Compte rendu

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements

 Audition de Mme Marisol Touraine, ancienne ministre des Affaires sociales et de la Santé (2012-2017) 2

 


Mercredi 10 avril 2024

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 47

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Thibault Bazin,
Président


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La séance est ouverte à 14 heures.

La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné Mme Marisol Touraine, ancienne ministre des Affaires sociales et de la Santé (2012-2017).

M. le président Thibault Bazin. Dans le cadre de nos auditions d’anciens responsables gouvernementaux chargés du secteur de la famille et de la petite enfance, nous accueillons Mme Marisol Touraine, qui fut ministre des affaires sociales et de la santé de 2012 à 2017, dans les gouvernements de Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, le secteur de la famille relevant de son périmètre ministériel jusqu'en 2016.

Madame la ministre, nous aimerions vous entendre sur les réformes que vous avez engagées dans le domaine des crèches –  je pense notamment à la réforme de la prestation de service unique (PSU) dont le financement forfaitaire a été remplacé par un financement sur la base d'une tarification horaire liée à l'activité. Nous essaierons également de comprendre si la politique que vous avez menée s'est inscrite ou non dans le prolongement de celle de vos prédécesseurs et pour quelles raisons.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Marisol Touraine prête serment.)

Mme Marisol Touraine, ancienne ministre des affaires sociales et de la santé. Je m'exprime devant vous au titre des fonctions gouvernementales, que j'ai exercées entre mai 2012 et mai 2017. Même si la politique familiale n’était plus de mon ressort à partir de février 2016, j'ai continué d’être responsable du budget de la sécurité sociale, et donc de la branche famille.

Je voudrais insister sur les objectifs que j’ai poursuivis pendant cette période en matière de politique familiale. Conformément aux engagements qu'il avait pris pendant la campagne électorale, le Président de la République François Hollande m’avait fixé pour priorité d'augmenter le nombre de berceaux, autrement dit, le nombre de solutions proposées aux familles.

Il faut bien se replacer dans l'état d'esprit de 2012, dont je ne sais pas s’il a perduré. Il était alors impératif d’offrir des solutions à des familles confrontées à des difficultés pour faire garder leurs enfants. Une demande pressante en ce sens émanait tant de l'opinion publique que des collectivités locales et des élus de tous bords. La France avait connu un nouveau pic de natalité en 2010 et le nombre de places disponibles avait régressé au cours des années précédentes, en raison notamment de l'arrêt de la scolarisation des enfants avant 3 ans. Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) estimait qu'il manquait environ 350 000 places.

Les gouvernements successifs auquel j'ai appartenu ont eu à cœur de faire prospérer le modèle social français et sa politique familiale qui sont admirés et étudiés partout dans le monde, encore aujourd'hui. Nous avons souhaité favoriser davantage ce qui constitue aux yeux de tous une réussite : la capacité des femmes à mener de front une activité professionnelle et à être mère. Cela tient, me semble-t-il, à la combinaison d'un soutien financier et d’une offre de services aux familles. Les familles manifestent de plus en plus leur intérêt pour des services, plutôt que pour des prestations monétaires. Ces services comprennent l’école – rappelons qu’à l'époque, elle n'était pas obligatoire avant 6 ans –, qui a joué un rôle très important dans le développement du modèle français, et les différentes formes d'accueil du jeune enfant.

Pour répondre aux attentes, les gouvernements successifs ont investi massivement dans la création de nouvelles places et cherché à développer la formation des professionnels ; il ne suffit pas d'avoir des places, encore faut-il du personnel pour s’occuper des enfants. Tous les leviers ont été mobilisés : l'accueil collectif, l'accueil individuel et l'école. Le huitième plan pluriannuel d'investissements en crèche, dit plan « crèche », concomitant à la nouvelle convention d'objectifs et de gestion (Cog) 2013-2017 de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), prévoyait l'ouverture de 75 000 places d'accueil en crèches ainsi qu’un soutien accru aux collectivités locales pour la création de nouvelles places. Il est apparu que les collectivités locales, qui sont cofinanceurs, n’utilisaient pas les crédits qui leur étaient alloués par l’État ; une aide exceptionnelle a donc été instaurée à leur profit. Le plan avait également pour objet de créer des crèches à vocation d'insertion professionnelle, qui permettent à la fois l'accueil des jeunes enfants et l'accompagnement des mères isolées dans le retour à l'emploi, ainsi que des postes d'assistante maternelle, la mise en place des maisons d'assistantes maternelles et la relance de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans.

Cette politique, destinée à répondre aux besoins des familles, reposait sur trois principes cardinaux : en premier lieu, accompagner les familles au plus près de leurs besoins, et toutes les familles. Qu’il s’agisse du soutien à la parentalité ou de la politique familiale de manière plus générale, il convenait de prendre en compte les évolutions de la société française : en 2012, un enfant sur deux naissait hors mariage ; un enfant sur cinq vivait dans une famille monoparentale ; et un enfant sur neuf dans une famille recomposée.

En deuxième lieu, il s’agissait de réduire les inégalités sociales et territoriales en soutenant plus particulièrement les familles vulnérables. Cela s’est traduit par une politique socialement volontariste passant par la revalorisation de plusieurs allocations – je pense par exemple à l’allocation de rentrée scolaire –, la création d'un complément familial majoré à destination des familles nombreuses vulnérables, un soutien spécifique aux familles monoparentales, et l’instauration de la garantie contre les impayés de pensions alimentaires, qui a trouvé son prolongement dans la création de l’Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa). Des solutions d'accueil ont également été déployées dans des secteurs urbains et ruraux moins équipés, avec la conviction, étayée par des études scientifiques, que la socialisation précoce des enfants contribue à lutter contre la reproduction des inégalités.

En troisième lieu, l’ambition était de favoriser la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale pour les femmes, mais pas uniquement. On sait qu’en l'absence de solution d'accueil, ce sont les femmes qui, le plus souvent, renoncent à leur vie professionnelle, l'interrompent ou la réduisent. On sait aussi que les femmes les plus favorisées ont davantage les moyens culturels et financiers de choisir et de s'adapter.

J’entends des discours qui semblent opposer les besoins des familles à ceux des enfants. Au nom de théories sur le développement des enfants, il est recommandé aux familles de revoir leur mode d'accompagnement et de limiter leur présence dans les structures d'accueil collectives. Je veux dire ma circonspection face à de tels discours qui me paraissent porter en germe un risque élevé de régression pour les femmes. Ces injonctions leur imposent des contraintes nouvelles au mépris de la réalité de leur vie et de leurs sujétions.

À partir de 2012, la politique familiale a donc été menée dans trois directions : d'abord, une hausse massive des moyens financiers alloués à l'accueil du jeune enfant par le biais du Fonds national d'action sociale (Fnas) de la Cnaf. Les crédits ont augmenté d'environ 1,4 milliard d'euros sur cinq ans, soit une progression de 60 %. Cet effort est d'autant plus notable qu'il a été fait dans une période de faible inflation. D'après un rapport du HCFEA de mars 2023, les dépenses publiques consacrées à l'accueil du jeune enfant en crèche par la branche famille et les collectivités entre 2013 et 2017 ont progressé de 4,8 % en moyenne annuelle en euros constants alors qu'elles ont diminué dans les années qui ont suivi. Parallèlement, la part des caisses d'allocations familiales dans le financement d'une place en crèche est passée de 44,1 % en 2013 à 48,2 % en 2017 – cette hausse a été interrompue ensuite – tandis que la part des familles a reculé de 18,9 % à 17,4 %.

La deuxième direction empruntée par le gouvernement d’alors a été la mise en place d'une politique de qualité qui ne se limitait pas à ce que l’on appelle désormais, de façon un peu pompeuse, la qualité structurelle, c'est-à-dire la qualité liée aux structures, mais aussi celle qui concerne les modalités de l'accueil – ce que certaines organisations appellent désormais la qualité procédurale. Cette politique a concerné l'ensemble des structures d'accueil, y compris les assistantes maternelles. Une mission a été confiée à Sylviane Giampino en juin 2015, dont le rapport « Développement du jeune enfant : modes d’accueil, formation des professionnels » a servi de base à la définition des nouvelles orientations de la politique d'accueil. La première étape a été l’institution en janvier 2017 de la charte nationale pour l'accueil du jeune enfant qui repose sur dix principes, dont ceux du bon traitement des professionnels et de la qualité de leur formation. Des protocoles d'accord sur l'éveil artistique et culturel du jeune enfant ont été par ailleurs signés avec le ministère de la culture.

Enfin, la troisième orientation était le renforcement de l'attention portée aux professionnels puisque, chacun en convient, la qualité de l'accueil des enfants dépend aussi des bonnes conditions de travail des professionnels. Nous avons développé la formation professionnelle continue. L’accord-cadre national d'engagement et de développement de l'emploi et des compétences pour la petite enfance, signé en 2015, prévoyait notamment de construire des parcours de carrière, de renforcer les compétences en ressources humaines des différents employeurs, d'améliorer le bien-être au travail et de lutter contre les risques professionnels.

À cette époque, le secteur privé représentait environ 10 % des places en crèche et ne suscitait pas d'interrogation particulière.

Les départements contrôlent le bon fonctionnement des crèches par le biais des services de la protection maternelle et infantile (PMI) tandis que la Cnaf se préoccupe de la conformité aux règles de gestion. Les PMI disposent d'une compétence de police territoriale à l'égard de tous les établissements d'accueil des jeunes enfants. Aucune alerte n'est remontée concernant des crèches privées en 2012, ni au cours des années suivantes. Le développement d'une offre privée avait été regardé initialement d’un œil assez favorable tant par les professionnels que par les collectivités locales. Celle-ci a en effet permis de proposer des solutions différentes, parfois innovantes, et a montré sa souplesse et sa réactivité face aux besoins des familles. Le développement du secteur privé, qu'il soit associatif ou lucratif, répondait aussi aux attentes de collectivités locales qui étaient préoccupées par la charge que représentait pour elles ce secteur.

En juin 2017, la mission de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) et de l’IGF (Inspection générale des finances) sur la politique d’accueil du jeune enfant faisait l’observation suivante : « le développement du marché des crèches privées au cours des dix dernières années constitue une évolution utile dans un contexte de demande insatisfaite des familles ». Le rapport de l’Igas de juin 2022 consacré à la qualité de l’accueil et à la prévention de la maltraitance dans les crèches indique à la page 73 que « l’ouverture de l’accueil du jeune enfant au secteur marchand a constitué dans un premier temps une dynamique positive ». Entre 2012 et 2017, le secteur privé représentait un nombre de places limité et répondait aux attentes des collectivités, sans qu’aucune difficulté ait été identifiée.

La politique familiale que je viens de décrire a été menée avec constance et cohérence puisqu’elle n’a subi aucune inflexion massive. J’insiste de nouveau sur la priorité qui m'avait été donnée de multiplier les places dans un souci d'accueil inclusif de qualité, juste socialement et territorialement.

M. le président Thibault Bazin. Pendant cette période, avez-vous envisagé de réviser les normes applicables, en particulier le taux d'encadrement fixé par le décret dit Morano ? Vous avez souligné le lien entre qualité de l’accueil et conditions de travail des professionnels. En conséquence, avez-vous sollicité une évaluation des règles applicables ?

Ensuite, vous avez évoqué le rayonnement hors de nos frontières du modèle français. Celui-ci est marqué par une spécificité : le tiers financement. Certains pays ont choisi un financement entièrement public, d’autres totalement privé. Dans notre modèle hybride, le tiers financeur peut être soit public, soit privé, soit les deux, ce qui crée une certaine confusion. Pour ne rien simplifier, les administrations publiques et les collectivités locales font parfois appel à des crèches privées pour accueillir les enfants de leurs fonctionnaires tandis que des entreprises réservent des places pour leurs salariés dans des structures publiques ou non lucratives. Le modèle financier et sa viabilité face à l’accroissement des besoins ont-ils été questionnés ? On sait que le tiers financement a pu dissuader certains acteurs.

Mme Marisol Touraine. Disons les choses de façon très transparente : lors de la campagne électorale, il avait été envisagé de revenir sur le décret Morano. Dominique Bertinotti, qui était ministre déléguée à la famille, a donc lancé une concertation pour donner corps à cette promesse. Or il s’est avéré qu’il n'y avait pas de consensus entre les différents acteurs sur les évolutions à retenir. Tout retour en arrière sec, si vous me passez l'expression, – une simple abrogation du décret – faisait courir le risque d'une baisse massive de l'offre d'accueil en l'absence d'un nombre suffisant de professionnels qualifiés. Plusieurs acteurs – la Cnaf, des collectivités locales, des parlementaires – ont alerté le Gouvernement sur ce point.

À l’issue de la concertation, dont l’objet initial était de remettre en cause le décret, il est apparu qu’il était risqué de s’engager dans cette voie si nous voulions atteindre l’objectif de créer de nouvelles places. Nous avons donc décidé de ne pas prendre un tel risque.

Par ailleurs, une évaluation du ministère montrait que de nombreux établissements continuaient d'appliquer les normes antérieures au décret Morano.

Lors d'une audition par la délégation aux droits des femmes du Sénat, le 19 février 2015, dans le cadre du rapport d’information « Les modes d’accueil des jeunes enfants : un enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes », Laurence Rossignol, qui avait remplacé Dominique Bertinotti, exprimait la position du Gouvernement : « S’agissant [..] des normes d’encadrement, il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus pour revenir sur le « décret Morano ». À cet égard, la principale difficulté qui se pose est qu’il n’est pas possible à la fois de stimuler et mobiliser les collectivités territoriales afin qu’elles créent des solutions d’accueil supplémentaires, tout en renforçant leurs normes d’encadrement, d’autant que beaucoup de structures continuent d’appliquer les normes antérieures. Bien que je sois consciente des difficultés sur le terrain, ma position est donc le statu quo sur ce point. »

Parallèlement à notre décision d’en rester au statu quo et de ne pas faire évoluer les normes, nous avons choisi d’avancer sur la qualité d’accueil, afin de définir un cadre commun à tous les acteurs : c’est la réflexion relative à la qualité procédurale, le travail confié à Sylviane Giampino, et toute une série de mesures prises en ce sens.

Votre deuxième question est plus difficile, car plus large. On ne remet pas en question un modèle de financement comme ça ! Pour avoir été ministre pendant cinq ans, je sais qu’un certain nombre de réformes, si l’on estime qu’il faut les mener, doivent l’être en début de mandat, non parce que ce serait plus confortable, mais parce que cela donne du temps et permet d’engager les transformations nécessaires.

En 2012 – et, pour être honnête, je ne pense pas que cela ait été davantage le cas en 2017 –, nous ne disposions pas d’une analyse aux termes de laquelle le problème de la politique d’accueil des enfants aurait été son modèle de financement, entre public, privé, et tiers financeur. Le système social français repose en effet beaucoup sur des mécanismes de financements croisés de ce genre. C’est très partiellement vrai des retraites, dont le financement, même si les retraites complémentaires existent, est massivement public – certains devraient d’ailleurs s’en souvenir lorsqu’ils se livrent à des comparaisons internationales. C’est en revanche pleinement vrai des politiques de santé et d’accompagnement social ou de solidarité envers les personnes âgées, les enfants ou les personnes en situation de handicap.

L’idée est de pouvoir mobiliser des financements publics et privés, tout en laissant au public la définition des orientations. Ce qui compte, ce n’est pas prioritairement de déterminer qui finance, mais plutôt qui fixe la politique, les objectifs et les règles, et qui contrôle. Sans ambiguïté, c’est le Gouvernement, l’État, la sécurité sociale, la Caisse nationale des allocations familiales qui définissent la politique. La difficulté réside en ce que les collectivités locales ont l’initiative de la création de places : ce sont les départements et les communes qui pilotent les crèches, et non l’État. C’est donc ce dernier qui finance et qui fixe les règles, mais il est dépendant de la capacité ou de la volonté d’engagement des municipalités et des départements.

C’est pourquoi, entre 2012 et 2017, le fait que les communes ne consommaient pas les crédits mis à leur disposition nous a alertés. Cela nous a conduits à soutenir la création de places de façon plus volontariste, en augmentant les financements alloués aux communes à cette fin.

La question centrale est donc moins celle du modèle de financement et du statut – que le public et le privé passent des contrats prouve que les choses peuvent bien fonctionner –que celle de la détermination des règles applicables : comment fonctionnent les crèches, et qui contrôlent, suivant quels critères. Il faut s’assurer que tout se passe bien à cet égard.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame la ministre, je vous interrogerai d’abord sur les réformes et les actions menées lorsque vous étiez aux responsabilités. Vous avez évoqué deux axes de travail ayant trait à l’accompagnement des familles en vue de leur proposer des solutions de garde, dont l’un était quantitatif et l’autre qualitatif. S’agissant du premier, dès votre entrée en fonction, vous avez établi des objectifs de création de places, visant, si je ne m’abuse, 275 000 solutions d’accueil supplémentaires à l’horizon 2017. Pour cela, vous avez fait de la PSU (prestation de service unique) un financement horaire. Or cette évolution, qui a fait l’objet de critiques dès les années 2016-2017, contraint les gestionnaires à s’engager très fortement dans leur travail administratif, afin de s’assurer de bénéficier du financement le plus important pour le fonctionnement de leurs structures. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit à prendre cette décision, dont on constate dix ans plus tard que son but n’a pas été atteint puisque, depuis l’instauration de la PSU horaire, le taux d’occupation des places en crèche ne s’est accru que de 1 %.

Mme Marisol Touraine. On a créé la PSU en 2002, avant de la faire évoluer à partir du 1er janvier 2014, à la suite du vote du PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) pour 2014. À sa création, la prestation de service unique visait à permettre aux Caf de prendre en charge une partie du coût de revient supporté par la structure gestionnaire. Les familles contribuant à des hauteurs différentes en fonction de leurs revenus, il s’agissait de compenser ces différences et de parvenir à couvrir les deux tiers du prix.

Mais on s’est rendu compte, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, que les pratiques variaient d’un établissement à un autre pour la même facturation. Certains établissements servaient des repas ou fournissaient des couches, tandis que d’autres ne le faisaient pas. On a également constaté que les heures facturées aux familles correspondaient de moins en moins aux heures effectuées. Ainsi, suivant les données obtenues en 2013, entre 2007 et 2012, le taux de facturation est passé de 107 à 113 %, ce qui signifie que, pour 100 heures de garde réalisées, les familles en payaient 107 en 2007 et 113 en 2012. À service égal, leur facture avait donc augmenté dans des proportions injustifiées. Le tarif unique est alors apparu comme un facteur d’inégalités entre les établissements d’accueil, au regard des prestations fournies aux familles et de la facturation effective.

La réforme de 2013, appliquée en 2014, avait pour fin d’assurer la justice des droits et d’encourager les bonnes pratiques. Elle a été accompagnée, j’y insiste, d’aides à l’investissement, puisque les CAF ont financé la construction de cuisines ou encore des locaux de stockage pour les couches. Elle prévoyait un barème, qui a permis le financement des établissements en tenant compte de deux critères : la fourniture, ou non, des repas et des couches ; et le taux de facturation – soit le rapport entre heures facturées et heures effectuées –en prenant comme référence deux seuils, respectivement fixés à 107 % et à 117 %.

Cette réforme – mon appréciation diverge ici de la vôtre, madame la rapporteure –a atteint des objectifs. Ainsi, alors que 37 % des établissements fournissaient des couches et 87 % des repas en 2012, ces pourcentages ont respectivement atteint 87 % et 90 % en 2016. Quant au taux de facturation – c’est-à-dire le coût supporté par les familles – il a diminué, passant de 113 % à 110 % entre 2013 et 2016. De façon plus significative encore, le pourcentage des crèches dont le taux de facturation était supérieur à 117 % est passé de 26 % à 14 % en quatre ans. Je soulignerai par ailleurs que, d’après des données publiques, le taux d’évolution de la PSU a été supérieur à celui du prix de revient par place du secteur, ce qui signifie que les financements alloués aux crèches ont augmenté. Le raisonnement selon lequel la création de la PSU n’aurait pas permis d’actions en faveur de la qualité dans les crèches ne me semble donc pas résister à la réalité des données.

En revanche, la complexité du système constitue clairement un problème pour les structures gestionnaires, qui doivent consacrer du temps à l’optimisation du taux de remplissage et à la gestion administrative des règles imposées par la PSU. À la suite de premiers bilans, des réflexions ont été engagées en 2016. Mais n’étant plus en charge de ce secteur à partir de février 2016, je ne sais pas si des décisions ont finalement été prises.

Je ferai deux remarques : d’abord, je ne crois pas à l’efficacité des budgets globaux en matière sociale – s’agissant du reste, j’ai moins d’expérience –, qui ne favorisent ni les bonnes pratiques, ni les expérimentations innovantes, ni la qualité. S’il fallait transformer le dispositif de la PSU, ce qui me paraît parfaitement envisageable – et peut-être déjà fait –, je ne préconiserais pas de recourir à de tels budgets.

Ensuite, il me semble qu’il y a un conflit entre deux exigences. Nos concitoyens souhaitent en effet une plus grande individualisation des prestations – chacun attend du sur‑mesure et l’on veut pouvoir répondre à la réalité des besoins sociaux tels qu’ils s’expriment, selon le lieu et les conditions de vie – et leur simplification. Or, plus on individualise, plus on complexifie. C’est une réalité dont j’ai fait l’expérience dans le domaine de la santé ou dans celui des retraites. Il faut probablement trouver un bon équilibre grâce à des dispositifs individualisés, assortis d’une composante forfaitisée, globalisée, pour tenir compte des lieux d’implantation, des caractéristiques sociales – démarches d’insertion professionnelle ou d’inclusion d’enfants en situation de handicap, localisation de la crèche, par exemple. Ces éléments pourraient être pris en compte dans le cadre d’une évolution du dispositif. Peut-être est-ce déjà le cas ? J’avoue que je n’ai pas eu le temps de me plonger dans le fonctionnement actuel de la PSU.

Je pense qu’il était nécessaire d’engager une réforme, car on jugeait, de façon générale, que le fonctionnement du système en vigueur jusqu’alors était insatisfaisant, et pesait en tout cas excessivement sur les familles, sans que l’augmentation des coûts qu’elles subissaient ait de contrepartie en matière de qualité. Il était également apparu que la qualité du service et de l’accueil n’était pas garantie. Cette réforme a donc eu lieu et a atteint les objectifs qu’elle s’était fixés. Elle s’est cependant traduite par une complexité sans doute excessive pour les gestionnaires. Il est donc parfaitement légitime qu’une réflexion s’engage.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il était légitime de faire en sorte que les crèches prennent en charge les couches et les repas, et c’est très bien que nous y soyons parvenus.

En revanche, il n’en est pas de même pour les deux autres objectifs tout aussi légitimes que vous visiez, à savoir l’augmentation du nombre des solutions d’accueil, et l’amélioration de la qualité d’accueil car, malheureusement, nous sommes actuellement confrontés aux mêmes difficultés qu’à cette époque.

Je m’interroge sur la PSU horaire, dans la mesure où je ne crois pas possible, si un enfant arrive à neuf heures trente, d’en trouver un autre pour occuper sa place entre huit heures et neuf heures trente. Pour autant, les frais de structure et d’accueil sont là. Il en va de même à la fin de la journée. Nous avons introduit une équation qui oblige les gestionnaires d’établissement à passer beaucoup de temps les yeux rivés sur la calculette et sur l’ordinateur afin d’optimiser leur gestion et de ne pas dépasser les seuils de 107 % et de 117 %. Avec ce mécanisme qui ne tient pas compte des heures pendant lesquelles les enfants ne sont pas présents, alors que les personnels le sont parfois, on a contraint le système, ce qui, à mon avis, peut expliquer les difficultés que nous rencontrons en matière de qualité.

J’en viens au décret dit Morano. Il en est souvent question dans nos travaux, car nous considérons qu’un certain nombre des assouplissements qu’il a introduits nuisent à la qualité d’accueil des enfants. Alors que Mme Bertinotti avait également pris la mesure des défauts de cet outil, je suis surprise que ne soyez pas allée au bout de votre propos. Vous indiquez qu’il n’existait pas de consensus entre les différents acteurs. Est-ce à dire que vous avez eu connaissance, par vos interlocuteurs – parlementaires, administrations, ou encore cabinets –, de pressions exercées par les grands groupes privés de crèches au sujet de l’abrogation du décret ? La Cnaf et l’ensemble des acteurs publics impliqués dans la politique de petite enfance pensaient-ils vraiment que l’on règlerait les problèmes de quantité en se contentant de maintenir des dérogations ? Celles-ci ont eu un impact sur les conditions de travail des personnels des crèches et expliquent en partie le manque d’attractivité de métiers non seulement pas très bien rémunérés, mais aussi difficiles, et qui le sont devenus encore davantage du fait de l’allégement des règles applicables à la qualité d’accueil et à l’encadrement.

Mme Marisol Touraine. Je n’ai jamais rencontré sur ce sujet les entreprises de crèches, ce qui n’est ni bien ni mal. Je n’ai jamais été exposée à des pressions semblables à celles que vous évoquez. Je ne puis parler pour les ministres délégués, mais je ne crois pas qu’il était dans leur tempérament ou dans leur orientation de se laisser impressionner de la sorte. Quant aux parlementaires, ces entreprises ne les impressionnaient pas davantage. Lorsqu’ils me demandaient d’ouvrir des places, c’était, non pas pour « faire plaisir » aux entreprises de crèches, mais bien – si tant est qu’il eût fallu faire plaisir à quelqu’un – aux familles de leurs circonscriptions !

Nous avons tous des enfants ou connaissons tous des familles qui en ont, et nous savons tous que les modes de garde constituent un sujet de conversation majeur des jeunes couples et des jeunes familles, qui se demandent où et comment leurs enfants seront accueillis, et suivant quel type d’accueil. La volonté du gouvernement était aussi de maintenir la diversité des accueils possibles, c’est-à-dire de laisser aux familles le libre choix du mode de garde de leurs enfants, qu’il soit collectif – par exemple dans des structures plus ou moins grandes – ou individuel – par une assistante maternelle ou à domicile.

Ne sous-estimez pas le fait que, si nous étions revenus brutalement sur le décret Morano, nous aurions fermé des places, et que, dès lors, non seulement nous n’aurions pas répondu aux besoins des familles, mais que nous aurions dû annoncer à celles qui avaient trouvé des solutions qu’elles n’en auraient plus. Cela n’était pas envisageable. Par ailleurs, je l’ai dit, les structures appliquaient les normes de façon différenciée. Certaines d’entre elles ont donc exercé des pressions, ou du moins demandé que nous ne revenions pas en arrière, puisqu’elles n’étaient de toute façon pas concernées. Les Caf estimaient qu’elles devraient faire face à un enjeu majeur en matière d’accueil, au moment où – j’y insiste –, nous assistions au vieillissement de la population des assistantes maternelles, qui annonçait des départs en retraite massifs. Par conséquent, nous ne pouvions même pas nous dire que nous serions en mesure de compenser une perte de solutions d’accueil collectives par des solutions individuelles reposant sur les assistantes maternelles.

Ce sont les seules considérations qui nous ont guidés. Il n’a aucunement été question de répondre aux demandes des entreprises de crèches ou de se soumettre à un lobbying. En ce qui me concerne, il n’a pas existé, et je n’ai pas souvenir d’y avoir été confrontée – ce ne sont que des souvenirs et je ne peux rien dire de plus précis à cet égard. Notre priorité politique était de créer des places. Aucune alerte en matière de sécurité ni de qualité d’accueil ne nous était parvenue. Aujourd'hui encore, je ne suis pas certaine qu’il soit possible d’établir un lien entre les conditions de financement et les statuts des crèches, et la qualité de l’accueil.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous dites que la qualité dépend de ceux qui définissent la politique de la petite enfance et de ceux qui exercent le contrôle. Je crois malgré tout qu’on ne peut déconnecter financement et qualité, car la qualité a un coût. Si l’on décide demain d’augmenter les taux d’encadrement des structures d’accueil de jeunes enfants, il est évident que les charges de personnel de chacune de ces structures s’accroîtront, et que, pour que cette décision soit applicable et ne se traduise pas par la fermeture de berceaux, elle devra avoir des répercussions sur les modalités de financement des établissements.

Par ailleurs, pour revenir à la première question du président sur le tiers financement, j’estime, comme vous, qu’il n’y a pas de raison de s’opposer à la présence du secteur privé, et que les financements croisés ne posent pas en eux-mêmes de problème. Un problème se pose en revanche à deux égards. D’abord, on a instauré un système reposant sur le tiers financement provenant des entreprises, qui a pour effet une réelle distorsion de situation entre des parents dont les employeurs achètent des berceaux et d’autres pour lesquels ce n’est pas le cas. Certaines entreprises financent même une priorité au sein des structures, de telle sorte que l’on peut – pardonnez-moi l’expression mais je crois que c’est le terme adéquat – virer un enfant d’une crèche pour le remplacer par un autre qui rapporte davantage, car le tiers financement issu des entreprises est plus important que celui provenant des communes parce qu’il est largement défiscalisé. Ainsi, quand une entreprise paie 10 000 euros, la somme nette qu’elle dépense s’élève à 3 000 euros.

Nous avons de la sorte engendré un système qui coûte beaucoup d’argent –200 millions d’euros par an pour le crédit d’impôt famille (Cifam). Or nous ne le pilotons pas : les actions menées dépendent des entreprises ; la loi prévoit des plafonds, mais ils ne sont jamais atteints. Il en résulte des inégalités. Nous devons donc nous demander si les moyens publics significatifs ainsi consentis, qu’il s’agisse des actions prévues dans le budget de l’État ou de la défiscalisation des berceaux achetés par les entreprises, ne devraient pas plutôt être alloués à l’ensemble des enfants accueillis en crèche, par l’intermédiaire de la PSU – prestation de service unique – ou d’un autre dispositif.

Souvent, on oppose la qualité de l’accueil à la quantité de places. Pour moi, si l’État parvient à accompagner le financement d’un accueil de qualité, il créera les conditions d’un plus grand nombre de places. En effet, depuis une dizaine d’années, le secteur privé est à l’origine de la majeure partie des créations, par le mécanisme de réservation de berceaux. Les communes se désengagent, non parce qu’elles ne souhaitent pas créer des places, mais parce qu’elles n’en ont plus les moyens. Il faut donc envisager de soutenir l’exercice de leurs compétences.

Mme Marisol Touraine. Vous avez dit beaucoup de choses et je suis complètement d’accord avec certaines. J’ajoute que l’évolution du dispositif relève de votre responsabilité. Les politiques tendent à répondre aux demandes exprimées en fonction des réalités du moment. Pour y parvenir, on élabore des instruments, qui ne sont rien d’autre que cela : s’ils se révèlent inadaptés, il faut en changer.

Il faut d’abord définir l’objectif. Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : à aucun moment je n’ai dit que le financement n’avait pas d’incidence sur la qualité. J’ai fait observer qu’aucun lien n’était établi entre l’origine du financement, l’identité du financeur, et la qualité de l’accueil. Il est évident que si vous mettez zéro, vous n’obtiendrez pas la même qualité que si vous mettez cent. J’ajoute que nous avons consacré beaucoup d’argent à cette politique : je ne suis pas en train de vous expliquer pourquoi nous n’en avons pas alloué. Je pourrais même détailler les difficultés que nous avons rencontrées pour consommer les crédits, parce que certains de nos partenaires étaient moins engagés que nous ne l’aurions voulu.

Cela amène à réfléchir sur l’efficacité d’une politique d’offre, ici de création de places, dont le déploiement dépend d’acteurs qui ne sont pas les premiers financeurs. Comment inciter des collectivités à créer des crèches, quand le Gouvernement est prêt à apporter sa contribution ?

Je ne dis pas non plus que la Cnaf ne s’est pas préoccupée de la qualité. On ne crée pas de berceaux sans veiller à la nature de l’offre : une crèche signe une convention détaillant des éléments de qualité, notamment dans le cadre du projet d’établissement. Ce que je dis, c’est qu’en 2012 et après, nous n’avions pas le personnel dont nous avions besoin. Si donc nous avions augmenté du jour au lendemain le taux d’encadrement des enfants, nous n’aurions plus eu assez de professionnels. Aujourd’hui, dans ce secteur et dans d’autres, se pose la question de la valorisation des métiers : comment créer des carrières gratifiantes ? Comment changer le regard, culturel, que porte la société sur la réalité des métiers concernés ? Tout le monde croit qu’il est valorisant de travailler avec des enfants et qu’il est plus facile de recruter des puéricultrices que des professionnels chargés de s’occuper de personnes âgées, mais ce n’est pas si simple.

Vous avez évoqué le crédit d’impôt famille. Jusqu’en 2016 ou 2017, il coûtait moins de 100 millions d’euros par an. Depuis, il est monté en puissance. Évidemment, 100 millions, ce n’est pas rien, mais au regard des masses financières consacrées à la politique familiale, il s’agissait d’un budget secondaire. Le 9 octobre 2014, le HCFEA nous a demandé d’élargir le Cifam ; il s’était déjà exprimé en ce sens en 2013. Nous avons refusé, en suivant précisément le même raisonnement que vous. Nous concevions qu’une aide publique puisse être nécessaire pour amorcer la pompe et favoriser le développement d’une gamme variée de solutions d’accueil. En revanche, nous considérions que les fonds publics ne devaient pas financer des activités privées, sans limite ni cadre. C’est d’ailleurs la logique de la sécurité sociale, dont relèvent le Cifam et la Cnaf, Pour être honnête, il ne me semble toujours pas problématique d’accompagner financièrement les entreprises qui créent ou réservent des places de crèche pour leurs salariés, parce qu’elles consentent un effort en leur faveur, mais le dispositif choisi ne doit pas devenir un moyen de financer une activité lucrative ni de faciliter la gestion de l’entreprise. Il faut donc bien définir les règles. De tels avantages doivent évidemment être encadrés – même si je ne suis pas en mesure de dire si ce qui existe est adapté, puisque je n’ai pas travaillé sur ce sujet depuis 2017.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous sommes très contents de vous auditionner : vous avez été ministre sous François Hollande, chargée de la petite enfance pendant cinq ans, de 2012 à 2017. Depuis le début de nos travaux, nombre des professionnels, que nous avons entendus ou rencontrés sur le terrain, nous ont dit que des signaux indiquant les problèmes rencontrés par le secteur étaient déjà forts à l’époque. Je pense à la dégradation des conditions de travail, à la baisse de la qualité de l’accueil des enfants, à la difficulté de créer des places. Ces signaux annonçaient l’effondrement que l’on constate aujourd’hui – je dis « effondrement », parce que je pense que c’est le terme qui convient.

Je ne veux pas charger votre barque plus que celle des autres. Les problèmes n’ont pas commencé avec vous et, malheureusement, n’ont pas pris fin en 2017. Mais vous êtes directement concernée. Nous avons eu la chance d’auditionner Mme Nadine Morano, secrétaire d’État chargée de la famille de 2008 à 2010. Nous avons discuté de la politique qu’elle a menée, en particulier du fameux décret Morano, décret du 7 juin 2010 relatif aux établissements et services d’accueil des enfants de moins de six ans. À titre personnel, je le considère comme un décret de dérégulation, car il a affaibli les normes, entraînant un accueil en surnombre, la baisse des exigences en matière de qualification, et pérennisé le système dérogatoire des micro‑crèches. L’Igas, l’Inspection générale des affaires sociales, estime que l’application de toutes les dérogations concernant les micro‑crèches est contradictoire avec un accueil de qualité. Mme Morano a également doublé le plafond du crédit d’impôt famille, qui subventionne les entreprises, donc les crèches privées, ce qui explique sans doute leur développement.

J’ai été très critique à l’égard de sa politique, mais je dois avouer qu’elle a avancé un argument pertinent : si son action était si catastrophique, pourquoi ses successeurs, appartenant à une autre majorité, n’ont-ils rien changé, c’est-à-dire n’ont-ils pas abrogé son décret ni supprimé le Cifam ? Soyons plus précis : vous n’avez pas fait évoluer le cadre réglementaire et fiscal ainsi posé. Les politiques publiques associées se sont même déployées pendant que vous étiez au ministère. En effet, si elle a pérennisé les micro‑crèches, ces dernières étaient encore très peu nombreuses – on pensait encore sans doute que ce modèle pouvait être utile dans les territoires ruraux. C’est pendant que vous étiez responsable qu’elles se sont développées, non dans les territoires ruraux, mais dans les territoires urbains, quasi exclusivement ouvertes par des acteurs privés, à but lucratif, suivant un modèle que l’Igas a récemment qualifié de low cost. S’agissant du Cifam, vous avez souligné que son coût n’atteignait que 100 millions en 2017, mais ce chiffre témoigne déjà d’une croissance importante.

Vous avez donc mené une politique de la petite enfance identique à celle de Mme Morano. Que s’est-il passé ? Secrétaire d’État sous Nicolas Sarkozy, Mme Morano a-t-elle conduit une politique de gauche sans le savoir ? Ou vous, membre d’un gouvernement socialiste, avez-vous mené une politique de droite, dont on voit aujourd’hui les conséquences néfastes ?

Mme Marisol Touraine. Je n’entrerai pas dans un dialogue politique – même si l’envie ne me manque pas de le faire. Auditionnée par la commission, je répondrai à vos questions avec beaucoup de respect et en toute neutralité.

J’aurais aimé qu’entre 2012 et 2017, la droite soutienne ma politique : elle ne l’a pas fait. Je ne me souviens pas qu’elle ait manifesté un enthousiasme débordant, ce dont à la limite on se passe, non plus qu’un soutien sous la forme de votes trébuchants – je ne parle pas d’effets sonnants et trébuchants, car cela serait ambigu. Les propos tenus à l’époque dans l’hémicycle par l’opposition de droite sont consultables, les votes également. J’ai été chargée de la politique de la petite enfance, dans plusieurs gouvernements, jusqu’en février 2016, quand Laurence Rossignol est devenue ministre de plein exercice, et je n’ai jamais recueilli le soutien de la droite. D’ailleurs, les orientations et les objectifs de ma politique n’étaient pas les mêmes que les siens. Si les professionnels avaient été en nombre suffisant, nous aurions opéré une transition vers un dispositif normatif différent, mais ils ne l’étaient pas. D’ailleurs, il me semble que l’attractivité du secteur et la formation des professionnels constituent aujourd’hui encore des enjeux importants.

J’imagine très bien quelles critiques vos prédécesseurs sur les bancs de l’Assemblée, peu importe quels bancs, auraient formulées, si d’une année sur l’autre j’avais annoncé 30 ou 50 000 places de moins dans les crèches. J’insiste : tous les parlementaires me disaient qu’il fallait créer des berceaux pour satisfaire les besoins des familles. Je me suis peut-être trompée, mais j’avais le sentiment que nous nous distinguions de la droite en donnant la priorité à l’accueil d’enfants de familles vulnérables, par le territoire où elles vivaient, par leur situation sociale ou par leur situation personnelle, par exemple en raison d’un handicap. Mais cette considération dépasse le seul domaine des crèches : je ne crois pas que la politique familiale globale que nous avons défendue entre 2012 et 2017 était la même que celle des ministres qui m’ont précédée entre 2002 et 2012 – d’ailleurs, ils nous l’ont reproché.

En tout état de cause, la question, pour moi, est celle de savoir comment on peut parvenir à garantir la qualité de l’accueil, car personne, et certainement pas moi, ne peut se satisfaire d’un mauvais accueil. Personne ne dit le vouloir. J’ai autour de moi suffisamment d’enfants en bas âge pour savoir que je n’aimerais pas qu’ils soient accueillis dans de mauvaises conditions, qu’il s’agisse de mes petits-enfants ou des enfants de mes amis. C’est évident. Je ne sais pas si le secteur connaît un « effondrement » – je n’en ai pas trouvé trace dans les rapports qui ont été cités, mais peut-être les ai-je lus trop rapidement. Il est possible qu’aient existé entre 2012 et 2017 des signaux, qui ne me seraient pas parvenus. Je ne prétends pas être une surfemme qui aurait toujours tout parfaitement maîtrisé et réussi. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas disposé d’éléments de nature à me faire décider de réorienter de manière significative la politique engagée.

Je ne partage pas l’idée que la PSU aurait participé à dégrader la qualité de l’accueil des jeunes enfants. Elle rend sans doute le travail des gestionnaires trop complexes, puisque cet avis semble largement partagé. En tout cas, si de nouveaux instruments apparaissent plus utiles, plus efficaces et mieux adaptés, il faut évidemment les mettre en œuvre – je n’ai aucun état d’âme en la matière.

Le sujet des micro‑crèches est compliqué. À l’origine, il s’agissait de proposer des services sur mesure, plus adaptés, y compris dans des territoires non défavorisés. Certaines familles souhaitaient en effet la création de micro‑crèches pour soutenir leur projet éducatif. Je crois que les risques sont accrus dans les structures de petite taille puisqu’il suffit qu’un professionnel soit malade pour compliquer la gestion. Si, aujourd’hui, des dysfonctionnements plus importants apparaissent dans les micro‑crèches, il faut les corriger. Je ne dis pas que tout va bien par principe : je dis que je n’ai pas été saisie d’alertes particulières. S’il est possible d’engager une réflexion pour définir des mesures à même d’améliorer la situation, il faut le faire. C’était en tout cas, avec beaucoup d’humilité, le sens de ma démarche. Je ne me suis pas dit en arrivant au ministère que j’allais « gérer » le secteur de la petite enfance. Je me suis demandé comment faire pour que les enfants soient bien accueillis : il y en avait beaucoup autour de moi, dans ma circonscription ou mon département, par exemple – j’ai présidé le conseil général d’Indre-et-Loire. C’est une exigence politique, et morale, pour autant qu’on puisse en avoir – les deux ne sont pas incompatibles. On essaie d’y satisfaire. Puisque les données financières vous importent, j’ajoute que nous y avons consacré de l’argent – trop, selon certains. En aucun cas les gouvernements auxquels j’ai appartenu ni moi-même n’avons manifesté la volonté de faire des économies sur l’accueil des enfants et sa qualité.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez dit que si vous aviez brusquement abrogé le décret Morano, des places auraient été supprimées. Or personne ne vous demandait d’agir brusquement : vous avez été membre du Gouvernement pendant cinq ans, pourquoi n’avez-vous pas, par exemple, déployé un plan de revalorisation salariale des professions de la petite enfance et un plan de formation, de manière à réunir les conditions nécessaires pour augmenter la qualification tout en continuant à créer des places ?

Vous avez également expliqué que vous n’aviez pas abrogé ce décret car il n’y avait pas de consensus pour une telle décision. Je m’interroge sur la validité de l’argument. Consulter les acteurs, c’est une chose, mais est-il nécessaire de chercher le consensus ? Vous n’avez pas agi ainsi dans tous les périmètres de votre ministère. Vous avez ainsi mené une réforme visant à allonger la durée des cotisations de retraite, sans attendre un consensus, puisque les organisations syndicales, qui y étaient opposées, avaient organisé des manifestations. Pourquoi l’avoir attendu en la matière ? Peut-être s’agit-il d’un prétexte.

Vous avez évoqué les moyens massifs investis pour la petite enfance, notamment par l’intermédiaire de la Cnaf. Pourtant, en septembre 2014, un an après la signature de la convention d’objectifs et de gestion (Cog), le président du conseil d’administration de la Caisse s’indignait d’une coupe budgétaire de 1,4 milliard d’euros dans les crédits de la petite enfance. S’agissait-il d’une mesure d’austérité ?

Mme Marisol Touraine. Je suis désolée, le mot « consensus » n’était peut-être pas adapté. J’essaie d’obtenir le consensus, au moins de construire des compromis – ce ne sont pas pour moi des gros mots. Toutefois, je suis parfaitement capable de décider et d’avancer sans les obtenir. Vous avez évoqué la politique des retraites. Pour dire la vérité, il n’y avait pas grand monde dans la rue – peut-être justement parce que nous avions trouvé des compromis et des consensus, y compris avec des organisations qui n’avaient pas cette tradition mais que la concertation a satisfaites.

J’ai voulu dire qu’il n’y avait pas de consensus pour considérer que l’abrogation constituait seulement un choix politique ; en revanche, il y avait des alertes. J’ai cité les réunions concernées et donné leur date – février 2013. L’analyse de la situation aboutissait à la conclusion que cette mesure risquait d’entraîner des fermetures de places. Par définition, la décision politique appartient au politique. Nous avons précisément considéré que nous ne pouvions pas faire ce choix, et je l’assume : je n’étais pas dos au mur, menacée au fusil. Nous avons élaboré des processus visant à améliorer la qualité de l’encadrement professionnel et la formation du personnel, ainsi qu’à favoriser les recrutements. Le 16 février 2015, le ministre du travail et la secrétaire d’État chargée de la famille ont signé un accord-cadre d’engagement de développement de l’emploi et des compétences (Edec) pour la petite enfance. Nous avons déployé un plan d’action pour les métiers de la petite enfance. Nous avons soutenu toutes les autorités gestionnaires pour qu’elles développent leurs compétences en ressources humaines. Vous m’avez demandé si je m’étais préoccupée de la qualité de l’encadrement et de l’accueil – je traduis votre question, plus offensive, dans mon langage de compromis. La réponse est oui. La difficulté semble encore accrue aujourd’hui, mais il est évident qu’aucune solution ne sera possible sans effort pour améliorer l’attractivité des métiers, notamment en construisant des parcours professionnels. Pour accueillir des enfants, il faut en effet des « accueillants », c’est-à-dire des professionnels, qui ont besoin de perspectives de carrière, parfois de validation des compétences acquises antérieurement.

Je ne suis pas en désaccord avec votre analyse. Certes, je n’approuve pas la présentation que vous faites de la période allant de 2012 à 2017 et peut-être en serait-il de même de votre conception de la situation actuelle. Mais oui, pour bien s’occuper des enfants, il faut veiller aux conditions de travail des professionnels concernés et aux modalités d’accueil.

S’agissant des propos de M. Deroussen, il est exact que nous avons décidé un rebasage. Dans mon souvenir, celui-ci n’était pas de l’ordre de 1,4 milliard. Nous avions prévu 1,7 milliard en dépenses mais 1,4 milliard seulement avait été consommé. C’est cette sous-consommation des crédits qui a entraîné un rebasage. Je l’ai dit, les collectivités ne dépensaient pas les sommes prévues pour les crèches. Pour essayer de relancer la machine, nous avons fait passer l’aide accordée aux collectivités locales de 8 800 à 11 000 euros. Les crédits étaient là. Toutes les analyses menées depuis par des organismes indépendants indiquent que pendant cette période, des investissements importants ont été consentis et des places créées. Je rappelle que l’inflation était presque nulle, de 0,5 %, donc une augmentation de 4,8 % par an des crédits correspondait à une augmentation nette de 4,3 %. C’est plus difficile maintenant, c’est d’ailleurs pourquoi les résultats ne sont pas les mêmes. Je ne défends ni ne critique rien : je souligne simplement que toutes les études montrent que les engagements financiers ont été particulièrement importants entre 2012 et 2017.

M. le président Thibault Bazin. Vous avez fait valoir que votre position vous obligeait à rester neutre. En tant que président, je dois observer la même neutralité, pourtant je rêverais d’expliquer la différence entre les politiques familiales de droite et de gauche, en particulier les désaccords relatifs au quotient familial ! En tout cas, j’atteste que les choix de l’époque étaient différents, même si ce n’était peut-être pas le cas en matière réglementaire, certains aspects n’étant ni de droite ni de gauche.

Je vous remercie, madame Touraine, de votre disponibilité et de vos réponses. Si certaines vous paraissent par la suite inexactes ou incomplètes, vous pouvez à l’issue de l’audition transmettre les rectifications à la rapporteure.

La séance est levée à 15 heures 30.


Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements

 

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 14 heures

 

Présents. - M. Thibault Bazin, Mme Élise Leboucher, M. William Martinet, Mme Sarah Tanzilli