Compte rendu
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements
– Audition de Mme Michèle Peyron et de Mme Isabelle Santiago, députées, vice‑présidentes de la Délégation aux droits des enfants, auteures d’un rapport sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches (rapport d’information n° 1842 du 8 novembre 2023, fait au nom de la Délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale) 2
Mercredi 31 janvier 2024
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 4
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Thibault Bazin,
président
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La séance est ouverte à quinze heures cinq.
La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné Mme Michèle Peyron et Mme Isabelle Santiago, députées, vice‑présidentes de la Délégation aux droits des enfants, auteures d’un rapport sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches (rapport d’information n° 1842 du 8 novembre 2023, fait au nom de la Délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale).
M. le président M. Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous démarrons nos travaux de cet après-midi par une audition un peu particulière, puisque nous recevons nos deux collègues Michèle Peyron et Isabelle Santiago, auteures d’un rapport sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches. Ce rapport est l’aboutissement d’une mission flash qu’elles ont menée pour la délégation aux droits des enfants. Nos collègues étant également membres de la commission d’enquête, je conçois cette audition comme un temps d’échange et de partage.
Nous avons certes déjà eu l’occasion d’échanger dans d’autres cénacles, y compris lors des débats préalables à la création de cette commission d’enquête, mais il nous semblait utile de prendre à nouveau le temps d’échanger avec vous, afin de nous poser ensemble les bonnes questions et de recevoir vos précieux conseils. Nous voulons non refaire votre travail mais nous appuyer sur celui-ci et l’utiliser comme une rampe de lancement pour le nôtre. Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Michèle Peyron et Mme Isabelle Santiago prêtent serment.)
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Votre rapport est très riche et il nous sera très précieux. Pourriez-vous, pour commencer, nous rappeler vos principales recommandations ?
Vous insistez sur l’importance du principe de référence, selon lequel un enfant a besoin qu’un adulte identifié s’occupe de lui. Pourriez-vous revenir sur ce principe et nous dire ce qu’il faudrait faire pour qu’il soit mieux respecté ?
Sur le volet financier, vous préconisez le développement du crédit d’impôt famille (Cifam) et la création d’un dispositif équivalent pour le secteur associatif. Pourquoi cet outil vous paraît-il pertinent ?
Enfin, vous préconisez un investissement massif dans la formation de professionnels de la petite enfance. Quelles sont les voies les plus rapides pour y parvenir ?
Mme Michèle Peyron. Nous avons remis notre rapport à la délégation aux droits des enfants en novembre 2023. Même si notre mission flash n’a duré qu’un mois, nous avons pu mener une vingtaine d’auditions. Toutes les personnes que nous avons contactées ont accepté d’échanger avec nous et ont répondu à toutes nos questions. Je tiens à saluer tous les professionnels et les acteurs de terrain qui s’occupent de nos enfants au quotidien avec beaucoup d’abnégation.
Nous ne pourrons pas détailler nos cinquante-quatre recommandations, mais nous sommes à votre disposition pour en discuter. Il nous a semblé que la question des crèches devait être envisagée dans une perspective plus globale et que c’est l’enfant qui devait être au cœur de nos préoccupations. Isabelle Santiago reviendra sur cet enjeu ; pour ma part, je veux surtout évoquer les professionnels et le contrôle des structures.
Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) d’avril dernier a pointé de nombreuses défaillances au sein de certaines structures, ainsi qu’une pénurie inquiétante de professionnels. Nous avons auditionné des acteurs du secteur de la petite enfance – gestionnaires et professionnels de terrain – travaillant aussi bien dans le public que dans le privé lucratif et non lucratif, mais aussi des universitaires et des agents de l’administration, afin d’avoir une vision globale de la situation.
Le principal constat, et le plus inquiétant, c’est la pénurie de professionnels : il en manque 10 000 pour garantir le maintien et la qualité des places en crèche et 20 000 partiront à la retraite d’ici à 2027. Par ailleurs, le nombre de places ouvertes en crèche ne coïncide absolument pas avec le rythme des recrutements dans ce secteur : entre 2011 et 2021, alors que le nombre de places en établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE) a augmenté de 31 %, le nombre de nouveaux éducateurs n’a augmenté que de 7 %.
Il faut un plan d’urgence de formation des professionnels du secteur de la petite enfance. L’État doit définir des objectifs de formation en concertation avec les régions, qui sont cheffes de file en la matière, et lancer une grande campagne pour faire connaître ces métiers, qui peuvent susciter des vocations chez les jeunes, mais aussi donner lieu à une reconversion professionnelle.
Le contenu des formations doit également être revu : l’enseignement est aujourd’hui trop théorique et le stage n’est pas suffisamment pris en compte. Il ne nous paraît pas concevable qu’une personne puisse recevoir son diplôme et s’occuper de bébés ou de jeunes enfants si son stage s’est mal passé. La formation théorique doit faire plus de place aux neurosciences, au soutien à la parentalité, à l’éveil culturel et à la prise en charge des enfants en situation de handicap. Nous préconisons, par ailleurs, la suppression, dès la rentrée de 2024, des formations en ligne du type CAP petite enfance. Il est dangereux de confier des bébés ou des enfants à des personnes qui n’ont jamais travaillé à leur contact au cours de leur formation.
Il importe, enfin, que les EAJE comptent davantage de personnes diplômées. Le décret dit Morano a revu à la baisse les exigences de qualification des professionnels, faisant passer de 50 % à 40 % l’effectif moyen annuel des professionnels chargés de l’encadrement des enfants. Nous souhaitons a minima que ce taux atteigne au moins 60 % et que l’on interdise progressivement tout recrutement de personnes non diplômées. La formation continue doit, elle aussi, avoir une place centrale dans les carrières.
Parallèlement à cette rénovation de la formation, il importe d’accroître l’attractivité des métiers de la petite enfance. Cela suppose tout d’abord une amélioration des conditions matérielles de travail, grâce à la réduction de la taille des groupes : nous préconisons qu’il y ait un professionnel pour cinq enfants en âge de marcher et un professionnel pour trois bébés. Par ailleurs, le taux d’encadrement doit être calculé au niveau des sections ou groupes d’enfants, et non au niveau de l’établissement.
Il est également essentiel de reconnaître le temps de travail hors enfant, ce que le mode de financement actuel ne permet pas. Les professionnels ont besoin de temps d’échange, de formation et de concertation, qui ne sauraient être pris sur l’heure du déjeuner, ni sur le temps de fermeture des structures. Il faut réformer le mode de financement des crèches, qui ne correspond plus aux besoins de l’enfant.
Les salaires sont un autre levier permettant d’accroître l’attractivité de ces métiers. Les gestionnaires publics et privés essaient de proposer des salaires supérieurs au Smic, mais l’inflation et les hausses successives du Smic rendent les augmentations difficiles. Le mode de financement actuel, fondé sur la prestation de service unique (PSU) et le plafond de 10 euros par jour – qui n’a pas été rehaussé depuis 2013 – ne permet pas de revalorisation significative. Dans le privé, cette question est renvoyée au dialogue social, notamment à l’accord national interprofessionnel (ANI) relatif aux salaires. Nous veillerons à ce que ce sujet soit effectivement abordé : les métiers de la petite enfance sont très peu représentés au niveau syndical, alors qu’ils sont pourtant des métiers de premier recours. Dans le public, l’État doit montrer l’exemple et procéder à des revalorisations salariales.
Pour rendre leurs lettres de noblesse à ces métiers, il faut aussi mieux accompagner les professionnels. Dans mon rapport de 2019 sur la protection maternelle et infantile (PMI), je préconisais déjà la création d’un référentiel national bâtimentaire. Avec Isabelle Santiago, nous recommandons l’établissement d’un référentiel relatif à la qualité des structures et la création d’un label qualité au niveau national, dont le respect serait vérifié régulièrement. Il faut repenser la culture du contrôle : les professionnels de la PMI ne doivent plus être perçus comme les méchants qui ferment des structures, mais comme des alliés, capables de répondre aux interrogations des professionnels. Par ailleurs, la PMI devrait, selon nous, se délester de la partie bâtimentaire pour se recentrer sur son champ d’expertise, à savoir le développement de l’enfant.
En 2019, je recommandais d’expérimenter le transfert de tout ou partie de la compétence relative aux EAJE à la caisse d’allocations familiales (CAF) – je pensais en particulier à la partie bâtimentaire. Une expérimentation est en cours en Haute-Savoie, qui donne des résultats positifs : les PMI et les CAF travaillent de concert et les professionnels des structures et des PMI ont renoué un contact qualitatif. Nous proposons donc de généraliser cette expérimentation.
Il faut faire le choix de l’enfant, ce qui suppose de ne plus autoriser l’ouverture de structures sans personnel qualifié. Nous devons assurer aux enfants une qualité d’accueil optimale, dans un environnement sain, avec des professionnels qualifiés. Misons sur la qualité de cet accueil pour le développement de l’enfant !
Mme Isabelle Santiago. Il est urgent d’agir, en se centrant sur l’enfant et en ayant pleinement conscience de l’importance des 1 000 premiers jours – les neuf mois de la grossesse et les deux premières années de l’enfant. En tant qu’ancienne adjointe à la petite enfance, je connais bien le secteur des crèches et les apports des neurosciences sur le développement de l’enfant. Avec la création des crèches privées et la déréglementation, la question du mode de garde était surtout pensée dans la perspective de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes : il s’agissait de soulager les parents et de les aider à organiser leur vie professionnelle – surtout les femmes, d’ailleurs, car ce sont elles qui, le plus souvent, gardent les enfants, même quand ce n’est pas leur choix. On ne prenait pas vraiment en compte les besoins fondamentaux des enfants, que les neurosciences ont mis en lumière.
Nous vous invitons à faire une place aux neurosciences dans cette commission d’enquête, et à ne pas débattre seulement du modèle économique des crèches, car cela nous éloignerait du vrai problème, à savoir : comment accueille-t-on un enfant ? Il faut toujours se rappeler que bien des enfants arrivent à la crèche à seulement deux mois et demi – quand ils ont la chance d’avoir une place !
Or la déréglementation a donné lieu à des dérives. D’abord, certaines crèches ont un taux d’encadrement qui ne permet absolument pas de satisfaire les besoins fondamentaux des enfants. Ensuite, le niveau de compétence des personnes qui s’occupent des enfants a baissé. Or, je l’ai dit, les 1 000 premiers jours sont cruciaux pour la sécurité affective et le développement psychique de l’enfant. Bref, la déréglementation va à l’encontre des besoins fondamentaux de l’enfant. Par ailleurs, et Michèle Peyron l’a rappelé, tous les établissements – publics, privés lucratifs et privés non lucratifs – souffrent du même problème : la pénurie de personnel.
Tout n’est pas mauvais dans le privé, mais tout le monde n’y est pas vertueux. Dans le public, il n’arrive jamais que l’on renvoie un enfant chez lui trois mois après son arrivée à la crèche ; dans les crèches privées, cela arrive très souvent et c’est dû au système des entreprises dites réservataires. Ces entreprises réservent des places en crèche pour leurs employés ; lorsqu’aucun de leurs employés n’a d’enfant à faire garder, ils proposent ces places à des personnes qui habitent la même commune et qui en ont besoin. Mais, dès que leurs employés ont des bébés, ils les récupèrent. Au cours de nos auditions, on nous a dit que tous les parents avaient été informés de ce risque. Mais, comme adjointe à la petite enfance, je peux vous dire que j’ai rencontré nombre de familles en galère qui n’étaient pas informées du système dans lequel elles étaient entrées. L’enfant a besoin de repères au cours des 1 000 premiers jours : il est donc inacceptable de le retirer d’un environnement qu’il a appris à connaître. Lorsqu’un bébé voit arriver un inconnu, il ne lui tend pas les bras ; il ressent de la surprise, voire de la peur. Le fait d’être pris en charge par une personne identifiée, le « principe de référence », est essentiel pour le développement de l’enfant.
Il est inacceptable qu’une crèche, après avoir accueilli un enfant pendant trois à six mois, le renvoie dans sa famille du jour au lendemain. Les personnes que vous auditionnerez vous répondront certainement que cela fait partie du montage financier, mais on ne fait pas de montage financier sur les plus vulnérables ! Dans les crèches comme dans les Ehpad, dès lors qu’il s’agit de prendre soin de personnes vulnérables, les métiers du lien ne peuvent pas avoir pour objectif le profit ou la rentabilité.
Ce que nous avons mis au cœur de notre rapport, c’est l’intérêt supérieur de l’enfant : il importe de satisfaire ses besoins fondamentaux, notamment son besoin de sécurité affective, pour l’aider à bien grandir. C’est pourquoi nous recommandons une modification du congé accordé aux parents. Nous ne préconisons pas un « congé de naissance », tel qu’il a pu être annoncé récemment, mais un allongement du congé de maternité, qui passerait de dix à douze semaines, et la création d’un vrai congé parental, comme il en existe dans de nombreux pays, plus long et bien rémunéré. En y ajoutant le congé d’un mois qui a été récemment accordé au père, on arriverait presque à onze mois. Ce qui nous paraît essentiel, c’est de sacraliser la première année de l’enfant, en proposant aux parents – mais sans les y obliger – d’être auprès de leur enfant et de lui assurer ainsi la bientraitance dont il a besoin. Il faut développer l’accompagnement à la parentalité : même dans un couple qui va très bien, être seul face à son enfant peut ne pas aller de soi. Les maisons de la parentalité doivent être un lieu au service des familles. Se centrer sur l’enfant et la famille, voilà la bonne réponse.
M. le président Thibault Bazin. Vous nous avez vraiment offert l’introduction parfaite dont nous avions besoin pour entamer nos travaux. Pouvez-vous répondre rapidement aux questions que vous a posées Mme la rapporteure ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pourriez-vous revenir en particulier sur la question du modèle économique ? Je suis d’accord pour dire qu’un établissement accueillant de jeunes enfants n’est pas une entreprise lambda. Pourquoi le crédit d’impôt famille vous apparaît-il comme l’outil le plus vertueux ? Avez-vous des préconisations particulières au sujet du mode de financement public ?
Mme Isabelle Santiago. Nous préconisons une réforme de la PSU et de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). Nous avons besoin d’un vrai service de la petite enfance. Il faut adopter une vision à 360 degrés, qui aille au-delà de la question des crèches : on ne peut pas penser la question du mode de garde sans aborder aussi les besoins fondamentaux des enfants, le modèle économique, la formation des professionnels, etc.
Sur la question du financement, nous préconisons une remise à plat du système. Il n’est pas normal que, dans certaines mini-crèches, il n’y ait qu’une personne pour dix enfants : cela n’est pas sécurisant. Si nous avons mis l’accent sur le crédit d’impôt, c’est parce que nous pensons qu’il faut accompagner les familles le mieux possible durant les 1 000 premiers jours et chercher toutes les solutions, sans dogmatisme. Nous ne voulons pas jeter l’opprobre sur ceux qui font du business, mais nous considérons qu’il faut trouver un modèle économique qui tienne compte du développement de l’enfant et de sa sécurité affective. Il faut donner la possibilité aux familles de se sentir bien avec leurs enfants.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous souhaitez que la proportion de personnel formé atteigne au moins 60 % et vous voulez interdire le recrutement de personnel non formé, mais progressivement – on continuera donc d’accepter des personnes non formées. Cela signifie-t-il qu’elles n’ont aucune expérience ? Ne faudrait-il pas exiger une expérience pratique d’au moins quelques heures ?
Avez-vous chiffré ce que coûterait la mise en œuvre de vos préconisations en matière de formation ?
Vous avez évoqué un label de qualité. Ne faudrait-il pas conditionner son obtention à un contrôle effectif ? Les maltraitances sont en effet souvent favorisées par le manque de contrôles.
Mme Michèle Peyron. Concernant le personnel, nous souhaitons que soient interdites, dès septembre 2024, les formations en ligne qui ne proposent pas de véritable stage de terrain. Actuellement, les personnels non qualifiés sont de toutes sortes. Je suis en colère depuis août 2022, lorsque le ministre des solidarités a publié un décret reportant la date de mise en conformité de certaines exigences concernant les assistants maternels – nous l’avons appris, comme tout le monde, par la presse. Certains intervenants sont des intérimaires qui ne sont là que pour un jour ou pour une semaine. Cela nuit à l’attachement du bébé et n’est pas propice à son bon développement.
Nous rencontrerons le ou la future ministre déléguée ou secrétaire d’État chargé de ce dossier et nous vous tiendrons informés de l’avancement de nos travaux. C’est vraiment l’intérêt fondamental de l’enfant qui guide notre action. Nous savons que beaucoup de personnes aiment ces métiers même si, ces dernières années, ils n’ont pas été vraiment portés au pinacle, pour différentes raisons. Nous ferons en sorte de limiter au plus vite les dégâts.
Mme Isabelle Santiago. La mission flash, n’ayant duré qu’un mois, ne nous a pas permis d’obtenir de chiffres sur la formation. Une commission d’enquête peut faire une véritable étude, car elle dispose de plus de moyens d’investigation et de temps.
Ayant analysé l’ensemble des dysfonctionnements, nous avons fait le constat que la situation était catastrophique. Les écoles de formation ne sont pas remplies : s’il y a du monde en première année, les classes sont à moitié vides la deuxième année et, la troisième année, il n’y a quasiment plus personne.
Aujourd’hui, en Île-de-France, le déficit est colossal. Annoncer la création de 200 000 places de crèche, c’est de la com’ car le personnel fait défaut : non seulement on manque de personnes formées, mais les écoles de formation sont vides. Il faut en urgence mettre tout le monde autour de la table pour régler la question des métiers du médico-social et du lien. Les régions doivent absolument être représentées car la formation dépend d’elles, et l’État doit également être présent. La question n’est pas de savoir combien cela va coûter : il en coûtera beaucoup plus cher à la société de ne pas investir dans l’enfance. Il faut donc voir cela comme un investissement pour l’avenir. Nous avons absolument besoin de ces métiers. Je n’ai pas la réponse concernant le financement, mais je vous ai répondu sur le concept.
Enfin, le label qualité proposé dans le cadre de nos travaux est adossé à ma propre expérience. Il est nécessaire que tous les systèmes de crèches, qu’ils soient lucratifs ou non, désignent un conseil de crèche. Cela existe déjà dans le service public. Étant présents, les parents peuvent obtenir des informations sur ce que mange l’enfant, sur ses activités de la journée, etc. On ne peut plus admettre qu’ils ne soient pas au courant de ce qui passe dans la journée pour leurs enfants. S’il y avait des parents investis dans les crèches, au même titre qu’il y a des parents délégués à l’école, tout le monde ferait beaucoup plus attention et les dérives seraient moins cachées, donc certainement moins nombreuses.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Puisque nous auditionnons des collègues dans le cadre d’une commission d’enquête, donc sous serment, j’en profite pour poser une question très précise.
En avril 2023, j’ai déposé une demande de création d’une commission d’enquête portant exclusivement sur le business des crèches privées lucratives. J’ai la conviction que la ministre responsable en la matière, Mme Aurore Bergé, a tout fait pour empêcher le lancement de cette commission d’enquête parce qu’elle est proche des entreprises de crèches. Nous savons, par exemple, qu’elle a souhaité recruter comme directrice de cabinet Mme Elsa Hervy, qui n’est autre que la déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches, c’est-à-dire du lobby des crèches privées.
La mission flash dont nous sommes en train de discuter s’inscrit dans la stratégie de Mme Bergé pour empêcher la création de la commission d’enquête. À l’automne dernier, quand les livres des journalistes ont été publiés et alors que la pression médiatique devenait importante, la délégation aux droits des enfants, plutôt que de lancer une commission d’enquête qui dispose de moyens d’investigation et peut faire témoigner sous serment, s’est contentée d’une mission flash, qui n’auditionne que ceux qui ont envie de venir – et surtout pas, par exemple, les fonds d’investissement actionnaires de ces grands groupes de crèches.
Cette hypothèse a été confirmée lors de la discussion en séance et du vote de la création de cette commission d’enquête : la plupart des députés des groupes de la majorité, dont vous-même, madame Peyron, ont argué de cette mission flash pour dire qu’une commission d’enquête ne servait à rien.
Selon mes sources, la ministre Bergé a fait passer des messages pour demander qu’au sein de la délégation aux droits de l’enfant, l’initiative soit prise de lancer la mission flash. Madame Peyron, à votre connaissance, la ministre a-t-elle poussé d’une façon ou d’une autre au lancement de la mission flash ? J’aimerais bien, dans le cadre de cette commission d’enquête, sous serment, avoir votre réponse.
Mme Michèle Peyron. J’ai effectivement prêté serment : la ministre Aurore Bergé n’est absolument pas intervenue, et Mme Perrine Goulet, présidente de la délégation aux droits des enfants, n’a pas été influencée – je ne pense pas, d’ailleurs, qu’elle serait satisfaite de votre question, et je le suis encore moins.
Mme Bergé est certes une ancienne collègue, mais elle appartient au pouvoir exécutif. Nous sommes des parlementaires, et je suis très attachée à la séparation des pouvoirs. Il n’y a eu aucune intervention extérieure. J’en veux pour preuve que nous avons eu du mal à obtenir un rendez-vous avec la ministre lors de la publication de notre rapport. Mme Bergé n’était peut-être pas franchement heureuse de nos conclusions, d’autant qu’elle avait annoncé de nouvelles mesures la veille dans la presse écrite, dont certaines figurent dans notre rapport. Vos sources sont donc très mal renseignées. Je pense d’ailleurs qu’Isabelle Santiago aurait refusé de participer à cette mission dans ces conditions.
Mme Isabelle Santiago. Je n’ai pas d’information sur ce sujet, n’ayant pas été contactée. Quand on m’a proposé de participer à cette mission flash, le rapport de l’Igas avait déjà été rendu et je travaillais depuis un certain temps sur ce sujet : il m’a donc paru normal d’être invitée à y participer.
Toutefois, étant des spécialistes de l’enfance, nous nous sommes attachées à envisager cette question dans sa globalité, sans aborder l’aspect des fonds de pension. De nombreux journalistes nous avaient interrogées sur ces derniers ; j’avais répondu que notre rapport ne portait pas sur ce sujet mais sur les perspectives d’évolution de la petite enfance à travers ses modes de garde.
M. le président Thibault Bazin. Nous auditionnerons plusieurs ministres qui ont eu la charge de la petite enfance, dont Aurore Bergé.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je vais jouer le rôle du poil à gratter. À propos du décret Morano et de l’incidence qu’il a pu avoir sur les effectifs dans les crèches, a-t-on pu observer, depuis 2010, une corrélation nette entre l’évolution de 50 % à 40 % du taux d’encadrement par des professionnels et une baisse de la qualité de l’accueil dans les crèches ? Ou bien votre recommandation est-elle uniquement liée aux avancées des neurosciences ?
S’agissant de la formation, les CAP prévoient, sauf erreur, 120 heures de stage sur deux années ; toutefois, elles ne sont pas obligatoires. Vous préconisez un stage obligatoire de six mois. Cette plus forte exigence ne risque-t-elle pas de constituer un frein à la formation ? Outre qu’ils auraient à trouver un stage, les étudiants verraient leur entrée dans la vie active, donc la possibilité d’une rémunération, repoussée. Un juste milieu pourrait-il être trouvé avec deux ou trois mois de stage ?
Vous suggérez également d’interdire les formations à distance. Maintiendriez-vous cette suggestion s’il y avait des stages obligatoires de deux ou trois mois ? Des difficultés dans l’accès aux lieux de formation peuvent exister selon l’endroit où l’on habite. Les formations à distance répondent à un besoin pour certains publics éloignés des formations.
Mes interventions s’inscrivent dans un contexte de pénurie de personnels et de recherche d’équilibre entre un idéal, une exigence nécessaire, mais aussi une réalité.
Mme Isabelle Santiago. Vous n’êtes pas un poil à gratter : j’adore votre question ! Cela me permet de vous rappeler que j’ai été maire adjointe pendant vingt ans, et en fonction en 2010 ; on a vu, alors, de grandes manifestations pour le service public et l’émergence du collectif « Pas de bébés à la consigne ».
La déréglementation a touché non seulement les normes de personnel, mais aussi le nombre de bébés pouvant être accueillis – le dépassement de la norme peut aller jusqu’à 20 %. Or cela a été décidé sans vérifier si les locaux le permettaient et si le personnel était suffisamment nombreux. Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est toujours pareil. Entre l’idéal et la réalité, comme vous le dites, nous proposons d’appréhender la question de façon globale : on ne peut pas, sous prétexte de répondre à l’urgence, traiter le secteur de la petite enfance par la déréglementation. Ce n’est pas ainsi que l’on accompagne des enfants qui n’ont que quelques mois : le travail d’acquisition à cet âge est très important.
J’ai constaté l’évolution mais je n’ai pas eu à la vivre car, en tant que femme politique, j’ai interdit la déréglementation dans ma commune concernant tant les effectifs que le nombre d’enfants que nous pouvions accueillir. Et je peux vous garantir que, dans un département comme le mien, une grande majorité des villes n’ont pas déréglementé. Le service public n’avait pas forcément les bâtiments et les personnels pour pouvoir accueillir un plus grand nombre d’enfants.
Quand, dans une crèche de soixante berceaux par exemple, la section des « grands » compte déjà vingt-deux enfants, aucun parent ni aucun professionnel ne souhaite en voir passer le nombre à vingt-six ou vingt-huit dans le même espace. Quel que soit leur âge, ces enfants restent des très-petits, qui ont besoin que l’on s’occupe d’eux. Essayez de faire dormir vingt-six bébés en même temps ! Il faut toujours penser à l’enfant avant tout, et non à la déréglementation. Votre question me permet donc de rappeler que, pour les bébés, il est important de viser l’idéal.
Mme Michèle Peyron. Le monde de l’accueil de la petite enfance n’attend que des professionnels : il faut donc aller le plus vite possible dans la formation. Nous préconisons six mois de stage mais si l’on décide de faire moins, après négociation avec les cabinets ministériels, pourquoi pas ? Mais qu’il s’agisse d’une véritable formation in situ, avec des bébés dans les bras et des enfants à la main. Il faut évidemment s’en donner les moyens. Je crains que l’on ne réagisse trop tardivement, mais j’ai tout de même bon espoir que l’on parvienne à un résultat.
M. Joël Aviragnet (SOC). Je me doute que, pour préconiser les solutions que contient votre rapport d’information, vous avez fait un état des lieux assez complet. Nous arrivons au même constat : la dérégulation du secteur et donc la marchandisation de la petite enfance ne donnent pas de résultats satisfaisants. Je suis persuadé que les secteurs de l’humain ne pourront jamais fonctionner correctement lorsqu’ils sont guidés par la recherche de profits. Pour nos aînés comme pour nos enfants, l’État doit surveiller, contrôler et imposer des limites claires aux entreprises privées à but lucratif. Les scandales qui ont touché certaines crèches privées à but lucratif nous forcent à regarder la réalité en face et à réagir rapidement.
Quelles sont les préconisations du rapport que vous considérez comme prioritaires ? S’agissant de la petite enfance et plus particulièrement des entreprises de crèches, avez-vous remarqué des dysfonctionnements particuliers, récurrents et, si oui, lesquels ?
Mme Isabelle Santiago. Si l’on veut réguler ce secteur, il n’y a pas de priorité à établir, car tout se tient. La dynamique doit porter sur l’ensemble des préconisations – allonger le congé maternité, allonger et bien rémunérer le congé parentalité, assurer la formation, travailler avec les régions –, dans l’intérêt des enfants. Je pense que nous en avons la capacité. Il n’est pas envisageable de marchandiser les métiers du lien parce qu’ils concernent les plus vulnérables : les enfants et les personnes âgées. Nous devons être extrêmement vigilants. Aucune déréglementation ne doit être acceptée.
M. le président Thibault Bazin (LR). Le rapport remis par la délégation, qui contient cinquante-quatre recommandations, est très complet. La recommandation 46 est de rendre obligatoire le conseil de crèche. Vous avez indiqué qu’il en existe dans le service public. Il en existe également dans le privé non lucratif, qui, sous le nom de comités de pilotage, associent les parents qui le souhaitent – ils ont d’ailleurs parfois du mal à trouver des parents prêts à s’investir dans cette gouvernance partagée. Ce n’est pas obligatoire dans les crèches en régie. L’obligation viserait-elle tous les modèles de crèches ?
Mme Isabelle Santiago. Oui. Quel que soit le modèle, il faut qu’il y ait un dialogue et que les parents soient des acteurs du fonctionnement de la crèche où sont accueillis leurs enfants. Il est donc très important que cela devienne obligatoire.
Le conseil de crèche, qui peut prendre un autre nom, se réunit avec les parents délégués une fois par mois. Dans ma commune, les conseils de crèche se réunissaient avec moi : il y avait une réunion dans la crèche portant sur son fonctionnement interne, puis une grande réunion tous les six mois et tous les ans avec l’élu du secteur. Cela donne aux élus une visibilité sur les crèches implantées dans leur territoire. Qu’elles soient privées, associatives ou publiques, elles ne peuvent pas faire n’importe quoi puisque les conseils se réunissent avec les élus qui sont chargés de cette politique publique. C’est un point important.
La séance est levée à seize heures.
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements
Réunion du mercredi 31 janvier 2024 à 15 heures
Présents. - M. Joël Aviragnet, M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Ingrid Dordain, Mme Marie-Charlotte Garin, Mme Virginie Lanlo, M. William Martinet, Mme Michèle Peyron, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, Mme Sarah Tanzilli
Excusés. - M. Philippe Lottiaux, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes)