démarches n'ont donné lieu à aucun résultat probant. Nous considérons aujourd’hui que nous ne sommes pas les mieux placés pour démarcher commercialement des chargeurs. En avril dernier, le conseil d’administration de SOGARIS a validé une nouvelle stratégie qui consiste à travailler avec des territoires logistiques qui accueillent divers chargeurs. Nous avons identifié notamment les Hauts-de-France et la région Grand Est. Certains acteurs de ces territoires sont d’ailleurs structurés en associations. L’objectif est d’identifier plusieurs acteurs qui seraient susceptibles d’utiliser notre offre de manière commune.
La difficulté à exploiter le site ne tient pas seulement à la qualité de la connexion ferroviaire entre Chapelle International et le réseau mais également à la qualité de connexion en amont. L’un des freins que nous avons rencontrés avec un acteur qui est devenu entre-temps locataire du site est que la connexion amont, de par les contraintes de l’utilisation de l’ITE, ne permettait pas d’y faire passer du trafic ferroviaire de manière optimale.
Enfin, au sujet des études, j’ignore ce qu’il en est avant 2010 mais, après avoir échoué à lancer notre navette ferroviaire, nous avons lancé une étude avec un cabinet pour pouvoir identifier les conditions de succès de la mise en place d’une navette ferroviaire. Elle a été présentée au conseil d’administration de SOGARIS et c’est sur la base de ses conclusions que nous avons restructuré la feuille de route de la SEM, considérant que la meilleure approche n’était pas d’identifier un chargeur mais des territoires amont avec lesquels nous pourrions identifier des chargeurs potentiellement intéressés par notre infrastructure.
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La commission procède à l’audition de Mme Isabelle Besse et de M. Julien Kubiak, réseau de recherche Ferinter.
M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous avons débattu tout à l’heure des limites du volontarisme public lorsqu’il s’agit d’intervenir sur un secteur d’activité économique. Nous avons bien vu que ce genre de politique ne pouvait pas fonctionner sans la mobilisation des acteurs concernés et sans l’intérêt des clients. Avec cette deuxième audition, nous passons de l’économie à la sociologie, une discipline très différente. Nos débats seront concentrés sur des études réalisées auprès de salariés de Fret SNCF. À plusieurs reprises, y compris lors des échanges avec le groupe public ferroviaire, la question de l’incidence des réorganisations successives de Fret SNCF sur la santé au travail et le sens au travail a été déjà évoquée. Ce genre d’enjeu existe plus généralement pour toute entreprise publique ou privée connaissant une restructuration. Nous avons interrogé les anciens dirigeants du groupe public ferroviaire à ce sujet.
Je souhaite la bienvenue à Mme Isabelle Besse et à M. Julien Kubiak, docteurs en sociologie, universitaires et membres du réseau de recherche Ferinter. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.
Vous avez l’un et l’autre consacré votre thèse de sociologie aux salariés de la SNCF et aux tensions auxquelles ils sont soumis. Madame Besse, votre thèse est intitulée : « Les conflits de cadres à Fret SNCF (2010-2015) – sociologie d’une lutte pour la construction de sens ». Monsieur Kubiak, votre thèse est intitulée : « La “managérialisation” de la prévention des risques professionnels en entreprise – Enquête parmi les préventeurs de la SNCF ». Vous avez tous deux mené vos travaux au sein de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
Je dois mentionner également un article que vous avez cosigné en 2021 dans l’ouvrage collectif La SNCF à l’épreuve du XXIe siècle et qui est intitulé « “Moderniser” Fret SNCF, au prix d’une perte des savoirs de métier et d’un risque pour la sécurité ».
Nous aimerions que vous nous présentiez vos observations sur la façon dont les personnels de l’entreprise ont pu vivre les évolutions des vingt dernières années, en relation avec les grands thèmes qui occupent notre commission d’enquête, à savoir : l’ouverture à la concurrence dans les années 2000 ; le déclin structurel du fret ferroviaire depuis un demi‑siècle ; les perspectives de relance dans le cadre de la transition écologique – mais force est de constater, comme nous l’avons vu au cours de nos auditions, que ces aspects n’ont été considérés que tardivement, à la fin des années 2000 et surtout ces cinq dernières années – ; le plan de discontinuité présenté par le Gouvernement pour parer à des sanctions possiblement létales de la Commission européenne envers Fret SNCF – ce plan suscite une forte inquiétude chez les « fretteux », comme on les appelle souvent.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Isabelle Besse et M. Julien Kubiak prêtent serment.)
Mme Isabelle Besse, réseau de recherche Ferinter. Comme vous l’avez souligné, j’ai réalisé une thèse chez Fret SNCF. Entre 2012 et 2015, j’ai partagé le quotidien de cadres de la direction à laquelle j’étais rattachée et j’ai pu constater des divergences entre cadres sur les transformations à la SNCF, appelées « modernisation ». C’était effectivement le titre du sujet de ma thèse : les conflits de cadres.
Ce management consiste à importer un management de type standardisé et reproduit par un grand nombre d’entreprises en France à partir des années 1980-1990. Il a pour nom « modernisation », « lean management » ou « gestion ». Fret SNCF était le laboratoire d’essai pour l’importation de ces méthodes.
Ce mode de management est diffusé notamment par les cabinets de conseil et les éditeurs de logiciels. Il est présenté comme performant et rationnel et tend à gérer tout à partir de la quantification des éléments de la réalité. Or sur le plan empirique, ces modèles de management ne tiennent pas leurs promesses. Dans le cas de Fret SNCF, des cadres cheminots s’inquiétaient que l’entreprise se fixe des objectifs de baisses d’effectifs en termes de pourcentage à répartir par unité de production sans tenir compte des réalités de terrain. Les cadres cheminots avaient la particularité d’avoir dû passer par les métiers du terrain, ce qui leur permettait de saisir les réalités de terrain pour mieux commander les équipes. Ces normes avaient de moins en moins court depuis que la modernisation de l’entreprise avait été engagée.
Les cadres passés par le terrain constatent que ces objectifs et modes de réorganisation – imposer une réduction des effectifs de 5 ou 10 % dans une unité de production donnée – dégradent la qualité de service, la sécurité ferroviaire, la santé au travail, font augmenter l’absentéisme, lequel dégrade à son tour la qualité de la production si bien qu’un cercle délétère s’installe qui empêche le fret de se redresser. Le climat est mortifère : travailler dans une entreprise qui va de plus en plus mal est particulièrement délétère. Rien n’est fait pour que cela aille mieux, ce qui fait que travailler dans ce type d’environnement est très désespérant.
Ces cadres se demandent pour qui travaillent des dirigeants qui ont un pied à la SNCF et l’autre dans une entreprise de transport routier, ou bien un pied dans une entreprise publique et l’autre dans une filiale privée. Ils y perçoivent des conflits d’intérêts.
Or dans le même temps j’ai pu observer que l’organisation mettait tout en œuvre pour étouffer le questionnement des choix de l’entreprise et de la méthode de management. La direction muselle l’opposition par diverses méthodes que je détaille dans ma thèse. Au niveau des agents de terrain, elle recourt au chantage à l’emploi. Les cadres sentent qu’il vaut mieux se taire s’ils ne veulent pas être « placardisés » et une partie des organisations syndicales qui se font les porte-parole du terrain sont stigmatisées. La CGT, qui était majoritaire, n’est plus consultée véritablement par la direction.
Cette dernière est occupée pour une grande partie de son temps à communiquer sur son travail. On peut l’analyser comme une falsification de la réalité.
En tant que sociologue, je suis intriguée comme d’autres par la persistance de ces grands modèles de management et d’organisation. Ils perdurent en dépit de nombreuses preuves empiriques qu’ils génèrent des contre-performances, que ce soit en termes économiques ou humains. Le cas de Fret SNCF soulève la question essentielle de la reproduction de modèles d’organisation standardisés qui sont à bout de souffle en 2023 puisque les preuves empiriques s’accumulent contre eux. On peut dès lors s’interroger sur la socialisation des décideurs : est-ce qu’ils se confortent entre eux à propos de ces fausses performances ? Est-ce que ces modèles sont plébiscités parce qu’ils facilitent le processus de décision ?
M. Julien Kubiak, réseau de recherche Ferinter. Comme Mme Isabelle Besse, j’ai effectué ma thèse de doctorat en convention industrielle de formation par la recherche. J’ai ainsi travaillé à la SNCF pendant plus de trois ans en tant que salarié. Dans mon cas, c’était entre 2008 et 2010. À la suite de cela, je suis devenu consultant en santé au travail et j’ai notamment été conduit à conduire des expertises pour les CHSCT – comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – des établissements de fret. Mon exposé s’appuie sur ces deux expériences.
Ma thèse met en lumière comment le travail de prévention des risques professionnels se décompose en trois dimensions : la première vise la prévention des risques juridiques et normatifs liés à la santé et à la sécurité au travail ; la seconde vise la prévention du risque social ; c’est seulement la troisième qui vise la prévention des risques professionnels proprement dits.
Le travail de prévention, dans ce dernier cas, repose sur la promotion des précautions et des savoirs de prudence auprès des travailleurs. C’est aussi seulement dans cet aspect du travail préventif qu’il convient d’agir en amont des projets de transformation de l’organisation pour éviter les risques.
Bien évidemment, ce travail s’inscrit dans le cadre des exigences légales du code du travail.
Les nombreuses observations – entretiens semi-directifs, analyse de documents internes, etc. – montrent que les dispositifs visant à prévenir les accidents et maladies professionnelles ont progressivement été détournés de leurs objectifs initiaux afin de repérer et de neutraliser les ressorts de la mobilisation collective. C’est ce qu’il faut entendre par risque social : l’identification et l’action sur les irritants. Tout cela s’inscrit se retrouve dans la littérature, par exemple dans Le Management du risque social de Labbé et de Landier publié en 2005. L’idée est qu’en remplaçant le débat autour de la souffrance au travail par celui centré sur la qualité de vie au travail, il est possible de prévenir les conflits sociaux. La qualité du dialogue social est alors mesurée par l’évolution du nombre de journées de grève. Maîtriser le risque social participe ainsi à l’amélioration du bien-être au travail.
Cette managérialisation de la prévention des risques professionnels a été mise en œuvre suite aux grèves de 1995 et elle a pris une dimension très particulière dans les années 2000 avec l’ouverture progressive à la concurrence, la réorganisation du groupe SNCF et la fin du régime spécial des cheminots – statuts et retraite. En ce sens, Fret SNCF était un terrain d’essai du fait du risque accru de grèves engendré par les réformes dès le début des années 2000, et donc dès le début de l’ouverture à la concurrence.
Ce travail de thèse soutenu en 2016 a été suivi d’interventions pour les CHSCT de la SNCF en tant qu’expert en santé au travail, notamment dans le cadre de projets de réorganisation du fret dans les établissements des Hauts-de-France. Ce travail s’inscrit dans une réflexion globale sur l’avenir du rail au sein de l’association Ferinter-International Railway Studies, dont Mme Besse et moi faisons partie.
Historiens, sociologues et experts spécialistes du chemin de fer s’accordent pour présenter la sécurité du personnel et la sécurité ferroviaire comme les deux faces d’une même pièce : on ne peut envisager l’une sans l’autre. Or les cheminots sont exposés depuis trop longtemps à des risques pour leur santé physique et mentale. Dans un contexte de risque continu, d’urgence, les décisions organisationnelles ont été sources d’insécurité permanente pour les agents du fret. Ces décisions et politiques managériales peuvent devenir harcelantes pour les cheminots les plus investis. Ce sont eux les plus exposés au risque d’épuisement professionnel.
Le déclin de l’activité de fret s’est traduit par une réduction massive des effectifs, de l’ordre de 50 %. Les moyens ont également été limités dans l’optique d’une rationalisation du travail, ce qui s’est traduit par une dégradation de l’outil industriel. Victimes et témoins impuissants de cette dégradation de leurs conditions de travail, les cheminots du fret souffrent particulièrement de la vétusté de certains triages, dont l’état des voies présente des risques de déraillement même à faible vitesse.
Il faut prendre la mesure des effets sur la santé d’une chasse aux coûts permanente, sans redressement de l’activité. Cela touche tous les métiers du fret, y compris les cadres, qui sont en tension permanente entre cette injonction de réduction des coûts et celle des critères de qualité défendue par leurs équipes et par eux-mêmes. Il s’agit d’un conflit de valeurs douloureux, qui plus est lorsqu’il est difficile d’en parler du fait des risques pour leur carrière. L’espace mobilité emploi (EME) de la SNCF, sorte de Pôle Emploi interne, s’est rempli de cheminots du fret à qui les autres établissements n’avaient pas de poste à proposer. Les agents rencontrés témoignent de ce rejet, de cet isolement en interne. Dans un établissement de matériel où j’étais intervenu en tant que doctorant, je me souviens d’une tâche particulièrement pénible et ingrate de démontage de wagons plats en extérieur, qui était réservée exclusivement aux cheminots venus du fret.
Rendus co-responsables d’une dette qui plombe les comptes du groupe, les cheminots du fret connaissent depuis vingt ans les effets d’un sentiment d’injustice, de déclassement, de qualité empêchée. Au moment où l’accélération du dérèglement climatique exige une réponse audacieuse sans précédent et où l’avenir du fret ferroviaire en France est incertain, il me paraît indispensable de mettre en débat ce que les dirigeants successifs de la SNCF présentent comme l’âme du cheminot : la sécurité. Comment imaginer l’avenir du fret sans penser à la transmission des connaissances et savoirs de prudence qui garantissent la sécurité des trains et des personnes ? Je pense en particulier aux trains transportant des produits chimiques ou radioactifs. Les métiers du fret ont été pensés et coordonnés pour garantir la sécurité ferroviaire. Cela dépasse les frontières du fret dans la mesure où la sécurité implique les infrastructures. Or les conducteurs de train de fret doivent composer avec les travaux de régénération des voies, effectués de nuit comme vous le savez.
Depuis des années, chaque train recouvre un enjeu stratégique : perdre un client est à éviter à tout prix. Il est dit et répété aux agents que perdre un client comme ArcelorMittal, par exemple, pourrait, par effet domino, mettre fin à Fret SNCF. C’est de cela dont témoignent les cheminots rencontrés sur site. C’est avec cette pression constante que ces agents travaillent depuis vingt ans. En conséquence, les cheminots sacrifient leur santé pour maintenir le peu d’activité restant dans l’espoir d’un renouveau si souvent promis mais jamais tenu.
Le rail n’est pas une activité aisément malléable, il s’agit d’un système sociotechnique complexe dans lequel les hommes qui y sont affectés doivent être considérés comme des pivots, comme une ressource et non comme une faille ou un coût. La coopération des cheminots au sein d’une même structure intégrée est l’une des conditions nécessaires au développement et au maintien d’une culture effective de la sécurité partagée. C’est cela qui fait le sens du travail, qui fait l’identité du cheminot et c’est cette voie qu’il s’agit de préserver pour l’avenir.
En se privant d’une partie de ses agents de conduite et en séparant gestion capacitaire et maintenance, le projet prend le risque d’introduire une nouvelle complexité dans une organisation usée par une succession de projets pensés hors sol qui ont montré leur non-pertinence, à commencer par la séparation des infrastructures et de l’exploitation en 1997.
La santé des cinq mille cheminots du fret est en jeu mais pas seulement. Ces professionnels du fret ont compris bien avant nous l’intérêt du fret ferroviaire pour l’environnement. Ils définissent leur travail comme une mission de service public. Comment leur donner tort avec l’accélération de la crise climatique que nous vivons ? Je pense aux cheminots des Hauts-de-France qui observent chaque matin une autoroute A1 saturée par un mur de camions alors que les voies de chemin de fer sont désespérément vides.
Dans ce débat, la représentation du personnel doit prendre sa place mais elle a été considérablement affaiblie par la fin des délégués du personnel, comités d’entreprise et CHSCT en 2017. Cette représentation du personnel n’en demeure pas moins essentielle pour une compréhension complète de la situation. Les élus au comité social et économique (CSE) alertent la direction de l’entreprise depuis de nombreuses années sur les effets de l’exposition des cheminots du fret aux risques psychosociaux.
Dans le cadre de mes recherches universitaires mais aussi en tant que consultant en santé au travail, je ne peux que confirmer la présence de troubles psychosociaux chez ces agents. Les risques psychosociaux identifiés au fret et la durée d’exposition particulièrement longue engendrent des effets délétères sur la santé physique et mentale. Dans le contexte d’une menace vitale sur l’existence même de Fret SNCF, c’est la fin d’un mince espoir qui rendait le travail soutenable.
M. le président David Valence. Dans n’importe quelle entreprise, une succession de réorganisations est difficile à vivre. Cela s’applique aussi bien à une PME qu’à une grande entreprise. Changer de nom plusieurs fois, réorganiser ses activités, provoque de l’instabilité, voire de la perte de sens au travail. Cette problématique n’est donc pas spécifique à la SNCF. Dans certains pays, on voit la part du fret ferroviaire progresser et certains opérateurs sont à l’équilibre. C’est d’ailleurs le cas de Fret SNCF depuis 2021 ou 2022, alors que, dans les années 2000, les pertes étaient au moins équivalentes au chiffre d’affaires. Cette situation était invivable.
Actuellement, Fret SNCF représente 48 % de l’activité de fret en France. Avez-vous eu l’occasion d’effectuer des comparaisons avec des opérateurs de fret publics étrangers ? Existe-t-il des études similaires chez DB Cargo ou Lineas à l’époque où c’était encore un groupe public ? Lineas a d’ailleurs connu une transformation plus profonde que Fret SNCF. Je pense également à des acteurs de fret italiens ou à un acteur roumain qui fait l’objet d’une procédure européenne encore plus avancée que celle qui vise Fret SNCF. J’imagine que vous disposez de bases de comparaison, sachant que l’Allemagne compte de grands sociologues.
Avez-vous également cherché à établir une comparaison avec les autres opérateurs de fret présents en France ? On trouve parmi eux de petits opérateurs mais aussi des grands groupes. Je pense notamment à des filiales de DB Cargo et de Lineas. Avez-vous noté des difficultés similaires chez ces autres opérateurs ou bien avons-nous affaire à une problématique spécifique liée à la transformation de la SNCF en tant qu’ancien acteur monopolistique ?
Mme Isabelle Besse. Toutes les réorganisations sont certes difficiles mais ma question portait plutôt sur leur pertinence économique. Dans le cas de Fret SNCF, elles n’étaient pas pertinentes. J’étais dans des unités de production où la hiérarchie venait expliquer qu’il fallait réduire les effectifs de 10 %. Les experts du terrain leur répondaient qu’ils comprenaient les contraintes économiques mais qu’ils proposaient d’autres solutions pour améliorer la rentabilité. Ces arguments n’étaient pas entendus par la direction. La réorganisation était décidée de manière dogmatique, dans une logique affirmée d’avantager des filiales privées. Les cadres de direction de Fret SNCF, entreprise publique, ne se cachaient pas d’avantager la filiale VFLI – Voies ferrées locales et industrielles. Chez VFLI, les salariés étaient embauchés sous des contrats privés et donc sous un statut moins protégé. Aussi étaient-ils moins susceptibles d’exprimer des revendications ou de faire grève. Cela ne s’est pas vérifié. Les salariés de VFLI ont été traités avec moins de délicatesse que chez Fret SNCF. Le management s’est montré extrêmement dur à leur égard. Et pourtant, ils se sont aussi mis en grève. Nous avons affaire à un parti pris théologique arc-bouté sur la rationalité économique mais qui relève finalement de l’irrationnel. Des cadres cheminots ont pu constater l’absence d’envie de trouver des solutions pour que Fret SNCF soit rentable. Toutes les contre-propositions qu’ils ont présentées ont été rejetées.
Votre deuxième sujet n’était pas au cœur de ma thèse mais j’ai pu constater que le secteur s’est réorganisé en fonction de la volonté politique européenne de libéralisation. On retrouve des éléments communs entre les opérateurs et des questions comme la dette peuvent peser sur les statuts. Des chercheurs ont montré que les différences entre les pays dépendaient de la qualité et des composantes du dialogue social. En Allemagne par exemple, il a été possible de préserver des structures locales mais les effectifs ont tout de même été réduits. La libéralisation a été menée sans réellement tenir compte des différences de traitement entre la route et le fret ferroviaire. Cette problématique se pose à l’échelle européenne. Plus concrètement, le modèle qui a été mis en place n’est pas au niveau de performances qui avaient été promises. Le fret ne s’est guère redressé que dans des pays qui ont investi abondamment, par exemple la Suisse.
Je pense que ces modèles doivent être remis en cause car ils ne fonctionnent tout simplement pas.
M. le président David Valence. La France est le seul pays ayant libéralisé son secteur de fret ferroviaire à avoir assisté à un tel effondrement de la part modale du fret dans les années 2000. Dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, Belgique ou l’Italie, dans lesquels la part modale du fret était historiquement élevée, celle-ci s’est plutôt redressée ces dernières années. La situation en France est une singularité.
Mme Isabelle Besse. C’est parce que la libéralisation a donné lieu en France à des réorganisations complètement dogmatiques. Comme je l’expliquais, le prétexte de la dette et du contexte économique a été utilisé pour mettre en place un modèle dans lequel les salariés auraient peur de perdre leur emploi en faisant grève. Nous tombons presque dans l’irrationnel.
M. le président David Valence. Votre regard est aussi marqué par une grille d’analyse. Je sais que cela ne plaît pas à notre collègue Thomas Portes, mais nous avons reçu de nombreux chargeurs et le lien entre les grèves et la perte de confiance envers le fret ferroviaire est avéré. À moins qu’ils ne nous aient tous menti à ce sujet, c’est un fait que nous ne pouvons pas ignorer.
M. Julien Kubiak. Un autre fait est que le nombre de jours de grève décline. Il baisse depuis les années 1990.
M. le président David Valence. Dans une société où les acteurs économiques fonctionnent selon le modèle du « juste à temps », le fait que leurs wagons aient été bloqués pendant plusieurs jours a fait la une de l’actualité. Nous avons reçu des chargeurs de marchandises périssables pour qui l’allongement des délais de livraison revêt un enjeu particulier. Le droit de grève existe aussi dans les entreprises privées. D’où l’élargissement du doute à l’ensemble du secteur ferroviaire de la part des chargeurs. Nous l’avons entendu tellement souvent que nous ne pouvons pas nier ce phénomène au nom d’une idéologie quelconque.
Mme Isabelle Besse. J’entends que les chargeurs se sont plaints mais leur insatisfaction était-elle nourrie par les perturbations induites par les grèves ou bien par les aspects liés à la qualité de service ou au prix ? Les salariés n’étaient pas suffisamment nombreux pour tenir les délais. Ils en étaient les premiers meurtris : produire un travail de qualité est une condition de bien-être. Les réorganisations étaient basées sur une logique comptable – réduire les effectifs de 10 % –, et dans ces conditions il n’était plus possible de garantir une production de qualité ou un respect des délais, notamment pour les produits frais. Les dirigeants de Fret SNCF n’en tenaient pas compte. Les salariés se sont surtout mis en grève parce qu’ils estimaient ne pas être en mesure de réaliser le travail demandé et qu’ils craignaient de perdre leurs clients. Comme le disait M. Kubiak, les salariés essayaient de retenir les clients mais ils n’en avaient pas les moyens. Ces réorganisations ont rendu Fret SNCF incapable de tenir ses obligations.
M. Julien Kubiak. J’aimerais revenir sur la singularité du fret ferroviaire français et sur le lien entre souffrance au travail et crise. On peut effectuer trois types de comparaison.
Tout d’abord, on peut comparer le fret à d’autres activités de la SNCF et il se trouve qu’en tant que chercheur ou expert, j’ai pu effectuer une revue de toutes les activités. Or la souffrance n’était pas aussi aiguë dans les activités autres que le fret. Nous avons affaire ici à une crise qui s’installe dans le temps.
En deuxième lieu, il n’existe pas non plus d’exemple comparable dans le privé. Une entreprise privée qui aurait connu des pertes aussi importantes sur une aussi longue période aurait tout simplement disparu. C’est pour cela aussi que la crise des cheminots est singulière : ils ont été confrontés à un déficit de moyens sur le long terme. On ne trouve plus que trois ou quatre personnes dans certaines gares de triage qui en employaient autrefois cinquante. Les intérimaires jouent aujourd’hui le rôle de variable d’ajustement. Ceux qui ont intégré la culture du travail bien fait observent cela avec nostalgie et sont en proie à un stress chronique. Nous ne pouvons pas nous contenter de relier la souffrance à la crise. Nous avons affaire ici à une crise d’une durée exceptionnelle, amplifiée par l’esprit d’engagement des cheminots et leur attachement à leur métier. Cette crise est également liée à une forme de mépris, d’aucuns tenant – en interne comme à l’extérieur – les cheminots du fret comme responsables de la dette de la SNCF. Les organisations syndicales du fret ferroviaire n’ont pas la capacité de mobiliser des cortèges imposants dans les rues. Même si les chargeurs évoquent les grèves, ce n’étaient pas les cheminots du fret qui étaient en tête de cortège pendant les manifestations contre la réforme des retraites qui ont ébranlé tout le pays.
Enfin, si l’on effectue une comparaison au niveau international, au Royaume-Uni, les conflits sociaux de ces derniers mois ont été menés par des cheminots – des cheminots qui ont connu les deux modèles. Quant à la vitalité du fret ferroviaire allemand, elle est avant tout liée au tissu industriel. Donnez des chargeurs à Fret SNCF et vous constaterez une amélioration. Actuellement, les salariés n’éprouvent plus de plaisir à travailler. La souffrance au travail s’analyse aussi en tant que négation d’un plaisir. Les cheminots du fret éprouveraient du plaisir à constituer des trains qui rouleraient, arriveraient à l’heure et rapporteraient. Ce n’est pas le cas. C’est l’origine du problème.
Nous devons tenir compte de l’état des lieux qui a été établi par divers syndicalistes ou experts en santé au travail, et nous devons en tenir compte pour reconstruire.
Se pose aussi la question de la réhabilitation du matériel. Lorsque des équipements sont restés à l’abandon dans les gares de triage pendant des années, il devient presque impossible de les remettre en état, ou alors cela coûte des sommes considérables.
Les cheminots ont conscience de tout cela depuis le début des années 2000. Nous intervenons tous les deux pour le compte des CSE dans le cadre d’expertises en santé au travail dans différents mondes professionnels et nous avons donc suffisamment de points de comparaison pour pouvoir juger la situation du fret ferroviaire préoccupante. Malgré tout, les cheminots gardent espoir, y compris ceux qui sont entrés dans le métier il y a encore quelques années et qui sont peu nombreux.
M. le président David Valence. Je ne cherchais absolument pas à nier votre constat, qui est parfaitement établi, mais plutôt à considérer qu’une approche exclusivement malthusienne de gestion par les coûts avait conduit à une crise d’une ampleur particulière par rapport à d’autres entreprises.
Nous avons le sentiment que la situation tend à s’améliorer depuis deux ou trois ans. Ce secteur semble faire à nouveau l’objet d’attentions et du déploiement de moyens. Les cheminots que vous avez rencontrés l’ont-ils ressenti ? Vos recherches ont été menées dans une période d’incertitude et, à l’époque, l’articulation avec la transition écologique n’était pas complètement intégrée par les décideurs en charge de la réorganisation de Fret SNCF.
M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Au sein de cette commission, nous essayons d’intégrer un angle d’approche qui est celui de l’humain et de la trajectoire sociale de Fret SNCF. Nous devons le garder à l’esprit lorsque nous analysons la libéralisation et que nous en évaluons les conséquences.
Au cours de nos échanges, il sera peut-être intéressant que vous nous expliquiez plus en détail comment fonctionne ce « Pôle Emploi interne » de la SNCF. Je souhaite avant cela vous interroger sur la manière dont on peut reconstruire après un si long traumatisme. La question se pose d’autant plus dans le cadre d’un plan de discontinuité. Les salariés éprouvent de l’inquiétude quant au contrat social qui leur sera proposé par les nouvelles entités. Cinq cents emplois seraient prévus au sein de la SNCF pour reclasser les cheminots du fret. Comment pensez-vous que la reconstruction sera possible sur le plan social ? Quels sont les risques que vous identifiez ? L’incertitude quant au modèle économique de ces nouvelles entités ne risque-t-elle pas d’être anxiogène ?
M. Julien Kubiak. Pour ce qui est du transfert de 500 salariés et notamment de 280 agents de conduite du fret vers d’autres métiers de la SNCF, nous ne pouvons pas ignorer que la SNCF a fortement besoin de conducteurs de TER. La question consiste donc à imaginer les passerelles possibles pour que les conducteurs du fret puissent devenir conducteurs ou mécaniciens de TER. Les métiers ne sont pas identiques. Les conducteurs du fret n’ont pas choisi leur métier par hasard. Il y a plusieurs décennies, l’idée d’un parcours allant du fret au TGV en passant par le TER avait été introduite mais cette logique n’a plus cours. La conduite du fret présente des spécificités comme la conduite de nuit. Le transfert n’est pas du tout évident, que ce soit en termes de volontariat ou en termes de formation.
Pour ce qui est de la séparation entre le fret et la maintenance, comme je l’indiquais à la fin de mon intervention, les deux types d’acteurs doivent travailler ensemble dans le cadre des visites de sécurité. D’ailleurs, à l’époque de la séparation du groupe ferroviaire, l’idée était de rester une entreprise intégrée. En réalité, lorsqu’un groupe se retrouve scindé en plusieurs sociétés juridiques, des moyens de coopération et des circuits de communication doivent être imaginés pour les filières métiers qui agissent en interaction quotidienne. Cela crée de la complexité. Aujourd’hui, il est encore relativement aisé pour un aiguilleur d’opérer une visite technique avec un agent au sol et un agent de conduite et de confronter son point de vue aux leurs. Si nous avons affaire à des entreprises distinctes qui utilisent chacune leur propre mode d’évaluation, et dont les enjeux sont dictés par des normes ou des cahiers de charges, la coopération naturelle autour d’une préoccupation commune – la sécurité ferroviaire – se déstructure. Une telle coopération reste possible mais l’existence d’intérêts potentiellement divergents est source de risques. Cela génère de la complexité. Les « DPX », les dirigeants de proximité, auront davantage de documents de reporting à remplir. Comme nous le montrons dans notre article, les références à la norme peuvent être subjectives. Dans l’exemple que nous avons étudié, l’existence d’un changement organisationnel était évidente mais il a été considéré que ce n’était pas le cas pour ne pas avoir à faire appel à une instance de contrôle externe qui aurait pu ralentir la production. Dans toute entreprise, il existe une tension entre productivité et sécurité La séparation augmentera cette tension : il faudra agir plus vite et bien, la satisfaction du client primera sur la sécurité. Or la sécurité ferroviaire nécessite une attention particulière. Des incidents ferroviaires récents montrent à quel point il est difficile de déconstruire les responsabilités.
La SNCF a été inscrite autour de la logique de formation longue de ses cheminots, et avec un modèle organisationnel où la responsabilité de chacun était clairement définie. Le regroupement de toutes les fonctions dans une seule entité permettait d’assurer un contrôle continu.
Je ne m’oppose pas au projet mais j’y vois une source de complexité.
Mme Mireille Clapot (RE). J’aimerais pour commencer citer Julien Gracq : « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure ? » J’aimerais également vous remercier pour votre travail et remercier cette commission de nous donner l’occasion d’entendre une large diversité d’opinions. Vous nous avez fait part de ressentis mais vous les avez analysés de manière scientifique, et je suis pour que la science sociale s’empare de ces sujets.
Cela étant, pour avoir connu la SNCF de l’intérieur, je pense que nous avons affaire à un problème de hiérarchisation. Toute entreprise vit de ses clients et plus particulièrement l’activité de Fret SNCF. Elle commence par avoir des marchés, les politiques publiques sont partiellement au service de la bonne exécution de ces marchés et au troisième niveau, les métiers doivent se mettre au service de la bonne exécution des marchés.
Je suis interpellée, dans vos interventions, par la dialectique entre l’individu et le système. On a l’impression que lorsque les trains n’arrivent pas à l’heure ou ne rendent pas le service attendu, c’est la faute des autres : du système, de l’organisation, du manque de moyens, etc. Je vous ai assez peu entendus sur la manière dont le cheminot faisait en sorte de satisfaire son client dans un contexte où le transport routier est moins onéreux, où la désindustrialisation pèse sur le nombre de chargements, etc.
J’écoute donc votre discours d’une oreille assez circonspecte et en tout cas je me demande si votre analyse ne risque pas de conforter les agents dans l’idée qu’il serait finalement vain de vouloir se battre pour satisfaire son client et pour conquérir de nouveaux marchés. Le pauvre petit individu ne pourrait finalement rien face à ce système qui le broie. C’est la perception que j’ai de votre discours.
Mme Sophie Blanc (RN). S’il est nécessaire de développer des modes de transport plus vertueux que le transport routier, j’ai toutefois le sentiment que le fret ferroviaire n’est pas la panacée pour différentes raisons et qu’il ne s’est jamais vraiment remis du développement du transport routier depuis les années 1950. La logistique étant l’un des défis à relever pour la croissance économique de notre pays, comment a-t-on pu laisser tomber en désuétude ce mode de transport décarboné, plutôt économique et plutôt vertueux au profit de la route ? J’aimerais connaître votre point de vue en tant que sociologue.
M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez évoqué l’opposition des cadres de Fret SNCF aux décisions de leur direction. Ces cadres qui étaient d’anciens cheminots ont été progressivement remplacés par des cadres qui n’en étaient plus, et qui ont intégré l’entreprise avec une autre vision. Je le dis d’autant plus facilement que je suis cheminot depuis 2010 et que j’ai vu l’évolution de Fret SNCF, même si pour ma part j’étais chez SNCF Réseau. N’avons-nous pas eu affaire finalement à un sabordage à travers des décisions qui ne répondaient pas aux enjeux du transport ferroviaire ? Nous sommes passés de 12 000 cheminots chez Fret SNCF à 4 000 ou 5 000 actuellement et ce alors que nous avions besoin de plus de trains…
J’aimerais également que vous détailliez davantage les questions de conflit d’intérêts, qui aboutissaient à privilégier des filiales comme VFLI ou des acteurs tels que Geodis, un transporteur routier. Cela a été très mal vécu au sein de la SNCF.
Comment redonner espoir à des cheminots qui ont vécu six, sept ou huit restructurations ? Ils ont eu affaire à un double discours : il s’agissait d’augmenter la part modale du fret mais, simultanément, il était question de supprimer du trafic et de transférer une partie des salariés.
Nous avons au sein de la commission des opinions divergentes quant aux conséquences des grèves. Si des wagons ont été perdus, ce n’est pas à cause des grèves mais des dysfonctionnements de l’organisation mise en place. Lorsque des entreprises privées arrivent sur un embranchement avec des salariés moins bien formés que les cheminots et qui sont incapables de rendre l’installation correctement, cela a des conséquences. Résumer les difficultés du fret ferroviaire aux conséquences des mobilisations sociales relève d’un raisonnement hâtif, car les cheminots ont fait grève en partie pour défendre l’avenir du fret et la qualité du service rendu aux chargeurs. Ces propos sont assez stigmatisants, même si effectivement plusieurs intervenants les ont tenus ici.
M. le président David Valence. Personne ne résume les difficultés du fret ferroviaire aux grèves mais tous les chargeurs que nous avons auditionnés les ont identifiées comme faisant partie d’un ensemble de problèmes de qualité de service.
Mme Isabelle Besse. Sur le thème de l’opposition entre l’individu et le système, le problème est lié au fait que les réorganisations qui ont été décidées par des cadres qui n’étaient plus d’anciens cheminots ne correspondaient pas aux limites physiques et mentales des individus. Par exemple, à la suite d’une réorganisation, du fait de l’absentéisme, les cheminots étaient obligés d’assembler plusieurs trains simultanément. Tous les salariés étaient épuisés. L’un d’entre eux a même continué à travailler après avoir été victime d’un AVC et ses collègues ont dû intervenir pour qu’un chef d’équipe lui demande finalement d’arrêter de travailler. On expliquait aux salariés que si les trains ne partaient pas à l’heure, ils allaient perdre des clients et que leurs emplois seraient alors menacés, tant et si bien qu’ils allaient se retrouver au « Pôle Emploi interne ». Les salariés se retrouvaient alors à travailler au-delà de leurs limites tout en niant cet état de fait. Il est particulièrement frappant de voir un salarié victime d’un AVC être toujours animé par la volonté de faire partir son train à l’heure. Les cadres cheminots avaient honte de faire appliquer des réorganisations dont ils savaient qu’elles impliqueraient que les salariés travaillent au-delà de leurs limites.
S’agissant des conflits d’intérêts, des cadres de la direction de Fret SNCF ont reconnu ouvertement qu’ils avantageaient VFLI. La directrice de Fret SNCF ne faisait d’ailleurs pas partie du personnel : c’était une prestataire.
M. le président David Valence. Nous l’avons auditionnée et elle a plutôt témoigné d’un attachement à l’entreprise publique. C’était l’une des auditions les plus intéressantes que nous ayons eues depuis le début de nos travaux.
M. Julien Kubiak. Notre propos n’est pas que les cheminots ne cherchent pas à se battre pour le fret. C’est justement leur implication qui génère de la souffrance au travail. Le problème est qu’en l’absence de chargeurs, l’activité périclite. La stratégie consistait à réduire les coûts face à la diminution du nombre de chargeurs mais cette logique a perduré pendant des décennies. Dans un tel contexte, plus les effectifs diminuent, plus la situation devient complexe à gérer.
Quant à la réaction des Français à la recomposition du fret ferroviaire, il est évident que tout le monde souhaite voir circuler plus de trains et de bateaux et moins de camions. Face à la prise de conscience tardive mais réelle de la crise climatique, nous voulons tous favoriser les alternatives au transport routier. La question est : comment peut-on se passer des compétences issues de Fret SNCF ? Elles sont incontournables car c’est le seul opérateur où tous les maillons de la chaîne ferroviaire sont encore connectés : l’infrastructure, le matériel, etc. C’est la vision défendue par les cheminots. Ils ne sont pas opposés à la cohabitation avec des prestataires, mais à condition que les règles de sécurité ferroviaire priment sur toutes les autres considérations.
Mme Isabelle Besse. Vous nous avez demandé à plusieurs reprises quel contrat social pourrait être proposé aux cheminots pour leur redonner espoir. Les cheminots ont besoin d’une organisation fonctionnelle capable de répondre aux attentes des clients tout en respectant les règles de sécurité ainsi que les capacités humaines des salariés. Ce n’était pas le cas des modèles d’organisation mis en place.
Le modèle « client-fournisseur » est appliqué dans de nombreuses entreprises et a été appliqué à la SNCF en particulier. Une séparation a été introduite entre le fret et le transport de voyageurs, ce qui a eu pour effet de limiter la solidarité. Autrefois, lorsqu’une locomotive d’un train de voyageurs tombait en panne, un conducteur du fret pouvait aider à dépanner. Cela permettait à l’ensemble de l’organisation de mieux fonctionner.
M. Julien Kubiak. Nous devons élargir notre point de vue au-delà du ferroviaire. Si les industriels poursuivent dans la logique du « juste à temps » et du « zéro stock », le transport routier correspond à ce modèle. Dans certains groupes où des injonctions de réduction des stocks sont mises en place, on voit des entreprises louer des entrepôts et approvisionner leurs sites de production depuis ces entrepôts avec des camions. Le transport ferroviaire est possible, en combinaison avec le fret fluvial, mais à condition d’adopter une vision globale. Une telle démarche avait été engagée avant la crise financière avant d’être abandonnée.
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La commission procède à l’audition de M. Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon.
M. le président David Valence. Nous achevons cette matinée de travail avec l’audition de M. Yves Crozet, professeur émérite à l’université Lumière-Lyon 2. Monsieur le professeur, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Lors de la préparation de votre audition, mes collaborateurs ont retrouvé une de vos interventions devant une commission d’enquête présidée par M. Alain Bocquet il y a douze ans. Cela montre à quel point nos interrogations à propos du secteur ferroviaire peuvent être récurrentes.
Vous êtes un spécialiste reconnu de l’économie des transports et vous avez beaucoup écrit sur la libéralisation du secteur du fret ferroviaire et plus globalement du secteur des transports de marchandises et de voyageurs en France ces dernières années. J’aimerais qu’au cours de votre intervention, vous reveniez sur les thèmes qui occupent notre commission d’enquête : le déclin structurel du fret ferroviaire depuis un demi-siècle et les éventuelles interactions entre la libéralisation du secteur et ce déclin ; la manière dont l’ouverture à la concurrence a été pensée, préparée et exécutée ; les perspectives actuelles de relance du fret ferroviaire, en lien notamment avec le thème de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ; enfin, le plan de discontinuité présenté par le Gouvernement en mai dernier pour éviter d’éventuelles condamnations qui s’appliqueraient à Fret SNCF de la part de la Commission européenne. Ce plan prévoit de créer deux entités à partir de Fret SNCF, l’une étant spécialisée dans la maintenance et l’autre dans l’exploitation. Vingt et un flux actifs seraient cédés, des flux composés de trains complets entiers à moyens dédiés réguliers.
Vous êtes un économiste des transports reconnu au niveau européen. Je signale à nos collègues un de vos articles, paru en 2016 dans la revue Transports, intitulé « Vingt‑cinq années de déréglementation du transport ferroviaire en Europe : quel bilan ? » J’imagine que vous pourrez nous apporter des éléments de comparaison durant votre intervention.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Yves Crozet prête serment.)
M. Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon. La saga du ferroviaire en général et du fret ferroviaire en particulier s’apparente à un feuilleton télévisé du style Un si grand soleil, avec des dizaines de saisons et des milliers d’épisodes. Ce feuilleton pourrait encore durer de nombreuses années et peut-être vos successeurs m’auditionneront-ils encore dans dix ans. Nous avons connu un changement de structure dans les flux des marchandises et un changement dans l’offre de transport qui a conduit le système dominant de transport, le ferroviaire, à devenir secondaire entre le XIXe siècle et le début du XXe siècle. Le goudron – plus que le moteur, d’ailleurs – a permis de faire voyager des marchandises et des voyageurs par la route sans subir de rupture de charge. Dès lors, le ferroviaire a été cantonné à des usages précis : l’accès aux grandes villes pour les voyageurs – le TGV et quelques dessertes locales – et le transport de certaines marchandises. De nombreuses autres marchandises aujourd’hui très utilisées comme des téléphones portables ou des ordinateurs ne transitent plus par train. Au lieu de cela, elles effectuent des sauts de puce d’entrepôt en entrepôt à bord de camions. Ces entrepôts ne sont pas embranchés et le ferroviaire n’est pas capable de cela.
Que s’est-il passé dans les pays d’Europe de l’Est quand ils sont entrés dans l’Union européenne ? La tradition soviétique avait donné une place très importante au transport ferroviaire et, dans tous ces pays, la part de marché du ferroviaire a fortement diminué, même si dans certains d’entre eux, notamment les pays baltes, il est resté extrêmement important – en particulier le fret ferroviaire. Partout ailleurs, le transport routier est devenu dominant, un peu comme s’il existait une loi des 80-20 de type Pareto selon laquelle, dans un pays développé fondé sur une société de consommation où des entreprises multiples proposent des biens et services multiples, 80 à 90 % des flux ont tendance à transiter par la route et seulement 10 à 20 % par le rail. On pourrait évoquer le contre-exemple suisse mais c’est l’ordre de grandeur généralement observé.
Le cas français est particulier car dans notre pays, l’ouverture à la concurrence a conduit à un déclin profond du fret ferroviaire. En 1999, le ministre Jean-Claude Gayssot annonçait que l’objectif était de passer de 55 à 100 milliards de tonnes-kilomètres. À cette époque, le trafic s’élevait à 75 milliards de tonnes-kilomètres en Allemagne. Au cours de la décennie 2000-2010, les volumes transportés sont passés de 55 à 30 gigatonnes-kilomètres en France et la part assurée par la SNCF est passée de 55 à 20 gigatonnes-kilomètres. Dans le même temps, les volumes transportés ont crû en Allemagne, passant de 75 à 115 gigatonnes-kilomètres.
L’ouverture à la concurrence en Allemagne, amorcée dès les années 1990, a stimulé l’activité ferroviaire de la Deutsche Bahn. Il convient de préciser que cette dernière a mis en place une stratégie, qu’elle a racheté un opérateur hollandais qui opérait depuis Rotterdam, qu’elle a passé des accords avec le Danemark et qu’elle a organisé des flux cadencés vers l’Italie. Je précise au passage que le transport routier n’a pas perdu un point de part de marché. La croissance de 40 % du fret ferroviaire observée en Allemagne entre 2000 et 2011 s’est effectuée au détriment du transport fluvial, sur le Rhin, la Moselle et le Danube. Ce phénomène s’accentue à cause du faible étiage de ces cours d’eau pendant l’été. Le fait que la part du transport routier n’ait pas diminué montre que le fret ferroviaire est pertinent mais pas de manière universelle.
J’ai apporté un document qui retrace l’évolution des volumes transportés par mode depuis le début des années 1990 jusqu’en 2023. Comme sous l’effet d’une malédiction, au moment où le ministre Jean-Claude Gayssot annonçait un objectif de 100 gigatonnes-kilomètres, le fret ferroviaire s’est effondré. Ce bilan est terrible, quand on pense que M. Gayssot a placé M. Francis Rol-Tanguy à la tête de Fret SNCF pour que cela fonctionne. D’autres très bons dirigeants lui ont succédé : M. Marembaud, M. Nadal et beaucoup d’autres. L’effondrement que l’on observe ensuite correspond à la crise de Lehman Brothers en 2008, durant laquelle le transport routier a également été touché. Puis la tendance est gouvernée par la baisse de la production industrielle française : les transports routiers et ferroviaires de marchandises ont alors tendance à stagner. La stabilisation a été permise par l’arrivée de concurrents. L’effondrement du fret ferroviaire français n’a pas débuté à la libéralisation du secteur en 2007, mais dès 2000.
Les dirigeants du fret ferroviaire de la SNCF ont jugé qu’il n’était plus possible que leur activité demeure une source de pertes. Ils ont donc cherché à retrouver l’équilibre. Et comme on épluche un oignon, ils ont retiré les « pelures », c’est-à-dire les activités qu’ils considéraient comme non rentables, pour ne plus garder que le noyau. Le problème est que le fret ferroviaire n’est pas un fruit à noyau ! Au fur et à mesure que vous retirez les pelures, il finit par ne plus rien rester de votre oignon…
Comment peut-on équilibrer une activité de fret ferroviaire fonctionnant avec les règles de la SNCF ? Nous ne savons pas le faire. Un rapport du CGEDD – conseil général de l’environnement et du développement durable – avait montré en 2013, sur la base de l’analyse historique des coûts et du chiffre d’affaires par tonne-kilomètre, que les coûts augmentaient de l’ordre de 6 % par an alors que les revenus n’affichaient que 1 ou 2 % de croissance. Pour la Deutsche Bahn en revanche, les coûts augmentaient légèrement moins vite que les revenus. Ils étaient d’ailleurs un peu plus élevés en France, aux alentours de 4 centimes par tonne-kilomètre.
Comme il était difficile de faire évoluer les coûts de la SNCF, celle-ci a créé des filiales comme VFLI – Voies ferrées locales et industrielles –, à l’étranger comme en France.
La solution imaginée par le Gouvernement n’a pas été proposée de gaieté de cœur. Elle représente un moindre mal. Autrement, les coûts auraient été importants. Je vous rappelle que l’Allemagne se heurte exactement au même problème avec le fret ferroviaire de la Deutsche Bahn. Permettez-moi monsieur le président, de rappeler un article que vous avez publié : « Ferroviaire : ouverture à la concurrence, une chance pour la SNCF ». Je suis d’accord avec cet intitulé à la différence près que j’ajouterais un point d’interrogation. Pour l’instant, la SNCF n’a pas su saisir les chances offertes par la concurrence.
M. le président David Valence. Merci de faire mention de cette note que j’avais oubliée. C’était en 2019, à la Fondation pour l’innovation politique, avec François Bouchart, à l’époque directeur général des services de la région Grand Est.
J’ai été très intéressé par votre référence à l’importance du transport ferroviaire dans les anciens pays du bloc soviétique car cela fait écho à une autre audition de notre commission. Lorsque nous avons auditionné M. Thierry Mariani, ancien ministre des transports, il a évoqué les difficultés qu’il avait eues avec M. Siim Kallas, alors commissaire européen des transports, qui était estonien, précisant qu’à son sens, l’Estonie n’avait pas une culture de fret ferroviaire. Visiblement c’était une appréciation psychologique erronée puisque vous venez de nous dire le contraire.
Comment interprétez-vous la décision d’abandonner l’écotaxe dans le cadre de la concurrence intermodale qui pénalise le fret ferroviaire ? Comment évaluez-vous la possibilité de retrouver des solutions, y compris régionales, qui permettraient de rétablir une concurrence plus équilibrée avec le transport routier de marchandises ?
S’agissant de l’organisation et de la structure du groupe public ferroviaire, avez-vous le sentiment, comme certaines personnes que nous avons auditionnées, que la constitution en société anonyme aurait rendu Fret SNCF plus vulnérable à de potentielles condamnations venant de l’Union Européenne par rapport à la forme d’EPIC ?
M. Yves Crozet. Je signale à l’intention de M. Mariani qu’en 2014, en Estonie, le fret ferroviaire représentait 97 % des recettes commerciales de l’opérateur ferroviaire. Je ne pense donc pas que M. Kallas n’était pas au fait de ce sujet.
Je ne pense pas que le fret ferroviaire soit en réelle concurrence avec le transport routier. Ce sont deux mondes différents. Le coût de la tonne-kilomètre est deux ou trois fois plus cher par la route que par le train. Ce n’est donc pas une question de prix. Il aurait fallu bien entendu imposer une écotaxe sur les poids lourds. J’en étais un fervent partisan et je regrette beaucoup qu’elle ait été abandonnée. Cela étant, je ne pense pas que cette écotaxe aurait pu changer la donne. Ce serait aussi stupide que de penser que taxer le transport aérien suffirait pour réduire la demande de transport aérien. Le transport aérien doit être taxé mais la demande ne peut pas être régulée par des taxes. La demande est structurelle. Le transport aérien s’est massivement démocratisé car il n’existe pas d’alternative pour la desserte de certaines destinations et car les prix sont imbattables.
La place du ferroviaire n’est donc pas une question de marché mais d’organisation. Il serait vain de croire que l’on pourrait relancer la demande en subventionnant massivement le fret ferroviaire. La baisse des frais de péage a été une mesure positive mais le problème est ailleurs. Le transport routier comme le transport ferroviaire ont chacun leur zone de pertinence et la zone de chevauchement est relativement limitée. Pour transporter des voitures entre l’Allemagne et l’Espagne, il est possible de les charger sur des camions ou bien sur des trains. Une meilleure organisation ferroviaire permettrait de prendre l’avantage sur le transport routier dans cette zone de chevauchement.
Partant du principe que nous avons affaire à deux mondes complètement différents, nous pouvons chercher à comprendre comment les Allemands ont organisé l’ouverture à la concurrence dès les années 1990. Ils ont d’abord fait preuve d’une vision stratégique, en prenant le contrôle de l’opérateur néerlandais qui opère à partir de Rotterdam. Les conteneurs sont susceptibles d’être acheminés par le Rhin mais aussi sur les voies de chemin de fer situées sur les deux rives du fleuve. Et en voyant passer un train et une péniche, on comprend bien que le train est beaucoup plus performant. Les Allemands ont également fait en sorte d’organiser les sillons à partir de Duisbourg afin de pouvoir acheminer les marchandises directement en Italie. Si vous souhaitez faire transporter du matériel de l’Allemagne vers l’Italie en passant par la Suisse, vous connaissez les horaires des trains et vous êtes certain de pouvoir faire expédier vos marchandises pourvu que vous les apportiez un certain nombre d’heures à l’avance.
Les économistes ne sont pas seulement obsédés par le marché. Nombre d’entre eux – par exemple Olivier Williamson, lauréat du prix Nobel – considèrent que le rôle de l’organisation est primordial. Il existe de nombreux exemples où le marché n’est pas pertinent mais où l’organisation l’est : les acteurs ne travaillent pas ensemble en fonction du prix mais des règles d’organisation. Or l’organisation du fret ferroviaire en France n’a pas été suffisamment modernisée. Revenons à mon graphique : les descentes et remontées rapides des courbes correspondent aux grèves. Anne-Marie Idrac avait même parlé de « culture de la grève » à la SNCF. Les chargeurs qui voient leurs trains stoppés à cause d’une grève risquent de se tourner vers un autre mode de transport. C’est une particularité française. Je vous rappelle qu’en Suisse, où 30 % du fret transite par le rail, les cheminots n’ont pas le droit de faire grève.
La solution de la discontinuité passe par la création d’une entreprise de taille réduite, dans une logique de peau de chagrin tout à fait regrettable. Des activités vont ainsi passer à la concurrence. Cela étant, cette évolution est inévitable et cette solution constitue un moindre mal par rapport à un conflit frontal avec la Commission européenne. Ce n’est peut-être pas le sujet sur lequel la France aurait le mieux intérêt à adopter ce genre de posture. Cela me semblerait plus approprié pour l’électricité et le nucléaire.
Cette entreprise de taille réduite issue de Fret SNCF saura-t-elle se réorganiser de sorte que ses recettes excèdent légèrement ses coûts ? Par ailleurs, comme je l’avais déjà demandé en 2014, pouvons-nous éviter de n’avoir qu’un seul opérateur dominant dans le système ? En Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni, l’ouverture à la concurrence s’est traduite par l’apparition d’opérateurs secondaires aux côtés d’un opérateur dominant – l’opérateur historique le plus souvent. Si la taille de l’opérateur historique dominant en France se réduit comme peau de chagrin, par rapport à la situation actuelle où il détient encore un peu plus de la moitié du trafic ferroviaire, ne risque-t-on pas de le voir disparaître, ce qui serait préjudiciable au fret ferroviaire en général ? En effet, certaines activités qui disparaîtraient ainsi ne seraient pas reprises par les autres opérateurs.
Dans un article que j’avais écrit en 2014 pour le CERRE – Centre on regulation in Europe –, j’avais mentionné la possibilité d’avoir deux opérateurs dominants. Cela arrive souvent dans le transport aérien : pour une liaison donnée, le marché est souvent dominé par deux compagnies concurrentes. Si jamais l’opérateur issu de la discontinuité n’arrive pas rebondir comme il le devrait, un autre opérateur deviendra dominant. Je ne pense pas que ce soit forcément contraire à l’intérêt général. Cela peut être très embêtant pour les cheminots et pour la SNCF, encore que l’expérience ait montré que pour les grands dirigeants de la SNCF, le fret était plutôt considéré comme un boulet qu’autre chose – Guillaume Pepy s’est exprimé en ce sens. Le risque serait donc que d’ici quelques années, un opérateur étranger devienne dominant en France. C’est ce qui s’est passé au Royaume-Uni, où EWS a pris le dessus sur l’ex-British Rail.
M. le président David Valence. Au cours de l’audition que j’évoquais en introduction, vous faisiez référence à la culture du dominé pour les « fretteux » au sein de la SNCF.
Vous avez fait référence à plusieurs reprises à la vision stratégique, à l’échelle nationale à travers les politiques publiques mais aussi à l’échelle du groupe public ferroviaire. Selon vous, cette vision stratégique a été déficiente et la gestion par les coûts a été prépondérante. Estimez-vous que la situation a changé avec la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire ?
Vous avez soulevé à un moment de manière incidente l’hypothèse que dans le cadre des discussions avec la Commission européenne, une sorte de compromis pourrait être sollicité en fonction de l’importance stratégique de tel ou tel secteur. Avez-vous des éléments qui pourraient étayer cette thèse ?
M. Yves Crozet. La réponse à votre dernière question est simple : la Commission européenne ne peut pas accorder un traitement de faveur à la France par rapport à l’Allemagne. Les subventions croisées à l’intérieur du groupe ferroviaire historique ont permis au fret de survivre en dépit de ses pertes historiques. La problématique est la même en Allemagne. Tout ce que nous pouvons attendre de la part de la Commission européenne, c’est qu’elle ne nous traite pas plus mal que les Allemands. Je ne connais pas le détail des négociations avec l’Allemagne.
Par ailleurs, le Gouvernement discute avec la Commission européenne sur beaucoup de sujets. Le fret ferroviaire est comme un caillou dans la chaussure : nous préférerions obtenir un arrangement avec la Commission européenne tout en maintenant une position très ferme sur la question du nucléaire. La France affiche la volonté de pouvoir vendre de l’électricité d’origine nucléaire à des prix relativement bas pour les entreprises, ce à quoi les Allemands, craignant les effets de cette concurrence, ne sont pas favorables. Objectivement, le fret ferroviaire ne semble pas être un sujet majeur pour la France dans le cadre de ses discussions au niveau européen.
Mais dans l’absolu, le fret ferroviaire n’en demeure pas moins un sujet majeur pour la France. Il a vécu une descente aux enfers, passant de 55 à moins de 30 gigatonnes-kilomètres. L’arrivée de la concurrence a permis de stopper l’hémorragie et le fret ferroviaire se maintient aujourd’hui aux alentours de 32 ou 33 gigatonnes-kilomètres. Les chiffres ne sont pas très bons depuis le début de 2023, comme pour le transport routier d’ailleurs, car l’activité économique ralentit. Les grèves liées à la réforme des retraites ont également engendré des perturbations.
Je vous rappelle qu’un engagement national pour le fret ferroviaire avait déjà été lancé en 2009, après celui de M. Gayssot dix ans auparavant. Il serait erroné de croire que le fret ferroviaire est capable de se redresser fortement. L’équivalent allemand de la Cour des comptes l’a montré. Un objectif plus raisonnable semble être de maintenir le fret ferroviaire aux alentours de 35 voire 40 gigatonnes-kilomètres. Les volumes de fret transportés n’augmentent plus dans la mesure où la production industrielle a diminué. D’aucuns prévoient qu’elle redémarrera – nous verrons ce qu’il en sera dans quelques années. Quoi qu’il en soit, le volume de fret transporté par habitant en France est à peu près invariant depuis 2008. Il ne faut donc pas compter sur la hausse des volumes.
Nous pouvons en revanche compter sur l’amélioration de l’organisation. Nous pouvons chercher à savoir ce que nous pourrons faire pour les céréales, pour les conteneurs, etc. D’ailleurs, alors que les volumes de conteneurs et de transport combiné avaient beaucoup baissé en France, les indicateurs repartent à la hausse. Ce qui se passe de Bettembourg à Perpignan montre que des chargeurs sont intéressés. Beaucoup de chargeurs aimeraient pouvoir faire transiter davantage de marchandises par le rail.
Comment pourrait-on faire en sorte de réserver des sillons de manière prioritaire ? Je rappelle que les trains de fret doivent laisser la priorité aux trains de voyageurs, tant et si bien qu’ils sont fréquemment à l’arrêt. C’est d’ailleurs le contraire aux États-Unis, ce qui explique le succès du fret ferroviaire dans ce pays. Un axe était réservé au fret sur la rive droite du Rhône mais on a voulu y faire passer des trains de voyageurs. Beaucoup d’argent a été dépensé pour deux cents voyageurs par jour et cela constitue une gêne pour les trains de fret. Il s’agit donc d’arriver à obtenir, auprès du gestionnaire de l’infrastructure, des sillons garantis et de bonne qualité.
Quand il était ministre délégué aux transports, M. Cuvillier m’avait demandé de participer aux Assises du ferroviaire – comme je le disais en introduction, nous avons affaire à un feuilleton. J’étais déjà chargé à l’époque de réfléchir aux sillons ferroviaires. Nous avions été sidérés d’entendre le patron de la circulation ferroviaire à Paris expliquer qu’il n’avait aucun contrôle sur ce que faisaient ses aiguilleurs en province. Ces derniers avaient le pouvoir d’ordonner à un train de fret de s’arrêter pour laisser passer un train de voyageurs. Le problème est que si le train de fret n’est pas en mesure d’utiliser le sillon qui lui a été réservé par la suite, ce sillon est alors perdu. Comment peut-on redonner la priorité au fret ferroviaire sous certaines conditions ? C’est ce qui a été fait sur la ligne Bettembourg-Perpignan et cela fonctionne : des trains de fret peuvent y circuler à 80 kilomètres heure de moyenne.
Je pense donc que l’organisation peut être améliorée sur certains axes, mais ne rêvons pas : si je prétendais pouvoir gagner le Tour de France en ne pratiquant le vélo qu’une fois par semaine, vous me ririez au nez… J’ai la même réaction quand j’entends certains prédire que la part du fret ferroviaire pourrait être doublée. Ces promesses n’ont aucun sens.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je suis quelque peu troublé par votre intervention, même si votre démonstration me semble tout à fait claire.
Ne pensez-vous pas qu’une certaine forme de régulation économique – territoriale notamment – serait de nature, si ce n’est à briser le plafond de verre que vous avez indiqué tout à l’heure avec la règle des 80-20, mais de tendre vers une part modale entre 15 et 20 points ?
Vous avez déjà répondu à une question que je comptais vous poser sur la manière dont le paysage de la filière pourrait se redessiner avec la discontinuité. De votre point de vue, nous avons affaire à un marché, sinon monopolistique, du moins dominé par un acteur. Vous avez évoqué l’hypothèse que le marché français puisse être à terme dominé par un opérateur étranger. Y voyez-vous un élément de préoccupation, dans la mesure où le fret ferroviaire peut être considéré comme un secteur stratégique pour la France ?
J’aimerais que vous réagissiez à l’expression d’un cadre de la SNCF. Je le cite : « Depuis 2004, en alignant son modèle industriel sur celui des nouveaux entrants, la SNCF s’est repliée sur le marché étroit et disputé des transports de point à point. En matière de transport ferroviaire, presque tout est diffus et il s’agit de massifier artificiellement les flux. L’ayant délaissé au niveau des wagons isolés, la SNCF a fini par ne plus savoir s’en servir pour les trains entiers. Sûre qu’il lui serait suffisant de resserrer son portefeuille par auto-écrémage, la SNCF s’est débarrassée précipitamment des trafics réputés non rentables avec pour résultat la dégradation de la productivité du travail et du capital, la destruction de valeur. » Partagez-vous cette appréciation sur la trajectoire adoptée par la SNCF depuis 2004 ?
M. Yves Crozet. Oui, je la partage. Cette vision rejoint mon allégorie de l’oignon. On a d’abord voulu faire disparaître des foyers de pertes et, ce faisant, certaines activités ont commencé à disparaître à partir de 2000.
Était-il possible de procéder autrement ? Cela renvoie à votre première question. Vous vous demandiez si un mode de planification ou de régulation ne serait pas plus performant. À cette question, je réponds à la fois oui et non. Je réponds oui au sens où la crise sanitaire a mis en exergue le fait que des biens élémentaires n’étaient plus produits en France. La commissaire européenne et la Commission assimilent la régulation à une ouverture à la concurrence : l’idée est d’ouvrir le marché à de nouveaux entrants pour faire baisser les prix et pour que les consommateurs en profitent. Or il est clair aujourd’hui que la régulation doit être considérée selon une acception différente. La régulation peut aussi consister à établir une liste d’objectifs stratégiques et à organiser le marché en conséquence. La planification est-elle une voie possible ? Je vous renvoie à l’économie planifiée selon le modèle soviétique, qui a fini par s’effondrer sous son propre poids. L’inconvénient de la planification est qu’elle induit mécaniquement de la sous-productivité. C’est le problème de la SNCF et de Fret SNCF en particulier. L’entreprise est organisée à partir d’un consensus de sous-productivité. Les dirigeants ne pouvaient pas remettre en cause le RH077 ainsi que d’autres usages. Rappelez-vous l’épisode des volontaires du fret en 2009. Mille conducteurs de fret ont accepté la proposition de M. Pepy de travailler plus pour un salaire plus élevé et aux conditions offertes par le secteur privé. Cette opération a été arrêtée à la demande du Président de la République lui-même, me semble-t-il, car au même moment les étudiants s’agitaient au sujet de la suppression de la série scientifique.
Les dirigeants ont fait le choix d’éplucher leur oignon parce qu’ils n’étaient pas capables d’en envisager un autre en modifiant l’organisation. Nous en sommes donc arrivés à une logique de peau de chagrin. Cette affaire est tragique. Lorsque le TGV est arrivé, la SNCF a réussi à se réformer de l’intérieur. Étant donné que c’était compliqué, Ouigo a été créé car cela permettait de réduire les coûts de contrôle à bord et d’attirer de nouveaux passagers. Il n’y a plus besoin de contrôleurs mais seulement d’agents d’accompagnement.
Pour en venir à votre question intermédiaire, je ne pense pas que l’on puisse améliorer les parts modales, là encore pour des raisons structurelles : les marchandises transportables par le train ne sont pas celles qui ont le vent en poupe. La logistique est construite par des sauts de puce. Un de mes collègues a récemment acheté un téléphone portable d’occasion qui avait été reconditionné en Chine. Il habite en France près de la frontière suisse. Il a pu suivre le chemin de son téléphone sur le site de DHL. Il a été acheminé jusqu’à Tanger en bateau, puis est reparti en avion vers les entrepôts de DHL – près de Leipzig me semble-t-il. Il a ensuite été acheminé d’entrepôt en entrepôt jusqu’au dernier trajet vers chez lui. Le transport ferroviaire ne peut pas répondre à ce type de demande. Nous pouvons le renforcer sur un certain nombre d’axes où la conteneurisation est possible. Cela ne me gêne pas d’avoir affaire à une entreprise française ou étrangère dans la mesure où elle doit satisfaire des objectifs et qu’elle circule sur des voies françaises. Il serait très facile d’exclure du marché un acteur qui ne respecterait pas les règles. Des acteurs tels que Ryanair, EasyJet ou Volotea cohabitent dans le secteur aérien. J’ai vu que cette dernière compagnie souhaitait concurrencer Air Corsica pour les liaisons vers la Corse. Cela ne me pose pas de problème. Du reste, je ne pense pas que la Collectivité de Corse la choisira.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’avais sollicité votre appréciation quant au fameux opérateur final. Je me permets de rajouter une question. Nous nous dirigerions vers une entité centrée sur le trafic capacitaire. Un propos enthousiaste a été tenu à propos du retour du wagon isolé. Que pensez-vous justement de la viabilité d’une telle entreprise qui devrait perdre de la productivité du jour au lendemain par rapport à Fret SNCF ?
M. Yves Crozet. Je ne suis pas très enthousiaste à propos des capacités du wagon isolé. Le wagon isolé avait du sens quand la plupart des marchandises transitaient par le train et que la plupart des entreprises avaient besoin du train pour transporter leurs marchandises. Je suis beaucoup plus prudent à ce sujet, notamment dans une France désindustrialisée. Je pense que certaines lignes ferroviaires doivent absolument être maintenues parce qu’elles desservent des sites industriels et que nous avons donc besoin d’opérateurs de proximité pour les faire fonctionner, solution qui peut permettre d’entretenir les voies à moindre coût. En revanche, je ne pense pas que nous pourrons redonner son lustre d’antan au wagon isolé. On peut toujours rassembler des conteneurs sur un train mais je ne crois guère en un modèle fondé sur le wagon isolé.
Mme Christine Arrighi. Je vous remercie de nous avoir apporté votre vision et vos éléments de comparaison. Certaines de vos affirmations m’apparaissent cependant contre-intuitives.
Vous avez notamment indiqué qu’en Allemagne, aucun report modal de la route vers le train n’a eu lieu mais qu’un report modal avait bien eu lieu au détriment du transport fluvial. Or en France, nous nous efforçons de réhabiliter le transport fluvial, les capacités en la matière étant largement sous-utilisées par rapport à l’Allemagne et a fortiori par rapport aux Pays-Bas et à la Belgique. J’aimerais donc que vous reveniez sur ce phénomène contre-intuitif.
Par ailleurs, vous n’avez pas établi de relation entre l’entretien du réseau et l’affaissement du fret. Vous avez uniquement évoqué la concurrence, disant qu’en Allemagne, cette dernière avait redynamisé le fret. Vous n’avez pas précisé que le réseau ferré allemand est beaucoup mieux entretenu que son homologue français, avec une ancienneté moyenne de dix-sept ans en Allemagne contre vingt-neuf ans en France. Considérez-vous qu’il n’existe pas de lien causal entre l’entretien du réseau et les volumes transportés ? Ou bien avez-vous seulement centré votre réflexion sur la question de la concurrence ?
Vous avez également fait peser toute la responsabilité de la situation du fret au sein de la SNCF sur la « culture de la grève ». Je ne vous suivrai pas car en général, les grèves ne sont que la conséquence d’une cause racine. Vous en avez appelé à la responsabilité de la SNCF, qui n’aurait pas fait preuve de suffisamment de fermeté ou d’imagination – selon les années. Vous n’avez pas abordé la question de la responsabilité des gouvernements successifs. Est-ce parce que vous vous teniez à circonscrire votre propos à des considérations techniques ?
Pour en revenir à votre allégorie de l’oignon, nous n’avons plus que le cœur de l’oignon et nous nous apprêtons à le démanteler. Nous allons le découper en petits morceaux pour le faire frire ! Même si l’approche comptable nous a conduits à éplucher plusieurs couches de l’oignon, considérez-vous que nous pourrions encore préserver l’intégrité de l’oignon plutôt que de le mettre dans la poêle ?
M. le président David Valence. Je partage votre analyse de l’écotaxe. Je ne partage pas en revanche la vision de ceux qui avaient présenté ce dispositif comme un outil de rééquilibrage de la concurrence intermodale alors que l’objectif est de lever de la recette pour financer des infrastructures. C’est pour cette raison que son abandon est catastrophique. Il n’existe pas une infinité de manières de financer une augmentation des investissements dans les infrastructures. Les miracles budgétaires n’existant pas, les seules solutions alternatives sont soit de faire peser ces investissements sur le groupe public ferroviaire, ce qui se traduit par une augmentation des tarifs de péage, soit de dégager de nouvelles recettes comme la taxe sur les concessions de transport, soit enfin de réaffecter des ressources budgétaires existantes, ce qui nécessite alors de renoncer à d’autres politiques publiques.
Pour en revenir aux grèves, tous les chargeurs et toutes les entreprises alternatives que nous avons auditionnés, sans aucune exception, ont considéré que les conflits sociaux ont contribué à instaurer un climat de défiance à l’encontre de l’ensemble du secteur du fret ferroviaire. Personne n’a prétendu que les grèves étaient la raison unique de la désaffection pour le fret ferroviaire, mais ils les ont citées en tant que composante d’un ensemble de problèmes. Ce contexte a même été déterminant pour certains choix.
Mme Christine Arrighi. Les grèves ont pu avoir des conséquences, je n’en disconviens pas, mais je réagissais à l’expression « culture de la grève ».
M. le président David Valence. J’ai bien noté que votre position n’était pas alignée sur celle de M. Portes.
M. Yves Crozet. Votre interrogation sur notre oignon est tout à fait pertinente. Nous en avons retiré déjà un certain nombre de couches et nous nous retrouvons avec un oignon plus petit. Si ce dernier conserve la forme d’un oignon, c’est-à-dire qu’il ne possède pas de noyau, il est voué à disparaître à terme. Peut-être devrons-nous le revendre à une entreprise privée. Une fois encore la question centrale est : cette organisation sera-t-elle capable de se réformer et de faire en sorte de délivrer un service de qualité tout en couvrant ses coûts ? Je n’en suis pas certain. Il n’est donc pas impossible que nous constations dans dix ans que notre oignon aura disparu. C’est pourquoi j’évoquais la possibilité qu’un autre opérateur deviendrait dominant. Je suis pour ma part partisan d’une solution qui consisterait à établir un duopole. Notre oignon, entre-temps devenu fruit à noyau, survivrait avec peut-être 30 ou 40 % de parts de marché, et cohabiterait avec un autre fruit à noyau de taille comparable et divers opérateurs secondaires.
Il serait erroné de prétendre que les gouvernements successifs ont abandonné le train. Le trafic des TER et des TGV en France a augmenté de près de 80 % depuis le début des années 1990. Il est vrai que les trains Intercités ont régressé simultanément mais des investissements importants ont été réalisés. J’aimerais m’inscrire en faux contre un message relayé dans les médias selon lequel la France consacrerait trois fois moins de moyens financiers au ferroviaire que l’Allemagne. C’est totalement faux. Les méthodes de financement ne sont simplement pas les mêmes. Dernièrement, une journaliste de France Info m’interrogeait quant au fait qu’un sénateur venait de reprendre cette idée répandue. Certes, les subventions publiques à destination du secteur ferroviaire sont nettement inférieures à ce que l’on peut observer en Allemagne, mais nous avons également recours à d’autres modes de financement comme l’endettement. Nous allons investir 40 milliards d’euros dans le ferroviaire à travers la société du Grand Paris Express. Il n’y a pas un sou d’argent public là-dedans mais cela ne signifie pas que nous ayons abandonné le ferroviaire. Certes, me répondrez-vous, nous avons levé de la dette, ce qui pose d’autres problèmes… Le système ferroviaire allemand génère cinq millions d’euros de dette supplémentaire tous les jours depuis dix ans. Partout, le ferroviaire coûte extrêmement cher. Les péages contribuent à entretenir le réseau.
J’ai été administrateur de RFF de 2008 à 2012, juste après la parution du rapport Rivier qui établissait que la France n’entretenait pas suffisamment son réseau. Nous avons alors commencé à investir et il nous faudra encore des années pour rattraper le retard accumulé. Le rapport de Robert Rivier montrait que si la France investissait pour son réseau, ces ressources n’étaient pas employées de manière optimale. Elles étaient en effet utilisées pour des travaux de petit entretien alors qu’il est plus efficace de réaliser des travaux massifs, quitte à fermer une ligne pendant une semaine – je me demande au passage comment nous allons faire pour la ligne 14… Il aurait fallu engager des grosses dépenses de renouvellement plutôt que de multiplier les opérations d’entretien de petite envergure.
Je considère donc que nous avons au moins autant affaire à un problème d’organisation qu’à un problème de ressources financières. M. Claude Martinand, ancien dirigeant de RFF, m’a souvent expliqué que l’objectif était de réformer la méthode d’entretien des lignes, et que c’était plus une question d’organisation que de ressources. Je me réjouis néanmoins des moyens financiers importants qui ont été débloqués pour la restauration du réseau, qui en a grandement besoin. Je pense notamment aux réseaux autour de Lyon, Toulouse, Marseille, etc.
Au sujet de mon idée « contre-intuitive » sur le transport fluvial, c’est le rôle des universitaires que d’émettre de telles idées. Notre travail consiste à prendre du recul par rapport au sens commun, qui peut ne pas correspondre à la réalité. La zone de pertinence du transport ferroviaire est très proche de celle du transport fluvial, d’où un phénomène de concurrence entre les deux modes, mais la zone de chevauchement avec le transport routier est bien plus étroite, de sorte que la concurrence est cette fois marginale. D’après Eurostat, depuis le début des années 2000, la part modale du transport routier de marchandises n’a connu qu’une évolution marginale en France et en Allemagne. Il me semble qu’elle a augmenté d’un demi-point. En revanche, la part du ferroviaire a augmenté en Allemagne tandis que la part du fluvial diminuait. Sur un trajet entre Duisbourg et Hambourg, le ferroviaire est en concurrence directe avec le fluvial et il s’avère beaucoup plus performant.
Et puis entre nous, vouloir à tout prix développer le transport fluvial en France, franchement… Cela fait vingt ans que les annonces de développement du trafic fluvial se succèdent mais celui-ci ne cesse de s’éroder doucement mais sûrement. Le monde des transports est peuplé de chimères politiques. C’est le théâtre des grandes annonces : 4 500 kilomètres de lignes de TGV qui devaient être construites d’après M. Sarkozy, 15 à 20 millions de tonnes transportées sous les Alpes, etc. On se nourrit de chimères avant de s’apercevoir dix ans plus tard que les objectifs annoncés n’ont pas été remplis.
Mme Christine Arrighi. Je reviens sur le transport fluvial. Étant donné que nous possédons en France un réseau très fin avec de nombreux petits canaux, pensez-vous que ce mode serait pertinent pour effectuer des « sauts de puce » ? Il n’est guère pertinent de donner une seconde vie à un téléphone portable si c’est pour qu’il voyage de Shanghai à Tanger… Ne pensez-vous pas que toute la logistique devrait être revue ? Par ailleurs on peut constater que les nœuds logistiques ont tendance à se regrouper le long des autoroutes et non des fleuves ou des voies ferrées.
J’entends que la baisse de l’étiage des fleuves puisse être une préoccupation à de nombreux points de vue : pollution, transports, nucléaire, etc. Il n’en demeure pas moins que notre réseau est sous-utilisé. J’aimerais connaître votre opinion.
M. le président David Valence. Le Rhin est la principale voie fluviale commerciale en Europe.
M. Yves Crozet. Le Rhin est un don du ciel : sur mille kilomètres entre Bâle et Amsterdam, on ne compte que trois écluses. À l’époque de cette funeste idée de canal entre le Rhin et le Rhône, il s’agissait de construire mille kilomètres de voie avec cinquante-huit écluses. Cela n’avait aucun sens !
Vous évoquez une réorganisation de la logistique mais elle ne s’est pas organisée ainsi sans raison. Sous la Troisième République, on a voulu relancer la construction de canaux. Je les longe aujourd’hui à vélo et on y voit de temps à autre des bateaux de tourisme. Ils doivent être entretenus en raison de leur attractivité touristique mais leur potentiel de fret n’est guère important.
Prenons l’exemple d’un trajet entre Lyon et Marseille. Le Rhône est un fleuve assez large mais n’oublions pas qu’en 2003, il n’a pas été navigable pendant quatre-vingts jours à cause de fortes pluies puis de la sécheresse. Le transport fluvial est tributaire du débit des fleuves, qui peut être trop élevé en hiver et trop faible l’été. L’essentiel du chiffre d’affaires sur le Rhône en aval de Lyon est généré par une douzaine de bateaux de croisières – hollandais pour la plupart – qui transportent des touristes allemands, autrichiens ou autres. Ces derniers commencent leur séjour avec une visite de Marseille puis remontent le Rhône et rentrent en avion depuis Lyon.
Je suis très favorable au développement du transport de marchandises sur le Rhône et même en amont sur la Saône, qui est navigable au moins jusqu’à Chalon-sur-Saône, mais ne rêvons pas : l’avenir du fluvial est avant tout lié à la navigation de plaisance. Je sais que ces paroles ne plairont pas à mes anciens étudiants qui dirigent aujourd’hui des ports fluviaux…
L’audition s’achève à midi cinq.
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Présents. – Mme Christine Arrighi, Mme Sophie Blanc, Mme Mireille Clapot, M. Thomas Portes, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc, M. Jean-Marc Zulesi