Compte rendu
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements
– Audition de représentants du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) : Mme Véronique Escames, co-secrétaire générale, Mme Lucie Robert, co‑secrétaire générale, M. Cyrille Godfroy, co-secrétaire général 2
Mercredi 27 mars 2024
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 29
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Thibault Bazin,
Président
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La séance est ouverte à 14 heures.
La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné des représentants du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) : Mme Véronique Escames, co-secrétaire générale, Mme Lucie Robert, co‑secrétaire générale, M. Cyrille Godfroy, co-secrétaire général.
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous accueillons maintenant les trois co-secrétaires généraux du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) : Mme Véronique Escames, Mme Lucie Robert et M. Cyrille Godfroy.
Le SNPPE rassemble l’ensemble des professionnels de la petite enfance du secteur public et du secteur privé. Son ambition consiste à fédérer les professionnels au sein d’une instance de représentation commune qui soit « une vraie force de mobilisation pour les métiers de la petite enfance ». Sa création est récente puisqu’elle date d’une initiative lancée sur les réseaux sociaux en 2020.
Sur votre site officiel, vous indiquez que « le manque de reconnaissance et de considération du secteur de l’accueil de la petite enfance a été exacerbé en 2020 par la crise sanitaire ».
Dans un secteur morcelé, nous sommes impatients d’entendre le message que vous souhaitez délivrer dans votre court propos liminaire, dans lequel vous nous préciserez sûrement le nombre de vos adhérents et ce que cela représente aujourd’hui par rapport à l’ensemble du secteur.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de la rapporteure, à se manifester,
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Véronique Escames, Mme Lucie Robert et M. Cyrille Godfroy prêtent serment).
M. Cyrille Godfroy, co-secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Je vous remercie de nous avoir convoqués à cette commission d’enquête, qui nous permettra de vous faire part de nos expériences sur le terrain et en tant que jeune syndicat dans le secteur de la petite enfance.
Le SNPPE a été créé dans le contexte de la crise sanitaire de Covid-19. Il a pour ambition de rassembler, au sein d’un même syndicat sectoriel, les professionnels de l’accueil collectif et de l’accueil individuel, relevant du secteur privé ou du secteur public.
Nous constatons qu’une partie de nos collègues restent dans la même structure tout au long de leur carrière, mais, au gré des changements, peuvent avoir quatre ou cinq gestionnaires différents. J’évoque souvent le cas d’une halte-garderie associative, qui passe ensuite en gestion municipale avant d’être reprise par l’intercommunalité, laquelle décide d’opter pour une délégation de service public.
Ainsi, des personnels ayant passé toute leur carrière dans le même établissement peuvent être amenés à travailler successivement avec quatre ou cinq gestionnaires différents. Dans de telles conditions, il est difficile d’apporter à ces salariés un accompagnement syndical. Tel est le constat qui a motivé la création du SNPEE.
Je précise que nous aspirons aussi à accueillir les assistantes maternelles de l’accueil individuel. Cependant, elles sont encore très peu représentées dans notre syndicat.
En 2023, le SNPEE comptait 250 adhérents au niveau national. À terme, nous souhaitons implanter des syndicats locaux.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. Notre commission d’enquête cherche à identifier les leviers permettant d’améliorer la qualité d’accueil du jeune enfant. Il va de soi que les personnels de crèches sont au cœur de cet enjeu. Nous sommes donc très heureux de vous recevoir et de vous interroger dans le cadre de cette commission.
Vous évaluez à 20 000 le nombre de professionnels manquants, en l’état actuel de l’offre et des conditions d’encadrement. Pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ? Quel serait, d’après vous, le nombre de personnels à former pour atteindre le taux d’encadrement d’un professionnel pour cinq enfants d’ici 2030 ? Enfin, sur quel type de profil la pénurie se ressent-elle le plus ? Existe-t-il des zones géographiques plus impactées que d’autres ?
Mme Véronique Escames, co-secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Selon les estimations de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), il manquait, en juillet 2022, 10 000 professionnels pour couvrir les besoins.
Depuis lors, la pénurie s’est vraisemblablement aggravée. J’ignore d’où provient le chiffre de 20 000 professionnels, mais il est certainement proche de la réalité.
Mme Lucie Robert, co-secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Il faudrait effectivement 10 000 professionnels supplémentaires pour accueillir des enfants sur des places existantes. Il est à noter que le Gouvernement souhaite ouvrir 200 000 places de plus.
D’après les derniers rapports, le ratio d’encadrement permettant d’accueillir les enfants en toute bienveillance est d’un professionnel pour cinq enfants – soit 40 000 professionnels pour les 200 000 places supplémentaires annoncées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma question portait plutôt sur le besoin actuel, au regard du nombre existant de places, et avec un taux d’encadrement porté à un professionnel pour cinq enfants.
M. Cyrille Godfroy. Il m’est difficile de vous répondre, car notre petite structure, composée de bénévoles, n’a pas les mêmes capacités que la Cnaf. En tout état de cause, l’état des lieux établis par cet organisme en juillet 2022 évaluait effectivement à 10 000 le nombre de professionnels manquants.
Nous sommes bien conscients que le nombre de structures et de collectivités qui osent parler de places gelées s’accroît. Les besoins sont donc bien supérieurs au chiffre de 10 000 professionnels, mais il est difficile de vous fournir une estimation exacte.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour cette réponse. Je vous propose d’échanger maintenant sur la formation des professionnels, qui est une condition majeure pour atteindre les objectifs de qualité.
De votre point de vue, les formations actuelles sont-elles satisfaisantes, à la fois sur le volet théorique et sur le volet pratique ? Pensez-vous que la qualité de la formation initiale soit au rendez-vous ? Vous semblerait-il opportun de conditionner l’octroi de tout diplôme en petite enfance à la validation d’un stage obligatoire ?
Nous avons été alertés sur le faible niveau de formation des CAP petite enfance, en particulier lorsque la formation est suivie en ligne ou qu’elle n’impose pas de période de stage. Que pensez-vous de cette formation ? Est-elle suffisante pour former correctement les personnels concernés à l’accueil des jeunes enfants ? Quelles suites faut-il donner à cette formation ?
Par ailleurs, existe-t-il suffisamment de passerelles entre d’autres secteurs professionnels voisins et le secteur de la petite enfance ? De manière générale, que pensez-vous de la proposition consistant à faire évoluer les mécanismes de formation initiale avec un tronc commun et des briques de spécialisation qui pourraient être suivies au fur et à mesure, en fonction des souhaits d’évolution des professionnels ?
À ce propos, quelles sont les possibilités d’évolution professionnelle pour ces personnels, et les jugez-vous satisfaisantes ? Peut-être disposez-vous d’éléments de comparaison sur les modèles de formation existant dans d’autres pays européens, de manière à favoriser l’évolution professionnelle ?
D’autre part, les grands groupes de crèches disposent aujourd’hui de leurs propres organismes de formation. Que pensez-vous de ces initiatives et des formations dispensées dans ce cadre ?
La grave pénurie que nous connaissons aujourd’hui résulte-t-elle, à votre sens, d’un manque de formations disponibles ou d’un manque de candidats ? La réalité diffère-t-elle d’un territoire à l’autre ? Les régions sont-elles suffisamment actives pour assurer le renouvellement démographique des professionnels de la petite enfance ?
Enfin, je voudrais connaître votre position sur la formation professionnelle continue des acteurs de la petite enfance : quel serait, selon vous, le nombre de jours pertinent de formation annuel à consacrer à cette formation ?
Mme Lucie Robert. Il me paraît important de préciser que nos métiers s’apprennent au travers des acquis théoriques, bien entendu, mais surtout à travers l’expérience et le ressenti. Il est certain que les enseignements dispensés dans les centres de formation sont très éloignés de la réalité de terrain, et ce grand écart peut mettre en difficulté les jeunes diplômés lors de leurs premières expériences professionnelles.
Il convient de donner aux centres de formation les moyens de transmettre les apports théoriques, mais aussi de faire appel à des professionnels de terrain ayant une solide expertise.
M. Cyrille Godfroy. Je précise que nous sommes plutôt favorables à la création d’une filière des métiers de la petite enfance, avec la mise en place d’un tronc commun. Nous insistons aussi sur la pluridisciplinarité des équipes : l’accompagnement d’un enfant au quotidien est complexe, et les spécialisations sont indispensables pour répondre aux différents besoins au temps de la vie de l’enfant.
Nous appelons aussi de nos vœux la mise en place de formations aux postes de direction plus adaptées, notamment en matière de gestion et de management. Pour schématiser, un éducateur de jeunes enfants ne manage pas une équipe avec un projet éducatif, de même qu’une puéricultrice ne peut se contenter de protocoles pour piloter une équipe.
L’accès à la formation continue demeure très compliqué pour les professionnels de la petite enfance. La situation était déjà délicate avant même l’amplification de la pénurie due à la crise sanitaire. Mais aujourd’hui, les opportunités de formation continue sont souvent sacrifiées pour respecter le taux d’encadrement.
C’est pourquoi nous demandons que le taux d’encadrement fixé par le code de la santé publique soit appliqué comme seuil minimal, de manière à disposer d’un volant d’ETP suffisant pour permettre la formation continue des professionnels.
Il existe effectivement des disparités territoriales en matière de formation continue, compte tenu de la multiplicité des acteurs. Le partage d’expériences entre professionnels est parfois compliqué par la présence de différents gestionnaires. Il serait donc judicieux de développer des formations continues avec une approche plus horizontale sur un même territoire.
Mme Véronique Escames. Il est certain que l’accès aux possibilités d’évolution professionnelle dans le secteur de la petite enfance demeure très difficile. La pluridisciplinarité est essentielle, mais les passerelles s’avèrent compliquées. À titre d’exemple, l’évolution d’un poste d’auxiliaire de puériculture (qui exige une formation paramédicale) vers un poste d’éducateur de jeunes enfants (qui requiert une formation sociale) ne va pas de soi.
Il existe un dispositif de validation des acquis de l’expérience (VAE), mais son applicabilité pose question. Il est évident qu’une auxiliaire de puériculture aura beaucoup de mal à acquérir une expérience comparable à celle d’une éducatrice de jeunes enfants.
Pour favoriser les reclassements, il faudrait permettre aux professionnels de se former tout au long de leur carrière. Or, la plupart des actions proposées sont des formations courtes, qui n’aboutissent pas à une certification ou à un diplôme. En outre, la préparation au reclassement se résume à une immersion dans un poste purement administratif, qui ne convient pas aux professionnels de la petite enfance.
M. le président Thibault Bazin. Quel est votre avis sur les organismes de formation ?
Mme Véronique Escames. Il est difficile de parvenir à mobiliser son compte personnel de formation. Dans la fonction publique, les droits en matière de formation sont très limités.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous nous préciser si vous appartenez vous-mêmes au secteur privé ou public ?
Mme Véronique Escames. Je suis auxiliaire de puériculture en reconversion. Je travaillais dans le secteur public.
Mme Lucie Robert. Je suis auxiliaire de puériculture dans une crèche publique.
M. Cyrille Godfroy. J’ai une formation initiale d’éducateur de jeunes enfants, et je suis coordinateur petite enfance pour une communauté de communes.
M. le président Thibault Bazin. Vous êtes donc tous les trois employés dans le secteur public, mais vous représentez aussi les professionnels du privé. Quelle part occupent-ils parmi vos 250 adhérents ?
M. Cyrille Godfroy. Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur ce point.
M. le président Thibault Bazin. Êtes-vous sollicités sur les formations proposées par les grands groupes ?
M. Cyrille Godfroy. Non. Notre syndicat a plutôt vocation à accompagner les professionnels déjà en exercice. Nous avons donc peu de retours sur les formations suivies par les personnels.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pourriez-vous expliciter votre réponse sur le CAP petite enfance ? Par ailleurs, j’aimerais connaître votre point de vue sur les formations en alternance dans votre secteur. Je précise qu’il s’agit bien d’accueillir des alternants en sus du taux d’encadrement requis.
Mme Véronique Escames. Dans le secteur de la petite enfance, nous avons affaire à de petits humains, et la relation est primordiale. Cette dimension ne peut pas être appréhendée à travers une formation en ligne, et les personnels qui suivent ce type de formation sont en difficulté lorsqu’ils se retrouvent sur le terrain.
Pour ce qui est des formations en alternance, j’y suis favorable, car elles prévoient un temps de présence sur le terrain. Rien ne vaut l’expérience concrète pour apprendre le métier.
Mme Lucie Robert. Ce métier nécessite en effet de comprendre et ressentir les enjeux réels de l’accompagnement des enfants et des parents. C’est un travail physique et psychologique, qui ne peut s’apprendre par la théorie.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’en viens à la question de l’attractivité des métiers. Estimez-vous que la situation des professionnels de la petite enfance est plus difficile dans les grands groupes privés lucratifs que dans les crèches publiques ou associatives ? Dans quel type de structure le turnover est-il le plus important ?
Par ailleurs, j’ai compris que la reprise des délégations de service public était aussi à l’origine de la fondation de votre fédération. Quelle est votre analyse sur l’accompagnement des personnels, ou au contraire les pressions qu’ils subissent, dans les différentes structures ? Nous avons eu l’occasion de visiter des crèches gérées sous forme de délégation de service public. Dans ce cadre, nous avons pu constater des comportements inacceptables.
Avez-vous reçu des témoignages de professionnels de la petite enfance rapportant qu’ils étaient incités par leur employeur à limiter l’utilisation de consommables (nourriture ou couches, par exemple) ?
Par ailleurs, avez-vous eu connaissance de cas de directrices de crèche soumises à une pression quotidienne pour remplir des bureaux dans leur établissement ?
Enfin, j’aimerais vous entendre sur les dispositifs en cours de déploiement dans le cadre de la convention d’objectifs et de gestion (COG) 2023-2027, et notamment sur les augmentations salariales, qui varient de 100 à 150 euros net par mois selon le secteur public ou privé.
M. Cyrille Godfroy. Les conditions de travail dans le secteur privé sont souvent plus compliquées, parce que les professionnels doivent assumer une multiplicité de tâches qui ne sont pas toujours inscrites sur leur fiche de poste initiale. Le cas le plus éclairant concerne les professionnels des micro-crèches : trois ou quatre personnes seulement doivent assurer le bon fonctionnement quotidien de la structure, dans tous ses aspects (confection ou réchauffage des plats, entretien des locaux, hygiène du linge…). Il faut donc faire preuve d’une très grande disponibilité et savoir s’adapter en permanence.
S’agissant des consommables, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) paru lundi 25 mars confirme des disparités dans l’achat de matériel pédagogique. Ces écarts se retrouvent dans les produits alimentaires, comme l’ont montré les récents travaux journalistiques. Nous partageons ces constats, mais je ne crois pas que ces pratiques soient davantage le fait du secteur privé. De manière générale, les établissements sont soumis à une forte pression financière. L’objectif est bien de réduire au maximum le reste à charge pour le gestionnaire, en maîtrisant les dépenses. C’est pourquoi des dérives ont pu être relevées, notamment le fait de commander un nombre de repas inférieur à l’effectif d’enfants accueillis. De mon point de vue, ces dérives résultent des modalités de financement des crèches.
Mme Véronique Escames. À en juger par les mails que nous recevons, de nombreux professionnels du secteur privé se plaignent de leur qualité de vie au travail. Ils dénoncent ainsi l’absence de salle de pause ou de vestiaire, mais aussi les pressions exercées par les directrices ou les gestionnaires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. L’une de mes questions portait sur la pression subie par les directrices de crèche elles-mêmes pour remplir les berceaux et atteindre le seuil d’occupation de 107 % donnant droit à la prestation de service unique (PSU).
Je reviens également sur la question de la reprise des délégations de service public. Avez-vous observé que le personnel repris était exposé à une pression plus forte ?
Enfin, pouvez-vous m’exposer votre position sur la rémunération des professionnels, de manière générale, et plus précisément sur les augmentations salariales prévues par la COG ?
M. Cyrille Godfroy. Il ne faut pas oublier que notre formation initiale est destinée à nous préparer à accompagner le jeune enfant et sa famille au quotidien. Cette formation ne permet pas d’aborder tous les aspects relatifs à la gestion d’une structure, et cela conduit à de fortes pressions, à plusieurs niveaux.
La PSU, qui était autrefois calculée sur la base des heures facturées, est désormais calculée à partir des heures réellement effectuées. Il faut donc jouer aux gendarmes avec les parents pour s’assurer qu’ils pointent à la badgeuse, et vérifier les horaires.
Puisque la PSU n’était pas satisfaisante, une multitude de bonus impliquant une charge administrative considérable a été ajoutée : accueil d’enfants soumis à un tarif de moins de 1 euro, nombre d’enfants porteurs de handicap, etc.
À cela s’ajoute la nécessité d’optimiser constamment les plannings des enfants et des professionnels pour accueillir le plus grand nombre d’enfants et percevoir les meilleurs financements de la CAF. De ce fait, il peut être demandé aux équipes, le matin même, de modifier leurs horaires pour la journée. Dans ce contexte, le rôle des directrices est pour le moins ardu : elles doivent non seulement s’acquitter des formalités administratives exigées par la CAF, mais aussi veiller au respect du code de la santé publique et rendre des comptes aux services de protection maternelle et infantile (PMI).
Sur une structure de vingt-cinq à trente enfants, ce travail représente un temps plein. Les professionnels sont donc contraints de se retrancher dans leur bureau, de sorte que les équipes se sentent abandonnées. Cette situation peut se répercuter sur la qualité d’accueil, parce que la directrice ne peut plus apporter son recul et son soutien aux équipes.
Les reprises de délégation de service public ont des conséquences catastrophiques, car elles se traduisent par un changement de gestionnaire à chaque nouvel appel d’offres. Ainsi, en plus d’accueillir les familles au quotidien, les professionnels doivent s’adapter au nouveau gestionnaire. Pour compliquer le tout, différents types de contrat de travail peuvent coexister dans la même structure : tandis que les personnels repris conservent leur contrat historique, les nouveaux arrivants signent un contrat différent.
En outre, le gestionnaire délégataire fait tout son possible pour minimiser les avantages sociaux acceptés par les délégataires précédents. Il arrive même que les anciens professionnels soient poussés à la démission, de manière à recruter des jeunes professionnels qui allégeront la masse salariale et permettront de répondre aux exigences du marché public. J’ajoute que dans 75 % des cas, le délégataire est retenu sur la base de critères financiers plutôt qu’en fonction de la qualité de service. Ainsi, un président de communauté de communes m’a confié avec fierté qu’à l’occasion d’un renouvellement de marché de structures en délégation de service public, il avait économisé un montant de 90 000 euros sur la durée du contrat, qui pourrait être réinvesti dans d’autres projets.
Pour ce qui est de la promesse d’augmentation mensuelle de 100 euros net par mois dans le secteur public et 150 euros dans le secteur privé, je dirais que cette mesure vaut mieux que rien. Pour autant, elle n’est pas suffisante. Le baromètre des salaires réalisé par nos soins, qui a reçu plus de 3 000 réponses, a mis en évidence un manque de 2 000 à 3 000 euros par an dans la rémunération des professionnels de la petite enfance pour rattraper le salaire médian français. Notre revendication portait donc sur une augmentation de 300 euros net par mois pour tous les professionnels de la petite enfance.
Par ailleurs, nous sommes extrêmement déçus que dans le secteur public, cette augmentation soit appliquée uniquement au travers du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP). Étant considérée comme une prime, elle ne sera donc pas prise en compte pour le calcul des indemnités de retraite.
Dans le secteur privé, la convention collective des acteurs du lien social et familial (Alisfa) a d’ores et déjà mis en œuvre cette disposition. Malheureusement, les premiers retours sont très décevants : l’augmentation réelle avoisinerait les 20 ou 30 euros par mois, bien loin des 150 euros promis par le gouvernement.
Puisque le secteur associatif, régi par l’Alisfa, n’a pas de visibilité claire sur sa trésorerie à venir, il préfère s’en tenir à une réévaluation salariale minimale.
M. le président Thibault Bazin. Voulez-vous dire que la convention Alisfa n’applique pas l’avenant ?
M. Cyrille Godfroy. C’est bien cela.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’aimerais connaître votre analyse sur la pénibilité physique et psychique des métiers de la petite enfance. Je constate qu’il reste très difficile de convaincre le Gouvernement et les pouvoirs publics de la pénibilité liée à ces métiers. D’ailleurs, ce refus de la réalité est l’une des raisons expliquant la pénurie de professionnels et le manque d’attractivité du métier.
Mme Véronique Escames. Les professionnels de la petite enfance sont exposés toute leur journée aux cris et aux pleurs des enfants. Ils portent beaucoup les enfants et sont contraints de prendre des postures très fatigantes : accroupis, à genoux, les bras en extension… Ils doivent aussi ranger les jouets, entretenir le linge, déplacer du mobilier. Les jouets qui encombrent le passage sont une source de risque de chute.
Nous sommes aussi soumis à un stress intense, avec des contraintes organisationnelles, relationnelles et physiques. Les tensions sur l’effectif entraînent des tensions entre les professionnels.
La plupart des salariés souffrent de douleurs au dos, aux épaules, aux coudes, voire aux genoux. Le plus souvent, ces pathologies ne sont pas reconnues comme maladie professionnelle.
Mme Lucie Robert. En tant qu’auxiliaire de puériculture sur le terrain, je connais bien la pénibilité de ce métier. Hier, en crèche, j’ai changé des couches, donné des biberons, ramassé des jouets, désinfecté des plaies. Je partage donc entièrement le témoignage de ma collègue. Je précise que je suis entièrement bénévole au syndicat.
À côté des contraintes physiques, nous sommes confrontés à une pénibilité psychologique croissante. Nos crèches ne sont pas des garderies. Nous accueillons des enfants, et notre métier d’auxiliaire de puériculture nous demande de répondre aux quatorze besoins fondamentaux de chaque enfant. Il me paraît essentiel de rappeler ce point.
J’ajoute que l’enfant nous arrive avec sa propre personnalité, mais aussi avec sa situation familiale. Il peut aussi avoir une pathologie particulière, être porteur de handicap, ou présenter d’autres besoins.
Je confirme que nos directions sont soumises à de vives pressions pour remplir les berceaux, et elles nous renvoient une partie de ces pressions. Au fil du temps, les directions passent de plus en plus de temps dans leur bureau, et s’éloignent du terrain. Ainsi, une scission se crée entre les professionnels de terrain et l’équipe de direction. Au final, chacun s’efforce de travailler avec les moyens dont il dispose, et l’esprit de soutien collectif disparaît.
M. Cyrille Godfroy. J’ajoute que nous constatons un glissement des tâches dans les différents diplômes. Les métiers diplômés, de niveau post-bac, occupent de plus en plus des postes de direction et ne travaillent plus auprès des enfants. Pourtant, ce sont eux qui ont suivi la formation la plus approfondie pour être en mesure d’accompagner les équipes et les enfants. De leur côté, les professionnels se trouvent de plus en plus sollicités pour répondre aux attentes des directions et remplir certaines tâches administratives. Aujourd’hui, une auxiliaire de puériculture expérimentée peut se retrouver responsable technique d’une micro-crèche.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je note que le secteur de la petite enfance donne lieu à de nombreuses promesses, tant au regard des ouvertures de places qu’en matière de revalorisation salariale. Depuis combien de temps entendez-vous cette promesse de revalorisation salariale, et comment s’est-elle concrétisée pour l’instant ?
M. Cyrille Godfroy. Les promesses ne coûtent pas cher. Les promesses de revalorisation salariale remontent au moins à la création du comité de filière petite enfance, dont nous sommes membres.
Nous avons constaté que les grilles de classification des cadres d’emploi dans la fonction publique du secteur médico-social sont inférieures à celles des autres secteurs. Je rappelle qu’au sein de la fonction publique territoriale, les professionnels de notre secteur sont les moins bien rémunérés. Les syndicats nationaux, que vous auditionnez demain, seront certainement plus à même de vous expliquer cela.
Quoi qu’il en soit, il est évident que ces annonces de revalorisation posent problème, car elles ne débouchent sur aucune action concrète. La pénurie est pourtant connue depuis 2016, date de parution du rapport de Mme Giampino. Depuis lors, aucun progrès significatif n’a été réalisé jusqu’à dernièrement. Nous avons continué à subir, au cours des dernières années, les effets de la déréglementation sur les structures d’accueil des petits enfants. Je pense au décret Morano, en date de 2010, mais aussi à la réforme NORMA. Force est de constater que jusqu’à présent, la politique du chiffre a primé sur la qualité. Notre syndicat ou le collectif Pas de bébés à la consigne s’est toujours battu contre cette logique.
Plusieurs universitaires ont souligné que pour être bien traitants avec les enfants, les professionnels de la petite enfance doivent eux-mêmes être bien traités. Or, ce métier très féminisé reflète bien les inégalités salariales entre femmes et hommes, mais, en l’occurrence, c’est l’ensemble du secteur qui est concerné. En tant qu’homme, je fais exception dans notre milieu professionnel.
Mme Anne Bergantz (Dem). Merci pour vos propos très intéressants, qui sont vraiment alimentés par votre expérience du terrain.
Votre syndicat s’est constitué en 2020. Quel a été l’élément déclencheur de votre décision de créer un syndicat, sachant qu’il existe déjà d’autres syndicats dans votre secteur ?
J’ai bien compris que le mal-être des professionnels de la petite enfance est la conséquence de différents éléments : les normes, les contraintes du PSU, l’affaiblissement des liens entre les équipes, dû à la charge administrative.
Pourriez-vous nous indiquer quelles seraient les deux mesures, rapides à mettre en œuvre, qui vous aideraient à vous sentir plus soutenus ?
M. Cyrille Godfroy. Notre initiative est née au moment de la crise sanitaire de Covid-19, et l’élément déclencheur a été la disparition totale des professionnels des crèches dans le discours du Président de la République. Tout au long de la crise sanitaire, nous avons été extrêmement sollicités pour maintenir les crèches ouvertes, en soutien aux professions essentielles intervenant auprès des malades. Du jour au lendemain, nous avons été complètement oubliés dans les prises de parole du Président de la République.
De même, nous avons été entièrement écartés des mesures décidées lors du Ségur de la santé et du médico-social. Plus récemment, la ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles a décrété que les 100 ou 150 euros d’augmentation annoncés étaient déjà bien suffisants.
S’agissant des mesures prioritaires, vous devinerez sans peine que la reconnaissance salariale est la plus importante. J’évoquerai aussi deux autres améliorations. Tout d’abord, les conditions de travail et la qualité de vie au travail constituent à mon sens des aspects essentiels. Nos lieux de travail sont bien adaptés aux enfants, mais la pénibilité de notre métier est incontestable. Comme l’a rappelé Véronique Escames, nous travaillons dans un milieu très bruyant et nous ne cessons de porter les enfants, tout au long de la journée. Il faut donc impérativement préserver des conditions de travail convenables pour limiter les reclassements et les licenciements.
La seconde piste d’amélioration consiste à accélérer la formation de nouveaux professionnels, de manière à renforcer les effectifs et à pourvoir les postes disponibles.
Mme Lucie Robert. Je rappellerai aussi l’importance de la qualité de la formation. Nous avons besoin de pouvoir continuer à nous former, notamment sur des nouveaux sujets tels que le handicap ou les enfants présentant des besoins spécifiques. Nous sommes tout à fait favorables à l’inclusion de tous les enfants, mais sans formations adaptées, nous ne sommes pas en mesure d’accueillir convenablement les enfants. J’ajoute que ces formations continues sont aussi une source de motivation.
Mme Élise Leboucher (LFI-NUPES). Je suis moi-même éducatrice spécialisée, et je travaillais en pédopsychiatrie. C’est dire si vos propos me parlent.
J’aimerais savoir si les temps d’échange en équipe – réunions organisationnelles, analyse de pratiques, réunions de supervision – existent dans votre secteur, à la fois dans les structures privées et dans les établissements publics. Cet outil permet de compenser partiellement le manque de formations continues.
Mme Lucie Robert. Pendant de nombreuses années, notre travail consistait uniquement à garder des enfants tout en répondant à ses besoins essentiels (changer sa couche et ses vêtements, le nourrir, le mettre au lit et lui fournir des jouets). Notre métier s’est ensuite professionnalisé, et s’est orienté sur l’accueil du jeune enfant.
Il est certain que pour être à même de prendre de la distance vis-à-vis du terrain, les équipes doivent se connaître. Or, une crèche peut comporter plusieurs lieux de vie, de sorte que certains personnels travaillent pendant de nombreuses années sans se connaître.
Nous devons continuer à réfléchir tout au long de notre carrière, car la science évolue. Pour cela, nous avons besoin de temps sans les enfants.
Mme Véronique Escames. Il faut savoir que dans de nombreuses structures, les réunions d’équipe se déroulent sur le temps de pause du midi, pour profiter de la sieste des enfants. Pendant ce temps, une partie des collègues restent auprès des enfants. Cela nous oblige à partager les informations à l’issue de la réunion.
D’autres réunions se déroulent le soir, à partir de 18 heures 30 ou 19 heures, après le départ des enfants. À ce moment de la journée, nous n’avons qu’une seule envie : rentrer chez nous pour retrouver nos enfants et nous reposer.
Enfin, certains gestionnaires ont fait le choix d’organiser ces réunions pédagogiques le samedi.
M. Cyrille Godfroy. Ce que veulent dire mes collègues, c’est que les dispositions du code du travail sont souvent enfreintes, notamment lorsque les professionnels doivent travailler le soir ou le samedi matin. Certains prennent leur poste à 7 heures, terminent leur journée de travail à 15 heures, mais sont obligés de revenir le soir à 18 heures pour assister à deux heures de réunion. Dans certains cas, les onze heures de pause ne sont parfois pas respectées.
En tant que syndicat, nous rappelons aux professionnels que le code du travail doit être respecté. Nous militons pour que tous les temps annexes au temps d’accueil des enfants soient considérés comme du temps de travail habituel.
Mme Véronique Escames. J’ai appris lundi qu’en Suisse, dans le canton de Vaud, les professionnels de la petite enfance disposent d’une demi-journée de travail par semaine durant laquelle l’établissement est fermé. Il serait bon de s’inspirer de cet exemple.
M. le président Thibault Bazin. Merci à tous.
La séance est levée à 15 heures.
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements
Réunion du mercredi 27 mars 2024 à 14 heures
Présents. - M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Élise Leboucher, M. William Martinet, Mme Anne Stambach-Terrenoir, Mme Sarah Tanzilli
Excusé. - Mme Isabelle Santiago