Compte rendu
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements
– Audition de représentants de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (FNEJE) : Mme Julie Marty Pichon et M. Saber Benjima, co-présidents 2
Mercredi 27 mars 2024
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 30
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Thibault Bazin,
Président
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La séance est ouverte à 15 heures 05.
La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné des représentants de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (FNEJE) : Mme Julie Marty Pichon et M. Saber Benjima, co-présidents.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons le plaisir d’accueillir les deux coprésidents de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (Fneje), M. Saber Benjima et Mme Julie Marty Pichon, qui est déjà intervenue devant notre commission d’enquête, au mois de février, à distance, en tant que représentante du collectif Pas de bébé à la consigne, et qui a publié il y a quelques semaines un ouvrage intitulé J’ai mal à ma crèche.
La Fneje regroupe des professionnels et des étudiants éducateurs de jeunes enfants au sein d’associations locales réparties sur l’ensemble du territoire. Elle est à la fois, comme vous l’indiquez, un carrefour d’échanges et d’informations, une instance de représentation professionnelle et un espace de recherche et de réflexion.
Pourriez-vous nous apporter quelques précisions, dans votre propos liminaire –nécessairement bref, eu égard aux délais qui nous sont impartis – sur le nombre de vos adhérents, le type d’emplois qu’ils occupent et les structures dans lesquelles ils travaillent ?
Cette audition, je le précise, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Je vous invite à apporter des réponses directes et à être le plus précis possible.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Saber Benjima et Mme Julie Marty Pichon prêtent successivement serment.)
M. Saber Benjima, coprésident de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants. La Fneje bénéficie d’un ancrage territorial étendu. Nos associations locales sont implantées dans tout le pays, ce qui nous permet d’avoir des retours de terrain très précis et très divers. Le nombre de nos adhérents varie entre 600 et 1 000 personnes selon les années, sachant que le covid a entraîné une baisse des effectifs. Outre des éducateurs de jeunes enfants, la Fneje compte, parmi ses sympathisants, des auxiliaires de puériculture, des puéricultrices, des éducateurs spécialisés, des assistantes maternelles… Nos adhérents travaillent au sein de toutes les structures classiques de la petite enfance, dans les domaines de la protection de l’enfance, du handicap et du psycho-médical. Cette variété reflète la diversité des missions que peuvent assumer les éducateurs de jeunes enfants.
M. le président Thibault Bazin. Quelle proportion de vos adhérents travaillent en crèche ?
M. Saber Benjima. Une majorité d’entre eux travaillent au sein d’établissements d’accueil du jeune enfant, ce qui correspond au paysage professionnel des éducateurs de jeunes enfants.
Mme Julie Marty Pichon, coprésidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants. La Fneje a 51 ans. En 1973, le diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants était créé en remplacement de celui de jardinière d’enfants. Depuis cette date, nous défendons la place du jeune enfant dans la société comme sujet de droit et d’attention. Voilà un peu plus de quinze ans que nous demandons des conditions d’accueil et d’accompagnement des jeunes enfants et de leurs familles dignes de la septième puissance mondiale, à savoir un taux d’encadrement d’un adulte pour cinq enfants, quel que soit leur âge ; des temps pour penser sa pratique et mener des projets hors la présence des enfants, pendant le temps de travail ; l’arrêt du surbooking dans les crèches, lequel a conduit à la disparition des places d’urgence ; la refonte du modèle financier, notamment de la PSU, la prestation de service unique ; la sortie du privé lucratif, car nous considérons que le travail social ne devrait pas être un marché ; le retour à un ratio minimal de 50 % de personnels particulièrement qualifiés, qui était en vigueur avant la réforme dite Morano de 2010 ; enfin, l’abrogation de l’arrêté du 29 juillet 2022 sur les dérogations et les personnels sans formation. J’ajoute que nous défendons un service public de la petite enfance universel, accessible et gratuit.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes questions seront centrées sur le bien-être des professionnels et l’attractivité de vos métiers, sachant que la pénurie actuelle de professionnels va certainement s’amplifier. D’après vos constatations, la situation des professionnels de la petite enfance est-elle plus difficile dans les groupes privés lucratifs qu’ailleurs ? Observez-vous un turnover plus important du personnel dans certains types de crèches ? Certains professionnels de la petite enfance vous ont-ils fait part de situations dans lesquelles ils ont été encouragés par leur employeur à réaliser des économies sur les consommables, les couches, la nourriture ? Les directrices de crèche sont-elles parfois soumises à une pression au quotidien pour remplir les berceaux ? Je souhaiterais également recueillir votre point de vue sur les mécanismes permettant aux professionnels d’établir des signalements et sur la façon dont ceux-ci sont traités, le cas échéant, par les autorités de contrôle.
Mme Julie Marty Pichon. Nous n’avons pas d’éléments chiffrés ou exhaustifs qui permettraient de dire que la situation sociale des salariés est plus difficile dans les groupes privés. Cela étant, les situations problématiques qui sont portées à notre connaissance concernent souvent des grosses structures, notamment des groupes privés, le cadre d’exercice professionnel pouvant être une microcrèche ou une entreprise plus vaste.
Dans certaines régions, les équipes ne sont jamais au complet, en raison de la pénurie de professionnels. Par ailleurs, on constate un fort turnover dû à la grande pénibilité du travail. Plus on descend en qualification, plus le turnover est important. Les remontées de terrain nous indiquent que ce phénomène est particulièrement prégnant dans les microcrèches. Cela concerne, d’une part, les référentes techniques, autrement dit des personnes que l’on pourrait qualifier de directrices mais qui n’en sont pas véritablement, car elles peuvent être amenées à gérer jusqu’à trois microcrèches pour un salaire de misère, et, d’autre part, les personnels qui encadrent directement les enfants. Cela étant, je ne peux pas vous communiquer de chiffres à ce sujet ni vous indiquer de dates ou de lieux précis.
On sait que des personnels sont encouragés à faire des économies, mais ces choses-là sont dites à voix basse. On ne nous dira pas précisément dans quel groupe ou quelle crèche cela se produit. Une personne évoquera le fait que, dans tel département et tel type de structure, on lui a demandé de faire des économies. Celles-ci portent, la plupart du temps, sur le budget pédagogique. Autrement dit, on ne remplace pas les jeux : si on a besoin de trois puzzles supplémentaires, il faut attendre. Par ailleurs, de grands groupes recourent exclusivement aux marchés pour l’acquisition de fournitures telles que les jeux et les couches ainsi que pour le renouvellement du matériel. Dans mon ancien travail, des collègues, dont la structure avait été reprise en délégation de service public (DSP), m’avaient expliqué que des commandes n’arrivaient jamais parce que les prestataires n’étaient pas payés.
M. Saber Benjima. Les retours qui nous sont faits montrent que, souvent, plutôt que de demander une réduction des coûts, l’employeur n’engagera pas de moyens supplémentaires, ce qui rendra difficile la satisfaction des besoins exprimés.
Du fait de la PSU, une pression s’exerce naturellement sur tous les types de structures pour remplir les berceaux. Lorsque l’activité s’exerce en régie directe, par exemple dans le cadre municipal, on peut bénéficier d’un surcroît de souplesse. La mairie peut accepter que le taux de remplissage n’atteigne pas le chiffre attendu, compte tenu de la mission de service public qui est assurée et de la priorité donnée au bien-être des enfants. Dans le secteur privé lucratif, on est dans un autre registre : il faut chercher le financement le plus élevé possible grâce à la PSU.
Mme Julie Marty Pichon. Les commissions d’attribution des places se sont développées un peu partout, que les établissements soient exploités en régie ou en délégation. Le dépassement des capacités, que nous appelons le surbooking, a été revu : il s’établit à présent à 115 % pour l’ensemble des structures. Le calcul prend en compte l’amplitude horaire maximale et le nombre d’heures maximal facturées. Si l’on a un agrément pour vingt places, on peut donc accueillir quotidiennement vingt-trois enfants : on peut être en dépassement de capacité de neuf heures à seize heures trente, voire dix-sept heures. Dans ce cas de figure, la commission d’attribution des places se prononcera sur une capacité non pas de vingt mais de vingt-trois enfants. On remplit les structures dès le départ, en tablant sur des absences, qui ne sont en réalité pas si fréquentes. Cela continue ensuite de la même façon : dès qu’un enfant est absent, les directrices ont pour consigne de le remplacer par un enfant se trouvant sur la liste d’attente, notamment pendant les vacances scolaires. En effet, dans le système de la PSU, plus on facture aux familles, plus on obtient de financements. Les structures sont donc remplies en permanence. Jusqu’au milieu des années 2000, on ne remplaçait pas les enfants absents le mercredi, par exemple, ce qui permettait de souffler un peu et, éventuellement, de travailler sur le projet et de développer des activités.
M. Saber Benjima. Une crèche est composée de groupes d’enfants, qui peuvent chacun constituer une bulle. Lorsqu’une anomalie se produit, même en cas de faute grave, l’information ne va pas nécessairement sortir, en raison de la solidarité qui se manifeste souvent au sein du groupe. Si cette première barrière est franchie, le fait va être porté à la connaissance de l’éducatrice ou de l’éducateur de jeune enfant, voire de la direction. À ce stade, l’information sera plus ou moins bien traitée, la gestion des conflits n’étant pas toujours optimale. La direction ne sollicitera pas toujours le soutien de la PMI – protection maternelle et infantile ; elle peut éprouver des réticences à lui faire part d’un cas de maltraitance ou, à tout le moins, d’une faute grave. C’est une question importante. Beaucoup de choses restent à faire en la matière. Ces anomalies sont source de véritables difficultés, comme je l’ai constaté en Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Compte tenu du temps limité dont nous disposons, n’hésitez pas à compléter vos propos par écrit, que ce soit en réponse au questionnaire que nous vous avons envoyé ou en dehors de ce cadre.
Vous semblerait-il pertinent que la formation soit moins organisée en silos et qu’elle prenne plus ou moins la forme d’un tronc commun, lequel pourrait être complété, au cours de la vie professionnelle, par des briques de spécialisation ?
Quel jugement portez-vous sur les CAP – certificats d’aptitude professionnelle – petite enfance en ligne, qui ne proposent pas de stage ? Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de renforcer la place du stage et de l’alternance pour l’obtention du diplôme, donc d’accroître, autant que possible, le temps passé en établissement d’accueil – étant précisé que les personnes en formation ne seraient pas prises en compte pour le calcul du taux d’encadrement ?
Quel est enfin votre point de vue sur les organismes de formation que l’ensemble des groupes privés de crèches ont, semble-t-il, institués ?
M. le président Thibault Bazin. Je vois que cette dernière question vous fait sourire !
Mme Julie Marty Pichon. Il y a un problème, dans nos formations, concernant le tronc commun. Les personnels des crèches sont issus, soit de la filière sanitaire, à l’image des auxiliaires de puériculture et des infirmières puéricultrices, soit de la filière éducative et sociale, à l’instar des éducateurs de jeunes enfants et, dans une bien moindre mesure, des titulaires d’un CAP d’accompagnement éducatif petite enfance (AEPE). Les professionnels du sanitaire sont majoritaires au sein des équipes. Cette situation doit nous conduire à nous demander ce que signifie accueillir un jeune enfant et son parent dans un établissement collectif, question que l’on ne s’est pas posée depuis très longtemps. La mission de l’Igas – Inspection générale des affaires sociales – sur le référentiel qualité va reprendre ses travaux, nous a-t-on dit. On attend beaucoup des résultats de cette étude pour aboutir à un socle commun de connaissances et de formation permettant d’accueillir correctement les enfants et les familles.
L’ajout de briques de compétences peut être une bonne idée, sur le papier, mais cela aurait pour conséquence de nous faire sortir de la logique métier, à laquelle nous sommes très attachés. Un éducateur de jeunes enfants est un travailleur social spécialiste de l’accueil des très jeunes enfants, jusqu’à 7 ans, ainsi que des familles. C’est quelque chose que nous ne voulons pas perdre. Ces métiers sont indispensables dans les structures collectives. Pourtant, à l’heure actuelle, les éducateurs de jeunes enfants occupent malheureusement plutôt des tâches de direction en raison de la pénurie de personnels mais aussi, disons-le, parce qu’ils coûtent moins cher que les infirmières puéricultrices. Ils ne peuvent donc pas se trouver auprès des enfants et des familles, assurer leur mission d’accompagnement éducatif et social au sein des équipes ni jouer leur rôle d’observation et de prévention. Nous nous étions opposés au projet d’institution d’un travailleur social unique, qui prévoyait l’ajout de briques de compétences, car cela nous aurait fait perdre notre identité professionnelle.
On pourrait envisager la création de passerelles entre les métiers, mais, dans un premier temps, il serait souhaitable d’instituer un tronc commun. Nous plaidons pour que le niveau minimal permettant d’assurer l’accueil des enfants et des familles soit un diplôme de niveau 4. Le CAP, aujourd’hui, est vraiment la toute première marche. Sans aucunement dénigrer les professionnels titulaires de ce diplôme, il faut reconnaître qu’il sanctionne une formation minimale. J’observe qu’il donne accès à d’autres fonctions, comme celles d’Atsem – agent territorial spécialisé des écoles maternelles –, d’animatrice périscolaire, etc. Il faut donc définir un socle de formation qui soit au minimum au niveau du baccalauréat, eu égard à la capacité de réflexion, d’analyse, de recul nécessaire pour pouvoir travailler auprès des enfants et des familles.
Nous critiquons de longue date le CAP en ligne, parce qu’il ne donne pas accès au moindre stage, ne prévoit pas de retour en formation et peut être obtenu sans que l’on ait besoin d’ouvrir un livre. Il fut un temps où Pôle emploi conseillait aux femmes qui s’étaient arrêtées de travailler quelques années pour élever leurs enfants de s’orienter vers le métier d’assistante maternelle ou de passer le CAP petite enfance. Dans un premier temps, il faudrait élever le niveau de formation dispensé dans le cadre de ce CAP.
M. Saber Benjima. La dernière réforme, qui remonte à 2018, a fait en partie converger la formation d’éducatrice et éducateur spécialisé et celle d’éducatrice et éducateur de jeunes enfants. Cela concerne notamment des domaines transversaux comme la communication professionnelle et la dynamique interinstitutionnelle, cette dernière comprenant la conduite de projets en association avec des partenaires. Le centre de formation de Nice, par exemple, avait opéré cette évolution mais, aujourd’hui, il revient sur ces mesures. En effet, notre domaine d’activité présente une forte spécificité, tandis que celui de l’éducatrice ou de l’éducateur spécialisé est très large – il va de l’accompagnement des femmes battues à celui des personnes âgées. Nous sommes experts d’un domaine très sensible, celui de la petite enfance. Même s’il paraissait intéressant, a priori, d’assurer une formation commune dans ces deux domaines, nous avons constaté que nous nous perdions un peu dans cette voie. Il a donc fallu faire marche arrière.
La création d’organismes de formation dans le secteur privé constitue une réponse mécanique à la pénurie de professionnels. Cela ne pose pas de problème pourvu que la formation soit au rendez-vous et débouche sur des diplômes. Toutefois, il me semble que ces organismes délivrent beaucoup de CAP, ce qui renvoie à la problématique du contenu de ces formations.
Mme Julie Marty Pichon. Le danger pourrait être que la formation dispensée par ces organismes soit quelque peu formatée et définie sur mesure pour tel ou tel groupe. On sortirait alors de la logique actuelle, en vertu de laquelle un diplôme d’État ou un diplôme délivré par l’éducation nationale est reconnu quelle que soit la structure où l’on souhaite travailler. Il faut être très vigilant sur ce point.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. On convient tous que la rémunération n’est pas à la hauteur des responsabilités endossées par les professionnels de la petite enfance. Quel est votre point de vue sur les annonces de la COG – convention d’objectifs et de gestion – concernant les augmentations de 100 euros dans le public et de 150 euros dans le privé ?
S’occuper d’enfants au quotidien est difficile, fatigant et pénible. On peut tous comprendre que, au bout d’un moment, les professionnels souhaitent évoluer et faire autre chose. Selon vous, vers quelle typologie d’emplois devons-nous organiser la reconversion ?
Mme Julie Marty Pichon. Ces 100 et 150 euros, bien sûr, ne sont pas rien. Mais nous avions demandé à être traités comme les personnels qui ont bénéficié de la prime Ségur. Pendant le covid, les crèches ont été réquisitionnées au même titre que les écoles, les Ehpad et les hôpitaux. Je profite de cette audition pour dire publiquement que jamais le Président de la République ni les membres du Gouvernement, dans le flot d’informations qu’ils déversaient, n’ont cité les professionnels de la petite enfance pour leur engagement et leur investissement. Or, sans les crèches et les assistantes maternelles, qui ont travaillé dans des conditions délétères, il n’y aurait pas eu de soignants à l’hôpital et dans les cliniques. Nous aurions pensé a minima bénéficier, comme le secteur médico-social, de la prime Ségur de 183 euros net ; il n’en a rien été.
Cela confine à l’absurde. Les EJE peuvent travailler aussi bien dans le médico-social que dans des structures accueillant des enfants en situation de handicap. Nous travaillons là où il y a des enfants de moins de 7 ans. Un collègue EJE travaillant en institut médico-éducatif (IME) a eu sa prime Ségur ; celui qui fait un travail tout aussi spécifique et important en crèche ne l’a pas eue. C’est assez malheureux.
À la Fneje, nous ne trouvons pas les annonces à la hauteur des 183 euros net ; s’ils constituent une première base, faire passer cette augmentation par le régime indemnitaire pour la fonction publique pose néanmoins problème, dans la mesure où toutes les collectivités ne l’appliqueront pas forcément. Par ailleurs, cette augmentation sera à géométrie variable, puisqu’elle dépendra des capacités financières des collectivités. Quant aux 150 euros à destination de l’associatif ou du privé lucratif, le problème, c’est qu’ils ne sont financés qu’à 66 % et qu’il faudra aller chercher les 34 % restants. Comment ? Les entreprises privées joueront-elles le jeu dans les conventions collectives ? Faudra-t-il que tout le monde utilise le Cifam – crédit d’impôt famille – et aille chercher des berceaux auprès des entreprises ? L’annonce est importante, parce que c’est la première fois depuis des années que l’on nous parle de revalorisation et d’une prise en charge partielle par la Cnaf, mais elle n’est pas suffisante.
M. Saber Benjima. S’agissant des salaires, mon statut d’EJE dans la protection de l’enfance est intéressant, en ce qu’il m’offre une vision panoramique. Une auxiliaire de puériculture touchera plus à l’hôpital. Une EJE qui travaille dans le handicap touchera plus, du fait de la prime Ségur. Moi-même, j’en bénéficie. Si je décidais de travailler en crèche, je ne l’aurais plus. Ce sont là des choses très simples et très concrètes : je n’ai pas intérêt financièrement à aller m’occuper d’enfants en crèche, alors même que ma place est aussi là-bas. Cela reste vrai, même en incluant les augmentations de 150 euros, même à 100 % de financement. Ce n’est pas ainsi que l’on parviendra à trouver des professionnels pour les crèches.
Je suis très heureux de vous entendre parler de la pénibilité, qui est trop peu abordée à notre sens. Les troubles musculo-squelettiques sont une réalité incontournable du secteur de la petite enfance. Quand je travaillais en crèche, j’entendais toujours dire que tel collègue revenait d’une opération, qu’un tel n’était pas là parce qu’il avait des problèmes de dos – c’est souvent le dos qui souffre, ce qui est assez symbolique, car on porte aussi psychiquement ces enfants. Julie Marty Pichon me donnait un chiffre : un professionnel en crèche peut porter environ 1 tonne par jour, en partant du principe qu’un enfant pèse environ 10 kg et qu’on le porte une dizaine de fois dans la journée. Le dos ou les poignets craquent, ce n’est pas un fantasme. Au bout de quinze, vingt ou trente ans, ces professionnels subissent des opérations et doivent s’arrêter de travailler, ce qui n’est pas neutre financièrement. Cela peut aller jusqu’au handicap.
Les éducateurs de jeunes enfants sont des experts de la petite enfance, et le champ de l’enfance est grand dans notre pays. Malheureusement, les portes de l’éducation nationale sont encore trop fermées aux éducateurs et éducatrices de jeunes enfants. Nous avions essayé de demander qu’il y ait un EJE pour cinquante enfants dans les écoles. Il y a aussi tout le domaine de la protection de l’enfance, où les EJE ne sont pas assez reconnus, alors qu’ils y ont toute leur place. À SOS villages d’enfants, dans les pouponnières et les foyers de l’enfance, parfois, il n’y a aucun EJE, alors même qu’il leur serait possible de candidater. Mais la culture de l’éducateur spécialisé domine.
Des reconversions sont également possibles dans l’animation, à l’hôpital, dans la coordination ou la formation, qui proposent des métiers moins pénibles physiquement. Il y a des portes et des consciences à ouvrir. Pour ce qui est de l’école, il faudrait peut-être définir des normes afin d’encourager le recrutement d’EJE. La présence d’un spécialiste du développement de l’enfant serait utile en maternelle, par exemple – ce n’est pas ma collègue, récemment devenue professeure des écoles, qui me contredira.
Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). Pourriez-vous nous faire part de la réalité des conditions de travail des éducateurs de jeunes enfants ? Parmi les éléments de pénibilité, vous avez mentionné les troubles musculo-squelettiques. Qu’en est-il du bruit, une difficulté à laquelle on ne pense pas forcément, et de la pénibilité émotionnelle ?
Dans un communiqué de presse pour un service public de la petite enfance, en mars 2023, vous réclamiez des salaires et des conditions de travail dignes. Vous avez déjà évoqué les primes. Avez-vous d’autres éléments à ajouter et des propositions à nous soumettre ?
Enfin, quel regard portez-vous sur les exigences de qualification actuelles, le fait que l’on demande 40 % de personnel qualifié par établissement ? Estimez-vous qu’il faudrait augmenter cette proportion ? Que pensez-vous du régime dérogatoire des microcrèches ?
M. Saber Benjima. Un éducateur de jeunes enfants a un travail de coordination. Il est en effet souvent seul, parmi des auxiliaires de puériculture et des CAP AEPE. Il doit accompagner les équipes, connaître tous les enfants et tous les parents. Notre formation est axée sur les questions de qualité, de réflexion et d’action. Le métier d’éducateur de jeunes enfants se situe entre le terrain et la réflexion, un aller-retour qui fait tout son intérêt.
Aujourd’hui, on arrive riches de connaissances, de compétences et d’envies, mais sur le terrain on se retrouve essentiellement à remplacer d’autres professionnels, parce qu’il faut bien quelqu’un auprès des enfants et que nous n’allons pas nous amuser à réfléchir dans notre bureau, dans ce cas-là. C’est une première souffrance, dont on ne se rend pas compte. Quand on fait trois ans d’études, en menant des réflexions très poussées, qui font de vous un spécialiste du développement de la petite enfance – on parle aussi de nous comme des psychopédagogues – et que l’on fait du remplacement, c’est une souffrance en soi, parce qu’on n’est pas à notre poste. On aimerait mettre des choses en place ou travailler en équipe, sauf que c’est impossible. J’ai fait trois semaines de remplacement chez les bébés et je ne travaillais pas avec les autres groupes. Ce que nous demandons, c’est simplement une demi-journée de recul dans la semaine. Mais souvent, même cela, on ne l’obtient pas.
Je vous remercie d’avoir parlé du bruit, qui est une énorme réalité. Pour un parent, cela peut être difficile d’avoir un ou deux enfants qui crient. Vous connaissez les taux d’encadrement : je vous laisse imaginer ce que ça peut donner, et les travaux d’insonorisation ne seront pas toujours faits. On n’a que deux bras, et l’heure du repas est l’heure du repas pour tout le monde, comme l’heure du sommeil. Au-delà du bruit, il y a aussi la souffrance de ne pas répondre aux besoins de tout le monde en même temps. Tous les professionnels de la petite enfance connaissent ça. Quand on ne peut pas répondre tout de suite au besoin d’un enfant ou d’un nourrisson dont on a la responsabilité, qu’il s’agisse d’un pleur de faim ou de fatigue, c’est très douloureux, parce qu’on travaille avec le cœur. Il n’empêche que c’est une réalité quotidienne, du fait des taux d’encadrement.
Je vous remercie aussi d’avoir abordé la question émotionnelle. Nous sommes des éponges ! On accueille et on accompagne toutes les émotions des enfants, avec la plus grande bientraitance. L’un des maîtres-mots des professionnels de la petite enfance, c’est le sang-froid, sans lequel on exploserait tous les jours. Il faut prendre beaucoup sur soi, entre les disputes, les pleurs, les envies qu’on ne peut pas assouvir tout de suite. Vous savez peut-être que l’âge de l’opposition de l’enfant, c’est 2 ans, où il dira à non à tout. Les 2-3 ans, c’est une période compliquée. Le métier est passionnant mais difficile à plusieurs égards. On fait de la coéducation avec les parents. On a les enfants de nombreuses heures chaque semaine, beaucoup d’enfants, qui ont chacun leur personnalité à laquelle on doit s’adapter.
Mme Julie Marty Pichon. S’agissant des taux de personnels qualifiés, le ratio 40-60 signifie que l’on doit avoir dans une crèche au minimum 40 % de personnel diplômé – des EJE, des auxiliaires de puériculture, des infirmières puéricultrices – et 60 % au maximum de personnel qualifié – l’arrêté du 29 juillet 2022 définit la liste des 17 professionnels autorisés à exercer. Comme je le disais dans mon propos liminaire, il faut revenir a minima à la situation d’avant le 7 juin 2010, soit avant la réforme Morano, qui a commencé à déréguler et à déqualifier les structures.
Le rapport de l’Igas publié en avril 2023 le dit très bien : plus on déqualifie, plus le risque de maltraitances et d’accidents est grand. Ce n’est pas uniquement la faute des personnes. C’est qu’il faut pouvoir avoir dans les équipes des professionnels hautement qualifiés – toutes les études le disent – afin de penser la pratique, de prendre du recul, de pouvoir dire à une collègue que telle chose ne s’est pas bien passée, que l’on en discute et que l’on réajuste. Si le personnel est très déqualifié et très peu formé, il n’y a pas cette prise de recul.
Pour ce qui est du service public de la petite enfance, nous défendions l’idée, déjà ancienne puisqu’elle date de plus de dix ans, d’un service « universel », parce qu’il doit concerner tous les enfants et être accessible partout sur le territoire. Le vrai drame, c’est que les parents n’ont pas le choix du mode d’accueil. En fonction de son lieu d’habitation, un parent devra recourir à une assistante maternelle, alors qu’il aurait préféré une crèche. L’accessibilité est très importante.
Nous demandons au minimum que les enfants de familles qui vivent en dessous du seuil de pauvreté aient un accès gratuit à la crèche. Certes, la mission de la crèche est de permettre de concilier la vie familiale avec la vie professionnelle, mais c’est avant tout un lieu de prévention précoce et d’accueil pour les êtres vulnérables que sont les enfants. Pour pouvoir les toucher, ces familles doivent bénéficier d’une gratuité des modes d’accueil, qui sera ensuite élargie à tout le monde. Alors que l’instruction est devenue obligatoire à partir de 3 ans, il n’y a pas de raison que l’école laïque soit gratuite mais que les modes d’accueil soient, pour partie, à la charge des familles, avec des disparités énormes entre la microcrèche Paje, la microcrèche PSU, l’assistante maternelle ou la crèche collective PSU.
Pour finir sur le régime dérogatoire des microcrèches, vous n’êtes pas sans savoir que le rapport de l’Igas-IGF a été publié avant-hier et que, sur un certain nombre de points, nous expliquions depuis leur avènement que c’était ce qui allait se passer. Nous sommes contre ce dispositif depuis le départ, quand bien même il pouvait présenter l’avantage de répondre à une demande des collectivités rurales. J’ai dirigé une microcrèche en PSU au sein d’une communauté de communes de 2 000 habitants pour quatorze communes, en milieu rural, en Ariège. Cela a répondu à un besoin. Il y avait une éducatrice de jeunes enfants, moi-même, à temps plein, qui assurait la direction et l’accompagnement de l’équipe auprès des enfants, en PSU, ce qui n’a rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui : la majorité des microcrèches Paje sont dans les quartiers urbains, 75 % sont gérées par du privé lucratif, on utilise la réservation de berceaux autant que possible et la PSU est très minoritaire.
On est le seul pays au monde à avoir une telle diversité de dispositifs et de métiers pour accompagner les jeunes enfants et les familles en structures collectives. Vous n’avez pas la même qualité d’accueil en France selon les territoires ni selon que vous êtes dans une MAM – maison d’assistants maternels –, dans une microcrèche ou dans une crèche collective classique. C’est un problème.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les normes d’encadrement en France sont plutôt moins-disantes par rapport à d’autres pays européens, notamment aux pays nordiques. Si elles peuvent conduire à des drames, à de la maltraitance, j’aimerais vous interroger sur leur effet quotidien. Concrètement, en quoi cet encadrement d’un professionnel pour cinq bébés et d’un professionnel pour huit marcheurs joue-t-il sur leur développement physique, langagier, sur leur construction sociale et leur capacité à être des individus autonomes ? L’arbre de la maltraitance peut cacher la forêt des conséquences à la non-réponse aux besoins des enfants.
M. Saber Benjima. Des images me reviennent de la période où je travaillais en crèche. Un moindre encadrement, c’est, à l’heure du repas, laisser un enfant pleurer, parce qu’il n’y a pas assez de bras et qu’il va devoir attendre son tour ; c’est mettre trois ou quatre enfants de 1 an ou 1 an et demi autour de la table, alors que c’est l’âge du passage du biberon à une nourriture un peu plus solide, au lieu d’être dans un tête-à-tête, de prendre le temps de toucher les textures, de goûter, de verbaliser. À l’heure du sommeil, si deux enfants se réveillent en même temps, ce sera compliqué d’aller s’occuper du deuxième. J’ai des scènes en tête, où je dois bercer deux enfants sur leur transat avec les pieds, alors que je donne le biberon à un troisième dans les bras. Ce ne sont pas que des images que l’on voit sur les pancartes pendant les manifestations, qui ont été nombreuses à l’appel du collectif Pas de bébés à la consigne. N’oublions pas tous ces professionnels qui descendent dans la rue, parce qu’ils en ont ras-le-bol, et qui perdent de l’argent ces jours-là, alors qu’ils n’en touchent déjà pas beaucoup.
Et que voulez-vous faire avec huit enfants de 2 à 3 ans ? Je ne sais pas si tout le monde se rend compte de ce que cela représente. C’est l’âge de la motricité, celui du langage ; il y a tellement de choses à faire. Je m’occupais de huit enfants, parce que nous appliquions strictement ce taux. C’était très compliqué. Imaginez un enfant qui se cogne ou un enfant qui veut aller aux toilettes mais qui ne se sent pas d’y aller seul. Que dois-je faire avec les sept autres ? Est-ce qu’on va tous aux toilettes ? Est-ce que je les laisse dans la salle pour accompagner celui qui veut aller aux toilettes ? C’est mission impossible. C’est pour cela qu’en Allemagne et en Angleterre, le ratio est de un pour quatre. Je vous renvoie, sur ce point, à l’étude de la Cnaf de 2019. Nos voisins appliquent des taux divisés par deux ! Ce n’est pas pour faire beau, c’est parce qu’il y a de vraies raisons. Nos taux d’encadrement n’ont pas bougé depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans. Il est temps de permettre à nos enfants de grandir dans de bonnes conditions en France, la septième puissance mondiale.
M. le président Thibault Bazin. Madame, monsieur, je vous remercie d’être venus nous apporter votre éclairage de terrain.
La séance est levée à 16 heures 05.
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements
Réunion du mercredi 27 mars 2024 à 15 h 05
Présents. - M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Élise Leboucher, M. William Martinet, Mme Anne Stambach-Terrenoir, Mme Sarah Tanzilli
Excusé. - Mme Isabelle Santiago