Compte rendu
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements
– Audition de représentants de la Fédération française des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP) : Mme Elodie Hémery, directrice de l'autonomie et des parcours de vie, et Mme Sophie Urban, directrice de l'association AGE, membre de la commission « petite enfance » de la FEHAP, Mme Agnès Blondeau, conseillère « enfance jeunesse » 2
Mercredi 6 mars 2024
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 18
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Thibault Bazin,
Président
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La séance est ouverte à 17 heures 05.
La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné des représentants de la Fédération française des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP) : Mme Elodie Hémery, directrice de l'autonomie et des parcours de vie, Mme Sophie Urban, directrice de l'association AGE, membre de la commission « petite enfance » de la FEHAP, Mme Agnès Blondeau, conseillère « enfance jeunesse ».
M. le président Thibault Bazin. La Fédération du secteur privé solidaire représente 267 structures d’accueil de jeunes enfants, notamment des crèches associatives. Vous avez alerté notamment sur la situation financière préoccupante des structures, qui subissent un déficit structurel permanent menaçant à très court terme leur existence. Nous reviendrons ainsi, je pense, sur le rapport entre les coûts et les prix pratiqués. Je ne doute pas que nous aurons également l’occasion d’évoquer les toutes récentes annonces gouvernementales en matière de revalorisation salariale. Nous nous intéressons tout particulièrement à la présentation de votre modèle et à son influence sur la qualité.
Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Élodie Hémery, Sophie Urban et Agnès Blondeau prêtent serment).
Mme Élodie Hémery, directrice de l’autonomie et des parcours de vie de la Fehap. Je remarque que l’assemblée est assez féminine, à l’image du secteur de la petite enfance.
La Fehap constitue l’une des trois fédérations du secteur de la santé et du secteur médicosocial. Le secteur public est représenté par la Fédération hospitalière de France (FHF), le secteur privé commercial ou à but lucratif est représenté par la Fédération d’hospitalisation privée (FHP), tandis que la Fehap est une fédération employeur à but non lucratif, représentant des entreprises qui ne rémunèrent pas d’actionnaires (fondations, associations).
La Fehap se compose d’un peu moins de 300 établissements d’accueil de jeunes enfants, pour environ 10 000 places, ce qui représente un peu moins de 5 % de nos adhérents. Il ne s’agit donc pas du secteur le plus prégnant de la Fehap. Les structures sont essentiellement des crèches collectives et des multi-accueils, localisées principalement dans les régions Île-de-France, Grand Est et Pays de la Loire, les autres régions représentant une part de 9 %.
La fonction de la Fehap est de représenter ses adhérents en tant que fédération employeur, de gérer les problématiques d’attractivité, de fidélisation, et de revalorisation salariale, de répondre à leurs questionnements, de les aider dans leur stratégie de développement, et de participer à tous les groupes de travail, qu’ils soient ministériels ou qu’il s’agisse d’auditions, pour influer sur les politiques publiques au bénéfice des enfants et de leurs familles. Enfin, la Fehap présente une spécificité, conforme à son ADN : accueillir le plus grand nombre sans aucune discrimination. Nos crèches sont fortement tournées vers les enfants en situation de handicap ou en grande précarité, et le soutien et l’accompagnement des familles.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma première question porte sur le modèle de financement des crèches associatives que vous représentez.
En termes de liens contractuels avec les communes ou les intercommunalités, répondez-vous plutôt à des marchés publics ou à des délégations de service public, ou fonctionnez-vous plutôt de façon libre ? Dans ce dernier cas, comment votre relation avec la commune se matérialise-t-elle concrètement, en particulier en matière de financement ? Nous avons pu constater, à l’aune des travaux de notre commission d’enquête, que les crèches du secteur associatif présentent le modèle le moins coûteux sur le plan financier. Partagez-vous cette analyse et comment l’expliquez-vous ? Le recours à du bénévolat ou à des contrats aidés fait-il partie des leviers dont vous disposez ?
Quant à la délégation de service public, comment appréhendez-vous ce modèle ? Constatez-vous des prix cassés de la part du secteur lucratif ou, au contraire, une volonté de la part de certaines communes ou intercommunalités de mettre en avant la qualité d’accueil ? Comment cela se matérialise-t-il dans les offres auxquelles les associations relevant de votre fédération peuvent répondre ?
Mme Agnès Blondeau, conseillère Enfance Jeunesse de la Fehap. Je suis notamment chargée de gérer les crèches associatives et l’enfance handicapée.
Concernant votre première question, nos structures ont principalement recours à des délégations de service public. Dans certains territoires, quelques installations libres de microcrèches ont été constatées, mais elles restent marginales.
Quant aux prix cassés, il est vrai que nos crèches évoquent souvent la problématique de la concurrence déloyale, notamment à travers les bas prix pratiqués par les crèches privées lucratives. Certains de nos établissements ont perdu des délégations de service public, ce qui a fortement impacté leurs personnels et les familles usagères. Nous constatons que nos crèches tendent à s’installer dans tous les types de quartiers, car leur objectif est d’accompagner l’ensemble des familles, quelles qu’elles soient, y compris les plus vulnérables. Les bas prix pratiqués par certaines structures peuvent s’expliquer par le biais de mécanismes tels que la récupération de la TVA sur l’investissement. Nous souhaitons justement éviter cette concurrence et privilégier l’accueil de qualité. La forme de nos associations répond à cet objectif, en reposant sur des bénévoles et des professionnels engagés qui défendent nos valeurs, comme la primauté de la personne. Nous aspirons à préserver au maximum la qualité du service rendu aux publics accompagnés.
Mme Élodie Hémery. Il est vrai que certains grands groupes, pour s’implanter sur des territoires, cassent les prix, offrent la gratuité pour quelques mois, etc. Nous ne sommes pas en mesure de nous aligner et ce n’est pas du tout la stratégie de nos entreprises et de nos adhérents.
Nous subissons parallèlement un manque de visibilité sur le renouvellement des délégations de service public, avec une vraie difficulté pour les gestionnaires à investir sur le long terme, à réinjecter le cas échéant de l’argent disponible ou à montrer des projets. Ce manque de visibilité nuit un peu à la qualité, à l’innovation dont le secteur pourrait faire preuve, au soutien apporté aux familles et à leur maintien dans l’emploi.
Mme Sophie Urban, directrice de l’Ages, membre de la commission petite enfance de la Fehap. L’Ages est une association localisée dans le Grand Est, plus précisément dans le Bas-Rhin, et gère une vingtaine d’établissements. La région Grand Est présente une particularité : les secteurs associatif et privé non lucratif y sont implantés depuis très longtemps et sont très marqués dans beaucoup de domaines, y compris la petite enfance, peut-être plus que dans d’autres parties de la France. Je suis ici aujourd’hui pour en témoigner.
Nos modèles de financement sont principalement tournés vers la délégation de service public. Nous comptons peu d’installations en propre, qui sont par ailleurs assez rares dans le secteur associatif non lucratif, contrairement au secteur lucratif, probablement parce que ce dernier bénéficie de financeurs et de capitaux incluant des fonds d’investissement, ce qui lui permet de prendre des risques financiers plus élevés que les associations, dont la fonction première est la gestion, et non la rentabilité. Sans doute ces fonds limitent-ils nos installations libres, qui portent tout le projet et revendent des places.
Cependant, en fonction des conventions qui sont signées avec les différentes collectivités, le modèle de la délégation de service public comporte aujourd’hui quelques limites : les gestionnaires doivent prendre en charge les déficits, mais les excédents sont en revanche reversés à la collectivité, conformément à la clause de retour à meilleure fortune.
En termes de concurrence, nos associations ont souvent été félicitées pour la qualité de leur projet, leur réputation et leur travail, mais se sont vues opposer un reste à charge trop élevé en comparaison du secteur privé lucratif. En effet, ce dernier casse les prix : les charges mentionnées dans les appels d’offres sont identiques, mais les produits sont sciemment surévalués, car le secteur lucratif peut se permettre de travailler à perte sur certains contrats, grâce à la rentabilité générée par les crèches d’entreprises, par exemple. Cette logique est adoptée afin de faciliter l’installation de ses structures sur des territoires encore non occupés. Nous ne pouvons clairement pas rivaliser. Nos budgets sont établis de façon réaliste, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques aussi élevés.
Bien sûr, les communes souhaitent miser sur la qualité, mais les finances des collectivités se trouvant de plus en plus réduites, elles se voient contraintes d’opter pour les services les moins onéreux.
Notre secteur non lucratif repose en partie sur le bénévolat et l’implication des personnels et des usagers. Il ne nous est pas toujours possible de bénéficier des contrats aidés : en fonction de la taille de l’association, nous nous trouvons souvent au-dessus des seuils d’ouverture de droits. A contrario, le secteur lucratif, géré par des financiers et des commerciaux, choisit de créer une entité par structure, ce qui lui permet de respecter les seuils et de bénéficier des contrats aidés. Par ailleurs, la refacturation des frais de siège ou des frais centraux est souvent très élevée dans le secteur lucratif, contrairement au secteur associatif, qui se contente de rechercher un équilibre en se limitant à la rémunération des fonctions support.
M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous transmettre les comptes de votre groupement et des structures que vous gérez ?
Mme Sophie Urban. Bien sûr.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous interrogeons le modèle de la délégation de service public, qui semble tout particulièrement vous concerner, dans le cadre de notre commission d’enquête. Vous indiquez que, eu égard aux contraintes actuelles des finances publiques, une place importante est accordée au critère du prix. Pour ma part, j’avais cru comprendre, à la lecture d’un certain nombre d’éléments, mais également au regard des échanges qui se sont tenus la semaine dernière avec l’Association des maires de France (AMF) et les Intercommunalités de France, qu’une prise de conscience était en cours quant à l’enjeu que représentent la qualité et la nécessaire pondération des critères. J’aimerais recueillir votre avis à ce sujet.
Par ailleurs, pouvez-vous nous apporter des éléments sur la façon dont les communes contrôlent l’exécution des délégations de service public ?
Enfin, quelle est votre opinion concernant le modèle PSU, ses limites, les dispositifs correctifs que constituent les bonus forfaitaires (territoire, handicap, mixité) ? Dans la mesure où vous accordez une attention particulière aux publics en grande précarité et aux enfants en situation de handicap, pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur ces dispositifs de financement ?
Mme Élodie Hémery. En ce qui concerne le rééquilibrage des critères de délégation de service public, je ne dispose pas d’une visibilité sur ces derniers, mais la pression financière est telle sur les communes et les départements, que c’est souvent le moins-disant qui l’emporte, malgré l’enjeu que constitue la qualité. Je ne suis pas sûre que nous puissions effectuer une généralisation. Tout dépend des territoires et des forces en présence. Quoi qu’il en soit, pour le moment, nous ne ressentons pas de rééquilibrage.
Mme Sophie Urban. Les collectivités manifestent clairement, et depuis toujours, la volonté de préserver la qualité. L’idéal pour elles serait de bénéficier de la qualité à un moindre coût. Face à des charges identiques, elles optent toujours pour la qualité. Mais lorsqu’une offre beaucoup plus attractive se présente, elles sont tentées de l’accepter, car elles pourront investir le delta financier dans d’autres secteurs. La pondération des critères est variable en fonction des collectivités.
J’ajoute que la qualité n’est pas toujours du même niveau. Les projets d’établissements et projets pédagogiques sont assez souvent équivalents : il est facile de concevoir un beau projet. La véritable question repose dans sa mise en œuvre sur le terrain, sur la pression subie par les personnels. Le secteur associatif se donne les moyens de faire vivre son projet et fournit les ressources nécessaires à ses équipes. Lorsqu’une innovation nous est proposée, nous commençons par questionner sa pertinence, son apport pour la structure et ses usagers, avant d’aborder son volet financier. Ce n’est pas la démarche adoptée par les autres secteurs.
Pour ce qui est du contrôle exercé par les communes sur l’exécution de la DSP, il varie d’une collectivité à l’autre. Les communes de taille importante disposent de services suffisamment étoffés pour réaliser des contrôles, voire imposer certaines pratiques. D’autres effectueront un suivi nettement plus léger, parce qu’elles ne disposent pas des ressources internes pour aller plus loin.
En ce qui concerne le modèle de la PSU, il présente un avantage certain pour les familles, puisqu’il leur permet de moduler leur besoin d’accueil et donc de réduire leur reste à charge. En outre, le financement reçoit un soutien non négligeable de la CAF. Cependant, il arrive que la mise en œuvre de ce modèle place certaines familles ou gestionnaires en difficulté. Il exige de trouver un équilibre dans le volume d’heures d’accueil réclamé par la famille. Par exemple, il est assez compliqué d’accepter une demande d’accueil comprise entre onze heures et quinze heures, car le personnel est présent toute la journée et les coûts fixes restent inchangés. Même si la CAF nous demande de développer l’accueil ponctuel, il nous est difficile de le pratiquer, d’autant plus qu’il se justifie mal sur le plan pédagogique : le personnel finit par avoir l’impression de se cantonner à la garde d’enfants, alors que ces derniers ont besoin d’intégrer un rythme et des repères. Nous essayons d’établir un modus vivendi avec la CAF locale, à travers des contrats adaptés, respectant le rythme de l’enfant et entrant dans le cadre de la prestation de service unique. Nous sommes conscients de la pression que cela peut représenter, mais nous nous efforçons d’expliquer aux parents que leur enfant doit être présent et que leur contrat devrait être revu à la hausse. Cette approche n’est pas adoptée par les structures associatives, qui concilient équilibre financier et absence de pression sur les parents. Certains d’entre eux nous ont confirmé que, même lorsqu’ils ne travaillent pas, ils se sentent contraints de déposer leur enfant auprès de leur crèche privée lucrative, pour éviter les reproches d’un écart entre le facturé et le réalisé, pénalisant le taux de PSU de la structure gestionnaire.
Ce modèle se heurte donc aux limites de l’effet de seuil et aux demandes parfois extrêmement rigoureuses formulées par certaines caisses d’allocations familiales, imposant des horaires très précis. Des responsables d’établissement nous ont indiqué ne plus vouloir subir la pression des 207 ou des 107 %, qui ne vont pas dans le sens de la qualité de travail.
M. le président Thibault Bazin. Ainsi, le modèle tel qu’il est conçu et les règles imposées notamment par la CAF engendrent une pression et influent sur les conditions de travail des responsables de structures. Malgré votre statut non lucratif, le modèle imposé par la CAF impacte la qualité.
Mme Sophie Urban. L’impact porte sur la qualité d’accueil de l’enfant.
M. le président Thibault Bazin. Je parle également du taux de 107 %. Cet élément est récurrent sur le terrain, au sein de structures publiques et privées non lucratives. Nous avons été surpris par la pression que génère le simulateur de la CAF et par l’obsession financière qui l’accompagne.
Mme Sophie Urban. Au sein des structures associatives, ce modèle constitue une préoccupation, qui se transforme en véritable pression dans le secteur lucratif.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quelle est votre opinion des bonus forfaitisés portant sur le handicap, la mixité et le territoire, et visant en fait à corriger les biais de la PSU ?
Mme Élodie Hémery. Je ne dispose pas d’éléments présentement.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de nous les transmettre ultérieurement après recherches auprès de votre réseau.
Mme Sophie Urban. La philosophie de ces bonus est intéressante pour nous. Je peux vous donner un exemple de terrain. L’une des structures que nous gérons se trouve dans un quartier difficile, avec une population confrontée à la précarité, des familles qui se sentent libres de toute contrainte horaire, sur lesquelles la pédagogie effectuée par les personnels, concernant l’intérêt pour l’enfant de ne pas l’amener en plein repas ou en pleine heure de sieste, n’a pas vraiment de prise. Dans ces quartiers, nous savons qu’il existe un fort delta entre le contrat signé et la réalité. Par conséquent, les équipes doivent fournir de gros efforts pour maintenir un taux qui ne soit pas trop élevé, c’est-à-dire 123 %, et ne cherchent même pas à aller au-delà.
C’est dans ces quartiers que le dispositif du bonus mixité se relève intéressant, même s’il comporte ses propres limites. L’une d’elles consiste dans l’intervention des collectivités. Très souvent, les contrats incluent l’intégration des bonus dans l’enveloppe financière globale, réduisant ainsi la participation de la collectivité. Par conséquent, le bonus n’est pas véritablement alloué à l’établissement à des fins de recrutement supplémentaire ou de développement d’autres outils.
Mme Agnès Blondeau. Concernant le bonus handicap, la limite consiste dans un versement qui intervient a posteriori, alors que nous aurions besoin d’en disposer lors de l’accueil des enfants en situation de handicap.
Pour en revenir à la PSU, nos établissements se trouvent en très grande difficulté face à ce modèle, que nos personnels associent souvent à une tarification à l’acte. C’est la raison pour laquelle la Fehap a proposé de sortir de la prestation de service unique, pour lui préférer un modèle plus global, repris par le dernier rapport Igas et tourné vers la notion de contrat pluriannuel d’objectif et de moyen. Nous avons prôné cette formule auprès d’autres missions pour lesquelles nous avons été auditionnées. Nous vous transmettrons volontiers les diverses propositions que nous avons élaborées.
Mme Sophie Urban. J’ajoute que le bonus handicap, lorsqu’il reste acquis pour la structure, permet de financer des interventions supplémentaires de médecins ou partenaires, qui aident les équipes dans leurs missions de prise en charge.
Mme Ingrid Dordain (RE). Je souhaite vous faire part des remontées de terrain dont je dispose. Le secteur de la petite enfance est confronté à de sévères difficultés d’embauche, de fidélisation des professionnels de catégorie 1, et surtout du surcoût occasionné par le recours massif à l’intérim. Il n’y a pas de certitude au financement par les financeurs, majorant de fait un déficit important pour les organisations par la fermeture de berceaux, voire d’établissements, et une réduction des amplitudes horaires d’accueil venant mettre en péril la conciliation vie familiale et vie professionnelle pour les familles.
Ces difficultés ont engendré une baisse du nombre d’enfants accueillis, et surtout une absence de revalorisation salariale jusqu’à ce jour, ou des inégalités en fonction des conventions salariales en place. Hier, à ce titre, Madame Vautrin, ministre du travail et des solidarités, a fait part de la volonté d’augmenter de 100 à 150 euros nets par mois le personnel des crèches, le financement étant pris en charge à 66 % par la branche famille de la Sécurité sociale. Pensez-vous que l’ensemble des organisations lucratives et non lucratives pourront faire face aux 34 % de reste à charge, alors que les financements des années passées et en cours sont encore incertains ?
Par ailleurs, comme vous le savez, une convention collective unique étendue est toujours en discussion. Toutefois, elle met en exergue les craintes des EAJE envers les différents syndicats employeurs, pour lesquels ce secteur reste très minoritaire par rapport aux autres adhérents (notamment ceux du secteur médicosocial). Pouvez-vous nous faire part de votre méthode de concertation afin que chaque adhérent y soit pleinement intégré, et pour que les revendications des acteurs de la petite enfance soient considérées dans leurs particularités ?
Mme Élodie Hémery. Concernant les négociations en cours sur la convention collective unique, l’agrément unilatéral de la recommandation patronale n’ayant pas été obtenu, l’ensemble du secteur social et médicosocial ne peut pas bénéficier aujourd’hui de revalorisations, contrairement au secteur sanitaire, ce qui engendre les mêmes difficultés que celles générées par le Ségur de la santé.
En revanche, même s’ils ne représentent que 5 % de nos adhérents, les acteurs de la petite enfance bénéficient de la même énergie, de la même mobilisation et du même plaidoyer que nos autres adhérents, en vue de les faire reconnaître. Ils font pleinement partie des négociations et nous nous efforçons de défendre leurs intérêts.
L’ensemble du secteur (sanitaire, social, médico-social) est confronté à des difficultés de fidélisation et d’attractivité des professionnels, mais elles sont liées à de multiples facteurs, pas uniquement aux rémunérations. Il s’agit de métiers parfois pénibles, non télétravaillables, qui ne bénéficient pas d’une noble valorisation sociale. Les centres de formation se sont vidés de leurs apprenants. Je pense que le modèle doit être totalement repensé.
Mme Agnès Blondeau. En termes de concertation au niveau national, nous mobilisons nos adhérents. La Fehap s’est fortement impliquée dans l’ensemble des travaux qui ont été mis en place, notamment dans le cadre du comité filière petite enfance. Nous avons participé aux discussions encadrant les revalorisations initiées par l’ancien ministre. Nous avons signé l’accord de méthode et restons fortement mobilisés. Des précisions doivent nous être apportées par les ministères pour pouvoir engager également des négociations au niveau de notre branche.
Concernant les 34 % de reste à charge, la question perdure depuis fin 2022. Nous attendons toujours les précisions devant être apportées par le conseil d’administration de la Cnaf quant aux modalités d’application du bonus correspondant. Nous ignorons si les communes, deuxième principal financeur de nos crèches, seront en mesure de supporter les 34 % de reste à charge, étant donné les contraintes financières auxquelles elles sont assujetties.
Enfin, nous sommes aux prises avec de grosses problématiques de coûts, alourdis par l’inflation. La prestation de service unique a été revalorisée dans le cadre de la nouvelle Cog, mais de façon insuffisante. Comme vous l’avez évoqué, le recours à l’intérim engendre lui aussi des coûts élevés, car les associations ont à cœur de maintenir les places ouvertes. Nos structures se trouvent enlisées dans des déficits permanents, qui se creusent de plus en plus, mais nous insistons sur le fait que le poids des 34 % ne doit pas reposer sur les familles.
Mme Élodie Hémery. Nous pouvons effectuer un parallèle avec les Ehpad en termes de financement du reste à charge (département d’un côté et commune de l’autre). En Île-de-France, 75 % des gestionnaires sont en déficit, et la situation ne cesse de s’aggraver. Comme tous les autres secteurs, nous sommes impactés par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Les revalorisations salariales ou les coûts salariaux ne sont pas financés à 100 %, tandis que la PSU met les gestionnaires sous pression.
M. le président Thibault Bazin. Lorsque la structure est conventionnée CAF, elle est tenue d’appliquer les barèmes aux familles. Ces derniers ne peuvent pas être dépassés.
Mme Élodie Hémery. Pas en ce qui nous concerne, mais pour d’autres acteurs, c’est possible.
M. le président Thibault Bazin. Mais dans ce cas, le conventionnement CAF n’est pas envisageable.
Mme Élodie Hémery. C’est exact.
Mme Agnès Blondeau. J’ajoute que les métiers de l’humain traversent une véritable crise, entraînant un changement de posture parmi les professionnels, qui sont désormais nombreux à préférer travailler en contrat à durée déterminée (CDD). Ils privilégient les contrats précaires afin de se garder la possibilité du choix, la pénurie de personnel étant massive et étendue. Au sein de nos structures, 20 à 30 % des postes d’éducateurs de jeunes enfants sont vacants. Pour les auxiliaires de puériculture, le taux va de 16 à 25 %. La demande est très forte, tandis qu’un changement de culture est à l’œuvre. C’est pourquoi nous sommes favorables aux campagnes de communication visant à valoriser ces métiers, y compris auprès du grand public, ainsi que le travail de nos crèches, qui ne se limite pas à accueillir l’enfant, mais englobe aussi le soutien parental.
Mme Sophie Urban. Je confirme la pénurie de personnel, et surtout de personnel qualifié et diplômé, qui entre en totale contradiction avec le nombre croissant de places ouvertes dans les crèches.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite vous poser deux questions, l’une portant sur le financement et l’autre sur la maltraitance. Peut-être sont-elles parfois liées, hélas.
Votre objectif premier consiste à proposer un accueil de qualité, et c’est bien l’attendu des parents qui confient leur enfant à une crèche associative. Vous avez par ailleurs dénoncé le déficit structurel des associations, que je puis confirmer puisque, dans ma circonscription, des usagers m’ont contactée pour déplorer la perte de leur crèche associative. Il est donc urgent de réfléchir au financement de ce type de structure. Il me semble que, fut un temps, vous aviez réclamé une revalorisation de la PSU. Je ne sais pas si cette demande est toujours d’actualité, puisque vous avez plutôt parlé aujourd’hui de modifier le système. Quoi qu’il en soit, quel système permettrait, selon vous, le maintien de ces crèches éducatives, et les aiderait à contrer la concurrence des crèches lucratives et privées qui proposent aux communes des prix cassés pour faciliter leur installation ? Comment sauver nos crèches associatives ? Faut-il revaloriser la PSU ou faut-il prévoir un autre système pour éviter que les parents ne soient mis à contribution ?
Par ailleurs, la pénurie de personnel, et notamment de personnel qualifié, peut parfois engendrer de la maltraitance, volontaire ou non. Des cas vous ont-ils été signalés dans vos crèches ? Si oui, dans quelles proportions, et quels sont-ils ? Nous avons besoin d’un éclairage sur ce point, car cette commission d’enquête a été lancée suite à des cas de maltraitance.
Mme Élodie Hémery. En ce qui concerne le modèle de financement, nous aspirons effectivement à sortir de la PSU, qui s’apparente à une tarification à l’acte, pour nous diriger vers une dotation globale, qui nous accorderait davantage de visibilité financière, de souplesse de gestion, et nous délivrerait du taux d’occupation. Par ailleurs, ce changement de système permettrait à nos professionnels de dégager deux heures, hors accueil d’enfant, pour suivre des formations, ou mener des concertations qui redonnent un peu de souffle et de sens au travail d’équipe. En effet, la maltraitance caractérisée ou la négligence résultent souvent d’un essoufflement, d’un épuisement, d’un manque de temps d’échanges, pourtant nécessaires à l’analyse des bonnes pratiques.
Sur ce point, tous les groupes sont dotés de systèmes de remontée des évènements indésirables, qui sont gérés par les directions. Nous menons parallèlement des travaux autour de référentiels qualité. Tout comme dans les Ehpad, je pense que les contrôles sont nécessaires, mais ils doivent être inopinés, véritablement inopinés. Il faut préciser par ailleurs que ces contrôles conduisent souvent à des injonctions paradoxales pour les gestionnaires : ils exigent le recrutement de personnel qualifié, mais ce dernier subit une forte pénurie. Les gestionnaires se trouvent alors plongés dans une situation de tension, qui peut générer des situations regrettables sur le terrain. Les contrôles devraient donc être davantage tournés vers des solutions, vers le partage de leurs résultats et la mobilisation des acteurs locaux (régions, centres de formation, lycées professionnels, etc.).
Mme Sophie Urban. Les crèches associatives, à but non lucratif, ne reposent pas sur une logique de rentabilité, alors que cette dernière constitue une réalité pour le secteur lucratif. La pression n’étant pas la même, je pense que cela permet de limiter le nombre de cas de maltraitance. Pour notre part, nous n’en avons pas recensés. Les « douces violences » sont quant à elles essentiellement liées à la formation du personnel.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vos propos attestent d’une crise dans la crise : la crise générale du secteur de la petite enfance d’une part, et la crise interne d’autre part, touchant les acteurs associatifs gérant l’accueil collectif de jeunes enfants. J’ai lu avec attention les différentes communications des fédérations associatives, dont la vôtre. Dans l’un de vos communiqués, publié l’année dernière, vous tirez la sonnette d’alarme, en parlant du « déficit structurel des établissements, qui sont menacés à court terme dans leur existence », ce qui constitue des mots très forts qui en disent long sur les difficultés que vous rencontrez.
Je ne peux pas m’empêcher de comparer cette situation compliquée, subie par les acteurs associatifs, avec la bonne santé insolente et le développement du secteur privé lucratif. Chaque fois qu’une crèche associative se retrouve en difficulté et menace de fermer, une poignée de microcrèches, gérées par des acteurs privés lucratifs et appartenant à de grands groupes, voit le jour un peu partout. Cela en dit long sur le choix politique effectué aujourd’hui quant à la transformation de l’accueil collectif des jeunes enfants.
Dans votre communiqué, vous insistez sur « le besoin de mesures d’urgence, par exemple une revalorisation de 12 % de la PSU », qui n’est pas au rendez-vous. Certes, la nouvelle COG est un peu plus favorable que la précédente, mais cette dernière était enlisée dans une telle austérité qu’il aurait été difficile de faire pire.
Comment voyez-vous l’avenir ? Passera-t-il par une baisse du nombre de places d’accueil dans le secteur associatif, avec des fermetures de crèches ? En effet, je relève un décalage entre la question de vos capacités à augmenter les salaires de vos professionnels, et vos doutes à maintenir ouvertes des structures en déficit. Pensez-vous pouvoir résister à la pression économique ? Continuerez-vous à exister ?
Mme Élodie Hémery. Nous voyons l’avenir de manière radieuse, bien entendu, car nous nous battons au quotidien. Je ne pense pas qu’il faille opposer acteurs privés et acteurs associatifs/publics. Nous sommes forcément complémentaires et il y a de la place pour tout le monde. Cependant, une régulation et de véritables contrôles sont nécessaires pour éviter les pratiques déréglementées, et les dérives qui ont pu être constatées, dans le secteur des personnes âgées comme dans celui de la petite enfance. Dans certains territoires, les complémentarités fonctionnent très bien et permettent même de favoriser des échanges de bonnes pratiques.
Lors de votre audition précédente, vous avez interrogé la Mutualité. Ce type de gestionnaire couvre plusieurs activités (optique, audioprothèse, centre dentaire, crèche, etc.), et parvient donc à maintenir son équilibre et à se développer. Mais nos associations sont monoactives et doivent donc se battre pour préserver l’offre sur le territoire et rester créatrices d’emplois. L’équation finira par devenir insoluble. Par conséquent, nous n’aurons peut-être pas d’autre choix que de réduire notre offre, ce qui impactera l’accueil des enfants. Les revalorisations salariales sont indispensables, mais si les financements ne sont pas à la hauteur, nous ne pourrons faire autrement que de diminuer notre offre.
Mme Agnès Blondeau. J’ajoute que, dans le communiqué de presse que vous mentionnez, nous avons appelé à consolider d’abord l’existant, à garantir le maintien des places actuelles avant d’en créer de nouvelles. Certaines de nos structures ne pouvaient même pas se projeter à deux ans, avec en sus des inquiétudes quant à leur survie à très court terme.
Mme Sophie Urban. Il existe beaucoup d’aides à l’investissement, mais il faudrait commencer par stabiliser le fonctionnement avant toute chose.
Concernant la revalorisation de la PSU, nos crèches associatives s’inscrivent dans le modèle classique de financement CAF/collectivité. La PSU revalorisée doit rester au service de la structure et ne pas être absorbée par la collectivité pour réduire le coût lui incombant.
M. le président Thibault Bazin. En l’absence d’autres questions, je suspends courtement la séance.
La séance est levée à 18 heures.
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements
Réunion du mercredi 6 mars 2024 à 17 heures
Présents. - M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Ingrid Dordain, M. William Martinet, Mme Béatrice Roullaud, Mme Sarah Tanzilli
Excusé. - M. Thierry Frappé