Compte rendu

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements

– Audition conjointe de M. Francois Werner, inspecteur général des finances (IGF), et de Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales (IGAS), au titre de la Revue de dépenses de juin 2017 réalisée par l’IGF et l’IGAS sur la politique d’accueil du jeune enfant.              2

 


Mardi 6 février 2024

Séance de 19 heures

Compte rendu n° 8

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Thibault Bazin,
président

 


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La séance est ouverte à dix-neuf heures quinze.

La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné conjointement M. Francois Werner, inspecteur général des finances (IGF), et Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales (IGAS), au titre de la Revue de dépenses de juin 2017 réalisée par l’IGF et l’IGAS sur la politique d’accueil du jeune enfant.

M. le président Thibault Bazin. Nous allons nous pencher sur des sujets financiers et comptables, et néanmoins essentiels, en recevant M. François Werner, inspecteur général des finances, et Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales, au titre de la revue de dépenses de juin 2017 réalisée par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la politique d’accueil du jeune enfant – nous avons beaucoup parlé de vous lors de nos précédentes auditions.

Notre commission d’enquête doit se pencher sur le modèle économique des crèches, ce qui implique notamment de mieux cerner certains circuits de financement, de les comparer et de mieux apprécier la part de l’effort public et la façon dont il bénéficie aux différents acteurs. Vous êtes idéalement placés pour répondre à nos questions.

Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, je vous indique que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Gaëlle Turan-Pelletier et M. François Werner prêtent serment.)

M. François Werner, inspecteur général des finances. Il est possible que notre connaissance du sujet manque quelque peu de précision compte tenu du nombre d’années qui nous sépare de la rédaction du rapport : il se peut que les informations correctes figurent davantage dans le document que dans les réponses que nous allons tenter d’apporter à vos questions. Travaillant sur d’autres sujets, nous ignorons en outre l’ensemble des évolutions qui se sont produites dans ce domaine au cours des sept dernières années, même si l’Igas a publié un nouveau rapport sur ce thème en 2023.

M. le président Thibault Bazin. Si des éléments vous reviennent à l’esprit après l’audition, je vous invite à nous les transmettre car, auditionnés sous serment, il est de votre devoir de nous apporter les réponses les plus exactes possible.

Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales. Ces travaux sont effectivement anciens et n’ont pas bénéficié de mise à jour.

La lettre de mission envoyée à l’Igas et à l’IGF pour procéder à cette revue de dépenses est annexée au rapport ; elle cadre les travaux et les oriente vers l’étude de l’efficacité des moyens affectés à la réalisation des objectifs de la politique publique d’accueil du jeune enfant.

Notre réflexion s’est orientée autour de plusieurs axes : panorama des modes d’accueil existants ; évaluation du reste à charge pour les familles, lequel s’est révélé très différent selon le mode de garde : peu élevé dans la préscolarisation, plus important pour les assistantes maternelles et les microcrèches, c’est dans les établissements d’accueil du jeune enfant qu’il est le plus faible. Nous avons préconisé de faire converger le niveau de ces restes à charge, afin que les familles fondent leur choix sur des critères non financiers.

Nous avons également travaillé sur les facteurs de coût des différents modèles économiques même si nous disposions de données assez limitées. Les circuits de financement divergent selon les modes de garde et selon les acteurs : le tiers financeur est la collectivité pour les crèches publiques et associatives mais les modalités sont différentes ; dans le cas des crèches privées, d’entreprises ou de microcrèches, ce sont les familles qui contribuent au financement.

M. François Werner. Les conclusions principales de notre rapport étaient que les capacités d’accueil du jeune enfant avaient augmenté de manière assez importante dans les années précédant nos travaux, à tel point que les besoins globaux étaient probablement couverts malgré de grandes inégalités entre les territoires et à l’intérieur de ceux-ci. Le dispositif remplit probablement son objectif général, mais il conviendrait de le réorienter vers les endroits où les besoins ne sont pas satisfaits.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La revue de dépenses que vous avez effectuée en 2017 pointe une bascule dans la politique publique de l’accueil du jeune enfant : il y a une vingtaine d’années, les pouvoirs publics ont souhaité augmenter fortement le nombre de places en crèche dans notre pays, afin de renforcer la sociabilisation des enfants dès le plus jeune âge et de permettre aux femmes de travailler. Si cette approche quantitative est désormais remise partiellement en question, elle a néanmoins débouché sur une croissance des moyens alloués par l’État à cette politique publique et sur une multiplication des outils financiers incitatifs pour atteindre cet objectif : la prestation de service unique (PSU), la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et le crédit d’impôt famille (Cifam) sont autant de modes de financement qui brouillent la lisibilité du coût réel pour l’État de la prise en charge des enfants en crèche ; à cela s’ajoutent les coûts supportés par les départements, compétents en matière de protection maternelle et infantile (PMI), et par les communes, qui proposent la prise en charge des enfants dans des crèches, sous la forme de régies ou de délégations de service public (DSP).

Quel est le coût total du fonctionnement des crèches, quel que soit le statut de celles‑ci ? Combien coûte un berceau en moyenne en argent public et privé ?

Quels sont la répartition et le poids des financements de la politique d’accueil du jeune enfant entre l’État, les collectivités territoriales et la branche famille, en incluant bien entendu les abandons de recettes liés aux crédits d’impôt ? Combien coûtent à la puissance publique la création et le fonctionnement annuel d’un berceau ?

Vous indiquez dans votre rapport que les entreprises de crèches « bénéficient d’un modèle économique qui peut offrir de hauts niveaux de rentabilité grâce à une contribution élevée des financeurs publics » : considérez-vous que les résultats sont au niveau de l’effort financier consenti par le contribuable ? Comment expliquez-vous l’augmentation constante des coûts de fonctionnement des crèches privées et les différences de rentabilité, parfois considérables, d’une entreprise de crèches à l’autre ? Quels dispositifs financiers pourraient être déployés pour traduire l’évolution des attentes des pouvoirs publics, lesquels sont passés d’une approche quantitative à la définition d’objectifs qualitatifs pour l’accueil des très jeunes enfants en crèche, à savoir l’agencement d’un environnement sûr et bienveillant qui leur permette de se développer au mieux, tout en maintenant les efforts en termes de création de places ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Nos données datent de 2015 car nous avons conduit nos travaux au début de l’année 2017 sans avoir les chiffres de 2016. Les dépenses s’élevaient à 6,11 milliards d’euros pour les établissements d’accueil collectif : la branche famille, principale contributrice, finançait cette enveloppe pour près de 3 milliards quand les collectivités territoriales y consacraient 2,5 milliards ; à cela s’ajoutaient des dépenses d’investissement d’un montant de l’ordre de 640 millions, dont la clef de répartition entre la branche famille et les collectivités territoriales était sensiblement la même.

Les dépenses fiscales se répartissaient entre différents crédits d’impôt qui bénéficiaient aux entreprises ou aux familles – celui destiné à ces dernières, dont le coût atteignait 80 millions, ne distingue pas le mode d’accueil de l’enfant.

M. François Werner. Nous avons travaillé à une échelle macroéconomique et étudié le coût total des crèches privées, sans pouvoir distinguer la part que chaque opérateur privé représentait. Le rapport formule des remarques sur les marges des entreprises, qui pouvaient se révéler très élevées et atteindre 40 % : ce constat nous avait conduits à recommander de plafonner la dépense éligible au Cifam à 10 000 euros par place, afin d’éviter que l’on ne puisse bénéficier du maximum de l’aide publique tout en augmentant le prix de la place pour les familles dès lors que celles-ci pouvaient y faire face ; l’objectif était d’empêcher l’utilisation du crédit d’impôt pour un autre dessein que celui qui avait motivé son instauration.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous ne connaissez pas le coût de fonctionnement annuel d’une crèche, financements publics et privés confondus, car vous vous êtes concentrés sur l’argent public alloué à cette politique, n’est-ce pas ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Nous avions des informations sur le coût de revient annuel, qui était de l’ordre de 20 000 euros la place dans un établissement d’accueil du jeune enfant.

M. le président Thibault Bazin. Quel que soit le mode de gestion ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Dans mon souvenir, il n’y avait pas de différence significative entre les crèches publiques et privées dans le coût de revient horaire – celui-ci était légèrement inférieur dans les crèches associatives.

M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous transmettre ces éléments après l’audition ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Oui, bien sûr.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Dans le coût de revient moyen de 20 000 euros par berceau, à combien s’élève la contribution de la puissance publique ?

Quelles évolutions recommanderiez-vous pour les dispositifs financiers, outre le plafonnement du Cifam, afin d’optimiser la dépense publique ? J’ai conscience de la difficulté de la question compte tenu des années qui nous séparent de la rédaction de votre rapport ; en effet, les objectifs de la politique d’accueil du jeune enfant ont été réorientés vers une dimension plus qualitative. Certaines personnes que nous avons auditionnées ont insisté sur la différence entre la Paje et la PSU : quel est votre avis sur ces deux dispositifs ? Quelles modifications conviendrait-il de leur apporter ?

M. François Werner. Il est difficile de répondre à votre dernière question. Le coût pour les finances publiques diffère profondément entre le dispositif de la Paje et celui de la PSU – le rapport peut même être du simple au double, allant, à l’époque, de 11 278 euros pour un versement de la Paje à une famille mettant son jeune enfant dans une microcrèche, à 23 800 tout compris, avec la PSU, dans le cas d’une entreprise réservataire et de l’application du Cifam. Ce grand écart correspond à une superposition de dispositifs. La proposition la plus intéressante de notre rapport portait sur les employeurs réservataires : nous souhaitions réserver les places aux enfants de la commune ; en outre, il est possible d’imaginer d’autres pistes pour des accueils plus atypiques, donc potentiellement plus coûteux pour la structure : horaires décalés, présence irrégulière des enfants, etc. L’Igas a approfondi cette voie en défendant l’idée selon laquelle un effort particulier de la puissance publique devait s’accompagner de contreparties touchant au développement de formes d’accueil spécifiques, que la prise en charge des enfants soit effectuée par des assistantes maternelles ou par des crèches publiques.

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Afin d’améliorer l’efficience de la dépense publique, nous proposions de limiter l’écart du reste à charge pour les familles entre le financement des crèches par la PSU et celui par le complément du mode de garde, puisque l’objectif de politique publique était identique ; le barème de la PSU pourrait s’appliquer à davantage de structures : des microcrèches ont choisi ce modèle financier, d’autres ont opté pour le complément du mode de garde, mais il est tout à fait possible de faire émerger un modèle unique, qui serait celui de la PSU car il est plus progressif et aboutit à des restes à charge plus équilibrés. En outre, nous souhaitions mieux prendre en compte, dans le financement des établissements, les besoins spécifiques que sont le handicap, les horaires d’accueil atypiques et les contrats irréguliers, qui entraînent des charges supplémentaires pour les structures, cette contrainte rendant difficile pour ces dernières de faire davantage dans ce domaine, pourtant érigé en objectif par les pouvoirs publics : nous recommandions donc d’allouer des financements spécifiques pour répondre à ces besoins.

M. le président Thibault Bazin. Dit autrement, le modèle de financement n’est pas adapté aux besoins spécifiques, quelle que soit la nature, publique ou privée, lucrative ou non, de la structure, n’est-ce pas ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Absolument.

M. le président Thibault Bazin. Vous affirmez dans le rapport que la tendance des collectivités territoriales est de favoriser l’installation de microcrèches et de recourir à des crèches privées, à la fois par l’intermédiaire de DSP, de crèches d’entreprise et de microcrèches fonctionnant avec la Paje. Les élus locaux privilégient les microcrèches : vous avez évoqué le coût pour les familles, mais quel est celui que supporte le contribuable, à travers les dépenses de l’État et des collectivités territoriales ? Vous avez évoqué un coût de 11 000 et de 23 000 euros selon les dispositifs de la Paje ou des entreprises réservataires et d’un coût de revient de 20 000 euros par berceau ; des structures publiques en régie font appel à des financements d’entreprises pour ouvrir des places : connaissez-vous le coût public des crèches municipales comptant des réservations de places ?

Les caisses d’allocations familiales (CAF) octroient des dotations aux communes, lesquelles viennent s’ajouter à la PSU ou à la Paje : quel est le coût global pour une structure municipale ? Pourquoi les collectivités territoriales préfèrent-elles la délégation à des microcrèches à la gestion directe de structures d’accueil ? Cette option coûte-t-elle moins cher au contribuable public ou uniquement au contribuable local ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Les personnes que nous avions rencontrées nous avaient dit que le coût d’une microcrèche était nul pour les finances publiques locales alors qu’il était élevé ou très élevé – selon le niveau d’aide apporté par la CAF – dans le cas d’une crèche collective classique. Voilà pourquoi les collectivités territoriales privilégient les microcrèches, d’autant qu’il s’agit d’un segment dans lequel elles n’ont pas de compétence obligatoire. Nous avions recensé de nombreuses annulations de projets de crèche collective – plus d’un millier de places prévues étaient ainsi abandonnées chaque année – dues aux difficultés rencontrées par les collectivités pour équilibrer leur budget à cause des charges supplémentaires. Le financement public total – branche famille, État, collectivités territoriales – était pourtant un peu plus élevé pour les crèches collectives que pour les microcrèches car les coûts de revient horaires y sont un peu supérieurs.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Du fait de la privatisation accélérée du secteur de la petite enfance, 80 % des berceaux ouverts depuis dix ans l’ont été par des groupes privés. Or cette privatisation s’est faite avec de l’argent public et certains vont jusqu’à parler d’un business biberonné à l’argent public.

Les sources de financement public sont très nombreuses : la PSU, la Paje, le crédit d’impôt famille et la déduction de l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui achètent une place en crèche. Tout cela fait beaucoup d’argent, pour un résultat très contestable : certes, des places ont été ouvertes, mais cela représente un coût élevé pour les familles et les rémunérations des professionnels sont plus basses qu’ailleurs. Il importerait, en cumulant tous ces dispositifs, de calculer le montant global des subventions publiques qui bénéficient à ces entreprises de crèches. J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas en mesure de le faire. Je me tourne donc vers notre président : j’estime que notre commission d’enquête doit solliciter l’administration pour obtenir ce chiffre.

Ma deuxième question concerne la rentabilité de ces entreprises de crèches, qui a fait l’objet d’une passe d’armes ces dernières années. Votre rapport de 2017 faisait état d’une rentabilité pouvant atteindre 40 %, ce qui paraît très inquiétant. La Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) a riposté en mandatant un cabinet de conseil, qui a établi que la rentabilité moyenne des entreprises de crèches était de l’ordre de 6 % – un taux que l’Igas a à nouveau contesté l’année dernière, dans son rapport. Connaît-on la rentabilité des grands groupes de crèches comme Babilou, People & Baby, La Maison Bleue ou Les Petits Chaperons Rouges, qui bénéficient d’énormément d’argent public ? Là encore, si vous ne pouvez pas répondre à cette question, il faudra que notre commission d’enquête établisse ce chiffre.

M. François Werner. Nous ne sommes pas en mesure de répondre à votre deuxième question, car nos recherches ne portaient pas sur ce point, mais sur la dépense publique. De mémoire, les entretiens que nous avons faits avec deux groupes de crèches privées nous ont permis d’avancer quelques chiffres concernant, non pas leur rentabilité, mais leur marge, dont nous considérons effectivement qu’elle est importante.

Votre première question ne correspond pas non plus à la feuille de route qui nous avait été adressée, mais nous pourrons essayer dans les jours qui viennent, à partir des chiffres assez fouillés que nous avions obtenus à l’époque, de vous proposer une réponse.

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Les chiffrages théoriques que nous avions faits montraient que les financements publics pouvaient excéder le coût de revient d’une place. C’est pour cette raison que nous avions proposé de plafonner le crédit d’impôt : il nous semblait que ce n’était pas une bonne utilisation des moyens publics.

Vous dites que ce système a un coût important pour les familles mais, en réalité, la tarification est à peu près la même dans les crèches privées avec une entreprise réservataire que dans les crèches publiques ou associatives. La seule différence, c’est qu’il y a, dans le premier cas, un tiers financeur, qui est l’entreprise. Nous n’avons pas vu voir de contrats, ce qui rendait notre analyse fragile, mais ce que nous avons souvent entendu, c’est que les entreprises de crèches facturaient les places 15 000 euros à l’entreprise réservataire – sachant que le coût de revient se situe entre 16 000 euros pour les microcrèches et 20 000 euros pour les établissements d’accueil du jeune enfant.

M. le président Thibault Bazin. À Bercy, êtes-vous capables de calculer les sommes qui ont été versées par la branche famille aux entreprises de crèches privées ?

M. François Werner. Comme je vous l’ai dit, je pense que nous pourrons, à partir du rapport, reconstituer quelque chose de crédible.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur Martinet, je suis tout à fait d’accord avec vous : il faut que notre commission établisse le coût d’une place en crèche pour la puissance publique, quel que soit le type de crèche. C’est dans cet esprit que nous avons organisé cette audition et nous allons évidemment interroger l’administration sur ce point.

Mme Anne Bergantz (Dem). J’aimerais revenir sur la question de la rentabilité de ces entreprises. Notre collègue a évoqué le chiffre de 6 % ; pour ma part, j’avais plutôt en tête un niveau de rentabilité nette de 2 %. Avez-vous un avis sur la question ?

Je me demandais surtout si ce critère était pertinent et s’il ne faudrait pas tenir compte du niveau d’endettement et d’investissement de ces entreprises. Vous l’avez dit, les communes privilégient les microcrèches, parce qu’elles ne leur coûtent rien, mais il faut bien investir et ce sont les entreprises privées qui le font. Dès lors, le niveau de rentabilité a-t-il un sens ?

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous répondre. Ce que je veux rappeler, c’est que les niveaux de marge que nous avons établis étaient théoriques. C’est en additionnant les financements que recevaient ces entreprises et en rapportant cette somme à leur coût de revient moyen que nous avons pu déterminer ces ordres de grandeur. Mais nous ne les avons jamais confrontés à des données provenant de ces entreprises, auxquelles nous n’avons pas demandé leurs comptes.

Quant aux autres variables à prendre en compte, je crois que tout dépend de la manière dont sont construites les stratégies d’investissement et ce qui est comptabilisé en charges courantes.

M. le président Thibault Bazin. Les CAF demandent aux crèches leur budget et leurs comptes pour un certain nombre de versements. Quand nous auditionnerons la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), il faudra lui demander comment est traitée la partie immobilière, dans le public comme dans le privé. Imaginons que des communes mettent des locaux à la disposition d’entreprises privées à but lucratif : comment en tient-on compte dans les flux de financement ? Selon que les locaux sont mis à disposition ou pas, on ne devrait pas avoir la même équation. Il arrive aussi que des crèches publiques soient dans des locaux privés et paient un loyer. Il va falloir que nous affinions notre tableau comparatif pour tenir compte de tous ces cas de figure.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Lors de précédentes auditions, on nous a dit qu’il manquait 10 000 professionnels dans les crèches, qu’il en manquerait sans doute bientôt 20 000 et qu’il importait de faire un effort de formation. Il faut par ailleurs continuer à créer des places en crèches, car il en manque beaucoup. Peut-on évaluer le coût de ces transformations ? Impliquent-elles de changer de système ? Quel type de financement faut-il prévoir ?

M. François Werner. Avant d’essayer de vous répondre, je voudrais ajouter un mot sur la question des marges. Dans le cadre d’une délégation de service public, le délégant a accès à la totalité des comptes de son délégataire, ce qui lui permet de juger de sa marge bénéficiaire et, éventuellement, de la corriger s’il la juge trop élevée. Pour les crèches en délégation de service public, la question des marges peut donc être réglée simplement.

Derrière la question de l’endettement se pose celle de l’accès à l’immobilier et au foncier, qui est un énorme problème pour les collectivités territoriales. Je m’étais juré de ne pas me servir de mon expérience d’élu local, mais je suis obligé d’en dire un mot. Toutes les collectivités locales n’ont pas les moyens de racheter un petit immeuble ou un pavillon pour y installer une crèche. Voilà un autre élément qui peut favoriser le développement de la crèche privée, au détriment de la crèche publique.

J’en viens à la question de Mme Roullaud. Au terme de notre enquête, qui avait beaucoup porté sur les volumes, nous avons conclu que nous ne savions pas quel était l’objectif à atteindre en termes d’accueil collectif, pour deux raisons au moins.

La première raison – c’est ce que montrent nombre d’études qualitatives et quantitatives – c’est qu’une partie des parents, même des parents actifs, souhaitent se consacrer à leur enfant durant ses trois premières années – et c’est souvent plus vrai à partir du deuxième ou du troisième enfant. La deuxième raison, c’est qu’on voyait une préférence marquée pour l’accueil collectif, sans pouvoir déterminer si elle était liée à la différence de reste à charge, qui est significativement plus important dans l’accueil individuel, ou si c’était un choix de société. Dans ces conditions, nous n’avons pas pu déterminer combien de places supplémentaires étaient nécessaires.

Nous vous avons donné une idée du coût de la place : en le multipliant par le nombre de places en crèches que la commission considérera comme souhaitable, vous aurez un ordre d’idée.

Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). J’aimerais revenir sur le taux de rentabilité des grands groupes.

Les données qui sont transmises à la CAF par un établissement ne concernent que l’établissement lui-même, et non le groupe ; la CAF n’a donc pas connaissance des stratégies d’optimisation des groupes et c’est sans doute ce qui explique le surfinancement public et ces taux de rentabilité excessifs.

En 2017, vous préconisiez le plafonnement du crédit d’impôt. Depuis sept ans, avez-vous eu connaissance de mesures, mêmes minimes, prises pour éviter que ce que vous dénonciez se poursuive, voire s’aggrave ? Avez-vous une préconisation pour mettre fin à ce surfinancement ? Le fait de prendre en compte le groupe, et pas seulement l’établissement, ne serait-il pas une piste ? Il se peut que certains établissements, parce qu’ils sont surendettés, aient un taux de rentabilité très faible, mais que celui du groupe soit beaucoup plus élevé.

Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Je n’ai pas connaissance de mesures qui auraient été prises pour lutter contre le surfinancement mais, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas retravaillé sur la question de l’accueil du jeune enfant depuis 2017 : je ne suis donc pas la mieux placée pour vous répondre. Je pense que la préconisation que nous avions faite à l’époque de plafonner le crédit d’impôt est toujours valable. Je précise que nous proposions un plafonnement à la place. Il nous semblait problématique que l’entreprise réservataire paie pratiquement le coût total de la place, alors même que des financements publics existaient par ailleurs. À mon sens, cette recommandation reste pertinente.

M. François Werner. En théorie – et c’est le cas pour d’autres délégations de service public –, la CAF et les collectivités territoriales doivent avoir accès à l’ensemble des relations financières entre la structure et sa société mère. Il est donc tout à fait possible de connaître la partie par berceau que coûtent les frais de structure centrale.

En pratique, il n’est pas certain que les CAF et les collectivités territoriales soient tout à fait armées pour réaliser ce type de contrôle, mais on peut connaître le rapport entre une crèche donnée et son « franchiseur » et c’est peut-être en plafonnant ou en sortant tout ou partie de cette rémunération que l’on pourrait corriger les choses, sans pour autant couper tous les soutiens publics. Ce que l’on constate, tout de même, c’est que le développement de ces crèches a permis l’augmentation de la capacité d’accueil. C’est une réalité, indépendamment de tout jugement sur leur rentabilité.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Cet échange peut paraître un peu étrange, puisqu’on a l’air de dire que trop d’argent va aux crèches. Je voudrais donc repréciser les choses pour ceux qui nous écoutent : les moyens consacrés à la petite enfance sont insuffisants pour payer correctement les professionnels et pour assurer un bon encadrement des enfants. Ce qui nous pose un problème, c’est que dans un contexte de pénurie d’argent public, une partie de celui-ci soit mal utilisée et concentrée sur quelques entreprises de crèches qui font des marges importantes avec cet argent public.

La CAF, lorsqu’elle finance une crèche, peut certes regarder les flux financiers entre l’établissement et le siège, mais le rapport de l’Igas a montré que des frais de siège importants et injustifiés peuvent être un moyen d’optimisation. De même, certains établissements qui bénéficient de soutiens publics paient des loyers élevés à une SCI. On n’a pas de preuves, mais on soupçonne que celui qui est derrière la SCI, c’est celui qui est allé présenter le projet à la CAF.

Nous avons bien compris que votre rapport ne portait pas sur ces questions, mais nous avons envie de vous demander de l’aide. Dites-nous comment nous y prendre pour obtenir la transparence sur ces questions. Notre commission d’enquête a le droit de savoir comment l’argent public est utilisé.

M. François Werner. Je vois une possibilité. Elle n’a pas vraiment été explorée, parce que le monde de la petite enfance est très morcelé et que les financeurs ne sont pas les opérateurs, mais il me paraît tout à fait imaginable de plafonner les frais de siège et de faire en sorte que les charges immobilières soient mesurées. Au niveau des communes, on pourrait se tourner vers le service des domaines. Je ne sais pas si on peut atteindre la transparence absolue et faire une radiographie parfaite des grandes entreprises de crèches, mais je pense qu’il y a des solutions pour cesser de divertir l’argent public de façon excessive et gagner en efficacité.

Ce que nous avions aussi noté – même si je sais que ce n’est pas tout à fait l’objet de votre commission d’enquête –, c’est que les assistants et assistantes maternels sont faiblement soutenus par le financement public, alors qu’ils continuent de remplir un rôle essentiel, y compris quantitativement.

M. le président Thibault Bazin. Votre rapport portait plutôt sur le coût des différents modèles, alors que notre commission d’enquête a une approche plus qualitative : notre perspective n’est pas exactement la même. Il est vrai que la question des assistants maternels est très importante.

À la suite de cette audition, la rapporteure vous transmettra des demandes de précisions. De votre côté, n’hésitez pas à nous transmettre les éléments qui vous sembleront utiles. Notre collègue William Martinet a eu raison de poser la question des optimisations immobilières, puisqu’on a déjà eu des cas d’optimisations frauduleuses orchestrées par des acteurs du secteur non lucratif.

Je vous remercie de vous être rendus disponibles pour cette audition.

La séance est levée à vingt heures quinze.


Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements

 

Réunion du mardi 6 février 2024 à 19 h 15

 

Présents. - M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Sophia Chikirou, M. Thierry Frappé, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), M. William Martinet, Mme Béatrice Roullaud, Mme Anne Stambach-Terrenoir, Mme Sarah Tanzilli

 

Excusés. - Mme Élise Leboucher, Mme Isabelle Santiago