Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les raisons
de la perte de souveraineté alimentaire de la France
– Audition conjointe, ouverte à la presse, de Mme Suzanne Dalle, chargée de campagne Agriculture de Greenpeace France, accompagnée de M. Julien Rivoire, chargé de campagne à Greenpeace, et de Mme Brigitte Gothière, directrice de L214 Éthique et animaux, et M. Samuel Airaud, responsable des affaires publiques 2
– Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Daniel Sauvaitre, président de l’Association nationale pommes poires (ANPP), et M. Pierre Venteau, directeur, et de M. Jean-Pierre La Noë, président de l’organisation de producteurs Tomates et Concombres de France (TCF), et Mme Lauriane Le Leslé, directrice 32
– Audition, ouverte à la presse, de M. Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) 50
– Présences en réunion.................................77
Jeudi
2 mai 2024
Séance de 14 heures 30
Compte rendu n° 20
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Charles Sitzenstuhl,
Président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à quatorze heures trente.
La commission procède à l’audition de Mme Suzanne Dalle, chargée de campagne Agriculture de Greenpeace France, accompagnée de M. Julien Rivoire, chargé de campagne à Greenpeace, et de Mme Brigitte Gothière, directrice de L214 Éthique et animaux, et M. Samuel Airaud, responsable des affaires publiques.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous poursuivons cette journée d’auditions en accueillant les représentants des ONG Greenpeace et L214 Éthique et animaux. Je précise que la décision d’auditionner ces deux organisations fait suite à la volonté exprimée au bureau par certains groupes politiques.
Je souhaite la bienvenue à Mme Suzanne Dalle, chargée de campagne de Greenpeace France, accompagnée de M. Julien Rivoire, chargé de campagne stagiaire, et à Mme Brigitte Gothière, directrice de L214 Éthique et animaux, accompagnée de M. Samuel Airaud, responsable des affaires publiques.
Nous avons auditionné, il y a deux semaines, plusieurs membres du collectif Nourrir. Nous serons heureux d’entendre votre position en matière d’agriculture, d’alimentation, d’écologie et de relation au vivant.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Suzanne Dalle, M. Julien Rivoire, Mme Brigitte Gothière et M. Samuel Airaud prêtent serment.)
Mme Suzanne Dalle, chargée de campagne de Greenpeace France. Cela fait dix ans que je travaille pour Greenpeace France en tant que chargée de campagne pour l’agriculture, après une formation d’ingénieure agronome et une expérience professionnelle au sein du syndicat des Jeunes Agriculteurs.
En 2015, un an après mon arrivée, Greenpeace – qui est une organisation internationale – a défini sa vision pour l’agriculture à l’échelle internationale dans un rapport intitulé « Agriculture écologique – Sept principes clés pour replacer l’humain au cœur du système alimentaire ». Le premier de ces sept principes est la souveraineté alimentaire, au sens que lui donne La Via Campesina, à savoir le droit des peuples à définir leur propre système alimentaire. Je ne reviens pas sur cette définition : elle a été détaillée devant vous par le collectif Nourrir, dont Greenpeace fait partie. Nous avons toutefois rencontré quelques difficultés pour la traduire en anglais au moment de la publication du rapport.
Pour rendre le concept plus tangible et illustrer ce qui le distingue de la sécurité alimentaire, j’ai prévu quelques exemples. En effet, la souveraineté alimentaire n’est pas qu’une question de productivité, c’est aussi le choix laissé aux peuples de décider ce qu’ils veulent mettre dans leur assiette.
Le premier exemple concret est celui du soja, dont la culture est responsable de la déforestation en Amérique du Sud, plus précisément dans le Cerrado et le Gran Chaco. Le soja importé en Europe sert majoritairement à nourrir le bétail ; la moitié est consommée par les volailles. Cette forte dépendance aux importations n’est pas sans lien avec les accords de libre-échange. Si, par souci de souveraineté alimentaire, nous voulions produire notre propre soja, nous nous heurterions à une impossibilité : le volume importé en France nécessiterait une surface de culture de 1,2 million d’hectares, soit la surface agricole utile de deux départements bretons. Une représentation cartographique de ces chiffres figure dans le rapport. Le seul moyen de garantir notre souveraineté alimentaire et notre indépendance est de réduire notre production, et donc notre consommation de viande.
Le deuxième exemple concret a été évoqué en audition par le collectif Nourrir et la Confédération paysanne : il s’agit des accords de libre-échange.
Le troisième exemple, issu de l’actualité récente, est celui du riz doré, un OGM (organisme génétiquement modifié) enrichi en vitamines susceptible d’être cultivé aux Philippines. Dans une chronique radiophonique véhémente, une journaliste française a pointé du doigt le rôle supposé de Greenpeace dans la décision de justice philippine d’en interdire la culture. Pourtant, le recours a été déposé par un collectif de paysans philippins. Nous, Français, n’avons aucun droit de dire aux Philippins ce qu’il est bon pour eux de cultiver.
Le quatrième exemple, sur lequel nous pourrons revenir plus tard, est celui des mégabassines, qui posent la question de l’irrigation et du partage des eaux. Dans une logique de souveraineté alimentaire, il ne faut pas seulement produire pour produire, mais se demander si ces productions agricoles serviront à nourrir les humains. Or, en France et en Europe, la production sert majoritairement à nourrir les animaux et à remplir les réservoirs des voitures. Seulement 26 % des céréales produites à l’échelle européenne visent effectivement à nourrir les humains. L’agriculture écologique vise à augmenter les rendements alimentaires. C’est cette vision de la souveraineté alimentaire que nous défendons depuis dix ans, en France, lors de l’élaboration du plan stratégique national, mais aussi à l’échelle européenne.
Mme Brigitte Gothière, directrice de L214 Éthique & animaux. L214 est une association de défense des animaux qui tire son nom de l’article L. 214-1 du code rural, lequel reconnaît depuis 1976 les animaux comme des êtres sensibles. Nous concentrons nos actions, toujours pacifiques, sur les animaux utilisés comme ressource alimentaire pour la production de viande, de lait, d’œufs et de poisson. Nous sommes essentiellement connus pour nos enquêtes filmées, notre étude de la littérature scientifique et professionnelle et nos rencontres sur le terrain. Nous faisons entrer dans le débat public ce que vivent les animaux lors des phases d’élevage, de transport, d’abattage et de pêche. Il existe un écart considérable entre une société soucieuse des animaux et des pratiques d’une violence inouïe à leur égard.
L214 défend la pleine reconnaissance, scientifiquement établie, de la sensibilité et de la conscience des animaux, comme l’ont fait avant nous Pythagore, Victor Hugo, Léonard de Vinci, Marguerite Yourcenar et bien d’autres. Ce projet de société prend en compte leur intérêt à ne pas souffrir et à vivre la meilleure vie possible. Il implique la fermeture des abattoirs et l’arrêt des activités d’élevage et de pêche visant à produire lait, œufs et poisson, produits dont les êtres humains n’ont pas besoin pour vivre en bonne santé, partager des moments conviviaux et même être étoilés au Michelin.
Nous sommes conscients que cela implique un vaste changement de mentalités, de pratiques et d’habitudes. Nous avons donc ciblé des objectifs consensuels et atteignables à moyen terme pour faire reculer les pratiques les plus préjudiciables comme l’élevage intensif, en divisant par deux le nombre d’animaux élevés et tués ou pêchés pour la consommation alimentaire française d’ici à 2030. Cette proposition est conforme aux recommandations émises par des instances scientifiques faisant autorité comme le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), Solagro, l’IDDRI (Institut du développement durable et des relations internationales), France Stratégie, l’Ademe (Agence de la transition écologique), la Cour des comptes, le Conseil national de la transition écologique, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), le Haut Conseil pour le climat, etc. Si L214 est en premier lieu motivée par le bien-être animal, son action croise des enjeux de sécurité alimentaire, environnementaux, sociaux, de santé publique et de solidarité.
Selon nous, la perte de la souveraineté alimentaire est liée à la production et à la consommation gargantuesques de viande, de produits laitiers, de poisson et autres animaux aquatiques. Le concept de souveraineté alimentaire s’entend comme la capacité de produire sur le territoire l’alimentation de base pour une population croissante, même quand les relations entre pays se dégradent, quand les chaînes d’approvisionnement sont compromises ou quand les conséquences du réchauffement climatique réduisent les rendements. Elle repose sur une alimentation plus végétale, sobre sur l’utilisation des terres, de l’eau et des intrants, tout en étant saine, diversifiée et gourmande. Je n’évoquerai pas les sujets connexes que sont la lutte contre le gaspillage alimentaire et l’utilisation de la nourriture comme arme géostratégique par certains pays.
En France, la consommation de viande est de 85 kilos par an et par personne, contre 40 kilos pour la moyenne mondiale ; elle excède de 30 % les recommandations nutritionnelles et de 50 % les besoins réels. Les plafonds de consommations recommandés pour la viande rouge et la charcuterie sont régulièrement dépassés. La surface agricole nécessaire à la production de nourriture est de 1 300 m² par personne pour une alimentation 100 % végétale, contre 4 300 m² pour une alimentation standard. Je rappelle que la surface agricole utile est d’environ 4 000 m² par personne, pour l’ensemble des usages. La consommation de poisson est de 33 kilos par habitant et par an, dont 24 kilos issus de la pêche et 9 kilos de l’aquaculture, sachant que le pays ne produit que 8 kilos par habitant par la pêche et 2 kilos par l’aquaculture. La pêche, directe ou minotière, tue des milliards d’animaux dont la population se renouvelle difficilement. L’océan absorbe 30 % des émissions de CO2. Il convient de le protéger.
La France dépend des importations pour les protéines végétales – 54 kilos de soja par an et par personne –, pour l’énergie et les engrais – 80 % des engrais sont importés – ainsi que pour les produits finis : viandes, produits transformés, fruits, légumes et produits de la mer. Au total, l’Union européenne produit seulement 25 % à 30 % des protéines végétales destinées à l’alimentation animale. Je reprends à mon compte les propos de Catherine Laroche-Dupraz, que vous avez auditionnée : si l’objectif prioritaire est de réduire la dépendance aux importations, le seul levier efficace envisageable est de réduire la production et la consommation de produits animaux en France. Je rappelle que la consommation d’eau est réduite par cinq dans le cas d’une alimentation 100 % végétale.
Huit animaux terrestres abattus sur dix proviennent d’élevages intensifs, en contradiction avec la demande citoyenne, qu’il faut distinguer de l’attitude des consommateurs. En effet, 85 % des Français, ruraux ou citadins, sympathisants de droite comme de gauche, sont d’accord pour dire que ce modèle est inacceptable. En 2022, des scientifiques de l’INRAE et du CNRS ont publié une tribune disant qu’il est impossible d’améliorer l’élevage intensif. Je reviens sur l’illusion selon laquelle les prairies stockeraient du carbone : selon l’Institut de l’élevage (IDELE), ce stockage compense, au mieux, 33 % des émissions de l’élevage, sans même parler des nitrates, des algues vertes et des nappes phréatiques inexploitables. Près de la moitié des terres arables de l’Union européenne sont vulnérables à un ou plusieurs facteurs d’érosion. Du point de vue de la santé, il faut évoquer les particules fines, l’antibiorésistance, les zoonoses et le manque de robustesse face à des événements météorologiques extrêmes appelés à se multiplier. On ne sait pas quand aura lieu le point de bascule, mais il fera très mal.
Le questionnaire qui nous a été adressé évoquait le libre-échange et les mesures miroirs. Toutefois, la majorité des importations françaises viennent de l’Union européenne. Certains acteurs jouent sur tous les tableaux, comme le groupe LDC, auditionné ce matin, qui rachète des entreprises polonaises. Ce n’est pas parce qu’une entreprise est familiale – LDC, Bigard, le géant ukrainien MHP – qu’elle est vertueuse. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas échanger avec d’autres pays : comme l’a dit en audition M. Bizien, président d’Inaporc (Interprofession nationale porcine), nous ne mangeons pas tous la même chose suivant nos habitudes culturelles.
Le modèle plonge des professions entières dans la détresse. En réalité, la crise des éleveurs dure depuis quarante ans. Les facteurs sont connus : endettement, conditions de travail éreintantes, faible rémunération, contrats d’intégration injuste, pression économique forte, vulnérabilité aux aléas climatiques, aux fluctuations du cours des intrants, aux épizooties, etc. L’endettement moyen des éleveurs de cochon est supérieur à 500 000 euros, celui des éleveurs de poulet à 300 000 euros. La situation des pêcheurs n’est pas plus enviable. Les ouvriers des abattoirs sont exposés à un risque quatre fois plus élevé d’accident du travail et 90 % d’entre eux sont touchés par un trouble musculo-squelettique.
Nous n’avons pas réagi assez rapidement aux alertes des scientifiques sur le coût du changement climatique. L’inaction coûte désormais plus cher que l’action : 43 milliards d’euros pour les épisodes de sécheresse en France. Je rappelle que le consensus scientifique recommande la diminution de 50 % de la consommation de produits animaux d’ici à 2030.
Les citoyens expriment des envies contradictoires en matière d’alimentation. Comme l’a exprimé l’IDDRI : « Durant la crise agricole du début de l’année, les agriculteurs ont parfois exprimé le sentiment d’être coincés entre, d’un côté, des décideurs qui pousseraient un agenda de transition en faveur du verdissement de l’agriculture et, de l’autre, des consommateurs dont les achats (de produits exigeants d’un point de vue environnemental, ou de produits français) ne suivraient pas. Pour en finir avec ces injonctions contradictoires, l’action publique doit porter sur ce qui conditionne le lien entre producteurs et consommateurs : l’environnement alimentaire (offre, prix, normes sociales, publicité etc.), lui-même en grande partie façonné par les acteurs majeurs de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution et de la restauration. » Les citoyens sont d’accord à 65 % pour réduire de 50 % la consommation de viande et de poisson en cinq ans. Ils veulent en finir avec l’élevage intensif et la pêche industrielle.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je souhaite revenir avec Mme Dalle sur le concept de souveraineté alimentaire. Que pensez-vous du voyage politique et intellectuel de cette notion, venue du milieu altermondialiste et qui, depuis trois à quatre ans, est utilisée en France par beaucoup de formations politiques dans une logique économique ? Considérez-vous cela comme une victoire idéologique ou comme un dévoiement ?
Mme Suzanne Dalle. Vous avez posé la même question aux représentants de la Confédération paysanne, qui est à l’origine de cette définition. Leur réponse m’a paru très lisse : à leur place, j’aurais été furieuse de l’appropriation de ce concept. La souveraineté alimentaire signifie aujourd’hui le niveau de production. Cela n’a rien à voir avec le concept de départ.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Qu’est-ce qui vous semble dévoyé par rapport à la notion d’origine ?
Mme Suzanne Dalle. La notion d’origine ne visait pas à produire le plus possible pour assurer la sécurité alimentaire. Désormais, on brandit systématiquement la souveraineté alimentaire pour justifier des augmentations de la productivité, sans jamais dire si elle permettra de nourrir des humains. On en parle beaucoup depuis la crise agricole du début d’année. Toutefois, c’est Julien Denormandie qui, le premier, a utilisé ce concept pour autoriser la culture des OGM en France. Chaque fois que le mot est employé hors d’une organisation comme la Confédération paysanne, c’est dans le sens de la productivité.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je vous propose de discuter de ce point précis avec le rapporteur, car le groupe Rassemblement national est à l’origine de cette commission d’enquête et en a rédigé l’intitulé et l’exposé des motifs.
Je précise que, dans le cadre d’un droit de tirage, l’examen de la recevabilité de la proposition de création d’une commission d’enquête est pour l’essentiel formel. En l’occurrence, il a eu lieu en février dernier au sein de la commission des affaires économiques.
Mme Suzanne Dalle. Je vous remercie pour cette précision qui me permet de comprendre comment a été choisi l’intitulé de cette commission. Mais j’ai aussi relevé que le terme de souveraineté alimentaire avait été utilisé bien auparavant de la même manière que dans cet exposé des motifs, notamment par la majorité présidentielle.
Je souligne en outre que Greenpeace est évidemment politisée, mais qu’il ne s’agit pas d’une organisation partisane.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Vous faites bien de le préciser.
Comme je l’ai indiqué dans ma question, le concept de souveraineté alimentaire est désormais utilisé, en tout cas en France, par des responsables politiques qui ne viennent pas des mouvements altermondialistes – c’est le moins que l’on puisse dire. Vous avez cité Julien Denormandie, ancien ministre de l’agriculture, que nous auditionnerons. L’article 1er du projet de loi pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture propose une définition de la souveraineté alimentaire qui sera débattue en séance publique dans dix jours.
Ma seconde question vise à bien comprendre le raisonnement de Greenpeace quant à la relation entre souveraineté alimentaire et agriculture biologique. Votre manifeste de 2015, qui est déjà un peu ancien, propose de « reprendre en main notre système alimentaire grâce à l’agriculture écologique ».
Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Fixez-vous un objectif de 100 % de production agricole écologique ? Quelle différence faites-vous entre agriculture écologique et biologique ?
Je voudrais mieux comprendre votre conception de l’articulation entre les systèmes alimentaires et l’agriculture biologique ou écologique.
Mme Suzanne Dalle. C’est une bonne question.
Je l’ai déjà indiqué, ce rapport est un document international. Or il n’existe pas de définition unique de l’agriculture biologique, et partant tous les pays n’ont pas mis en place un système de certification. Nous voulions définir un modèle d’agriculture s’appuyant sur certains principes et dont nous souhaitons le développement en France, en Europe et dans le monde, mais sans pour autant fixer un cahier des charges.
Je suis désolée de vous faire une réponse de Normande, mais se référer à l’agriculture biologique n’aurait pas eu de sens car l’agriculture écologique ne s’incarne pas sous cette forme dans de très nombreux pays. Même en France, certains agriculteurs pratiquent une agriculture qui n’est pas certifiée biologique mais qui est très intéressante du point de vue écologique. Je pense notamment à des systèmes d’élevage de bovins et de production de lait, où il est possible d’être très autonome en utilisant presque exclusivement de l’herbe et pour lesquels grâce à la baisse du recours aux intrants, il n’est pas besoin de bénéficier de la rémunération supplémentaire associée à une certification.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Selon vous, l’agriculture française ou européenne doit-elle tendre à terme vers une agriculture biologique à 100 % ?
Mme Suzanne Dalle. Pour nous, il faut tendre vers une agriculture qui n’utilise plus ou quasiment plus d’intrants. Et cela doit commencer par la prévention.
Étant donné l’état de la biodiversité et ce qui se passe en matière climatique, nous devrions tous être d’accord sur ce constat. Ce n’est pas le cas, mais c’est une aberration au vu de la littérature scientifique disponible sur le sujet. Nous devrions plutôt nous poser la question du chemin à parcourir et de la manière d’y arriver.
En revanche, je pense que l’on partage le constat du manque d’accompagnement dans la transition – ou en tout cas celui d’un besoin très fort d’accompagnement de cette transition pour qu’elle se mette en place dans de bonnes conditions.
Des scénarios ont été étudiés à l’échelle française par Solagro et à l’échelle européenne par l’IDDRI dans le cadre du projet TYFA (Ten Years for Agroecology). Ils montrent qu’il est non seulement possible mais aussi souhaitable de s’orienter vers ce type de système agricole.
La condition préalable est qu’il faut aussi changer notre système alimentaire. On en revient au point de blocage que constituent les niveaux de production et de consommation de produits d’origine animale.
On voit bien ce qui risque de se passer si l’on ne change pas : les agriculteurs sont confrontés à des événements climatiques de plus en plus extrêmes et fréquents et cela aboutira à une impasse.
M. le président Charles Sitzenstuhl. J’ai deux questions différentes pour les représentants de L214.
Élu d’une circonscription rurale, je discute avec beaucoup d’éleveurs. Ces derniers ressentent un mal-être croissant, avec le sentiment d’être pris pour cibles en raison de leur métier, de leur pratique et de leur façon de s’occuper de leurs animaux – alors que l’immense majorité des éleveurs français s’occupent bien de ceux-ci.
Votre association est très régulièrement désignée comme étant responsable du climat extrêmement anxiogène qui pèse sur les éleveurs français. Nous l’avons d’ailleurs beaucoup entendu en janvier et en février lors la crise agricole. Les éleveurs ont abordé les sujets de la rémunération et de la transition, mais la stigmatisation de l’élevage est très durement et directement ressentie par les paysans français.
Elle se traduit notamment par le fait qu’un certain nombre de personnes se sentent autorisées à se comporter de manière agressive et insultante envers les éleveurs, en s’inspirant d’une certaine manière des campagnes que vous menez. Tout cela forme un engrenage un peu compliqué.
J’imagine que ce n’est pas la première fois que l’on vous interroge sur ce point. Que répondez-vous à tous ces éleveurs français qui, pour le dire de manière très diplomatique, ne supportent plus les méthodes que l’on vous attribue ?
Mme Brigitte Gothière. Merci pour cette question. Je trouve qu’il est bon de mettre les pieds dans le plat – même si le lien avec l’objet de la commission d’enquête n’est pas évident.
L214 ne dénonce pas des personnes mais un système. Un système qui conduit à tuer trois millions d’animaux terrestres par jour dans les abattoirs français. Sur dix animaux ainsi abattus, huit proviennent d’élevages intensifs, qui sont à l’origine d’énormément de souffrance animale comme l’ont relevé le CNRS et l’INRAE. Il n’est pas possible de parler de bien-être animal dans ces lieux-là. Et même dans d’autres c’est une notion parfois un peu osée.
Nous discutons aussi beaucoup avec des éleveurs qui n’en peuvent plus du système et qui aimeraient bien en sortir, surtout quand ils travaillent dans des élevages intensifs où ils ont seulement l’impression d’être des techniciens d’ambiance. Vous avez dit que les éleveurs aiment leurs animaux et les traitent bien. Mais certains ne peuvent structurellement pas s’en occuper. Comment prendre soin de 20 000 poulets dans une installation de 2 000 mètres carrés ? Il en est de même dans les élevages de cochons, dont la taille est assez grande. C’est moins le cas en ce qui concerne l’élevage bovin, car la dimension moyenne de ces exploitations en France reste assez petite grâce à l’action d’associations. L214, la Confédération paysanne, Picardie nature et l’association de riverains NOVISSEN (Nos villages se soucient de leur environnement) ont réussi à empêcher l’installation d’un élevage de 1 000 vaches dans la Somme. Quelle relation peut-on avoir avec les animaux dans une telle infrastructure ?
Quand nous distribuons des tracts qui décrivent de quelle façon les animaux sont élevés puis tués, on nous répond que l’on ne fait pas comme cela en France. On conserve l’image de la vache au milieu de son pré. Le simple fait de montrer comment les choses se passent peut donc être difficile pour les éleveurs qui constatent que les images sortent.
Elles nous sont fournies par des personnes qui ont parfois accès aux élevages, par exemple d’anciens ouvriers. C’est le cas de Mauricio Garcia Pereira, ouvrier dans l’abattoir de Limoges pendant sept ans, qui nous a contactés après la diffusion des images de Mauléon-Licharre, du Vigan et d’Alès en nous disant qu’il disposait d’images encore pires. Parmi les autres lanceurs d’alerte figure Grégory Boutron, qui a travaillé dans l’élevage des Tremblats II. Il a averti sa hiérarchie puis la direction départementale de la protection des populations. Il est allé porter plainte à la gendarmerie. Quand il a vu que personne ne bougeait, il est venu voir L214.
C’est vrai : nous montrons une des réalités de ce qu’est l’élevage et de ce que vivent les animaux. Cela dit aussi beaucoup sur ce que vivent les humains. Vous remarquerez que la plupart des images que nous avons montrées ont été prises dans des élevages en déshérence totale ou dans des élevages intensifs, où une énorme quantité d’animaux sont élevés ensemble.
Nous dénonçons un système qui expose les animaux à des conditions de vie absolument épouvantables – et qui sont de fait inacceptables pour le consommateur quand il en est informé. Dans les publicités, les poulets de la marque Le Gaulois du groupe LDC dansent le french cancan. Mais si vous entrez dans un élevage sous contrat avec cette société, vous trouvez une mer de 20 000 poulets à croissance rapide, qui grossissent quatre fois plus vite qu’en 1950, dont le poids est multiplié par soixante en quarante jours et qui pataugent dans leurs déjections toute leur vie. C’est ça la réalité.
Pour les éleveurs qui sont sous contrat d’intégration, c’est l’horreur. Quelques-uns ont témoigné. C’est le cas de Francis Guilloteau, qui nous a dit lui-même qu’il s’agissait d’esclavage moderne. Le premier qui est venu en 2008 témoigner du malheur auprès de notre association, qui venait d’être créée, fut Philippe Lapaque, qui était gaveur pour Euralis.
Le livre Silence dans les champs de Nicolas Legendre montre combien il est difficile pour les agriculteurs, et plus particulièrement pour les éleveurs, de prendre la parole sur ces sujets par crainte des représailles. Nous en connaissons qui nous demandent de ne surtout pas dire que nous les avons rencontrés. Ils n’en peuvent plus de ce système, mais ils sont tenus par les coopératives, les banques et les syndicats.
Il faut distinguer deux choses. D’une part, les conditions d’élevage sont désormais jugées inacceptables. D’autre part, L214 remet en question le fait même de considérer les animaux comme une ressource. On peut comprendre que l’on soit en désaccord avec notre vision de la place accordée aux animaux, mais il s’agit davantage d’un débat philosophique – même s’il a des conséquences très concrètes.
Vous avez abordé la question de l’attractivité des métiers de l’agriculture. Qui en rêve ? La première personne que j’ai croisée dans un élevage intensif de poules pondeuses m’a indiqué que son boulot consistait à ramasser les poules mortes. Ce n’est pas un métier. Elle ne se considérait pas comme une paysanne mais comme une ouvrière.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Sans vous relancer, je vais préciser pourquoi j’ai posé cette question – dont je considère qu’elle entre dans le champ de cette commission d’enquête.
J’ai discuté avec plusieurs familles d’éleveurs du centre de l’Alsace, soit avec des anciens qui vont partir à la retraite, soit avec des jeunes qui envisagent de reprendre une exploitation. Tous disent que, dans le faisceau des difficultés que connaît la filière bovine, figurent en bonne place les actions ou les comportements que l’on peut prêter à un certain nombre d’organisations. Le fait est que L214 est d’une certaine façon victime de son succès et que votre association est désormais bien identifiée par l’opinion.
J’ai entendu à plusieurs reprises des agriculteurs, jeunes ou âgés, dire qu’ils allaient arrêter l’élevage. Nous perdons donc une capacité de production, notamment parce que le climat général est pesant et l’élevage stigmatisé.
Ma seconde question est d’une tout autre nature.
Conformément à la philosophie de votre organisation, vous souhaitez que l’on s’oriente vers une alimentation beaucoup plus végétale. Or le rapport de FranceAgriMer montre que la France n’est pas autosuffisante en matière de produits alimentaires d’origine végétale. Si l’on met à part les produits tropicaux et si l’on s’en tient aux fruits et légumes de climat tempéré, notre capacité d’auto-approvisionnement ne s’est pas effondrée mais a baissé et se situe entre 80 et 85 %. Et, comme on nous l’a dit à plusieurs reprises, les Français ne suivent heureusement pas tous la recommandation de manger cinq fruits et légumes par jour. Si tel était le cas, notre capacité à répondre aux besoins de consommation nationale serait encore moindre.
Comment résolvez-vous cette difficulté ? Il y a sur ce point une contradiction que l’on ne retrouve pas dans votre proposition de réduire la consommation de viande, qui a sa propre logique même si on peut ne pas la partager. Faut-il importer davantage ?
Mme Brigitte Gothière. Et pourquoi ne produirait-on pas plus de fruits et de légumes ? Remettons les légumineuses au goût du jour. Dans ce domaine, nous disposons d’un riche patrimoine, avec la mogette du Poitou, la lentille verte du Puy et le coco de Paimpol. Si l’on baisse la consommation de viande, valoriser davantage cet atout doit constituer une politique publique.
Consommer cinq fruits et légumes par jour est un message de santé publique – au demeurant très simplifié. Il faut donc intervenir avec force. Les données que nous avons rassemblées montrent qu’en Europe le soutien à la production de produits d’origine animale est 1 200 fois plus élevé que celui destiné aux produits végétaux. Il suffirait donc de réorienter un peu les aides actuelles.
En outre, avec moins de produits d’origine animale, on libérera des terres. Si l’on réduit de moitié les produits d’origine animale à l’échelle mondiale, on récupérera 51 % des surfaces cultivables et on réduira de 36 % les émissions de gaz à effet de serre. Le prix des aliments d’origine animale baissera presque de moitié, tandis que celui de nombreux aliments d’origine végétale diminuera. On mangera un peu plus de viande dans certains pays qui n’en consomment quasiment pas, comme en Afrique. En revanche, cette consommation devra baisser de 50 % dans tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Il faut donc choisir ce que l’on produit. On ne sait pas répondre à la demande en fruits et légumes, alors que nous disposons d’un territoire fabuleux et de conditions très favorables pour faire pousser toutes sortes de végétaux.
J’en reviens à votre question précédente pour souligner que nous sommes sans aucune ambiguïté contre les violences, qu’elles soient dirigées contre les humains ou contre les animaux. Certains de nos membres œuvrent pour modérer les réseaux sociaux, sur lesquels des personnes sont parfois tellement en colère – que ce soit dans un sens ou un autre – qu’elles s’expriment de manière incorrecte voire insultante. Nous voulons une société qui se dirige vers d’autres modèles, en accompagnant ceux qui vivent malheureusement de l’élevage intensif ou qui sont employés dans un abattoir. Nous n’avons jamais insulté personne.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Puisque le président m’y a invité, je vais préciser quelques points sur la notion de souveraineté alimentaire.
Mme Dalle a rappelé à juste titre que ce concept avait été utilisé récemment dans le débat politique non pas par mon groupe, mais bien par le Gouvernement – même si le combat pour cette souveraineté a été mené depuis longtemps par beaucoup d’autres.
Je n’ai toujours pas compris pourquoi on trouvait plusieurs définitions de la souveraineté alimentaire par La Via Campesina. Dans la version la plus récente, que vous avez citée, on ne retrouve pas le mot de production, qui figurait pourtant dans la première définition publiée en 1996. Rappeler la nécessité de produire ne me semble pas être transgressif. Je pensais que telle était aussi la position du Gouvernement, mais je constate que le mot de production ne figure pas dans le projet de loi d’orientation agricole. Je fais donc partie de ceux qui s’interrogent sur la définition de la souveraineté alimentaire proposée dans ce texte. Il me semble que les choses étaient plus claires du temps du précédent ministre de l’agriculture.
Je suis assez d’accord avec la première définition de La Via Campesina. La population mondiale augmente et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) indique que les besoins alimentaires vont augmenter sensiblement. Il est donc nécessaire de produire.
Le modèle de production peut faire l’objet d’un autre débat, mais on doit arriver à se mettre d’accord sur le fait qu’il faut être en mesure de satisfaire les besoins. Quel est votre avis sur ce point ?
Mme Suzanne Dalle. Pour Greenpeace, produire n’est absolument pas un gros mot. Mais nous nous demandons pourquoi on produit et pour qui. Produit-on bien pour nourrir les humains ? Le fait est qu’actuellement la majorité des productions agricoles n’est pas destinée à l’alimentation humaine. Elles servent surtout à nourrir des animaux et à remplir le réservoir des voitures.
Nous avons publié un rapport intitulé « Produire autrement ». Il s’agissait de s’interroger, dans le contexte de la guerre en Ukraine, sur le poids des importations et des exportations. Nous avons constaté qu’au sein de l’Union européenne, 88 % du soja est utilisé pour l’alimentation animale. Cette proportion atteint 65 % pour le colza, 64 % pour le tournesol, 59 % des céréales et 53 % pour les légumineuses. Elle chute ensuite évidemment à 4 % pour les légumes et à 0,2 % pour les fruits.
Cela illustre bien le problème. Nous contestons le fait de produire pour produire. Cela n’a pas de sens. Il faut produire pour nourrir les humains – ce qui nous amène aussi à nous interroger sur le développement de l’énergie agrivoltaïque, car les terres agricoles doivent être réservées en priorité à l’alimentation humaine.
Je passe sur le sujet important du gaspillage alimentaire, qui fait l’unanimité et ne nécessite pas forcément d’être débattu.
J’en viens aux terres qui pourraient être libérées si l’on réduisait notre production et notre consommation de produits animaux – les deux vont de pair. Brigitte Gothière a évoqué ce point et fourni des chiffres. Nous disposons d’une véritable marge de manœuvre pour avoir suffisamment de terres afin de nourrir une population croissante avec une agriculture écologique.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vos deux organisations ont condamné une certaine forme d’agriculture intensive. Mme Gothière a évoqué l’élevage intensif et Mme Dalle les fermes usines.
Reconnaissez-vous tout de même qu’une exploitation française moyenne est de taille humaine et diffère de ce que qui existe parmi nos concurrents, y compris au sein de l’Union européenne ?
Lors de leur audition ce matin, les représentants du groupe LDC ont indiqué que la surface moyenne d’un élevage de volaille en France est de 2 300 mètres carrés, alors que l’on trouve des exploitations jusqu’à cinq fois supérieures au sein de l’Union européenne. En Ukraine, il existe des élevages de 100 000 mètres carrés, qui peuvent même atteindre plus de 1 million de mètres carrés lorsqu’ils sont regroupés. Sur une vidéo qui circule sur YouTube, on voit une exploitation de 18 000 vaches laitières en Argentine.
Mme Suzanne Dalle. On ne peut pas comparer la taille des exploitations françaises avec celle des exploitations américaines ou brésiliennes : les pays ne sont pas les mêmes, ni les surfaces agricoles qui entourent les exploitations.
Par ailleurs, nous sommes une organisation internationale ; le travail que nous menons sur l’industrialisation de l’élevage ne concerne pas que la France. D’autres bureaux européens de Greenpeace sont très engagés contre l’industrialisation de l’agriculture, en particulier de l’élevage, notamment en Espagne et en Italie ; ceux des Pays-Bas et de l’Allemagne travaillent également sur ce sujet. Il ne faut pas prétexter la spécificité de la situation française pour ne rien faire. Dans tous les pays européens, nous promouvons des politiques publiques à même d’éviter que l’industrialisation ne se développe encore.
Dans notre rapport « Industrialisation de l’élevage en France – Le rôle des pouvoirs publics dans l’essor des fermes-usines », nous définissons certaines notions, comme celle de ferme-usine, et dressons un état des lieux de la situation en France : l’industrialisation de l’élevage des volailles et des porcs est très avancée. Pour les bovins, en effet, la question se pose différemment. Néanmoins, nous vivons un moment charnière. Le rapport date de 2020 mais je pourrai actualiser l’étude, si vous le souhaitez. Les fermes françaises de vaches laitières suivent la même trajectoire que les exploitations des Pays-Bas, lesquelles ne disposent plus de la surface nécessaire pour étendre le fumier et le lisier de leurs propres élevages. Voulons-nous nous trouver dans la même situation ? Il s’agit d’un point de non-retour. L’atteindre signifie devoir prendre du jour au lendemain des décisions que leur soudaineté rend inacceptables. La question de l’industrialisation de l’élevage concerne donc toutes les filières.
Vous avez dit que tous les représentants de la filière bovine avaient évoqué le rôle de L214. Pourtant, la plupart des vidéos tournées dans des exploitations concernaient les filières porcine et avicole. Il y a un décalage entre le ressenti dont on vous a fait part et le travail réellement effectué par L214.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Les éleveurs de porcs et de volailles disent la même chose.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je parlais d’éleveurs de ma circonscription, en Centre Alsace.
Mme Brigitte Gothière. Selon le rapport du Gouvernement paru en mars 2024, « Évaluation de la souveraineté agricole et alimentaire de la France », « [les] fermes françaises sont en moyenne plus grandes (en surface) que leurs voisines (Allemagne, Espagne, Italie) ; on constate cependant des différences notables dans certaines filières (exploitations porcines nettement plus grandes en Espagne par exemple, certaines exploitations en grande culture significativement plus grandes en Allemagne) ». Il faut nuancer l’image d’Épinal des exploitations françaises qui seraient toutes de petites fermes familiales. Revenons à la question fondamentale : qu’est-ce qui est nécessaire pour nourrir l’humanité avec humanité ? Est-il indispensable de provoquer autant de souffrances animales et humaines pour obtenir des produits dont nous pouvons très bien nous passer ?
J’ai entendu les interventions de représentants du groupe LDC que vous avez auditionnés ce matin – de fait, nous nous croisons souvent. Ils veulent s’agrandir. Ils ont acheté des usines en Pologne. Ils tapent sur l’Ukraine, mais finalement ils ont très envie d’un modèle équivalent. Pourquoi souligner que nous n’en sommes pas au même stade ? Cela ne fait pas de nous des êtres merveilleux. Regardons ce que nous faisons et ce que cela implique pour les animaux, pour la santé et pour l’environnement. La Bretagne est saturée d’ammoniac, d’algues vertes, et cetera, et cetera. Nous n’avons pas assez de fruits ni de légumes : plutôt qu’agrandir à outrance des fermes, en entassant encore plus d’animaux, cultivons. C’est une question de modèle, et de vision : il y a suffisamment de fermes d’élevage en France.
À sa création, L214 s’est intéressée à la filière des poules pondeuses, en particulier à l’élevage en cage. Nous avons informé les consommateurs en nous aidant de l’étiquetage obligatoire sur les boîtes d’œufs, qui précise s’ils sont issus d’un élevage biologique, en plein air, au sol ou en cage. Finalement, peu de consommateurs ont changé leurs habitudes. L’évolution a vraiment débuté quand nous avons réussi à convaincre certaines entreprises. Nous avons commencé petit, avec Novotel, puis Monoprix, puis Super U, ensuite nous sommes adressés à l’ensemble des supermarchés, aux fabricants, à l’hôtellerie-restauration, enfin aux producteurs, avec le groupe Avril, responsable d’un quart de la production d’œufs en France. La part des poules pondeuses en cage est alors passée de 80 à 21 %. Cependant, le mouvement n’aurait pas dû venir de l’action des ONG, mais de celle des pouvoirs publics. En 2018, lors de la première séquence Egalim – l’examen du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous –, les pouvoirs publics ont eu l’occasion de voter l’interdiction des cages pour les poules pondeuses, mais ils ne l’ont pas fait. Ce n’est toujours pas fait. Le règlement européen est coincé. Monsieur le président, monsieur Arenas, votre rapport d’information sur la souveraineté alimentaire européenne est fort intéressant – nous en avons cité des passages –, or vous y recommandez l’interdiction. Effectivement, il faut poser des limites à ce qu’on fait endurer aux animaux. D’ailleurs, les structures de poules pondeuses françaises réduisent le nombre de poules par élevage. Je ne sais pas si vous avez reçu la filière poule-œuf : elle n’est absolument pas en péril – au contraire.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Ce n’est pas ce qu’on nous a dit ce matin.
Mme Brigitte Gothière. Vous receviez LDC.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. On perçoit une nuance entre vos discours : Greenpeace promeut un rééquilibrage des productions végétales et animales, tandis que L214 est par principe opposée à l’élevage – il faut le dire. Vous dessinez une trajectoire qui aboutit à la fin de l’élevage et de la consommation de protéines animales. Ce combat est respectable, même s’il suppose une remise en question philosophique qu’on peut désapprouver, puisque la consommation de viande a précédé l’agriculture. Néanmoins, vous pouvez à la fois défendre votre mode de vie et comprendre que tous ne veuillent pas le partager. Vous êtes d’ailleurs minoritaires dans l’humanité, et peut-être dans l’opinion publique – je pense ne pas être le seul à défendre le droit de consommer de la viande.
Lorsque vous vous introduisez illégalement dans une exploitation, votre action aboutit à dénigrer, à pointer du doigt un agriculteur qui n’est pas forcément coupable d’un mode de vie que vous voudriez interdire. Or cela participe à la souffrance agricole : il est traumatisant d’être livré en place publique à cause d’un désaccord sur des choix de vie. Nous sommes dans un pays libre ; vous avez le droit de faire vos choix, mais acceptez que certains défendent le droit de consommer de la viande.
Objectivement, les images de certaines de vos vidéos sont scandaleuses – je ne le nie pas. Mais plutôt que livrer à la vindicte populaire un outil de travail et la réputation des gens qui travaillent dans ces abattoirs, pourquoi ne saisissez-vous pas les services compétents ? Par ailleurs, je suis tombé sur une vidéo dans laquelle la présentation ne permet pas de définir le problème, si l’on fait abstraction de la musique angoissante. Dans un abattoir, un animal entre vivant, pour en sortir mort. Hormis le stress des animaux, qui s’exprime parfois, il n’y a rien de scandaleux. Or, parce que L214 publie une vidéo que son montage rend angoissante, on diabolise une entreprise sans autre élément répréhensible que la mort d’un animal – ce qui, dans un abattoir, n’est pas une grande révélation.
Mme Brigitte Gothière. Les termes de votre question et certaines de vos affirmations n’engagent que vous, en particulier à propos des intrusions.
L214 est-il abolitionniste ? Selon nous, l’éthique commande de ne plus considérer les animaux comme des ressources alimentaires. Cette position est très ancienne : elle est par exemple défendue par Porphyre et Pythagore – entre deux triangles rectangles, celui-ci affirmait que manger des animaux soulevait des questions, alors même que les élevages intensifs n’existaient pas.
Vous demandez pourquoi nous ne nous adressons pas d’abord aux services de l’État. Nous l’avons fait. En 2013, nous recevons des images, photos et vidéos, du GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun) du Perrat, un élevage de poules pondeuses. Leur placement dans des cages n’est pas le seul aspect choquant : l’état sanitaire est scandaleux. Nous envoyons les images aux services vétérinaires et nous prévenons l’éleveur, en lui demandant ce qu’il pourrait faire. Nous nous retrouvons assignés en référé d’heure à heure, et le tribunal nous interdit d’utiliser les images. En 2016, de nouvelles images nous parviennent ; cette fois, nous les publions avant de les envoyer aux services de l’État ou aux exploitants. Là, Stéphane Le Foll, alors ministre de l’agriculture, et Ségolène Royal, ministre de l’environnement, réagissent : l’élevage ferme en deux jours et des mesures sont prises pour que le propriétaire effectue les travaux de mise en conformité avec la réglementation. Voilà pourquoi désormais nous recourons d’abord aux services du parquet : nous leur envoyons directement les images reçues, car ils ont davantage de moyens que les services vétérinaires.
Vous évoquez les vidéos tournées dans des abattoirs. À ma connaissance, seules celles tournées par les ONG, notamment par L214, montrent la mise à mort des animaux. On nous a souvent opposé que les choses ne se passaient pas comme nous le disions dans les abattoirs ; nous attendons toujours que ceux-ci publient des images montrant comment cela se passe autrement. Nous n’en avons pas trouvé. On voit des carcasses, parfois des animaux qui attendent, mais le moment de la mise à mort est complètement éludé.
Vous dites que les images que vous avez vues n’étaient pas spécialement scandaleuses. Je ne sais pas quel film vous évoquez, ni s’il est récent. Maintenant, à chaque vidéo, nous déposons plainte ; non seulement les abattoirs sont condamnés, de plus en plus sévèrement – au début, les dossiers étaient classés sans suite –, mais désormais les tribunaux débloquent des moyens pour s’en occuper. Nous obtenons également des condamnations de l’État : nous en sommes à la cinquième en un an, pour dysfonctionnement des services vétérinaires dans les abattoirs.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je pensais à la vidéo tournée dans l’abattoir de Bazas, dans ma circonscription, que vous avez publiée l’été dernier. À la demande du préfet, les services vétérinaires l’ont inspecté : ils n’ont pas relevé d’anomalie majeure, et n’ont demandé que quelques mesures correctives. Je n’ai pas revu la vidéo depuis sa publication ; à l’époque, j’avais eu l’impression que si l’on faisait abstraction du montage angoissant, rien n’était particulièrement révoltant.
Mme Brigitte Gothière. Si aucun problème ne s’était posé, les mesures correctives n’auraient pas eu lieu d’être. J’ajoute que le parquet a ouvert une enquête sur l’abattoir de Bazas. Je ne peux me prononcer, puisqu’elle est en cours ; peut-être l’abattoir sera-t-il relaxé. Il y a quelques années, nous avons publié des images de l’abattoir de Sobeval, qui n’est pas très éloigné de votre circonscription. Dans un premier temps, les services de l’État ont assuré qu’il n’y avait aucune non-conformité – que tout allait bien. Mais des e-mails ont fuité, révélant des échanges entre les services du ministère, qui admettaient que les non-conformités étaient indéniables, peut-être majeures, et qui demandaient des éléments de langage béton. Nous avons fait la même expérience dans d’autres circonstances, notamment avec un élevage porcin de l’Allier : les services de l’État ont affirmé qu’il n’y avait pas de non-conformités majeures ; si on lit entre les lignes, cela signifie qu’ils ont relevé des non-conformités, qu’eux-mêmes n’ont pas jugées majeures. Lorsque nous leur avons remontré les images, ils ont reconnu qu’il y avait des choses à voir. Et devant les tribunaux, les élevages sont condamnés – dans ce dernier cas, pour mauvais traitements sur les animaux. Le temps de la justice est un temps long. De plus, nous pouvons nous tromper, même si nous avons étudié de près la réglementation qui s’applique aux élevages et aux abattoirs, pour être à même d’identifier les non-conformités. Toutefois, la plupart des gens ne sont pas choqués en voyant les images parce qu’ils relèvent des non-conformités à la réglementation, mais parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’être placés face à la détresse des animaux. Par leur attitude, leurs tentatives de fuir, ceux-ci expriment des émotions fortes que nous reconnaissons, car nous pourrions les ressentir dans une situation similaire. Quand on mange un morceau de viande, on ne se rend pas compte de la souffrance induite. Mais toutes les études scientifiques concluent que l’abattage entraîne forcément une souffrance. On ne sait pas faire autrement, même s’il existe des méthodes plus ou moins pénibles. Les conditions d’élevage peuvent être très différentes ; les conditions d’abattage sont toutes les mêmes.
Mme Suzanne Dalle. La première fois que j’ai rencontré des représentants de L214, en 2015 ou 2016, leur discours sur le véganisme m’a beaucoup irritée parce que cela m’a immédiatement renvoyée à ma propre consommation de viande. Je pense qu’il s’agit en fait d’une réaction assez systématique. Depuis, j’ai accompli tout un cheminement intellectuel. Force est de constater que le travail que L214 a accompli ces dernières années a porté ses fruits. Il a permis aux gens de voir précisément la manière dont les choses se passent.
Vous ne pourrez pas museler un lanceur d’alerte comme L214. Si vous voulez qu’il soit moins présent dans l’actualité, il faut d’abord renforcer les contrôles des abattoirs, ainsi que des élevages, en commençant par les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) soumises à enregistrement ou à autorisation. Ce serait franchir une étape majeure. Je ne connais pas la situation de l’abattage mais dans le secteur de l’élevage, on constate depuis des années une tendance à détricoter les réglementations ; dans le même temps, les moyens alloués à l’inspection et au contrôle se réduisent comme peau de chagrin. Je vous invite à contacter Eau et Rivières de Bretagne, ils pourront vous donner des éléments chiffrés dans ce domaine. Les incidences sur l’environnement sont graves ; les pollutions accidentelles ont de fortes répercussions sur la biodiversité locale.
Mme Brigitte Gothière. S’agissant du bien-être animal, la direction générale de l’alimentation (DGAL) a pour objectif de contrôler 1 % seulement des élevages – et comme tout objectif, il n’est pas toujours atteint.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Il y a quelque temps, avant que je sois élu, le financement de L214 a suscité un débat à l’Assemblée nationale. Vous ne vous en cachez pas : votre site internet indique que 8 % de vos revenus proviennent de la fondation américaine Open Philanthropy Project, qui subventionne aussi des start-up spécialisées dans la viande de synthèse. On peut considérer qu’il s’agit d’une part négligeable de vos ressources, mais cela soulève une question de principe relativement à votre indépendance. Je l’ai également posée au collectif Nourrir, auquel Greenpeace appartient, car plusieurs entreprises du secteur bio le subventionnent par l’intermédiaire de fondations. Vous avez parfaitement le droit de mener les combats qui sont les vôtres, néanmoins certains acteurs économiques ont tout intérêt à vouloir que demain, nous ne consommions plus de viande naturelle, mais de la viande de synthèse ; ils se servent de vos combats pour développer leurs activités. Soutenez-vous un tel modèle ?
Mme Suzanne Dalle. Greenpeace France n’est pas concerné ; aucune entreprise ni fondation ne nous subventionne.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. C’est le cas du collectif Nourrir, auquel vous appartenez.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Ils n’ont peut-être pas dit ce que vous vouliez entendre, monsieur le rapporteur, mais ils ont répondu à la question.
Mme Suzanne Dalle. J’ajoute qu’ils auraient aussi pu vous renvoyer au financement des partis politiques.
M. Samuel Airaud, responsable des affaires publiques de L214 Éthique et animaux. Merci d’avoir posé cette question, et d’avoir consulté la page « Transparence financière » du site : nous essayons d’être tout à fait clairs dans ce domaine. Les fonds d’Open Philanthropy représentent 8 % de nos ressources. En 2023, notre budget s’élevait à 8,3 millions d’euros. Tous nos exercices sont excédentaires : cet apport n’est pas vital, il n’est donc pas de nature à infléchir nos choix stratégiques. Nos 51 000 adhérents et adhérentes fournissent 80 % de nos crédits : ce sont eux qui construisent le socle financier, qui composent le conseil d’administration et qui valident la direction que suit l’association. Les fonds d’Open Philanthropy financent des projets particuliers, comme des campagnes en faveur de l’amélioration des conditions d’élevage des poulets de chair, ou la structuration de l’association.
L214 est fréquemment interrogée sur sa conception de la viande cellulaire. La position de l’association n’est pas précisément déterminée, parce que cette technologie est à double tranchant – si vous me permettez le jeu de mots. Certes, produire de la viande sans tuer d’animaux, la poser dans l’assiette des consommateurs sans qu’ils aient à fournir le moindre effort, permettrait de réduire le nombre d’animaux abattus, donc ouvrirait une formidable perspective. En France, on tue 1 milliard d’animaux terrestres chaque année ; c’est 80 milliards dans le monde. D’un autre côté, les acteurs économiques qui s’intéressent particulièrement au développement de l’agriculture cellulaire sont précisément les géants industriels mondiaux de la viande, comme Tyson Foods. Ces groupes s’inscrivent dans la logique d’une demande mondiale de viande croissante. Nous craignons donc qu’en se développant, cette production vienne s’ajouter à la production de viande, qu’elle ne contribue pas à réduire le nombre d’animaux tués, voire qu’elle participe à installer de nouvelles habitudes de consommation massive de viande à l’échelle mondiale, et qu’elle verrouille un processus essentiel à nos yeux : la circulation d’informations sur la nutrition végétale, le développement d’une gastronomie végétale, peut-être la revalorisation de patrimoines végétaux.
Certes, les humains consommaient de la viande avant l’invention de l’agriculture, mais ensuite les protéines végétales ont été au fondement de l’alimentation. Les légumineuses ont toujours été essentielles ; elles constituent encore la base des repas en Amérique du Sud, avec le maïs et les haricots rouges, dans le nord de l’Afrique, avec le blé et les pois chiches, en Asie, avec le riz et le soja. Nous avons souligné que la consommation de viande des Français était deux fois supérieure à la moyenne mondiale, j’ajoute que les Français d’aujourd’hui en mangent deux fois plus que ceux des années 1950 : c’est un vrai problème. Ainsi, nous craignons qu’en développant l’agriculture cellulaire pour pallier une demande croissante mondiale de viande, on ne crée de nouvelles habitudes et qu’on a empêché le développement de la gastronomie végétale. Nous ne soutenons donc pas cette technologie, sans pour autant nous y opposer.
Et, pour être totalement transparent, nous pensons qu’il ne faut pas faire compliqué si l’on peut faire simple. Si nous plaidons pour les légumineuses plutôt que pour la viande de culture, c’est parce que nous sommes, nous humains, des animaux omnivores, capables de digérer les protéines d’origine animale et les protéines d’origine végétale.
Pour les animaux carnivores qui sont sous notre responsabilité, tels que les chats et les chiens, et ceux qui sont tenus en captivité, par exemple dans des sanctuaires d’oiseaux ou des centres de soins de la faune sauvage, nous ne sommes pas opposés au développement de cette technologie si elle peut améliorer leur santé et réduire la mise à mort d’animaux destinés à les nourrir, dans la mesure où il leur est plus difficile qu’à nous de digérer des protéines végétales.
L’un des arguments que l’on oppose à notre demande d’arrêt du broyage des poussins dans les filières pondeuses à l’échelle européenne consiste à dire que cette pratique permet de nourrir des reptiles, des fauves et des rapaces. La technologie de la viande de culture permet d’y suppléer. Pour l’alimentation humaine, les protéines végétales sont à nos yeux la solution d’avenir.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NUPES). Pour être transparent à mon tour, j’indique que j’ai été dirigeant associatif au sein de la première fédération de parents d’élèves. Dans ce cadre, j’ai notamment eu l’occasion de lancer, avec Greenpeace et L214, une grande campagne auprès des maires visant à favoriser l’application de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Egalim.
Si certaines de ses dispositions sont contestables, l’une d’entre elles introduit l’obligation de proposer un menu végétarien hebdomadaire dans les écoles maternelles et primaires. La plupart des maires ne l’appliquaient pas faute d’en connaître l’existence. Notre campagne avait un caractère informatif, certainement pas coercitif ; jusqu’à preuve du contraire, les associations ne sont pas chargées de faire appliquer la loi et se contentent d’informer.
À ce sujet, je rappelle que la présente commission d’enquête n’est pas un tribunal. Les propos complotistes n’y ont pas leur place. Il me semble que nous avons toujours, les uns les autres, respecté les personnes auditionnées.
Nous aurions pu, pour notre part, et nous nous en sommes abstenus, mettre en avant les liens entre la santé publique et les épandages dans les champs, ou évoquer le lobbying forcené de certaines entreprises multinationales dont les pratiques commerciales sont de notoriété publique – de grands organes de presse et plusieurs rapports en font état. Elles visent par exemple les médecins, pour qu’ils recommandent des produits en échange d’incitations matérielles.
Nous avons toujours eu la décence de respecter les personnes auditionnées. Nous n’avons pas rappelé que certaines d’entre elles ont emmuré des permanences d’élus, notamment du groupe La République en marche, et déversé du fumier devant des préfectures qui, quoi qu’on dise, sont les représentations de l’État. Lorsque l’on convoque quelqu’un devant une commission d’enquête, on est bien élevé et on ne sort pas de son cadre.
Ni L214 ni Greenpeace ne sont responsables du problème du renouvellement des générations agricoles. Nos précédentes auditions ont démontré que le problème est un peu plus complexe que cela. Les associations se contentent d’informer, sauf à considérer que le film L’Aile ou la cuisse – Charles Sitzenstuhl et moi-même l’évoquons dans le rapport d’information sur la souveraineté alimentaire européenne – est responsable de l’apparition de la nourriture industrielle ! Mettre en accusation des lanceurs d’alerte, même si on refuse de les désigner ainsi, c’est essayer d’essentialiser le non-renouvellement des générations par des campagnes d’information grand public qui ne permettent pas, me semble-t-il, de lutter contre le recul de la souveraineté alimentaire, si tant est qu’il y en ait un.
À propos de souveraineté alimentaire, entendue comme capacité à localiser la production en France pour s’émanciper de la dépendance aux autres pays, nous en avons évoqué plusieurs aspects lors de précédentes auditions : les fertilisants, composés de phosphates importés ; l’épuisement des sols, rappelé notamment par l’agronome Marc Dufumier ; la dépendance aux marchés financiers, dans la mesure où le marché des céréales est international, ce qui fragilise la production française.
Les institutions dans lesquelles la puissance publique peut intervenir sur la composition de l’assiette, telles que les écoles et les Ehpad, sont-elles des facteurs de relocalisation de la production de qualité ? Si oui comment ? Dans quelle mesure les pouvoirs publics peuvent-ils faire en sorte que ce qui est dans l’assiette des enfants et de nos aînés soit de nature à favoriser la production française, respectant les normes françaises ?
Comment s’assurer que celles-ci ne sont pas contournées en achetant sur des marchés échappant à la législation de ce pays ? Les douanes jouent un rôle primordial contre l’importation de produits ne respectant pas les normes françaises, mais les traités permettent de s’en émanciper.
Mme Suzanne Dalle. Je vous remercie d’avoir parlé de relocalisation. Il nous semble souhaitable de chercher à relocaliser notre agriculture.
Dans les cantines scolaires, la viande est majoritairement importée. Compte tenu de la nécessité de limiter les coûts, les repas végétariens sont un atout financier pour introduire des produits de qualité. De même que produire moins de viande et moins de produits laitiers permet de libérer des terres pour produire autrement, réduire notre niveau de consommation permet de dégager des ressources financières au profit de produits de qualité.
Le rôle de la puissance publique, par le biais de la commande publique, est indéniable. Soyons clairs : la campagne « Agriculture » de Greenpeace ne figure pas parmi les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France dont la présente commission d’enquête s’attache à identifier les raisons. Nous ne sommes pas des décideurs politiques. L’agriculture est ce qu’elle est en raison de politiques publiques, d’autant qu’il s’agit d’un secteur d’activité très subventionné.
Mme Brigitte Gothière. La puissance publique peut agir à plusieurs échelles – locale, nationale et européenne. Là où elle a la main, il est souhaitable qu’elle agisse.
La restauration collective représente un faible pourcentage de l’alimentation française mais a valeur d’exemplarité. Le retour d’expérience dont nous disposons est qu’il est difficile de proposer de bons plats – nous avons d’ailleurs été informés que le menu végétarien de l’Assemblée nationale n’est pas toujours bon. La formation des personnels de cuisine et l’installation des habitudes doivent progresser.
Par ailleurs, la question de l’environnement alimentaire qui prévaut en France est incontournable. À ce sujet, vous auditionneriez avec profit l’IDDRI et l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). L’impression d’avoir le choix de ce que l’on consomme est une illusion. Nos tunnels de consommation sont gérés par l’industrie agroalimentaire. Très tôt, nous sommes exposés à la publicité et au marketing.
C’est pourquoi il faut agir dans les écoles et dans les Ehpad, qui ont valeur d’exemplarité. Si la plupart des gens trient leurs déchets, c’est parce que les enfants sont revenus de l’école en ayant été formés à cette question et ont été prescripteurs à la maison. Il est possible d’agir ainsi pour réduire le nombre de repas carnés et apprendre à manger autrement. Malheureusement, inclure de la viande ou du poisson à tous les repas ou presque fait partie de la culture et des habitudes françaises.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NUPES). Je vous remercie d’avoir rappelé que les habitudes alimentaires ont évolué. Moi qui suis très attaché à la cuisine française, je constate qu’elle a bien évolué depuis des dizaines d’années et que l’on ne mange plus vraiment à la française de nos jours – il suffit d’ouvrir les frigos pour s’en convaincre.
S’agissant de l’élevage et de la mise à mort d’animaux, il serait souhaitable d’indiquer aux enfants, dans le cadre de pédagogies adaptées à l’âge, que la viande qu’ils consomment est un animal mort. Au demeurant, de nombreux rapports indiquent que les pratiques alimentaires des jeunes générations évoluent. La puissance publique doit en tenir compte pour faire correctement son travail. Notre commission d’enquête gagnerait à auditionner des jeunes, notamment des organisations lycéennes, à ce sujet.
Greenpeace est une association agissant à l’échelle mondiale. Quelles mesures devrions-nous préconiser, dans le rapport que nous rédigerons sous la direction du rapporteur de Fournas, pour que la puissance publique encourage la consommation de productions françaises de l’Hexagone et d’outre-mer ? Faut-il renforcer les contrôles ? Promouvoir davantage les produits français ? Comment faire pour que la grande distribution privilégie les produits respectant les pratiques que vous défendez en matière de protection des animaux et, s’agissant de l’importation de produits alimentaires tels que les tourteaux de soja produits en Amérique du Sud, de transition écologique, qui est plutôt un empilement de mesures ?
Quel est le rôle de la puissance publique ? Quelles mesures devons-nous prendre pour relocaliser notre production et manger français, non pas pour des motifs relevant du nationalisme mais pour faire en sorte de bien manger et d’être nourris par les paysans et non par l’industrie agroalimentaire, comme c’est le cas en Hollande, où l’on produit avec la chimie et non avec la terre ?
Mme Suzanne Dalle. L’appel à manger français me met mal à l’aise. Si j’habite à Lille, mieux vaut acheter des produits du sud de la Belgique que des produits des Pyrénées. Si j’habite dans les Pyrénées, mieux vaut acheter des produits espagnols. L’outil adéquat pour permettre au consommateur de choisir est l’affichage environnemental (AE), à condition qu’il tienne correctement compte de la biodiversité, ce qui n’est pas le cas de la mouture présentée par le Gouvernement.
Par ailleurs, il faut développer des outils dans le domaine du marketing et de la publicité. Il est faux de dire que le consommateur choisit librement. Chacun sait que son choix est très largement influencé par la publicité et par le marketing. Pour réduire la consommation de viande, il serait utile d’interdire la publicité pour les produits animaux issus d’élevages industriels. Il faut mettre de telles propositions sur la table pour faire évoluer les mentalités.
Mme Brigitte Gothière. Nous avons formulé de nombreuses propositions visant à favoriser la réorientation de la consommation et de la production, donc l’emploi. Nous nous sommes notamment inspirés des travaux de l’IDDRI. Nous disposons de deux leviers : l’environnement alimentaire au sens large et l’environnement agricole.
L’environnement alimentaire offre plusieurs domaines d’action : la régulation de l’offre, notamment dans les supermarchés, dans l’hôtellerie-restauration et dans la restauration collective ; la modification de l’environnement socio-culturel en agissant sur la publicité et le marketing.
Si l’on parle de l’environnement économique, le montant des aides allouées aux produits d’origine animale est 1 200 fois supérieur à celui des aides allouées aux produits d’origine végétale. Il serait souhaitable de cesser de soutenir l’élevage intensif et la pêche industrielle et de consacrer les aides publiques dont ils bénéficient à un accompagnement de leur transition. Il faut aussi encourager la production végétale destinée à l’alimentation humaine – les fruits, les légumes et les légumineuses.
La question de la rémunération des agricultrices et des agriculteurs est cruciale. Faut-il introduire des prix plancher ou procéder autrement ? Le débat n’est pas clos. Il faut aussi enrichir les connaissances du grand public. Il faut dire pourquoi et comment cuisiner autrement qu’avec de la viande ou du poisson au milieu de l’assiette.
Par ailleurs, nous proposons de sélectionner un territoire pour en faire un pôle emblématique d’un autre avenir possible. La Bretagne, par exemple, gagnerait à être accompagnée pour sortir de l’élevage intensif et de la pêche industrielle, elle qui détient le triste record de souffrance animale provoquée par l’élevage intensif et qui cumule les problèmes, de la pollution des nappes phréatiques à celle des cours d’eau par les algues vertes et à la dépendance aux importations. La filière œufs, dont l’évolution depuis une quinzaine d’années est spectaculaire, offre un exemple concret de ce qu’il est possible de faire.
Mme Anne-Laure Blin (LR). J’ai sollicité la présente audition parce que Greenpeace et L214, à l’évidence, jouent un rôle dans notre agriculture. Je ne fais pas allusion aux liens directs de ces organisations ou de ceux qui les représentent avec le travail de la terre, mais à leurs interventions à ce sujet.
Vos organisations sont opposées à l’article 1er du projet de loi d’orientation agricole, examiné cette semaine en commission des affaires économiques. Si je comprends bien, vous dites qu’il faut augmenter la part de l’agriculture biologique pour aller vers le tout bio et renoncer à l’élevage, en déplorant que le choix du consommateur soit orienté par la publicité.
Or le tout bio n’est plus viable pour nos agriculteurs, parce qu’il n’est plus demandé par le consommateur. Nos agriculteurs ont été convertis, à force d’incitations, à l’agriculture biologique, mais ils vendent en conventionnel. Il s’agit donc d’une position idéologique qui ne correspond pas à la demande du consommateur. Si l’on supprime l’élevage en fermant les abattoirs au nom du bien-être animal, comment nourrir la planète ?
Vous avez utilisé à maintes reprises le mot « intensif » à propos de l’élevage, sans préciser ce que vous entendez par là, comme vous y avez pourtant été invités. Comment définissez-vous l’élevage intensif et l’agriculture intensive ?
Vous employez l’expression « viande de synthèse ». Les mots ont un sens : la viande est d’origine animale et non végétale – mes amendements à ce sujet au projet de loi d’orientation agricole ont malheureusement été déclarés irrecevables. Cette expression tend à faire croire au grand public que des produits issus de la transformation de produits végétaux ont une origine animale, ce qui n’est pas le cas. Pouvez-vous m’éclairer sur ce point ?
Si vous voulez nourrir la planète uniquement avec des protéines végétales, quelle est votre position sur les nouvelles techniques génomiques et les recherches en matière de sélection variétale ? La France est leader mondial en la matière. La souveraineté en matière de semences fait partie de la souveraineté agricole et alimentaire.
S’agissant de la souffrance animale, vous n’évoquez pas l’abattage rituel. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu une décision à ce sujet il y a quelques semaines. Les communiqués de L214 sont souvent empreints d’émotion, voire de sentimentalisme. Quelle est votre position sur ce point ? En matière de transparence pour le consommateur, le mode d’abattage a aussi son importance.
Mme Suzanne Dalle. Nous n’appelons pas à la fin de l’élevage, notamment pour une raison agronomique relative au cycle de l’azote. Les engrais organiques, nécessaires à l’agriculture biologique, sont produits pas les animaux. Par ailleurs, certaines surfaces, telles que les prairies permanentes, ne peuvent être valorisées sans animal. Elles présentent un intérêt en matière de biodiversité, menacé par l’adoption de la dernière réforme de la Politique agricole commune (PAC) par le Parlement européen.
S’agissant de l’effondrement du secteur du bio, je rappelle que le secteur agricole est largement subventionné. La PAC offre des marges de manœuvre. La plupart des subventions sont à l’hectare, sans considération de ce que l’on y produit et comment, à l’exception des aides couplées, qui sont minoritaires. Le prochain Parlement européen aura un rôle à jouer pour faire adopter des aides à l’actif plutôt qu’à l’hectare, au profit de la cohérence d’ensemble de la PAC. Cela permettrait de valoriser les agricultures aux besoins de main-d’œuvre élevés, telles que l’agriculture biologique ou les fruits et légumes, donc d’en augmenter la production.
Plus généralement, il faut s’interroger sur les raisons du découplage entre les aides et les types de production. Nous devons sortir de la logique de libéralisation à tout prix de nos échanges agricoles, d’autant que les pays avec lesquels nous avons conclu des accords, notamment les États-Unis, en sont revenus.
S’agissant de la viande de synthèse, nous considérons qu’elle fait partie des OGM issus des nouvelles techniques de modification génomique. Nous utilisons cette appellation, qui figure notamment dans le compte rendu de notre audition par le Sénat dans le cadre d’une mission d’information.
Nous considérons qu’il s’agit d’une fausse solution : toute technologie n’est pas bonne et l’utilisation des OGM dans l’agriculture nous pose problème en raison de leur dissémination dans l’environnement et de l’impact qui peut en résulter.
En ce qui concerne les autres OGM, nous brandissons un drapeau rouge. Quelque chose m’échappe dans les critères selon lesquels nous déterminons qu’une technologie donnée est bonne ou mauvaise. Toute nouvelle technologie devrait faire l’objet d’études d’impact. Tout le monde sait que les techniques d’édition génomique ne sont pas exemptes d’erreurs. Aux États-Unis, les vaches sans cornes qui en sont issues se sont avérées transgéniques, et antibiorésistantes pour cette raison. Si nous considérons que le risque associé à une technologie est trop important, nous nous y opposons.
Mme Brigitte Gothière. Nous proposons un objectif raisonnable et consensuel pour l’élevage : sa réduction de 50 %. Je rappelle que nous faisons un large usage des engrais, alors même que nous élevons énormément d’animaux. Cette équation ne me semble pas satisfaisante.
Dans un avenir où nous n’élèverions plus aucun animal pour le mettre à mort et le manger, rien n’interdirait de continuer à héberger des animaux dans des refuges, des réserves et des sanctuaires. Je pense qu’ils ne verraient aucun inconvénient à la récupération de leurs excréments, nous rendant ainsi un service écosystémique en échange de l’hébergement et de la nourriture. Pour eux, cela serait parfait. Il est possible de leur réserver un vaste espace. Nous n’avons rien contre une vache qui vit sa belle vie dans les prés. Je vous invite à visiter un refuge d’animaux, ce qui est plutôt sympathique.
D’autres relations avec les animaux sont possibles. On nous dit souvent : « Si nous n’élevons pas les animaux pour les manger, nous n’aurons pas leurs excréments. » Je regrette : les excréments, ce sont les animaux vivants qui les fournissent. Ce n’est pas en les condamnant à mort qu’ils nous fourniront de l’engrais, qui au demeurant peut être obtenu autrement, notamment par la culture de légumineuses et par le renouvellement des sols. Nous pouvons très bien fabriquer les engrais dont nous avons besoin à partir de végétaux.
Pour le bio, si la demande des consommateurs ne suit pas l’offre, c’est parce qu’ils achètent ce qu’ils ont à disposition, en optant souvent pour le moins cher. Seule une politique publique peut réorienter les achats des consommatrices et des consommateurs. La responsabilité en incombe à l’État. Arrêtons de faire peser le poids des choix sur le dos des consommatrices et des consommateurs ! L’étiquetage a ses limites. Nous considérons que les produits qui ne sont pas acceptables ne devraient pas être mis sur le marché.
L’élevage intensif ne fait pas l’objet d’une définition univoque. Nous le définissons comme l’élevage privant les animaux d’un accès à l’extérieur. En relèvent notamment les élevages en cages de poules pondeuses et de lapins, les élevages de veaux en batterie dans la filière laitière ainsi que les élevages industriels de porcins. La ferme des mille vaches, composée d’un bâtiment pour les vaches, d’un autre pour les veaux et d’un carrousel de traite, ne ménage aux animaux aucun accès à un espace extérieur et relève donc de l’élevage intensif.
En parlant de viande de synthèse, il me semble que vous confondez les simili-viandes, telles que les saucisses et les steaks végétaux, et la technologie consistant à prélever des cellules sur un animal et à les multiplier pour produire une viande de synthèse. Quant à l’appellation de la viande végétale, l’usage populaire s’est fixé sur « steak », plutôt que sur disque ou galette, pour un aliment que vous retournez trois fois dans une poêle pour le faire cuire.
À propos de l’abattage rituel, nous avons publié il y a quinze jours les conclusions d’une enquête que nous avons menée dans l’abattoir de Venarey-les-Laumes, en Côte-d’Or. L’abattage rituel sans étourdissement y est pratiqué. Nous avons réitéré la proposition, que nous formulons depuis la création de L214, de l’interdire.
De façon générale, nous demandons l’interdiction des méthodes d’abattage dont il est avéré qu’elles sont plus douloureuses pour les animaux que les autres : l’abattage sans étourdissement ; l’abattage des cochons au dioxyde de carbone, dont nous avons publié des vidéos tournées dans les abattoirs d’Alès et de Houdan ; l’abattage des volailles par bain d’eau électrifiée, qui suppose de les accrocher, ce qui est stressant et douloureux pour les animaux.
Nous avons mené plusieurs enquêtes à ce sujet, dont les résultats ont été publiés. Nous traitons la question de l’abattage dans toute son étendue. En France, quatre modes d’abattage coexistent : l’abattage par percussion, au pistolet, qui trépane une partie du cerveau ; l’abattage par électronarcose, qui consiste à électrocuter les animaux au moyen d’un courant électrique très puissant ; l’abattage au gaz carbonique, qui consiste à plonger les animaux dans une atmosphère qui les asphyxie ; l’abattage sans étourdissement, consistant à égorger l’animal conscient – ceux qui sont étourdis avant d’être saignés le sont plus ou moins.
Mme Anne-Laure Blin (LR). J’ai étudié les contrôles opérés dans les exploitations agricoles dans le cadre d’un groupe de travail dont j’étais rapporteure avec Éric Martineau. Madame Dalle, je ne peux pas vous laisser dire que certaines exploitations agricoles ne sont pas contrôlées. Les agriculteurs exercent une profession qui fait partie des plus contrôlées et où les normes à respecter sont parmi les plus nombreuses. À ce titre, l’agriculture française est la plus exemplaire au monde. Il y a suffisamment de contraintes environnementales pour que l’on puisse dire que les agriculteurs sont très contrôlés. Le travail précité l’a clairement montré.
Vous considérez que les aides peuvent résoudre le problème de l’agriculture biologique. C’est une nette différence de conception entre vous et moi. Je considère que les agriculteurs sont des entrepreneurs. Au demeurant, ils disent qu’ils ne veulent pas vivre d’aides publiques ni de subventions. Ils n’attendent pas le versement d’une manne étatique pour faire vivre et grandir leurs exploitations. Ils veulent vivre du fruit de leur travail.
Il convient donc de les libérer de toutes ces contraintes qui les privent d’un revenu décent, dès lors qu’ils ne sont pas fonctionnaires et ne perçoivent pas chaque mois une pension. À ce propos, je suis récemment intervenue auprès du Gouvernement, qui avait promis aux agriculteurs de leur verser des aides dans les temps, soit début mars. Certains les attendent encore, faute, semble-t-il, du bon logiciel, ce qui leur cause de grandes difficultés.
J’ai besoin de vous entendre, les uns et les autres, au sujet de votre conception de la liberté d’entreprendre et des libertés individuelles. Je m’adresse plus spécifiquement aux représentants de L214, dont j’aimerais qu’ils s’expriment sur le mode opératoire des intrusions, qui sont sollicitées, dûment organisées et diffusées par L214. Comment conciliez-vous ces intrusions avec les principes figurant dans notre droit de liberté d’entreprendre, de droit de propriété et plus généralement de liberté individuelle ?
Mme Suzanne Dalle. Je n’ai pas parlé des contrôles effectués dans les exploitations agricoles, mais de ceux menés dans les ICPE.
Mme Anne-Laure Blin (LR). C’est pareil !
Mme Suzanne Dalle. Ce n’est pas la même chose, et je n’ai pas travaillé sur la première catégorie. En revanche, le nombre de contrôles effectués dans les ICPE est très faible compte tenu des risques importants que ces installations présentent pour l’environnement. Le problème ne tient pas seulement au nombre de contrôles, mais aussi à la manière dont ces installations sont gérées par le ministère de la transition écologique. On a découvert que la base de données censée les référencer n’était pas à jour et qu’elle était truffée d’erreurs. Les moyens consacrés au suivi des ICPE sont en constante diminution. S’il y en avait davantage, les inspecteurs seraient davantage dans une logique d’accompagnement que dans une logique de contrôle et de sanction.
Par ailleurs, vous souhaitez libérer l’agriculture de toutes ses contraintes. Mais, quand on reçoit de l’argent public – l’équivalent d’environ 100 euros d’impôt par citoyen français –, il faut bien rendre des comptes ! Au niveau européen, les agriculteurs étaient censés respecter des conditions d’accès aux aides loin d’être insurmontables ; celles-ci ont récemment été supprimées par les eurodéputés, dont la majorité des eurodéputés français. C’est un problème, car recevoir de l’argent uniquement pour produire – le seul critère qui demeure – n’est pas une logique d’entreprise. Je suis surprise que vous acceptiez que le secteur reste ultrasubventionné.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Ce n’est pas ce que j’ai dit. Vous interprétez mes propos.
Mme Suzanne Dalle. Vous estimez que le secteur n’est pas ultrasubventionné ? La politique agricole commune représente tout de même un tiers du budget européen.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Je fais partie de ceux qui considèrent que l’utilisation de l’argent public, c’est-à-dire l’argent du contribuable français, doit être justifiée. Les agriculteurs ne veulent pas être ultrasubventionnés, mais le carcan administratif des normes et contraintes les inscrit dans un système où ils sont dépendants de l’argent public. Si l’on considère l’agriculteur comme un entrepreneur, il faut le libérer de ces contraintes et lui permettre de vivre de son travail plutôt que des aides publiques.
Mme Suzanne Dalle. Ce n’est pas ce que j’ai compris des demandes formulées par la profession agricole. Si les agriculteurs étaient vraiment attachés à la liberté d’entreprendre, ils n’auraient pas demandé la suppression de la conditionnalité renforcée. Ils se seraient contentés de ne pas respecter ces contraintes et auraient renoncé à l’argent de la PAC.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Ils ne le peuvent pas !
Mme Suzanne Dalle. Il faut, plus largement, se poser la question du syndicalisme agricole majoritaire et de sa gouvernance. Je crois qu’il est temps de revoir le mode de scrutin des élections aux chambres départementales. À titre personnel, je ne comprends pas le projet politique de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Elle ne se pose pas les bonnes questions, et ce manque de projet politique fort explique que l’agriculture aille droit dans le mur. C’est dommage, quand on sait combien l’agriculture a été porteuse d’innovations organisationnelles par le passé, avec les coopératives, l’organisation des oléo-protéagineux, etc.
Sur la question de la libéralisation des échanges, je reconnais que nous avons un désaccord de fond.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Je ne suis pas le porte-parole d’un syndicat. J’expose simplement la vision des agriculteurs que je rencontre dans ma circonscription, qui est un territoire rural, comme celles de M. le président et de M. le rapporteur. Ces agriculteurs appartiennent à différents syndicats, et beaucoup ne sont même pas syndiqués.
Je vous interrogeais sur la liberté individuelle car le modèle agricole dépend de la liberté d’entreprendre. Les agriculteurs sont des chefs d’entreprise, qu’il faut accompagner plus que contraindre. Mais je ne suis guère étonnée que nos avis divergent.
Mme Brigitte Gothière. Les termes de votre question et vos affirmations sur les intrusions n’engagent que vous. Les personnes qui s’adressent à L214 nous font confiance pour protéger leur anonymat. Vous répondre nous obligerait à dévoiler, même partiellement, les conditions d’obtention de nos informations et de nos images.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Vous êtes devant une commission d’enquête. Comme l’a dit mon collègue Arenas, ce n’est pas un tribunal, mais ce cadre de travail est censé nous permettre d’obtenir des informations pour avancer sur des sujets cruciaux, en l’occurrence ce qui se passe dans les exploitations agricoles. Votre réponse est surprenante. C’est précisément le genre de question à laquelle nous attendons une réponse.
Mme Brigitte Gothière. Beaucoup d’agriculteurs sont pris dans des contrats d’intégration que nombre d’entre eux dénoncent mais dont ils ne peuvent pas sortir.
Je comprends que les agriculteurs n’aient pas la possibilité de se passer des aides publiques. Toutefois, ils semblent bien les aimer : ce matin même, le président de LDC demandait en audition 2 milliards d’euros pour assurer la souveraineté des élevages de volailles… Quant à la liberté d’entreprendre, elle a une conséquence sur les biens communs.
L’élevage intensif et l’agriculture industrielle hypothèquent notre future capacité à nous nourrir. Il est normal que l’État demande des garanties. L’agriculture est très fortement subventionnée : 100 % pour la filière bovins-viande, 100 % pour la filière bovins-lait. Pourtant, cela leur permet tout juste d’équilibrer leurs comptes. Il y a un vrai problème de conditions de travail et de vie : travailler sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne jamais prendre de vacances, etc.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Je souhaite revenir sur le sujet de votre financement, en lien avec la transparence que vous appelez de vos vœux, notamment lorsqu’il s’agit de l’utilisation des aides publiques versées aux agriculteurs. Vous avez indiqué que vous vivez des cotisations de vos adhérents, lesquels peuvent obtenir des déductions fiscales à raison des sommes versées. Vous bénéficiez donc de subventions publiques.
Le code civil prévoit la réparation du préjudice écologique. Une disposition permet à vos associations d’être parties aux procès qui suivent souvent la dénonciation d’agriculteurs. À ce titre, vous percevez des dommages et intérêts lors des procès que vous intentez à nos exploitations agricoles. Quelle est l’ampleur de ces gains ? Quelles sont les actions que vous menez pour réparer les préjudices écologiques, puisque c’est à ce titre que vous percevez ces dommages et intérêts ?
Autre point important qui mérite d’être porté à la connaissance de notre commission d’enquête : savez-vous si un certain nombre de vos adhérents et militants sont partie prenante dans le fonctionnement des administrations ?
Mme Brigitte Gothière. Je ne vais pas pouvoir répondre à cette dernière question, sauf en vous indiquant que notre association compte 51 000 adhérents.
Mme Anne-Laure Blin (LR). Vous ne connaissez pas leur profession ?
Mme Brigitte Gothière. Non. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) permet seulement de demander leur nom, leur prénom et leurs adresses postale et courriel.
D’une part, nous sommes habilités à nous porter partie civile dans les procès en correctionnelle pour mauvais traitement des animaux. Nous pouvons alors percevoir des sommes au titre des dépens, conformément à l’article 700 du code de procédure civile. Mais nous ne touchons pas de dommages et intérêts au titre de la réparation du préjudice écologique.
D’autre part, nous pouvons bénéficier de la réparation du préjudice moral lorsque l’État est condamné.
Mais, dans tous les cas, ces sommes ne couvrent pas les frais que nous engageons dans le cadre des procédures judiciaires.
M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Comme mon collègue Rodrigo Arenas, je considère que cette commission d’enquête n’est pas un tribunal. Il s’agit de poser des questions en relation directe avec le sujet. Or je vois mal quel est ce lien lorsque l’on aborde le financement d’associations ou le contenu de vidéos et les caractéristiques de la musique utilisée pour celles-ci. On pourrait d’ailleurs balayer devant beaucoup de portes en ce qui concerne l’utilisation des images – y compris par des formations politiques…
La notion d’agriculture écologique est intéressante car elle permet de dépasser le cadre franco-français, très centré sur les certifications biologiques. Il est d’ailleurs assez paradoxal qu’en France comme dans d’autres pays les pratiques agricoles qui sont a priori bonnes pour la santé subissent le poids des normes et doivent se plier à de nombreuses exigences. Inversement, on en demande beaucoup moins aux pratiques qui reposent sur des intrants.
Au demeurant, s’il existe une complexité administrative, les normes ne sont pas seulement des contraintes ; elles peuvent contribuer au progrès général.
Première question : quel est notre degré de dépendance aux intrants ? La dépendance aux engrais chimiques importés constitue selon moi l’un des risques de perte de souveraineté.
Ma deuxième question porte sur la santé, tant humaine qu’animale. J’ai rédigé un rapport d’information sur la grippe aviaire et son impact sur les élevages. On a appris récemment qu’aux États-Unis le virus de cette grippe s’était transmis aux bovins, puis à un homme. Cet enjeu de santé peut-il avoir des conséquences sur notre souveraineté ? Comment y répondre ?
Enfin, toutes les études sont à peu près concordantes : il est nécessaire de consommer moins de viande. Elles varient en revanche de manière très importante sur le point de savoir jusqu’où il faut aller. Un régime alimentaire dans le monde fait-il référence ? Le scénario Afterres2050 s’appuie ainsi sur l’exemple du régime méditerranéen, qui comprend beaucoup plus de végétaux et moins de protéines animales. Quelles sont vos réflexions sur ce point ? Quelles sont les tendances à suivre pour faire évoluer notre régime alimentaire qui, comme vous l’avez dit, est l’une des composantes de notre souveraineté alimentaire future ?
Mme Brigitte Gothière. Comme l’indique le rapport d’information sur la souveraineté alimentaire européenne, la France importe 80 % des intrants utilisés dans l’agriculture – ce qui est confirmé par le Gouvernement. Les importations sont donc massives et nous sommes totalement dépendants de ces intrants.
Les enjeux de santé sont nombreux, et celui des zoonoses que vous avez évoqué n’est pas très connu. J’ai lu récemment les déclarations d’une scientifique qui déclarait que nous avons subi la pandémie de covid alors que l’on s’attendait plutôt à faire face à une mutation du virus de la grippe aviaire. Je rappelle que la grippe espagnole était au départ une grippe aviaire, maladie qui est répandue de par le monde. L’auteur d’un éditorial publié en 2007 dans l’American Journal of Public Ealth s’étonnait ainsi que « changer la façon dont les humains traitent les animaux – en cessant tout simplement de les manger, ou au moins en limitant radicalement la quantité de ceux qui sont consommés – ne soit pas considéré comme une mesure de prévention significative ».
L’utilisation massive des antibiotiques dans les élevages soulève aussi la question de l’antibiorésistance. Je souligne que certains antibiotiques ont été déclassés, notamment les anticoccidiens qui sont intégrés par défaut dans l’alimentation des poulets. C’est par exemple le cas du narasin et de la nicarbazine, puisque les entreprises qui produisent des aliments pour les animaux ont le statut d’entreprises pharmaceutiques. L’antibiorésistance est à l’origine de 25 000 décès chaque année dans l’Union européenne. Si l’on ne fait rien, cela entraînera la mort de dix millions de personnes par an dans le monde.
Autre problème de santé qui n’est pas souvent mis en avant : l’ammoniac est à l’origine de l’émission de particules fines. La France est le premier pays émetteur d’ammoniac en Europe et ces émissions sont à 96 % d’origine agricole, dont 58 % au titre des élevages. En Bretagne, 99 % des émissions sont d’origine agricole.
Ces questions de santé constituent donc un enjeu important. On a bien vu que la pandémie de covid avait très fortement ralenti l’économie.
S’agissant de la végétalisation, je n’ai pas en tête les éléments pour vous répondre. L’IDDRI a approfondi la question. D’autres pays ont amorcé une réflexion en ce sens, comme l’Allemagne. Un travail de recherche important est à mener, mais fort heureusement, certains think tanks ont défriché le terrain – il serait intéressant de connaître leurs réponses.
M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). J’aurais aimé entendre également la réponse de Greenpeace.
M. le président Charles Sitzenstuhl (RE). Mme Dalle, qui a des enfants en bas âge, a dû partir en raison d’une urgence familiale, ce que je comprends. M. Julien Rivoire n’est pas habilité à s’exprimer mais il note les questions et, si c’est nécessaire, un représentant de Greenpeace y répondra rapidement par écrit.
M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Je veux bien une réponse écrite.
Mme Joëlle Mélin (RN). Je voudrais contextualiser certains des propos entendus. En tant que commissaire de l’industrie, de la recherche et de l’énergie du Parlement européen, j’ai mené des études qui m’ont fait comprendre qu’il existe plusieurs modèles possibles de l’industrie du futur. Les travaux sont déjà avancés ; nous ne sommes plus vraiment dans le domaine de l’hypothèse.
Outre le modèle chinois et un éventuel modèle européen, il faut envisager un modèle californien. Entièrement impulsé par les géants du numérique, celui-ci repose largement sur les méthodes additives, avec le recours aux imprimantes 3D, à une double échelle, industrielle et de proximité. L’alicament, fusion de l’alimentaire et du pharmaceutique, illustre ce rêve, que parachèverait la conquête du domaine alimentaire. Mais la méfiance vis-à-vis de l’agro-industrie et l’aspiration d’un retour à la nature freinent l’émergence de l’alimentation 3D. Les entreprises concernées doivent donc impulser une évolution des mentalités et des comportements ; votre association, L214, y participerait, en amenant doucement à penser qu’il ne faut plus du tout manger de viande.
J’userai d’un raccourci que vous dénoncerez peut-être. Votre financement par Open Philanthropy Project (OPP) est une réalité, vous l’avez reconnu. Or cette fondation a été créée par Dustin Moskovitz, cofondateur de Facebook, qu’il a depuis quitté pour promouvoir la viande de laboratoire avec l’OPP. Le journaliste Gilles Luneau, a enquêté sur cette dernière ; il explique qu’elle a un double objectif : soutenir des start-up qui travaillent sur la nourriture vegan et financer la recherche, le développement et la quasi-mise en industrie de la viande produite à partir de culture de cellules souches. A priori, cela ne peut déboucher que sur un contrôle de l’alimentation mondiale et pose donc immédiatement le problème de la souveraineté alimentaire.
En réalité, le problème est plus vaste. Je ne fais pas ici preuve de complotisme, je parle d’un phénomène déjà engagé : la réflexion sur la sensibilité des végétaux. Quand on voit qu’une plante est capable de pousser dans le bac à légumes du réfrigérateur, on se dit que tout cela est vivant. On parle de physiologie, et même de neurophysiologie de la plante. Si demain on nous dit que les légumineuses souffrent quand on les coupe ou qu’on les épluche, que ferons-nous ? Nous laisserons la place à la grande agrochimie. J’ai écouté et apprécié votre intervention. Néanmoins, nul ne doit être innocent dans son action, même s’il est vrai que cette nouvelle technique est un couteau à deux lames : elle pourrait mener à une production accrue de viande artificialisée. Pensez-vous pouvoir freiner ce processus pour mener votre combat, ou serez-vous les marchepieds de grands industriels qui mettront la main sur l’alimentation mondiale, s’ils imposent un modèle qui, nous sommes d’accord, n’est pas le seul.
Mme Brigitte Gothière. Votre question n’est pas simple. La réflexion est quand même un peu complotiste ; les hypothèses de Gilles Luneau aussi vont assez loin. Les financements de l’Open Philanthropy Project concernent à 90 % des actions en faveur des droits humains et de la recherche – par exemple sur le covid. Une petite partie – 10 % – va à des associations de défense des animaux ou de promotion d’une alimentation végétale. L’une d’elles, The Good Food Institute, encourage toutes les alimentations non animales, dont celle que vous évoquez. Les financements dont nous parlons ne sont pas de nature à faire basculer la situation. C’est comme si nous défendions un modèle de société sans voiture et que vous nous reprochiez de faire un boulevard à la voiture électrique et à la trottinette. Toute dénonciation peut favoriser certains acteurs. Notre position est claire : l’alimentation végétale est complète ; on sait la produire facilement ; elle nécessite des ressources moindres. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Vous demandez ce qui arriverait si la sensibilité des plantes était avérée. Nous voulons provoquer le moins de souffrance possible, or en mangeant des animaux, on mange entre trois et dix fois plus de plantes qu’en mangeant directement des plantes. De plus, nous sommes déjà certains que les animaux sont doués de sensibilité et de conscience : la déclaration de New York sur la conscience animale a été publiée le 19 avril. Nous devrions donc les considérer comme des cohabitants. Nous envisageons de partir dans l’espace pour rencontrer d’autres formes de vie intelligentes ; nous en avons juste à côté de nous, et nous les avons asservies.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Mes questions s’adressent essentiellement à Greenpeace – je les formule tout de même.
Eu égard à votre rôle dans les choix relatifs à la souveraineté, en France, en Europe et à d’autres échelles, vos méthodes de travail m’intéressent. Prenons d’abord le cas des OGM, les organismes génétiquement modifiés. Sur votre site, vous publiez un article intitulé « Impact des OGM sur l’environnement et la santé : les preuves », annoncé en ces termes : « Cette note de synthèse met en lumière les impacts des OGM sur la biodiversité […] et la santé humaine et animale. » Si on clique pour connaître lesdites preuves, on télécharge une note qui n’en fournit pas ; en la lisant en entier, on trouve même l’inverse : « Les études indépendantes démontrant l’innocuité des cultures OGM sur la santé humaine ou animale sont curieusement absentes de la littérature scientifique. » Donc après trois clics, un appel aux dons, et six pages de lecture, on comprend que les preuves annoncées n’existent pas. L’article mentionne très rapidement une étude sur les souris, qui s’est depuis révélée fausse. Comment justifiez-vous l’annonce de preuves inexistantes ? Puisqu’il a été démontré que l’étude relative aux effets néfastes des OGM sur les souris n’était pas fiable, pourquoi continuez-vous de la citer ?
M. Julien Rivoire, chargé de campagne à Greenpeace. La réponse vous parviendra par écrit le plus rapidement possible. Je note toutefois que la question est assez éloignée du sujet qui nous occupe.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous avons eu plusieurs débats sur les OGM et sur les NGT, même s’ils ne sont pas au cœur de nos travaux.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pour en revenir à la souveraineté alimentaire, j’aimerais aborder les grands choix de la France et de l’Europe, d’où l’on a banni sans preuve scientifique toute la technologie des OGM ; je puis fournir de nombreux témoignages de grands chercheurs selon lesquels cela a eu des conséquences sur la souveraineté alimentaire de la France, de l’Europe et du reste du monde.
À ce propos, j’aimerais revenir sur l’interdiction du riz doré aux Philippines, évoquée précédemment. Cet OGM permet aux populations présentant une carence en vitamine A de réduire leur malnutrition. Une tribune signée par 160 chercheurs – des vrais, ceux-là, parmi lesquels de nombreux prix Nobel – appelle Greenpeace à ne pas contribuer à l’interdiction de cet OGM.
Que vous inspire-t-elle ? Pouvez-vous en produire une de poids scientifique équivalent démontrant que vous aidez les paysans philippins, qui au demeurant n’ont pas besoin de votre aide ?
M. Julien Rivoire. Mme Dalle vous transmettra une réponse le plus rapidement possible.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). L’influence de Greenpeace sur le débat public, qui a des conséquences sur les grands choix de souveraineté alimentaire, s’exerce aussi en matière de pesticides. Sur son site internet, on lit : « Santé : les pesticides sèment le trouble ». Le texte qui suit promet des preuves. J’ai donc téléchargé le rapport. En matière d’impacts sur la santé, il n’y a rien. On nous explique qu’il n’existe aucune étude conclusive, à rebours de ce que promettait le texte d’introduction. J’aimerais en savoir plus sur ces méthodes de désinformation.
M. Julien Rivoire. La question est transmise. Nous vous ferons parvenir les éléments dont nous disposons. Nous ferons la preuve que les méthodes à Greenpeace reposent sur la recherche scientifique et que nos rapports utilisent des sources. Mme Dalle, qui maîtrise ces sujets, sera plus à même que moi de vous apporter des réponses aussi précises que possible par écrit, dans un délai aussi resserré que possible.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Mme Dalle a présenté un rapport à notre commission d’enquête. Si on le lit, ce que j’ai fait, on constate que les révélations annoncées sont en fait des compilations de données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et d’Eurostat. N’y figurent ni les « experts » censés avoir participé à sa rédaction, ni un comité scientifique. Un conglomérat de données extérieures, fussent-elles sourcées, ne constitue pas une révélation, d’après le dictionnaire français.
Par ailleurs, Mme Gothière a évoqué des experts du CNRS et de l’INRAE. Or ils ne s’expriment pas au nom de l’INRAE ni du CNRS, mais à titre personnel. C’est sans doute un détail pour vous, madame, mais il faudrait en faire état. Ces institutions scientifiques ne cautionnent pas les déclarations faites à titre individuel. Comment expliquez-vous ces citations toujours partielles ? J’ai vérifié : vous jetez systématiquement dans le débat public des déclarations que vous présentez comme étant validées par des gens du CNRS ou de l’INRAE, sans jamais préciser qu’ils ont fait ces déclarations à titre individuel, ce qui n’engage absolument pas les institutions scientifiques dont ils sont membres.
Mme Brigitte Gothière. Vous faites sans doute allusion à la tribune publiée dans la revue Sésame, dans laquelle des scientifiques du CNRS et de l’INRAE affirment que l’élevage intensif est incompatible le bien-être animal. Pour les autres publications, je vérifierai la présentation des déclarations de scientifiques. S’agissant des études du CNRS et de l’IDDRI que nous mentionnons, notamment celles présentant les scénarios d’ici à 2050, elles ont été publiées au nom de ces institutions.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Le directeur de l’INRAE, M. Philippe Mauguin, a été interrogé et s’est exprimé au nom de l’institution comme suit : « Faut-il arrêter l’élevage ? Surtout pas ! La science est claire : aucun scénario de prospective n’arrive à boucler correctement les cycles bio-géochimiques sans élevage. » Que vous inspire cette déclaration ?
Mme Brigitte Gothière. Je lirai son étude. Certaines expérimentations en agriculture biovégétalienne démontrent qu’elle permet de faire pousser des aliments en grande quantité sur des parcelles assez modestes.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais avoir la référence des études qui en ont été tirées pour les mettre en regard des propos du directeur de l’INRAE, dont je rappelle qu’il dirige plus de 10 000 agronomes et scientifiques éminents.
Je le cite à nouveau : « Si le Massif central était déserté demain par nos éleveurs, il serait impossible d’y planter du blé. Les ruminants permettent aussi de valoriser ce qu’on appelle la lignocellulose, des herbes qui sont très difficiles à digérer pour les humains. » Que vous inspire cette observation ?
Mme Brigitte Gothière. Je n’ai pas lu tous les textes que vous citez. Certes, nous n’allons pas manger de l’herbe. Personne n’en mange, pas même les végétariens et les vegans.
Ce que nous proposons, c’est de réduire le nombre d’animaux tués de 50 % d’ici à 2030. Nous préférerions 100 %, mais cela suppose d’étudier les moyens d’y parvenir et de lever des obstacles techniques. Si l’on se place du point de vue des animaux, on comprend que la production de viande et de poisson emporte beaucoup de souffrance et de morts.
Sur l’INRAE, j’aimerais introduire un bémol. Lorsque nous avons commencé nos actions visant à dénoncer les conditions de production du foie gras, nous avons constaté que les études de l’INRAE à ce sujet sont biaisées. Écartant certaines hypothèses, financées par les filières, elles ne sont pas objectives du tout. Par ailleurs, nous avons encore beaucoup de choses à découvrir. Nous saurons peut-être faire demain ce que nous ne savons pas faire aujourd’hui.
Quant au Massif central, il est certes vallonné. Il n’en résulte pas qu’il faut élever et tuer des animaux pour entretenir une prairie. Il faut se demander pourquoi on le fait et comment faire autrement pour réduire leur souffrance.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ces arguments ne sont en rien environnementaux. Ils sont moraux, éthiques, philosophiques, voire religieux.
Vous parlez beaucoup de Pythagore, qui fait partie des informations partielles et partiales que vous diffusez, notamment auprès des jeunes. S’il s’oppose à la consommation des animaux, c’est parce qu’il croit à la réincarnation, non parce qu’il considère qu’ils sont gentils par nature. Tel est aussi le cas des hindous, qui croient aussi à la métempsychose. Il serait bon de ne pas diffuser des informations partielles, comme telles dépourvues de sens.
Le chiffre est contre-intuitif, mais le taux de mortalité des porcelets élevés en plein air est supérieur à celui des porcelets en élevage intensif fermé, contrairement à ce que laissent entendre vos vidéos. Vous faites des gros plans sur les porcelets morts, mais les porcelets meurent aussi dans la nature. Il est faux de croire que plus un élevage est intensif – je ne m’étendrai pas sur votre emploi du mot « industriel » –, plus il est dangereux pour les animaux, avec des maltraitances et une mortalité plus élevées.
Mme Brigitte Gothière. Quoi qu’ait pu dire Pythagore, certaines de ses citations méritent d’être considérées, comme celles des nombreux auteurs qui se sont intéressés à la question de notre rapport à la viande. Certains avaient une approche morale et philosophique, d’autres une approche plus spirituelle.
Je rappelle que L214 se place du point de vue des animaux, qui n’ont aucun intérêt à être élevés pour être tués ou mangés. Nous n’avons pas pour objet l’environnement.
Le même écart de mortalité est observé chez les poules pondeuses, encore que les dernières études indiquent que les courbes se rejoignent progressivement. Toutefois, la mortalité n’est pas le seul aspect à prendre en compte : quand nous sommes enfermés dans un appartement sans possibilité de sortie, il est logique que nous risquions moins de mourir d’un accident de voiture. Malgré cela, tous les animaux d’un élevage finissent par trouver la mort.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La mort nous attend tous ; c’est décidément une révélation de la commission d’enquête…
Plusieurs fois, des associations animalistes ont libéré des animaux d’élevage, dont un élevage de visons, qui sont tous morts dans la nature. Pensez-vous que ce soit un meilleur destin que de mourir dans un élevage ?
Mme Brigitte Gothière. Vous m’interrogez sur un mode que nous ne pratiquons pas. Nous considérons qu’il ne répond pas au problème, car des animaux qui ont été enfermés toute leur vie ne savent pas chercher leur nourriture. C’est pourtant ce que font les chasseurs, qui lâchent chaque année 15 millions d’oiseaux qui n’ont jamais connu l’extérieur et que l’on retrouve régulièrement dans la nature, hagards ; 80 % d’entre eux meurent avant même d’être chassés.
D’autre part, ces libérations ne se passent pas toujours mal. Un éleveur espagnol qui a mis fin à sa carrière a ouvert les portes de son élevage : les bovins, qui vivent dans les Pyrénées, se sont très bien acclimatés. Le seul problème a lieu quand certains d’entre eux s’approchent des routes côté français, d’où on les dégage à coups de fusil.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’ai visionné à nouveau la vidéo de l’abattoir de Bazas. Je maintiens que certains passages n’ont pas de caractère problématique : j’ai déjà vu des animaux se débattre dans des élevages, ce n’est pas propre aux abattoirs. En revanche, on voit aussi des animaux abattus sans être étourdis, ce qui est légal mais peut faire l’objet d’un combat – c’est le vôtre, et je peux dire que je le partage.
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La commission procède à l’audition de M. Daniel Sauvaitre, président de l’Association nationale pommes poires (ANPP), et M. Pierre Venteau, directeur, et de M. Jean‑Pierre La Noë, président de l’organisation de producteurs Tomates et Concombres de France (TCF), et Mme Lauriane Le Leslé, directrice.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous accueillons les représentants de nos deux organisations de producteurs : M. Daniel Sauvaitre, président de l’Association nationale pommes poires, et M. Pierre Venteau, son directeur ; M. Jean-Pierre La Noë, président de l’organisation de producteurs Tomates et Concombres de France, accompagné de Mme Lauriane Le Leslé, sa directrice.
Nous avons souhaité recueillir votre témoignage pour deux raisons principales. D’abord, nous constatons au fil de nos travaux que le rôle assigné aux organisations de producteurs par les lois Egalim est loin d’être acquis et que les mécanismes de fixation des prix acquittés aux producteurs sont loin de fonctionner correctement. Ensuite, parce que la filière française des fruits et légumes est en souffrance et que notre souveraineté alimentaire dans ce domaine pourrait être un peu meilleure.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Daniel Sauvaitre, Pierre Venteau, Jean-Pierre La Noë et Mme Lauriane Le Leslé prêtent serment.)
M. Daniel Sauvaitre, président de l’Association nationale pommes poires (ANPP). L’Association nationale pommes poires est une association d’organisations de producteurs, selon la définition donnée par l’Organisation commune des marchés agricoles (OCM), reconnue par l’État depuis 2009. Cette organisation représente et défend économiquement l’amont des filières pommes et poires. Nous représentons 1 353 producteurs regroupés au sein de 57 organisations de producteurs et également 207 producteurs indépendants, soit au total 75 % de la production française des pommes et des poires.
Le besoin national aujourd’hui, et je parle spécifiquement des pommes, est de 1,2 million de tonnes : 800 000 tonnes qui sont consommées en frais et 400 000 tonnes qui sont transformées en jus, compote ou autres préparations culinaires ou destinées à la restauration collective. La production moyenne de ces cinq dernières années, de 2019 à 2023, s’est élevée en moyenne à 1,45 million de tonnes, mais il faut rappeler que les cinq années précédentes se sont situées à un niveau de production moyen de 1,52 million de tonnes.
Nous exportons encore en moyenne sur cinq ans, pour la période 2018-2022, 346 000 tonnes. Même si la dernière année nous avons enfoncé le seuil de 300 000 tonnes, il faut rappeler que les cinq années précédentes étaient au niveau de 580 000 tonnes et qu’en 2000, nous étions encore le premier pays exportateur de pommes au monde, aux environs de 750 000 à 800 000 tonnes. L’importation en moyenne sur cinq ans se situe aux environs de 167 000 tonnes. C’était déjà le cas les cinq années précédentes. Évidemment, c’est très variable en fonction des récoltes annuelles puisqu’il s’agit d’un complément sur certains segments de marché, et donc ces importations représentent entre 100 000 et 200 000 tonnes selon les années.
À la lecture de ces chiffres, nous pourrions considérer que la production de pommes est encore très souveraine malgré la baisse des exportations, mais il faut rappeler, parce que nous avons d’autres exemples dans les filières de fruits et légumes, que dès lors que l’on souhaite être extrêmement présent sur le marché national, il est important d’être en capacité d’exporter de manière à être le plus possible en saturation de son marché national. D’autres filières ont montré que lorsqu’on devient importateur, au regard de notre compétitivité en difficulté, ces importations ont tendance à progresser très fortement.
Nous avons quelques convictions dans la filière. Dans la mesure où la France bénéficie d’un climat tout à fait idéal pour la production des pommes et des poires, il nous paraît délicat de renoncer à être le plus performant possible sur ces productions, s’agissant aussi de l’exportation, puisque des pays clients n’ont pas ces mêmes possibilités.
Nous sommes à un moment un peu particulier en raison d’un glissement progressif de la production vers la baisse et d’un glissement progressif des exportations. Il est intéressant de se projeter pour voir où cela nous mène. Jusqu’en 2023, nos surfaces en production avaient tendance à croître jusqu’à 25 000 hectares pour l’ANPP, avec une dynamique de plantation de 1 200 hectares par an, qui venait plus que compenser les arrachages, puisqu’on arrachait 1 100 hectares. Depuis 2023, les 1 100 hectares d’arrachage et les 600 hectares de plantation représentent une perte nette de 500 hectares. Pour l’ANPP, ce sont 650 hectares qui manquent à l’échelle de la France.
Cette tendance globale est liée à des rendements moyens en baisse. Pourquoi ? Parce que l’accident climatique se répète. Une année de gel équivaut à -30 % de production. Nous n’avons pas encore une protection complète, elle est encore partielle. L’irrigation concerne 85 % de la surface, les filets anti-grêle, 56 %, et l’antigel, 40 %. Si nous considérons aussi les maladies liées aux ravageurs – une attaque de pucerons, ce sont 30 % de moins – et le fait que les variétés résistantes à la tavelure que nous développons aujourd’hui sont moins productives, nous constatons tendanciellement 500 kilohectares de baisse par an sur dix ans, soit 5 tonnes. De 45 tonnes, nous passons à 40 tonnes et à surface constante, la perte de rendement étant de 500 kilohectares, nous obtenons 18 500 tonnes. Si nous cumulons la baisse de surface et les baisses de rendement, nous considérons qu’à l’échéance 2030, nous pourrions avoir perdu 250 000 tonnes, ce qui revient à ne plus pouvoir exporter et dépendre davantage des importations.
Quelle stratégie proposons-nous ? Il ne faut pas oublier de produire et, pour retrouver une dynamique de plantation, de renouvellement de vergers et de modernisation, il faut évidemment fixer un cadre qui permet d’inciter les arboriculteurs à s’engager et à voir leurs banquiers. Pour cela, il faut disposer des moyens de production nécessaires. Concernant l’eau, alors que nous avons besoin de 3 000 m3 par hectare pour l’irrigation et de 2 000 m3 par hectare pour l’antigel, il est nécessaire de créer les réserves et d’autoriser les prélèvements. Cette situation, vous le savez, amène une certaine complexité.
Nous réclamons de plus en plus fermement, compte tenu des impasses qui se présentent, d’avoir les mêmes moyens phytosanitaires qu’ailleurs en Union européenne. Du fait des interdictions, nous n’avons pas accès aux mêmes matières actives que nos collègues en Europe, ce qui pose un problème. Il faut aussi sécuriser évidemment l’accès à la main-d’œuvre salariée en simplifiant le recours à la main-d’œuvre étrangère. Nous devons quand même constater l’annonce administrative positive pour rendre plus simple le recours aux contrats de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).
Il s’agit aussi de favoriser l’origine France en apportant l’information aux consommateurs, non seulement sur les pommes fraîches – ce qui est déjà le cas, c’est une obligation réglementaire –, mais également sur les produits transformés, quel que soit le mode de distribution. Je cite la compote, dont on pense aujourd’hui qu’il serait nécessaire que le consommateur ait l’information sur l’origine des fruits.
Pour continuer à produire, il faut aussi assurer une rentabilité au producteur. Nous comptons, en tant qu’association d’organisations de producteurs (AOP), pouvoir jouer pleinement notre rôle et d’utiliser tout le champ des possibilités qui nous est donné en tant qu’organisation de producteurs.
Vous savez qu’il y a eu beaucoup d’inquiétudes au moment de l’affaire des endives, mais l’arrêté endive a stipulé clairement que nos organisations avaient vocation à aller assez loin dans les échanges pour trouver un rééquilibrage dans le rapport de force entre les distributeurs et nous-mêmes. Nous pensons que le législateur peut instituer des conditions complémentaires pour que notre souveraineté soit meilleure.
M. Jean-Pierre La Noë, président de l’organisation de producteurs Tomates et Concombres de France (TCF). Je suis président de l’association Tomates et Concombres de France. Je représente les producteurs. L’AOP est constituée de producteurs volontaires, dont les producteurs sous serre. Nous sommes reconnus depuis 2008 par le ministère de l’agriculture et nous regroupons vingt-deux adhérents, vingt organisations de producteurs (OP) et deux indépendants. Nous sommes reconnus pour les poivrons, aubergines, concombres depuis 2020 et pour les concombres et tomates depuis 2008. Nous regroupons 500 producteurs sur 350 exploitations de tomates, concombres, poivrons, aubergines. Notre fonctionnement est un appel à cotisation au tonnage.
En 2023, l’AOP tomates concombres représente 244 869 tonnes de tomates sur 650 hectares, 80 642 tonnes de concombres sur 250 hectares et 450 hectares en surface développée. Les concombres s’entendent sur deux cultures, c’est pourquoi nous calculons sur des surfaces développées. Les poivrons représentent 2 617 tonnes sur 15 hectares, ce sont des produits en développement, et les aubergines 3 353 tonnes d’aubergines sur 15 hectares, des cultures également en fort développement. Nous parlons de 65 % de la production organisée de tomates et de 85 % de la production organisée de concombres sur le marché français.
La tomate reste le premier légume consommé en France avec 14 kilos par an et par ménage. À titre d’information, les rendements moyens sont de l’ordre de 600 tonnes à l’hectare pour les tomates grappe et de 200 tonnes en tomates cerises sur huit mois de culture. En plein champ, les rendements s’établissent à 80 tonnes de tomates rondes sur deux ou trois mois de culture seulement.
Notre association n’intègre pas les tomates industrie de plein champ, qui sont essentiellement des productions de serres.
La mission de l’AOP est de structurer, d’être un interlocuteur de la filière, de promouvoir les produits français, de les faire connaître auprès du grand public, de promouvoir les atouts de la production sous serre, de fédérer les acteurs de la filière serriste française, de recenser toutes les informations nécessaires à la connaissance du marché, d’identifier les besoins de la filière et de coordonner ses actions. Nous engageons les producteurs sur une charte de production sous serre avec une garantie de qualité de production et de respect de l’environnement et de la santé, selon quatre pôles d’engagement : le développement de la production intégrée, la protection des ressources d’eau, la valorisation et l’élimination des déchets de culture, les bonnes pratiques d’hygiène et de facilité des produits.
En 2022, 95 % des exploitations adhérentes étaient certifiées en niveau 3 haute valeur environnementale (HVE). Les tomates bio, ce sont 15 hectares de l’AOP en France, seulement 8 % des surfaces cultivées. Les tomates en sol, ce sont 40 hectares de l’AOP, 25 hectares en agriculture biologique. La taille moyenne des exploitations de nos adhérents est de 2,5 hectares.
Un sujet nous tient particulièrement à cœur, celui de la concurrence avec le Maroc. Aujourd’hui, 65 % des tomates disponibles à l’achat en France sont d’origine française. Le reste se compose de tomates d’importation, essentiellement marocaines. La différence des coûts de main-d’œuvre entre la France et le Maroc nuit au producteur français. Ce défaut de compétitivité est accentué par la recherche du prix bas pour les consommateurs. La guerre des prix entre enseignes de la grande distribution contribue ainsi à la hausse des importations.
Quels sont les atouts de la production sous serre ? On protège les cultures, plus faciles à gérer. On capte l’énergie lumineuse, on met en place une protection biologique qui nous permet de ne pas utiliser ou de peu utiliser de produits phytosanitaires. On a recours aux bourdons pour la pollinisation des tomates. Toutes les cultures sont pratiquement cultivées en hors-sol sur un substrat inerte où sont récupérées les eaux de drainage avant de recycler l’eau d’irrigation. Toute l’irrigation dépend d’un système de goutte-à-goutte, avec une fertilisation gérée par informatique. Les serres sont pilotées par ordinateur climatique, ce qui permet de créer un meilleur climat dans les serres et d’ajuster la fertilisation aux besoins des plantes.
Pour information, il faut trois à quatre fois moins d’eau en culture des tomates hors‑sol qu’en culture classique plein champ.
Ces atouts permettent de pérenniser un modèle économique de serre en allongeant la période de production et d’obtenir un meilleur rendement avec une qualité supérieure.
De plus en plus de contraintes sont exercées sur les fournisseurs pour davantage de qualité et de fraîcheur, une recherche des prix bas en lien avec l’inflation. Les contraintes viennent aussi de la hausse des coûts de production. Avec les crises énergétiques et le conflit en Ukraine, un hectare de serre vaut entre un 1,5 et 2 millions d’euros, soit une augmentation d’environ 30 % depuis les événements liés à l’Ukraine et au covid.
J’en reviens à la concurrence marocaine. En France, la tomate marocaine représente 75 % des volumes apportés. Elle est représentée toute l’année, surtout de novembre à mars, mais aussi sur toute la période de production, d’avril à octobre. Ce n’était pas tellement le cas il y a quelques années, mais, depuis deux ou trois ans, les Marocains produisent toute l’année et nous concurrencent fortement avec un prix très bas.
En 2023, les exportations vers la France ont été de 394 900 tonnes de tomates contre 303 100 tonnes en 2012, soit une augmentation de 23 % selon les douanes françaises. Entre 2019 et 2022, les exportations marocaines vers la France ont progressé de 29 %, avec un pic de 425 000 tonnes atteint en 2022. Aujourd’hui, seulement 56 % des volumes de tomates disponibles sont d’origine française.
Quels sont les avantages de la production marocaine ? Leur main-d’œuvre est à peine à 1 euro de l’heure et ils profitent d’un régime douanier très favorable.
Cela pose le problème du calcul des prix de référence et des prix d’entrée par rapport à l’importation de tomates marocaines en Europe. Auparavant, la réglementation avait été calquée sur la tomate ronde, avec un prix d’entrée et une indemnité de référence. Depuis quelques années, les Marocains, pour un peu biaiser le système de taxes compensatoires, produisent des tomates cerises affichant une valeur supérieure et ils ne payent donc pas de taxes compensatoires aux frontières.
De plus, les quotas n’ont pas été respectés. Depuis le retrait de l’Angleterre du marché commun, les quotas devaient baisser, or ils ont plutôt augmenté. Il n’y a eu aucun respect des baisses de quotas et nous sommes complètement inondés par la tomate marocaine.
C’est une production relativement aberrante parce que le Maroc a subi cette année sa sixième sécheresse et les nappes phréatiques sont au plus bas. Ils utilisent des usines de dessalement d’eau de mer pour arroser les tomates et ont recours à une main-d’œuvre peu chère, ce qui représente pour nous un aspect concurrentiel vraiment inacceptable.
Nous ne sommes pas opposés aux tomates marocaines pendant la période hivernale et pendant la période au cours de laquelle on ne produit pas, mais s’agissant des mois d’avril à septembre, nous produisons suffisamment pour le marché français, ce qui n’empêche pas les importations de venir nous concurrencer.
Les tomates arrivent sur le marché européen à des prix défiant toute concurrence, une situation subie d’année en année par la filière des tomates françaises, particulièrement en pleine saison de production. Les barquettes de tomates cerises allongées d’origine marocaine sont proposées aux consommateurs à un prix de 0,99 euro les 250 grammes, voire 0,95 dans certains cas, avec des tomates cerises rondes, prix impossible à concurrencer par des Français. Certains d’entre vous ont déjà vu ces barquettes marocaines, d’une marque très exportatrice au Maroc, avec une très belle communication. Nous avons vraiment l’impression de manger des tomates françaises, qui figurent dans le linéaire des magasins en plein milieu. L’origine est marquée en rouge, mais en petits caractères. Nous nous battons en utilisant le règlement sur l’information des consommateurs (INCO) pour faire changer la réglementation et obtenir une identification plus claire des produits que les consommateurs trouvent dans leurs magasins.
La semaine dernière, des producteurs de notre AOP, avec l’appui de Légumes de France, ont pénétré dans des magasins de la grande distribution dans pratiquement toute la France. Le but n’était pas de détruire les produits mais d’apposer des sticks « origine Maroc » sur les barquettes pour informer le consommateur que ce sont bien des tomates marocaines et non pas françaises.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Monsieur Sauvaitre, pouvez-vous repréciser les taux d’auto-approvisionnement ou la couverture par la production nationale de la consommation de pommes ?
M. Daniel Sauvaitre. En 2023, la récolte a été de 1,5 million de tonnes et nous avons besoin de 1,2 million de tonnes pour notre consommation, dont 800 000 tonnes fraîches et 400 000 tonnes transformées en jus, en compote ou pour la restauration collective. Nous pensons exporter cette année aux alentours de 350 000 tonnes. Le chiffre d’importation que j’ai évoqué oscille entre 100 000 et 200 000 tonnes. Nous serons sans doute sur la fourchette basse d’importations. Nous sommes souverains dans la mesure où non seulement nous produisons suffisamment pour la totalité de nos besoins en France, mais nous exportons également. J’évoquais le fait que nous sommes tendanciellement en baisse progressive à la fois de rendement à l’hectare et de production nationale. Pour la première fois, les arrachages sont supérieurs aux plantations, avec 600 hectares perdus sur la dernière campagne.
Dès lors que nous devenons importateurs, nous l’avons vu avec la pêche, nous constatons un étiage qui peut tomber très bas. Nous sommes en situation souveraine et si nous souhaitons le rester, il faut regarder attentivement les perspectives. Nos producteurs hésitent aujourd’hui à planter parce qu’ils estiment ne pas pouvoir gagner leur vie en raison de l’eau et des produits phytosanitaires. Si cette tendance se poursuit jusqu’en 2030, nous deviendrons un importateur net alors que nous ne le sommes pas aujourd’hui.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je pose à nouveau ma question parce que vous m’avez donné des chiffres d’importation et d’exportation, et que le taux d’auto-approvisionnement ne se calcule pas sur cette base. Connaissons-nous les chiffres de la production nationale et de la consommation nationale ?
M. Daniel Sauvaitre. La production nationale se situe à 1,5 million de tonnes et la consommation nationale à 1,2 million de tonnes.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Monsieur La Noë, vous avez beaucoup parlé de la tomate, et je veux maintenant parler du concombre. Selon les données de 2019 qui m’ont été transmises, l’Espagne représentait 30 % de la production européenne de concombres, les Pays‑Bas 17 %, la Pologne 18 %, et la France n’était que le quatrième producteur européen, avec 6 %. Ce n’est pas tant que ça.
Comment expliquer que les Pays-Bas et la Pologne, qui ont un climat similaire, voire moins bon que le nôtre pour produire des concombres, affichent le double, voire le triple de la production française de concombres ?
M. Jean-Pierre La Noë. Les serres sont un peu le fleuron des Pays-Bas, il y a énormément de serres. Les Pays-Bas exportent des légumes dans le monde entier. Vous parliez de 6 % de part de la production française en Europe, mais nous sommes pratiquement autosuffisants. À partir du mois d’avril, il n’entre quasiment pas de concombres espagnols et les volumes des concombres hollandais restent peu élevés.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Qu’en est-il de la Pologne ? Qu’ont-ils fait pour devenir un producteur aussi important ?
M. Jean-Pierre La Noë. Je pense qu’ils ont bénéficié des investissements européens pour développer les serres. Ils exportent aussi en Allemagne, qui est déjà un gros marché, et certainement dans d’autres pays de l’est de l’Europe.
Une AOP de mise en marché a été créée, ce qui est une nouveauté dans le secteur des fruits et légumes. Cette structure a été montée en collaboration avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et FranceAgriMer. Nous avons eu l’agrément et la majorité de nos opérateurs commerciaux sont adhérents de cette structure, ce qui nous donne la possibilité de gérer et de formaliser en commun les promotions auprès de la grande distribution.
Toutes les semaines, un animateur commercial négocie, pour toute la France, les opérations de promotion, ce qui nous permet d’avoir un prix rémunérateur sur les promotions, de mettre bien en avant nos produits et de vendre des volumes à un prix correct.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Puisque nous parlons de la grande distribution, quel regard portez-vous aujourd’hui sur les lois Egalim et sur la capacité à protéger les prix payés aux producteurs ? Il y a eu beaucoup de questions sur l’accord de libre-échange avec le Maroc.
Fixer un prix, pas un prix plancher parce que c’est toujours un peu anxiogène, mais un prix garanti ou un prix qui couvre les coûts de production et la marge du producteur s’avère un peu plus compliqué pour vos productions qui sont par nature saisonnières. Aujourd’hui, constatez-vous des améliorations ? Y a-t-il vraiment un vrai problème de rémunération ?
J’ai lu un article sur un producteur de pommes qui dit qu’il arrache son verger parce qu’il ne s’en sort pas. Y a-t-il un problème de rémunération de la part de la grande distribution et avez-vous identifié des améliorations de la loi pour pouvoir répondre à vos productions qui sont particulières ?
M. Jean-Pierre La Noë. Comme je le disais tout à l’heure, nous avons procédé à une structuration avec l’association commerciale de l’AOP Les Maraîchers français, ce qui nous permet de négocier un prix rémunérateur pour les producteurs et de défendre le prix producteur. Quand les prix de promotion sont négociés à un niveau rémunérateur correct pour le producteur, les prix de marché suivent. En général, nous sommes calés à peu près sur les prix des promotions ou même un petit peu plus cher. Nous n’avons pas de problème particulier concernant la valorisation de nos produits.
Nous avons aussi des produits de grande distribution, de tête de gondole, de mise en avant : nous sommes vraiment dans la mouvance d’un produit de grande distribution.
M. Daniel Sauvaitre. Je pense qu’il faut rappeler que les fruits et légumes frais, dont les tomates, les pommes et les poires, ne sont pas dans la contractualisation obligatoire d’Egalim. Nous en sommes sortis, ce sont des produits finis qui ne subissent pas de transformation et dont la cotation se fait sur des paramètres de climat, aussi bien à la production qu’à la consommation. On n’a pas trouvé mieux dans l’histoire, ce n’est pas de la mauvaise volonté de la part des producteurs ou des acheteurs que de former le prix par la confrontation quasi quotidienne de l’offre et de la demande.
Plus le produit a une durée de vie courte, plus cette cotation peut, si je pousse un peu, varier entre le début et la fin de la journée. Pour autant, y a-t-il y a des améliorations possibles ? C’est ce que j’évoquais dans mon propos introductif. Comme vient de l’expliquer mon collègue, la possibilité donnée par l’OCM d’avoir des associations d’organisations de producteurs permet une concentration de l’offre et une maîtrise des prix.
Nous considérons avoir les outils à condition que l’on nous conforte bien dans ce qu’il est possible de faire au sein d’une association d’organisation de producteurs, pour que l’échange d’informations entre les membres permette d’analyser les paramètres de l’offre, de la demande, de l’évolution du marché, pour que chacun, individuellement, face au distributeur qui, lui, est nettement plus concentré avec un pouvoir de négociation supérieur, soit en mesure de rééquilibrer un peu ce rapport de force en rendant le moins possible aveugle celui qui met en marché la production de telle variété de pommes dans une région plutôt qu’une autre.
Cette organisation offre la possibilité aux opérateurs de mieux voir le marché, de jouer un rôle collectif d’implication sur l’offre et la demande et d’améliorer la situation. Cela n’empêchera pas, comme vous avez pu le dire, que tel producteur perde de l’argent parce que ses qualités de pommes ne correspondent pas à ce qu’attend le marché. Il existe cette difficulté dans nos métiers d’avoir des arboriculteurs qui gagnent de l’argent et d’autres qui en perdent. Collectivement, nous pouvons nettement améliorer les choses grâce à l’organisation que nous avons mise en place. Depuis 2008, à la fin des comités économiques, les différents représentants des fruits et légumes se sont organisés en association nationale parce que chaque fruit, chaque légume suit une logique interne liée à sa saisonnalité, à sa règle de concurrence en France et en Europe.
Vous savez que quand la Pologne a rejoint l’Union européenne – et même avant, des fonds assez conséquents ont été déversés. On a réussi à développer le verger polonais jusqu’à ce que la Pologne devienne le deuxième pays producteur de pommes au monde, derrière la Chine et devant les États-Unis. Les choses se sont mal passées depuis le 6 août 2014, avec l’embargo russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les choses sont totalement bloquées. Nous avons constaté la volonté de la Pologne de trouver des marchés de remplacement au million de tonnes qui partait en Russie.
Il est nécessaire d’avoir une identification très claire de l’origine des produits puisque les pommes polonaises trouvent preneur, même si peu de consommateurs sont conscients qu’ils ont pu acheter ces pommes. Nous les retrouvons beaucoup dans les marchés publics, ce qui nous désole car le message officiel consiste à dire que, grâce à Egalim, on pourra promouvoir la consommation des pommes d’origine France. Par la nécessité des marchés publics et des prix bas, nous voyons une présence de ces fruits d’importation dont l’origine n’est pas mentionnée. Le consommateur peut choisir la pomme polonaise, mais il doit le faire en connaissance de cause.
Aujourd’hui, les actions pour nous aider à réussir économiquement, en dehors des questions techniques, reposent sur l’origine mentionnée pour les pommes fraîches et transformées, les jus et autres, ou en restauration collective. Ensuite, il s’agit de sécuriser nos organisations pour que chaque opérateur rééquilibre le rapport de force avec la distribution grâce à une meilleure information pour mener la négociation.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Se pose également la question des marges pratiquées par la grande distribution. Nous sommes toujours assez interloqués quand nous entendons des agriculteurs nous préciser le prix de vente qu’ils pratiquent avec la grande distribution et le prix affiché aux consommateurs dans le linéaire. J’ai moi-même des informations, mais je voudrais que vous puissiez les présenter devant cette commission.
Pouvez-vous nous dire si les marges sont les mêmes pour les produits d’importation ?
Mme Lauriane Le Leslé, directrice de l’organisation de producteurs TCF. Je peux répondre au sujet de la tomate. Effectivement, nous observons, en tomates grappe, un taux de marge de 80 % en 2023 et de 85 % en 2022. Pour la barquette de 250 grammes de tomates cerises d’origine France, le taux de marge moyen était de 115 % en 2023, de 179 % en 2022 et de 138 % en 2021. En comparaison, le taux de marge sur la tomate d’origine marocaine se situe à 56 %. Le taux de marge pour la tomate française se situant entre 115 % et 179 %, il y a un réel écart : la marge est plus que doublée entre la tomate cerise provenant du Maroc et celle d’origine France.
M. Daniel Sauvaitre. Je renvoie au travail mené par l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM). Pour faire entrer un consommateur dans un magasin, il faut proposer un prix promotionnel attractif, avec un taux de marge faible, ce qui nécessite de se rattraper sur le fond de rayon. Les fruits et légumes représentent le troisième niveau de meilleure marge chez un distributeur. Pour autant, si on arrive à 3 %, on va dire que ce chiffre n’est pas forcément en marge nette, ce qui est surprenant. Cela se traduit par des premiers prix et des fonds de rayons avec un écart important. Nous sommes inquiets par cette dispersion des prix qui peut être un frein à la consommation. Quand la référence de prix est trop basse, le producteur considère qu’il ne peut pas vivre de sa production. Quand il regarde le fond de rayon, il voit que le taux de marge est beaucoup trop important. On touche à des règles du jeu commercial. Vous savez que nous avons lutté pour mettre un terme au coefficient multiplicateur de 1,1 alors qu’il était de 1 pour le seuil de revente à perte. L’application de ce taux minimum de marge paraît avoir du sens, puisqu’il contribue à réduire l’amplitude entre le premier prix et le prix le plus élevé, mais la guerre du prix promotionnel a conduit les distributeurs à rappeler leurs fournisseurs pour leur demander de baisser leur prix de 10 % à cause de la loi Egalim.
Nous pensions que cela durerait quelques semaines, mais en fait, deux ou trois ans après, la situation perdurait. La tomate en a beaucoup souffert, peut-être plus que la pomme.
Le problème est complexe. Si je parle en tant que producteur, je considère que le taux de marge est trop élevé. Ce n’est pas ce qui est dit par l’OFPM, mais les impressions sont bien réelles. Au regard de l’inflation, les consommateurs se tournent vers les premiers prix. Les plus belles qualités sont à la peine parce qu’elles nécessitent d’être vendues avec un coefficient beaucoup plus élevé, ce qui freine les ventes. Au total, le résultat au verger se trouve pénalisé.
M. Pierre Venteau, directeur de l’ANPP. Quand nous observons la dernière campagne, les fruits sortent de station de conditionnement à moins de 1 euro le kilo en moyenne. Le prix moyen constaté, tout rayon confondu, toutes catégories confondues par Kantar, sur la même campagne, se situe entre 2,15 et 2,20 euros. C’est le prix moyen.
Quand on évoque 3 %, c’est la marge nette du rayon des fruits et légumes constatée par l’OFPM, qui est le troisième niveau le plus rémunérateur des rayons après la charcuterie et la volaille. S’agissant de la pomme, on sort à un peu moins de 1 euro et on retrouve en moyenne en rayon des prix entre 2,15 euros et 2,20 euros, où l’on trouve des choses quasiment sans marge. Le produit d’appel, aujourd’hui, est essentiellement le sachet de 1 kilo à 1 euro. Vous avez ensuite le fond de rayon, c’est-à-dire le plus haut de gamme, très bien présenté, en vrac, en caisse, voire en barquette, avec des prix autour de 3,50 euros, 4 euros ou 4,50 euros le kilo.
Pour 1 euro au départ, ce sont 2,15 euros ou 2,20 euros en moyenne en rayon.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je retiens qu’une péréquation se fait entre les rayons. Nous pouvons quand même dire que les fruits et les légumes payent la marge d’autres rayons, parce que plus de 100 % de marge, c’est colossal. Nous avons auditionné la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) qui nous a parlé des pertes. Je ne sais pas si vous avez un chiffre à nous donner sur les pertes, mais ce n’est pas non plus de l’ordre de la moitié. Je n’en sais rien. J’avais avancé le chiffre de 10 %, qui n’avait pas été contesté par la FCD. Il faut que je vérifie.
Une péréquation se fait quand même puisque les produits d’importation sont moins chers et qu’ils sont destinés à constituer les prix d’appel. Les productions françaises financent la marge qui n’est pas réalisée sur les produits d’importation. C’est en tout cas ce que l’on voit sur la tomate, mais ce que vous confirmez aussi pour la pomme et la poire.
J’en reviens à la question de l’étiquetage. Autant je peux comprendre qu’il y ait un problème pour les produits transformés, c’est-à-dire qu’une compote de pommes transformée en France avec des pommes polonaises peut arborer un drapeau français, autant la pomme polonaise ne peut pas avoir le drapeau français. Le problème de l’étiquetage ne dépend pas tellement de l’utilisation de symboles français sur les productions d’importation. En fait, les produits d’importation ne sont pas clairement étiquetés, c’est ce que vous avez dit de la tomate cerise.
M. Daniel Sauvaitre. Oui, c’est le phénomène que l’on constate. Évidemment, il y a des lieux très contrôlés où l’identification de l’origine est parfaitement réglementaire, mais nous avons observé des circuits moins contrôlés dans des zones un peu plus difficiles où l’on perd l’identification de l’origine. Nous avons envoyé sur place des agents de notre association qui ont voulu connaître l’origine des pommes. On leur a dit qu’elles venaient de Rungis, sans précision sur l’origine. Nous n’avons pas croisé beaucoup de contrôleurs qui venaient sanctionner cette absence d’identification, alors que dans les endroits beaucoup plus calmes et mieux tenus, les choses sont contrôlées.
Ce que l’on craint, c’est que le phénomène ne s’étende. Pour la restauration collective, ce n’est ni réglementaire ni obligatoire.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Le problème ne tient pas au règlement INCO : la réglementation n’est pas respectée, avec un défaut de contrôle. Cela dit, depuis la mobilisation agricole, 1 000 contrôles ont été annoncés. Ils ont révélé, notamment sur la francisation, quasiment un tiers de non-conformité sur l’étiquetage.
Pour bien comprendre ce que vous dites, ce n’est pas tant la réglementation qui fait défaut, ce sont bien la nature des contrôles et le respect de la réglementation.
M. Pierre Venteau. Sur la question de l’origine des produits, des contrôles sont en cours, on constate des erreurs manifestes, mais, très honnêtement, la grande distribution ne pose pas de problème particulier en matière d’origine des pommes. On sature le marché. Si vous voulez trouver de la pomme française en grandes et moyennes surfaces (GMS), vous allez trouver de la pomme française. Il n’y a pas de sujet.
Pour les fruits à pépins, la problématique est plutôt celle de la poire, pour laquelle nous ne sommes pas souverains puisque nous produisons la moitié de la consommation. Des opérateurs francisent le produit, c’est-à-dire qu’ils achètent la poire à l’étranger et la rendent française. Nous menons une action de recherche et développement avec un laboratoire, qui nous permet de tracer l’origine des fruits par analyse.
Si demain on répond à la consommation de poires en France, la problématique se posera de façon tout à fait différente. Quand on parle de souveraineté, la question du niveau de production et du niveau d’autonomie est extrêmement importante.
Pour aller dans votre sens, la perte de traçabilité concerne plutôt les marchés de plein vent. Cette perte est-elle volontaire ou pas ? Je ne le sais pas. Les contrôles représentent un travail important.
Il faut aussi parler des produits frais dans la restauration à domicile ou la restauration commerciale. Lorsque vous mangez une bavette au restaurant de l’Assemblée nationale, on doit vous dire d’où elle vient. Si vous allez à la corbeille de fruits, vous n’avez pas cette information puisque ce n’est pas une obligation.
Le baromètre des fruits et légumes montre que si le consommateur est informé de l’origine française du produit, il confirme son acte d’achat dans les deux tiers des cas. C’est quand même un aspect extrêmement important. Aller dans le sens de la souveraineté, c’est apporter la bonne information partout et sur tous les produits.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’ai une question sur le traité de libre-échange avec le Maroc au sujet de la tomate. J’ai eu l’occasion de poser une question écrite l’année dernière sur l’actualisation des seuils. De mémoire, je crois que le seuil corrigé de l’inflation n’a pas été revu depuis plus de vingt ans. La difficulté est liée au fait qu’un seul seuil concerne la tomate en général et qu’il a été contourné par la tomate cerise, qui est naturellement plus chère.
Dans la réponse qui m’a été faite par le ministre, une phrase m’a interpellé, et il serait intéressant que vous puissiez réagir. « Publiée quotidiennement par la Commission européenne par produit et par pays d’origine, cette valeur forfaitaire à l’importation est calculée sur la base de prix représentatifs des produits importés notifiés par les États membres à la Commission européenne. Les travaux techniques menés entre les services du ministère chargé de l’agriculture et les organisations professionnelles n’ont pas permis, à ce stade, de construire une proposition de modification de la méthode de calcul de la valeur forfaitaire à l’importation et de modification du code douanier qui en découleraient […]. »
Quelle est la nature de vos échanges avec le ministère ? Ils n’ont apparemment pas permis d’aboutir à une modification de ces seuils.
Mme Lauriane Le Leslé. Au niveau de l’AOP tomates et concombres de France, nous échangeons notamment avec les producteurs espagnols, qui partagent le même point de vue, et avec les producteurs italiens, dans le cadre du comité mixte des fruits et légumes, et nous avons interpellé la Commission européenne sur le sujet. L’année dernière, nous avons envoyé un courrier auquel nous n’avons pas eu forcément de réponse favorable. Nous avons demandé de modifier à plusieurs reprises la méthode de calcul de la valeur forfaitaire à l’importation, de modifier également le niveau du prix d’entrée, qui n’a pas été revu depuis sa création, à 46 centimes. Finalement, à chaque fois, nous recevons une réponse négative. La réponse est que les importations marocaines sur le territoire européen ne représentent que 6 % des volumes totaux.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Ma question ne portait pas tellement sur les relations avec les autres organisations de producteurs, mais avec le ministère. Sa réponse est très claire : « Les travaux techniques menés entre les services du ministère chargé de l’agriculture et les organisations professionnelles n’ont pas permis, à ce stade, de construire une proposition de modification de la méthode de calcul de la valeur forfaitaire à l’importation et de modification du code douanier qui en découleraient, qui soit suffisamment argumentée au fond pour convaincre de la nécessité d’un changement. » Le ministre ajoute : « Cette étape est déterminante, sachant que […] la décision dépend in fine de la Commission européenne […]. »
Le ministre nous répond que la concertation avec les organisations professionnelles est déterminante pour arriver à construire une proposition auprès de la Commission européenne, mais que cette concertation n’a pas abouti. Vous nous dites qu’elle n’a même pas eu lieu.
Mme Lauriane Le Leslé. Elle n’a pas eu lieu. Il n’y a pas eu de concertation.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Avez-vous formulé des demandes d’échanges avec le ministère pour pouvoir travailler sur cette question ? Quelles sont les réponses que vous avez obtenues sur le sujet ?
Mme Lauriane Le Leslé. Nous n’avons pas forcément eu d’échanges directs avec le ministère.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Avez-vous été demandeurs ? J’imagine que vous avez eu l’occasion d’échanger avec les services du ministère sur cette question.
Mme Lauriane Le Leslé. Oui, tout à fait. Nous signalons nos problématiques vis-à-vis du Maroc, mais aujourd’hui nous préférons intervenir auprès de la Commission européenne, puisqu’en fait, c’est un accord européen. De notre point de vue, c’est à ce niveau-là que nous devons agir.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous aurons l’occasion d’interroger le ministre sur cette question.
Comment vivez-vous les deux visites récentes du ministre au Maroc ? Il a vanté le partenariat agricole avec le Maroc et il nous dit dans une vidéo publiée sur ses réseaux sociaux que la souveraineté repose sur la coopération.
Quel est l’intérêt de cette coopération – en tout cas pas sur la tomate, c’est assez flagrant – selon vous ?
M. Jean-Pierre La Noë. C’est un peu au-delà de nos revendications. Je pense que les accords passés entre le gouvernement français ou la Commission européenne avec le Maroc visent à acheter la paix sociale. On vend des céréales et, à mon avis, les tomates restent la monnaie d’échange un peu négociée sous le coude.
Vous posez la question sur nos relations avec le ministère, mais nous n’avons aucune relation. Nous avons plutôt engagé des démarches auprès de la Commission européenne avec des députés européens pour faire avancer notre dossier, pour faire réviser le fonctionnement des taxes compensatoires. Il faut aller très haut pour espérer gagner du temps. Ce n’est pas le ministère français qui nous aidera, au moins dans un premier temps. Notre sujet est dans les mains de la Commission européenne, je pense.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Le Gouvernement doit quand même avoir son mot à dire. Le ministre de l’agriculture se déplace régulièrement à Bruxelles pour participer à des conseils.
L’interprofession des fruits et légumes frais (INTERFEL) nous a envoyé une liste des surtranspositions qu’elle a pu constater au niveau de la filière. Si vous-même avez des éléments sur ce sujet, nous sommes intéressés. Il serait intéressant de proposer une liste, pour toutes les filières, des surtranspositions.
Je voudrais plus particulièrement vous faire réagir sur l’une des surtranspositions assez récentes relative aux emballages. Je vous sais actifs sur le sujet.
M. Daniel Sauvaitre. Je vais dire des choses d’une banalité extrême. Un décret franco-français s’applique depuis le 1er janvier. L’Europe, en dernier lieu, a fait savoir que ce décret n’avait pas lieu d’être, qu’il n’était pas conforme et qu’il devait être retiré puisque, dans le même temps, l’Europe travaillait sur la question. Les choses avancent avec des perspectives d’interdiction à échéance de 2030. En ce qui nous concerne, les interdictions de plastique pour les emballages de moins de 1,5 kilo pour les fruits et légumes, en dehors de quelques exceptions, sont déjà opérationnelles.
Notre message à destination du ministre était simple, consistant à dire : « Soyons suffisamment européens ». On évoque le fait qu’on ne voulait pas de surtransposition pour retirer ce décret et nous en remettre à l’évolution réglementaire qui serait décidée collectivement à l’échelle européenne, de manière à être strictement dans les mêmes conditions de compétitivité que les autres pays européens. Pour l’instant, nous n’avons pas de succès en la matière, ce qui nous étonne puisque quelque part, il n’y a pas d’effet budgétaire. Il suffit de dire : « Oui, c’est vrai, en plus l’Europe nous le demande, nous le retirons et nos filières de fruits et légumes frais évolueront en matière d’emballage au rythme de la réglementation européenne. »
Nous sommes agacés par la situation. Si tout le monde a envie de voir le rayon alimentaire baisser en termes de consommation de plastique, s’en prendre aux fruits et légumes frais s’accompagne d’un premier effet, que nous trouvons assez détestable, c’est que les consommateurs qui achetaient ces emballages de moins de 1,5 kilo, avec six pommes dans une barquette entourée d’un film plastique, ne peuvent plus le faire aujourd’hui. Nous avons mis en place des chaînes pour mettre ces six pommes dans du carton. L’effet commercial est assez dissuasif pour le consommateur puisque nous constatons des baisses de vente. Qualitativement, le carton n’a pas le même effet. Cette décision ne contribuera pas à faire baisser la quantité de plastique au rayon alimentaire, puisque le comportement du consommateur est dicté par la praticité et l’accessibilité. Cela amène plutôt à favoriser des modes de fruits de quatrième gamme, transformés, ultra-transformés, au détriment de la consommation des fruits et légumes frais.
Nous considérons que ce n’est pas l’objectif qui était souhaité. Tout le monde s’accorde à dire que la consommation des fruits et légumes frais devrait augmenter. Venir pénaliser spécifiquement les fruits et légumes frais au profit du transformé, du tout transformé, nous paraît être une aberration.
Intégrer l’évolution des règles telles qu’elles existeront à l’échelle européenne aurait déjà été une première marque d’acceptation. Il ne faut pas prendre les devants selon le théorème très franco-français qui dit que nous allons faire mieux que les autres et que les autres suivront. Entre-temps nous perdons en compétitivité et les autres ne suivent pas toujours.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Il a été dit au moment de la crise agricole que l’essentiel des tomates marocaines – je cite des informations publiques – couvrait essentiellement les importations diverses. L’accord avec le Maroc courait du 1er octobre au 1er mars ou au 1er mai, je ne sais plus, et donc visiblement couvrait cette saison.
Une action nationale de syndicats agricoles a été menée il y a quelques jours, fin avril, dans un certain nombre d’enseignes de la grande distribution. Cette action a montré, à un moment où il y avait une production française visiblement disponible et de qualité, des rayons occupés à plus de 50 % par des tomates marocaines importées. Dans le même temps, selon ces syndicats, des producteurs français de tomates de cette saison ne trouvaient pas preneur en France, avec des produits jetés à la poubelle. Ce sont des propos diffusés dans les médias.
Êtes-vous informés de ce problème et que vous inspire-t-il ?
M. Jean-Pierre La Noë. Bien sûr, nous sommes informés. Nous avons mené des actions, comme je le disais, pour étiqueter des barquettes d’origine marocaine. Les accords européens ne sont pas du tout respectés. Les tomates marocaines sont disponibles en France toute l’année. La grande distribution met ces tomates en avant dans ses linéaires, avec un prix très attractif. Le consommateur est trompé à cause de ce type d’emballage.
Nous ne pouvons pas faire grand-chose aujourd’hui, à part les actions engagées avec nos confrères espagnols et italiens pour faire pression sur la Communauté européenne.
Nous subissons vraiment le contrepoids de l’importation marocaine qui impacte notre marché. Nous sommes pratiquement autosuffisants en production dès la fin avril. La production française est autosuffisante, et ces produits viennent en concurrence, contribuent à la baisse des prix et détériorent le marché français.
Mme Lauriane Le Leslé. Depuis la semaine dernière, le marché de la tomate cerise s’est fortement dégradé et les producteurs ne comprennent pas pourquoi on retrouve du produit marocain à bas prix dans les étals, alors que leurs marchandises n’arrivent pas à passer en termes commerciaux.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous poserons ces questions à la grande distribution, mais elle dira que c’est la faute des autres.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Y a-t-il vraiment une production française qui n’est pas écoulée et qui, je reprends les termes de la fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) de l’Ille-et-Vilaine, « finit à la poubelle ». C’est l’élément le plus choquant dans un flot de choses choquantes, alors que des gens ont du mal à s’alimenter.
M. Jean-Pierre La Noë. Oui, des lots de tomates ont été jetés parce qu’on ne trouvait pas de clients en face. C’était le problème la semaine dernière, et même encore cette semaine. On est aussi confronté à des conditions climatiques qui ne sont pas très favorables pour la consommation des crudités. Mais si on enlevait les tomates marocaines, je pense qu’on serait autosuffisants. On n’aurait pas besoin de jeter nos tomates.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai lu un article du Point, rédigé par M. Pelras le 24 avril 2024, qui fait état d’un voyage du ministre de l’agriculture, M. Marc Fesneau, à Meknès pour le salon de l’agriculture marocain – Maroc, pays ami et peuple ami, il n’y a pas de problème… On apprend qu’à cette occasion, huit accords ont été conclus entre la France et des organisations professionnelles et des groupes d’intérêts agricoles français, portant sur la formation et visiblement aussi sur des opportunités de marché.
Confirmez-vous ces accords ? En avez-vous connaissance ? Faut-il attendre des conséquences sur les filières françaises ou européennes qui respecteraient moins mal les critères français ?
Je cite un passage de l’article : « Une stratégie marocaine qui consisterait non pas à nourrir les Marocains, mais à exporter exclusivement ». La stratégie du Maroc serait de cultiver pour exporter et d’importer pour nourrir sa population.
Nous apprenons aussi que le contingent de tomates autorisé à l’importation du Maroc vers la France aurait été soutenu par la FNSEA à travers son président de l’époque. Le Courrier de l’Atlas du 15 février 2012 nous indique qu’il y aurait eu un accord entre la FNSEA et le ministère marocain de l’agriculture. Je cite : « La FNSEA accorderait un soutien inconditionnel à la ratification de l’accord. »
Êtes-vous informés de ce soutien, qui a entraîné des conséquences pour la filière française ?
Nous apprenons que l’accord consisterait à exporter des céréales françaises en échange de tomates marocaines. De mon point de vue, ce sont des informations consternantes.
Puis-je connaître votre réaction ?
M. Jean-Pierre La Noë. Vous avez tout à fait raison, ce sont les retours que nous avons, pas forcément officiels. Un de nos collègues adhérents de l’AOP était présent en tant que représentant de Légumes de France au Maroc. Il a été mis un peu de côté lors de certaines entrevues entre le ministre et les autorités marocaines, mais il est intervenu en notre faveur auprès des Marocains pour se plaindre du problème de respect des taxes compensatoires et des quotas.
Je pense que la tomate devient un produit d’échange entre les céréales et les tomates marocaines. C’est un peu dommageable pour notre profession, mais je confirme vos dires et ce qui a été écrit aussi dans la presse.
J’ajoute que les tomates marocaines sont produites dans l’enclave mauritanienne, à Dakhla. Les accords sont normalement signés entre le Maroc et la Communauté européenne, et non entre le Sahara occidental et la Communauté européenne. Un vrai débat se pose. Une plainte a été déposée il y a quelques années. Le dossier doit être abordé en juin.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai lu que des sociétés françaises avaient des intérêts dans les exploitations marocaines, notamment deux entreprises, Savéol et Idyl, qui auraient des capitaux dans des sociétés d’exploitation marocaines et seraient à la fois des acteurs économiques en France et au Maroc, ce qui peut interroger compte tenu du conflit avec les productions bretonnes, plus ou moins liées à Savéol – en tout cas, c’est ce que j’ai compris, je mets cela au conditionnel. Nous apprenons que ces entreprises auraient tenté de rassurer les autorités françaises en prenant l’engagement de passer en 2028 le salaire des ouvriers marocains de 1 euro de l’heure à 1,50 euro. Il faut quand même informer ceux qui nous regardent de leur grande générosité. Ils utiliseraient, je cite, « des pesticides interdits de longue date en France ».
M. Jean-Pierre La Noë. Il y a une trentaine d’années, des producteurs sont partis au Maroc, mais n’y sont plus présents depuis au moins une vingtaine d’années. Il n’y a plus de capitaux français, nous pouvons vraiment l’affirmer, parce que nos adhérents se composent des opérateurs français, dont Savéol. Je peux vous dire que ce sont franchement des mensonges repris dans la presse. À l’origine, des Français sont allés travailler au Maroc, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Mme Lauriane Le Leslé. Les opérateurs français sont allés au Maroc pour assurer une production en hiver. Finalement, travailler avec les Marocains s’est révélé trop compliqué, et c’est la raison pour laquelle ils ont abandonné.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je vous remercie pour ces informations qui permettent de rétablir certaines vérités, parce que ces informations étaient disponibles à des dates récentes et évoquaient des consortiums avec des hommes d’affaires marocains.
Je voudrais passer au sujet des pommes et des poires. Vous avez abordé le sujet de la francisation. Pourriez-vous y revenir ? Vous codéveloppez des moyens techniques et scientifiques pour identifier cette francisation.
Si j’ai bien compris, il s’agit essentiellement de fraudes de Belgique et des Pays-Bas, en tout cas pour la poire, donc au sein du marché commun. J’aimerais comprendre pourquoi on a besoin d’utiliser des outils d’une telle complexité. Nous pourrions le comprendre pour des pays pour lesquels les autorités européennes ne sont pas souveraines. Il est très difficile de contrôler ce qui se passe au Brésil ou au Canada. Comment expliquer que l’on ait besoin d’outils scientifiques assez poussés ? Je ne connais pas leur coût. Le coût unitaire pour une pomme ou une poire me paraît quand même exorbitant. Pourquoi n’est-ce pas contrôlable au sein du marché commun, d’autant que la Belgique et les Pays-Bas ne sont pas des démocraties fragiles ?
M. Pierre Venteau. De façon très concrète, ce n’est pas une question de relation entre États, c’est une question d’intérêts purement financiers. On est incapable d’en mesurer l’ampleur, tout simplement parce que les choses sont sans doute très bien faites. Cette méthode représente un investissement de 50 000 à 60 000 euros par an. Nous la testons beaucoup pour alimenter la base et déterminer le profil de résonance magnétique de la poire produite dans telle région de Belgique, dans telle région des Pays-Bas, mais nous suivons aussi l’Italie, l’Espagne, et naturellement les régions françaises.
Nous procédons à de nombreuses analyses et la base s’étalonne petit à petit. Vous donnez des chiffres sur l’ampleur de la fraude sera possible quand la base aura été suffisamment affinée pour pouvoir générer des contrôles aléatoires sur le territoire français, contrôles aléatoires qui sont très demandés par la grande distribution, parce qu’ils ont le sentiment de se faire un peu avoir.
Je vais vous dire pourquoi ils se font un peu avoir. La différence de compétitivité-prix concernant la poire est majeure avec la Belgique et les Pays-Bas. C’est une réalité. Nous pouvons trouver des poires d’origine de ces pays-là à des tarifs qui sont de 30 à 40 % moins cher à la même saison que des poires d’origine France. Une fois que l’on a mis le drapeau français ou le code d’origine France, elles valent le même prix vendu au distributeur qu’une poire française. Ce n’est pas une question de contrôle ou de discussion entre États, il s’agit simplement de gens qui fraudent. Ils achètent de la poire belge ou néerlandaise, ils la transportent en France, ils changent les emballages et l’identification, la poire devient française et elle gagne de 25 à 35 %, sans rien faire à part cela. Il y a eu une expérience sur le kiwi et nous sommes dans cette situation.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Si vous avez davantage d’informations détaillées à communiquer sur cette francisation, je serai preneur pour la commission. Je trouve que c’est un problème intéressant, même pour la lutte contre la fraude en général.
La variété de pomme la plus connue, sans faire de publicité, est la Pink Lady. Ma question porte sur la répartition de la valeur dans ce genre de montée en gamme. Comment la valeur est-elle répartie quand un exploitant français utilise cette variété et la produit ? Est-ce plus cher qu’une autre variété ? Quels sont les prix du marketing ? À travers cette montée en gamme, au regard des coûts liés à cette variété particulière qui bénéficie d’une importante publicité, les producteurs s’y retrouvent-ils à la fin ?
J’ai lu dans des ressources sérieuses qu’à l’inverse, pour l’entrée de gamme en France, voire le premier prix, certaines pommes sont étrangères. Si elles étaient produites dans les conditions dans lesquelles elles sont produites dans ces pays étrangers, elles seraient considérées en France comme des déchets ou juste bonnes à faire autre chose, en tout cas pas destinées à la grande consommation. Est-ce vrai ?
M. Daniel Sauvaitre. Au début des années 2000, une expérience réussie de production de la variété Pink Lady avec une organisation solide a assuré la maîtrise de l’évolution de l’offre. Une forte promotion et des prix conseillés ont contribué à réussir cette opération. Aujourd’hui encore, la rentabilité pour le producteur de cette variété reste correcte, même si elle est variable en fonction de la performance de l’arboriculteur selon ses conditions de sol ou de climat. Il nous est arrivé de dire que l’équilibre financier du verger de pommes français a été largement soutenu par la réussite de ce que les producteurs ont su faire ensemble en faveur de cette variété.
L’arrivée de pommes polonaises sur notre marché se fait à conditions réglementaires équivalentes, c’est-à-dire que ces pommes, quand elles répondent à la nécessité d’être identifiées en catégorie, en calibre et en termes de normes de résidus, doivent être conformes. Nous faisons confiance à la DGCCRF pour vérifier que c’est bien le cas. En revanche, l’itinéraire technique qui a été suivi en Pologne n’est pas le même que celui suivi en France. Si jamais nous avions la possibilité de suivre le même itinéraire technique, nous aurions sans doute un prix de revient plus faible. En tous les cas, cela leur donne sur notre marché un avantage concurrentiel tout à fait important, même si c’est moins vrai cette année puisque les producteurs polonais sont en grave difficulté. Ils m’invitent régulièrement pour confronter nos analyses et ils ont terriblement souffert. Les prix auxquels ils accèdent au marché français ont nettement augmenté, mais quand nous nous sommes inquiétés de l’arrivée forte des pommes polonaises, on va dire qu’à référence qualitative égale, elles étaient à moitié prix, parfois même à 40 % du prix. Ils sont de retour à hauteur de 75 % du prix.
Nous considérons que nous avons toute notre place pour produire en Europe puisque, malgré ces différences de conditions de production, chaque pays a ses contraintes et ses problématiques qui font que le match n’est pas perdu pour la pomme française, à condition de faire quelques efforts pour nous aider à être compétitifs au niveau permis par la réglementation européenne.
Comme cela a été dit, nous avons le consommateur avec nous. Dès lors qu’il y a une identification claire de l’origine, les consommateurs français et les distributeurs français jouent totalement l’origine France. On a besoin d’identification claire, on a besoin de conditions de production qui soient au niveau de ce qui peut être fait en Europe et non pas avec des contraintes supplémentaires en France qui nous disqualifient.
M. Serge Muller (RN). Je suis élu d’une circonscription où il y a des vergers, le Bergeracois. Plusieurs produits apparentés à des néonicotinoïdes sont encore homologués dans les pays voisins. Je pense par exemple à l’acétamipride utilisée par les producteurs de pommes italiens, mais interdite en France. En tout, six insecticides sont utilisés en Italie contre un seul en France. Cette logique est contre-productive, car les insectes ravageurs développent plus facilement des résistances contre une molécule unique. Beaucoup de producteurs de pommes ont demandé des dérogations au pouvoir public. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Confirmez-vous que, comme dans beaucoup de secteurs, la France joue à armes inégales contre ses concurrents du marché européen ?
M. Daniel Sauvaitre. J’ai un verger à vingt kilomètres de Bergerac, je vous confirme que ce que vous dites est non seulement parfaitement vrai, mais c’est ce que nous rabâchons en permanence à tous les interlocuteurs que nous pouvons avoir aujourd’hui. Il y a des substances qui sont parfaitement autorisées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA), l’agence sanitaire à qui a été confié le soin d’autoriser ou de ne pas autoriser les matières actives.
En France, une loi de 2016 a choisi d’interdire des substances néonicotinoïdes, dont l’acétamipride, qui a bénéficié d’un renouvellement d’autorisation pour quinze ans. Selon son cahier des charges, l’AESA a considéré qu’il était légitime de réautoriser cette substance. Nous n’y avons pas droit. Il se trouve qu’un décret de 2019 est venu étendre l’interdiction des néonicotinoïdes aux apparentés. Deux autres matières actives ont été considérées comme apparentées aux néonicotinoïdes, le sulfoxaflor et le flupyradifurone.
Ces trois matières actives sont très efficaces contre le puceron. Nos collègues en Europe ont accès à ces substances puisqu’elles sont autorisées. Elles nous sont interdites. C’est là que notre problème de souveraineté devient terrible, puisque nous voyons le mur de l’impasse se dresser. L’an prochain, la seule matière active que nous pourrons utiliser contre le puceron cendré, le spirotétramate de Movento, ne sera plus représentée à l’autorisation par la firme, qui considère qu’elle n’aurait pas forcément le renouvellement de son autorisation. Nous allons nous retrouver sans cette substance active et sans les autres.
Nos collègues européens, quand je les rencontre, m’expriment leur surprise. Pour nous, pas très loin de Bergerac, c’est-à-dire dans mon verger ou un peu plus haut dans le Limousin, ici ou là, nous voyons des producteurs désespérés qui, dès aujourd’hui, avec le peu de moyens dont ils disposent, voient leur récolte « puceronnée » à l’arrivée, ne permettant pas à leur verger d’être rentable tellement la qualité est moche.
J’ai entendu des producteurs dire : « Je ne recommencerai pas une année de plus, je ne peux pas me permettre de passer l’année à faire tout ce que je peux pour avoir de beaux fruits et ne pas être capable d’assurer cette qualité, donc je préfère renoncer. »
Aujourd’hui, les choix franco-français nous mettent en difficulté, avec la possibilité, je le dis clairement, d’une disparition économique du verger français à cause d’un puceron qui empêche une récolte de qualité. Je peux d’autant plus facilement être compris que cela a été vécu par le secteur de la betterave, contraint de multiplier les interventions et de demandes de dérogation pour le Movento.
Des micro-expériences montrent qu’on a réussi avec telle variété ou avec l’azadirachtine, très appréciée des producteurs biologiques. Nous avons cette substance chaque année en dérogation. Du jour au lendemain, on pourrait perdre ces dérogations et on me dit même aujourd’hui que cette substance active est quasiment devenue plus importante que le Movento. S’il n’y a plus de Movento ou d’azadirachtine en dérogation, il n’y a plus de pommes en France.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Il y a quelques années, certaines forces politiques avaient dit publiquement que la valeur nutritionnelle des fruits et des légumes s’était effondrée. Exemple à l’appui, la pomme aurait perdu cent fois sa valeur en vitamine C. Confirmez-vous ces affirmations ou pas ?
M. Daniel Sauvaitre. Je ne suis pas scientifique, mais je m’autorise à dire une vérité absolue : ce sont des bêtises, cela n’a aucun sens ! Quelque part, la nature fait qu’un pommier reste un pommier. Je peux très bien être en 1940, avoir mis trop de fumier auprès de mon arbre et avoir une production trop forte qui fait que mon fruit est insipide, pas mûr et avec peu de valeur nutritive. Je peux être en 2024 avec un verger écoresponsable, comme nous en faisons la promotion, où les excellents arboriculteurs de mon association savent comment avoir la juste approche de la fertilisation, de la taille, de la charge, qui fait que les fruits sont savoureux avec une excellente valeur nutritive et que la variété va y être pour beaucoup.
Nous n’aurons pas le même taux de matière sèche avec une canada grise, mais les choses n’ont pas changé. La nature est terriblement stable.
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La commission procède à l’audition de M. Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous terminons notre journée avec une audition importante, celle de M. Pascal Lamy, commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 2005 à 2013.
Monsieur Lamy, je vous remercie de vous être déplacé et je vous présente, au nom de l’ensemble des députés de la commission, nos excuses pour ce retard.
Je tiens à préciser que vous n’avez pas été en charge directement, durant votre carrière européenne et internationale, de sujets agricoles, mais la question du commerce international et du libre-échange est omniprésente dans les discussions agricoles et notamment dans les débats nourris en France depuis le mois de janvier. De façon tout à fait naturelle et transpartisane, nous avons souhaité vous auditionner pour vous poser des questions sur votre vision du rapport entre agriculture, commerce international et libre-échange.
Vous pourrez nous faire part de votre expérience, à la fois à la Commission européenne et à l’Organisation mondiale du commerce, des discussions qui se sont tenues à la fin des années 1990 et entre les années 2000 et 2010. Ces questions font parfois l’objet de beaucoup d’idées reçues et, comme praticien de tous ces sujets, il sera intéressant que vous nous expliquiez de façon plus concrète comment se déroulent les négociations internationales et quels sont leurs impacts sur les sujets d’agriculture.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Pascal Lamy prête serment.)
M. Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Je m’exprime ici à plusieurs titres, ceux que vous avez mentionnés, auxquels j’ajouterai ma fonction de directeur de cabinet de Jacques Delors pendant dix ans, au moment où la Politique agricole commune (PAC) a connu de grands changements, puis en effet comme commissaire au commerce et comme directeur général de l’OMC.
Voilà pour le passé. Il y a un présent, qui est ma position de vice-président de l’institut Jacques Delors de Bruxelles, dénommé Europe Jacques Delors et qui a répondu de manière extrêmement détaillée au questionnaire parlementaire sur la souveraineté alimentaire qui lui a été envoyé l’année dernière. Cette réponse a été faite en juillet dernier et donc, inévitablement, nous allons retrouver quelques parentés.
Je suis par ailleurs président du conseil d’administration de l’Institut international de la recherche sur les politiques alimentaires, qui est le principal centre du réseau Consultative Group on International Agricultural Research (CGIAR), un réseau de recherche agricole et agronomique d’une quinzaine de centres regroupant à peu près dix mille chercheurs. La base de ce réseau est à Montpellier, en France.
Je vais consacrer ce bref propos introductif à un survol rapide du sujet agroalimentaire, en commençant par le monde, en zoomant sur l’Europe et enfin sur la France, dont j’ai bien compris que c’est votre objet principal, mais il est vrai aussi que, des trois niveaux, c’est celui pour lequel mon niveau d’expertise est le moins profond.
En résumé, je dirai que le principal défi dans l’ordre agroalimentaire mondial est celui de la sécurité alimentaire. Au niveau européen, il s’agit de la soutenabilité environnementale du modèle agroalimentaire. Enfin le principal problème français, tel que je le vois, est lié à la compétitivité de la filière agroalimentaire.
J’énonce ce que sont à mon avis les principaux défis. Ce ne sont pas les seuls, ils se combinent avec d’autres, mais c’est ainsi que je me résumerai, en quelque sorte.
Les grands problèmes des systèmes agroalimentaires mondiaux tiennent aujourd’hui aux pressions croissantes et parfois contradictoires auxquelles ils sont soumis. Pour rester simple, ce sont les pressions démographiques, climatiques, géopolitiques et sanitaires.
Ces quatre grands sujets suscitent des attentes de ceux qui doivent bénéficier de systèmes agroalimentaires performants et définissent le problème de la sécurité alimentaire mondiale à venir, notamment pour la partie la plus mal nourrie de la population. Comment, dans ces conditions de pression et de difficulté croissantes, assurer suffisamment de sécurité alimentaire ? Je pense que la réponse réside au niveau macro mondial, si je puis dire, dans un équilibre difficile à trouver entre l’ouverture et la protection.
Il y a de bonnes raisons de penser qu’un système agroalimentaire mondial performant a besoin de beaucoup d’ouverture et de marchés internationaux profonds, notamment pour fournir des alternatives en cas de crise. C’est le cas d’ailleurs pour les grands marchés de céréales, d’oléagineux ou du sucre. C’est moins le cas pour un marché comme celui du riz, par exemple, où la partie de la production échangée est plus faible et où les prix ont beaucoup plus rapidement des conséquences sur la sécurité alimentaire des populations, notamment les plus pauvres.
L’autre mérite à l’ouverture des échanges en matière agroalimentaire repose sur le fait que les pays en développement affichent des avantages comparatifs dont il est normal qu’ils aspirent à profiter.
Il y a aussi de bonnes raisons d’avoir un volet de protection. Les vertus que l’on prête en général à la division internationale du travail ne sont pas forcément applicables dans le cas de l’agriculture, qui comporte un certain nombre de spécificités, parmi lesquelles la non-mobilité du capital, les saisons ou l’impossibilité de s’arrêter en cours de route dès lors que vous avez planté quelque chose au prétexte que cela se vend mal.
L’agriculture et l’alimentation constituent une ressource absolument essentielle et s’accompagnent d’une très grande sensibilité politique, qu’il s’agisse des producteurs ou des consommateurs. Ce sujet du bon équilibre est à mon avis central et représente la clé d’une sécurité alimentaire pour l’avenir.
J’en viens au niveau européen.
À mon avis, la vraie question est celle du verdissement, qui est le principal problème – pas le seul, je vais en évoquer un ou deux autres. Cela tient au fait que le système agroalimentaire européen est en retard sur la transition climatique et en matière de biodiversité, compte tenu d’une empreinte environnementale excessive.
Du point de vue de la marche du Pacte vert européen et de la décarbonation des économies, l’agroalimentaire accuse un retard sur le reste des systèmes de production de biens et de services. Il n’y a pas de problème quantitatif, ni même vraiment qualitatif au niveau européen. Notre excédent commercial apparaît tout à fait copieux et a d’ailleurs considérablement augmenté au cours des dernières décennies. Les accords commerciaux, de mon point de vue, ne sont pas un problème. D’aucun des accords multilatéraux ou bilatéraux dans lesquels s’est engagée l’Union européenne n’a résulté autre chose qu’un bénéfice pour l’économie européenne, y compris sur le plan agricole.
Les défis, à mon avis, sont ailleurs. Il y en a deux dans les années à venir. Le premier est un défi budgétaire. On s’approche d’une révision de la programmation pluriannuelle du budget européen et, cette fois-ci, d’autres priorités se sont imposées, pas forcément d’ailleurs parce qu’on le souhaitait, comme la guerre en Ukraine ou la nécessité de se muscler sur le plan de la défense et sur le plan de la politique industrielle. La partie du budget européen consacrée au soutien, assez considérable comme vous le savez, sera en concurrence avec d’autres priorités, ce qui augure des discussions politiques difficiles.
Par ailleurs, si l’Ukraine rejoignait l’Union européenne, elle en deviendrait la principale puissance agricole, ce qui est inconcevable en l’état actuel de la Politique agricole commune. Cette entrée ferait exploser tous les compteurs. La nécessité environnementale, les perspectives budgétaires, probablement de restriction, et l’adhésion de l’Ukraine vont entraîner une réforme de la Politique agricole commune.
Il y a de bonnes raisons de la mener, mais il reste à en faire la plus grande partie, notamment en inventant des moyens qui aujourd’hui n’existent pas de rémunération de la performance environnementale d’une agriculture soutenable. On sait un peu pénaliser les externalités négatives. On ne sait pas aujourd’hui rémunérer les externalités positives et c’est un champ très important pour l’avenir. Je suis de ceux qui pensent qu’il faudra bien un jour rééquilibrer les aides entre les plus grandes exploitations et les plus petites. Ce sont des propositions de plafonnement que la Commission a faites depuis longtemps et auxquelles les États membres, à commencer par la France, se sont toujours opposés. Je pense que le moment est venu de revenir sur cette question.
Nous allons sans doute parler de problèmes de concurrence déloyale vis-à-vis d’un certain nombre d’importations. Je ne range pas ce sujet dans les problèmes, puisque la législation, les règles européennes, imposent aux importations des normes qui sont les mêmes que celles de la production européenne. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problèmes de contrôle. Il y a des problèmes de contrôle. Simplement, les problèmes de contrôle sont de la responsabilité des États membres, qui ont toujours soigneusement veillé à ce que les compétences européennes n’empiètent pas sur leur propre capacité de contrôle.
Pour terminer cette introduction, j’aborde le niveau français. Je pense que l’essentiel de notre problème est un problème de compétitivité. Je ne crois pas que nous ayons un problème de sécurité alimentaire, puisque l’Europe n’en a pas. Nous constatons depuis un certain nombre d’années une dégradation de la compétitivité agroalimentaire française. Il nous reste un solde positif, mais il est beaucoup moins important qu’il ne l’était par le passé. L’Espagne laisse voir un solde positif extérieur agroalimentaire qui est le double du nôtre, avec un tiers de superficie agricole en moins. Cet exemple montre que notre performance est devenue médiocre.
Vous avez sans doute eu le temps de vous pencher longuement sur les raisons. J’en vois trois, pour rester très simple.
La première est celle des coûts salariaux, beaucoup plus importants que chez nos concurrents européens et, a fortiori, dans le reste du monde dans la plupart des cas. C’est vrai non seulement pour la production agricole, mais aussi pour une grande partie de la filière qui dépend de l’industrie agroalimentaire et même de la distribution.
La deuxième raison tient, et c’est assez connu, à la surtransposition des normes européennes, de précaution dans le cas français, en matière sanitaire et phytosanitaire. Cette réalité a été constatée et chiffrée à de nombreuses reprises. Elle est, de mon point de vue, regrettable.
Enfin, par rapport à nos voisins, il subsiste des tensions permanentes à l’intérieur de la filière de production, de transformation, de distribution et de consommation, malgré des tentatives comme la loi Egalim. De ce point de vue, le système français, selon moi, n’est pas au point quand on le compare à d’autres.
Pour ne pas rester seulement dans l’analyse et dans le diagnostic, j’émets trois recommandations. Au niveau mondial, nous avons besoin d’un système plus performant, plus précis, plus organisé de prévention des crises agroalimentaires. Pour des raisons climatiques et d’autres, notamment géopolitiques, on l’a vu avec la guerre en Ukraine, nous allons au-devant de crises plus nombreuses, plus fortes, et il faut s’y préparer. Un travail de prévention doit être mené.
Au niveau européen, l’urgence est de sortir de la polarisation entre les Verts et les représentants des professions agricoles qui a dominé la dernière législature. C’est ce qui explique ce qu’il faut bien appeler l’échec de la stratégie De la ferme à la fourchette que la Commission a proposée, mal pensée et mal gérée. Il faut d’urgence revenir sur cette question. Sans doute faut-il accélérer la mutation des systèmes d’aides vers des pratiques environnementales meilleures et sans doute aussi réorganiser les disciplines sur les contrôles. Je suis en faveur de dispositifs européens qui obligeraient les États membres à faire des contrôles.
S’agissant de la France, il faut résister à la tentation du recouplage des aides, à laquelle notre pays a cédé depuis quelque temps. Pourquoi ? Parce que le recouplage des aides, c’est donner à nos concurrents qui ont des facilités budgétaires meilleures que les nôtres des avantages comparatifs dans les secteurs où nous en avons. Je prends un exemple, celui du sucre. Grâce au recouplage national autorisé au cours de la dernière réforme, on a donné à nos concurrents européens des moyens qu’ils n’avaient pas de nous faire concurrence. Je pense que ce n’est pas la bonne voie. Il vaut mieux mettre en valeur nos avantages comparatifs et nous en avons deux. Le premier est le faible prix de notre foncier en relatif et le deuxième est la très grande qualité de notre recherche agronomique. Je pense qu’il y a encore beaucoup à faire pour que la qualité de ce que produit notre science agronomique soit mise au service d’une meilleure performance du système français.
Mon exposé est inévitablement schématique, c’est la loi du genre pour une intervention contrainte par le temps, mais il va de soi que je suis maintenant disponible pour répondre à toutes vos questions.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Je souhaite aborder plusieurs sujets avec vous, en commençant par des points de définition de concepts.
Une confusion est souvent faite entre commerce international et libre-échange. Je suis très frappé par cet aspect dans nos auditions. Vous qui avez baigné dans ce milieu pendant très longtemps, pouvez-vous nous réexpliquer quelles réalités recouvre le commerce international et quelles réalités recouvre le libre-échange ? Sur quel socle ces notions se recoupent et en quoi sont-elles divergentes ? Nous n’avons pas reçu d’explications très claires ces deux derniers mois et peut-être que l’ancien directeur général de l’OMC pourra les apporter.
M. Pascal Lamy. C’est une très bonne question. Depuis que je m’occupe de ces sujets, c’est-à-dire il y a à peu près une trentaine d’années, jamais je n’ai prononcé en public le mot de libre-échange. Pourquoi ? Parce que cela n’existe pas. C’est un concept, c’est une notion, c’est une catégorie de la pensée humaine, qui est très pratiquée dans les débats philosophico-politiques, dont on se sert volontiers pour asséner tel ou tel coup, mais cela n’a pas de réalité, il n’y a pas de libre-échange. Il y a des échanges qui sont plus ou moins ouverts, mais l’échange international est toujours contraint par tel ou tel facteur.
Historiquement, d’ailleurs, le principal facteur qui a contraint la marche vers davantage d’ouverture des échanges, c’est tout simplement la distance, qui pendant des siècles a été un problème, et puis elle a disparu quand on a inventé le gouvernail d’étambot, puis la machine à vapeur, l’avion et internet.
Donc, le principal obstacle historique à l’ouverture des échanges a fondu petit à petit. Il en reste d’autres qui tiennent à des préférences locales – en matière agricole, c’est beaucoup plus évident que pour les chaussettes ou les vélos. La question fondamentale consiste à savoir si, dans ce domaine comme dans d’autres, l’ouverture des échanges procure des effets bénéfiques en termes de bien-être des populations.
La théorie économique vous dit oui. C’est ce qui a été établi par M. Ricardo et M. Schumpeter, à des époques qui ne sont pas tout à fait les mêmes. Si vous faites quelque chose de mieux que moi et si je fais quelque chose de mieux que vous, nous avons intérêt à l’échange, pas parce que je vous aime bien ou parce que vous m’aimez bien, mais parce que je vais bénéficier de votre savoir-faire et vice versa, et donc comme disent les Anglo-Saxons, cela va être « win-win », gagnant-gagnant. Je vais bénéficier de votre avantage comparatif et vous du mien. C’est l’explication de M. Ricardo. M. Schumpeter ajoute que ceux qui chez vous font moins bien que ce que je fais et qui, chez moi, font moins bien que ce que vous faites ne vont pas être contents, parce qu’ils vont devoir, sous l’effet de cette concurrence, se repositionner.
Effectivement, c’est ce repositionnement et cette réallocation des facteurs de production qui rendent les deux systèmes plus efficaces dès lors qu’ils échangent. C’est la théorie, je la résume.
En matière agroalimentaire, les vertus que l’on peut prêter à ce système ne sont pas forcément là, parce qu’il y a des hypothèses, par exemple celle de la mobilité du capital. En matière agroalimentaire, il y a très peu de mobilité du capital. C’est aussi l’hypothèse des saisons. Si je plante mon champ, j’en ai pour un an. Si je fabrique des chaussettes et que la mode change, je change ma production du jour au lendemain pour m’adapter à la mode.
Dans quelles conditions l’ouverture des échanges procure-t-elle ces bénéfices de bien-être ? Étant entendu qu’une fois que les systèmes de production qui s’internationalisent produisent ce genre d’efficience, c’est-à-dire de croissance, la manière dont tout cela est réparti n’appartient pas à la gestion des systèmes des échanges. C’est une affaire beaucoup plus domestique de redistribution. Combien d’impôt pour les riches et pour les pauvres ? Combien de couverture de système de sécurité sociale ? Ce sont des choses de l’ordre de la répartition de ce bénéfice que permet l’ouverture des échanges. Je l’ai souvent dit en public et on me l’a parfois reproché, l’ouverture des échanges est efficace et douloureuse. C’est efficace parce que c’est douloureux et c’est douloureux parce que c’est efficace. Les systèmes de production sont obligés de mieux allouer les facteurs et donc de produire davantage avec des facteurs constants.
Je répète qu’en matière agroalimentaire, pour un certain nombre de raisons, l’exercice s’avère plus compliqué, ne serait-ce que pour des raisons culturelles, alors que c’est assez évident si vous fabriquez des chaussettes ou des vélos. La relation des peuples à leur alimentation est fondamentalement différente, émotionnellement, culturellement, parfois d’ailleurs religieusement, de la relation qu’ils ont avec leur vélo ou avec leurs chaussettes.
M. le président Charles Sitzenstuhl. En revenant à la séquence politique que nous vivons en France et en Europe sur l’agriculture depuis quelques mois, le libre-échange, puisque c’est dit en ces termes dans le débat public, fait un peu figure de bouc émissaire. Il est paré de tous les maux.
Comment envisagez-vous ce débat ? Que pensez-vous de ce concept de libre-échange qui est très attaqué de part et d’autre dans le débat public, de la part de familles politiques différentes ? Qu’est-ce que cela vous inspire aujourd’hui, en 2024 ?
M. Pascal Lamy. J’appartiens à une tradition philosophique qui se méfie des boucs émissaires. Comme vous venez de le dire, ce mot de libre-échange est un concept. Pour répondre à votre question, nous ne sommes pas ici pour faire de la philosophie, je regarde les chiffres. Je constate que dans la mesure où l’Union européenne a ouvert ses échanges agricoles – ce qu’elle a fait progressivement, doucement, prudemment –, elle en est très gagnante. Ce sont 70 milliards d’euros d’excédent commercial extérieur et ce n’est pas un hasard. Globalement, l’agriculture européenne importe et exporte, elle produit, et il en résulte davantage de valeur que nous exportons parce que nous sommes compétitifs vers le reste du monde. De ce point de vue, l’ouverture des échanges est bénéficiaire pour le système agroalimentaire européen. C’est ce que nous disent les chiffres.
Je crois que de temps en temps, il faut sortir des débats conceptuels et atterrir sur les chiffres, qui représentent de mon point de vue la meilleure approche. Je reconnais que je raisonne en économiste, mais c’est quand même la meilleure approche pour appréhender la réalité.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Pour continuer sur le sujet du libre-échange, j’ai retrouvé des propos que vous avez tenus en 2017 sur Europe 1. Vous disiez, je vous cite, « Il n’y a aucune raison de craindre le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) ». Je précise la focale parce que le CETA fait partie des sujets dont on discute beaucoup depuis plusieurs semaines en France. Vous aviez raison si je m’en tiens aux chiffres.
Par rapport au traité avec le Canada, quelle est votre lecture de ce qui s’est passé depuis dix ans ? Que vous inspire tout le débat autour de ce traité ?
M. Pascal Lamy. Ma réponse est la même que la précédente. C’est ce que j’ai dit en 2017, mais, en 2017, je n’avais pas les chiffres. Aujourd’hui, je les ai. Ils disent que le CETA, qui n’a pas été ratifié mais qui obéit à une pratique consistant à mettre en œuvre une application provisoire, fonctionne.
Je sais que vos collègues sénateurs n’ont pas voté en ce sens. Nous pourrons d’ailleurs nous interroger pour savoir s’il est utile de faire ratifier par les parlements nationaux la partie des accords qui est de compétence strictement communautaire. De ce point de vue, je suis du côté de la Cour de justice des communautés européennes et c’est d’ailleurs à peu près ce que j’ai essayé de faire quand j’étais commissaire européen pour distinguer les compétences communautaires et les compétences nationales. Le CETA prouve, chiffres en main, qu’il est bon pour l’économie européenne en général, y compris l’agroalimentaire.
De mon point de vue, cela suffit à traiter ce que nous entendons parfois, et même encore récemment dans la bouche du Président de la République française. Je parle de cette idée consistant à dire que le secteur agroalimentaire sert de « variable d’ajustement » dans les accords commerciaux. Ce n’est pas la réalité, ce sont des rumeurs, ce sont des choses qui se disent mais que rien ne vérifie dans la réalité.
M. le président Charles Sitzenstuhl. D’un accord à l’autre, nous allons parler du Mercosur. On m’a transmis l’entretien que vous avez accordé aux Échos le 4 décembre 2023 à propos du Mercosur. Vous êtes interrogé sur la sensibilité de l’opinion publique française, et je vous cite textuellement : « L’équilibre du texte est bon. Ce que l’Europe gagne sur les services, les biens industriels et l’ouverture des marchés publics vaut bien quelques tonnes de bœuf. Je vois bien en France se dessiner un front entre certains Verts et certains milieux agricoles, je respecte leur considération, mais la politique consiste à faire des choix. Or là, on doit choisir entre une stratégie de long terme et des réflexes de court terme. »
S’il y a un accord qui défraie encore plus la chronique dans le débat français que le CETA, c’est l’accord avec le Mercosur, avec d’ailleurs des prises de position du gouvernement français, voire de l’opposition. Cela dure depuis plusieurs années, ce n’est pas récent.
Sur l’accord avec le Mercosur, beaucoup plus vaste que le CETA, quels sont vos arguments pour dire que nous serions gagnants ? Votre phrase pourrait être perçue difficilement par les éleveurs : « Ce que l’Europe gagne sur les services, les biens industriels et l’ouverture des marchés publics vaut bien quelques tonnes de bœuf. » Pouvez-vous approfondir votre vision de l’accord Union européenne-Mercosur ?
M. Pascal Lamy. Très volontiers. Je vais résister à la tentation de la provocation, mais le Mercosur, c’est mieux que le CETA. On s’approche du moment où le respect des accords de Paris sur l’environnement devient une clause essentielle dans les accords, c’est-à-dire qu’il faut que le Brésil fasse ce qu’il a dit qu’il ferait – et que personne ne le contraint à faire, puisque comme vous le savez, l’accord de Paris est une juxtaposition d’engagements nationaux qui ne sont pas contraints au plan global. L’avantage d’un accord comme celui avec le Mercosur est qu’il va obliger le Brésil à faire ce qu’il a dit qu’il ferait et qu’il a été assez tenté de ne pas faire avec le président Bolsonaro, ce qui semble-t-il n’est plus le cas avec le retour du président Lula.
L’accord avec le Mercosur obéit à cette structure typiquement européenne. L’Union européenne bénéficie d’un avantage dans la signature d’accords commerciaux qu’aucun autre n’a sur cette planète. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous sommes le plus gros marché du monde. Nous sommes moins nombreux que les Chinois mais nous sommes beaucoup plus riches. Nous sommes beaucoup moins riches que les Américains mais ils sont beaucoup moins nombreux que nous. Si vous multipliez la surface par la profondeur, c’est-à-dire le nombre d’habitants, de consommateurs, par leur pouvoir d’achat moyen, nous sommes le plus beau marché du monde. Un petit bout du plus beau marché du monde se vend cher, se vend bien quand on sait négocier, et les négociateurs européens, en général, savent négocier. Pour un petit morceau de ce gros marché, vous obtenez un plus gros marché, un plus gros morceau d’un marché plus petit. Si ce marché plus petit a l’avantage, à la différence du marché européen, d’être en croissance de 4 ou 5 % par an, alors que le nôtre, c’est de l’ordre de 1 ou 2 %, le bénéfice est double.
Il faut bien comprendre que, stratégiquement, l’Union européenne a un intérêt à cela, et il se double du fait que nos perspectives de croissance dans les dix ans à venir, hélas, pour un certain nombre de raisons, s’établissent au mieux entre 1,5 et 2 %, alors que les perspectives de croissance mondiale dans les dix ans à venir se situent autour de 5 %. Les autres marchés se développent trois fois plus vite que le nôtre. Nous avons donc un intérêt objectif à aller chercher de la croissance auprès de ces marchés.
C’est le cas du Mercosur, avec, encore une fois, un avantage sur le CETA, qui est qu’il est meilleur sur le plan environnemental, même s’il reste un certain nombre de points à négocier.
Quant aux tonnes de bœuf, ce sont quelques tonnes en pourcentage de la consommation européenne de viande. Le pourcentage disponible pour des accords commerciaux extérieurs est plafonné à 4 % de la consommation intérieure, et c’est le cas pour tous les produits sensibles, la volaille, le bœuf, le sucre, qui sont les trois principaux, qui sont ceux d’ailleurs que l’Union européenne protège le plus. Ce ne sont pas forcément ceux qu’elle soutient le plus au titre des aides, mais ceux qu’elle protège le plus avec sa politique commerciale et notamment ses barrières tarifaires. L’avantage donné aux producteurs brésiliens de bœuf est extrêmement limité et plafonné avec des quotas, alors que l’avantage que nous obtenons sur le marché brésilien ne l’est pas. C’est un bon deal.
Pourquoi provoque-t-il des turbulences politiques ? Je vais vous dire quelque chose qui va peut-être vous étonner. Des deux côtés, des mythes se sont installés. Je garde des contacts avec beaucoup d’amis brésiliens. Effectivement, si vous lisez la presse brésilienne, vous allez y voir que les producteurs de bœuf brésiliens pensent que ce sera le paradis grâce à l’accord Mercosur. Ils pourront exporter tout ce qu’ils veulent vers l’Europe.
C’est un mythe. De même que nous avons, nous Français, un contre-mythe. Ils pensent qu’ils vont nous inonder de produits agroalimentaires pas chers et de qualité et nous pensons la même chose, alors que la réalité n’est absolument pas celle-là. C’est la raison pour laquelle je pense que sur le plan commercial, il s’agit un bon accord. Dans un monde qui se fracture entre le nord et le sud ou entre l’ouest et l’est – des fractures qui me préoccupent énormément, notamment sur le plan climatique –, je pense que le fait que l’Europe signe, à la demande d’acteurs non européens, avec le plus gros système de production dans les pays émergents aujourd’hui disponible – je ne parle pas de la Chine qui n’est pas disponible, les États-Unis ne le sont pas non plus d’ailleurs sur le plan des accords commerciaux pour un certain nombre de raisons –, je pense que, géopolitiquement, l’Europe a un intérêt supplémentaire à le faire. Je reconnais que cette considération géopolitique déborde le cadre de notre travail de ce soir.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Au rang des concepts, nous entendons beaucoup dans le débat français actuel le terme de l’« exception agriculturelle ».
Que pensez-vous de ce terme ? Cette exception existe-t-elle déjà ? Faut-il y avoir recours ? C’est un peu l’idée de sortir l’agriculture des accords de libre-échange, en ayant noté que vous n’utilisez pas ce terme-là.
M. Pascal Lamy. Pour avoir été le commissaire au commerce qui a intégré l’exception culturelle dans l’échange international, vous comprendrez que je suis sensible à cette question et à ce parallèle.
Vous avez, je crois, déjà apporté une grande partie de la réponse dans votre question. L’exception agriculturelle existe. Si je regarde les choses au niveau mondial, dans l’échange international, l’agriculture est beaucoup moins ouverte et beaucoup plus protégée que l’industrie ou les services, pour des raisons que j’ai indiquées tout à l’heure. Il y a de bonnes raisons de ne pas soumettre le système agroalimentaire à la même ouverture internationale que les biens manufacturés ou les services.
Elle existe donc au plan mondial. Regardez les droits de douane. Le droit de douane moyen pondéré mondial aujourd’hui doit être aux alentours des 5 %. Mes chiffres ne sont pas bons, mais les ordres de grandeur sont là. Nous devons nous situer entre 1 et 2 % pour les produits manufacturés. Les services ne sont pas susceptibles de droits de douane, comme nous le savons, et l’agriculture doit se situer entre 10 et 15 %, avec évidemment des différences très importantes, notamment en fonction des nécessités d’importation.
Prenons par exemple la structure de protection tarifaire de l’Union européenne. Elle est égale à zéro pour les protéagineux dont nous avons besoin, notamment le soja destiné à l’alimentation animale. En revanche, elle est forte sur la volaille, le sucre et le bœuf, parce que ce sont des produits sensibles. Quand on prend des moyennes, il faut faire attention aux chiffres qu’on utilise. Globalement, l’agriculture est protégée, c’est le cas en Europe, et si vous interrogez les principaux pays en voie de développement, ils vous diront qu’elle est outrageusement protégée – ce qui n’est pas mon point de vue, je l’ai d’ailleurs défendu quand j’étais commissaire au commerce. À l’époque, j’avais des mandats à respecter dans les négociations que je menais.
C’est aussi vrai d’ailleurs pour ce qui est l’équivalent des droits de douane, à savoir les subventions. La différence repose sur le fait que ce n’est plus le consommateur qui paie, mais le contribuable. Il existe deux moyens d’améliorer la compétitivité relative de votre économie par rapport à ceux avec lesquels vous échangez. Il s’agit soit des droits de douane pour égaliser le niveau de compétitivité, soit des subventions. Sur le plan économique, c’est la même chose. Comme chacun sait, l’agriculture européenne est fortement subventionnée, avec des modalités de subvention qui ont fait d’énormes progrès depuis les années 1990, y compris la réforme MacSharry et Delors de 1992, à laquelle j’ai été très étroitement associé à l’époque, vous vous en doutez. C’était le cas aussi de la réforme Fischler, menée lorsque j’étais commissaire au commerce. J’ai d’ailleurs, en commission, voté pour la réforme Fischler, je n’en dirai pas plus, ce qui m’a valu quelques tracas avec le Président de la République de l’époque.
Le découplage des aides a ôté du régime de subventions dont on avait hérité dès le début de la Politique Agricole commune l’emballage de la production.
À mon avis, nous sommes aujourd’hui dans un assez bon système, encore qu’il faille, comme je l’ai dit, l’ajuster pour intégrer les externalités environnementales, ce qui implique, par exemple, de rémunérer les agriculteurs qui protègent mieux la biodiversité ou qui stockent du carbone au lieu d’en émettre. Il n’y a pas besoin d’être un grand agronome pour savoir qu’on peut faire beaucoup mieux à un certain nombre de conditions. Encore faut-il avoir les moyens de le faire. Nous savons par exemple que le secteur du bio, pour l’instant, est resté relativement limité.
Si nous rémunérons correctement les services environnementaux que produisent des agriculteurs européens, il faudra faire à la frontière, en matière agroalimentaire, l’équivalent de ce que nous venons de faire avec l’ajustement carbone à la frontière pour les produits industriels. Nous ne sommes pas dans l’ordre de l’application de normes sanitaires ou phytosanitaires, de normes de précaution ou de normes de bien-être des animaux, qui sont d’ailleurs plus contestables sur le plan du droit international.
Il faut d’ores et déjà penser à la nouvelle Politique Agricole commune pour les raisons que j’ai indiquées tout à l’heure. Nous sommes obligés de le faire en raison des prochaines négociations budgétaires et avec l’entrée de l’Ukraine, sauf à penser qu’on imposera à l’Ukraine un opt-out total en matière de Politique agricole commune. De toutes les façons, nous nous dirigeons vers une réforme substantielle de la Politique agricole commune.
L’exception agriculturelle actuelle subsistera et elle sera même, à mon avis, agrémentée de couches d’exceptions environnementales qui sont du même ordre, aussi longtemps que nos concurrents ne pratiqueront pas les méthodes plus vertueuses que nos agriculteurs européens devront continuer à mettre en œuvre.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Que pensez-vous de l’évolution de la PAC ces dernières années, qui amorce un retour de la logique nationale. Considérez-vous que ce soit une bonne chose ? Faut-il y veiller ? Je reviens à notre sujet de souveraineté alimentaire ou de sécurité alimentaire, qui a été atteint par la Politique agricole commune. Vous l’avez d’ailleurs dit au début, très rapidement mais vous l’avez dit.
Que pensez-vous de cette évolution des dernières années, synonyme d’un retour des logiques nationales dans la PAC ?
M. Pascal Lamy. Je n’en pense pas que du bien. Dans l’état actuel de la compétitivité de la filière agroalimentaire française, renationaliser la PAC revient à donner à nos concurrents des verges pour nous battre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé, pas de manière dramatique, avec la renationalisation du sucre. Nous sommes allés trop loin. Renationaliser la politique agricole commune, c’est retirer le marché intérieur agricole qui est la condition des économies d’échelle que l’Europe doit empocher. On fragmente le marché intérieur et, dans le cas français, on donne des bonus à des gens qui ont des facilités et des réserves budgétaires bien meilleures que les nôtres. Chacun sait que les finances publiques françaises, par rapport à nos voisins, ne sont pas en très bon état. Je me limite aux chiffres, je ne prononce pas de jugement.
Je suis entré dans ma vie professionnelle la dernière année où la France a eu un budget en équilibre, et je suis très vieux ! Je suis accoutumé à cette réalité, mais je pense que, franchement, d’une manière générale, ce n’est pas la voie à suivre pour des raisons qui tiennent à l’unité du marché européen. Cela n’arrangera pas forcément non plus nos concurrents hors Europe que d’avoir des marchés européens plus fragmentés, parce qu’ils seront obligés de pratiquer des prix différents selon les marchés auxquels ils s’adresseront.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’ai pour habitude de demander à chacun des intervenants de nous donner une définition de la souveraineté alimentaire, mais je comprends, après avoir écouté vos premières réponses, que vous ne partagez pas ce concept. Vous pouvez peut-être me le confirmer, mais vous n’êtes pas dans cette logique un peu récente partagée par un spectre politique plus large qu’auparavant, d’un retour à la nécessité d’une production nationale. Vous avez développé des théories économiques totalement différentes de cette notion.
Comment expliquez-vous qu’un gouvernement pas très éloigné de votre vision défend aujourd’hui cette notion qui ne figure pas naturellement dans le corpus idéologique de cette partie du spectre politique français ?
M. Pascal Lamy. Effectivement, et vous l’aurez sans doute noté, je n’ai pas prononcé ce mot, pas plus d’ailleurs que celui de libre-échange, et pour la même raison, c’est-à-dire que j’essaie, dans la mesure du possible, de régler une partie des énormes problèmes que nous rencontrons, et nous avons d’énormes problèmes dans ce monde, dans ce continent et dans ce pays.
Je considère que ce n’est pas un problème. J’ai lu la définition de la souveraineté alimentaire qui figure dans le mandat de cette commission. Je ne la conteste pas du tout sur le plan théorique, la capacité de choisir, etc. Néanmoins, ce n’est pas le problème. L’Union européenne n’a pas de problème de sécurité alimentaire, qui est le concept opérationnel, c’est-à-dire avoir la disponibilité suffisante de nourriture dans des conditions qui permettent aux ménages les plus pauvres d’accéder dans des conditions correctes à cette alimentation. Il y a un problème de disponibilité physique et il y a un problème de prix et de qualité.
Aujourd’hui, en Europe, il n’y a pas de problème de souveraineté alimentaire de mon point de vue, et donc il n’y en a pas en France, puisque la politique agricole est commune.
Comment expliquer que les autorités françaises utilisent ce concept ? Je me l’explique mal, pour être franc, mais je constate aussi que des pressions politiques sont exercées. M. Gramsci a très bien expliqué qu’en politique, prendre le contrôle des concepts est une manière extrêmement efficace de faire ce qu’on entend faire quand on a un projet politique. Je constate que les autorités françaises ont cédé à cette tentation, comme d’ailleurs le gouvernement italien : ce sont les deux gouvernements en Europe qui ont affublé leur ministère de l’agriculture du titre de souveraineté alimentaire.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. L’intérêt de votre présence à cette audition repose sur votre vision de la conjoncture actuelle et de vos expériences, mais vous avez exercé des responsabilités. Votre réponse sur le fait que le Gouvernement aurait cédé à une pression peut se comprendre parce que le système que vous, et évidemment d’autres, avez élaboré a fait que lorsqu’une épidémie mondiale s’est répandue, nous nous sommes retrouvés, par la destruction de notre outil industriel et notamment celui du textile, dans l’incapacité d’avoir des masques. Cette notion de souveraineté, en l’occurrence sur les masques, pouvait aussi être une difficulté en matière de sécurité alimentaire.
En vous écoutant, j’ai le sentiment qu’une belle idée, même si je ne la partage pas, se heurte à certaines limites dans la réalité. Aujourd’hui, nous nous retrouvons vulnérables dans un système de mondialisation et d’ouverture. Nous serions arrivés au dernier stade de la liberté des échanges, d’un processus de libéralisation des échanges qui nous a rendus vulnérables dans notre capacité à disposer d’un outil industriel quand nous en avons besoin et quand celui à qui nous l’avons délégué nous fait défaut. Dans cette belle théorie des avantages comparatifs, il y a quand même ce constat que nous sommes aujourd’hui perdants.
Vous avez évoqué le niveau européen, mais je vois le niveau français. Quand nous constatons l’état de la balance commerciale française, peut-être n’avons-nous pas tout réussi. Nous pouvions naturellement nous dire que nous avions certains avantages, mais nous nous rendons compte que nous en avons moins que les autres, puisque nous importons beaucoup plus que nous n’exportons.
N’avez-vous pas le sentiment que ces belles théories trouvent leurs limites ? Vous dites que le Gouvernement a cédé, ce qui montre qu’il était plutôt enclin à cette idée. Le Gouvernement est lui-même obligé de reconnaître que nous sommes peut-être allés dans une voie qui n’était pas la meilleure.
M. Pascal Lamy. Ce débat va nous mener loin et longtemps. Essayons d’être brefs. Ici, nous parlons d’industrie agroalimentaire, qui fait partie du système industriel français.
Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, je ne regarde pas la théorie, je regarde les chiffres, je regarde les résultats et je constate qu’en matière agroalimentaire, l’Europe est beaucoup moins « vulnérable » qu’elle ne l’était il y a dix ans, puisque son surplus extérieur a considérablement augmenté.
Vous avez pris l’exemple de la crise sanitaire et des masques, qui est un bon exemple. Ce cas ne montre pas que nous avons trop ouvert les échanges, mais que nous avons supprimé tous les stocks de masques parce qu’ils n’étaient plus bons. Cela n’a rien à voir avec l’échange international. Dans le cas du covid, quel est le secteur qui a le mieux réagi au bouleversement considérable, notamment dans la logistique portuaire ? C’est le secteur agroalimentaire. Avons-nous eu un problème agroalimentaire pendant la crise du covid ? Dans le monde, quelque part ? Non. Nous avons eu un gros problème lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, du fait que certains pays comptaient sur le blé ukrainien ou russe.
Je parle de réalités, pas du tout de concepts, je suis dans les chiffres. Je l’ai dit et je le redis, il y a de bonnes raisons de protéger davantage l’agriculture que d’autres secteurs de la production. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Union européenne a mis en place un système de protection et de soutien de l’agriculture tout à fait considérable. Nous ne sommes plus dans la théorie. Est-ce du libre-échange ? Est-ce de la souveraineté ? Nous sommes dans la réalité. L’Europe aujourd’hui affiche un certain nombre de vulnérabilités du point de vue de la modernisation de son industrie, qui proviennent du fait que, dans certains secteurs, on peut penser qu’être trop dépendant de l’étranger peut se retourner contre nous en cas de conflit militaire. L’Union européenne est embarquée dans un exercice qui consiste effectivement à être un peu moins dépendante qu’elle ne l’était en matière de composants critiques, à être un peu moins dépendante sur certaines matières premières, parce que, dans quelques cas, les Chinois peuvent être tentés d’utiliser cela comme moyen de pression.
Ce n’est pas le cas en matière agroalimentaire. Je n’ai rien lu, et j’espère me tenir à peu près informé des grands problèmes géopolitiques et géoéconomiques de ce monde que je continue à parcourir du nord au sud et de l’est à l’ouest – en payant mes crédits carbone, bien entendu. Je ne vois pas aujourd’hui de cas de vulnérabilité qui viendrait d’une surdépendance à des importations. Nous importons par exemple beaucoup de nos engrais et nous avons rencontré un problème lorsque nous avons été obligés de sanctionner la Russie.
Pour l’instant, nous y sommes arrivés. Je ne crois pas que le secteur agroalimentaire soit le cas qui permette de penser que l’Union européenne et la France, puisque la politique agricole et la politique commerciale sont de compétence européenne, sont allées trop loin.
Je ne partage pas cette idée. Pourquoi ? Parce que les chiffres qui décrivent la réalité ne disent pas cela. Alors, oui, les chiffres disent que la compétitivité et la filière agroalimentaire française se sont détériorées. C’est effectivement un vrai sujet et je n’ai pas de doute sur le fait que c’est le vrai sujet sur lequel il faut se pencher.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous avons quand même fait face, pendant la crise sanitaire, à quelques pénuries peut-être assez mineures de moutarde et d’huile. Si ces pénuries n’ont pas atteint le niveau de celui des masques, c’est parce qu’il nous reste encore un outil agricole, ce qui n’est plus le cas de l’outil industriel. Le vrai problème n’était pas lié aux stocks, mais au fait de ne plus faire appel à l’outil industriel pour fabriquer des masques. C’est quand même le résultat de cette théorie des avantages comparatifs, qui revient à se spécialiser dans certaines productions et à déléguer les autres, et en créant par nature des vulnérabilités qui peuvent être dramatiques, notamment sur la partie agricole.
Je voudrais réagir à vos propos sur la sécurité sanitaire. Vous nous dites qu’il n’y a pas de sujet de ce côté-là puisque l’Union européenne impose des normes. Depuis le début de cette commission d’enquête, les différentes filières ont pu nous détailler, par des exemples précis, tout le contraire. Par exemple, vous avez parlé tout à l’heure du CETA, mais l’utilisation de farines animales pour nourrir les bovins au Canada n’a pas entraîné l’interdiction de l’importation par l’Union européenne.
Ce matin, le groupe LDC nous a indiqué qu’une molécule interdite dans l’Union européenne attendra trois ans avant d’être interdite aux importations. D’ailleurs, un certain nombre de molécules phytosanitaires interdites d’utilisation dans l’Union européenne sont tolérées aux importations. Le même constat vaut pour l’utilisation des hormones. Il est interdit de les importer, mais toute la difficulté est les déceler lors les contrôles sanitaires.
Cette difficulté ne correspond pas du tout à ce que vous dites sur le fait que nous sommes protégés sur cette dimension. Cette espèce de grand déménagement du monde dû au phénomène de spécialisation provoque aussi de l’insécurité sanitaire.
M. Pascal Lamy. Si vous me permettez de réagir, revenons à l’affaire des masques. C’est le seul exemple qu’on brandit. Et pourquoi les masques ? Parce qu’effectivement, on avait décidé qu’il valait mieux importer les masques plutôt que de les produire, parce que c’était plus intelligent. Et donc, on importait des masques. On avait d’énormes stocks de masques, parce qu’on savait qu’on en aurait peut-être besoin un jour.
À un moment, on s’est aperçu que ces masques étaient périmés et qu’il fallait s’en débarrasser, mais ne mettez pas cela sur le compte de la théorie du commerce international. Il s’agit d’une bêtise. Un choix rationnel a été fait de ne pas produire de masques et de les stocker. On a fait une bêtise en les déstockant, mais ce n’est pas parce qu’on fait une bêtise que le comportement rationnel doit consister à trouver des gens qui les font moins cher et correctement. Je ne dis pas d’ailleurs qu’il faut agir de la sorte en matière agroalimentaire. Je crois l’avoir dit, mais votre exemple des masques ne me convainc pas du tout.
Les normes méritent une discussion sérieuse. Je pense que cette discussion doit être organisée avec les autorités européennes qui ont la charge de l’édiction de ces normes. Il est vrai que dans certains cas assez précis, il y a parfois, pour des raisons techniques, des questions de tolérance. Comme vous le savez sans doute, il faut mesurer les substances à l’intérieur des produits et ce n’est pas toujours simple. Je ne dis pas qu’il ne rentre rien qui ne soit pas totalement conforme. Il y a parfois des tolérances, mais la Commission européenne vous expliquera pourquoi et comment elle, les États membres et le Parlement européen, qui est législateur dans un certain nombre de ces domaines, ont pris ces décisions. Elles ne mettent en aucune manière en cause le modèle agroalimentaire européen, sauf en cas de problème de contrôle. Ici, il y a un trou dans la raquette. Ce n’est d’ailleurs pas seulement vrai en matière agroalimentaire, c’est vrai en matière industrielle aussi. À mon avis, c’est plus grave en matière industrielle qu’en matière agroalimentaire, parce que les volumes sont beaucoup plus importants et que la compétitivité se fait dans des dimensions beaucoup plus réduites.
Sur ce sujet, des choses doivent être regardées, en plus du problème de la fâcheuse habitude des autorités françaises à surtransposer les normes européennes, qui est un sport national que nous ne sommes pas d’ailleurs les seuls à pratiquer. Nos amis allemands sont assez bons dans ce domaine, au vu des mesures que j’ai examinées il y a un certain temps. Quand un problème de compétitivité se pose, je crois que ce n’est pas la peine d’en rajouter.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous nous avez dit tout à l’heure que le déficit de compétitivité est notamment dû aux coûts salariaux qui seraient trop importants. Pourriez-vous nous dire ce qu’il convient de faire ? Faut-il revoir le niveau de salaire des travailleurs français ? Quelle est votre position à ce sujet ?
M. Pascal Lamy. Je n’ai pas dit que les salaires étaient trop importants. J’ai dit que c’était un problème de compétitivité de la filière agroalimentaire française. Quand je regarde les chiffres, le coût salarial dans la filière agroalimentaire d’un Français, d’un Espagnol ou d’un Anglais affiche une différence de 30 à 40 %.
Il faut éventuellement réduire ce coût – on le fait dans l’industrie – à coups d’exonérations de cotisations sociales, pour éviter de pénaliser trop sans baisser les salaires. C’est le contribuable qui prend la différence, dans la mesure où le contribuable paye des impôts. Tout cela, ce n’est pas baisser les salaires, c’est regarder l’ensemble de nos problèmes de compétitivité, et, dans un certain nombre de cas, éviter de les aggraver.
J’ai lu une étude dernièrement – et Jean-Luc Demarty vous en parlera sûrement – qui compare le temps nécessaire à la construction d’un abattoir en France et chez nos voisins. Voilà un problème de compétitivité qui n’a rien à voir avec les salaires. Je n’ai pas dit que les salaires étaient le seul problème : c’est le coût du travail en France d’une manière générale.
Je pense d’ailleurs que, depuis quelques années, les autorités politiques françaises se sont attelées à ce problème. Il y a du mieux, mais on est parti de très loin. Si la France reste une destination d’investissements étrangers attractive, c’est probablement parce que ce n’est pas le seul sujet qui compte. On a quand même consenti des efforts dans ce domaine.
Dans l’industrie agroalimentaire, il se trouve que certains endroits de la chaîne s’accompagnent d’un coût important du travail, par exemple dans l’abattage ou la distribution. Ce sont des choses qu’il faut voir. Je l’ai dit aux autorités européennes au cours du dernier mandat. Elles n’ont pas fait ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire mettre autour de la table l’ensemble des parties prenantes dans toute leur représentativité. L’essai d’accrocher au Pacte vert cette stratégie De la ferme à la fourchette, une stratégie improvisée, n’a pas fonctionné. Pendant cinq ans, nous n’avons pas avancé. C’est une affaire de filières. L’institut Jacques Delors de Bruxelles travaille sur cette question et défend une thèse tout à fait différente. Cette thèse stipule que ces choses doivent être approchées selon une vue de filières et par l’ensemble des parties prenantes. C’est d’ailleurs un peu ce que Mme Merkel a fait il y a quatre ans. Elle était un peu lasse de voir les Verts allemands et le Bauernverband se disputer. Un jour, elle leur a dit : « Je vais vous payer de quoi vous réunir pendant dix-huit mois et vous allez venir avec des propositions communes. » Ils l’ont fait, ils ne sont pas venus d’ailleurs avec des choses bouleversantes, mais je pense que c’est dans cette direction-là qu’il faut aller.
M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Au cours de plusieurs de nos auditions, les intervenants, notamment Mme Christiane Lambert et le président actuel de la FNSEA, ont décrit l’OMC comme étant en état de mort cérébrale. Je ne suis pas un spécialiste de l’OMC, donc je leur laisse la responsabilité de ces affirmations. Cela dit, j’ai constaté qu’il n’y a plus de conclusion de cycles de négociations depuis un certain temps. Le cycle de Doha a été lancé en 2001 et n’a toujours pas abouti. Nous voyons l’apparition d’accords bilatéraux qui se mettent en place dans une forme de nouvelle organisation mondiale du commerce, parallèle aux règles de l’OMC.
Quelle est votre analyse ? Comment expliquez-vous que l’OMC n’ait pas pu évoluer ? Alors que chacun s’organise un peu de son côté, l’Union européenne n’est-elle pas la dernière à respecter des règles de l’OMC devenues obsolètes et auxquelles plus personne ne semble s’intéresser ?
M. Pascal Lamy. S’agissant de mort cérébrale, nous devrions être prudents avec l’expression ! L’OMC n’est pas en état de mort cérébrale. L’OMC fonctionne dans toute une partie de sa mission, qui est de réduire les obstacles aux échanges.
Elle peut le faire par divers moyens. Il y a de grandes négociations internationales, et puis il y a aussi le fait que tous les jours, des centaines de personnes, qui sont des techniciens de ces questions, se réunissent à l’OMC dans de nombreux comités avec des noms farfelus. Ensemble, ils regardent, notifient, discutent telle ou telle mesure qui pourrait avoir un impact sur l’échange commercial.
La partie que personne ne voit de l’activité quotidienne de l’OMC, où les 750 « pioupious » du secrétariat assistent les États membres dans ces concertations, fonctionne. Nous ne la voyons pas, elle n’intéresse pas grand monde, c’est un peu l’administration, si vous voulez.
Une partie, effectivement, est paralysée aujourd’hui. Il y en a même deux, ou plus exactement une et demie, et dans les deux cas, cela tient au fait que les Américains sont en grève.
J’ai décrit dans un papier publié par Telos et Vox, au mois de mars de l’année dernière les cinq raisons pour lesquelles, depuis 2008, les Américains se sont petit à petit distanciés de cette organisation qu’ils avaient fortement contribué à établir et à renforcer avec les Européens. Le premier problème tient au fait que les Américains ont désinvesti l’OMC, y compris dans la négociation d’accords.
Il n’est pas exact de dire qu’il n’y a pas eu d’accords depuis 2001. Il y a eu un accord sur la facilitation des échanges, très important, conclu à la fin de l’année 2013. Je n’étais plus directeur général à ce moment-là mais je l’ai préparé pendant les années qui précédaient. Il y a eu un accord précédemment sur le fait d’installer des disciplines sur les subventions agricoles à l’exportation, qui étaient pratiquées par tout le monde en raison d’un accord OMC sur ce point.
Il est vrai que la plus grande partie de l’agenda du cycle de Doha qui comportait des réductions tarifaires et des réductions de subventions n’est pas allée jusqu’au bout, pour des raisons qui tiennent à l’attitude américaine. Les Américains ont empêché le deal de 2008 de se faire, et, depuis, ont désinvesti l’organisation. Ils ont même essayé, comme vous le savez, de s’attaquer à ce qui constituait l’un des grands avantages comparatifs de l’OMC par rapport à d’autres organisations internationales, à savoir son mécanisme de règlement de différends, obligatoire.
Ils ont en partie échoué parce que, grâce aux Européens – et sans les Européens, cela n’aurait jamais été fait –, il existe désormais un dispositif contentieux parallèle qui traite les cas qui ne se passent pas avec les Américains. C’est bancal, mais c’est probablement la voie à suivre. Je suis de ceux qui pensent que le monde a besoin d’une organisation mondiale du commerce solide. La plupart des pays de cette planète sont de cet avis et la grande majorité des pays en développement, y compris les Chinois – même si ce n’est pas avec la même vigueur que l’Indonésie ou certains pays africains ou d’Amérique latine –, en ont besoin.
Comment faire sans les Américains ? Le problème est là. Aussi longtemps que les Américains considéreront que leur problème principal est la rivalité avec la Chine et que l’OMC ne leur sert pas de ce point de vue, parce que – et c’est vrai en matière chinoise – l’essentiel de l’avantage comparatif qu’ils surutilisent repose sur la subvention. À ce titre, les règles de l’OMC disciplinant les subventions sont faibles. Elles le sont parce qu’au moment où la question s’est posée, avant l’entrée de la Chine à l’OMC, de resserrer les mailles du filet en matière de discipline sur les subventions, les Américains, les Européens et les Japonais n’en ont pas voulu. Les pays en développement le voulaient, mais nous avons dit non parce que nous trouvions que les subventions, de temps en temps, s’avéraient bien utiles, y compris pour Airbus et Boeing à l’époque.
Non, l’OMC n’est pas en état de mort cérébrale. Il faut faire sans les Américains pour l’instant, en espérant qu’un jour ils reviendront. S’ils ne veulent pas revenir, il faudra penser à une organisation du commerce international à laquelle la première puissance commerciale économique du monde n’appartient pas. C’est un peu curieux, mais c’est comme ça. Il faudra y réfléchir.
Quant à votre point sur la coexistence entre les accords bilatéraux ou régionaux et les accords multilatéraux, c’est une question qui hante le débat entre les spécialistes de la théorie du commerce international. Je raisonne là aussi en pratique. Je regarde les chiffres.
L’OMC ne va pas bien, mais le volume du commerce mondial continue à augmenter tous les ans, plus que la croissance des économies – quoique « moins plus » qu’avant – pour des raisons qui tiennent à la globalisation au sens de la multi-localisation des processus de production de biens et de services. Le commerce mondial, en volume, continue à augmenter, ce qui prouve que l’OMC accomplit assez bien le travail que ses États membres lui laissent faire.
Ensuite, il y a toujours eu une coexistence entre des accords bilatéraux et des accords multilatéraux. Depuis qu’on a créé l’OMC, depuis qu’on a créé l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) en 1947, des efforts d’ouverture multilatéraux se sont appliqués à tout le monde et bilatéraux, dans lesquels on fait de l’« OMC+ » entre deux partenaires à l’échange. Par la suite, une partie de ce qui avait été concédé en bilatéral a été intégrée dans du multilatéral.
Je suis partisan du proverbe chinois qui dit que peu importe la couleur du chat du moment qu’il attrape la souris. Il s’agit de réduire les obstacles aux échanges, et encore une fois, je ne dis pas qu’il faut réduire tout le temps tous les obstacles aux échanges pour tout le monde, je tiens à cette nuance. Si les accords bilatéraux le font, tant mieux, si les accords multilatéraux le font, tant mieux, et l’expérience a prouvé qui n’y avait pas de contradiction entre les deux manières de procéder. Ce ne sont pas des systèmes parallèles, ce sont des systèmes qui, historiquement, se sont plus ou moins fondus l’un dans l’autre, avec des avancées bilatérales qui, en général, ont été suivies d’avancées multilatérales.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Il n’y a pas deux philosophies politiques plus différentes que la vôtre et celle du Rassemblement national, mais je dois reconnaître que, dans tous vos longs parcours, vous avez toujours eu la franchise de vos idées. Avec vous, nous savons avec qui nous parlons et, de ce fait, l’échange est au moins sans faux-semblants.
Prenons deux traités de libre-échange, le CETA et l’accord avec le Mercosur. Vous avez dit aujourd’hui qu’heureusement que le CETA s’est appliqué avant que les différents parlements des États le ratifient, comme cela est prévu par le droit européen auquel vous avez activement contribué. Sur le Mercosur, vous avez précisé dans un article : « Si la Commission est courageuse, il faut qu’elle aille au vote. » Pas au vote des peuples, mais au vote des pays membres, si j’ai bien compris. D’une manière générale, je m’interroge sur cet « heureusement » que vous avez prononcé.
Considérez-vous que l’on puisse faire le bonheur des peuples malgré eux et malgré leurs représentants ? Pourquoi considérez-vous qu’il soit heureux qu’un traité de libre-échange qui concerne les économies de vingt-sept peuples puisse s’appliquer sans que ces peuples aient pu dire s’ils étaient d’accord, à tort ou à raison ?
M. Pascal Lamy. La réponse à votre question est dans le traité de Rome, qui date de 1957 et qui dispose que le Marché commun est une union douanière et que les décisions concernant la gestion de cette union douanière sont prises au niveau de l’Union. Il y a donc des compétences pour l’Union et il y a des compétences pour les États membres. La politique commerciale extérieure est une compétence exclusive. Il y a des compétences partagées avec les États membres et il y a des compétences qui restent au niveau des États membres.
Trois étages composent la Constitution, enfin ce qui nous sert de Constitution en Europe, c’est-à-dire tous les traités que nous avons signés et ratifiés les uns après les autres. La politique commerciale extérieure appartient aux compétences communautaires. Elle est gérée dans un triangle démocratique classique avec un quasi-gouvernement qui s’appelle la Commission européenne, un quasi-sénat des États membres qui s’appelle le Conseil des ministres et une quasi-chambre des représentants qui s’appelle le Parlement européen.
Les accords commerciaux doivent, selon cette distribution des compétences, être soumis au vote du sénat, au Conseil des ministres, qui représente les États de même que chez nous le Sénat représente les collectivités locales, et au vote de la chambre des représentants qui s’appelle le Parlement européen et qui est un parlement démocratique – aussi démocratique au niveau européen que les Parlements nationaux le sont au niveau national.
Il est donc parfaitement logique qu’un accord commercial qui ressortit à la compétence européenne soit soumis au vote du Parlement européen et du Conseil des ministres.
S’agissant du CETA, ce n’est pas tout à fait le cas. C’est le « principe du pastis » qui s’applique parce que la Commission européenne a accepté, à la demande d’un certain nombre d’États membres, dont la République française, de mixer avec ces compétences exclusives qui sont des compétences européennes quelques sujets de compétences partagées avec les États membres. Vous avez un verre d’eau qui est la compétence exclusive et une goutte de pastis qui est la compétence partagée.
Ce mélange devient du pastis et pas de l’eau et il faut passer devant les Parlements nationaux. C’est une erreur de mon point de vue. Je la regrette. Je n’y ai pas succombé quand j’étais commissaire européen. Il y a des moments où la Commission cède à des pressions de certains États membres. Cela peut arriver s’il y a besoin d’une majorité, par exemple.
Voilà ma réponse à votre question. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de démocratie au niveau européen et qu’il y aurait une démocratie au niveau national. Il y a une démocratie au niveau européen, gérée par des institutions prévues par ce qui nous sert de Constitution européenne, de même qu’il y a au niveau national des institutions qui figurent dans notre Constitution.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je connais mon droit européen moi aussi. Ce n’était pas ma question. Ma question était bien de savoir si vous estimez que l’on peut faire le bonheur des peuples à la place des peuples.
Vous parlez du traité de Rome. Je ne vais pas vous apprendre que les conditions de délégation de la souveraineté des États sur la politique commerciale n’étaient pas les mêmes en 1957 qu’aujourd’hui. Il y a eu un certain nombre d’évolutions, vous le savez bien, puisqu’en particulier la France était opposée à ces évolutions, notamment en 1992 et même avant, en invoquant le compromis de Luxembourg qui établit qu’un État peut avoir un droit de veto dès que ses intérêts vitaux sont en jeu. La France, sur la question du commerce extérieur, et en particulier l’agriculture, a estimé au moment de l’accord de Blair House que le compromis de Luxembourg pouvait être invoqué. Des évolutions ont accompagné le traité de Nice et même le traité de Lisbonne, même s’il s’agissait de très maigres dispositions en matière culturelle et sociale.
Vous parlez de quasi-gouvernement, quasi-sénat, quasi-Constitution… ou plutôt vous n’avez pas employé le terme « quasi » pour la Constitution, mais vous savez quand même que les Français et les Hollandais se sont opposés au moins à l’utilisation de ces concepts. Vous pouvez me dire que le traité de Lisbonne a fini par donner à ces institutions le pouvoir que vous leur donnez aujourd’hui, mais quand ils ont été interrogés sur l’utilisation des mots « Constitution » et des semblants de « gouvernement » ou de « sénat », ils ont dit non.
Il est tout à fait légitime de jouer un rôle politique considérable sans jamais avoir été élu. Vos fonctions à la Commission européenne et en tant que président de l’OMC ont eu des incidences politiques considérables, sans doute bien plus considérables que la plupart des députés qui, parallèlement, pouvaient être élus dans cet hémicycle.
Les postes que vous avez choisi d’occuper au cours de votre vie et votre conception de la politique et des grands traités qui encadrent la démocratie – je pourrais citer un certain nombre de vos tribunes –, et qui sont légitimes, je le répète, ont eu des conséquences considérables pour les peuples européens.
Je pose à nouveau ma question à la lumière de ce que j’ai exposé : considérez-vous que l’on puisse faire le bonheur des peuples à leur place ?
M. Pascal Lamy. Je vois que vous voulez m’entraîner sur le terrain des slogans, des grands discours. Je croyais que nous étions ici là pour parler du système agroalimentaire, mais bien entendu la représentation nationale est souveraine et je vais répondre à votre question.
Je rappelle simplement que quand je suis devenu commissaire européen, j’ai passé une audition devant le Parlement européen, élu par les citoyens européens. Le Parlement a considéré après cette audition que je pouvais devenir commissaire européen, donc ce n’est pas moi qui ai décidé. Le gouvernement français m’a proposé, le président de la Commission m’a accepté, mais c’est le Parlement européen qui m’a installé dans ma fonction, de même d’ailleurs que c’est le Parlement européen qui investit la Commission. Il y a un vote d’investiture.
Je ne veux pas rentrer dans tous les détails de cette quasi-Constitution. Je l’appelle quasi-Constitution parce que je suis delorien et les deloriens n’aimaient pas la notion de Constitution européenne, pour des raisons sur lesquelles je pourrais revenir si cela vous intéresse. Laissons cette question de côté.
Quand je suis devenu commissaire européen, j’étais dans un quasi-gouvernement élu par un Parlement qui n’est pas un quasi-Parlement, qui est un vrai Parlement.
Quand j’ai été élu directeur général de l’OMC, je l’ai été par 150 membres, qui sont, d’après les traités internationaux, ceux qui décident de mettre à la tête des institutions tel ou tel candidat. Pourquoi ? Parce que le système international obéit depuis 1648 à un principe qui est celui de la souveraineté des États-nations. Nous revoilà dans la souveraineté, pour le coup. Et là, je n’hésite pas à parler de souveraineté, alors que vous avez noté qu’à propos de l’alimentation, je n’étais pas forcément sur ce terrain. Nous sommes sur un terrain juridiquement solide parce que le système international repose sur la souveraineté des États-nations. Ils ont la capacité ou non de signer des traités, de s’en retirer à certaines conditions, de construire et d’édifier des institutions internationales dont ils décident eux-mêmes des conditions dans lesquelles elles sont gérées.
Il se trouve qu’à l’OMC, ce sont les États membres au complet qui décident et qui départagent les candidats, après d’ailleurs une procédure assez intelligente. Elle est devenue intelligente parce qu’avant, elle ne l’était pas. J’ai donc exercé mes fonctions de directeur général de l’OMC parce que j’ai été élu par les États membres de l’OMC après une procédure démocratique ouverte, beaucoup plus, du reste, que dans d’autres organisations internationales.
Il faut déclarer sa candidature, il faut faire campagne, il faut apparaître publiquement devant le conseil général de l’OMC, comme d’ailleurs on le fait devant le Parlement européen.
Ce n’est donc pas le résultat de quelques combines. Nous obéissons à des lois, à des principes. Dans le cas européen, cela obéit à la forme de démocratie que nous avons pour l’instant choisie ; dans le cas de l’OMC, c’est la forme qu’autorise la souveraineté des États-nations.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pour éclairer vos choix et vos analyses, vous avez cité les avantages comparatifs de Ricardo en expliquant les différences avec l’agriculture. Nous trouvons différentes nuances à cette théorie économique, notamment une nuance assez récente qui est que les avantages comparatifs ne sont pas forcément mis en cause au niveau des économies entre États, mais que cela peut agrandir de manière importante les différences entre les gagnants et les perdants au sein de ces États. Il peut y avoir beaucoup de gagnants au niveau mondial, mais aussi beaucoup de perdants au sein des États.
J’ai lu différentes interventions de votre part qui pourraient laisser croire que vous aviez conscience de cet aspect, en particulier pour l’agriculture, puisque vous avez dit lors d’une interview que si l’on abaissait toutes les mesures dérogatoires à cette théorie sur l’agriculture, au regard des six millions d’exploitations en Europe à cette époque, on passerait à un million. Visiblement, vous aviez conscience que cela exposerait les agriculteurs européens.
Estimez-vous avoir réussi à limiter les désavantages subis par les agriculteurs européens pendant votre mandat comme commissaire au commerce et ensuite en tant que directeur général de l’OMC ?
M. Pascal Lamy. J’ai déjà répondu à cette question par les chiffres. L’agriculture européenne est compétitive sur le plan mondial. Elle affiche un surplus extérieur de 70 milliards d’euros. Aujourd’hui, l’Union européenne est gagnante par rapport au reste du monde. C’est ce que disent les chiffres.
À l’intérieur de ces chiffres, nous voyons que certains gagnent plus et d’autres moins. Il existe évidemment une équation gagnant-perdant derrière l’équation ricardo-schumpetérienne que j’ai simplifiée dans le cadre de mes dix minutes. Je l’ai dit, je l’ai toujours su et c’est la raison d’ailleurs pour laquelle les peuples qui sont les plus favorables à l’échange international sont ceux des petits pays qui se rendent bien compte que produire tout seul ne fait aucun sens – et plus on est petit, plus c’est évident parce que c’est la réalité.
D’autre part, je cite les pays dans lesquels les systèmes de réduction de la sécurité sociale sont les meilleurs. Si vous lisez le papier que j’ai rédigé pour Telos et Vox l’année dernière, parmi les cinq raisons du déport des Américains par rapport à l’OMC, il y a le fait que le système de réduction de la sécurité sociale aux États-Unis est incroyablement faible par rapport au revenu par tête de ce pays.
Je suis un vieux social-démocrate, j’ai toujours considéré qu’il fallait de la soutenabilité économique, de la soutenabilité sociale et maintenant de la soutenabilité environnementale. Il faut effectivement que l’équation gagnant-perdant soit correctement prise en charge par des systèmes de solidarité, évidemment. Ces systèmes de solidarité n’existent qu’au niveau où il y a de la solidarité, ils n’existent pas au niveau mondial, ce n’est pas l’OMC qui va décider de la redistribution des gains d’efficience à l’échange.
Je réponds à votre question : oui, dans le cas européen, ce système fonctionne à l’avantage du système agroalimentaire européen.
Je complète en répondant à une question que vous ne m’avez pas posée, mais il est vrai que je considère que ce nombre de six millions est trop élevé. Certes, un million ne correspondrait pas du tout au modèle agricole européen. Nos racines historiques, culturelles, géographiques font que l’agriculture européenne sera toujours en moyenne avec des exploitations plus petites que celles du Brésil, des États-Unis, de l’Ukraine ou de la Chine, mais six millions, c’est encore trop.
Je me permets de vous raconter une petite anecdote. J’assistais toujours aux réunions entre le président de la Commission européenne et les chefs d’État et de gouvernement étrangers. Un jour, nous étions chez Reagan et Delors plaidait la cause de l’agriculture européenne. Reagan lui disait : « C’est incroyable, vous protégez trop votre agriculture, vous la subventionnez trop. » Delors lui répondait « Oui, mais vous devez comprendre que chez vous une exploitation moyenne s’étend sur 1 000 hectares, et chez nous, elle ne dépasse pas les 20 ou 30 hectares. » Reagan le regarde et lui dit : « Vous vous moquez de moi ? 20 hectares ? Vous racontez des histoires, c’est la taille de ma pelouse ! »
Il y a des moments où ces choses apparaissent, y compris à ce niveau.
Nous avons un modèle de production agricole, compte tenu notamment de la diversité de nos paysages, qui mérite d’être préservé et non pas aligné sur les modèles les plus efficaces. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on dépense une soixantaine de milliards d’euros du budget européen et la raison pour laquelle on protège l’agriculture européenne à un prix dont il faut reconnaître, entre économistes, que c’est le consommateur qui le paye. Les consommateurs européens payent la protection que l’Union européenne exerce à ses frontières et c’est un arbitrage qu’il faut faire sur le plan politique et qui est, à mon avis, très important. Ce système n’est peut-être pas garanti pour toujours, au regard de ses faiblesses qu’il faudra revoir dans les années qui viennent. Le débat sur les perspectives financières commence en 2025. La prochaine Commission devra mener une nouvelle réforme de la politique agricole commune et à mon avis, c’est urgent.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je rebondis sur deux éléments que vous venez d’indiquer et vous avez parfaitement anticipé ma question suivante sur le nombre d’exploitations.
Vous savez que le monde paysan estime qu’il doit pouvoir vivre de son travail. On peut être d’accord ou pas d’accord, mais c’est une aspiration humaine, politique et démocratique que l’on peut entendre.
Les systèmes dans lesquels vous avez évolué n’ont semble-t-il jamais envisagé que les agriculteurs puissent juste vivre de leur travail, qu’il n’y ait pas de subventions, qu’il n’y ait de PAC sous aucune forme. Ce n’est pas un parti pris de ma part. Nous pouvons imaginer un système économique sans subventions et qui permet un cadre au sein duquel les agriculteurs vivent du fruit de leur travail.
Avez-vous déjà envisagé, dans votre champ de responsabilités, que l’agriculteur soit voué à avoir tout ou partie de son revenu, quand il en a un, issu des subventions du système de solidarité ? Je ne sais pas si vous évoquiez cet aspect ou si vous pensiez que, sans subventions, l’agriculteur pourrait toucher un revenu minimum, une allocation. Tout est discutable, mais vous reconnaîtrez que ce n’est pas du tout l’aspiration des paysans français et d’ailleurs de vivre d’une allocation, d’une subvention ou de quoi que ce soit. Avez-vous déjà proposé un système qui serait totalement différent ?
Il n’a jamais été dit aux électeurs que le système que l’on avait mis en place ou qu’on allait mettre en place dans les innombrables réformes de la PAC allait aboutir à une baisse du nombre d’exploitations. Au contraire, vous prenez l’ensemble des programmes politiques des principaux partis de gouvernement, socialiste, UDF, RPR et FN à l’époque, tout le monde disait qu’il fallait préserver nos exploitations et le modèle français. Lors des élections européennes, personne n’a dit aux Français que les propositions visaient à réduire le nombre d’exploitants, avec la disparition de centaines de milliers d’exploitations en France.
N’y a-t-il pas une inadéquation entre la planification de l’agriculture française ou européenne et les accords de libre-échange et l’OMC ?
M. Pascal Lamy. Certains agriculteurs – et non les agriculteurs : ne nous réfugions pas dans des formules de slogan général et regardons, une fois de plus, les chiffres –, certains agriculteurs, dis-je, vivent mal de leur travail en France et dans d’autres pays. Ce sujet atteste notamment le fait que le système de solidarité mis en place est le prix à payer pour maintenir un modèle agroalimentaire – pas juste « agro- », c’est-à-dire de production avec des exploitations agricoles effectivement de taille en moyenne plus modeste : c’est aussi une diversité de pratiques alimentaires, de goûts différents, puisque l’Europe profite d’une extraordinaire richesse de modèles gastronomiques.
Nous acceptons collectivement, parce que c’est décidé au niveau européen par des instances démocratiques, de compenser par des subventions et par de la protection, qui dans les deux cas sont payées, l’une par le contribuable et l’autre par le consommateur, le maintien de ce modèle. Nous avons décidé collectivement de ne pas nous aligner sur le producteur le plus efficace. J’en suis très content. J’ai dit d’ailleurs dans mes quelques minutes de propos introductifs qu’on ne peut pas prêter au système agroalimentaire les vertus de division internationale du travail qu’on prête aux chaussettes ou aux chemises. Sur ce point, nous sommes, je crois, à peu près sur la même ligne.
Pour autant, je considère, quand je regarde les chiffres, qu’il y a encore trop d’exploitations qui ne sont pas au niveau d’efficience nécessaire et que de toute façon, la démographie européenne étant ce qu’elle est, il va falloir réduire le nombre des exploitations. Ce n’est pas quelque chose qu’on va décider de faire, c’est quelque chose qui va se passer, ne serait-ce que pour des raisons démographiques.
Nous avons décidé de pratiquer ce modèle. Il a fallu plusieurs fois remettre l’ouvrage sur le métier, parce qu’à partir du moment où l’on énonce des principes de l’économie de marché, tout peut devenir compliqué. Il y a des effets induits, il y a des fuites, il y a des effets pas forcément prévus, et il faut néanmoins continuer à le faire, notamment dans la mesure où, et je l’ai dit, il va falloir intégrer bien davantage la dimension environnementale dans la production agricole.
Six millions, c’est encore, à mon avis, un peu trop, et cela touche à l’une des modalités de réforme de la politique agricole récolte à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure, c’est-à-dire la répartition des aides. Elles sont découplées de la production, pour l’essentiel, ce qui est très bien, mais la distribution entre les grandes exploitations qui font des gains de productivité nettement supérieurs aux plus petites exploitations n’est pas la bonne.
Il va falloir cette fois-ci, et j’espère que la Commission le proposera comme elle l’a fait dans les réformes précédentes de la politique agricole commune, plafonner les subventions pour les grandes exploitations. C’est ce qu’il faut faire, c’est ce qu’on a proposé de faire au niveau européen à de nombreuses reprises. Jusqu’à présent, une majorité d’États membres s’y est opposée, au premier rang desquels la République française.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Tout ce que vous avez dit s’entend. Tout peut être débattu en démocratie. Je n’ai aucun problème avec cela, mais au cœur de vos responsabilités, en tant qu’acteur et que spectateur, reconnaissez-vous que jamais il n’a été dit aux électeurs français que les politiques mises en place dans les années 1990, 2000 ou 2010 allaient aboutir, ou devaient aboutir dans votre conception, à une baisse du nombre des exploitations ?
Je ne pense pas être de mauvaise foi en déclarant que ce qui a été dit aux électeurs français était systématiquement l’inverse. Un problème démocratique se pose quand on dit au moment des élections, qu’elles soient européennes ou nationales, que nous proposons une politique économique, commerciale, agricole qui permettra aux agriculteurs de vivre de leurs revenus et qui permettra à la France de nourrir sa population sans baisse du nombre d’exploitations. Une fois plus, vous avez le droit de le dire, ce n’est pas un procès, je m’interroge en tant que représentant du peuple français sur les causes qui ont amené à la perte de souveraineté, et sur le fait qu’on ait dit aux Français de ne pas s’inquiéter sur le maintien du nombre d’exploitations. Aujourd’hui, M. Pascal Lamy, ancien commissaire européen, qui a été directeur général de l’OMC, constate qu’il y a trop d’exploitations.
M. Pascal Lamy. Une nouvelle fois, essayons s’il vous plaît de revenir un peu sur terre. Le nombre d’exploitations n’a rien de sacro-saint. Nulle part il n’est dit ni n’a été accepté par tout le monde qu’il y aurait tant d’exploitations et que, moins que ça, ce serait mal. La baisse du nombre d’exploitations n’est pas forcément un mal. Je rappelle que nous ne vivons plus en économie planifiée, à supposer que ç’ait été le cas à un moment. Quand on a essayé, cette méthode n’a pas fonctionné. Nous sommes dans un système de marché, avec des exploitations bien gérées qui croissent et se développent et d’autres qui sont mal gérées et disparaissent.
Je n’adhère pas du tout à cette fabrication d’un mythe selon lequel il y aurait un bon nombre d’exploitations à un moment et que, moins que ça, ce serait tromper le peuple. Je n’adhère pas du tout à cette manière de raisonner qui n’a rien à voir avec l’économie moderne. L’économie moderne est une économie au sein de laquelle les choses bougent, il y a des plus, il y a des moins, il y a des flexibilités. Tendanciellement, je considère que l’agriculture européenne, les agriculteurs européens en général et les consommateurs européens seraient mieux servis par un système européen dans lequel il y aurait moins de six millions d’exploitations – je n’ai pas de chiffre en tête et ce n’est pas ma responsabilité actuelle ni mon métier actuel de les donner. Pourquoi sanctifier, mythifier tout d’un coup un certain nombre d’exploitations alors qu’il me paraît assez clair qu’il y a trop d’exploitations qui, aujourd’hui, ne sont pas rentables ?
Nous pouvons apporter des nuances, parce que je regarde aussi les statistiques de temps en temps. De nombreuses petites exploitations sont rentables parce qu’elles sont exercées par des gens qui font autre chose. Et là, il y a tout un champ. Généralement, ce n’est pas tellement le cas pour les fabricants de chaussettes ou de chemises. Encore une fois, nous parlons d’une économie qui n’obéit pas forcément aux canons de l’industrie manufacturière ou des services.
Si vous me permettez, je n’achète pas l’idée qu’il y aurait un nombre mythique d’exploitations qu’on aurait offert au peuple et que si ce nombre est inférieur, on trompe le peuple. Je n’avale pas cette manière de raisonner, pardonnez-moi.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai été très attentif à votre exposé liminaire et à vos réponses. Vous estimez qu’il n’y a pas de pertinence de la souveraineté et même de la sécurité à l’échelle française. À partir du moment où la France a une solution sur le marché unique européen, voire le marché unique européen élargi, la situation est réglée. C’est une définition différente de la souveraineté que la nôtre, vous avez le droit de la défendre, mais vous la présentez cela comme quelque chose d’évident, un postulat, sous-entendant que si nous ne sommes pas d’accord avec vous, c’est parce que nous n’avons pas compris.
J’aimerais connaître votre avis sur les modèles de la Suisse ou du Japon, qui ne sont pas des économies arriérées. Nous pouvons considérer qu’ils sont souverainistes. Si vous prenez les sondages, ce n’est pas l’avis majoritaire des Français. Ils préfèrent que ce soit produit en France, avec des Français, sur des exploitations françaises, selon la tradition française, avec la supervision française ; si c’est fait en Pologne ou ailleurs, ils considèrent que cela ne correspond pas à ce qu’ils veulent.
Pourquoi ce postulat consistant à dire que la production issue de n’importe quel pays européen assure la sécurité alimentaire ou la souveraineté alimentaire française, en tout cas telle que la conçoivent les consommateurs ?
M. Pascal Lamy. Je crois avoir dit, et je répète en tant que de besoin, que de mon point de vue, nous avons d’autres problèmes que le problème de la sécurité alimentaire en Europe et en France. Nous avons de vrais problèmes, compliqués, notamment dans le fonctionnement de la filière agroalimentaire. Nous en avons au niveau européen, il va falloir faire une nouvelle réforme, et si l’on doit faire une nouvelle réforme, c’est parce qu’il y a de bonnes raisons de la faire. Et c’est ce qui se fera d’ailleurs. Selon quel dosage ? C’est une autre affaire.
En France, nous rencontrons des problèmes de dégradation de notre compétitivité. Nous faisons moins bien que les autres. Il faut regarder les chiffres et le reconnaître, mais ce n’est pas un problème de sécurité alimentaire, tout simplement. Ce n’est pas le problème principal. Il y a bien d’autres problèmes sur lesquels, à mon avis, il convient de se pencher. Je pars d’un principe, dont je reconnais qu’il est un peu technocratique, selon lequel c’est quand même la qualité du diagnostic qui va décider de la qualité des solutions.
Si vous considérez que le problème de l’agriculture française est lié à la sécurité alimentaire, à mon avis, vous ne posez pas le bon diagnostic et nous ne sommes pas d’accord, ce qui sans doute amènera au fait que nous ne serons pas d’accord sur les solutions.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). En matière de sécurité alimentaire, vous avez répondu assez rapidement aux questions et observations de M. le rapporteur. La sécurité alimentaire, c’est aussi le fait que l’aliment soit sain. Vous l’avez d’ailleurs dit, les contrôles ne sont pas totalement européens. En tout cas, si j’ai bien compris, vous estimez que le fait que les États gardent la compétence du contrôle sur leur territoire représente à vos yeux un problème et qu’il vaudrait mieux que l’Union européenne gère tous les contrôles.
Aujourd’hui, la sécurité n’est pas assurée, même dans votre logique, puisqu’un consommateur français n’a aucune garantie que l’État polonais contrôle correctement la production sur son territoire, et encore moins quand il y a des accords avec l’Ukraine. Les Pays-Bas, qui sont le réceptacle d’un nombre considérable d’importations, on le sait bien, ne contrôlent absolument pas les produits qui arrivent dans leurs ports, et en particulier les produits alimentaires. Un rapport du Sénat indique que la part de produits contrôlés par les importateurs depuis les Pays-Bas est marginale, malgré les fraudes constatées. Donc, il n’y a pas de contrôle de cette sécurité.
La sécurité, ce n’est pas juste avoir un produit sur votre étal, c’est aussi que ce produit soit correct. Je ne vais pas vous parler du scandale de la viande de cheval, qui n’est qu’un des avatars de ce système qui fonctionne peut-être sur le papier avec des chiffres alors que dans la réalité, nous en sommes loin. Des produits phytosanitaires utilisés dans d’autres pays européens ne seraient pas acceptables pour des consommateurs français s’ils en avaient connaissance. On vous a parlé de cet antibiotique utilisé pour la volaille brésilienne, laquelle arrive sur notre territoire sans aucun contrôle, alors que c’est parfaitement interdit, avec des risques de biorésistance. Il n’y a pas de sécurité.
J’ai du mal à comprendre votre concept de sécurité, au-delà du fait qu’on est toujours sûr, plus ou moins, d’avoir quelque chose sur son étal. Sincèrement, vous, à titre individuel ou pour votre famille, si vous aviez le choix entre un poulet de Bresse et un poulet ukrainien ou un poulet brésilien, lequel consommeriez-vous ?
M. Pascal Lamy. Aujourd’hui, il n’y a pas de poulet ukrainien. Comme je l’ai expliqué, la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne posera des problèmes redoutables parce que l’Ukraine est un pays incroyablement puissant sur le plan agricole. Sa surface agricole est d’ailleurs supérieure à celle de la France, qui perdra, le jour où l’Ukraine entrera, son statut de premier producteur européen, en tout cas en surface cultivée.
S’il vous plaît, n’agitons pas le spectre du poulet ukrainien pour l’instant. Ça me paraît un peu contrefait. J’ai très peu de chances de tomber sur un poulet brésilien. Statistiquement, avec le plafond de 4 % sur les produits sensibles, j’ai 2 % de chances de tomber sur un poulet brésilien. Vous conviendrez que ce n’est pas sur cette base que l’on doit bâtir un raisonnement politique sain.
J’ai plus de chances de tomber sur un poulet polonais. Il est soumis aux normes décidées au niveau européen et qui, juridiquement, s’appliquent à toutes les productions européennes. Est-ce que tout cela est parfaitement contrôlé ? Non. Je l’ai dit, j’ai même cité dans ma très courte introduction ce problème comme un problème à considérer. Il y a des « trous dans la raquette » du contrôle. Ces trous se situent probablement, dans certains cas, au niveau douanier, et dans d’autres cas au niveau du contrôle des autorités nationales habilitées à aller visiter les abattoirs, les cantines, la restauration collective et même les supermarchés.
Je ne vois pas pourquoi les autorités de contrôle françaises feraient, par définition, beaucoup mieux que les autres. Les raisons pour lesquelles les contrôles ne sont pas suffisamment effectués s’expliquent par le fait qu’il n’y a pas assez d’argent pour les contrôleurs ou que les méthodes employées ne sont pas les bonnes. Ne transformons pas en problème général un problème d’organisation du contrôle de la qualité sanitaire et phytosanitaire des produits de l’agriculture. Je l’ai dit et je le répète, et je conçois que cela vous chiffonne, l’Union européenne doit dans ce domaine non pas mener les contrôles, mais normer les contrôles, en décidant que les États membres exercent tel contrôle dans tel cas, avec telle méthode, avec telle machine, etc. Si les États membres ne le font pas, si les États membres désobéissent aux décisions qu’ils prennent ensemble au niveau européen, des sanctions doivent être appliquées. Je crois que c’est un champ sur lequel il faut travailler, mais ce n’est pas, de mon point de vue, le problème de la sécurité alimentaire.
Il y a des normes, elles sont généralement plus importantes qu’ailleurs, et permettent que l’on s’intéresse de près aux importations, ce qui est parfaitement normal. Il y a un problème d’organisation des contrôles, je le reconnais, je l’ai dit et je le maintiens.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Cette commission et le fait que l’on soit sous serment offrent parfois l’occasion de tordre le cou aux légendes, qui peuvent être des légendes urbaines.
Il a été dit dans certaines analyses, au moins dans les années 1990, lors des différentes négociations de la Commission européenne et au sein de l’OMC ou dans les accords bilatéraux, que l’agriculture française et l’agriculture européenne en général avaient été sacrifiées pour favoriser les intérêts de la banque ou des assurances françaises. D’ailleurs, le président l’a évoqué, quelques kilos de bœuf valent bien quelques voitures ou autres produits.
Vous avez un peu abordé cet aspect dans une interview où vous parlez de la différence entre la production de produits agricoles et l’agroalimentaire. Vous expliquez que l’enjeu pour un pays comme la France repose davantage sur son industrie agroalimentaire et sa capacité à transformer.
J’imagine, si ce n’est pas dit dans l’interview, que puisque la valeur ajoutée de l’industrie agroalimentaire est supérieure à celle de la production, agricole, la France devrait se spécialiser, ou plutôt d’ailleurs renforcer, d’après ce que j’ai compris, son avantage comparatif dans l’industrie agroalimentaire.
D’une part, est-il vrai, selon votre position d’acteur et d’observateur de premier plan, que l’agriculture française ou européenne au pluriel a pu être sacrifiée à d’autres pans économiques ? Je ne dis pas « intérêts », parce que j’essaie d’être le plus neutre possible. Nous pouvons estimer, selon la théorie des avantages comparatifs, que produire du poulet génère tant de valeur ajoutée pour l’économie française ou européenne, que produire des voitures génère aussi plus de valeur ajoutée, donc autant produire plus de voitures en France que de poulets. Plus on aura de voitures, plus on pourra acheter de poulet, pour faire simple.
Les négociations ont-elles été menées en ce sens, avec les précautions que vous avez précisées ? Ce n’est pas de la caricature. J’essaie de ne pas être caricatural, mais ce n’est pas facile, j’en conviens. A-t-on poussé les secteurs qui pouvaient présenter plus d’avantages économiques absolus pour nos économies par rapport à l’agriculture ou d’autres secteurs d’ailleurs ? Ensuite, si on élargit le raisonnement au secteur agroalimentaire, plus créateur de valeur ajoutée, pensez-vous que l’on pourrait ne plus produire de poulets en France et se concentrer sur la seule transformation ?
M. Pascal Lamy. D’abord, je suis très heureux que vous considériez au sein de cette commission d’enquête qu’il est bon de tordre le cou à un certain nombre de légendes. Vous m’en voyez absolument ravi.
Vous évoquez une de ces nombreuses légendes sur le fait que l’agriculture servirait de variable d’ajustement dans les négociations commerciales. Or les négociations commerciales se font sur la base de mandats. Un négociateur appartient à un système politique qui lui donne un mandat. Le mandat fixe le couloir à l’intérieur duquel il est autorisé à boucler un accord. Il n’y a pas de variable d’ajustement qui sert à nourrir les autres, il y a un équilibre d’ensemble en matière industrielle, en matière agricole, en matière de services. La proportion de concession se détermine politiquement. L’importance du marché européen et les appétits qu’il suscite font que c’est en général une bonne affaire de négocier quand on parle pour l’Union européenne. Si l’agriculture était une variable d’ajustement, il n’y aurait pas 70 milliards d’excédent agricole. Il n’aurait pas augmenté si nous n’avions pas, au fil du temps, davantage ouvert les échanges.
Les échanges sont plus ouverts qu’ils ne l’étaient avant et l’excédent commercial européen est plus important qu’avant. Il y a une relation de cause à effet dans le bon sens, ce n’est pas une coïncidence. Non, il n’y a pas d’agriculture variable d’ajustement, même si je l’ai retrouvé dans la bouche du Président de la République dans son deuxième discours de la Sorbonne. Cette notion de variable d’ajustement, quand vous êtes négociateur commercial, n’existe pas à cause du fait que vous travaillez sous la discipline d’un mandat.
Sur la question de l’agriculture et de l’agroalimentaire, je ne fais pas la différence. Il faut considérer l’ensemble de la filière, qui va de l’exploitation agricole à la transformation, à la distribution et à la consommation. Le consommateur, pour moi, fait partie de la filière.
L’important est la valeur créée par cet ensemble. Ce qui caractérise le profil commercial européen en matière agroalimentaire est précisément le fait qu’il contient une forte valeur ajoutée en raison de notre savoir-faire. Dans un certain nombre de cas, on importe beaucoup pour réexporter des produits auxquels on a ajouté de la valeur.
Cela peut être le cas à l’intérieur d’une exploitation. Je parlais des protéagineux et de l’alimentation animale. Cela peut être le cas dans l’industrie alimentaire, dans le jambon, le saucisson, pour ne pas parler des spiritueux, etc. Demandez aux Italiens pourquoi ils vendent si bien le jambon de Parme. Une très grande partie du jambon de Parme n’a rien à voir avec Parme. C’est simplement qu’à Parme, on sait faire du jambon et que l’on importe de quoi faire du jambon, de l’Union européenne et parfois hors de l’Union européenne.
Économiquement, ce qui compte est effectivement notre performance en matière de valeur ajoutée. Les Américains, par exemple, sont des producteurs de matières premières extrêmement efficaces compte tenu de la taille de leurs exploitations, de leur climat et des généreuses subventions que leur alloue le gouvernement, au grand dépit d’un certain nombre de pays du tiers-monde, qui considèrent par exemple que ces subventions sont totalement excessives parce qu’elles les empêchent de se développer. Nous voyons ici un vrai sujet, si je puis dire, Nord-Sud.
Pour valoriser notre savoir-faire européen, et plus tard les futurs produits qui viendront de la recherche agronomique, je pense qu’il faut la bonne boussole. Ce n’est pas une boussole de volume, c’est une boussole de valeur ajoutée.
M. le président Charles Sitzenstuhl. Monsieur Lamy, je vous remercie pour cette audition extrêmement fournie et intéressante. Il est plaisant de mener une audition où l’intervenant assume ses propos et une ligne politique. Il y avait au moins deux groupes aux antipodes représentés du côté des députés, et chacun aura son appréciation de vos propos.
La séance s’achève à vingt et une heures trente.
Présents. – M. Rodrigo Arenas, Mme Anne-Laure Blin, M. Grégoire de Fournas, M. Charles Fournier, M. Jordan Guitton, Mme Joëlle Mélin, M. Serge Muller, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean‑Philippe Tanguy